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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 403 Ce qui tue le travail, F. Ginsbourger. Michalon, Paris (2010). 188 pp. « Jamais les spécialistes du travail n’ont eu l’audience qu’ils ont aujourd’hui sur la scène publique. Ils sont tout occupés à expliquer le comment, analyser les raisons ou à disséquer les causes de ce qu’ils voient comme une “crise du travail”. Or, simultanément, jamais les acteurs des organisations n’ont eu aussi peu d’emprise sur ce qui organise, ou plus exactement sur ce qui leur permettrait d’organiser leur travail et à travers lui leur relation, directe ou indirecte, d’utilité et à Autrui » (p. 23). C’est ainsi que peut se résumer la thèse défendue par Francis Ginsbourger dans cet essai stimulant paru au début de l’année 2010. Le paradoxe interpelle observateurs comme acteurs des relations de travail. La justesse du diagnostic se fonde sur l’expérience de l’auteur comme consultant et expert auprès des instances de représentation du personnel, véritable passeur entre le monde du savoir et celui de l’action. La portée de l’argumentation tient d’ailleurs au fait que l’ouvrage emprunte simultanément à deux registres d’écriture : le témoignage, ce que l’auteur nomme « retour d’expériences » et qui s’illustre par les cas présentés dans les sept chapitres qui le composent, et l’essai, marqué par la vigueur des interpellations et les nombreuses questions qui émaillent le texte. Il convient de parler ici d’essai incarné. Francis Ginsbourger entend dénoncer les effets délétères d’un ensemble de catégories de pensée avec lesquelles le travail est aujourd’hui appréhendé. En ligne de mire, deux notions sont suffisam- ment fondamentales pour asseoir l’ambition du propos : le coût du travail et la souffrance au travail. Ces notions, qui connaissent un succès incontestable dans les publications scientifiques, les médias et parmi les acteurs sociaux eux-mêmes, fonctionnent dans la pratique comme des prêt-à-penser universels. Elles empêchent d’agir sur les problèmes rencontrés dans les relations de travail, tout en donnant le sentiment d’avoir agi. Elles ne disent rien de la singularité des situations de travail rencontrées, quand elles donnent l’impression d’avoir identifié les causes du problème. Bref, elles opèrent des « réductions du travail » (p. 15) qui aboutissent à un aveuglement généralisé et à une « gestion catégorique » (p. 25) pétrie d’effets pervers quand les solutions apportées conduisent à renforcer les causes du mal. Pour le dire brièvement, ces différentes catégorisations, théoriques et pratiques, conduisent, sur un plan cognitif, à un oubli du travail, de ses exigences et de son organisation et, sur le plan pratique, à ne pas modifier le « pouvoir d’organisation », en faisant comme si le travail n’était pas objet de débats et de controverses. L’hypertechnicisation de la prévention des risques psychosociaux est ici dénoncée. Les gestionnaires font encore comme s’il n’existait qu’une seule solution rationnelle qui devrait s’imposer à tous, à partir du moment elle se fonde sur des théories, des catégorisations, des outils de mesure et des modes d’intervention cohérents. Si les notions de coût et de souffrance entretiennent les effets pervers de la gestion catégorique, elles conduisent aussi la critique qui s’en inspire à des impasses pratiques. La première amène, selon l’auteur, à se perdre dans une dénonciation stérile de la financiarisation du capitalisme contemporain et une négociation des indemnités de licenciement. La seconde aboutit à la mise en cause de l’aliénation dans le travail et à une appréhension des relations de travail à travers le prisme individualisant du couple personnalité perverse/victime. Francis Ginsbourger développe ainsi une critique de la critique dont l’objectif est suggéré par le titre de l’ouvrage : substituer à l’apocalyptique « travailler tue » une déconstruction pragmatique de « ce qui tue le travail ». Un tel renversement de perspectives stimule la réflexion à un moment le registre de la plainte et de la dénonciation, tant apprécié des médias, s’impose progressivement comme une forme légitime de production du savoir en sciences sociales. Il faut ici saluer une initiative qui interpelle les chercheurs académiques si prompts à investir l’espace public quand ils croient y déceler

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 403

Ce qui tue le travail, F. Ginsbourger. Michalon, Paris (2010). 188 pp.

« Jamais les spécialistes du travail n’ont eu l’audience qu’ils ont aujourd’hui sur la scènepublique. Ils sont tout occupés à expliquer le comment, analyser les raisons ou à disséquer lescauses de ce qu’ils voient comme une “crise du travail”. Or, simultanément, jamais les acteurs desorganisations n’ont eu aussi peu d’emprise sur ce qui organise, ou plus exactement sur ce qui leurpermettrait d’organiser leur travail et à travers lui leur relation, directe ou indirecte, d’utilité et àAutrui » (p. 23). C’est ainsi que peut se résumer la thèse défendue par Francis Ginsbourger danscet essai stimulant paru au début de l’année 2010. Le paradoxe interpelle observateurs commeacteurs des relations de travail. La justesse du diagnostic se fonde sur l’expérience de l’auteurcomme consultant et expert auprès des instances de représentation du personnel, véritable passeurentre le monde du savoir et celui de l’action. La portée de l’argumentation tient d’ailleurs au faitque l’ouvrage emprunte simultanément à deux registres d’écriture : le témoignage, ce que l’auteurnomme « retour d’expériences » et qui s’illustre par les cas présentés dans les sept chapitres qui lecomposent, et l’essai, marqué par la vigueur des interpellations et les nombreuses questions quiémaillent le texte. Il convient de parler ici d’essai incarné.

Francis Ginsbourger entend dénoncer les effets délétères d’un ensemble de catégories de penséeavec lesquelles le travail est aujourd’hui appréhendé. En ligne de mire, deux notions sont suffisam-ment fondamentales pour asseoir l’ambition du propos : le coût du travail et la souffrance au travail.Ces notions, qui connaissent un succès incontestable dans les publications scientifiques, les médiaset parmi les acteurs sociaux eux-mêmes, fonctionnent dans la pratique comme des prêt-à-penseruniversels. Elles empêchent d’agir sur les problèmes rencontrés dans les relations de travail, touten donnant le sentiment d’avoir agi. Elles ne disent rien de la singularité des situations de travailrencontrées, quand elles donnent l’impression d’avoir identifié les causes du problème. Bref, ellesopèrent des « réductions du travail » (p. 15) qui aboutissent à un aveuglement généralisé et à une« gestion catégorique » (p. 25) pétrie d’effets pervers quand les solutions apportées conduisent àrenforcer les causes du mal. Pour le dire brièvement, ces différentes catégorisations, théoriqueset pratiques, conduisent, sur un plan cognitif, à un oubli du travail, de ses exigences et de sonorganisation et, sur le plan pratique, à ne pas modifier le « pouvoir d’organisation », en faisantcomme si le travail n’était pas objet de débats et de controverses. L’hypertechnicisation de laprévention des risques psychosociaux est ici dénoncée. Les gestionnaires font encore comme s’iln’existait qu’une seule solution rationnelle qui devrait s’imposer à tous, à partir du moment où ellese fonde sur des théories, des catégorisations, des outils de mesure et des modes d’interventioncohérents.

Si les notions de coût et de souffrance entretiennent les effets pervers de la gestion catégorique,elles conduisent aussi la critique qui s’en inspire à des impasses pratiques. La première amène,selon l’auteur, à se perdre dans une dénonciation stérile de la financiarisation du capitalismecontemporain et une négociation des indemnités de licenciement. La seconde aboutit à la miseen cause de l’aliénation dans le travail et à une appréhension des relations de travail à travers leprisme individualisant du couple personnalité perverse/victime. Francis Ginsbourger développeainsi une critique de la critique dont l’objectif est suggéré par le titre de l’ouvrage : substituer àl’apocalyptique « travailler tue » une déconstruction pragmatique de « ce qui tue le travail ». Untel renversement de perspectives stimule la réflexion à un moment où le registre de la plainteet de la dénonciation, tant apprécié des médias, s’impose progressivement comme une formelégitime de production du savoir en sciences sociales. Il faut ici saluer une initiative qui interpelleles chercheurs académiques — si prompts à investir l’espace public quand ils croient y déceler

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un intérêt croissant pour les problématiques du travail — sur un certain nombre de catégories(souffrance, prescription. . .) qu’ils ont vite fait de vulgariser, avec tout ce que cela comporte detraduction et de réduction du sens que l’on peut donner aux situations singulières du travail.

La critique est excessive parfois, comme à propos des approches en termes d’intensificationdu travail. L’auteur s’attaque à ce qui lui semble relever de la dénonciation stérile, en négligeantles apports de la mesure et de l’objectivation de l’intensité du travail. À différents moments de lalecture, le lecteur ne sait plus quelle est la cible de la critique. Est-ce une école de pensée (commela psychodynamique du travail), les travaux scientifiques qui portent sur la thématique traitée(comme ceux sur l’intensification du travail ou la pénibilité) ou l’usage qui en est fait dans lesrelations professionnelles, les conflits sociaux et les négociations collectives ? La critique de lacritique est stimulante, mais les registres argumentatifs étant clairement hétérogènes, il n’est passûr qu’elle ait véritablement prise sur les perspectives théoriques qu’elle prend pour cible. Elle neparaît interroger que les conséquences — ou plutôt l’inconséquence — des postures pratiques etinterventionnistes qui disent s’en inspirer (l’identification puis l’accompagnement des personnesétiquetées « fragiles », par exemple). Plus largement, le lecteur peut être parfois désappointépar un positionnement théorique qui fait peu de cas de la littérature existante. Les référencesbibliographiques sont rares. La convergence avec la perspective développée par Yves Clot, sielle se laisse deviner au cours de la lecture, n’est véritablement assumée qu’à la fin de l’ouvrage(p. 159). Mais les références, si elles restent souvent implicites, affleurent dans de nombreusespages et sont souvent maîtrisées. Ainsi en est-il notamment de la sociologie des organisations etde la théorie de la régulation sociale.

C’est aussi que Francis Ginsbourger se veut essentiellement pragmatique. Il invite à reprendrepied dans une approche contextualisée des situations de travail et, à ce niveau, à travailler surles catégories de perception et de pensée qui leur donnent sens. Si la posture peut paraître évi-dente pour un sociologue du travail, l’originalité du propos tient aux apports de l’expérience duconsultant intervenant dans des situations de travail très variées, évoquées au fil du texte, qui a puconstater à quel point sont décisives les prémisses à partir desquelles ces situations sont définies.D’où sa volonté de n’intervenir que par co-mandatement (de l’employeur et des représentantsdu personnel) et son choix d’axer l’analyse et le dialogue sur les compétences. Dans ces pagesoù se révèle une authentique démarche réflexive du consultant, Francis Ginsbourger convaincde la justesse et de la pertinence des propositions qu’il avance, à la fois pragmatiques (situéeset contextualisées) et collectives (ouvertes à la controverse et sans nier les rapports de pouvoirstructurants dans lesquels elles s’inscrivent). Le lecteur est toutefois surpris d’observer la rela-tive, et paradoxale, absence des instances de représentation du personnel et des syndicats dans lepropos. Partie-prenantes, interlocuteurs ou commanditaires, ils sont plutôt les destinataires de cetouvrage, comme en témoigne la postface confiée à un syndicaliste. Cette absence est peut-êtreaussi le résultat d’une focalisation sur les catégories de pensée, qui laisse dans l’ombre la questiondes leviers d’action pour engager et soutenir la démarche à laquelle invite l’auteur.

Il reste la force d’une conviction : substituer à la gestion catégorique une « gestion instituante »(p. 173), qui n’opère pas de réduction de la complexité. Cette « gestion instituante » produit sesgrilles de lecture collectivement et en situation, et fait ainsi porter la discussion sur les finalités,sans se laisser emprisonner par les outils et les indicateurs. Elle devrait renforcer un pouvoird’organisation si mal en point, non parce qu’elle évite, mais parce qu’elle légitime au contraire lacontroverse. Elle est, pour Francis Ginsbourger, la seule démarche à même de redonner des prisessérieuses sur les situations de travail et de rendre les salariés pleinement acteurs de leur travail etde leur destin professionnel. Un tel essai incarné ne peut laisser indifférents les sociologues dutravail.

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 405

Arnaud MiasUniversité de Rouen, DYSOLA, rue Lavoisier, 76821 Mont Saint-Aignan cedex, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.011

Les risques professionnels. Peut-on soigner le travail ? A. Mias. Ellipses, Paris (2010). 192 pp.

Dans son dernier ouvrage Les risques professionnels. Peut-on soigner le travail ?, Arnaud Miasinterroge les modalités actuelles de prise en charge des risques professionnels sous deux angles :les régulations collectives du travail et le système de relations professionnelles.

Dans une première partie (Le travail, un patient récalcitrant) l’auteur s’attache à dresser unpanorama synthétique des risques professionnels en France : définitions, ampleur, origines, inéga-lités face à la santé au travail. Puis, la deuxième partie (Comment soigner le travail ?) revisite lesdispositifs institutionnels de prise en charge de ces risques pour en exposer les limites : privilègede la réparation sur la prévention, vision individualisante et comportementale des risques condui-sant à tenir l’organisation du travail hors de cause, ambigüité des actions de l’État. Selon l’auteur,derrière l’incapacité du dispositif actuel à prendre en charge les problèmes, ce sont les compro-mis sociaux sous-jacents qui sont interrogés et fragilisés. Si des dispositifs nouveaux paraissentpouvoir renouveler les manières d’appréhender les risques et leur prévention — l’élaboration duDocument unique, la judiciarisation accrue de la santé au travail, son inscription dans le champde la santé publique, les Plans santé-travail, une expertise plus indépendante — ces évolutionsne se traduisent pas automatiquement dans une prise en charge plus qualitative de la prévention.« En témoigne, selon l’auteur, la tendance, au sein des entreprises, à la bureaucratisation de laprévention tournée vers la production de preuves et la conformité aux injonctions réglementaires ».

Ces constats amènent l’auteur à interroger dans une troisième partie (Qui peut soigner le tra-vail ?) les rôles et approches des acteurs au sein des entreprises. Le processus d’objectivationdes risques, indispensable à leur identification, et la mise en place d’une démarche de pré-vention « authentique » rencontrent des obstacles. Premier obstacle, les salariés eux-mêmes :« naturalisation des risques » et « déni du risque » (p. 120), « ambivalence du collectif de travail »(p. 122), « compensation salariale » (p. 125), « chantage à l’emploi » et « précarité » (p. 126).Deuxième obstacle, les employeurs : « aveuglement sur l’ampleur des risques », « focalisation surle coût de la prévention », « privilège donné à une éducation des comportements individuels »(p. 129), « dilution des responsabilités dans des mécanismes de sous-traitance » (p. 130), dis-cours fataliste sur l’inéluctabilité des risques liés aux contraintes « imposées » aux entreprises.S’agissant des acteurs qui peuvent appuyer la démarche de prévention — médecins, inspecteurs,organisations syndicales, CHSCT — ils « peuvent, selon les cas, représenter des obstacles ou desappuis essentiels à une démarche préventive. De leurs interactions peuvent émerger le pire (lesilence et l’aveuglement auto-entretenus) comme le meilleur (l’émulation collective) » (p. 143).Entre ambivalence des rapports aux risques, perte de légitimité, manque de moyens, déficit deformation, les acteurs de la prévention restent bien démunis pour favoriser la mise en place d’unedémarche durable, globale dans son approche des risques et participative, autant de critères pourune prévention « efficace », selon l’auteur. Quant à la négociation collective sur les risques pro-fessionnels, Arnaud Mias rappelle son manque de dynamisme, les questions de santé au travailallant jusqu’à être quasi absentes des négociations en entreprise. « Le refus patronal de négocier »(p. 170) témoignerait d’une volonté de maintenir les décisions en matière d’organisation du travaildans le pré carré des employeurs et la gestion des risques à la périphérie du travail.