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292 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 de vie ou suivant le modèle des analyses statistiques du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (CEREQ), à partir de l’enquête Génération. En outre, les attitudes à l’égard de l’école, du travail et de l’avenir gagneraient à être mises en rapport avec les propriétés sociales des enquêtés (sexe, âge, origine sociale, parcours scolaire, type d’emploi occupé, souhaits professionnels, etc.). Ainsi, parmi les jeunes préparant un DUT en techniques de commercialisation, quelles sont les caractéristiques sociales et/ou scolaires des « stratèges », des « explorateurs », des « attentistes » et des « pessimistes »? L’attitude des stagiaires à l’égard de l’avenir (plus « pessimistes » que les apprentis) tient-elle uniquement à une moindre intensité de travail ou s’explique-t-elle aussi par des différences en matière de trajectoire (notamment scolaire) ? Enfin, on peut se demander si les présupposés politiques et sociaux des questions abordées ne gagneraient pas à être davantage explicités. L’ouvrage, qui offre plutôt des pistes « pour développer des pratiques d’orientation efficaces » ou améliorer l’accompagnement des jeunes en entreprise et loue les mesures visant à valider les expériences professionnelles non inscrites dans un cursus de formation, se conclut sur le caractère bénéfique des expériences de travail, « même quand ces activités sont sans rapport direct avec les activités envisagées pour l’avenir et sans lien avec les formations suivies » (p. 215). Pourtant, la définition du temps des études comme une période d’acquisition de « compétences » issues du monde économique pourrait être interrogée ou, du moins, cette période de construction d’un « soi professionnel » pourrait être davantage spécifiée en fonction des différences entre des qualifications et entre des statuts très hétérogènes. Vanessa Pinto Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS-EHESS-université Paris I), EHESS 190–198, avenue de France, 75013 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.003 L’école buissonnière, É. Douat. La Dispute, Paris (2011). 209 pp. Tiré d’une thèse de doctorat, l’ouvrage examine les « carrières » des élèves de milieux populaires qui « font le mur » et sèchent les cours au collège. À rebours d’un discours politico- médiatique (analysé dans le premier chapitre), selon lequel ces collégiens auraient un défaut de motivation ou seraient issus d’une famille démissionnaire, Étienne Douat construit une sociologie qui tout en étant attentive au contexte socio-culturel, dans lequel évoluent les élèves (détaillé au deuxième chapitre), observe la manière dont l’institution contribue à fabriquer l’absentéisme. Pour cela, l’auteur propose de retracer « en plein » la socialisation à l’œuvre dans les familles popu- laires concernées par le décrochage scolaire, c’est-à-dire sans considérer a priori que ces élèves seraient mal socialisés. À la suite de Bernard Lahire 1 , il retrace l’investissement des familles dans la scolarité de leurs enfants et montre qu’il y a une contradiction entre les attentes spécifiques de l’école et certaines dimensions de la socialisation familiale en milieu populaire. Pour l’auteur, le « propre des élèves tendanciellement décrocheurs des milieux populaires, ce n’est [. . .] pas une opposition de principe à l’école et aux parcours longs, mais une vulnérabilité prononcée par rapport aux verdicts scolaires » (p. 42). 1 Bernard Lahire, 1995, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard-Le Seuil, Paris.

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292 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294

de vie ou suivant le modèle des analyses statistiques du Centre d’études et de recherches sur lesqualifications (CEREQ), à partir de l’enquête Génération.

En outre, les attitudes à l’égard de l’école, du travail et de l’avenir gagneraient à être misesen rapport avec les propriétés sociales des enquêtés (sexe, âge, origine sociale, parcours scolaire,type d’emploi occupé, souhaits professionnels, etc.). Ainsi, parmi les jeunes préparant un DUTen techniques de commercialisation, quelles sont les caractéristiques sociales et/ou scolairesdes « stratèges », des « explorateurs », des « attentistes » et des « pessimistes » ? L’attitude desstagiaires à l’égard de l’avenir (plus « pessimistes » que les apprentis) tient-elle uniquement à unemoindre intensité de travail ou s’explique-t-elle aussi par des différences en matière de trajectoire(notamment scolaire) ?

Enfin, on peut se demander si les présupposés politiques et sociaux des questions abordées negagneraient pas à être davantage explicités. L’ouvrage, qui offre plutôt des pistes « pour développerdes pratiques d’orientation efficaces » ou améliorer l’accompagnement des jeunes en entrepriseet loue les mesures visant à valider les expériences professionnelles non inscrites dans un cursusde formation, se conclut sur le caractère bénéfique des expériences de travail, « même quand cesactivités sont sans rapport direct avec les activités envisagées pour l’avenir et sans lien avec lesformations suivies » (p. 215). Pourtant, la définition du temps des études comme une périoded’acquisition de « compétences » issues du monde économique pourrait être interrogée ou, dumoins, cette période de construction d’un « soi professionnel » pourrait être davantage spécifiéeen fonction des différences entre des qualifications et entre des statuts très hétérogènes.

Vanessa PintoCentre européen de sociologie et de science politique (CNRS-EHESS-université Paris I),

EHESS 190–198, avenue de France, 75013 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.003

L’école buissonnière, É. Douat. La Dispute, Paris (2011). 209 pp.

Tiré d’une thèse de doctorat, l’ouvrage examine les « carrières » des élèves de milieuxpopulaires qui « font le mur » et sèchent les cours au collège. À rebours d’un discours politico-médiatique (analysé dans le premier chapitre), selon lequel ces collégiens auraient un défaut demotivation ou seraient issus d’une famille démissionnaire, Étienne Douat construit une sociologiequi tout en étant attentive au contexte socio-culturel, dans lequel évoluent les élèves (détaillé audeuxième chapitre), observe la manière dont l’institution contribue à fabriquer l’absentéisme. Pourcela, l’auteur propose de retracer « en plein » la socialisation à l’œuvre dans les familles popu-laires concernées par le décrochage scolaire, c’est-à-dire sans considérer a priori que ces élèvesseraient mal socialisés. À la suite de Bernard Lahire1, il retrace l’investissement des familles dansla scolarité de leurs enfants et montre qu’il y a une contradiction entre les attentes spécifiquesde l’école et certaines dimensions de la socialisation familiale en milieu populaire. Pour l’auteur,le « propre des élèves tendanciellement décrocheurs des milieux populaires, ce n’est [. . .] pasune opposition de principe à l’école et aux parcours longs, mais une vulnérabilité prononcée parrapport aux verdicts scolaires » (p. 42).

1 Bernard Lahire, 1995, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard-Le Seuil,Paris.

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Étienne Douat se livre à une sociologie relationnelle au sens où il observe les relations entredes élèves en difficultés, leurs conditions sociales d’existence, l’institution scolaire et les acteursqui la composent. Sans jamais tomber dans un déterminisme mécanique, l’auteur étudie desprocessus ambivalents d’accrochage et de décrochage. En effet, le grand mérite de cette enquêteest de prêter attention au fait que loin d’être en rupture totale avec l’école, ces « absentéistes »sont en réalité très présents dans ou autour de l’enceinte de leur établissement. Dans ce contexte,comment expliquer que le collège reste un espace désirable pour ces élèves ? À l’appui de cequestionnement, le livre repose sur des données riches recueillies sur une période longue (3 ans)auprès d’une trentaine de jeunes fréquentant des collèges classés en zone d’éducation prioritaire(ZEP) de Villiers-le-Bel et Sarcelles.

Du côté des élèves se manifestent des habitudes peu conformes aux exigences scolaires.« L’institution [. . .] exige des élèves un certain emploi du corps selon un certain emploi du temps »(p. 86). Être à l’heure, rester assis derrière une table, ne pas bouger, rester concentré sur une acti-vité, croire que la forme scolaire permet de réaliser un apprentissage, croire que la certificationdébouche sur un emploi souhaitable sont autant de dispositions qui ne sont pas évidentes pources élèves. Du côté des établissements, on observe des contradictions entre un discours officielde tolérance zéro de l’absentéisme et une pratique qui rend parfois souhaitable du point de vuede l’enseignant ou du surveillant l’absence de tel ou tel élève devenu indésirable. De la mêmemanière, alors que l’institution pourrait tenter de comprendre les raisons de l’absence, une sortede rituel la conduit à chercher à obtenir un aveu de la part du fautif. On attend de ce dernier qu’ilformule une réponse légitime du point de vue de l’ordre scolaire et non pas qu’il revienne sur lesraisons de ses absences.

L’ouvrage explore la manière dont se construisent ces dispositions à l’école buissonnière. Onne nait pas élève absentéiste, on le devient. Alors que l’absentéisme n’existe qu’à de très raresexceptions au primaire, il va se développer dans le secondaire. Un événement est souvent propiceà l’expérimentation de l’absence. Une relation conflictuelle avec un enseignant, l’exclusion del’établissement ou une relative tolérance des parents du fait de sécher les cours permettent auxélèves de se familiariser avec cette pratique et plus tard d’y « prendre goût ». Ensuite, l’absenceest routinisée, elle donne lieu à la mise en œuvre de tactiques dont on peut se vanter à un enquêteur(arriver en retard pour aller en permanence, falsifier son emploi du temps, se faire passer pourson père pour couvrir une absence. . .). Revers de la médaille, la multiplication des absences renddifficile le retour pour l’élève découragé à l’avance face à l’ampleur du travail à fournir pourremettre le pied à l’étrier.

Pourtant, à quelques exceptions près, le décrochage n’est jamais total. Sur le plan scolairetout d’abord, il y a des matières que les élèves ne sèchent pas pour ne pas perdre le fil decertains apprentissages ou parce qu’ils ont une relation privilégiée avec un enseignant. Sur leplan de l’intégration ensuite, se rendre dans l’établissement donne l’occasion de voir ses amis,d’échanger avec certains acteurs de la vie scolaire (CPE, surveillants. . .). Sur le plan des normessociales enfin, l’école étant le mode de socialisation principal avec l’avènement de la massificationscolaire, déroger totalement à l’obligation scolaire serait alors synonyme de la perte de sa placedans la société.

L’école buissonnière est un ouvrage qui se lit bien. Non seulement parce que le style del’auteur est clair et précis d’un point de vue conceptuel. Mais en outre, parce que le matériau yest exposé avec justesse, le lecteur peut lire les contradictions vécues par les élèves accrochés-décrocheurs. Pour autant, les pistes de réflexion énoncées en conclusion et visant à « inspirerune action collective réflexive en matière de décrochage scolaire » (p. 191) paraissent étroites.Dans une période où la diminution du nombre de postes d’enseignants tend à alourdir la charge

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de travail de ces derniers, et où le statut des enseignants est remis en question, impulser unelogique de désanctuarisation de l’école pour créer les conditions d’un échange régulier entreparents et enseignants risque d’apparaître comme une attaque d’une communauté éducative déjàfragilisée.

Francois SarfatiCentre d’études de l’emploi, « Le Descartes 1 », 29, Promenade-Michel-Simon,

93166 Noisy-le-Grand cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.006