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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 417 la question des horaires de travail est une question éminemment politique, qui ne peut en aucune manière être laissée aux caprices du marché : l’avenir de la famille en dépend. Plus généralement, la conciliation de la vie professionnelle et personnelle est une question publique éminente qui mériterait enfin de trouver dans le débat public la place de choix qui lui revient. Ensuite, les discours des économistes qui fustigent l’appétence — notamment franc ¸aise — pour le loisir et ne voient dans celle-ci qu’une simple préférence pour la paresse manifestent, à la lumière de cette revigorante lecture, leur profonde méconnaissance des ressorts véritables du lien social. Dominique Méda Université Paris Dauphine, place du Maréchal-De-Lattre-de-Tassigny, 75775 Paris cedex, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.06.007 L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, S. Broadbent. FYP Éditions, Paris (2011). 191 pp. Le livre de Stefana Broadbent dresse un panorama des communications personnelles sur le lieu de travail, en s’appuyant sur une importante recherche ethnographique, complétée par des enquêtes quantitatives et qualitatives menées dans plusieurs pays. Le premier chapitre s’élève contre le discours selon lequel le développement important des outils de communication accroîtrait le nombre de relations avec lesquelles on échange et souligne, à l’inverse, l’intensification des échanges et le renforcement des liens avec les cinq contacts les plus proches. Stefana Broadbent explique que ces échanges avec de petites communautés personnelles sont source de réconfort, de soutien et de plaisir. Plus la relation est intense avec quelqu’un, plus les outils mobilisés sont nombreux. L’auteur montre ensuite comment les personnes combinent les outils en fonction des situa- tions de communication, en mettant à profit les spécificités (synchrone/asynchrone, écrit/oral) de chaque outil. Les substitutions à l’apparition d’un nouvel outil sont rares. Les utilisateurs attribuent à chaque outil un registre de communication bien spécifique, pour opérer ensuite des choix d’usages de plus en plus complexes. Selon Stefana Broadbent, de tous les facteurs, la synchronie/asynchronie est celui qui influence le plus les pratiques de communication, puisqu’il est corrélé à l’attention rec ¸ue ou accordée. Or, cette attention dépend de la hiérarchie sociale et devient ainsi une manifestation du pouvoir. Par conséquent, elle influe sur la gestion de la disponibilité qui nécessite un apprentissage important pour arriver à des pratiques socialement acceptables. Le troisième chapitre retrace l’évolution du lien entre sphères privée et professionnelle. Si, jusqu’à la moitié du XIX e siècle, les deux univers étaient fortement imbriqués, les lieux de production se superposant aux lieux d’habitation, avec l’industrialisation, les travailleurs ont se rendre sur les lieux se trouvaient les nouvelles machines pour travailler. L’essor des outils de communication remet en cause cette séparation entre les deux sphères, en donnant la possibilité aux travailleurs de les relier. Mais ce lien pose problème aux entreprises, qui, dans un contexte le travail devient de plus en plus coopératif, contrôlent non seulement les tâches, mais aussi l’attention que les travailleurs portent à la machine et à leurs collègues. Or, cette attention est affaiblie par les échanges privés au travail qui excluent les collègues. Notons que les échanges

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 417

la question des horaires de travail est une question éminemment politique, qui ne peut enaucune manière être laissée aux caprices du marché : l’avenir de la famille en dépend. Plusgénéralement, la conciliation de la vie professionnelle et personnelle est une question publiqueéminente qui mériterait enfin de trouver dans le débat public la place de choix qui lui revient.Ensuite, les discours des économistes qui fustigent l’appétence — notamment francaise — pourle loisir et ne voient dans celle-ci qu’une simple préférence pour la paresse manifestent, à lalumière de cette revigorante lecture, leur profonde méconnaissance des ressorts véritables du liensocial.

Dominique MédaUniversité Paris Dauphine, place du Maréchal-De-Lattre-de-Tassigny, 75775 Paris cedex,

FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.06.007

L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, S.Broadbent. FYP Éditions, Paris (2011). 191 pp.

Le livre de Stefana Broadbent dresse un panorama des communications personnelles sur lelieu de travail, en s’appuyant sur une importante recherche ethnographique, complétée par desenquêtes quantitatives et qualitatives menées dans plusieurs pays.

Le premier chapitre s’élève contre le discours selon lequel le développement important desoutils de communication accroîtrait le nombre de relations avec lesquelles on échange et souligne,à l’inverse, l’intensification des échanges et le renforcement des liens avec les cinq contacts les plusproches. Stefana Broadbent explique que ces échanges avec de petites communautés personnellessont source de réconfort, de soutien et de plaisir. Plus la relation est intense avec quelqu’un, plusles outils mobilisés sont nombreux.

L’auteur montre ensuite comment les personnes combinent les outils en fonction des situa-tions de communication, en mettant à profit les spécificités (synchrone/asynchrone, écrit/oral)de chaque outil. Les substitutions à l’apparition d’un nouvel outil sont rares. Les utilisateursattribuent à chaque outil un registre de communication bien spécifique, pour opérer ensuite deschoix d’usages de plus en plus complexes. Selon Stefana Broadbent, de tous les facteurs, lasynchronie/asynchronie est celui qui influence le plus les pratiques de communication, puisqu’ilest corrélé à l’attention recue ou accordée. Or, cette attention dépend de la hiérarchie socialeet devient ainsi une manifestation du pouvoir. Par conséquent, elle influe sur la gestion de ladisponibilité qui nécessite un apprentissage important pour arriver à des pratiques socialementacceptables.

Le troisième chapitre retrace l’évolution du lien entre sphères privée et professionnelle. Si,jusqu’à la moitié du XIXe siècle, les deux univers étaient fortement imbriqués, les lieux deproduction se superposant aux lieux d’habitation, avec l’industrialisation, les travailleurs ont dûse rendre sur les lieux où se trouvaient les nouvelles machines pour travailler. L’essor des outils decommunication remet en cause cette séparation entre les deux sphères, en donnant la possibilitéaux travailleurs de les relier. Mais ce lien pose problème aux entreprises, qui, dans un contexteoù le travail devient de plus en plus coopératif, contrôlent non seulement les tâches, mais aussil’attention que les travailleurs portent à la machine et à leurs collègues. Or, cette attention estaffaiblie par les échanges privés au travail qui excluent les collègues. Notons que les échanges

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privés depuis le lieu de travail sont plutôt écrits, donc discrets et concernent à nouveaux lescontacts les plus proches.

L’auteur poursuit en s’attaquant à la question de la perte de productivité imputée à ces échangesprivés. Nombreuses sont les règles dans les organisations qui restreignent les usages privés desoutils au travail, synonymes de gaspillage de temps. Stefana Broadbent s’élève contre cette corré-lation directe entre temps et productivité qui n’est plus pertinente dans un contexte où les cyclesde travail ne sont plus continus, comme dans le modèle fordien, en se composant de plus en plusde longues périodes d’activité faible, avec de courts pics d’action très intense. Les travailleursalternent des cycles d’attention et d’inattention. Les échanges privés s’insèrent dans la baissedu cycle d’activité. Pour des emplois de plus en plus exigeants en matière de connaissances etde réseaux, la notion de productivité doit tenir compte des processus cognitifs et sociaux quirégissent le travail. Deux profils de travailleurs se dégagent : ceux qui ont le droit de gérer leurpropre attention et ceux qui ne l’ont pas.

La description de deux accidents graves liés aux échanges privés au travail permet à l’auteur desouligner que les restrictions imposées par les entreprises ne règlent pas les problèmes qui se situentau niveau de la gratification. En fait, les travailleurs cherchent dans ces interactions une récom-pense que les structures de travail, appauvries socialement par manque d’espaces d’échanges,n’apportent plus. Les sources de ces accidents sont l’isolement progressif des travailleurs etl’automatisation croissante des tâches. Les individus sont non seulement relégués à des tâches decontrôle où le niveau de vigilance est élevé et le niveau d’activité faible, mais ils doivent réagirtrès rapidement en cas de crise. Les restrictions qu’imposent les entreprises en matière d’échangesprivés au travail traitent les conséquences du problème et non pas la cause, qui se situe davantageau niveau organisationnel. La course aux restrictions, qui se renouvellent avec chaque évolu-tion technologique, ne finira jamais, car les utilisateurs trouveront toujours les moyens de s’ysoustraire.

En s’appuyant sur l’exemple d’une grande école londonienne et celui de la mairie d’unepetite ville en pleine expansion, Stefana Broadbent montre dans le dernier chapitre que les solu-tions à apporter au problème des échanges privés au travail se situent, du côté des individus, auniveau de l’éducation des comportements vis-à-vis de ces outils de communication et du côté desorganisations, dans la confiance qu’elles font à leurs salariés, considérés comme des personnesresponsables.

Stefana Broadbent conclut en soulignant que l’enchevêtrement des sphères privée et profes-sionnelle est inéluctable. Les échanges privés au travail, facilités par les nouvelles générationsde téléphone, ne pourront pas être abolis, mais ils pourront se faire sans danger pour l’équilibresocial et la productivité. Le danger apparaît quand les travailleurs ne percoivent plus le sens de leuractivité, lorsque, isolés, ils n’ont plus le sentiment d’appartenance à un collectif. À ce moment,le repli sur la sphère privée et intime de la sociabilité devient le seul point d’intérêt, au détrimentdes objectifs et relations au travail. Ce livre apporte ainsi des arguments forts à l’encontre desidées recues largement répandues dans les entreprises.

Anca BobocOrange Labs, 38-40, rue du Général-Leclerc, 92794 Issy-Moulineaux cedex 9, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.07.008