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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 271 dernière partie, moins attentive à rendre compte des représentations des publics, ce qui est l’objectif affiché au départ. Par ailleurs, mobiliser les travaux de sociologie économique sur l’inscription des consommateurs dans la conception des produits aurait pu ouvrir des parallèles fructueux, pour comparer la manière dont les représentations contribuent à fac ¸onner les médiations marchandes. Au terme de son livre, Sylvain Parasie avance l’idée d’une nécessaire construction de figures du public pour élaborer les normes publicitaires, construction qui a contribué, selon lui, à une meilleure connaissance de ces publics. L’apport le plus intéressant, de notre point de vue, est d’avoir montré comment la publicité télévisée a été utilisée pour orienter les comportements, sur le plan des mœurs ou sur celui des pratiques sanitaires. Laure Gaertner Université Paris X Nanterre, IDHE, 200, avenue de la République, 92000 Nanterre, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.015 Théorie anti-utilitariste de l’action, fragments d’une sociologie générale, A. Caillé. La Découverte, Paris (2009). 192 pp. Certains se sont consacrés à décrire l’émergence historique du sujet de l’intérêt 1 ; Alain Caillé quant à lui, dans son ouvrage Théorie anti-utilitariste de l’action, cherche à dépasser l’idée que les hommes sont « réductibles à la figure de l’Homo œconomicus ». L’ambition de l’auteur est explicite : déterminer les ressorts de l’action des sujets sociaux et faire d’une théorie de l’action qui ne soit pas circonscrite à la logique de l’intérêt « le point de départ nécessaire d’une sociologie générale ». Il suffit de parcourir la longue bibliographie de l’auteur, fondateur et directeur de la revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), pour comprendre qu’il n’en est plus à son coup d’essai. On évolue ici sur son terrain de prédilection. Le livre est composé de deux parties, auxquelles s’ajoutent trois annexes conséquentes sur des points théoriques. La première partie, dans laquelle l’auteur expose ses arguments en faveur d’une théorie anti-utilitariste de l’action, s’appuie sur une analyse minutieuse des ressorts de l’action faisant du sujet un être de liberté-créativité, mu par un désir de reconnaissance. La seconde, plus exploratoire, est intitulée Du (quasi-) sujet collectif. Le politique et le religieux. Elle présente une réflexion sur l’articulation des ordres de l’action collective, notamment du politique et de l’économique. Selon Alain Caillé, toute tentative de caractérisation des ressorts de l’action « reste prisonnière d’une axiomatique de l’intérêt », qu’elle procède du « rapport de soi à soi » (désir de conservation) ou du rapport « de soi aux autres » (désir de reconnaissance). Or, cette axiomatique n’est pas satisfaisante. Elle est tautologique si l’on entend formellement « par intérêt le concept qui désigne les mobiles qui poussent à l’action » ; partielle si l’on s’intéresse « aux variantes substantialistes du discours de l’intérêt » parmi lesquelles l’amour propre, l’habitus, le désir sexuel, la volonté de puissance, etc. En conséquence, l’auteur lui substitue quatre pôles de l’action qui sont aussi ceux du don enchevêtrés mais irréductibles : l’intérêt (égoïste), l’aimance (désintéressement, altruisme), l’obligation et la liberté. Cette typologie permet de baliser avec nuance les déterminants de l’action, du point de vue du sujet individuel comme du sujet collectif. 1 Christian Laval, 2007, L’Homme économique, Gallimard, Paris.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 271

dernière partie, moins attentive à rendre compte des représentations des publics, ce qui est l’objectifaffiché au départ. Par ailleurs, mobiliser les travaux de sociologie économique sur l’inscriptiondes consommateurs dans la conception des produits aurait pu ouvrir des parallèles fructueux, pourcomparer la manière dont les représentations contribuent à faconner les médiations marchandes.

Au terme de son livre, Sylvain Parasie avance l’idée d’une nécessaire construction de figuresdu public pour élaborer les normes publicitaires, construction qui a contribué, selon lui, à unemeilleure connaissance de ces publics. L’apport le plus intéressant, de notre point de vue, estd’avoir montré comment la publicité télévisée a été utilisée pour orienter les comportements, surle plan des mœurs ou sur celui des pratiques sanitaires.

Laure GaertnerUniversité Paris X Nanterre, IDHE, 200, avenue de la République, 92000 Nanterre, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.015

Théorie anti-utilitariste de l’action, fragments d’une sociologie générale, A. Caillé. LaDécouverte, Paris (2009). 192 pp.

Certains se sont consacrés à décrire l’émergence historique du sujet de l’intérêt1 ; Alain Cailléquant à lui, dans son ouvrage Théorie anti-utilitariste de l’action, cherche à dépasser l’idée queles hommes sont « réductibles à la figure de l’Homo œconomicus ». L’ambition de l’auteur estexplicite : déterminer les ressorts de l’action des sujets sociaux et faire d’une théorie de l’actionqui ne soit pas circonscrite à la logique de l’intérêt « le point de départ nécessaire d’une sociologiegénérale ». Il suffit de parcourir la longue bibliographie de l’auteur, fondateur et directeur de larevue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), pour comprendre qu’il n’enest plus à son coup d’essai. On évolue ici sur son terrain de prédilection.

Le livre est composé de deux parties, auxquelles s’ajoutent trois annexes conséquentes sur despoints théoriques. La première partie, dans laquelle l’auteur expose ses arguments en faveur d’unethéorie anti-utilitariste de l’action, s’appuie sur une analyse minutieuse des ressorts de l’actionfaisant du sujet un être de liberté-créativité, mu par un désir de reconnaissance. La seconde, plusexploratoire, est intitulée Du (quasi-) sujet collectif. Le politique et le religieux. Elle présenteune réflexion sur l’articulation des ordres de l’action collective, notamment du politique et del’économique.

Selon Alain Caillé, toute tentative de caractérisation des ressorts de l’action « reste prisonnièred’une axiomatique de l’intérêt », qu’elle procède du « rapport de soi à soi » (désir de conservation)ou du rapport « de soi aux autres » (désir de reconnaissance). Or, cette axiomatique n’est passatisfaisante. Elle est tautologique si l’on entend formellement « par intérêt le concept qui désigneles mobiles qui poussent à l’action » ; partielle si l’on s’intéresse « aux variantes substantialistesdu discours de l’intérêt » parmi lesquelles l’amour propre, l’habitus, le désir sexuel, la volonté depuissance, etc. En conséquence, l’auteur lui substitue quatre pôles de l’action — qui sont aussiceux du don — enchevêtrés mais irréductibles : l’intérêt (égoïste), l’aimance (désintéressement,altruisme), l’obligation et la liberté. Cette typologie permet de baliser avec nuance les déterminantsde l’action, du point de vue du sujet individuel comme du sujet collectif.

1 Christian Laval, 2007, L’Homme économique, Gallimard, Paris.

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Un passage par l’éthologie, la neurobiologie et l’anthropologie permet au sociologued’interroger plus avant la texture des différents registres et de faire avancer la discussion « ensubvertissant radicalement le naturalisme [. . .] sur lequel fait fond l’axiomatique de l’intérêt ».Ainsi, on trouve chez les animaux toute une gamme de phénomènes d’empathie ou de réciprocitépositive, sous forme de pratiques de coopération. Quant à la liberté-créativité, elle s’exprime parexemple dans le domaine du jeu et « il n’est pas rare que [. . .] des animaux d’espèces différentesharmonisent leurs chants, en dehors de tout besoin de reproduction, de territoire ou d’agressivité ».La nature est donc une alliée de poids pour contester les explications purement utilitaristes descomportements sociaux.

De cette théorie de l’action en train de se constituer sous nos yeux, il n’y a qu’un pas versune théorie du sujet. Pour Alain Caillé, « il n’y a de sujet que de la subjectivation, autrementdit de l’individuation, autrement dit de l’accès à la liberté-fécondité-générativité ». Le sujet estanimé par un désir contradictoire de reconnaissance de sa liberté-créativité (pour être sujet dansle monde) et par une volonté de « s’abolir comme moi [. . .]. La position de sujet [. . .] n’existe endéfinitive que de son indétermination ».

Penser l’action du sujet permet par rebond de penser le monde social « car la position desujet est à l’individu ce que le politique2 (ou le politico-religieux) est au collectif ». C’est icique s’ouvre la seconde partie de l’ouvrage. Elle cherche à comprendre, en s’adossant au modèleprécédemment défini, l’articulation des ordres de l’action collective qui composent et structurentla société : le politique (étroitement lié au religieux), l’économique, le culturel et le social.

D’emblée, un détour est fait par le politico-religieux considéré comme le moment instituantd’une société par opposition aux autres ordres institués de l’action sociale. Difficile donc decroire à une quelconque sécularisation, sauf à admettre que des notions politiques ont pris lerelais de notions au départ religieuses. Une interrogation faisant écho aux discussions sur leconcept « d’encastrement » (Karl Polanyi) est ensuite avancée : les ordres sont-ils disjoints ouenchevêtrés ? Pour y répondre, deux logiques de pensée également puissantes s’affrontent, « unepensée de l’indépendance des ordres et une pensée de leur contextualité ».

Les sciences sociales (du moins dans leur version orthodoxe) ont logiquement plaidé enfaveur d’une autonomisation des ordres, au point d’aller jusqu’à les considérer, selon une logiquestructuro-fonctionnaliste chère à Talcott Parsons, comme des touts auto-organisés clairementdistincts les uns des autres. Nombreux sont ceux qui affirment qu’une telle autonomie est lacondition nécessaire « de la démocratie, du pluralisme et de la tolérance » contre l’obscurantismereligieux ou le péril totalitaire. Toutefois, on est aussi en droit de considérer que cette séparationexcessive des ordres est néfaste pour nos sociétés. Ainsi, la logique de l’auto-engendrement sertd’argument aux économistes néolibéraux pour contester toute tentative d’interférence avec le mar-ché. Dans un autre registre, l’art, sous certaines de ses formes contemporaines, est un bon exempled’« autoréférentialité radicale » qui peut conduire à la perte de sens. La critique de l’orthodoxierefuse donc d’admettre la décontextualisation des ordres, et notamment de l’ordre économique,qu’elle le considère comme imbriqué dans le méta-économique, dans le politique, dans la cultureou dans ce que l’auteur appelle « la socialité primaire ».

Les pensées de l’indépendance et de la contextualité des ordres sont discutées plus avantpar le sociologue qui conclu finalement à leur insuffisance respective. Et à vrai dire peu importe,puisqu’elles sont co-explicatives de sociétés « faites à la fois de systèmes ordonnés et de contextes,

2 Le politique est défini comme « rapport des sociétés à leur propre indétermination, comme mode de liaison des diversordres » alors que la politique est un « système du pouvoir institué et de visée du monopole de la violence légitime »(p. 126).

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(vivant) d’ordre et de chaos, de structuration et d’indétermination ». En conséquence, Alain Caillépropose une synthèse des deux logiques de pensée autour d’un sujet collectif, autour du politiqueau sens d’un « être ensemble selon un mode de coexistence particulier entre les hommes et lesordres fonctionnels ». En définitive, c’est le politique qui fait l’essence des sociétés humaines.Il est de même nature que la logique du don (au sens du donner, recevoir, rendre) véritable« opérateur politique premier », par lequel se forment des relations primaires qui excèdent leslogiques fonctionnelles.

Il est facile d’admettre que le calcul des « intérêts égoïstes », selon la conception3 et la termi-nologie de l’auteur, ne peut à lui seul tenir lieu d’anthropologie. Dans les sciences sociales, toutsystème complet et conséquent doit comporter une théorie de l’homme, et force est d’admettrequ’Alain Caillé nous en propose une. Toutefois, le seul élément nouveau qu’elle est l’idée négatived’une liberté concue comme « indétermination », autre nom de notre incapacité à en mesurer lescauses.

Si l’on adhère au réalisme conceptuel de l’auteur, l’ouvrage présente une réflexion cohérentesur l’articulation des dimensions de l’action collective qui rend son importance au politique horsd’une logique purement fonctionnaliste. Le politique est concu à la manière de la cité antique ou deJean-Jacques Rousseau, « comme l’intégrale de ces décisions par lesquelles [. . .] tous se donnent(ou se refusent) à tous sans se donner à personne en particulier ». Don et politique sont considéréscomme deux opérations de même nature, à une échelle différente. Et c’est en se définissantcomme sujet collectif que les sociétés peuvent s’identifier à elles-mêmes et trouver une formed’autonomie qui fasse tenir ensemble, de manière équilibrée, ordres fonctionnels et relationssociales. Le modèle a également ceci de rousseauiste — et c’est à notre avis une faiblesse —d’être une pure conception théorique qui laisse de côté les faits. Car historiquement, les sociétésn’ont pas été fondées par un contrat social, mais bien plus par un acte de violence légitimé aposteriori.

Alaric BourgoinCentre de sociologie de l’innovation, (UMR 7185) Mines-Paris Tech,

60, boulevard Saint-Michel, 75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.011

Penser les mouvements sociaux, conflits sociaux et contestations dans les sociétés contem-poraines, O. Fillieule, É. Agrikoliansky, I. Sommier (Eds.). La Découverte, Paris (2010).327 pp.

Cet ouvrage, composé d’une introduction et de 13 chapitres, propose une large revue critiquede concepts et de thématiques développés par la sociologie des mouvements sociaux, champ derecherche dynamique à la confluence de la science politique, de la sociologie et de l’histoire. Ilprend pour point de référence, tant pour s’y rapporter que pour l’interroger, le paradigme dit dela contentious politics. Ce paradigme, élaboré à partir du milieu des années 1990 par des auteursmajeurs comme Doug McAdam, John D. McCarthy, Sidney G. Tarrow, Charles Tilly et Mayer N.Zald, s’appuie sur un ensemble de travaux empiriques, vaste et non précisément circonscrit, qui

3 Certains considèrent au contraire que l’individu calculateur n’est qu’une vue de l’esprit, produite par les mécanismesde performation de l’économie discipline.