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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 409 Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle, P. Zarifian. Puf, Paris (2009). 184 pp. C’est un curieux livre de sociologie que propose Philippe Zarifian, puisqu’il n’y convoque pratiquement que des philosophes. Prolongeant ses analyses antérieures, alternant théorisations et restitutions synthétiques d’enquêtes à France Télécom et La Poste, il explore les tensions nées du nouveau modèle de mobilisation des salariés connu sous le nom de « compétence » : « Si l’engagement subjectif des salariés est sollicité, c’est aussi parce qu’il est nécessaire [. . .]. D’où le paradoxe suivant : les salariés deviennent plus forts, plus fermes, au moment même ils sont fragilisés et soumis à un risque de perte d’estime de soi ». C’est un curieux livre de sociologie, aussi, parce que l’auteur passe du rôle de descripteur à celui de prescripteur, d’analyste à défenseur du modèle de la compétence contre ses critiques et ses dévoiements. L’auteur souligne les ambivalences constitutives du travail contemporain et des stratégies qui l’encadrent. Les modes de contrôle qui « se polarisent désormais sur le couple “objectifs- résultats” » sont présentés à la fois comme générateurs d’autonomie et d’initiative, et comme voiles de « la puissance d’action et de pensée » développée par les sujets dans ces nouveaux espaces. Empruntant à Gilles Deleuze l’idée d’une « société de contrôle » où le contrôle serait en réalité plus lâche, ou délayé, que dans la « société disciplinaire » dont elle est issue, Philippe Zarifian la reformule dans le cadre du travail salarié : « On ne contrôle pas une producti- vité du travail, mais une rentabilisation du capital », si bien que le salaire devient le « prix de la mise à disposition d’un microcapital individualisé [. . .] indexé sur un résultat futur de valorisation que ce microcapital s’engage (et s’efforcera) à atteindre ». Cette forme de contrôle en appelle à une initiative, une « automobilisation » des salariés qui « est un effort d’émancipation, non pas par rapport à des contraintes, mais par rapport à une attitude de passivité qui nous laisserait ballotté au gré des circonstances, mais un effort qui demande à être commun, sauf à s’épuiser ». À travers cette mobilisation se construisent donc des « communautés d’engagement », le dialogue n’est pas seulement fonctionnel mais aussi éthique. Tandis que l’instabilité croissante de la vie économique crée des « formes dynamiques de communication » animées par des « formes de subjectivité “inquiètes”, en même temps qu’ouvertes », la tension entre divers modes de socialisation alimente un dialogue permanent sur les valeurs engagées dans la coopération. L’auteur en conclut que « dès que la communication langagière et égalitaire se bloque, l’efficience du travail coopératif se dégrade, la productivité réelle se lézarde, avant de s’effondrer ». On peut être d’accord avec l’idée que le travail nécessite une communication et que celle- ci, jamais réductible à sa finalité fonctionnelle, recèle des virtualités égalitaires propices à la coopération. Mais on peut penser aussi que ces mêmes virtualités sont grosses de menace pour le pouvoir des directions. Les hiérarchies commettent-elles une erreur, comme le déplore l’auteur, en ne comprenant pas « que les meilleurs “agents” sont, non pas les conformistes, mais ceux qui savent manifester leur opposition lorsqu’ils l’estiment nécessaire » ? Ou répriment-elles ces derniers parce qu’ils sont également susceptibles de contester, dans le même mouvement, d’autres formes de consolidation de la plus-value (comme l’intensification du travail, les heures supplémentaires imposées, les blocages des rémunérations, etc.), des formes sans doute plus classiques que le pari du déploiement autonome de la puissance de pensée et d’action des salariés, mais qui restent d’actualité ?

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 409

Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle, P. Zarifian. Puf, Paris (2009). 184 pp.

C’est un curieux livre de sociologie que propose Philippe Zarifian, puisqu’il n’y convoquepratiquement que des philosophes. Prolongeant ses analyses antérieures, alternant théorisationset restitutions synthétiques d’enquêtes à France Télécom et La Poste, il explore les tensionsnées du nouveau modèle de mobilisation des salariés connu sous le nom de « compétence » :« Si l’engagement subjectif des salariés est sollicité, c’est aussi parce qu’il est nécessaire[. . .]. D’où le paradoxe suivant : les salariés deviennent plus forts, plus fermes, au momentmême où ils sont fragilisés et soumis à un risque de perte d’estime de soi ». C’est uncurieux livre de sociologie, aussi, parce que l’auteur passe du rôle de descripteur à celui deprescripteur, d’analyste à défenseur du modèle de la compétence contre ses critiques et sesdévoiements.

L’auteur souligne les ambivalences constitutives du travail contemporain et des stratégiesqui l’encadrent. Les modes de contrôle qui « se polarisent désormais sur le couple “objectifs-résultats” » sont présentés à la fois comme générateurs d’autonomie et d’initiative, et commevoiles de « la puissance d’action et de pensée » développée par les sujets dans ces nouveauxespaces. Empruntant à Gilles Deleuze l’idée d’une « société de contrôle » où le contrôle serait enréalité plus lâche, ou délayé, que dans la « société disciplinaire » dont elle est issue, PhilippeZarifian la reformule dans le cadre du travail salarié : « On ne contrôle pas une producti-vité du travail, mais une rentabilisation du capital », si bien que le salaire devient le « prixde la mise à disposition d’un microcapital individualisé [. . .] indexé sur un résultat futurde valorisation que ce microcapital s’engage (et s’efforcera) à atteindre ». Cette forme decontrôle en appelle à une initiative, une « automobilisation » des salariés qui « est un effortd’émancipation, non pas par rapport à des contraintes, mais par rapport à une attitude depassivité qui nous laisserait ballotté au gré des circonstances, mais un effort qui demandeà être commun, sauf à s’épuiser ». À travers cette mobilisation se construisent donc des« communautés d’engagement », où le dialogue n’est pas seulement fonctionnel mais aussiéthique.

Tandis que l’instabilité croissante de la vie économique crée des « formes dynamiquesde communication » animées par des « formes de subjectivité “inquiètes”, en même tempsqu’ouvertes », la tension entre divers modes de socialisation alimente un dialogue permanentsur les valeurs engagées dans la coopération. L’auteur en conclut que « dès que la communicationlangagière et égalitaire se bloque, l’efficience du travail coopératif se dégrade, la productivitéréelle se lézarde, avant de s’effondrer ».

On peut être d’accord avec l’idée que le travail nécessite une communication et que celle-ci, jamais réductible à sa finalité fonctionnelle, recèle des virtualités égalitaires propices à lacoopération. Mais on peut penser aussi que ces mêmes virtualités sont grosses de menace pour lepouvoir des directions. Les hiérarchies commettent-elles une erreur, comme le déplore l’auteur, enne comprenant pas « que les meilleurs “agents” sont, non pas les conformistes, mais ceux qui saventmanifester leur opposition lorsqu’ils l’estiment nécessaire » ? Ou répriment-elles ces derniersparce qu’ils sont également susceptibles de contester, dans le même mouvement, d’autres formesde consolidation de la plus-value (comme l’intensification du travail, les heures supplémentairesimposées, les blocages des rémunérations, etc.), des formes sans doute plus classiques que le paridu déploiement autonome de la puissance de pensée et d’action des salariés, mais qui restentd’actualité ?

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410 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431

Le dixième et dernier chapitre de cet ouvrage hétéroclite1 a l’ambition de donner au concept decompétence ses « soubassements philosophiques ». Plus nettement encore que dans les chapitresprécédents, Philippe Zarifian quitte les habits du sociologue, descripteur des usages contextuali-sés d’un concept, pour se faire gardien du temple et rétablir la vérité du concept face, justement,aux mésusages ordinaires. « Trouver des soubassements philosophiques, c’est précisément savoirséparer l’authentique du simulacre et ne pas se perdre dans des débats confus ». ConvoquantHannah Arendt, Emmanuel Kant, Hans Jonas, Gilles Deleuze et Gilbert Simondon, il s’arrête surles notions d’« initiative », « responsabilité », « événement » et « individualité » en un complexeévocateur mais qui ne donne lieu à aucune synthèse (« c’est volontairement que nous n’essayonspas, en conclusion, de reboucler chaque mot avec les autres »). Finalement, peu clôturé, toujourslarge et abstrait, certes enthousiasmant par l’ode à la liberté qu’il porte (concue comme accrois-sement de « son intelligence du monde et [de] sa faculté à y intervenir »), mais peu disert sur sesconditions de réalisation, le concept de compétence pourra-t-il par cette mise au point échapperaux récupérations que dénonce l’auteur ?

Nicolas JouninCentre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA), université Paris 8,

2, rue de la Liberté, 93200 Saint-Denis, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.006

Accélération. Une critique sociale du temps, H. Rosa. La Découverte, Paris (2010). 474 pp.[Traduit de l’allemand par Didier Renault, 1e édition 2005]

L’ouvrage de Harmut Rosa est ambitieux. Il s’agit d’une synthèse sur ce qu’est devenuaujourd’hui le rapport au temps de nos contemporains, d’un plaidoyer pour une « approche tem-porelle » dans les sciences sociales et d’une tentative de « déchiffrer la logique de l’accélération »(p. 7) qui, selon l’auteur, résume le fonctionnement du temps aujourd’hui.

Harmut Rosa plaide pour une « approche temporelle » en sociologie en faisant le constatde l’échec d’une sociologie du temps entre « monographies solipsistes » et « abstractions théo-riques ». Il règne selon lui, dans ce champ de recherche, un « chaos conceptuel » dont il entendnous sortir grâce à un concept-clé, « le plus adéquat pour comprendre les transformations encours », celui d’accélération. Il défend le principe selon lequel cette perspective temporelleassurerait « la jonction entre perspective du système et perspectives des acteurs ». Cette média-tion entre exigences systémiques et projets des individus contribuerait, selon lui, à définir le« rythme d’une époque » selon que domine la logique « occasionnelle » (présent seul), « cyclique »(passé = avenir), « linéaire ascendant » (passé > avenir) ou « linéaire ouvert » (avenir ?).

1 Il est par exemple difficile de rendre compte de l’étrange chapitre 4 autrement que dans une note à part, tant il setrouve en marge du reste du propos. Philippe Zarifian s’y interroge sur ce que peut être et ressentir un « Moins que rien »et demande dans une usine à voir l’ouvrier le moins bien classé — c’est lui qui choisit de désigner cet ouvrier comme« Moins que rien ». L’ouvrier en question, dont le travail est isolé et non qualifié, développe en entretien un regard acérésur ce qui se passe dans l’usine, qui fascine l’auteur. Par une opération de réhabilitation moraliste et surtout de confusionentre un poste et son titulaire, Philippe Zarifian conclut en affirmant que « les travaux réputés “non qualifiés” restentmajoritaires à l’échelle mondiale » et que « leur qualité humaine est très largement sous-estimée ». Partant du principeque les personnes sont réductibles aux emplois qu’elles occupent (et réciproquement), il est facile ensuite de rehausser la« qualité » de l’emploi en découvrant que les personnes en question sont douées d’intelligence.