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Renaud Chavanne composition de la bande dessinée 1 éditions plg bp 94 - montrouge cedex - france 2010

composition de la bande dessinéestripologie.com/download/eaa485222398e461f01b5b44fea9a3e...La bande dessinée est un art de l’image. Ou plus exactement des images, car il y en a

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  • Renaud Chavanne

    composition de la bande dessinée

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    éditions plgbp 94 - montrouge cedex - france

    2010

  • La bande dessinée est un art de l’image. Ou plus exactement des images, car il y en a toujours plusieurs dans une bande des-sinée. Dès lors qu’il y a une pluralité d’images se pose la ques-tion de leur assemblage. Cette organisation des images les unes avec les autres dans la bande dessinée, on l’appelle trivialement « mise en page ». Nous retiendrons plutôt ici le terme de « com-position » : plus général, il n’impose pas d’emblée la nécessité d’une page. Après tout, on peut très bien dessiner trois images sur le coin d’une nappe. Cela peut déjà faire une bande dessi-née, dont les images s’articulent les unes avec les autres. Mais la nappe n’est pas une page.

    Si les images de la bande dessinée sont organisées les unes avec les autres, si la bande dessinée est composée, c’est qu’elle est aussi un discours. L’exposé d’une pensée au sens large se déroulant au travers une multiplicité de propositions articulées les unes avec les autres. Dans la bande dessinée comme dans la plupart des discours, la façon dont les propositions sont com-binées les unes avec les autres influe directement sur la nature de ce qui est exprimé.

    Comprendre la composition de la bande dessinée, c’est donc comprendre quels y sont les modes d’organisation des images, et dans quelle mesure la variation de ces modalités est suscepti-ble d’altérer la nature de ce qui est exprimé par les images. Tel est le projet à l’origine de ce livre.

    Celui-ci est l’aboutissement de dix années de réflexion sur la composition de la bande dessinée. Soutenu par l’analyse de centaines d’ouvrages, de milliers de bandes, il succède à une première étude, parue en 2005, où ce même projet nous avait menés à une exploration précise de l’œuvre d’un auteur classi-que de la bande dessinée franco-belge : Edgar P. Jacobs.

    L’observation méticuleuse de la composition chez le créateur des Aventures de Blake et Mortimer nous a permis de poser les bases d’un puissant outillage conceptuel, susceptible d’expli-quer, de commenter et de comprendre la plupart des bandes dessinées, qu’elles aient été créées en Europe, aux Amériques ou en Asie, au crépuscule du XIXe siècle ou à l’aube du troi-sième millénaire. Construit grâce aux fondations laissées par nos prédécesseurs, desquelles nous avons ôté ce qui ne nous

    INTRODUCTION

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    introduction

    semblait pas assez solide, le soubassement de l’édifice était pro-metteur.

    Prometteur, peut-être, mais encore trop près du sol pour que sa portée soit bien perçue. Rasant la terre et manquant d’éléva-tion, les murs n’offraient pas une vision assez précise du plan d’ensemble. À ce titre, les doutes du critique portugais Pedro Moura sont exemplaires : « L’application de l’analyse et des ins-truments développés [dans Edgar P. Jacobs et le Secret de l’Explo-sion] peut s’avérer relativement difficile pour des auteurs qui travaillent déjà dans une phase ultérieure, écrivait-il en 200. Chavanne propose, certes timidement, quelques exemples de modèles semblables à ceux de Jacobs trouvés chez d’autres auteurs, plus modernes et de différentes origines géographi-ques et narratives. Mais seul un examen tout aussi minutieux de ces auteurs, suivant le chemin de Chavanne, permettrait de confirmer cette hypothèse. »

    Indéniablement, les quelques exemples présentés à la fin de l’étude consacrée à Jacobs ne pouvaient contenter le lecteur exigeant. Ils appelaient la démonstration de l’étendue de leur efficience (nous ne parlerons pas d’universalité, ou de systéma-tisme, tant ces notions nous semblent peu adaptées, voire vai-nes lorsqu’on s’attache à une discipline artistique).

    Ce livre est le résultat de cette généralisation. Affinant et détaillant les formes de la composition de la bande dessinée, nous nous sommes efforcés de multiplier les exemples, de solli-citer des œuvres diverses, de ne négliger ni les auteurs de grande notoriété, ni ceux travaillant pour un cercle plus restreint. Nous avons cherché, à la mesure de nos moyens, des exemples sur tous les continents, traversant un siècle entier.

    On trouvera donc dans les pages qui suivent l’exposé des règles et des principes utilisés en bande dessinée pour organiser les images entre elles. On verra encore comment ces principes

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    introduction

    peuvent être modulés les uns avec les autres, ces combinaisons permettant d’ouvrir de nouveaux champs d’expressivité. On observera enfin comment, dans leurs recherches incessantes, les artistes subvertissent les propres règles qui régissent leur disci-pline quand ils estiment qu’elles se sclérosent et qu’il faut pour-suivre au-delà.

    Et puisque nous nous sommes imposés de ne jamais nous éloigner de la bande dessinée, c’est-à-dire de ne pas nous avan-cer sur un terrain aride et théorique en oubliant derrière nous les œuvres, commençons par suivre ici même cette résolution.

    En 200, les éditions Delcourt ont publié un petit opus inti-tulé Pourquoi j’aime la bande dessinée, ouvrage s’inscrivant dans la lignée de ces livres, tel Jeux d’influences édité par PLG en 2001, interrogeant plusieurs dessinateurs sur les motivations qui ont pu les conduire à la pratique de leur art. Due à Andreas, l’une des contributions, que nous reproduisons ci-contre, peut donner de la consistance à notre propos. Le dessinateur répond à la question qui lui est posée au travers d’une bande dessinée, structurée en deux bandes, occupées respectivement par trois et cinq cases. Ces cases ne sont pas le lieu de l’élaboration d’un récit, mais celui du déploiement d’un discours associant une succession des représentations, dont la dernière est précisément le schéma d’une bande dessinée. Elle est schématique, car n’est tracé que le contour des cases se détachant sur fond noir. Les cases sont vides. « Ce qui importe, nous dit ici Andreas, ce que j’aime dans la bande dessinée, c’est le fait d’associer des images les unes avec les autres. » Et l’association, la disposition des ima-ges entre elles prime sur la nature même de ces images. Il est possible de parler des schémas d’organisation en tant que tels.

    À l’exception de la troisième case – portrait en pied d’un artiste en pied, vu au travers d’une fenêtre (nous reviendrons souvent sur la question des fenêtres tout au long de ce livre),

    courant ou dansant devant une forme abstraite, tenant en mains crayons et pinceaux, mais aussi équerre –, à l’exception donc de cette case, toutes les autres montrent des formes géo-métriques, ainsi mises en rapport avec le tracé final des cases d’une bande dessinée. Que sont ces formes géométriques ? Le plan d’une ville portuaire d’abord, peut-être américaine, avec la grille de ses rues, et l’avancée de ses quais. Puis un aligne-ment d’immeubles. Puis le fragment du plan de l’intérieur d’un bâtiment. Puis le dessin d’une partie d’un tapis, dont on sait que les motifs traditionnels pouvaient représenter le monde, des jardins, etc. Puis encore la représentation d’une de ces peti-tes boîtes pleines de compartiments, que l’on achetait dans les marchés aux puces. On accrochait ces boîtes à un mur et on y rangeait bibelots et souvenirs. Qui se souvient encore que ces boîtes étaient, avant d’être vendues chez les brocanteurs, des casses, c’est-à-dire les rangements où l’on plaçait les lettres de plomb assemblées ensuite par les typographes dans les impri-meries ? Enfin, l’avant-dernière case montre les touches d’une calculette. Que nous explique donc Andreas avec cette succes-sion d’images ?

    Les chiffres de la machine à calculer sont des items dont la manipulation permet l’émergence d’une représentation mathé-matique du monde. Le choix des bibelots permet de recons-truire l’intimité de leur propriétaire, son monde à lui. Le tapis est un plan, comme celui de l’appartement ou la carte de la ville : tous exposent quelque chose du monde au moyen d’un groupe d’objets hétérogènes rendu cohérent par leur assem-blage, par leur organisation. La bande dessinée est au bout de cette série ; elle aussi permet de construire une représentation du monde à partir de l’organisation de fragments cohérents. Et cette représentation est due autant à l’assemblage des frag-ments, c’est-à-dire des images, qu’aux images elles-mêmes.

  • Plutôt que de partir tout de go dans l’examen des règles et des principes de composition, il nous a paru judicieux de nous attarder d’abord sur quelques termes que nous emploie-rons fréquemment. En éclaircissant d’abord ces notions, nous faciliterons la lecture des chapitres suivants, mais nous nous exercerons aussi à une petite gymnastique oculaire, à un entraî-nement cérébral dont la vocation sera de fluidifier et de dyna-miser l’aperception des pages qui suivront.

    Composition, espace et zone de composition

    Une bande dessinée est une œuvre constituée de multiples ima-ges, généralement encadrées et séparées les unes des autres par une zone de couleur unie (blanc, noir, etc.) que l’on appelle la gouttière. Ces images sont intelligemment posées les unes avec les autres. Nous appelons composition l’ensemble des moyens et des usages qui régissent la façon dont ces images sont posées les unes avec les autres.

    On utilise généralement l’expression de « mise en page » pour qualifier ces moyens et ces usages, mais le terme est mal choisi pour une raison simple : il fixe l’attention sur la page, alors qu’elle est loin d’être une unité systématiquement perti-nente dans la bande dessinée. Ainsi, par exemple, de nombreu-ses bandes dessinées ont été créées bande par bande ; ce sont les strips, très connus de l’autre côté de l’Atlantique, mais qui ont été également pratiqués largement sur cette rive-ci.

    Nous avons constaté combien, en fixant l’attention sur la page, on se détourne d’autres surfaces tout aussi importantes. Pour éviter ce travers, nous préférons laisser pour le moment à l’écart la notion de mise en page et lui substituer celle de composition. Toute composition, c’est-à-dire tout assemblage de cases et d’images, s’effectue sur un espace donné que l’on appellera simplement espace de composition. Lorsque cet espace recouvre toute la surface impartie à la bande dessinée, on parlera de zone de composition. Il arrive fréquemment que la zone de composition corresponde à la page, éventuellement diminuée de ses marges, mais c’est loin d’être toujours le cas. On distingue parfois, au sein de la zone de composition, des

    Avant-propos

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    avant-propos

    Illustration 1. Le Canard Enchaîné, 14 mars 2007, (à gauche) ; L’Écho de Savanes, n°4, 1973, (en bas) ; The Wheeling Register, 1er janvier 1911, (à droite)

    La bande de Cabu, en bas à droite de la page de l’hebdomadaire satirique, tout comme les trois séquences de quatre cases de MarCel Gotlib, ou encore les huit cases de Winsor MCCay, montrent que rien ne lie irrémédiablement la bande dessinée et la page. Qu’elles soient logées au sein d’une page qui accueille des textes et des images dus à d’autres auteurs, comme dans le cas Wheeling Re-gister ou du Canard Enchaîné, ou qu’elles appartiennent à un ensemble réalisé par la même personne, ces bandes dessinées n’ont pas été conçues pour occuper toute la page. Et quand bien même elles seraient fort brèves, se résumeraient à quelques cases, elles font preuve d’une intelligence et d’une intention dans leur construction. La régularité que Gotlib et MCCay ont choisi de donner à leurs cases, la construction allongée (les quatre vignettes se succédant les unes à droite des autres) ou en carré, est aussi pertinente et signifiante que l’assemblage complexe voulu par Cabu, qui relève du type 1/2/1/2/2/1 comme nous le verrons plus tard. Les choix de composition s’exercent dans la bande dessinée, que l’œuvre occupe la surface entière du papier ou non. Dès lors, la focalisation sur la page appa-raît comme un tropisme, une détermina-tion culturelle susceptible de dissimuler d’autres réalités.

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    avant-propos

    sous-ensembles qui forment eux-mêmes des espaces de compo-sition, c’est-à-dire qui déterminent chacun une aire où s’orga-nisent localement et spécifiquement les images et les cases.

    Les principes qui régissent la composition des bandes dessi-nées sont encore très mal connus. Des lecteurs, certes. Mais il semble aussi que de nombreux dessinateurs pratiquent la com-position en tâtonnant. Les uns lisent les œuvres, parfois fort complexes, que d’autres créent, sans qu’une exploration métho-dique et solide des usages en vigueur dans la pratique de la bande dessinée n’ait encore été faite. D’ailleurs, l’apprentissage de la lecture de la bande dessinée se fait sur le tas. Sans diffi-culté insurmontable, il faut le constater. Pourtant, cela ne cesse pas de surprendre lorsque l’on veut bien se faire cette réflexion que la lecture de la bande dessinée n’est pas assimilable à celle d’un texte, ni à l’observation d’une image, ni encore à la lecture d’une affiche. En réalité, la notion même de « lecture » méri-terait d’être affermie : face à une bande dessinée, lisons-nous réellement comme nous lisons un roman, un article de presse ? Mais laissons là cette question plus fondamentale.

    Si la lecture est aisée et ne rencontre pas d’obstacle infran-chissable, c’est que l’écriture est juste et fluide. À l’inverse, une composition maladroite peut entraîner des allers et retours, des difficultés de compréhension, voire des erreurs. L’apprentissage de la création d’une bande dessinée se fait aussi à l’usage, de façon très largement empirique. Quelques écoles existent cer-tainement, de même que les ateliers (collectifs ou autour d’un maître) jouent également un rôle dans la transmission des savoirs et des traditions. Mais il est aujourd’hui impossible de considérer, en Europe tout du moins, que la plupart des dessi-nateurs de bande dessinée ont profité de l’une ou de l’autre de ces structures. De nombreux manuels se fixant pour objectif d’initier le néophyte à la création de bandes dessinées ont été

    publiés en France ; mais là encore, on peut s’interroger sur l’im-portance de l’impact de ces ouvrages sur les créateurs. De plus, la question de la composition est généralement peu développée, insuffisamment pour couvrir le large champ des pratiques.

    Pourtant, depuis maintenant deux décennies, on cherche à formaliser les règles de la composition de la bande dessinée. Mais les quelques études importantes qui se sont penchées spé-cifiquement sur cette probématique se comptent sur les doigts de la main. C’est pourquoi il nous a semblé qu’un ouvrage s’ar-rêtant sur ces questions pourrait avoir son utilité.

    Matrice

    Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le des-sinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nom-bre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page ? de quelles dimensions ? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée ?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions ?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe ? variable ?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante ?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre.

    L’existence d’une matrice pour chaque œuvre n’est pas sur-prenante, tant le phénomène est connu depuis fort longtemps

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    avant-propos

    On peut décrire ainsi les règles de composition, c’est-à-dire la matrice de cette œuvre de cinquante et une page : les dimensions des cases y sont très élastiques, changeant dans des propor-tions importantes. Les vignettes s’étirent tout à la fois en hauteur et en largeur. En largeur : on trouve de nombreuses bandes qui ne sont occupées que par une seule vignette, tandis qu’à l’inverse, d’autres accueillent jusqu’à six cases. Cependant, le nombre est généralement peu élevé, ce qui permet de leur conser-ver une surface ample. En hauteur, la variation de dimension des cases entraîne une fluctuation similaire des bandes ; sur une page, on peut en trouver entre deux et six, soit un écart relativement important. De plus, toutes les bandes d’une même page peuvent ne pas avoir la même hauteur, et deux pages portant le même nombre de strips peuvent voir les dimensions de leurs bandes varier. Toutefois, chaque bande reste homogène

    en hauteur, c’est-à-dire que l’on ne trouve pas, sur une même bande, deux cases de hauteur différente, pas plus qu’il n’arrive qu’une même vignette puisse voir sa hauteur (ou sa largeur) varier. Les cases sont séparées par une gouttière blanche, d’épaisseur invariable tant entre deux cases placées sur une même bande qu’entre deux autres placées sur deux strips successifs. Les marges sont constantes, blanches, et les cases n’y débordent pas. Aucun contour ne vient cerner les vignettes.Plus succinctement et plus technique-ment, on peut qualifier ainsi la matrice adoptée par breCCia : zone de composition rectangulaire et verticale, hébergeant plusieurs bandes ; variation de la largeur et du nombre des cases sur la bande, variation de la hauteur et du nombre des bandes sur la page ; homogénéité de chaque bande ; pas de fragmentation ; gouttière invariable. Ce type de composi-tion est dit « rhétorique ».

    Voici comment on peut décrire la matrice des bandes quotidiennes de sChulz : zone de composition rectangulaire horizontale, hébergeant une bande unique de quatre cases, lesquelles adoptent une taille inva-riablement similaire ; gouttière de largeur

    fixe. Il s’agit d’un mode de composition appelé « régulier ». On peut noter un léger changement dans la hauteur des cases, qui gagnent quelques millimètres avec le temps, et voient donc leur forme se rapprocher du carré.

    Illustration 2. Rapport sur les aveugles, Alberto brecciA sur un texte d’ernesto sábAto, 1991, pages 21 (à gauche) et 43 (à droite)

    Illustration 3. The Peanuts, chArles schulz, 1950 (en haut) et 1958 (en bas)

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    avant-propos

    dès qu’il s’agit de concevoir un livre, une revue, un journal et, de manière générale, toute chose écrite ou dessinée par une per-sonne avec l’intention que cette chose puisse être vue et lue ultérieurement par quelqu’un. Ainsi, par exemple, lorsque nous écrivons une longue lettre à un ami ou à un parent, tâchons-nous de respecter le plus souvent une certaine régularité dans nos choix de composition. Nous évitons de changer de stylo, de couleur, nous tâchons d’utiliser des feuillets de même taille, nous respectons sensiblement les mêmes marges, plaçons éven-tuellement un numéro de page toujours au même endroit, etc. Ces règles que nous nous fixons sans même y prendre garde visent à la fois à faciliter la création du document et son appré-hension par le lecteur.

    Dans les journaux, ces règles peuvent être excessivement complexes. Elles sont créées par des spécialistes chevronnés, après des mois de travail, et nécessitent ensuite d’être assimilées

    par les équipes qui « montent » chaque numéro du journal. Ces matrices, ou gabarits, ont, entre autres, cette conséquence tout à fait remarquable de permettre à un journal de changer de forme à chacune de ces parutions sans pour autant perdre

    Dans un supplément daté de 2002, le quotidien Le Monde donnait quelques clés à ses lecteurs permettant de com-prendre les rouages du journal. Un cha-pitre, intitulé « L’architecture du Monde », vulgarisait pour les lecteurs du journal quelques-unes des règles régissant sa composition. En voici des extraits :« La présentation du Monde […] s’appuie sur une maquette maîtrisée, simple, bâtie en fonction d’un système graphique et typographique unique, cohérent et constant. Son ambition formelle est le maintien d’une identité aisément reconnaissable.[…] La maquette se veut classique et rythmée. […] Le format est berlinois. La structure de la maquette est horizontale. Les filets sont horizontaux. Les pages d’actualité sont bâties sur deux ou trois niveaux superposés. Les pages sont conçues de façon à paraître indifférem-ment en recto ou en verso.La grille de base comprend six colonnes. Les articles (à l’exception du format do-cument) ne dérogent à cette norme, en paraissant sur une fausse justification, que dans le ventre des pages.[…] Chaque page offre deux niveaux de lecture : le premier permet de “pico-rer” parmi titres, chapeaux, fenêtres, légendes, accroches, graphiques,

    etc. ; le second correspond à la lecture proprement dite des articles. Afin de satisfaire ces deux lectures, toutes les pages d’actualités offrent des entrées multiples.[…] Le travail visuel sur les pages vise à maintenir “l’allure” de la maquette, sa structure horizontale et ses proportions apaisées. Cet objectif est atteint par l’emploi exclusif des outils graphiques mis à la disposition de la rédaction et par la soumission à un ensemble d’obligations. »

    Illustration 4. Le Style du Monde, « Essais de une », 2002

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    avant-propos

    cette particularité qui le rend reconnaissable du premier coup d’œil par un lecteur averti. Dans une certaine mesure, il en va de même pour la bande dessinée, et certains artistes sont recon-naissables à la disposition des cases sur la page.

    Parcours de lecture

    Il y a un parcours de lecture dans une bande dessinée, de même qu’il y en a un dans un texte. Une approche de « picoreur » est certes possible, qui consiste à glaner de-ci de-là un mot, une portion de phrase, un signe de ponctuation qui se distinguent pour une raison ou une autre de la masse grise du texte. Il n’en reste pas moins que la lecture proprement dite, celle susceptible de faire émerger le sens complexe de la chose écrite, suppose dans nos langues que l’on commence au début du texte (géné-ralement en haut à gauche), et que l’on parcoure les mots les uns après les autres, en tenant compte d’un placement ordonné des lettres, les unes à droite des autres, et ceci tout au long de la ligne. Des relations entre des lettres, entre des mots, entre des fragments de texte qui ne se succèdent pas linéairement peuvent bien entendu apparaître ; mais il faut admettre que la lecture du texte selon le parcours que nous venons de décrire grossièrement est un préalable presque toujours indispensable.

    Il en va de même pour la bande dessinée. Dans une bande de trois cases, quand bien même peuvent exister des relations productrices de sens ou d’expressivité entre la première et la dernière vignette, il faut convenir que dans l’immense majo-rité des cas, l’intelligence de la séquence nécessite une lecture débutant à la première case, la plus à gauche, poursuivant dans la vignette centrale avant de s’achever sans la case placée à l’ex-trême droite.

    La notion de parcours de lecture est d’une terrible ambiguïté. L’énoncé du paragraphe précédent peut en effet paraître d’une telle trivialité qu’il semble légitime de s’enquérir de son uti-lité. Mais en réalité, la question du parcours de lecture s’avère d’une complexité parfois redoutable, masquée par des pratiques inconscientes de lecteur, et peut-être même de dessinateur. La familiarité ancienne et répétée avec les bandes dessinées ne nous permet plus d’observer à quel point peuvent être entremêlées les circonvolutions que nous sommes susceptibles de tracer de nos yeux sur la page en suivant le chemin des images.

    Pour reprendre conscience de la complexité possible de ce parcours de lecture, nous pourrions faire étalage de tentatives ratées, de compositions maladroites, desquelles résultent des lectures inappropriées, voire insensées. Mais cette preuve par l’absurde ne serait guère élégante, et conduirait injustement au pilori des œuvres par ailleurs méritantes.

    Procédons donc de manière plus positive. Emportons notre lecteur en dehors des sentes sur lesquelles son œil court par habitude : qu’il considère l’illustration 204 de la page 190 avant de revenir ici et de poursuivre au paragraphe suivant.

    Lecteur, tu conviens à présent que ce saut dans la trajectoire que suit ton regard lorsque tu lis ce livre est profitable, car il t’a permis d’observer une composition complexe, dont nous allons pouvoir disserter. Tu devines peut-être (tu le compren-dras mieux quand tu auras lu toutes les pages entre la présente et la 190) que cet extrait a toute sa place là-bas mieux qu’ici. Pourtant, tout en admettant le bien-fondé de cette gymnasti-que de lecture, tu sais aussi que ton œil doit suivre le chemin du livre, et que s’il n’était que sauts d’une page à une autre, en avant, en arrière, il deviendrait vite lassant.

    Revenons à présent à cette composition complexe de l’illus-tration 204 : dans quel ordre, selon quel parcours faut-il lire les

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    avant-propos

    cases pour que le sens émerge ? D’autres parcours sont-ils pos-sibles ? Pourquoi empruntons-nous cette trajectoire de lecture plutôt qu’une autre ? Sont-ce des signes, des index, des guides laissés par l’artiste qui nous entraînent de la sorte ? Ou existe-t-il des règles structurant la lecture qui nous engagent sur les mêmes chemins lorsque nous rencontrons les mêmes agence-ments de vignettes ? Le cas échéant, comment se formulent ces règles ? La coïncidence des exemples ci-contre et des questions qui précèdent montrent bien à quel point la question du par-cours de lecture est ardue mais aussi prometteuse.

    Le parcours de lecture est l’une des réponses possibles à la question « comment lisons-nous une bande dessinée ? ». Ceci du point de vue du lecteur. Pour l’artiste, le parcours de lecture résulte du problème suivant : « comment mon lecteur devra-t-il passer de case en case, pourquoi emprunter tel chemin de lecture plutôt qu’un autre, autrement dit, quelles différences de perception et d’intelligence entraîne un parcours ou un autre ? ». Il existe en effet deux parcours de lecture : celui que construit le dessinateur et celui que suit le lecteur. S’ils ont souvent voca-tion à se confondre, tel n’est pas toujours le cas. En outre, il fau-drait distinguer, pour mieux les articuler, le parcours de lecture au sein de la case, c’est-à-dire au cœur même de l’image, et celui qui articule les cases, c’est-à-dire les images entre elles.

    La question du parcours de lecture est l’un des aspects pas-sionnant de la bande dessinée, l’une de ses facettes primordia-les, primitives et souterraines.

    Ce parcours doit s’entendre de plusieurs manières. D’abord, il correspond aux infimes déplacements de l’œil sur l’image ou sur les images. Ce sont des mouvements de pendule, oscillant selon des principes que nous ne maîtrisons que fort mal, entre des tâches de couleur ou de lumière (magnétismes des zones contrastées ou éclatantes), des guides symboliques (l’orientation

    du regard des personnages, la direction des corps, des bras, des mains), des lignes de forces (une perspective un peu appuyée, le glissement d’un trait incliné), des équilibres de masses (le vide contre le plein). La compréhension du déplacement de l’œil sur une image n’est pas un problème propre à la bande dessinée.

    Ce qui l’est plus, en revanche, c’est le problème du parcours de lecture entre les images, entre les cases. Cette trajectoire orga-nise de manière plus ou moins conventionnelle le passage d’une image à une autre. Il est difficile d’en dire beaucoup plus dans cet avant-propos, mais on peut d’ores et déjà avancer qu’il s’agit vraisemblablement d’une question que la bande dessinée porte plus que tout autre art. Une question peut-être très ancienne.

    Parmi les règles conventionnelles qui régissent le passage d’une image à une autre et que tous les lecteurs de bandes des-sinées respectent sans jamais les avoir formulées, il en est de fortes, de puissantes, et de faibles, mécaniques, peu porteuses de sens, et notamment le retour vers la bande suivante.

    Ce léger déplacement des yeux, qui nous fait revenir vers la gauche en descendant d’un rang, est rapide, fugace ; c’est un survol. Il n’a pas pour objet de nous laisser observer ce par-des-sus quoi nous passons, même s’il ne nous est pas possible de ne pas apercevoir quelque chose. En allant vers la bande suivante dans une œuvre qui en compte plusieurs sur la zone de com-position, nous pouvons traverser des cases que nous n’avons pas encore vues et que nous lirons un peu plus tard, mais aussi repasser par-dessus des vignettes que nous avons déjà lues. S’il n’était pas rapide, mais au contraire posé et attentif, ce mouve-ment pourrait produire du non-sens, il entraverait la lecture.

    Les règles fortes et puissantes, celles qui sont déterminantes pour la lecture, ce sont celles qui organisent la lecture au sein même de la bande. Elles paraissent simples quand les cases s’en-chaînent les unes à droite des autres ; elles peuvent apparaître

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    avant-propos

    Associé à l’illustration 5a, le schéma ci-dessus à droite a pour objectif de mettre en évidence les trois grandes modalités de déplacement du regard sur une bande dessinée, et en conséquence les trois catégories du parcours de lecture.

    La première n’est pas spécifique à la bande dessinée, puisqu’elle est interne à l’image. Face au dessin qui occupe la première case, le regard peut être englobant et fugace avant de se précipiter vers la vignette suivante.

    C’est peut-être ainsi que procèdent les enfants, qui sont parfois capables de lire les bandes dessinées à une vitesse sidérante. Mais il peut aussi prendre le temps, observer les détails, s’attarder sur la scène. Dès lors, de nombreuses questions se posent : l’attention du lecteur va-t-elle se focaliser sur certains endroits de l’image ? Va-t-elle parcourir rigoureusement chaque centimètre carré de la surface de l’image, de manière à finalement la couvrir dans son intégra-lité ? Ou va-t-elle osciller aléatoirement de part et d’autre ? On peut avancer que l’intention du dessinateur et la manière dont il va mettre en œuvre cette volonté vont déterminer pour une large part le comportement et le regard du lecteur. Dans l’exemple ci-contre, l’analyse de la première case [A] montre de nombreux signes qui ramènent l’œil du lecteur

    sur le gros soldat au premier plan (il est gros, car il représente le régiment tout entier). Le creux du vallon, les grandes traînées du ciel, la perspective des cibles : tout conduit au tireur couché. Sur lui se concentre l’attention, se focalise le regard. Signalons que le bâton portant la marque 5 est de mauvais augure : il instaure une séparation radicale entre le tireur et son objectif. Des observations similaires peuvent être faites pour les autres cases de cette courte séquence, la partie [B] du schéma s’attachant notamment à troisième case.Le mouvement de l’œil de la gauche vers la droite, pour passer de la première vi-gnette à la seconde, ou de la troisième à la quatrième est la seconde modalité du déplacement du regard dans une bande dessinée. Ce mouvement latéral, qui rappelle fortement celui à l’œuvre lors de la lecture d’un texte, est indispensable pour articuler les propositions successi-ves du discours et faire émerger le sens de l’ensemble. La clé de ce mouvement horizontal ne réside pas, en réalité, dans ce long déplacement transversal, mais dans le passage d’une vignette à l’autre, marqué dans le schéma ci-contre par la partie plus sombre de la flèche. Pour le dire autrement, l’élément crucial de ce mouvement réside dans le passage du bord droit de la première case au bord gauche de la suivante ; qu’importe, en définitive, que le déplacement qui conduit à ce franchissement (et qui le prolonge) soit linéaire et horizontal ou non. La représentation de ce mouvement par une flèche horizontale est une commodité.Le dernier type de mouvement que

    A

    B

    L’Association a proposé en 2006 une réédition de Sergent Laterreur, une bande dessinée parue dans Pilote entre 1971 et 1972. L’extrait présenté ci-dessus fait malheureusement le sacrifice des très belles couleurs éclatantes, vertes (le sol), bleues (le ciel), marron gris (les deux soldats) orange et mauve (les bulles et le texte), bien dans l’air du temps de ces années soixante-dix. Ces deux bandes sont les deux premières de la planche 21A, qui en compte trois.

    Illustration 5a. Sergent Laterreur, touïs, scénario de FrydmAn, 1971

    Illustration 5b. Les 3 modalités du déplacement du regard sur une bande dessinée

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    avant-propos

    subtiles et sophistiquées, comme dans l’exemple de la composi-tion complexe de l’illustration 204.

    La virtuosité de l’artiste de bande dessinée pourra entre autres s’affirmer par l’emprise redoutable qu’il exercera sur l’œil du lecteur en alliant la maîtrise des règles qui régissent le pas-sage d’une case à une autre, et la connaissance des principes qui organisent le déplacement de l’œil au sein de chaque image. Il arrive que des artistes parviennent à se saisir du regard du lecteur pour l’amener à de folles circonvolutions ; cette poigne terrible, qui doit s’exercer de telle sorte que le lecteur ne s’aper-

    Le mouvement de l’œil qui revient se caler au début de la bande suivante suppose un dépla-cement rapide, fugace, survolant les images sans s’y attarder. Ce constat n’est cependant pas une nécessité impérative, et un dessinateur comme ben KatChor a montré dans des compositions très efficaces qu’il était possible de faire de cette trajectoire de retour en arrière et de glissement vers le bas un parcours de lecture tout aussi signifiant que celui qui permet de passer de case en case, sur la même bande.On voit ici comme deux des coins de la grande vignette centrale pointent en haut à droite vers la troisième case de la première bande et, en bas à gauche, vers la première de la bande suivante. Ces deux vignettes montrent deux représentations de l’orateur, tournées l’une vers l’autre (la ligne droite que l’on peut tracer entre les yeux des deux figures dessi-nées, ou ligne des regards, est très explicite), et encadrant la grande vignette centrale.De fait, celle-ci doit bien être lue au moment du passage entre la première et la seconde bande ; elle assure une liaison sémantiquement indispensable.

    l’œil est susceptible d’opérer sur une bande dessinée est le retour en arrière pour venir se placer au début de la bande suivante. Ce mouvement n’a pas le même poids que les deux précédents. Non seulement il n’a pas pour fin l’émergence du sens grâce à l’articulation des images, ou grâce à l’organisation de l’image elle-même, mais il se doit d’être assez léger, rapide et fugace pour ne pas laisser la place à l’observation durant le déplacement de l’œil. En effet, lorsqu’il revient vers la droite en descendant pour venir se caler au démarrage de la bande suivante, l’œil ne procède pas à une focalisation sur la gouttière, à une concentration sur le vide de l’intercase (qui n’est d’ailleurs pas toujours vide). Non, il survole les vignettes qui se trouvent sur son trajet et qui sont soit des cases déjà parcourues, soit des cases qui n’ont pas encore été lues. Dans un cas comme dans l’autre,

    une focalisation de l’attention sur ces cases, alors même qu’elles sont traver-sées à rebours de l’ordre prévu pour leur enchaînement, ne pourrait qu’entraîner une perturbation du sens. La flèche floue en gris alterné qui représente ce mouvement sur le schéma le montre bien. Si le lecteur conférait à son regard une même intensité lorsqu’il suit cette trajectoire, il lui faudrait décoder et interpréter les scènes figurant succes-sivement dans les vignettes 2, puis 1 et 4, et enfin 3. Une telle lecture ne permet pas l’émergence du sens. De surcroît, elle est redondante avec les lectures successives des premières et secondes bandes (cases 1 et 2 puis 3 et 4). Le regard qui accompagne ce mouvement est brumeux : il perçoit, car il ne peut pas faire autrement, mais doit s’attacher à ne le faire que confusément. Il doit deviner plutôt que distinguer.

    Illustration 6. Le Juif de New York, ben KAtchor, 1998

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    avant-propos

    [Planche 29, bandes 1 et 2] Quels que soient la hauteur du strip et l’as-pect vertical ou horizontal des vignettes, la définition de la bande comme succession de cases placées les unes à droite des autres ne pose guère de problème.

    [Page 161, bande 2] Dans cette bande de cinq cases, construite sur un modèle bien connu que nous avons mis en évidence dans l’œuvre de JaCobs, la lecture se fait en glissant de la première case en haut à gauche (visage grave) à celle placée immédiatement dessous (sourire), avant seulement de se décaler vers la droite dans la grande case verticale (rire franc). De même, le passage entre les deux dernières vignettes se fait verticalement, de haut en bas.Il faut comprendre de l’observation du parcours de lecture que cette micro-séquence de cinq cases composant une bande ne peut plus être assimilée à une succession horizontale de vignettes. À deux reprises, l’enchaînement des cases est dicté par un principe vertical (entre la première et la seconde case, de même qu’entre la quatrième et la cinquième), c’est-à-dire que c’est au niveau des bordures inférieure et supérieure des deux vignettes adjacentes que se fait le passage de l’une à l’autre. Dans cet exemple, les successions ver-ticales sont aussi nombreuses que les enchaînements horizontaux (entre la deuxième et la troisième case, puis entre la troisième et la quatrième). Dès lors, la simple définition de la bande comme une succession de cases placées les unes à droite des autres ne suffit plus pour qualifier la composition en question, et deux alternatives se présentent : soit cette séquence n’est pas une bande, soit il convient de revoir la définition de la bande. La première option ne nous semble pas pertinente en raison de la constatation suivante : des constructions de ce type apparaissent dans des œuvres où la zone de composition est systématiquement constituée du même nombre de bandes, par exemple chez JaCobs. Cela étant, l’identification visuelle de la bande est immédiate et peu sujette à discussion. Il est donc nécessaire d’affiner la définition de la bande (du strip), de sorte qu’elle soit en mesure de couvrir les phénomènes de composition comme celui-ci.

    Illustration 7. Les Enquêtes de Sam Pezzo, Vittorio GiArdino, 1981

    Illustration 9. Nouvelles de littérature japonaise, ryoichi iKeGAmi, 1996

    Illustration 8. Virginie, tendre banlieue, tito, 1983[Planche 17, bandes 2 et 3] Le changement de hauteur des cases au sein d’une même bande ne nécessite pas une modification de la définition de la bande : la succession des vignettes de gauche à droite est toujours avérée. La variation de hauteur permet d’ajuster la surface de la case aux besoins de la représentation. Ici, des adolescents font connaissance ; la grande vignette (dont l’élongation entraîne une modification des cases de la bande inférieure) permet de montrer tous les protagonistes avant la présentation des uns et des autres. La variation de la hauteur des cases provoque un changement remarquable : la modification de la forme canonique de la case. En effet, la seconde vignette de la dernière bande n’est plus rectangulaire. L’altération de la forme est ici particulièrement pertinente, car elle résonne avec le des-sin : l’angle droit formé par le cadre, en haut à gauche de la case, et qui pointe vers l’intérieur de la vignette, répond au tracé formé par la tête, le cou et l’épaule du garçon. Ce tracé, et ce n’est pas un hasard, conduit la figure de ce jeune homme à se superposer et à outrepasser le cadre de la vignette, et donc à s’y substituer.

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    avant-propos

    çoive même pas qu’on lui a saisi le coude pour le conduire, autorise alors le dessinateur à mener son captif par des chemins qu’on n’emprunte que rarement.

    Bande

    La bande, ou le strip (les deux termes sont synonymes) est un espace de composition primordial, au sein duquel s’organise principalement le parcours de lecture.

    La bande se définit selon deux ordres. Le plus simple consiste à observer la succession des vignettes placées les unes à côté des autres. Toutes les vignettes qui se succèdent horizontalement sont regroupées dans une même bande, un même strip.

    Cette définition s’avère fort efficace pour de nombreuses œuvres dans lesquelles la hauteur des vignettes ne varie pas (tou-tes les bandes ont la même hauteur), ou, en tout cas, pas entre les vignettes placées les unes à côté des autres (toutes vignettes au sein de la bande ont la même hauteur, mais les vignettes peuvent changer de hauteur d’une bande à l’autre ; autrement dit, les bandes peuvent changer de hauteur). Toutefois, une telle définition commence à poser problème dans des œuvres où la hauteur des vignettes change au sein d’une même bande, voire dans d’autres où la hauteur des vignettes n’est pas défi-nie avec précision (cases sans cadre par exemple). De surcroît, cette définition de la bande devient insuffisante dès lors que l’on est confronté à la pratique de la fragmentation verticale, sur laquelle nous nous attarderons longuement plus loin.

    D’où la nécessité d’une seconde définition, susceptible d’être également valable dans ces derniers cas. Ainsi, nous dirons qu’une bande est constituée de l’ensemble de toutes les vignet-tes se succédant et par lesquelles passe le regard lorsqu’il quitte

    la marge gauche de la feuille (pour les œuvres dessinées selon les principes occidentaux) et jusqu’à ce qu’il soit amené à revenir de nouveau à cette marge gauche, mais plus bas (au niveau de la bande suivante).

    Signalons l’un des présupposés de cette définition de la bande, également sous-entendu dans la définition plus simple du strip comme une succession de cases accolées les unes à droite des autres : lors de la lecture d’un strip (et plus généralement d’une bande dessinée), le regard ne passe qu’une seule fois sur chaque case. Non qu’un redoublement soit impossible, mais il n’est pas nécessaire à la bonne compréhension du propos.

    Par ailleurs, cette nouvelle définition du strip repose sur le constat suivant : lors de la lecture d’une bande dessinée, la suc-cession des cases qu’il faut parcourir pour que le sens émerge conformément à ce qui a été prévu par l’auteur, emprunte une direction fondamentalement orientée de gauche à droite (ou inversement le cas échéant, par exemple dans les bandes dessi-nées japonaises). Cet état de fait est largement constaté, ce qui n’empêche pas l’usage d’orientations secondaires susceptibles de conduire le regard dans des constructions plus complexes.

    Il faut également comprendre de ceci qu’une lecture à rebours, c’est-à-dire à l’inverse de cette orientation principale, et donc de droite à gauche (le mouvement de passage à la bande suivante, donc inférieure, qui est également un mouvement à rebours, n’est pas concerné par cette remarque), est a priori problématique, génératrice de désordres dans la lecture et d’in-compréhensions. Ce problème du rebours de lecture n’est pas irréductible, certains auteurs arrivant à se le concilier, ou pro-fitant de la confusion provoquée par ces constructions inverses pour servir leur propos. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

    Les questions d’organisation de la lecture, de conduite du regard, sont au cœur des problématiques de la composition.