35
Journée d’études « Une philanthropie à la française ? » Jeudi 9 avril 2015, 9h-18h30, Amphithéâtre Durkheim, Sorbonne Compte-rendu de la journée Compte-rendu rédigé par Pauline Bruant. Journée d’étude coordonnée par Nicolas Duvoux (Paris Descartes, CERLIS LIEPP/Sciences Po) et organisée en collaboration par Daniel Benamouzig (CSO/Sciences Po – LIEPP/Sciences Po), Henri Bergeron (CSO/Sciences Po – LIEPP/Sciences Po), Aurélie Segret (LIEPP/Sciences Po) et Chloé Touzet (LIEPP/Sciences Po). 1

Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Journée d’études « Une philanthropie à la française ? »

Jeudi 9 avril 2015, 9h-18h30, Amphithéâtre Durkheim, Sorbonne

Compte-rendu de la journée

Compte-rendu rédigé par Pauline Bruant. Journée d’étude coordonnée par Nicolas Duvoux (Paris Descartes, CERLIS – LIEPP/Sciences Po) et organisée en collaboration par Daniel Benamouzig (CSO/Sciences Po – LIEPP/Sciences Po), Henri Bergeron (CSO/Sciences Po – LIEPP/Sciences Po), Aurélie Segret (LIEPP/Sciences Po) et Chloé Touzet (LIEPP/Sciences Po).

1

Page 2: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Une philanthropie à la française ? INTRODUCTION – Olivier Martin et Henri Bergeron Olivier Martin Cette journée est coorganisée par deux laboratoires de l’USPC (Université Sorbonne Paris Cité). Elle marque le rapprochement entre Sciences Po et le CERLIS de Paris Descartes. Henri Bergeron Henri Bergeron excuse la non-présence de Bruno Palier et de Daniel Benamouzig. Le LIEPP est un laboratoire relativement nouveau chargé de l’évaluation interdisciplinaire des politiques publiques. Derrière la coopération entre le LIEPP et le CERLIS, il y a plusieurs acteurs : le département d’économie, l’observatoire sociologique du changement, le centre d’études européennes et le centre de sociologie des organisations de Sciences Po. 1e partie : Le modèle français à l'épreuve d'un nouveau questionnement

La philanthropie dans la construction de l'Etat français Nicolas Duvoux - Présentation de la journée

Cette journée s’inscrit dans la structuration d’un réseau de recherche francophone sur la philanthropie. La dernière étape de cette sédimentation pluridisciplinaire s’est passée à Lausanne (Cospof, Lausanne, février 2015). L’association de l’USPC (Université Sorbonne Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques socio-fiscales, politiques de la santé) sont un ancrage propice à ces travaux empiriques et transversaux sur la philanthropie.

Nicolas Duvoux rappelle les quelques enjeux dans lesquels s’inscrit la journée d’études :

- La visibilité croissante de la philanthropie dans la société française. On assiste à une évolution de la part de la philanthropie dans la réalité de la société et dans sa représentation. Un des enjeux est donc de faire la part de nouveauté réelle et représentation dans l’évolution de la philanthropie. Il s’agit d’interroger la philanthropie comme un élément du « Hidden Welfare State »1, autrement dit un élément d’un ensemble de politiques socio-fiscales invisibles et socialement régressives (opérant une redistribution cachée vers le haut de la hiérarchie sociale). Comment l’Etat s’appuie-t-il sur la philanthropie pour se redéployer en période de crise politique et financière, et réciproquement comment la philanthropie s’appuie-t-elle sur l’Etat pour se développer?

Nicolas Duvoux considère la philanthropie comme une institution :

1 Christopher Howard, The Hidden Welfare State: Tax Expenditures and Social Policy in the United States, Princeton University Press, 1999

2

Page 3: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

- La philanthropie est appréhendée comme une catégorie descriptive d’un ensemble

d’organisations. Il y a donc une grande diversité des véhicules de la philanthropie. Il est notable que la dynamique de création de ces véhicules s’accélère. 50% des fondations existantes ont été créés depuis 1975 et 40% depuis 2000.

- La philanthropie est aussi un ensemble de dispositifs juridiques et fiscaux. Et à

nouveau, la production de ces dispositifs est en accélération. Un rapport sénatorial a souligné la valorisation des dons fiscaux dans les années 1990 et 2000. Cette réalité va à l’encontre du sentiment commun qui conçoit la société française comme rétive aux dons. Un rapport de l’OCDE de 2006, avant même la réforme législative TEPA de 2007, faisait de la France un des systèmes fiscaux les plus généreux du monde.

- La philanthropie est enfin une norme d’intégration sociale et de contribution à l’intérêt

général. La participation philanthropique est différente du prélèvement fiscal ou de la cotisation assurantielle. Mauss l’a posée comme une articulation complexe entre liberté et obligation (Manuel d’ethnographie, 1926). Le sentiment de liberté ne doit jamais occulter l’institutionnalisation sociale du don.

Cette vision institutionnelle de la philanthropie permet de sortir de deux débats récurrents:

- Le débat sur le don comme un acte intéressé ou désintéressé. Le compromis est

nécessaire pour commencer la réflexion : il n’y a pas d’opposition entre les dimensions symboliques, matérielles et économiques du don.

- Le débat sur les rôles respectifs des acteurs privés/philanthropiques et publics, entre libéraux et défenseurs de l’Etat. La philanthropie est un élément de l’Etat, de la construction des institutions. Il s’agit de dépasser le débat entre ceux qui contestent la philanthropie dans son opposition au rôle de l’Etat et ceux qui la louent comme un moyen de dépasser les limites de l’action publique.

Trois chantiers principaux seront abordés pendant cette journée : - Réintégrer la philanthropie dans la grande transformation des sociétés occidentales : la

philanthropie dans le présent. Le néolibéralisme est préjugé comme un abandon du collectif, un retrait dans la sphère privée. En réalité il s’agit d’une recomposition du collectif, d’une nouvelle manière de faire société. Certes cette période est marquée par une augmentation des inégalités de revenus mais cet écart ne signifie pas qu’il y aurait une sécession des riches par rapport au reste de la société. L’essor de la philanthropie montre précisément le mouvement contraire. Il existe en effet une corrélation étroite entre les dons totaux aux fondations et les revenus du pourcentage le plus riche de la population aux Etats-Unis. Le néolibéralisme est marqué par une contestation de la société civile des prétentions de l’Etat à définir seul l‘intérêt général. Il en résulte une hybridation des logiques entrepreneuriales, étatiques et managériales. Il faut réintégrer la philanthropie dans l’Etat, dans sa participation à la définition des priorités publiques par la rationalisation et l’autonomisation de la société civile.

- Relire le passé de la construction de l’Etat social et fiscal à travers l’histoire de la philanthropie.

3

Page 4: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Pierre Rosanvallon a montré qu’à la Révolution, l’Etat s’est assuré le monopole de la définition de l’intérêt général. La philanthropie a cependant précédé et prolongé la Révolution. Son histoire permet ainsi de redessiner la continuité là où l’historiographie a toujours souligné les ruptures. Cette continuité est aussi présente dans la construction de l’Etat-Providence. Les activités associatives philanthropiques n’ont jamais disparu même pendant l’âge d’or de l’Etat social. L’histoire de la philanthropie permet enfin d’atténuer le caractère nouveau de la philanthropie actuelle. Il faut réintégrer le Tiers secteur ou Economie sociale et solidaire (ESS) comme un acteur en progression dans les relations entre les Etats, les marchés et la société dans les secteurs de la santé et du social.

- Réintégrer la France dans les comparaisons internationales sur la philanthropie. L’enjeu est de renouveler la comparaison des modèles sociaux en intégrant la place des acteurs privés pour permettre une saisie plus complète des acteurs dans le champ de la protection sociale. Il est aussi intéressant d’étudier les circulations d’idées, des personnes et des pratiques au sein de la philanthropie.

Ainsi, cette journée sert à la fois à mettre à jour des résultats et à lancer de nouveaux projets. Elisa Chelle - Le primat du politique ? Genèses de la philanthropie en France et aux Etats-Unis

Elisa Chelle a effectué des travaux sur la philanthropie contemporaine aux Etats Unis. Elle est l’auteur d’une comparaison entre le RSA en France et une association philanthropique de New York.

A la faveur d’échanges avec le LIEPP, elle a été amenée à s’intéresser à la comparaison des développements de la philanthropie en France et aux Etats Unis.

Elle souhaite, dans son intervention, poser une question simple : pourquoi la

philanthropie a-t-elle existé de manière tellement limitée en France par rapport aux Etats Unis ?

Une question qui en amène d’autres : Quels sont les facteurs d’essor du fait philanthropique : culture, mutation économique, religion ? Existe-t-il un primat du facteur politique ? Cette question est permise par l’échange interdisciplinaire de cette journée. Un regard comparatif montre la spécificité de la philanthropie américaine considérée comme une véritable institution, « American institution », en tant que telle. Les philanthropes américains sont au carrefour d’un esprit de réforme : entre religiosité, sentiment national et centralité de l’économie.

La philanthropie, historiquement européenne et importée par les colons protestants en Nouvelle Angleterre, va prendre sa forme moderne aux Etats Unis. Elle dépasse alors la charité d’industriels et d’hommes d’Eglise pour devenir une institution qui vise à « régler les problèmes » (« problem solving institution »).

4

Page 5: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Trois processus de l’avènement du fait philanthropique aux Etats Unis sont distingués avec pour chacun d’eux un contre-point sur la France :

- La sécularisation

Le processus est initié par la prise en charge des pauvres à Philadelphie. Il y a un

« stewardship » éthique qui se traduit par l’aide des plus fortunés aux moins favorisés. Les « unchurched » reçoivent une aide matérielle mêlée d’aide spirituelle (héritage anglican). Cette évolution fait écho à la remise en cause au 19e siècle de l’orthodoxie calviniste et de la doctrine du pêché qui voyait la pauvreté comme une destinée, une purification vers la sainteté, un mode de vie frugal comme travail pour la subsistance matérielle et morale. Il y a donc une fissure dans le protestantisme américain avec la montée de l’évangélisme sur fond d’industrialisation. Les philanthropes sortent l’aide aux pauvres du giron des Eglises. Une religiosité propre aux Etats Unis naît de ses réformateurs religieux du 19e siècle et s’ancre dans le civisme, dans la transcendance de l’Etat. La véritable sainteté demande à s’emparer des problèmes sociaux, la foi protestante s’enracine dans le monde profane. Le crédo ou « creed » et remplacé par le devoir ou « deed ». L’objet n’est plus tellement d’aider les individus que de réformer la société.

En France, le terme « philanthropie » émerge pour la première fois en 1712. La philanthropie devient la référence des patriotes prérévolutionnaires. La société philanthropique de Paris est créée en 1780. La philanthropie est une charité éclairée par les ressources de la raison du mouvement des Lumières. Elle se développe aussi dans le contexte de manque de biens de l’Etat et de nationalisation des biens du clergé. Elle reste cependant très faible quantitativement, notamment par rapport à Londres à la même période.

Des clivages religieux et politiques scindent la philanthropie et la charité. Il s’agit, pour ces premiers, d’un individualisme émancipateur et, pour ces derniers, d’une communauté de salut. Dans les faits néanmoins, ces activités coexistent avec même une certaine hybridation entre catholicisme social et philanthropie et avec, sous la IIIe République, une hybridation entre bureaucrates républicains et catholiques. L’association entre catholicisme et ouvriérisme par la suite contribue à diluer la teneur religieuse de la charité. La philanthropie est donc limitée par l’étatisation en France alors qu’elle s’autonomise réellement aux Etats-Unis.

- La rationalisation

Dès 1820, les premiers ghettos apparaissent à Boston et à New York. La misère gagne en densité et en visibilité par le double mouvement d’urbanisation et d’industrialisation. La rationalisation du traitement de la pauvreté est lancée avec le renforcement du pouvoir municipal. La « Charity organization society » est importée sur le modèle anglais en 1869. L’intervention des pouvoirs publics reste cependant insuffisante.

La rationalisation tend à séparer les méritants et les « imposteurs ». Les campagnes sont perçues comme saines et les villes comme lieux des vices. L’urbanisation appelle à une forme de moralisation. Philanthropes et évangélistes s’accordent à faire coïncider santé publique et salut public, morale et santé. Le réformisme moral urbain de la fin du 19e vise, de manière globale, systématique et organisée à venir à bout de la désintégration sociale. Cette machinerie de la générosité fait écho à la rationalisation industrielle. Cette discipline de l’élan charitable tend aussi à dépasser la politique partisane corrompue au profit de la science

5

Page 6: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

sociale. La « Science of Doing Good » serait garante de la « moralité scientifique ». Les enquêtes empiriques se multiplient sur les populations pauvres. Ce mouvement de rationalisation est dominé par les riches notables industriels puritains, assistés de pasteurs, qui dominent la municipalité et la philanthropie. Ce multi-positionnement donne naissance au « Scientific Charity Work » et pose un lien durable entre management scientifique et philanthropie.

En France, la croissance démographique et le développement des usines sont moindres. La coordination inter-individualité prévaut toujours. La distinction entre détenteurs de capitaux et prolétaires est forte et des enquêtes sociales de la Monarchie de Juillet révèlent que c’est le capitalisme de petits propriétaires qui décide alors du sort de la philanthropie en France. Il s’oppose à toute organisation de l’assurance sociale, marquant ainsi le paysage sur le long terme puisque celle-ci ne pourra naître qu’après la Première Guerre Mondiale.

- La républicanisation

Les Etats-Unis et la France se revendiquent à leurs débuts comme des Républiques sœurs, même si elles prendront des chemins différents par la suite.

Les Etats-Unis sanctionnent dès l’origine la responsabilité individuelle face à la communauté. Les pères fondateurs s’interrogent sur la place de la philanthropie dans cette République. La philanthropie portait alors toujours la marque de la vieille Europe monarchique comme une forme de charité. La philanthropie va se redéfinir autour du volontarisme pour devenir une spécificité américaine qui va structurer l’identité citoyenne américaine. Le volontarisme est un mode d’engagement dans la société et un sentiment national presque religieux mais non médiatisé par le droit. Il signe l’appartenance civile ainsi qu’une structure du statut social plus fluide qu’en Europe. La philanthropie est un engagement politique. La richesse qui permet de s’engager dans la philanthropie prend une importance considérable. Par la philanthropie, l’argent permet à ses détenteurs de s’engager et d’organiser la vie sociale. La philanthropie ne concerne plus seulement alors les pauvres mais aussi des écoles, des musées etc. La philanthropie épouse la forme politique du Républicanisme : fédéralisme, liberté religieuse, et refus du retour de la monarchie. La démocratie américaine s’inscrit ainsi plus dans les pratiques sociales que dans les élections.

En France, la républicanisation est la centralisation. La nationalisation des associations philanthropiques perdurent jusqu’en 1901. Et même après cette période-là, le partenariat avec l’Etat reste pour les associations une pratique très courante. La Troisième République monopolise la production de l’intérêt général. La laïcité permet de se substituer à l’Eglise. L’Etat circonscrit sans empêcher le fait philanthropique en France. Le modèle est donc bien distinct de celui du volontarisme individuel états-unien.

Aux Etats Unis, la philanthropie est une forme d’engagement civique alors qu’en France, l’Etat a le monopole de la production du civisme et de la socialisation politique. Cependant, on observe actuellement un décroissement des dons aux Etats Unis en faveur des associations et agences gouvernementale qui génèrent maintenant leurs propres revenus, alors qu’en France une décentralisation et un regain d’intérêt pour la philanthropie sont observés. Les Etats Unis sont un vivier de modes d’actions philanthropiques et non plus un modèle.

6

Page 7: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Alexandre Lambelet - La philanthropie comme mode d'action contestataire. Une perspective comparée

Alexandre Lambelet étudie la sociologie des mouvements sociaux. C’est l’adéquation des modèles de la sociologie des mouvements sociaux à la philanthropie qui l’a poussé à se pencher sur cette question.

Le phénomène du don fascine souvent au niveau individuel, Bill Gates en étant un bon

exemple. Il existe une grille de lecture très individualiste et psychologique de la philanthropie. Pourtant, au regard des comparaisons internationales, de grandes différences apparaissent entre les pays, ce qui va à l’encontre de cette approche individualiste et encourage à adopter une approche à un niveau plus « macro » de la philanthropie.

Dans une approche moins topographique et plus temporelle, il est aussi remarquable que la philanthropie n’a pas toujours existé. Elle se distingue ainsi de la charité. Son apparition est datée du début des années 1800. Elle nait concomitamment à l’émergence de la démocratie représentative et de la première révolution industrielle. La philanthropie se caractérise par un changement des répertoires d’actions. C’est la fin du local, associé plutôt à la charité, au profit du niveau plutôt national (malgré un retour actuel à des formes d’actions locales). De plus grandes organisations sont ainsi mises en place. L’autonomie face aux calendriers religieux et l’appel à la raison sont aussi des traits structuraux de la philanthropie qui vise à trouver et à solutionner les causes profondes des problèmes sociaux. Le but n’est plus de soulager les pauvres, mais de trouver et de résoudre les causes de la pauvreté. La notion d’efficience, bien qu’anachronique, transparait dans ces mouvements. Il y a un changement de modèle théorique, une construction identitaire distincte des philanthropes.

Le suffrage censitaire va contribuer à distinguer la place des élites politiques et des élites sociales. Auparavant, les élites sociales héritaient de fait du rôle d’élite politique. Par le suffrage censitaire, ces élites sociales vont s’investir dans la philanthropie pour garder un rôle de structuration de l’action publique par une action parallèle dans des associations philanthropiques. La philanthropie remet donc en cause la légitimité du vote, le monopole étatique de l’action publique ou encore le monopole de production de l’intérêt général. La majorité ne prouve pas à elle-seule la validité d’une solution. Ces élites sociales, qui ont prouvé leurs compétences dans d’autres domaines d’activité comme la finance ou l’industrie, vont investir le domaine de la gestion du social en revendiquant cette compétence, cette efficacité pour faire compléter voire même faire concurrence à l’œuvre de l’Etat. L’idée est à la fois celle d’une expérimentation parallèle aux programmes étatiques, et celle de compléter l’action de l’Etat quand celle-ci se révèle insuffisante.

Cette vision de la philanthropie contestataire permet de sortir d’une grille de lecture individuelle et psychologique. Au-delà des différentes évolutions des mouvements philanthropiques, celle-ci se caractérise toujours par un refus du monopole de l’Etat, voire même par une remise en cause de la légitimité électorale. La philanthropie déconstruit le vote comme le seul moyen d’action politique et civique, et refuse la patience civique entre les différentes élections. Elle légitime l’expression dans l’espace politique d’intérêts particuliers par le regroupement en associations.

Cette approche permet aussi une comparaison entre les Etats plus ou moins contestés

par la philanthropie. Différents modèles se distinguent alors :

7

Page 8: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

- le modèle libéral anglo-saxon ; - le modèle social-démocrate (Pays du Nord) qui accorde une place marginale aux

fondations ; - le modèle corporatiste (Suisse, Allemagne etc.) dans lequel l’Etat social ménage les

corporations. Le tissu associatif est très important et l’Etat n’intervient qu’en dernier ressort.

- le modèle des pays du Sud qui est un modèle hiérarchique avec une légitimité totale de l’Etat.

La force publique rentre aussi dans la comparaison internationale dans son rôle de nuisance ou de soutien aux fondations par le cadre de conditions dans lequel évolue la philanthropie. Globalement ces cadres socio-fiscaux s’améliorent. Les pays sociaux-démocrates seraient les seuls où l’Etat garderait une main mise sur la philanthropie.

Aujourd’hui les fondations adoptent le rôle de la « start-up », celui de l’innovation sociale. Elles se perçoivent comme des laboratoires d’idées qui pourront par la suite être reprises par l’Etat. Le devoir propre aux fondations devient donc de faire mieux que l’Etat, de le guider dans la conduite des politiques sociales.

Au-delà de l’individualité de chaque projet individuel au sein de chaque fondation, il apparait donc de manière longitudinale une revendication capacitaire des fondations. Questions : → Anne Lhuissier (INRA, Département de Sociologie de l’Université d’Oxford) à Nicolas Devoux et Alexandre Lambelet : Quelle a été l’évolution des domaines d’intervention de la philanthropie ? Une comparaison internationale de ces domaines aurait pu être un chantier de recherche évoqué au début de la journée. Par ailleurs, quelle est la place du marché dans la philanthropie ? Les débats de la matinée ont pour l’instant surtout insisté sur le rôle de l’Etat. Alexandre Lambelet : Les fondations se concentrent surtout sur les évaluations à posteriori des projets individuels, mais ne possèdent que rarement des politiques générales sur les domaines d’intervention. Chacun intervient sur ce qui lui tient à cœur. Nicolas Duvoux : Cette journée n’a pas de thématique initiale mais elle a un centre de gravité autour de la santé et des dépenses fiscales, particulièrement avec les études présentées cet après-midi sur les soins palliatifs et les dépenses socio-fiscales. Cela n’exclut pas les ajouts thématiques sur la culture (mécénat) ou autre. Le but est de produire une agrémentation successive avec un point de départ méthodologique de la philanthropie comme une institution. Sur la question du marché : il y a une convergence car les mécanismes de marché ont intégré l’Etat où la philanthropie va trouver une place. Il s’agit d’une logique intégrée par les acteurs. → Martine Kaluszynski (Chercheuse au CNRS historienne sociologue et politiste) à Elisa Chelle:

8

Page 9: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Durant la IIIe République, les relations entre les associations et l’Etat sont très complexes. Le domaine du pénal notamment a servi de laboratoire. Il a rassemblé des acteurs très différents : protestants, catholiques, francs-maçons, etc. La philanthropie, contrairement à la charité, transcende les clivages politiques et religieux notamment par la rationalisation, par les méthodes modernes de travail. L’Etat à cette période intervient ni plus ni moins que comme un acteur. L’Etat est faible durant la IIIe République et va s’appuyer sur ces associations pour produire de la politique, voire de la loi. Il y a donc une réciprocité des intérêts des acteurs à l’hybridation entre privé et public de la philanthropie. Elisa Chelle : Il y a hybridation et coalition d’acteurs entre protestant juifs francs-maçons etc. qui vont former un nouvel espace de socialisation. Sous la IIIe République, la loge maçonnique, nommée « la philanthropie », réunie des acteurs aux profils composites et tend à créer une morale républicaine alternative au dogme historique entre la monarchie et le clergé catholique. La philanthropie est à la fois un mode d’action sociale, morale et politique. Elle est un « couteau suisse » pour construire un rapport plus direct à la société. Ces acteurs vont devenir la bourgeoisie d’Etat sous la IIIe République. → Sylvain Lefebvre (UQAM) à Alexandre Lambelet : Quel est le lien entre la multipositionnalité des acteurs (secteur public, privé etc.) et la différenciation des espaces ? Paradoxalement les acteurs les plus multi-positionnés sont ceux qui produisent le plus des discours de différenciation des espaces par la dépolitisation de la philanthropie par exemple. A propos de ces acteurs qui portent en eux des positions divergentes sur la philanthropie, cette multipositionnalité se ressent-elle dans les débats internes aux fondations ? Alexandre Lambelet : Il a travaillé plusieurs mois à la Swiss Foundation. Les clivages en Suisse ne se dessinent pas encore, le secteur de la philanthropie est encore en construction. En Europe, les fondations sont plutôt dans la recherche de modèles de structuration de fédération entre elles, alors qu’aux Etats Unis les fondations sont véritablement dans un schéma de lutte entres elles. → Béatrice de Durfort (Déléguée générale, Centre Français des Fonds et Fondations) Elle rappelle la création quelques années après la création de la Société Philanthropique, de la Société de Charité maternelle, le pendant féminin de la première fondation. Elisa Chelle : Les femmes par la philanthropie acquièrent une fonction dans l’espace public. Mais elles restent sur une activité plus conservatrice, plus proche des Eglises et des valeurs familiales. Elles ont donc une action qui s’apparente plus à de la charité mais qui contribue tout au long du 19e à une socialisation civique qui deviendra plus tard une socialisation politique.

9

Page 10: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

La philanthropie en Europe au XIXe siècle : expériences (11h00-12h30)

Mathieu Bréjon de Lavergnée - Charité́ catholique et régulation de la pauvreté́ à Paris au XIXe siècle

De 1820 aux années 1880, l’Etat minimal favorise une gestion locale des secours en France : il s’agit donc d’un soutien privé associatif et communal. La compression des secours publics rend nécessaire la multiplication des sources privées de charité. Une nouvelle question sociale émerge par un paradoxe : le maintien d’une pauvreté chronique des populations parallèle au développement économique. Le paupérisme de masse entraîne un risque de désocialisation de masse des populations des villes et de leurs périphéries. Au sens des philanthropes, la charité est soumise au risque du sentiment, mais la bienfaisance publique porte le risque de l’entretien d’une classe pauvre. La philanthropie vise à se placer entre ces deux écueils, entre le don et le droit.

Pour le cas parisien, il y une très forte croissance urbaine au 19e siècle et le maintien d’un taux de pauvreté très élevé bien que présentant une diminution relative. Il faut distinguer la misère légale et la misère réelle : certains pauvres ne sont pas des indigents mais présentent un risque d’exposition.

Mathieu Bréjon présente une topographie charitable du Paris de la Monarchie de Juillet en s’appuyant sur des chiffres du nombre d’œuvres charitables et taux de pauvreté à Paris en 1842. La pauvreté est présente partout dans Paris malgré le fait que les taux varient avec les arrondissements. Un paradoxe apparaît puisque les plus riches quartiers sont aussi les mieux dotés en œuvres charitables. L’encadrement charitable dépend davantage de la sociologie du donateur que de la géographie de la pauvreté. Le 7e arrondissement actuel (ancien 10e arrondissement) de Paris est très représentatif de ce paradoxe puisqu’il est riche et présente beaucoup d’œuvres charitables. Une grille de lecture paroissiale et non pas administrative explique la répartition des œuvres charitables. Trois paroisses sont organisées autour de trois grandes artères que sont les rues de Sèvres, de Varenne et la rue saint Dominique. Trois traits principaux de ce quartier sont remarquables :

- Une forte densité résidentielle de la charité. Se mêlent souvent le siège social et la résidence personnelle des donateurs. Ces œuvres charitables s’articulent autour du réseau familial.

- La place des paroisses et des œuvres privées par rapport aux structures publiques d’assistance est importante. Constat de l’exil intérieur de la noblesse légitimiste qui refuse son soutien au nouveau régime et donc refuse son soutien aux pouvoirs publics. Beaucoup de femmes des œuvres charitables démissionnent d’ailleurs pour marquer leur refus du régime de la monarchie bourgeoise.

- Les œuvres ne sont pas spécifiques à l’arrondissement, certaines agissent à l’échelle municipale, voire nationale ou même à l’international.

Matthieu Bréjon présente deux acteurs locaux et catholiques qui reflète cette conception

locale qui prévaut au 19e : Saint Vincent de Paul et les Filles de la Charité. Ces deux acteurs se placent cependant dans une nébuleuse philanthropique beaucoup plus vaste avec une circulation d’idées et de pratiques en son sein.

10

Page 11: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Saint Vincent de Paul est une œuvre créée en 1833, initialement basée dans le quartier latin. Puis l’organisation se développe au-delà et recrute chez les notables. Son activité fondamentale est la distribution alimentaire à des familles. Une relation morale est construite avec les familles, avec un suivi des différents besoins de la famille. Cette activité confortée par des sociétés savantes aboutit à une sorte d’expertise du social. Elle mène aussi à des discours politiques et même à des lois notamment celle sur les logements insalubres. Il y a un échec par rapport à la géographie de la pauvreté. Saint Vincent de Paul tente de corriger ce constat par un impôt sur les paroisses les plus riches pour redistribuer dans les quartiers les plus pauvres. Cependant, les bourgeois parisiens aiment donner dans leurs quartiers. Cette œuvre est donc un acteur privé masculin confessionnel et un acteur laïc de la charité. Les Filles de la Charité ou Sœurs de Saint Vincent de Paul Fondée au 17e siècle mais supprimée sous la Révolution, cette congrégation est remise en place à cette période. Elle vise à une bienfaisance de proximité et à l’aide aux hôpitaux. Elle est un acteur féminin religieux et semi-public. En effet, les sœurs ne travaillent que par contrats avec les commissions administratives des hôpitaux ou avec les bureaux de bienfaisance. Il en résulte une tension entre le statut public de salarié de ces sœurs et leur discours de vocation comme acteur privé. Les pauvres les considèrent comme des fonctionnaires de la charité qu’elles essaient de corriger par un « supplément d’âme ».

Le modèle de collaboration privé/ public domine à Paris et les bureaux de bienfaisance sont très souvent tenus par des sœurs. En effet, ces œuvres coûtent peu cher à l’Etat car les sœurs vivent très modestement, apportent très efficacement les dons et investissent même leurs propres économies dans l’œuvre. L’Etat profite de cette collaboration et se contente d’encadrer le développement des congrégations qui est très important à cette époque (400 nouvelles congrégations entre 1800 et 1880). La philanthropie devient même un marchepied pour une carrière politique comme l’illustre la famille Cochin. La légion d’honneur féminine, rétablie par Napoléon III, est accordée en 1852 à trois sœurs de la congrégation ce qui est une importante reconnaissance symbolique.

Pour conclure par une remarque sur la dimension politique de la philanthropie : quelle place a donc le don charitable dans cette société ? Les dons sont faits à des étrangers par les philanthropes mais ils restent malgré tout familiers ; ils sont faits à des pauvres du cercle proche. Cette forme de don conjure la peur de la dissidence sociale. Elle tend à rétablir le lien social par la tutelle des pauvres par les riches et non par une relation contractuelle d’une société entre égaux. Anne Lhuissier - L’offre de repas charitables à Londres à la fin du XIXe siècle ou la philanthropie à l’anglaise

Cette communication ne vise pas à produire un exposé exhaustif de la philanthropie anglaise mais plutôt à donner un aperçu de cette philanthropie à travers la distribution de repas à Londres à la fin du 19e siècle. Le projet global dans lequel s’inscrit cette communication est une comparaison des activités charitables entre Paris, Genève, New York

11

Page 12: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

et Londres dont une première partie a été publiée dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine.

Les sources principales utilisées pour produire cette recherche sont les « répertoires charitables » qui fournissaient des listes des œuvres de bienfaisance et leurs activités. Ils sont la source de nombreuses informations (nominatives, topographiques) et peuvent faire l’objet d’une analyse lexicale, d’une classification etc. Ces répertoires possèdent un aspect performatif puisqu’ils constituent en eux-mêmes une action visant à coordonner les œuvres charitables de la ville de Londres. Les répertoires sont devenus l’objet même de l’enquête.

Cette communication s’appuie sur la COS, la « Charity Organization Society » qui a produit un répertoire en 1890. Ce répertoire fournit une notice sur chacune des œuvres, pour un total d’environ 1600 œuvres. Fondée en 1869, la COS vise à coordonner l’œuvre de secours à Londres en promouvant les principes de la « scientific charity ». Principalement, elle vise à la coordination entre les secours des « poor law », œuvres quasi publiques et des très nombreuses organisations charitables privées de la ville.

Pourquoi étudier les repas charitables ? Ils représentent un cas exemplaire de tentative de coordination de la COS ainsi qu’un concentré de leur doctrine. Les deux axes de cette communication sont :

- l’entrave que constituent ces œuvres de distribution à l’action coordinatrice de la COS ;

- la lutte concurrentielle entre les différentes offres charitables à Londres. En remarque préliminaire, il est intéressant de noter le petit nombre d’institutions

recensées concernant les repas charitables (environ une douzaine). Un rapport de la COS de 1887 conclu à un total de 63 000 repas servis par jour à Londres cette année-là. Ce nombre de repas est surprenant rapporté au petit nombre d’œuvres.

La lutte de la COS contre ces œuvres de distribution. - Pour la COS, les secours à domicile menacent de faire tomber les récipiendaires dans

la dépendance. En effet, pour accéder aux repas, il suffit de se munir d’un ticket qui peut être offert ou alors acheté pour un coût très peu élevé. Il s’agit d’une distribution indiscriminée contre laquelle se mobilise la COS par la méthode du « case work », une enquête à domicile qui permet de déterminer le bien-fondé de la demande. Cette méthode est véritablement systématisée par la COS.

- De plus, ces repas aboutiraient à l’affaiblissement du savoir-faire féminin dans la tenue domestique.

La lutte concurrentielle entre les différentes œuvres charitables. Le rapport de 1887 de la COS met en évidence la concurrence de plusieurs sources d’offres de secours, notamment par les « poor law ». Ces distributions de repas opèreraient donc le captage d’un public que la COS voudrait réorienter vers les paroisses. Il existe une tension plus générale entre la COS et les « missions » qui assurent une charité plus locale, plus proche des pauvres. La répartition géographique des œuvres à Londres illustre bien cette lutte concurrentielle. Le Kensington District, qui est un des quartiers riche de Londres, comptent néanmoins des rues très pauvres, voire de véritables « slums ». Ces missions qui sont les institutions les plus récentes sont installées au plus proche des fronts de pauvreté récents, alors que les Church installées de longue date se trouvent plus éloignées des foyers de pauvreté. Enfin ce désaccord entre la COS et les œuvres de distribution de repas charitables montre le difficile positionnement de la philanthropie par rapport au monde marchant. En

12

Page 13: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

effet ces repas ne rentre pas dans les critères précis de la COS puisqu’ils sont à la fois payants pour certains et gratuits pour d’autres. L’idée d’une charité s’appuyant sur l’économie de marché émerge et brouille les frontières entre le don et l’économie marchande. Remarque de Nicolas Duvoux : Ces deux communications ont toutes les deux souligné l’importance de l’ancrage territorial et des prestations en nature dans la philanthropie de l’époque. Nicolas Delalande - Du don à l’impôt ? Philanthropie et construction de l’État fiscal en France de la fin du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres

La relecture du 19e siècle est très importante pour la réflexion sur la philanthropie. Nicolas Delalande est avant tout un spécialiste de l’histoire fiscale, mais il a, durant ses recherches, largement rencontré les thèmes de la philanthropie et plus largement du don.

La communication va s’articuler autour de trois points de discussion qui entremêlent

des constatations générales : - La tendance à caractériser le don comme archaïque par opposition à la redistribution

par l’impôt qui serait la marque caractéristique de l’Etat. Cette vision linéaire est très critiquable et contredite notamment par l’exemple américain. Aux Etats Unis, la construction d’un Etat fortement redistributeur s’appuyant sur un impôt très progressif a coexisté avec la philanthropie.

- La réflexion sur l’impôt et la contribution volontaire. L’impôt, souvent perçu comme lié à la coercition, a fait l’objet de tentatives de légitimation par le libre engagement. Sous la Révolution, l’impôt a été renommé « contribution ». Les dons patriotiques auraient voulu à l’époque remplacer l’impôt. Il existe aussi un préjugé du retard français en terme de philanthropie. Le 19e siècle est en fait un grand moment de philanthropie en France mais qui est marqué par la complexité de la période de la Révolution à nos jours, notamment par une grande variété des acteurs.

- La Première Guerre Mondiale, un tournant fiscal ? Par une séquence allant de la fin 19e à l’entre-deux guerres, il s’agit de montrer que des pratiques d’impositions et de dons par-delà la première guerre.

Le préjugé du retard français repose avant tout sur manque de données quantitatives.

Le travail de Jean-Luc Marais2 constitue une exception en la matière. Cependant, il repose sur les archives publiques et oublie donc une partie des dons privés. Cette étude montre malgré tout une augmentation des libéralités charitables entre 1880 et 1914. Cette époque correspond également à un sommet des inégalités de revenus et de patrimoines en France, en dépit du discours égalitaire républicain. Cette inégalité explique en partie l’expansion philanthropique.

Vers 1900, il existe par ailleurs un discours triomphaliste des acteurs, au sein de la nébuleuse réformatrice qui associe des acteurs privés et publics, qui n’ont pas ce sentiment de retard. Les philanthropes sont à la fois impliqués dans les milieux de la réforme sociale et

2 Jean-Luc Marais, Histoire du don en France de 1800 à 1939. Dons et legs charitables, pieux et philanthropiques, Rennes, Presse universitaire de Rennes, 1999, 409 p.

13

Page 14: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

aussi impliqués contre le « socialisme collectiviste » qui rassemble les socialistes, anarchistes et mêmes radicaux. Il existe une angoisse dans les années 1890 de la construction de l’Etat Providence.

Prenons l’exemple de la philanthropie de Rothschild au 19e siècle. Au début du Second Empire, James de Rothschild se lance dans la philanthropie en finançant un hospice israélite. Bien que perçu comme une œuvre confessionnelle au début, elle s’ouvre à tous dans un processus de laïcisation. La fondation Rothschild est d’ailleurs reconnue fondation d’utilité publique, ce qui montre bien que cette action privée va dans le même sens que les politiques publiques de l’époque. Cette œuvre est le déclencheur d’un moment d’émulation dans la bourgeoisie juive parisienne. Cet hospice marque aussi une déconnexion entre le lieu de résidence des philanthropes et les lieux d’implantation des structures. James de Rothschild se caractérise enfin par un multi-positionnement cohérent. Celui-ci nie en effet la menace socialiste : pour lui, l’implication des philanthropes vise à améliorer la situation des ouvriers sans l’implication de l’Etat endiguant ainsi la menace socialiste.

La Première Guerre Mondiale marque effectivement un tournant dans l’étatisation de la redistribution. Cependant, il ne s’agit pas d’un renversement soudain. L’époque est surtout marquée par une incertitude entre les catégories de la redistribution et du don. La réflexion de Mauss sur le don à cette époque est révélatrice. Il perçoit la protection sociale comme une sorte de contre-don du travail des ouvriers. Pour Marcel Mauss, le tournant étatiste ne doit pas conduire à abandonner la pratique morale du don.

La continuité de la pratique et de l’imaginaire « archaïque » du don au-delà de la Première Guerre est bien illustrée par le retour de la contribution volontaire en 1926. Il s’agit d’une opération de collecte de dons menée auprès des citoyens pour réduire la dette publique accumulée pendant la guerre. Il y a même une remise d’un certificat qui certifie du civisme du donateur. Il s’agit à nouveau d’une forme de contre-don : le remboursement d’une dette accumulée à travers le sacrifice des hommes qui sont morts au front.

La philanthropie élitiste s’accompagne aussi d’une puissante philanthropie de masse dans les années 1920. La petite association des « Gueules cassées » met en place de grands mouvements de collectes. Les collectes se font par une forme de souscription originale : la loterie.

L’Etat, devant la réussite de la collecte des « Gueules cassées », remet en place une loterie nationale temporaire pour financer les retraites des anciens combattants. Les loteries d’Etat avaient été interdites depuis plus d’un siècle et étaient perçues comme un mode de financement indigne de l’Etat français. Il y’a donc un brouillage des frontières entre le don, la chance et l’intérêt. L’imaginaire du don et du contre-don s’entremêle aussi avec le souvenir de la Guerre qui reste présent.

La philanthropie est donc un à la fois un mouvement social et une tentative de résistance à l’Etat fiscal avant 1914. L’impôt est perçu comme ayant une valeur supérieure démocratiquement par rapport au don. Cependant un problème de fond persiste après la Première Guerre de légitimation de l’Etat social et de ses mécanismes de financement, problème que reflète le brouillage des frontières entre la redistribution et le don. Les comportements bienfaisants et charitables se perpétuent après la Première Guerre Mondiale. Questions → Demande de précisions sur la distinction entre fondations, associations, congrégations religieuses et missions.

14

Page 15: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Nicolas Duvoux : Une association est un rassemblement pour œuvrer en commun dans un but défini. La fondation se caractérise en plus par un apport initial irrévocable (bien, droit, propriété). Brejon de Lavergnée : Une congrégation religieuse se finance grâce à des ressources privées : parts d’héritages, dons, legs et quêtes de charité. Il existe, par ailleurs, un rapport à la pauvreté personnelle distinct selon les congrégations. Les associations elles sont laïques. Anne Lhuissier : La mission est une notion plus anglaise. C’est une forme d’association sans nécessité de contrats. Ce sont des associations plutôt mobiles et non conformistes, généralement de petites tailles. → Nicolas Duvoux à Nicolas Delalande ou à Matthieur Brejon de Lavergnée: L’approche historique permet de relativiser le retard français dans la philanthropie, en tout cas durant la Belle Epoque. Mais, dans le domaine de la construction de l’Etat social, il y a un véritable retard français. Ces œuvres de charité, notamment Saint Vincent de Paul, qui se construisent sur un modèle social sans Etat, se comparent-elles aux modèles étrangers d’Etat social ? Nicolas Delalande : Il existe effectivement un retard français sur l’Etat social par rapport à l’Allemagne par exemple (lois assurantielles sous Bismarck, etc.). Ce que rejette la France dans le modèle de Bismarck, c’est l’obligation de soutien de l’Etat. Bismarck est très largement perçu comme un socialiste d’Etat. Pour tous les tenants de la philanthropie, appelée bienfaisance privée à cette époque, le soutien de la complémentarité privé / public s’accompagne d’un refus du monopole étatique avec une diabolisation du modèle allemand de l’époque. Il existe donc un certain pragmatisme dans la vision du rôle de l’Etat et pas un refus total de tout rôle de l’Etat dans le social.

2e partie : Philanthropie et action publique

La philanthropie de l'entreprise à l'intérêt général

Michael Zemmour - Les politiques socio-fiscales ayant trait au monde associatif et philanthropique en France

Michaël Zemmour se réjouit du caractère pluridisciplinaire de la journée, il n’avait jusqu’alors jamais intervenu auprès d’historiens. Son travail porte sur les dépenses socio-

15

Page 16: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

fiscales ayant trait à la protection sociale. Ces recherches portent exactement sur cette notion mentionnée en introduction par Nicolas Duvoux de « la face cachée de l’Etat Providence » qui correspond aux dépenses publiques qui ne sont pas des dépenses directes mais des dépenses par manipulation de la fiscalité. Cette « face cachée » représente une part importante en France de plusieurs milliards mais qui reste très sectorielle. Lors de son travail pour le LIEPP, la philanthropie est passée « sous le radar » puisque les montants fiscaux concernés n’étaient pas assez importants.

La même méthode a donc été ré-adoptée pour passer aux cribles les déductions et exemptions fiscales en faveur de la philanthropie. La méthode est composée de plusieurs étapes :

- L’extraction parmi les dépenses socio-fiscales de celles qui traitent du don et des associations.

- La recherche dans les annexes budgétaires par mots clés : « dons », « humanitaires », etc.

Trois catégories de types de mesures fiscales : - Les dons versés et perçus, - L’activité économique TVA et IS (1/3 des montants) - Les mesures non spécifiques : mesures ne concernant pas ouvertement la philanthropie

mais qui visent, entre autres, des acteurs de la philanthropie : service à la personne, mesures pour l’emploi et autres.

Quelques ordres de grandeurs des sommes non perçues par l’Etat suite à ces mesures, autrement dit de pertes de recettes fiscales :

- Dons & legs : 2,4 milliards d’euros : o Réduction d’impôts sur l’impôt sur le revenu o Réduction d’impôts sur l’impôt sur les sociétés o Réduction d’impôt spécifique sur l’impôt sur la fortune o D’autres mesures non chiffrées car probablement moins importantes

quantitativement

- Activité économique : 1 milliard d’euros o Exonération de TVA pour les services rendus aux personnes physiques par les

associations, o Exonération d’impôts sur les sociétés pour les établissements de recherche.

- Non spécifiques : 3,4 milliards d’euros

Quelle importance ont ces montants?

Par rapport à l’ensemble des prélèvements obligatoires, ces sommes ne représentent pas grand-chose. Par rapport à l’intégralité des sommes dans l’Etat social caché, ces montants ne sont pas non plus significatifs. Cependant, ces montants sont importants par rapport aux impôts perçus par l’Etat : ils représentent 2% par rapport à l’impôt sur le revenu, 1,5% par rapport à l’impôt sur les sociétés et 2% de l’impôt sur la fortune. Quant à l’importance qu’ont ces déductions fiscales par rapport aux dons eux-mêmes, elle est plus difficile à estimer. 66% du montant d’un don à un organisme philanthropique est déductible de l’impôt sur le revenu. Ces mesures sont importantes sectoriellement, pour le service à la personne par exemple. Il existe des secteurs organisés en fonction de ces facilités fiscales.

16

Page 17: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Quelle interprétation économique donnée à ces mesures de la face cachée de l’Etat Providence? Tout d’abord, il s’agit d’une réduction de l’impôt, qui ne concerne donc que les foyers imposables. Les foyers non imposables ne bénéficient donc pas de l’aide (et représentent environ 55% des foyers français). Une autre possibilité pour encourager la donation serait celle du crédit d’impôt qui aurait l’avantage d’affecter tous les foyers imposables ou non imposables. Quels sont les effets de ces déductions ? Constituent-elles une incitation au don ? Les gens ne donneraient-ils pas ou moins sans les déductions? Ces déductions produisent-elles un effet d’aubaine pour le contribuable ? Si ces mesures coûtent à l’Etat sans inciter, alors elles sont inutiles et n’atteignent pas le but fixé par le législateur. C’est le cas si les individus décident de donner sans tenir compte des facilités fiscales. Ces mesures ne fonctionnent que si l’agent économique a déjà choisi à qui il donnait et le montant qu’il donnait. Dans ce cas, l’Etat apporte un complément sur la somme prévue. Ce sont deux mécanismes concurrents. La littérature est assez pauvre sur les effets des déductions sur les dons.

Fack & Landais3 ont comparé les dons déclarés au fil des années et remarqué une hausse de ceux-ci en 2004. Cependant plusieurs causes sont possibles pour expliquer cette hausse : certes une nouvelle loi, la loi Aillagon, venait d’entrée en vigueur augmentant la déduction fiscale de 10%, mais d’un autre côté le tsunami de 2004 a aussi pu encourager les individus à augmenter les dons?

Des conclusions claires sont très difficiles à obtenir quant aux effets des déductions fiscales. Les auteurs concluent principalement à la faible élasticité des prix des dons parmi les ménages entre D3 et D8. Pour ces catégories, l’objectif de maximiser les sommes perçues par les associations n’est donc pas efficace.

Mais l’élasticité à la déduction augmente avec le revenu. Les riches se révèlent plus sensibles à l’encouragement fiscal que les plus pauvres. L’incitation est donc sur-calibrée pour les revenus moyens et coûte donc trop cher à l’Etat dans ce cas, sauf si on considère que les associations et fondations allouent beaucoup mieux les ressources que l’Etat. Pour les foyers les plus riches, les incitations sont mieux calibrées.

Il existe donc un mécanisme censitaire de ces politiques fiscales. En effet, elles donnent aux riches le pouvoir de flécher à l’Etat la direction des fonds. En effet, ce sont eux qui sont les plus touchés par les mesures puisque leurs foyers sont plus largement imposables, et ils sont plus sensibles à la déduction.

Quelle valeur de la contrepartie ? La contrepartie se calcule surtout en termes d’image pour une entreprise mécène. La comparaison est intéressante entre les dépenses publicitaires et les déductions fiscales. En effet, si les autres bonnes raisons de donner pour une entreprise, comme se faire de la publicité, sont suffisantes alors les déductions sont sur-calibrées par l’Etat.

Enfin un dernier point sur la fiscalité du secteur associatif. Il existe beaucoup de mesures de fiscalité dérogatoire. Mais les effets sont peu clairs de comment sont allouées les sommes non-versées en impôts. Se reflètent-elles sur les prix ou

3 Camille Landais & Gabrielle Fack, 2009. "Les incitations fiscales aux dons sont-elles efficaces ?," Économie et Statistique, Programme National Persée, vol. 427

17

Page 18: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

par une des marges que se réservent les entreprises ? Ces dérogations faussent-elles la concurrence ?

Pour conclure, cette présentation était avant tout exploratoire. Les mesures fiscales pour le don en France sont donc peu élevées en volume mais très incitatives. Au-delà du don, de nombreux dispositifs qui placent les associations dans un droit fiscal dérogatoire existent aussi. Les effets économiques des déductions ou régimes dérogatoires restent cependant incertains, et il est difficile de dire si la motivation du législateur se concrétise par ces mécanismes. Sabine Rozier - Politiques sociales et mécénat des entreprises

Les fondations d’entreprises ou mécénat des entreprises sont une des modalités d’activité philanthropique. Il s’agit de la contribution volontaire des entreprises à des œuvres philanthropiques. Cette activité s’est notamment renforcé grâce, d’une part, à une législation fiscale plus attractive. D’autre part, des dispositifs juridiques très diversifiés, différents types d’outils structurels souples, sont à la disposition des entreprises pour organiser ces fondations. 2,8 milliards d’euros seraient dépensés par les entreprises en France pour la philanthropie. L’essentiel des dépenses est fait par les grandes entreprises : les entreprises de plus de 250 salariés représentent seulement 2% des entreprises françaises mais concentrent 50% du mécénat entrepreneurial. Par ailleurs, le mécénat social représente 38% des dépenses de ce mécénat, devant la santé et l’éducation.

Trois mouvements d’évolution du mécénat entrepreneurial sont remarquables :

- La délégitimation progressive du mécénat culturel entre 1980 et 1990

Le mécénat d’entreprise est initialement tourné vers les biens culturels. Trois mouvements de transformations convergent :

o La sphère publique : Jack Lang est alors au ministère de la culture avec des institutions culturelles en mouvement. Un climat propice de soutien des pouvoirs publics aux fondations d’entreprises.

o Le monde économique français : deux vagues successives de privatisation. Ce mécénat culturel est l’occasion de se distinguer pour ses entreprises.

o Les élites managériales : beaucoup d’anciens hauts fonctionnaires. Les nouveaux managers issus de la fonction publique voient dans ce mécénat un moyen raffiné de gagner en crédit auprès des clients, de leurs pairs et aussi de gagner la sympathie des autorités administratives et des pouvoirs politiques.

Ce mécénat culturel se décline sous un double mouvement :

o La délégitimation de l’action culturelle publique qui atteint par ricochets le mécénat des entreprises ;

o La contestation sociale contre les grandes entreprises des années 90.

Le mécénat revêt alors une coloration plus sociale et se réoriente vers les problèmes publics jugés plus cruciaux. Ce nouveau mécénat est une aide complémentaire aux aides de

18

Page 19: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

l’Etat : il suit les directives quant aux problèmes publics cruciaux ou alors se niche dans les problèmes sociaux délaissés par les autorités.

Plusieurs exemples de ce mouvement : o Fondation France Télécom qui soutient les autistes. Les handicapés sont alors

délaissés par les pouvoirs publics, niche de philanthropie. o Axa Atout Cœur o La fondation de la Générale des Eaux accompagne les chômeurs dans la

création d’entreprise. Elle épouse dans ce cas les priorités des pouvoirs publics.

o La Fondation FACE (Fondation Agir contre l’exclusion), créée à l’initiative de Martine Aubry, est financée par les entreprises pour les demandeurs d’emplois, pour les réinsérer dans le marché du travail.

Au niveau national, ces fondations tendent à une meilleure insertion des exclus dans la

société. Il s’agit de faire du social en se nichant dans les interstices du modèle de la société. Il y a donc une préoccupation pour les exclus de cette société qui ne bénéficient pas de la protection du code du travail ou des procédures collectives puisqu’ils sont durablement exclus de l’emploi.

Au niveau international, ces fondations tendent à aider les populations en proie à des malheurs divers : catastrophes naturelles, sanitaires, guerres civiles etc. Elles ne révèlent pas des catastrophes mais se greffent à d’autres associations.

Ce mécénat entrepreneurial représente une part infime du chiffre d’affaires des entreprises mais permet des relations interpersonnelles entre les entreprises et les associations philanthropiques marquées par une loyauté réciproque (argent versé à temps, etc.). Ce lien rompt avec l’anonymat du soutien public et le formalisme de l’administration. Mais la plus grande contrepartie pour les entreprises est de pouvoir raconter de « belles histoires » incarnées, qui suscitent une immédiate sympathie envers l’entreprise qui a soutenu cette cause.

- L’essor d’un mécénat de « solidarité » consécutif à la montée de la contestation sociale durant les années 1990 – 2000

Une nouvelle prise de consistance de ce mécénat social a lieu dans les années 2000

avec les nouvelles contestations sociales : entre autres, l’émergence de mouvements altermondialistes, des critiques des mouvements contre la libéralisation à marche forcée. La mobilisation des jeunes, notamment avec les émeutes urbaines de 2005, attire aussi l’attention sur la jeunesse précarisée française.

Ce nouveau mécénat de solidarité se réoriente donc vers les causes sociales. Le nouveau but structurel est d’aider les plus démunis à s’aider eux-mêmes. Il vise à potentialiser les personnes et suppose des engagements réciproques des bénéficiaires qui sont ainsi responsabilisés.

Par exemple l’association « Talent des cités » très largement soutenue par des entreprises, la fondation SFR pour l’égalité des chances, la fondation EDF ou la fondation Safran.

Au niveau international, ces nouvelles fondations entendent rompre avec la dépendance sans réel succès. Les actions des entreprises (création de dispensaires, d’écoles etc.) restent ancrées sur un modèle assez paternaliste. Par exemple, la Fondation Total compte

19

Page 20: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

le plus gros budget de mécénat d’entreprises en France et offre son soutien à des équipes médicales pour les personnes atteintes du VIH en Afrique.

Le but est donc de privilégier l’égalité des chances par rapport à l’égalité des conditions matérielles. Ce mécénat est donc un projet plus global de préservation de la cohésion sociale en accord avec l’Etat.

Cependant, il ne se situe pas dans la prévention des problèmes sociaux mais encore dans l’action à posteriori. Ce mouvement vers l’investissement social, s’il avait pu émerger, serait avorté par la dernière réorientation du mécénat entrepreneurial dans années 2000.

- Le déport du mécénat vers des activités relevant du cœur du métier d’entreprise

Ce dernier mouvement s’engage sous l’effet de l’appel à la responsabilisation des entreprises ou RSE (responsabilité sociale des entreprises). Il s’agit de tenter de réduire l’impact négatif de l’activité directe de l’entreprise sur les communautés locales et sur l’environnement. L’attention croissante des actionnaires, agences de notations et gestionnaires sur les activités extra-financières de RSE de l’entreprise renforce considérablement leur importance.

Pour les entreprises, le but de ces actions est d’amoindrir les contrôles des pouvoirs publics en prenant des mesures en interne et de faire valoir une préférence pour la « soft law ». Ce mouvement tend à brouiller la frontière entre contribution volontaire des entreprises et contribution obligée par les pouvoirs publics.

Par exemple le soutien de BNP Paribas au micro-crédit vise, au-delà des buts philanthropiques, à conclure de nouveaux marchés avec les plus pauvres.

Trois situations se créent finalement :

- Une frontière stricte entre RSE et activités de l’entreprise est définie. - Une sédimentation se fait entre les actions sociales préexistantes et les nouvelles, ces

nouvelles activités étant plus en prise avec les métiers de l’entreprise. Par exemple, chez Orange, de nouvelles activités de soutien de l’accès aux ressources numériques ont été mises en place.

- Certains abandonnent complètement l’ancien mécénat social, comme Vivendi, et se réoriente vers des activités sociales plus en lien avec son activité principale. Vivendi s’est ainsi engagé pour l’épanouissement des adolescents grâce à la musique.

Ainsi une frontière se crée entre deux visions du mécénat entrepreneurial :

- Soit les entreprises tentent de faire de bonnes choses pour de mauvaises raisons, ce qui revient finalement à donner un emballage marketing plus attractif aux activités classiques de l’entreprise.

- Soit les entreprises continuent de faire de bonnes choses pour de bonnes raisons en tentant de concilier intérêt général et intérêt particulier de l’entreprise.

Il est difficile à l’heure actuelle de dire quel chemin va être pris. Sylvain Lefèvre - La philanthropie, entre capitalisme et action publique. Retour sur les dilemmes de quelques fondations nord-américaines

20

Page 21: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Cette communication vise à donner un aperçu de la situation de la philanthropie au

Québec pour pouvoir apprécier les dilemmes actuels auxquels elle doit faire face. La configuration spécifique du Québec

Le Québec apparaît, par rapport au reste du Canada et aux Etats-Unis comme le « mauvais élève » en termes de quantité de dons moyenne et en nombres d’associations philanthropiques.

Comment expliquer cette réputation qui se vérifie, somme toute, dans les faits? - Au Québec la force de l’Etat social est importante et a permis une rhétorique des

« vases communicants ». L’Etat met plus de fonds dans la philanthropie rendant les dons privés moins nécessaires. Aussi critiquable que soit cette rhétorique elle est néanmoins très présente même au près des acteurs de la philanthropie.

- L’héritage de l’Eglise catholique aurait aussi créé un monopole de la charité par l’Eglise par rapport aux traditions protestantes, des Etats Unis notamment, qui auraient su créer un étau de la responsabilité caritative personnelle.

L’idée du retard à combler est donc présente au Québec. Le gouvernement a donc mis

en place des manœuvres d’incitations fiscales et des facilités institutionnelles pour permettre l’essor de la philanthropie au Québec.

L’influence américaine est aussi une donnée très importante du développement de la philanthropie au Québec ainsi qu’au Canada. Les « barons voleurs » américains ont eu une grande influence. Par exemple, Rockefeller finance la formation des infirmières, dans un entrelacement très précoce avec les pouvoirs publics. Carnegie va contribuer à créer en 1957 le Conseil des Arts qui va structurer par la suite l’action des pouvoirs publics dans le domaine de l’art.

Dans les années 1920-1930, Rockefeller va financer la venue de l’économiste Leonard Marsh pour les premières études sur le chômage à Montréal. C’est la première grande enquête à mettre à jour les ressorts structurels de la pauvreté sur le marché de l’emploi. Elle va à la fois être structurante des sciences sociales au Canada et détruire les préjugés de la paresse ou de l’incapacité comme explication du chômage. Bien que désavoué par McGill, alors très conservatrice, Marsh va produire, à la suite de cette étude, l’équivalent du rapport Beveridge au Canada, qui est la base de la sécurité sociale au Canada. Une grande avancée de l’Etat fédéral a donc été financée par un financement privé. A nouveau la frontière se brouille entre le privé et le public. J.W McConnell est un exemple type de l’acteur multi-positionné. A la fois gouverneur de McGill, homme d’affaires et protestant fervent. Sa fondation McConnell monte des campagnes de philanthropie pour le financement de la guerre à la fois pour les emprunts et même pour la formation des pilotes de guerre par exemple. La force du patriotisme des philanthropes explique cet activisme philanthropique en temps de guerre. Spécificité de la trajectoire historique québécoise :

Alors que le Canada prend un tournant social-démocrate marqué après la Seconde Guerre mondiale, au Québec un Etat minimal, au pouvoir autoritaire très fort, est présent.

- Le pouvoir de l’Eglise catholique est très fort et l’Etat avait jusque-là sous-traité les questions sociales auprès d’elle.

21

Page 22: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

- Avec la montée d’un anticommunisme très fort, les politiques sociales vont être re-centralisées vers l’Etat pour repousser le communisme. On parle, pour ces années 1960 à 1980, de « révolution tranquille » de l’étatisation du social.

- Dans les années 1980-2000, la crise de l’Etat Providence va mener à une nouvelle sous-traitance par contractualisation des politiques sociales avec le secteur communautaire.

- Dans les années 2000, naissent les premières grandes fondations francophones parallèlement à l’essor global du nombre de fondations philanthropiques. Les fondations philanthropiques sont à la fois plus nombreuses et plus puissantes qu’auparavant.

Les dilemmes actuels :

- Comment se positionner face au capital ? - Comment se positionner par rapport à l’action publique ?

Ces deux questions sont envisagées grâce à deux associations représentatives des deux

types de fondations présents au Québec :

- La Fondation Lucie et André Chagnon

Créée en 2000, il s’agit d’une fondation francophone. Elle nait d’une fortune industrielle familiale et se légitime par un discours de connaissance dans les affaires et donc de compétences dans la philanthropie. Les actions s’orientent vers l’investissement social sur les causes premières de la pauvreté. Le but étant de prévenir les dépenses futures en intervenant en amont dans la petite enfance.

- La fondation Béati

Il s’agit d’une fondation plus petite et fondée sur un modèle de « vieille philanthropie ». Une femme anonyme, catholique fervente, a donné l’intégralité de son héritage à cette fondation. Elle se fonde sur une philanthropie du changement social. Il est particulièrement remarquable que la décision d’allocation des fonds n’appartienne pas aux donateurs mais aux bénéficiaires. Un comité représentatif des milieux financés décide donc des allocations. La fondation s’inscrit donc dans une lutte pour des changements structurels de défense et de conquête des droits grâce à une grande complicité avec les milieux soutenus.

Que faire du capital ? Le capital initial est bien sûr placé et ses fruits distribués au fur et à mesure dans

divers projets. Au Canada, 3% des placements doivent être distribués en dons. Une contradiction apparaît parfois entre les fonds placés et les buts de la fondation. Aux Etats Unis récemment, la Fondation Gates avait été critiquée pour ses placements dans des énergies fossiles.

La Fondation Béati s’intéresse beaucoup là où son capital est placé, et s’assure d’intervenir dans les assemblées des entreprises où le capital est placé, dans une politique d’interventionnisme actionnarial. A l’inverse, la fondation s’assure du minimum de légitimité de ses placements.

Ce débat est très important aux Etats Unis et se divise entre deux. Ceux qui voient dans la finance une solution en soi. Ces placements permettraient d’aller au-delà des simples donations, pour donner de l’ampleur à la philanthropie grâce à des placements dans des fonds

22

Page 23: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

de pensions par exemple ou grâce à des prêts etc. Le but est de redéployer ces outils financiers pour mieux les employer. A l’inverse, le mouvement contraire perçoit le capital comme une barrière au développement. Des livres très polémiques sont apparus aux Etats Unis, publiés par les enfants de ce 1% le plus riche de la population, qui essaient de se réapproprier le capital familial pour pouvoir le redistribuer autrement. Ils emploient ouvertement le terme de « suicide de classe » pour qualifier leur action, et voient dans la concentration du capital une barrière majeure au développement égalitaire.

Quelle relation avec l’Etat ? La Fondation Lucie et Chagnon va signer des « PPP », ces partenariats publics privés qui émergent au Canada dans les années 2000. Ils permettent une cogestion fondation/Etat pour rassembler des montants très importants. On assiste à une privatisation des politiques sociales qui va de pair avec une étatisation de la philanthropie. La Fondation Béati à l’inverse souhaite un Etat qui redistribue mais à travers la fiscalité, qui doit rester le premier outil de la justice sociale. Ces deux fondations s’opposent donc sur la manière de mener l’action publique.

Une coalition temporaire surprenante entre ces deux modèles de fondations s’est cependant mise en place récemment pour lutter contre les politiques de rigueur et d’austérité. Cette coalition tend à créer un outil de mesure de l’impact en termes d’inégalités sociales des politiques actuelles. Cette nouvelle coopération vient brouiller les clivages entre les fondations. Questions : → Francis Charhon Directeur Général de la Fondation de France à Michael Zemmour

Parler d’un « coût » de la déduction fiscale revient à traiter cela comme une perte uniquement à l’aube de l’économie. Ce regard est culpabilisant et politique, alors qu’il s’agit plus d’un investissement social, d’une rentabilité future plutôt que d’une perte sèche. Il est important de prendre le système à l’envers et non pas de partir de la fiscalité. Michaël Zemmour : L’étude est basée sur un raisonnement économique à partir des politiques publiques. L’outil est la fiscalité, or c’est le législateur qui raisonne en termes de coûts. → Béatrice de Durfort Déléguée Générale de Centre français des Fonds et Fondations à Michael Zemmour

Le secteur de la philanthropie est en outre sujet à des impôts que d’autres non pas ou alors est exclu d’autres régimes avantageux comme le CICE. Michael Zemmour : Le bilan global intégrant en plus les impôts serait intéressant effectivement. Les associations sont aujourd’hui dans une logique concurrentielle, notamment dans le contexte européen : il y a une fiscalité dérogatoire pour aider à la compétitivité des associations. Des subventions seraient envisageables aussi. Actuellement, il n’existe pas de réponse claire sur quelle méthode est la plus efficace.

23

Page 24: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

→ Etudiant du Kings College à Sabine Rozier Le contexte de crise de 2008 a-t-il eu un impact sur le mécénat des entreprises ? Quel degré d’autonomie de gouvernance ont les fondations d’entreprise par rapport à la maison-mère ? Comment le choix est-il fait des organisations financées ? Les populations visées sont-elles inclues dans la gouvernance des fondations ? Sabine Rozier :

Les directions des fondations sont de plus en plus intégrées dans les politiques de RSE (responsabilité sociale des entreprises). Il y a une perte actuelle de liberté avec l’obligation de faire des « reporting » de façon incessante. L’organisation des fondations est liée à l’histoire de la fondation, du groupe, des différentes fusions ou autres. Il existe plus ou moins de coordination du mécénat à l’échelle du groupe.

Généralement, les fondations sont en fait des fondations distributives. Elles attribuent des fonds ou des savoirs faires à des associations et ce sont elles qui vont décider d’intégrer ou non les personnes visées dans les décisions d’allocations de ressources, de construction de projets etc. Une exception peut être faite pour les fondations qui délèguent leur gérance à la Fondation de France, par exemple, qui elle, essaie d’intégrer les bénéficiaires aux décisions. De plus, une fondation, contrairement à une association, ne fonctionne pas sur le modèle « un homme égal une voix », mais sur le modèle de répartition proportionnelle des droits de vote par rapport aux parts sociales. L’argent distribué par les fondations dépend donc du conseil d’administration de celle-ci, ces décisions sont donc secrètes et dépendent de la répartition des apports.

La philanthropie : objet d'enquête (15h15-16h45) Daniel Benamouzig, Henri Bergeron, Aurélie Segret - Le rôle des acteurs philanthropiques dans le développement des soins palliatifs en France : le cas de la Fondation de France

Il s’agit d’une étude financée par la Fondation de France. La Fondation, au-delà de l’apport de fonds, a aussi permis l’accès à des personnes et à des archives. La Fondation avait été motivée par la crainte devant certaines études de Bercy qui auraient montré que les dons auraient lieu même sans les déductions fiscales actuelles. Il y avait donc un souci de la Fondation d’objectiver et d’identifier la contribution des acteurs philanthropiques dans les politiques publiques.

Le soutien aux soins palliatifs était intéressant car il avait été mené à son terme, et constituait par ailleurs un sujet suffisamment limité pour pouvoir être documenté empiriquement et enquêté en 18 mois. Les résultats présentés aujourd’hui sont intermédiaires.

Le projet étudié a été mené de 1992 à 2013 par la Fondation de France. Au fil de ces années, les soins palliatifs sont devenus le modèle dominant de gestion de la fin de vie en France. Ils ont été institutionnalisés et reconnus par les pouvoirs publics. Il existe une littérature très dense sur les soins palliatifs, mais pas sur le rôle des acteurs philanthropiques dans le développement des soins palliatifs. Cette étude s’inscrit néanmoins dans un essor actuel de la littérature portant sur la philanthropie.

24

Page 25: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

L’étude menée compte trois objectifs majeurs :

- Analyser les ressorts des acteurs des soins palliatifs ; - Qualifier le rôle de la Fondation de France ; - Analyser les mécanismes d’action de la Fondation.

Trois principaux matériaux ont été utilisés :

- La littérature académique - Les archives de la fondation de France : entre 1987 et 2012. Dépouillement complet

des archives et sélection des documents intéressants. - Les entretiens qualitatifs et semi directifs avec :

o Des professionnels des soins palliatifs (médecins et infirmières à la fois pionniers ou issus des nouvelles générations),

o Des bénévoles des acteurs associatifs des soins palliatifs (qui sont pour certains aussi des professionnels),

o Des acteurs institutionnels des soins palliatifs, o Des acteurs de la Fondation de France et autres acteurs philanthropiques de

structures philanthropiques plus récentes, o Des personnalités politiques.

I. La construction du mouvement des soins palliatifs

L’essor des soins palliatifs s’inscrit dans un contexte particulier :

- Le mouvement est issu du monde anglo-saxon. Il est arrivé de manière tardive et assez marginale en France dans les années 1970. Dans les années 1980, se met en place un mouvement social et militant pour les soins palliatifs dont les revendications sont en affinité avec les valeurs de la Fondation de France.

- Dans un contexte de remise en cause de la médecine techniciste et de ses effets sur la perception de la mort comme un tabou par le mouvement des soins palliatifs. Cette peur de la mort, perçue comme l’échec de la médecine par les médecins, mène à l’abandon des malades en fin de vie, un abandon dans la souffrance à la fois physique, psychique, familiale etc.

- Le mouvement contre l’acharnement thérapeutique et contre l’euthanasie. Les soins palliatifs se sont construits contre ces pratiques. La Fondation de France a gardé une position prudente par rapport à l’euthanasie. La Fondation est en effet totalement indépendante des dons publics et est donc très dépendante des dons des particuliers, des financements privés. Les donateurs de la Fondation restent en majorité catholique. Le facteur religieux façonne donc l’identité des soins palliatifs, à son origine pour le moins.

II. Le rôle de catalyseur de la Fondation de France

L’affinité des idées de la Fondation avec les revendications des soins palliatifs peut expliquer l’engagement de la Fondation au côté des mouvements pour les soins palliatifs. Dans les années 1980 survient la première reconnaissance publique des soins palliatifs mais sans l’octroi de moyens financiers associés. Dans les années 1990 ce problème persiste.

Le rôle de la Fondation est donc important dans ces années. Il est d’abord financier par un rôle pionnier alors que peu ou pas de fonds étaient engagés dans ce domaine par des acteurs publics ou privés. Il y a eu aussi un soutien organisationnel aux professionnels des

25

Page 26: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

soins palliatifs. D’autre part, la Fondation a soutenu la création d’unités de soins palliatifs dans les hôpitaux mais aussi d’équipes mobiles de soins palliatifs. Plusieurs millions d’euros ont donc été investis par la Fondation entre 1992 et 2013. Les professionnels des soins palliatifs connaissent et reconnaissent ce rôle.

La Fondation a aussi joué un rôle d’incubateur de projets innovants. Il ne s’agissait pas, pour certains projets, de financements à long terme mais de financements visant à être relayés par les pouvoirs publics. Un mouvement à la recherche de légitimité catalysé par la Fondation de France

Le mouvement souffre d’un manque de crédibilité scientifique dans les années 1990, les soins palliatifs sont considérés comme une « sous-médecine » très peu technique. La Fondation a aidé à légitimer le mouvement des soins palliatifs en participant à une stratégie de professionnalisation (formation de soignants et bénévoles, soutien à la mise en place de congrès, de revues scientifiques pour « scientifiser » la réflexion relative aux soins palliatifs,…). Le financement de projets par la fondation a été parfois conditionné à l’organisation par les bénéficiaires de ces congrès. La Fondation de France est apparue comme un label, un gage de sérieux. Elle détient un capital symbolique, une image permettant de rendre plus sérieux les soins palliatifs. Ce point ressort beaucoup des entretiens avec les pionniers du mouvement des soins palliatifs. Une laïcisation progressive des soins palliatifs

Ce mouvement a longtemps été étiqueté comme religieux et la Fondation a aussi participé au processus de légitimation par la laïcisation engagé par le mouvement des soins palliatifs.

L’ouverture à toutes les religions et aux non-croyants aux soins palliatifs fut une première étape. Un changement de vocabulaire a aussi eu lieu par le recours au vocabulaire de l’éthique qui a remplacé certaines expressions comme le « mourant », terme connoté religieusement remplacé par le malade en fin de vie. Une véritable conversion des valeurs à la laïcité s’est effectuée.

Le label même de la Fondation laïcise aussi car la Fondation est neutre, elle n’est pas affiliée à un mouvement religieux. La Fondation a donc effectué une importante gestion de réputation par rapport à ses nombreux donateurs religieux. Pourquoi employer l’expression de catalyse ?

La définition première du terme a trait au domaine de la chimie. Il s’agit de l’augmentation de la vitesse d’une réaction par l’ajout d’une substance sans pour autant l’avoir initiée, ni en modifier le sens d’évolution, ni la composition, ni en changer le résultat final. C’est bien l’hypothèse de cette étude à propos de la Fondation de France qui aurait contribué à accélérer le mouvement des soins palliatifs sans en changer ni le résultat final, ni l’avoir initié.

Mais la Fondation tient un rôle feutré dans les années 2000 principalement puisque les pouvoirs publics s’emparent de la question à cette époque. La loi du 9 juin 1999 reconnaît les soins palliatifs et en fait un enjeu de santé publique. Un plan national de développement des soins palliatifs est mis en place de 1999 à 2001 pour une enveloppe budgétaire de 57 millions de francs. Ces plans vont connaître une certaine continuité puisque qu’en 2002 et 2008 des plans sont remis en place pour des sommes à chaque fois plus importantes (35,82 millions d’euros pour le plan 2002-2005 et 230 millions d’euros pour le plan 2008-2012). Ainsi l’importance quantitative des sommes de la Fondation apparait relativement moins structurante comparativement à l’investissement public. De plus, il est notable

26

Page 27: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

qu’aucun des acteurs des pouvoirs publics n’a reconnu au cours des entretiens le rôle de la Fondation de France, que ce soit de manière spontanée ou à la suite d’une question. Enfin, de nouveaux acteurs philanthropiques se sont saisis de la question à partir des années 2000. La Fondation a donc opéré un désengagement progressif jusqu’à la clôture définitive du projet. Tommaso Vitale - Foundations and Regulation by Incentives of European Policies targeting Roma” La communication vise à présenter les résultats intermédiaires d’une étude sur les programmes développés par les villes européennes pour l’intégration des Roms, par l’étude d’un cas très spécifique et très petit, d’un projet expérimental de logement Roms en Slovaquie. La problématique est celle d’une hypothèse qu’il s’agit d’infirmer ou de confirmer. Cette hypothèse est celle d’un rôle de contestation des fondations vis à vis des politiques publiques. Cette contestation se met en place en trois étapes :

- Le changement de référentiel lié à des nouvelles idées ; - L’importation de modèles d’un monde à l’autre ; - La mise en place d’une stratégie pour promouvoir ces modèles dans l’action publique.

Il y a donc une très forte capacité d’apprentissage des fondations par l’expérimentation, mais aussi très forte sélectivité rendue nécessaire par cette réflexivité des fondations sur leurs activités. Cette problématique mène donc à deux questions de recherche : Quels sont les éléments qui font la cohérence de ces stratégies de contestation par innovation ? Pourquoi cette cohérence ? Etude de cas : Il s’agit d’un cas très petit, aux effets très limités, mais très réputé. C’est un projet au faible capital physique mais au grand capital symbolique. Concrètement, il s’agit d’un projet de micro-crédits pour le logement dans les banlieues de Bratislava intitulé Building Hope. Ce projet d’ETP Slovakia a reçu le Civil Society Prize of the European Economic and Social Committee in Brussels (EESC) en 2014. Ce n’est pas un projet ethnique destiné aux Roms, mais c’est un projet qui intervient dans une zone géographique peuplé à 80% de Roms. Il est très typique des projets envers les roms dans cette région mais il est en plus un projet « 3E » autrement dit soutenable sur le plan économique et énergétique. Le projet n’a affecté que six familles dans sa phase finale. Plusieurs critères d’éligibilité ont été mis en place :

- niveau de revenu bas mais situation d’emploi ou de recherche active ; - absence de précédent pénal ; - résidence depuis au moins 5 ans dans le quartier concerné ; - enfants scolarisés ; - pas d’impayés ou de retards dans des paiements ; - maison propre, bien tenue ; - bonnes conditions de santé ;

27

Page 28: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

- être actif dans la communauté Rom ; - être ouvert à ce type de programme.

Première étape : « saving program » Les familles sélectionnées reçoivent une somme d’argent qu’elles peuvent utiliser mais, à la fin de l’année, cette somme doit être présente sur le compte bancaire en son intégralité. Le but est de tester les capacités d’épargne. Alors seulement, ils reçoivent l’argent pour construire la maison. Cette première étape a concerné près de 800 familles. Deuxième étape : construction par micro crédit Les familles sélectionnées reçoivent 6000€ en matériaux de construction, ainsi qu’un support d’expertise (architectes, etc.) et le titre de droit de propriété sur un terrain. Ce titre est payé par la municipalité et les 6000€ sont un prêt à restituer sous dix ans avec un taux d’intérêt avantageux de 3%. Les familles avaient uniquement le droit de construire des modules de maisons très respectueux de l’environnement, maisons qui pouvaient grandir au fur et à mesure. L’argent distribué était suffisant pour un module de 25m°2 et le projet permettait de construire une maison allant jusqu’à 75m°2 sous condition de respect des normes et de collecte des fonds directement par les familles. Les fonds furent attribués à travers ETP Slovakia par :

- The American Charity Organizations - The Swiss Financial Mechanism - The Open Society Foundation

Il s’agit d’une très petite expérimentation mais d’un très fort investissement non pas en terme de fonds apportés, qui furent minimes, mais en termes de coordination pour réaliser le projet. L’intérêt de ce cas pratique est multiple :

- Ce projet immobilier est intrinsèquement lié au travail social. L’apprentissage de l’épargne est une condition du micro-crédit.

- « learn without talking » : pas de mise en place classique de groupes de paroles mais instauration d’un mécanisme d’apprentissage par la pratique des attitudes économiques d’un bon citoyen libéral.

- « incentives to learn » par la valeur de la propriété privée, de la responsabilité individuelle et de la prudence financière. Le projet utilise des mécanismes d’apprentissage par les incitations.

Ce projet, après avoir été primé, a ouvert une réflexion sur les incitations individuelles. Des questions émergent de la théorie classique du principal agent : les agents auraient-ils abouti au même résultat sans cet argent ? Aurait-il fait quelque chose d’autre avec cet argent sans les incitations ? Le processus a-t-il sélectionné uniquement les « meilleurs » de la communauté de telle sorte que, finalement, ils n’ont pas eu à évoluer dans leurs comportements pour devenir de bons citoyens libéraux ? Ce programme n’a pas été lancé au hasard par la Fondation Open Society. La Fondation souhaite changer et vérifier les investissements des dix dernières années. Pour elle, il s’agit d’une réflexion non pas sur la participation et l’intégration des Roms, mais plus sur la sociologie politique de la participation des Roms. Les incitations collectives permettent

28

Page 29: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

de faire intégrer un comportement à une communauté. Ce programme est aussi une réflexion sur les incitations symboliques. Elles font en effet gagner de la réputation et du respect aux personnes concernées. Les incitations ont une dimension symboliques et pas seulement une fonction de « steering », de diriger quelqu’un vers un comportement. De plus, cette fondation organise non seulement des projets, des appels d’offres mais surtout des programmes cofinancés avec les pouvoirs publics. Ils souhaitent actuellement l’ouverture d’un institut européen financé par commission et conseil pour la culture des Roms. Retour sur l’hypothèse de départ Il y a bien un désir de contester l’action publique via l’innovation. Le nouveau référentiel est celui des incitations collectives. Le modèle importé des politiques économiques libérales aux politiques sociales est celui du bon citoyen libéral. Enfin, il y a un désir d’orienter les politiques publiques vers l’utilisation des incitations collectives pour aboutir à internaliser le comportement souhaité dans la communauté Rom ainsi qu’à améliorer la qualité de la réputation symbolique de cette population. Nicolas Duvoux - Philanthropie, pauvreté et territoire : une analyse par la réception des usagers dans les quartiers pauvres de Boston Cette présentation suit directement celle de Tommaso Vitale. En effet, le lien entre philanthropie et politiques sociales aux Etats Unis a été totalement reconfiguré durant dans les trois dernières décennies et s’est recentré sur une activation de la participation des pauvres aux programmes de soutien, à des exigences de conditionnalité des aides. L’importance de la dimension symbolique des incitations, plus que des dimensions matérielle et financière, permet de comprendre que cette conditionnalité permet de rendre un respect, une réputation aux bénéficiaires de ses aides, qui ne sont plus perçus comme simplement assistés. Il s’agit de déplacer le curseur de l’incitation. Cette communication tend à étudier l’effet d’une action philanthropique du point de vue des usagers. Il y a un gain analytique dans cette démarche qui révèle des caractéristiques du lien social aux Etats-Unis. Il existe aussi un enjeu politique de la philanthropie pour la démocratie. Il n’existe pas d’évidence sur la reddition de compte des philanthropes aux donateurs et au public. Cet aspect est d’autant plus important aux Etats-Unis que la philanthropie est très importante dans la redistribution alors que les richesses tendent à se concentrer. Méthodes : Il s’agit d’une observation ethnographique accompagnée d’entretiens auprès d’une fondation indépendante (Fondation pour le Rêve Américain) dans les quartiers afro-américains de Boston qui lutte contre la pauvreté urbaine. Cette étude, financée par

29

Page 30: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

l’Université Paris Sorbonne, la CNAF (Caisse nationale d’allocations familiales) et Caritas, a déjà fait l’objet de publication4. Il s’agit ici d’en relever quelques points majeurs. Qu’est-ce que nous apprend la philanthropie sur le lien social ? Les Etats Unis ne sont pas une société individualiste. L’individualisme aux Etats Unis se traduit, il est vrai, sous différentes formes bien connues : rejet de l’Etat dans l’économie, primauté de l’individu sur le groupe, responsabilité comme cause de la pauvreté au détriment de l’injustice ou du chômage, etc. Mais, des correctifs importants existent comme la prééminence de la religion ou l’importance de la philanthropie qui est stable dans le temps et essentielle dans la redistribution. Le volontarisme n’est pas politique au sens d’un changement de réalité, mais il considère l’individu comme la cellule de base de la société dans laquelle cet individu entre volontairement. Il s’agit de percevoir les différences d’articulation entre le particulier et le collectif aux Etats Unis par rapport à la France. Il ne suffit pas de considérer que la société américaine est simplement moins collective qu’en Europe mais d’en remarquer l’articulation différente. Quel est le rôle spécifique de la philanthropie dans le contexte néo libéral ? La période est caractérisée par un démantèlement quasi systématique des droits sociaux des personnes en situation précaire, notamment par la réforme de l’assistance de 1996. Ce mouvement va de pair, bien que ce soit moins souligné, avec une délégation des services sociaux aux acteurs privés, une intermédiation des acteurs privés au niveau local. Aujourd’hui, les populations doivent agir pour obtenir les aides, il n’existe plus de droits sociaux ou de bureaucratie. Cette transformation a donné une consistance à l’alliance entre les conservateurs et les libéraux dès les années 1970 pour stabiliser les déductions fiscales pour la philanthropie. Cette alliance a permis la stabilité de la philanthropie grâce notamment à un statut fiscal unique pour ce secteur. Malgré la stabilité de cette coalition, la construction identitaire de la philanthropie s’est faite contre l’Etat. Dans ce contexte néo libéral et de concentration des richesses, deux phénomènes particuliers à la période apparaissent :

- La lutte entre les différents secteurs des élites économiques (finance contre industrie) au sein de la philanthropie.

- Les « barons voleurs » du début de la philanthropie étaient extrêmement impopulaires et les premiers philanthropes tendent à se racheter une réputation. A l’inverse, les grandes fortunes ont par la suite profité d’une supposition de compétence et de légitimité pour intervenir dans la philanthropie. Ce constat est cependant de moins en moins avéré. La légitimité des philanthropes est aujourd’hui largement remise en question car ces grandes fortunes n’apparaissent plus seulement comme des donateurs mais comme des décideurs. Bill Gates est aujourd’hui le principal financement de l’équivalent du ministère de l’éducation aux Etats Unis et peut ainsi organiser les politiques publiques de manière directe.

L’étude

4 DUVOUX Nicolas, 2013, "La famille comme cible : cause ou remède de la pauvreté? Conceptualisation sociologique des facteurs culturels de la pauvreté et actions associatives aux Etats-Unis", CNAF, dossier d'études n°166, août 2013

30

Page 31: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Boston est une ville très progressiste. La philanthropie y est plus impopulaire que dans les états républicains. Elle est plus élitiste face à une philanthropie très populaire des Etats républicains. La fondation (American Dream Foundation) a investi une somme importante pour le quartier : 10 millions de dollars sur cinq ans. Cette fondation fait à la fois des appels à projets en offrant des bourses et financent aussi directement des projets. Elle permet donc une implication des financeurs dans la mise en œuvre des fonds. La fondation organise dans ces quartiers de Boston des réunions publiques et structure la vie associative locale. Plus que des apports de fonds simplement comptables, elle a un rôle de coordination des associations. Par des tables rondes, elle réunit des philanthropes et des populations cibles, éliminant ainsi tous les échelons intermédiaires. Le but est de passer d’un état de désorganisation sociale à une communauté qui fait dialoguer ses membres de manière apaisée. Le lien marchand est considéré comme le lien social emblématique vers lequel il faut tendre. La fondation structure aussi le secteur éducatif, les écoles pour les amener à avoir des politiques plus adaptées. Enfin, elle favorise les « small business » puisque la population a, en grande partie, déjà été incarcérée et ne peut, de ce fait, retrouver un emploi stable. C’est avant tout une réponse pragmatique à un élément de long terme de la politique pénale. La fondation est avant tout animée par un désir de soutenabilité des solutions. Aider à s’aider soi-même. Cette idéologie à des effets concrets de structuration de l’action. Le quartier de Boston visé est un des plus pauvres et concentre à la fois la violence inter-personnelle et aussi la violence institutionnelle des pouvoirs publics contre ces populations (même si cette dernière apparaît moins dans les statistiques). Dans les faits, cette population rassemble beaucoup d’afro-américains, même si la qualification raciale n’est pas prononcée. Quelques points de conclusion :

- La scénographie de l’association est un élément de justification de concentration des ressources qui la rend possible.

- Les ressources associatives privées sont la principale source de ressource dont peuvent bénéficier les populations de ces quartiers suite au démantèlement de l’état social.

- Le but est de recollectiviser le lien aux pauvres, par une aide collective par opposition à l’aide de l’Etat individuel et bureaucratique. Joue sur la fonction symbolique des incitations, contre l’aide d’assistance directe qui est perçue comme aliénante et renforçant la dépendance.

- Les habitants qui adhèrent à ce type de démarches sont justes au-dessus des seuils d’éligibilité des aides d’Etat. Ces strates de population sont trop riches pour être aidées par l’Etat et trop pauvres pour s’en sortir par elles-mêmes. Comme tout acteur, la philanthropie trouve donc des ressources dans des niches de population spécifique. Elle profite de petites différences dans les catégories sociales, vues comme homogènes de l’extérieur.

- Enfin la philanthropie contribue-t-elle à la dépolitisation radicale des formes d’actions et la société américaine ? En réalité la forme de mobilisation de la fondation va de pair souvent avec une mobilisation politique : contre les violences de la police par exemple. Les activistes de la fondation sont les même que ceux qui sont engagés politiquement.

Questions → Alexandre Lambelet, à Aurélie Segret et Henri Bergeron :

31

Page 32: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Le terme de catalyseur est très utilisé dans le vocabulaire propre aux fondations qui se revendiquent tous de la « catalyse philanthropique ». Pourquoi avoir choisi ce terme ? Henri Bergeron : Il s’agit d’une catalyse car la Fondation se place bien en accompagnement et non dans une instrumentalisation des soins palliatifs. Le deuxième rôle de la Fondation a aussi été celui d’une passerelle temporelle par une professionnalisation de ce segment médical entre le début des programmes public et la naissance des revendications de soins palliatifs. La philanthropie grâce à ses acteurs multipositionnés est souvent perçue comme permettant de relier les espaces « topographique » entre le privé et le public par exemple, et là elle a aussi permis de relier temporellement. → Sabine Rozier à Aurélie Segret et Henri Bergeron: Le substrat catholique de la Fondation de France est-il aussi présent que l’étude le laisse penser ? Aurélie Segret : La Fondation de France gère sa réputation de façon à apparaître neutre. Mais en même temps, elle a dû jouer sur un double tableau puisque ses donateurs sont majoritairement catholiques et âgés de plus de 50 ans d’où la crainte de la Fondation d’amalgame entre l’euthanasie et les soins palliatifs. L’étude montre donc l’importance de l’économie symbolique des fondations. → Sabine Rozier à Tommaso Vitale et Nicolas Devoux : Que se passent-ils quand les fondations se retirent ? Le coup de projecteur sur une population peut avoir un impact fort sur cette population par exemple par un attachement affectif au projet très fort. Tommaso Vitale : Pour la fondation, ce n’est pas tellement l’idée d’être bénéfique qui prédomine mais plutôt celle de faire primer une expérimentation pour montrer aux pouvoirs publics comment faire les choses. Il s’agit de tester un prototype. Il n’y a pas eu d’évaluations sur la continuité de ces projets car le présupposé même l’exclu en principe. En effet il ne s’agit pas de changer le comportement mais de changer « l’âme » des bénéficiaires. Le temps du projet est calculé pour changer les acteurs, les rendre collectifs, créer une communauté soutenue par des incitations collectives, les rendre libéraux et libres. Les seules évaluations de ce genre de fondations portent sur les programmes qui visent à changer la culture, par exemple par la lutte contre la discrimination. → Nicolas Devoux à Tommaso Vitale La Open Society Foundation est très spécifique, très politiquement marquée. Ce paramètre ne la rend-elle pas plus facilement compatible avec le modèle contestataire que d’autres fondations ? Tommaso Vitale : L’étude de cas n’est en effet pas basée sur du contrefactuel, elle ne met pas en évidence de lien de causalité. L’objectif de l’Open Society est de créer une société libérale. C’est une société militante basée sur un modèle anthropologique précis.

32

Page 33: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

Table-ronde et discussion

Animée par Henri Bergeron Godefroy Beauvallet (Directeur du Fonds Axa pour la Recherche) ; Francis Charhon (Directeur général, Fondation de France) ; Jean-Marie Destrée (Délégué général adjoint, Fondation Caritas France), Béatrice de Durfort (Déléguée Générale, Centre Français des Fonds et Fondations). Que pensent les acteurs de voir les chercheurs se pencher sur leurs métiers? Francis Charhon La Fondation de France a organisé en interne des études sur ce que sont les fondations. Le Centre français des fonds et fondations a été créé par la Fondation de France et, encore très récemment, les deux institutions partageaient les mêmes locaux. Par ailleurs, le but de la philanthropie est effectivement, comme l’a souligné Nicolas Duvoux, de créer avant tout du collectif, de créer du lien social. De plus, comme l’a souligné Vitale Tommaso, la fondation tend à être un fond d’innovation sociale. Il est nécessaire de moderniser les concepts pour mettre à jour le changement des dix dernières années. Béatrice de Durfort Il est très positif pour les fondations que la science se saisisse du sujet de la philanthropie et qu’elle s’en saisisse de manière pluridisciplinaire. Pour les philanthropes il est très instructif d’obtenir un miroir sur leur activité. Permet aux philanthropes de se saisir de nouvelles thématiques, que les acteurs n’ont pas le temps ou les moyens d’approfondir. La refonte du contrat social en France doit passer non seulement par le champ praticien mais aussi théorique. L’Université est aussi amenée à bénéficier de la philanthropie. Godefroy Beauvallet Axa a investi 200 millions d’euros sur deux ans dans la philanthropie dans le monde entier. On est dans le même ordre de grandeur que celui de la refonte technologique de l’entreprise. C’est donc un chiffre considérable bien que minime par rapport au chiffre d’affaires total. Le fond AXA se trouve à l’intérieur du groupe, les fonds alloués représentent donc une ligne budgétaire à l’intérieur de l’entreprise, mais le fond garde une liberté d’allocation. L’étude des affinités entre certains acteurs et certains bénéficiaires est intéressante. Il y’a une construction de la légitimité interne et externe. Le but de faire de la philanthropie pour une entreprise n’est évidemment pas seulement fiscal. Le fond AXA pour la recherche, fait du mécénat mais crée aussi des alliances entre recherche et assurance. Sur le long terme le mécénat des entreprises marquera plus par ce que la recherche en aura dit que ce qu’il aura effectivement accompli. Question : Quel retour démocratique des actions philanthropiques ?

33

Page 34: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

En France, la philanthropie n’a pas encore cette place de véritable remplacement démocratique comme elle peut l’avoir aux Etats Unis avec des fondations qui ont aujourd’hui un poids véritable sur la définition de l’action publique. Néanmoins la philanthropie est aujourd’hui essentielle à l’innovation sociale en France. Godefroy Beauvallet : Les avantages des formes de gouvernance actuelle des fondations l’emportent sur les inconvénients. L’évaluation permanente ferme l’espace de liberté qui est nécessaire à l’exploration et à l’innovation. Béatrice de Durfort : Les fondations reposent sur la confiance. De manière pratique, les apports premiers et renouvelés sont la base des fonds. Cependant beaucoup de fondations fonctionnent aussi grâce à des collectes. Le maintien de la confiance est donc nécessaire à la survie des fondations. De plus les fondations ne sont pas les donneurs d’ordres uniques d’un projet, ou alors uniquement au démarrage du projet. En fait, le secteur des fondations est peut-être plus anxieux à propos du retour démocratique de légitimité que les collectivités publiques. Francis Charhon : La question du retour démocratique intervient à deux niveaux : celui de la gouvernance et celui de l’objet social. Sur ce deuxième axe, le terrain est glissant. Qui décide de l’objet social des fondations ? Mais alors qui décide de l’utilité publique poursuivie par l’action sociale publique ? La bureaucratie publique pose aussi une question démocratique. Sur le contrôle de l’utilisation des fonds dans une fondation, il y a effectivement un contrôle inévitable des donateurs, comme l’a remarqué Béatrice de Durfort. Cette question du retour démocratique rejoint finalement la question plus large de la place de l’action privée dans le domaine public. Intervention d’Elisa Chelle L’assimilation entre démocratie et élection est totale aujourd’hui en France. Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi dans l’espace et dans le temps. Il est possible de renverser l’action philanthropique pour en faire une action démocratique. Aux Etats Unis, la philanthropie des plus riches est perçue comme un instrument de la démocratie puisqu’elle vise à rétablir l’égalité entre les citoyens. La philanthropie est un moyen de dégager la démocratie du « corset » électoral pour lui rendre cet aspect d’engagement volontaire, de ce qui se nomme aux Etats-Unis « l’individualisme démocratique ». La philanthropie n’est pas intrinsèquement opposée à la démocratie. Intervention de Sylvain Lefèvre La reddition de compte fiscale et monétaire au gouvernement est différente de la reddition de compte « relationnelle » envers les citoyens les donateurs etc. Il s’agit de justifier de tout ce qui circule au-delà de l’argent dans ces fondations.

34

Page 35: Compte-rendu de la journée philanthropie à la...Paris Cité) et des deux axes du LIEPP (politiques sociofiscales, politiques de la santé) sont - un ancrage propice à ces travaux

D’autre part les associations et fondations manquent de personnel aujourd’hui pour effectuer ces comptes. Peut-être le milieu académique a-t-il un rôle à jouer dans la construction de ces comptes ? Francis Charhon : L’Etat n’apporte aujourd’hui que de l’aide individuelle. Les citoyens recherchent une nouvelle forme de civisme, au-delà des élections, par la création de nouvelles collectivités, communautés civiques. Les fondations visent souvent à refaire le lien entre les politiques publiques et ces nouveaux groupes, dans un mouvement de lutte contre la fracture politique en France entre le peuple et les élus. L’Etat, comme le montre son soutien grandissant aux actions philanthropiques, perçoit cette complémentarité entre l’action publique et l’action privée, qui permet ce raccrochage avec l’action civile. Godefroy Beauvallet : Le fonds d’AXA est complètement intégré dans l’entreprise et intervient notamment à l’assemblée générale de l’entreprise. Il y a donc un pilotage visible du fond, alors que la séparation juridique du fonds peut conduire à une certaine opacité, à une distinction entre les objectifs du fonds et de l’entreprise. De plus, le fonds tente de contribuer au débat public en intervenant dans des colloques, dans des débats sur les réformes etc. Jean-Marie Destrée Les fondations ont la possibilité de faire émerger des sujets dans le débat public. La fondation Caritas par exemple interpelle sur la solitude grandissante des personnes. Il y a une utilisation de leur poids moral par les fondations pour faire remonter des problématiques.

35