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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 415 vie professionnelle et vie privée que les infirmières hospitalières. En quoi cette possibilité oriente- t-elle, ou non, les infirmières à choisir cette voie ? Quels en sont les effets en termes de salaires, d’avenir professionnel ou de possibilités de carrière ? Il apparaît encore que non seulement les femmes sont peu présentes dans le monde policier, mais que les femmes ayant un enfant s’orientent vers les services les moins « contraignants ». Ces services ne sont-ils pas aussi ceux qui ouvrent le moins d’occasions de promotion et de valorisations symbolique et financière ? Ou encore, la grande diversité du monde des assistantes sociales ne cache-t-elle pas aussi une grande diversité en termes de rémunérations et de reconnaissance professionnelle ? sont les hommes et les femmes ? En quoi l’usage des dispositifs légaux ou des activités professionnelles influence-t-il ou non les carrières professionnelles futures ? Bernard Fusulier et ses collaborateurs et collaboratrices gagneraient ainsi à nourrir leurs prochaines enquêtes de nouvelles questions sur la segmentation professionnelle dans une même activité ou sur les possibilités de promotion au sein du groupe professionnel et/ou de l’organisation qui l’accueille. Faire davantage appel à la littérature sur les trajectoires sexuées et l’accès aux plus hauts niveaux de la hiérarchie professionnelle serait donc ici judicieux. Un numéro récent de Sociologie du travail (avril-juin 2009) démontre ainsi, par exemple, que la prégnance des normes « masculines » dans la définition des critères de promotion dans les organisations ou dans les groupes professionnels prestigieux rend l’articulation entre vie privée et vie professionnelle particulièrement difficile et limite les possibilités d’accès aux statuts élevés. Entre critères professionnels, règles organisationnelles, politiques publiques et normes sociales, la question de l’articulation entre vie professionnelle et vie privée nécessite une analyse ambitieuse et multidimensionnelle, à laquelle cet ouvrage est une très utile contribution. Marie Buscatto IDHE, université Paris 1 Panthéon Sorbonne - CNRS, 16, boulevard Carnot, 92340 Bourg-La-Reine, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.07.007 La famille désarticulée, L. Lesnard. Puf, Paris (2009). 213 pp. L’articulation du travail et de la famille n’est ni une question individuelle, ni une affaire de femmes, c’est, écrit Laurent Lesnard dans ce livre aux implications politiques déterminantes, « un enjeu pour l’ensemble de la famille et pour sa cohésion ». L’ensemble du livre est une démons- tration magistralement menée de cette affirmation centrale. Première prémisse : la famille a considérablement changé depuis la Révolution industrielle. Ayant perdu la plupart de ses fonctions économiques, sa cohésion repose désormais sur les relations interpersonnelles, donc les activités communes et le temps passé ensemble. Mais cette possibilité de temps passé ensemble la socia- bilité familiale dépend étroitement des contraintes qu’exerce le temps de travail sur chacun des membres du couple et dans la mesure la bi-activité des couples est devenue majori- taire du caractère synchronisé ou non des horaires de travail de ceux-ci. Or, seconde prémisse, l’irruption du capitalisme financier, la tertiarisation de l’économie et le développement de nou- velles méthodes de management ont entraîné une forte flexibilisation des temps de travail. Au moment même la sortie du male breadwinner model et l’avènement de la famille symétrique, symbolisés par la bi-activité, rendent déterminante la compatibilité des horaires de ses membres, les désordres de la sphère productive, reportés sur les salariés, conduisent à la fragmentation et à la

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 415

vie professionnelle et vie privée que les infirmières hospitalières. En quoi cette possibilité oriente-t-elle, ou non, les infirmières à choisir cette voie ? Quels en sont les effets en termes de salaires,d’avenir professionnel ou de possibilités de carrière ? Il apparaît encore que non seulement lesfemmes sont peu présentes dans le monde policier, mais que les femmes ayant un enfant s’oriententvers les services les moins « contraignants ». Ces services ne sont-ils pas aussi ceux qui ouvrentle moins d’occasions de promotion et de valorisations symbolique et financière ? Ou encore, lagrande diversité du monde des assistantes sociales ne cache-t-elle pas aussi une grande diversitéen termes de rémunérations et de reconnaissance professionnelle ? Où sont les hommes et lesfemmes ? En quoi l’usage des dispositifs légaux ou des activités professionnelles influence-t-il ounon les carrières professionnelles futures ? Bernard Fusulier et ses collaborateurs et collaboratricesgagneraient ainsi à nourrir leurs prochaines enquêtes de nouvelles questions sur la segmentationprofessionnelle dans une même activité ou sur les possibilités de promotion au sein du groupeprofessionnel et/ou de l’organisation qui l’accueille. Faire davantage appel à la littérature sur lestrajectoires sexuées et l’accès aux plus hauts niveaux de la hiérarchie professionnelle serait doncici judicieux. Un numéro récent de Sociologie du travail (avril-juin 2009) démontre ainsi, parexemple, que la prégnance des normes « masculines » dans la définition des critères de promotiondans les organisations ou dans les groupes professionnels prestigieux rend l’articulation entre vieprivée et vie professionnelle particulièrement difficile et limite les possibilités d’accès aux statutsélevés.

Entre critères professionnels, règles organisationnelles, politiques publiques et normessociales, la question de l’articulation entre vie professionnelle et vie privée nécessite une analyseambitieuse et multidimensionnelle, à laquelle cet ouvrage est une très utile contribution.

Marie BuscattoIDHE, université Paris 1 Panthéon Sorbonne - CNRS, 16, boulevard Carnot,

92340 Bourg-La-Reine, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.007

La famille désarticulée, L. Lesnard. Puf, Paris (2009). 213 pp.

L’articulation du travail et de la famille n’est ni une question individuelle, ni une affaire defemmes, c’est, écrit Laurent Lesnard dans ce livre aux implications politiques déterminantes, « unenjeu pour l’ensemble de la famille et pour sa cohésion ». L’ensemble du livre est une démons-tration — magistralement menée — de cette affirmation centrale. Première prémisse : la famille aconsidérablement changé depuis la Révolution industrielle. Ayant perdu la plupart de ses fonctionséconomiques, sa cohésion repose désormais sur les relations interpersonnelles, donc les activitéscommunes et le temps passé ensemble. Mais cette possibilité de temps passé ensemble — la socia-bilité familiale — dépend étroitement des contraintes qu’exerce le temps de travail sur chacundes membres du couple et — dans la mesure où la bi-activité des couples est devenue majori-taire — du caractère synchronisé ou non des horaires de travail de ceux-ci. Or, seconde prémisse,l’irruption du capitalisme financier, la tertiarisation de l’économie et le développement de nou-velles méthodes de management ont entraîné une forte flexibilisation des temps de travail. Aumoment même où la sortie du male breadwinner model et l’avènement de la famille symétrique,symbolisés par la bi-activité, rendent déterminante la compatibilité des horaires de ses membres,les désordres de la sphère productive, reportés sur les salariés, conduisent à la fragmentation et à la

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dérégulation du temps de travail. La première partie de l’ouvrage valide — à travers la mobilisa-tion des recherches sociohistoriques récentes — l’ensemble du syllogisme : la désynchronisationdes horaires de travail au niveau du couple constitue un élément clé des inégalités contemporaines.

La seconde partie confirme empiriquement la validité des deux prémisses en mobilisantdes exploitations originales des deux enquêtes « Emploi du temps » de l’INSEE (1985–1986 et1998–1999). Deux résultats marquants sont en effet mis en évidence pour ce qui concerne la socia-bilité familiale. D’une part, la majeure partie des activités familiales s’opère au sein du loisir : lesloisirs — principalement les repas, la télévision et les autres loisirs — « font la famille au quoti-dien » (p. 67). D’autre part, la sociabilité familiale a fortement augmenté en France entre le milieudes années 1980 et la fin des années 1990, comme aux États-Unis, et ce malgré l’augmentationde l’emploi féminin et du nombre de couples bi-actifs. Par ailleurs, le temps parental (définicomme le temps que la mère ou le père passe avec au moins un enfant sans l’autre parent) s’estprofondément transformé : il est devenu plus ludique et un peu moins inégalitairement partagéentre pères et mères. Malgré tout, le temps parental des pères et des mères reste quantitativementet qualitativement différent, la part incompressible de travail domestique et de soins continuantprincipalement à incomber aux femmes.

La troisième partie du livre constitue le point d’orgue de celui-ci puisqu’elle s’attache à décrire,au moyen de méthodes très sophistiquées, les journées de travail conjugales, de manière à évaluerleur caractère plus ou moins désynchronisé. Le projecteur est donc moins braqué sur le nombred’heures de travail que sur leur répartition dans la journée ou la semaine. L’auteur examine d’abordles journées individuelles de chaque membre du couple, à l’aide des carnets des enquêtes emploidu temps avant d’examiner leur « enchevêtrement ». Une typologie issue du travail sur les donnéespermet de distinguer cinq grands types d’horaires : les horaires standards, les longues journéesde travail, les horaires décalés, les horaires fragmentés et les horaires très courts. Trois résultatssignificatifs émergent. Premièrement, la journée de travail normale a fortement régressé entre lemilieu des années 1980 et la fin des années 1990, pendant que les longues journées de travail et leshoraires décalés gagnaient du terrain, concernant de plus en plus d’actifs et étant de plus en plusatypiques. Deuxièmement, la répartition des différents horaires atypiques dépend de la positiondans la nomenclature des PCS : plus celle-ci est élevée, plus la proportion des longues journées detravail est forte et la part de journée décalées et fragmentées faible. Les salariés les plus modestesse voient donc imposer la plus grande partie des horaires décalés et fragmentés. Troisièmement,ces inégalités, démultipliées par l’effet de l’homogamie, se retrouvent au niveau des couples.Dans le prolongement de l’étude francaise pionnière de Alain Chenu et John P. Robinson, en2002, Laurent Lesnard démontre en effet dans le dernier chapitre du livre, en multipliant lesdispositifs de preuve convaincants et au terme d’un raisonnement extrêmement serré et soigné,que la désynchronisation des journées de travail familiales a augmenté mais surtout que cetteaugmentation cache une diversité radicale : en bas de l’échelle sociale, des couples aux horairesfortement désynchronisés, dont le temps familial est extrêmement restreint — notamment lorsquecette désynchronisation se manifeste par des horaires décalés en soirée — ; à l’autre bout del’échelle, des couples qui ont certes, des journées longues mais synchrones et parviennent àsauvegarder du temps conjugal, du temps parental et du temps familial. Plus la probabilité d’avoirune journée désynchronisée augmente et plus la famille est désarticulée, écrit Laurent Lesnard,qui met ainsi au premier plan le caractère totalement déterminant pour le lien familial des horairesde travail.

Cette éblouissante démonstration est une pierre dans le jardin de tous ceux qui se réclamentde leur attachement à l’institution familiale sans se donner les moyens de la promouvoir. Ellepermet de tirer au moins deux enseignements majeurs pour les politiques publiques. D’abord,

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la question des horaires de travail est une question éminemment politique, qui ne peut enaucune manière être laissée aux caprices du marché : l’avenir de la famille en dépend. Plusgénéralement, la conciliation de la vie professionnelle et personnelle est une question publiqueéminente qui mériterait enfin de trouver dans le débat public la place de choix qui lui revient.Ensuite, les discours des économistes qui fustigent l’appétence — notamment francaise — pourle loisir et ne voient dans celle-ci qu’une simple préférence pour la paresse manifestent, à lalumière de cette revigorante lecture, leur profonde méconnaissance des ressorts véritables du liensocial.

Dominique MédaUniversité Paris Dauphine, place du Maréchal-De-Lattre-de-Tassigny, 75775 Paris cedex,

FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.06.007

L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, S.Broadbent. FYP Éditions, Paris (2011). 191 pp.

Le livre de Stefana Broadbent dresse un panorama des communications personnelles sur lelieu de travail, en s’appuyant sur une importante recherche ethnographique, complétée par desenquêtes quantitatives et qualitatives menées dans plusieurs pays.

Le premier chapitre s’élève contre le discours selon lequel le développement important desoutils de communication accroîtrait le nombre de relations avec lesquelles on échange et souligne,à l’inverse, l’intensification des échanges et le renforcement des liens avec les cinq contacts les plusproches. Stefana Broadbent explique que ces échanges avec de petites communautés personnellessont source de réconfort, de soutien et de plaisir. Plus la relation est intense avec quelqu’un, plusles outils mobilisés sont nombreux.

L’auteur montre ensuite comment les personnes combinent les outils en fonction des situa-tions de communication, en mettant à profit les spécificités (synchrone/asynchrone, écrit/oral)de chaque outil. Les substitutions à l’apparition d’un nouvel outil sont rares. Les utilisateursattribuent à chaque outil un registre de communication bien spécifique, pour opérer ensuite deschoix d’usages de plus en plus complexes. Selon Stefana Broadbent, de tous les facteurs, lasynchronie/asynchronie est celui qui influence le plus les pratiques de communication, puisqu’ilest corrélé à l’attention recue ou accordée. Or, cette attention dépend de la hiérarchie socialeet devient ainsi une manifestation du pouvoir. Par conséquent, elle influe sur la gestion de ladisponibilité qui nécessite un apprentissage important pour arriver à des pratiques socialementacceptables.

Le troisième chapitre retrace l’évolution du lien entre sphères privée et professionnelle. Si,jusqu’à la moitié du XIXe siècle, les deux univers étaient fortement imbriqués, les lieux deproduction se superposant aux lieux d’habitation, avec l’industrialisation, les travailleurs ont dûse rendre sur les lieux où se trouvaient les nouvelles machines pour travailler. L’essor des outils decommunication remet en cause cette séparation entre les deux sphères, en donnant la possibilitéaux travailleurs de les relier. Mais ce lien pose problème aux entreprises, qui, dans un contexteoù le travail devient de plus en plus coopératif, contrôlent non seulement les tâches, mais aussil’attention que les travailleurs portent à la machine et à leurs collègues. Or, cette attention estaffaiblie par les échanges privés au travail qui excluent les collègues. Notons que les échanges