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Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Comptes rendus Genèse d’une discipline, naissance d’une revue : Sociologie du travail, A. Borzeix, G. Rot. Presses universitaires de Paris Ouest, Nanterre (2010). 400 pp. En 1959, quatre sociologues Michel Crozier, Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud et Jean- René Tréanton —, des trentenaires talentueux qui ont déjà derrière eux une dizaine d’années de pratique de la recherche, décident de créer la revue Sociologie du travail. En 1966, ils passent la main à la génération qui suit. Le superbe ouvrage d’Anni Borzeix et de Gwenaële Rot est consacré à cette période fondatrice de la revue. Pourquoi se limiter aux six années initiales ? C’est la période d’action des fondateurs, mais cette raison, à elle seule, ne saurait suffire. La conclusion livre la véritable justification : sous l’impulsion entreprenante de ses responsables, la nouvelle revue s’est développée, transformée et ce faisant, elle a développé, transformé puis imposé un nouveau savoir sociologique, une « nouvelle sociologie du travail » dont les orientations seront durables. L’action du quatuor porte, d’une part, sur la construction d’une ligne éditoriale par la publication d’articles de jeunes sociologues franc ¸ais, de nombreux auteurs étrangers, des fondateurs eux- mêmes la multiplication de comptes rendus et de débats sur les développements de la sociologie du travail dans les pays européens, aux États-Unis et ailleurs. Dans le même moment, cette action s’est aussi concentrée sur l’extension du réseau qui entoure et soutient la revue. Au noyau initial composé de Georges Friedmann le père fondateur —, et des membres de son séminaire, de l’Institut des sciences sociales du travail qui a favorisé le lancement des premières grandes enquêtes collectives, de l’entreprise de rédaction collective du Traité de sociologie de travail dirigé par Georges Friedmann et Pierre Naville, sont venus s’ajouter l’engagement des éditions du Seuil, la participation de cadres dirigeants d’entreprise, de syndicalistes, de hauts fonctionnaires et de militants politiques. Confrontées à une action collective qui se déploie simultanément sur plusieurs registres, Anni Borzeix et Gwenaële Rot ont adopté une démarche d’analyse qui refuse le récit linéaire au profit de la construction d’un « kaléidoscope » ou encore d’une machine « polyphonique ». Ce montage est le produit de trois décisions. Tout d’abord, le livre est organisé en trois parties selon la nature des matériaux : entretiens ; archives et contenus de la revue. Ensuite, à côté des entretiens avec les fondateurs, les deux autres parties sont subdivisées en chapitres discontinus qui traitent chacun d’un problème différent : la recherche de l’éditeur, « l’enquête emblématique du Mont-Saint- Martin », la situation concrète initiale de la revue puis, les « ouvertures », le « travail, terrain, empirie » et enfin, le contenu des travaux de sociologie du travail. Parce qu’ils s’appuient sur des matériaux différents, ces récits et ces analyses rendent visibles aussi bien les désaccords que les convergences. Enfin, la cohérence d’ensemble est sauvegardée voire renforcée par un appareil de notes très développé consacré certes aux références bibliographiques, mais aussi et surtout aux 0038-0296/$ see front matter

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Sociologie du travail 54 (2012) 391–431

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Comptes rendus

Genèse d’une discipline, naissance d’une revue : Sociologie du travail, A. Borzeix, G. Rot.Presses universitaires de Paris Ouest, Nanterre (2010). 400 pp.

En 1959, quatre sociologues — Michel Crozier, Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud et Jean-René Tréanton —, des trentenaires talentueux qui ont déjà derrière eux une dizaine d’années depratique de la recherche, décident de créer la revue Sociologie du travail. En 1966, ils passentla main à la génération qui suit. Le superbe ouvrage d’Anni Borzeix et de Gwenaële Rot estconsacré à cette période fondatrice de la revue. Pourquoi se limiter aux six années initiales ? C’estla période d’action des fondateurs, mais cette raison, à elle seule, ne saurait suffire. La conclusionlivre la véritable justification : sous l’impulsion entreprenante de ses responsables, la nouvellerevue s’est développée, transformée et ce faisant, elle a développé, transformé puis imposé unnouveau savoir sociologique, une « nouvelle sociologie du travail » dont les orientations serontdurables.

L’action du quatuor porte, d’une part, sur la construction d’une ligne éditoriale par la publicationd’articles de jeunes sociologues francais, de nombreux auteurs étrangers, des fondateurs eux-mêmes la multiplication de comptes rendus et de débats sur les développements de la sociologiedu travail dans les pays européens, aux États-Unis et ailleurs. Dans le même moment, cette actions’est aussi concentrée sur l’extension du réseau qui entoure et soutient la revue. Au noyau initialcomposé de Georges Friedmann — le père fondateur —, et des membres de son séminaire, del’Institut des sciences sociales du travail qui a favorisé le lancement des premières grandes enquêtescollectives, de l’entreprise de rédaction collective du Traité de sociologie de travail dirigé parGeorges Friedmann et Pierre Naville, sont venus s’ajouter l’engagement des éditions du Seuil,la participation de cadres dirigeants d’entreprise, de syndicalistes, de hauts fonctionnaires et demilitants politiques.

Confrontées à une action collective qui se déploie simultanément sur plusieurs registres, AnniBorzeix et Gwenaële Rot ont adopté une démarche d’analyse qui refuse le récit linéaire au profitde la construction d’un « kaléidoscope » ou encore d’une machine « polyphonique ». Ce montageest le produit de trois décisions. Tout d’abord, le livre est organisé en trois parties selon la naturedes matériaux : entretiens ; archives et contenus de la revue. Ensuite, à côté des entretiens avec lesfondateurs, les deux autres parties sont subdivisées en chapitres discontinus qui traitent chacund’un problème différent : la recherche de l’éditeur, « l’enquête emblématique du Mont-Saint-Martin », la situation concrète initiale de la revue puis, les « ouvertures », le « travail, terrain,empirie » et enfin, le contenu des travaux de sociologie du travail. Parce qu’ils s’appuient sur desmatériaux différents, ces récits et ces analyses rendent visibles aussi bien les désaccords que lesconvergences. Enfin, la cohérence d’ensemble est sauvegardée voire renforcée par un appareil denotes très développé consacré certes aux références bibliographiques, mais aussi et surtout aux

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éclaircissements, commentaires et extraits de jugement provenant des multiples parties prenantesà cette histoire. Non seulement ces notes tissent des liens serrés entre les chapitres, mais ellesrendent visible une scène publique qui grouille de personnages, d’enjeux et de discussions. Onvoit bien les éventuels dangers d’une telle démarche, par exemple la confusion chez le lecteur,mais parce qu’elle est très maîtrisée, cette organisation fonde l’intelligibilité globale de cettesocio-histoire.

Impossible de présenter l’ensemble ou même la majorité des thèmes et problèmes. Aussi,l’examen se limite, en suivant les auteurs, à détacher quelques éléments des entretiens et à conce-voir la revue comme un « mouvement », un terme qui revient souvent chez les fondateurs. Lapremière partie du livre reproduit quatre interviews des fondateurs sur l’aventure de la revue —instructives et dans l’ensemble convergentes —, puis ensuite trois entretiens (par suite du refusde participation de Jean-René Tréanton) qui portent sur les réactions de chacun à la lecture desentretiens de leurs partenaires. Cette seconde phase livre de précieuses nouveautés. D’abord, uneinterprétation par Michel Crozier de la « carte de visite intérieure profonde des participants » quirendrait compte de leurs différences d’orientations : la Libération pour Alain Touraine, l’Amériquepour Michel Crozier, « Normale Sup » pour Jean-Daniel Reynaud et la position de lecteur pourJean-René Tréanton. Ensuite, des décalages qui font craquer l’unanimisme précédent comme parexemple l’opposition, dans la relation à la réalité, entre Michel Crozier et Alain Touraine.

Enfin, c’est l’intervention la plus spectaculaire, une longue réflexion d’Alain Touraine quise développe à partir de deux constatations : les « quatre » et quelques autres ont participé à lacréation et au développement de la sociologie du travail mais aucun n’a atteint la célébrité, lagloire internationale qu’ont connu les philosophes comme Michel Foucault, Roland Barthes ouJacques Derrida. Nous ne sommes plus dans l’histoire de la revue, dans le moment heureux où toutparaissait possible, mais à l’inverse, 50 ans plus tard, lorsque les dés sont jetés, dans l’évaluationrétrospective sévère accompagnée d’une recherche d’explication. « Pourquoi ne pas monter auparadis. . . » ? Pour fonder l’interprétation, il faut que l’échec soit collectif. Michel Crozier estdonc enrôlé dans cette finitude malgré le rappel circonstancié par Jean-Daniel Reynaud de soninfluence sociologique et politique, de même pour Pierre Bourdieu dont l’influence internationalene saurait être dixit Alain Touraine, durable. Dès lors, la cause de cette commune limitationpeut être située dans la dynamique historique de l’époque, une dynamique qui a orienté lesproblématiques sociologiques, mais à laquelle les philosophes se sont soustraits, une dynamiqueparticulière qui s’est affaissée pour radicalement se transformer à partir des années 1968. Lessociologues ont été les victimes d’une ruse de l’histoire.

La revue a été un « mouvement » qu’il est possible de décliner en mouvement scientifique,mouvement politique et mouvement sociologique imbriqués les uns dans les autres. Le mouve-ment scientifique renvoie au rappel répété de l’exigence de scientificité. Alors que les noms desfondateurs sont aujourd’hui associés à des démarches théoriques, leur influence, à ce moment-là, s’est principalement exercée sur ce qui permettait de distinguer la « nouvelle sociologie » de« l’ancienne sociologie », de la philosophie et de l’idéologie, sur l’importance centrale assignée au« terrain » et aux méthodes quantitatives. Cette relation au réel est désormais considérée commeconstitutive de la sociologie du travail parce qu’elle représente le moyen de construire une connais-sance fondée sur la preuve. Ce que montre la grande enquête sur « les attitudes des ouvriers de lasidérurgie à l’égard des changements techniques » de Mont-Saint-Martin à laquelle un chapitre dulivre est consacré, ce qui explique aussi l’importance du paradigme des « attitudes », une notionpsychologisante, mais qui permet de restituer les sens vécus des acteurs et qui autorise l’usagede techniques quantitatives, ce qui est aussi vérifié par le constat que les trois quarts des articlespubliés dans la revue sont fondés sur des enquêtes empiriques.

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La revue est un mouvement politique. La sociologie, dès l’abord, est associée à une volontéd’action dont les expressions seront multiples : critique du PC, du marxisme orthodoxe et dutotalitarisme, critique des pratiques d’ingénierie de l’école des Relations humaines aux États-Unis, interventions des fondateurs dans des revues engagées comme Esprit, Les Temps Modernesou Arguments et développement d’un réformisme pragmatique qui accompagne la participationau Club Jean Moulin, Parti socialiste autonome (PSA) puis au Parti socialiste unifié (PSU), ainsique la convergence avec des hauts fonctionnaires modernisateurs pour exercer une influence surl’action publique.

Enfin, et surtout, la revue est un mouvement sociologique. Ce que la troisième partie del’ouvrage documente et analyse de facon systématique et rigoureuse à partir des publicationsde la revue sur l’ensemble de la période. Parmi les diverses caractéristiques, deux se détachent.D’une part, le « cosmopolitisme » : des numéros spéciaux sont consacrés à l’Amérique latine, àla Pologne et au Japon, les comptes rendus sont employés par les fondateurs pour faire connaîtrele dernier état de la sociologie du travail dans les pays étrangers et un tiers des articles sontsignés par des auteurs étrangers. D’autre part, la revue est marquée par la diversité croissante desobjets de recherche. Si depuis le début, les travaux consacrés à l’industrie sont de loin les plusnombreux, leur domaine ne s’est jamais confondu avec la sociologie de l’atelier (plant sociology)américaine : les thèmes étaient plus divers et les schémas explicatifs plus généraux. Au cours desannées vont s’y ajouter l’école, les associations, l’administration, le syndicalisme, le pouvoir etles formes d’organisation, la démocratie industrielle, le développement économique.

Cette évolution explique le changement de la signification du titre de la revue. Au départ, lanotion de « travail » pour l’un des fondateurs, est « structurante », pour l’autre, elle sert de justifi-cation, mais tous la retiennent parce qu’elle occupe une position centrale dans la représentationcollective d’une société mobilisée pour sa modernisation. Elle est alors définie par une positionà mi-chemin entre la sociologie industrielle et le marxisme, elle est aussi largement associée àl’empirisme. À la fin de la période, elle se confond largement avec les trois démarches théo-riques développées par les fondateurs autour de l’organisation, des relations professionnelles etdes mouvements sociaux. Sociologie du Travail conserve cependant une part d’indéterminationqui l’ouvre sur de futures redéfinitions.

Le livre d’Anni Borzeix et de Gwenaële Rot présente de grandes qualités : originalité dela démarche, sens des problèmes, collecte et analyse rigoureuse des faits. Sa réussite la plusgrande se situe là où beaucoup échouent ; dans le mouvement encore problématique de création,d’organisation, d’extension et de valorisation des contenus : descriptions, interprétations, théories,prises de position, et pratiques. L’étude rend à merveille ce qu’il y eut d’improvisé, d’invention,d’audace et de prise de risque qui devait aboutir à fonder (à refonder) la sociologie du travail. Ilaura fallu pour le montrer que les auteurs jouent de tous les registres — narrations, recensementsquantitatifs, comparaisons systématiques, usage d’une abondante iconographie —, il aura aussifallu qu’elles mettent à l’œuvre une écriture souple, précise et légère accordée à une aventurecollective imaginative et conquérante qui explique le plaisir que l’on prend à suivre les chemins— les événements, les personnages et les œuvres — par lesquels une discipline pour les uns,une démarche générale pour d’autres, est devenue indiscutable. Bien entendu, sur un tel sujet, ilest facile de formuler des regrets ou des souhaits. Par exemple, il aurait été utile de développerplus étroitement les rapports entre les débats et les conflits politiques généraux et les orientationsde la sociologie qui, à l’époque, étaient singulièrement mélés : la sociologie critique existaitalors. Ou encore d’explorer plus étroitement l’influence des États-Unis. Mais ces remarques sontsecondaires devant un « travail » exemplaire de sociologie de la sociologie.

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Lucien Karpik a,∗,b

a École des Mines de Paris, 60, boulevard Saint-Michel, 75272 Paris cedex 06, Franceb Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron, EHESS, 105, boulevard Raspail,

75006 Paris, France

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.004

La sociologie du travail en France. Enquête sur le travail des sociologues 1950–1990,L. Tanguy. La Découverte, Paris (2011). 267 pp.

Restituer les conditions de naissance de la sociologie du travail en France et de son déve-loppement jusqu’aux années 1990, tel est l’objet de cet ouvrage. Lucie Tanguy s’appuie sur desdocuments qu’elle a eu la chance de découvrir récemment, les archives du ministère du Travail,puis celles du CNRS. À l’aide de ces documents, elle cherche à montrer les circonstances, l’étatd’esprit des chercheurs, les stratégies des différents acteurs qui ont contribué durant cette périodeà structurer le monde de la sociologie du travail. Elle s’appuie aussi sur sa propre expérience dechercheur et sur sa connaissance du milieu de ceux qui ont commencé leur carrière après la finde la Seconde Guerre mondiale.

De la renaissance de la sociologie est-il écrit, mais l’auteur ne dit pas ce qui était mortet ce qui renaît. Il semblerait plus juste de parler de naissance de la sociologie du travail enFrance après la Seconde Guerre mondiale (cf. Sabine Erbès-Seguin, en 1999). Quoiqu’il ensoit, l’ouvrage se concentre sur les conditions dans lesquelles s’est effectuée cette naissance.Dans l’immédiat après-guerre, la sociologie du travail s’est développée dans une interactionentre universitaires et hauts fonctionnaires. Dans cette période de reconstruction des structureséconomiques et sociales de la nation, le monde du travail était valorisé. Il fallait le connaî-tre et penser son évolution, car il représentait en quelque sorte « la matrice des faits sociaux »,selon la formule attribuée à Émile Durkheim à propos de la religion. Pour beaucoup, la classeouvrière était le lieu où se préparait l’avenir, il fallait regarder les usines et les ateliers. La sciencesociologique du travail devra se construire à partir des observations de ce champ. Il se produit« une conjoncture qui a favorisé la rencontre entre un ministère réformateur et de jeunes socio-logues en quête de terrains sur le travail industriel et la condition ouvrière ». Lucie Tanguy vajusqu’à parler de communauté intellectuelle. Communauté qui a sans doute abouti à la construc-tion d’une profession plus que d’un corpus scientifique. La création de l’Institut des sciencessociales du travail (ISST) a été un des signes de cette conjonction. Le milieu s’est construitautour de Georges Friedmann et de Pierre Naville dont le Traité de sociologie du travail paraîten 1962.

La discipline se veut empirique, se référant au modèle des sciences de la nature : ilfaut partir des faits. Par la suite, le ministère se désengage de la recherche au pro-fit d’études plus finalisées, l’université de son côté ne finance pas de programmes dedéveloppement en recherche. Quelques programmes (PIRRTEM, TET) soutiennent desétudes contractuelles. La construction théorique ne s’inscrit pas dans les grands courantsde l’époque, structuralisme, anthropologie structurale ou marxisme. La sociologie du tra-vail se veut une science utile à l’action par recours aux enquêtes empiriques dans des