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396 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 Philippe Bernoux Centre Max-Weber, institut des sciences de l’homme, 14, avenue Berthelot, 69363 Lyon cedex 07, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.06.006 L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, A. Bidet. Puf, Paris (2011). 418 pp. Le livre d’Alexandra Bidet n’est pas simplement une enquête sur les agents de supervision du trafic téléphonique dans une grande entreprise de télécommunications. C’est un véritable programme pour renouveler la sociologie du travail. Je suggère de le résumer ici en quatre propositions : l’objectif général est d’examiner, en repartant d’une étude attentive des situations de travail, comment sont susceptibles d’émerger de nouvelles « figures sociales du travail », c’est-à-dire des manières partagées de formuler ce que l’on peut attendre de celui-ci. Alexandra Bidet souhaite, par une démarche qui se situe au plus près du travail en train de se faire, ouvrir le regard vers « le fil de la critique indigène », afin de « déceler un rapport plus réflexif au travail et l’affirmation d’une forme de vie redessinant le travail lui-même »; dans cette perspective, il est proposé d’appréhender comment et jusqu’à quel point les tra- vailleurs sont en mesure de donner de la valeur au travail. D’où la notion centrale de « vrai boulot », manière de pointer ces moments « vrais » du travail, lorsqu’un sens est véritablement attribué à celui-ci ; le programme souhaite revenir, en amont des innombrables travaux existants sur les identités, les statuts, les rhétoriques professionnelles, ou les relations entre groupes professionnels, au regard que le travailleur porte sur son travail en train de se faire, regard en quelque sorte émancipé des jugements réciproques des travailleurs les uns sur les autres. Alexandra Bidet souhaite ainsi marquer l’importance qu’il y a à saisir, dans un premier temps, ce niveau de valorisation du travail, avant même d’examiner le jeu des jugements réciproques ; tout en s’inscrivant dans l’ensemble des recherches qui, depuis une quinzaine d’années, s’attachent à développer les potentialités d’une observation « naturaliste » du travail « en train de se faire » (les workplace studies, une partie de la sociologie pragmatique, les recherches post-STS, la cognition située, etc.), Alexandra Bidet invite à un déplacement sensible de la démarche. Elle promeut, beaucoup plus que ne l’ont fait jusqu’à présent ces recherches, l’étude du travail « en personne » en mettant au centre de la recherche la relation que chaque travailleur entretient, dans la durée, avec son environnement. Deux évolutions du monde du travail actuel donnent toute son actualité à un tel programme. Tout d’abord, celui-ci questionne le développement de nouvelles formes de travail au sein d’ensembles techniques abstraits. Sans revenir d’une fac ¸on nostalgique, comme trop souvent dans la sociologie du travail, sur une valorisation de l’œuvre, au sens d’Hannah Arendt, ou du geste artisanal, on peut s’interroger en effet sur les nouvelles formes de valorisation du travail lorsque l’agir « se distribue de fac ¸on inédite entre l’homme et ses artefacts, au point de menacer la possibilité d’un intervention humaine, donc toute épreuve de réalité ». C’est tout le sens d’une enquête sur la manière dont des agents interviennent à distance depuis leurs ordinateurs pour surveiller et réguler le trafic

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396 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431

Philippe BernouxCentre Max-Weber, institut des sciences de l’homme,14, avenue Berthelot, 69363 Lyon cedex 07, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.006

L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, A. Bidet. Puf, Paris (2011).418 pp.

Le livre d’Alexandra Bidet n’est pas simplement une enquête sur les agents de supervisiondu trafic téléphonique dans une grande entreprise de télécommunications. C’est un véritableprogramme pour renouveler la sociologie du travail. Je suggère de le résumer ici en quatrepropositions :

• l’objectif général est d’examiner, en repartant d’une étude attentive des situations de travail,comment sont susceptibles d’émerger de nouvelles « figures sociales du travail », c’est-à-diredes manières partagées de formuler ce que l’on peut attendre de celui-ci. Alexandra Bidetsouhaite, par une démarche qui se situe au plus près du travail en train de se faire, ouvrir leregard vers « le fil de la critique indigène », afin de « déceler un rapport plus réflexif au travailet l’affirmation d’une forme de vie redessinant le travail lui-même » ;

• dans cette perspective, il est proposé d’appréhender comment et jusqu’à quel point les tra-vailleurs sont en mesure de donner de la valeur au travail. D’où la notion centrale de « vraiboulot », manière de pointer ces moments « vrais » du travail, lorsqu’un sens est véritablementattribué à celui-ci ;

• le programme souhaite revenir, en amont des innombrables travaux existants sur les identités,les statuts, les rhétoriques professionnelles, ou les relations entre groupes professionnels, auregard que le travailleur porte sur son travail en train de se faire, regard en quelque sorteémancipé des jugements réciproques des travailleurs les uns sur les autres. Alexandra Bidetsouhaite ainsi marquer l’importance qu’il y a à saisir, dans un premier temps, ce niveau devalorisation du travail, avant même d’examiner le jeu des jugements réciproques ;

• tout en s’inscrivant dans l’ensemble des recherches qui, depuis une quinzaine d’années,s’attachent à développer les potentialités d’une observation « naturaliste » du travail « en trainde se faire » (les workplace studies, une partie de la sociologie pragmatique, les recherchespost-STS, la cognition située, etc.), Alexandra Bidet invite à un déplacement sensible de ladémarche. Elle promeut, beaucoup plus que ne l’ont fait jusqu’à présent ces recherches, l’étudedu travail « en personne » en mettant au centre de la recherche la relation que chaque travailleurentretient, dans la durée, avec son environnement.

Deux évolutions du monde du travail actuel donnent toute son actualité à un tel programme. Toutd’abord, celui-ci questionne le développement de nouvelles formes de travail au sein d’ensemblestechniques abstraits. Sans revenir d’une facon nostalgique, comme trop souvent dans la sociologiedu travail, sur une valorisation de l’œuvre, au sens d’Hannah Arendt, ou du geste artisanal, on peuts’interroger en effet sur les nouvelles formes de valorisation du travail lorsque l’agir « se distribuede facon inédite entre l’homme et ses artefacts, au point de menacer la possibilité d’un interventionhumaine, donc toute épreuve de réalité ». C’est tout le sens d’une enquête sur la manière dontdes agents interviennent à distance depuis leurs ordinateurs pour surveiller et réguler le trafic

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téléphonique à l’échelle d’une région ou d’un pays. Ensuite, ce programme participe de cesrecherches qui, depuis quelques années, tentent de redonner des appuis théoriques et pratiquesnouveaux pour une critique du travail moins dépendante de figures sociales élaborées pour desformes de vie en partie obsolètes.

Le programme s’ancre enfin dans un retour très approfondi sur l’évolution de la sociologiedu travail elle-même. C’est un point important de l’ouvrage. De longs développements sont,notamment consacrés au travail descriptif et critique entrepris par Georges Friedmann. Figurecentrale pour Alexandra Bidet, dans la mesure où il a cherché toute sa vie, lui aussi, à articulerune description précise du travail, une attention à la technologie, et une volonté d’identifier cequi, dans le travail, est susceptible d’être valorisé. Mais point de départ critique, dans la mesureoù Alexandra Bidet envisage de construire tout autrement cette articulation. Car si le but duprogramme est bien de relancer, en revenant à des auteurs comme Georges Friedmann, l’étudede « l’acte de travail », préoccupation qui avait disparu de la sociologie au début des années1990 — et je renvoie ici à la lecture extrêmement fouillée et compréhensive de ses collèguessociologues du travail à laquelle nous invite l’auteur — il s’appuie sur un rapport totalementdifférent à la technique. La confusion générée, pendant des années, par les retours permanentsde balanciers entre déterminisme technologique et effet sociétal, s’estompe enfin, au profit d’uneétude précise des situations de travail qui décrypte concrètement comment le travailleur exploreen même temps la plasticité et les contraintes propres à ces ensembles techniques qui constituentdésormais l’essentiel de son environnement.

J’ai plaidé pour une position qui n’est pas sans convergences1. Mais sans l’ampleur de ceretour sur la tradition de la sociologie du travail. Et sans l’étage important qu’y ajoute AlexandraBidet : l’explicitation de l’anthropologie de l’homme qui puisse fonder son programme. Celle-cise situe au carrefour de trois sources. Du travail de Gilbert Simondon sur « l’individuation »,Alexandra Bidet retient une démarche qui s’attache à étudier ce que devient l’humain plutôtque ce qui le définit et qui met l’accent sur le rôle que joue, chez l’être humain, la formulationréflexive de « problèmes » pour régler les dimensions conflictuelles de la relation de l’individu etde son milieu. L’anthropologie d’André Leroi-Gourhan fournit des outils pour montrer comments’articulent symboles et objets techniques dans l’interaction homme/milieu. Enfin, John Deweyoffre un contrepoint pragmatiste intéressant au travail de Gilbert Simondon, en appréhendant, àtravers les notions de « problème » et « d’enquête », le travailleur en « professionnel réflexif ».

L’efficacité du programme est patente dans l’enquête sur la supervision du réseau télépho-nique. L’ouvrage procède à la genèse de ce milieu de travail, en revenant sur la naissance et lestransformations de la gestion du trafic téléphonique. On suit l’émergence d’une « visualisation »du trafic, on comprend le déplacement des contraintes, l’exploration de nouveaux possibles parles agents, les nouveaux liens qui se tissent entre les superviseurs et les commutants (les agentslocaux sur sites, qui interviennent plus directement sur les équipements). La transformation dessuperviseurs qui, de spécialistes d’alarmes en tout genre, supposés « appeler au secours » en cas deproblème, en viennent à optimiser de facon sophistiquée, dans un sens également économique, lesflux d’appels, est tout à fait spectaculaire. L’ouvrage montre ensuite comment ont émergé, parmices agents, deux grands styles de professionnels. Pour les uns (les agents « explorateurs »), le vraiboulot est associé à la capacité de saisir et d’intervenir sur un « monde-écran » constitué par descourbes auxquelles est attribuée la possibilité non seulement de montrer « ce qui se passe », maisde donner à ces agents le sentiment d’avoir une vue « imprenable » sur le réseau, et d’intervenir par

1 Voir Dodier N., Les hommes et les machines, Éditions Métailié, Paris, 1995.

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eux-mêmes. C’est alors sur le mode de l’enquête continuelle que ces explorateurs établissent lecontact avec le réseau. Pour les autres (les agents « guetteurs »), les mêmes écrans sont insuffisantspour « comprendre » ce qui se passe dans le réseau. Ceux-ci critiquent une formation insuffisante.Mais également cette forme d’illusion qui préside selon eux au fait que l’on puisse croire que cesont ces interventions à distance qui font marcher le réseau. Les « guetteurs » se tiennent beaucoupplus à distance du monde-écran. Ils privilégient le fait d’intervenir directement sur les machinespour réparer les défaillances. Ils ont ainsi le sentiment d’être confrontés à du palpable. Ils sontenfin critiques vis-à-vis des agents « explorateurs » qui travaillent selon eux dans une logique éco-nomique de court terme. Alexandra Bidet montre bien en quoi ces styles de travail renvoient à destrajectoires individuelles différentes : en fonction du poste préalablement occupé (selon que l’ona été d’emblée superviseur, ou auparavant commutant), en fonction de la première socialisation àla technologie (en particulier si les agents ont été élevés dans l’électromécanique, comme tendentà l’être les guetteurs, ou d’emblée dans les nouvelles techniques, comme le sont les explorateurs).Et elle observe de facon très intéressante comment, entre ces deux groupes, s’opère une sorte dedistribution spontanée du travail, chacun des deux groupes ayant une conception du « vrai boulot »(et du « sale boulot ») qui lui est propre mais complémentaire de l’autre.

J’aimerais, autour de ce remarquable ouvrage, ambitieux et complet, ouvrir la discussion surtrois points. La place accordée au « vrai boulot » me paraît utile, mais un peu déséquilibrée. Lanotion a certes le mérite d’inciter les sociologues à appréhender ce que les individus investissentde positif dans l’activité de travail, non pas globalement, mais dans certaines séquences. Mais,seule, elle risque de laisser dans l’ombre les moments critiques. Je plaiderais pour une approcheplus équilibrée de la dynamique formée par l’alternance du vrai boulot et des moments critiques,et du langage qui permet aux travailleurs de les penser les uns et les autres. Ce serait en outreplus cohérent avec une perspective qui, dans le prolongement revendiqué de Gilbert Simondonet de John Dewey, met l’accent sur l’identification des « problèmes » qui émergent de la relationindividu/milieu.

Il semble qu’il manque dans le programme un niveau d’analyse important. Celui-ci est actuel-lement construit sur trois niveaux. D’un côté, le cadre anthropologique très général : propriétésgénérales de « l’individuation », de la dynamique générale des « problèmes » et de « l’enquête ».De l’autre, le niveau des « styles » de travail, manière de pointer des formes d’engagement dans letravail rattachées à des catégories au demeurant assez stables d’individus (explorateurs/guetteurs).Enfin, le niveau du type de technique dont on étudie les effets spécifiques : ici les ensembles tech-niques « abstraits ». Il manque à mon sens des outils pour caractériser les différentes manièresd’organiser le travail, dans un type de technique donné. Non pas au niveau des styles géné-rés par les individus, mais au niveau des investissements réalisés par l’entreprise pour orienter,voire contraindre, les travailleurs dans leur facon d’identifier des problèmes et de procéder à desenquêtes. L’introduction d’un niveau de ce type aurait par ailleurs un effet très bénéfique, dansla logique même du programme. Il permettrait d’établir des médiations beaucoup plus palpablesentre le « vrai boulot », au niveau où il est appréhendé ici (celui d’un travailleur revenant sur sontravail en train de se faire), et ces fameuses « figures sociales du travail ». Au-delà de ces figuresun peu vagues, on comprendrait mieux comment les travailleurs sont confrontés à des référencesnormatives qui leur viennent de l’extérieur, et comment celles-ci jouent en retour dans la manièrepour chacun de s’engager dans le travail.

Enfin, ce qui est lié à la critique précédente, le langage de la relation individu/milieu laissetransparaître quelques limites. Certes, il présente des avantages pour montrer le travail « en per-sonne ». On voit bien les individus au travail au-delà même des situations, on suit ces individus, onen comprend les trajectoires. On appréhende très bien, chez ces agents de supervision, le mélange

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subtil de besoin de sécurité et d’engagement dans l’exploration. Enfin, se dégage tout un langagequi, en dehors des jugements réciproques des individus les uns vis-à-vis des autres, se construiteffectivement pour parler du travail lui-même. Par contre, on voit beaucoup moins bien les outils,et plus généralement l’ensemble des appuis, qui permettent aux individus de se positionner lesuns vis-à-vis des autres (pour se coordonner, se lier, s’affronter, régler des conflits, partager desterritoires, etc.). Certes, dans le cas d’espèce, la distribution des tâches, pour prendre ce pointprécis, semble se faire harmonieusement, par une division « spontanée » entre les deux catégo-ries d’agents. Mais cela ne peut tenir lieu de cadre pour le programme d’ensemble que dessinel’ouvrage. Ici également, l’absence d’un niveau d’analyse plus proprement organisationnel faitsentir ses effets. Il serait intéressant de voir comment il peut s’articuler aux autres niveaux, dansune « extension de programme » qui ne me paraît pas incompatible avec les grandes lignes decelui-ci. C’est un point me semble-t-il important, dès lors que l’on ne souhaite pas assister à undéconnexion entre d’un côté des recherches qui traitent avec précision du travail en train de sefaire (y compris dans la version « travail en personne » que propose Alexandra Bidet, et avec toutel’ampleur, en arrière-plan, d’une anthropologie de l’homme), et de l’autre côté des recherches quitraitent des transformations des organisations et du management.

Nicolas DodierGSPM-IMM, 10, rue Monsieur-Le-Prince, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.07.005

Economic lives. How culture shapes the economy, V.A. Zelizer. Princeton University Press,Princeton (2011). 494 pp.

Le dernier ouvrage de Viviana A. Zelizer est une compilation réunissant 18 textes écrits de1978 à 2010, pour la plupart déjà publiés et qui reprennent les grands thèmes de son œuvre. Celivre offre une vue d’ensemble des travaux d’une sociologue contemporaine majeure. Il donne àvoir l’élaboration de ses questions de recherche et la stabilisation de ses concepts.

Viviana A. Zelizer se prête de bonne grâce au travail réflexif que suppose la publication d’untel ouvrage, d’autant plus facilement que les étapes de sa recherche sont parfaitement scandéesà travers ses quatre précédents ouvrages1, qui présentent à la fois une grande cohérence quantaux thèmes abordés et un élargissement progressif de l’analyse. Elle assume sa position de fon-datrice d’une branche de la sociologie économique — que l’on pourrait qualifier de sociologieéconomique culturelle et relationnelle — et propose ainsi un livre qui est à la fois une analyserétrospective sur son travail et un programme de recherches futures pour les sociologues commepour les économistes, à qui elle s’adresse dès l’introduction.

Le livre est organisé autour des six domaines étudiés par Viviana A. Zelizer : chaque partiecomporte une introduction de quelques pages, extrêmement denses, écrites pour l’ouvrage, puistrois ou quatre textes.

Le premier thème est celui de la valorisation de la vie humaine, il est séminal pour VivianaA. Zelizer, puisque ses deux premiers ouvrages traitaient de l’assurance-vie et de la valorisation

1 Viviana A. Zelizer, Morals and markets: The development of life insurance in the United States, Columbia UniversityPress, NY, 1979 ; Pricing the Priceless Child, Basic books, NY, 1985 ; The Social meaning of Money, Basic books, NY,1994 ; The Purchase of Intimacy, Princeton University Press, Princeton, 2005.