3
Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 415 se rapproche ainsi davantage de l’essai stimulant que de la démonstration scientifique et ne réussit guère en retour à développer une analyse approfondie de ce phénomène. D’autre part, et de manière liée nous semble-t-il, l’apport spécifique de N. Heinich à la littérature empirique déjà nombreuse, aurait pu être de nous aider à comprendre ce qui explique cet attrait d’une grande majorité pour les « personnalités » éclatantes, et à en préciser les éléments de constitution. Le grand sportif n’est pas le chanteur de rock, la princesse médiatique n’est pas la mannequin de Dior. . . Une analyse plus systématique des différences entre ces gens célèbres et entre leurs publics aurait sûrement permis à l’auteur d’avancer dans une meilleure compréhension empirique des raisons pour lesquelles certaines personnes sont attirées par certaines célébrités, éventuellement selon leur sexe, leur milieu social, leurs préférences sexuelles, leurs origines « ethniques » ou leurs trajectoires scolaires. L’opposition opérée entre « simples » et « savants » paraît ici bien faible pour rendre compte d’un phénomène si complexe. encore, la faiblesse du matériau empirique de première main ne permet guère d’avancer de nouvelles pistes d’analyse pour une meilleure compréhension de cette passion contemporaine pour l’authenticité, l’intimité ou la personnalité de nos stars. Cet ouvrage n’en reste pas moins un bel essai, fort stimulant et bien documenté, fondé sur de nombreux travaux empiriques de qualité, abordant avec brio les manières dont se transforment les valeurs de notre société contemporaine, entre passion démocratique et fascination aristocratique. Marie Buscatto I.D.H.E., université Paris 1 Panthéon Sorbonne CNRS, université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 16, boulevard Carnot, 92340 Bourg-La-Reine, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 24 juillet 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.06.006 L’Épreuve de l’Argent. Banques, banquiers, clients, J. Lazarus. Calmann-Lévy, Paris (2012). 422 p. L’ouvrage rassemble sous le concept d’épreuve, emprunté à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, plusieurs enquêtes reliées à une question générale, celle des fondements normatifs et moraux en jeu dans les relations entre les clients et les banques de détail. Le premier chapitre inscrit cet objet dans une histoire, non de la banque, mais de « l’entrée des Franc ¸ais dans la banque », en reliant les évolutions de l’activité bancaire, de ses justifica- tions et critiques, aux dynamiques fines des interactions entre banques, clients et associations de consommateurs. Ce chapitre énonce une thèse qui conserve sa centralité dans l’ensemble de l’ouvrage : celle de l’importance persistante des « contradictions originelles » entre deux défini- tions de la banque, entendue respectivement comme entreprise marchande, et comme institution encadrant les populations et leur argent. Le deuxième chapitre, consacré à la « rencontre » entre le banquier, le client et la banque, présente une lecture des interactions entre banquiers et clients qui pointe quatre registres de relation, chacun couplé à une figure sociale du banquier. On y voit ainsi le banquier emprunter les figures du « commerc ¸ant », du « juge », du « conseiller » et du « sauveur ». Le chapitre 3 aborde la construction de l’échange entre la banque, représen- tée par le conseiller bancaire, et les clients, comme une activité de traduction qui permet le cadrage de l’argent, objet de l’échange, par la mise à distance des attaches dans lesquelles il est pris attaches désignant ici tous types de liens avec des « déterminants extérieurs à la

Comptes rendus

  • Upload
    xavier

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 415

se rapproche ainsi davantage de l’essai stimulant que de la démonstration scientifique et ne réussitguère en retour à développer une analyse approfondie de ce phénomène. D’autre part, et de manièreliée nous semble-t-il, l’apport spécifique de N. Heinich à la littérature empirique déjà nombreuse,aurait pu être de nous aider à comprendre ce qui explique cet attrait d’une grande majorité pourles « personnalités » éclatantes, et à en préciser les éléments de constitution. Le grand sportifn’est pas le chanteur de rock, la princesse médiatique n’est pas la mannequin de Dior. . . Uneanalyse plus systématique des différences entre ces gens célèbres et entre leurs publics auraitsûrement permis à l’auteur d’avancer dans une meilleure compréhension empirique des raisonspour lesquelles certaines personnes sont attirées par certaines célébrités, éventuellement selonleur sexe, leur milieu social, leurs préférences sexuelles, leurs origines « ethniques » ou leurstrajectoires scolaires. L’opposition opérée entre « simples » et « savants » paraît ici bien faiblepour rendre compte d’un phénomène si complexe. Là encore, la faiblesse du matériau empiriquede première main ne permet guère d’avancer de nouvelles pistes d’analyse pour une meilleurecompréhension de cette passion contemporaine pour l’authenticité, l’intimité ou la personnalitéde nos stars.

Cet ouvrage n’en reste pas moins un bel essai, fort stimulant et bien documenté, fondé sur denombreux travaux empiriques de qualité, abordant avec brio les manières dont se transforment lesvaleurs de notre société contemporaine, entre passion démocratique et fascination aristocratique.

Marie BuscattoI.D.H.E., université Paris 1 Panthéon Sorbonne – CNRS, université Paris 1 Panthéon Sorbonne,

16, boulevard Carnot, 92340 Bourg-La-Reine, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 24 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.06.006

L’Épreuve de l’Argent. Banques, banquiers, clients, J. Lazarus. Calmann-Lévy, Paris (2012).422 p.

L’ouvrage rassemble sous le concept d’épreuve, emprunté à Luc Boltanski et Laurent Thévenot,plusieurs enquêtes reliées à une question générale, celle des fondements normatifs et moraux enjeu dans les relations entre les clients et les banques de détail.

Le premier chapitre inscrit cet objet dans une histoire, non de la banque, mais de « l’entréedes Francais dans la banque », en reliant les évolutions de l’activité bancaire, de ses justifica-tions et critiques, aux dynamiques fines des interactions entre banques, clients et associationsde consommateurs. Ce chapitre énonce une thèse qui conserve sa centralité dans l’ensemble del’ouvrage : celle de l’importance persistante des « contradictions originelles » entre deux défini-tions de la banque, entendue respectivement comme entreprise marchande, et comme institutionencadrant les populations et leur argent. Le deuxième chapitre, consacré à la « rencontre » entrele banquier, le client et la banque, présente une lecture des interactions entre banquiers et clientsqui pointe quatre registres de relation, chacun couplé à une figure sociale du banquier. On yvoit ainsi le banquier emprunter les figures du « commercant », du « juge », du « conseiller »et du « sauveur ». Le chapitre 3 aborde la construction de l’échange entre la banque, représen-tée par le conseiller bancaire, et les clients, comme une activité de traduction qui permet lecadrage de l’argent, objet de l’échange, par la mise à distance des attaches dans lesquelles ilest pris — attaches désignant ici tous types de liens avec des « déterminants extérieurs à la

416 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425

banque », autrement dit, tous types de significations ou enjeux sociaux de l’argent. L’auteurdécrit ces attaches, saisies par des entretiens, à travers des « cartes mentales de l’argent », expres-sion qui rend compte du rapport à l’argent des clients à travers plusieurs dimensions : formesde la transmission intergénérationnelle de l’argent et de la « culture monétaire » (habitudes deconsommation), du rapport au crédit, du rapport entre le revenu et le niveau de vie. Elle sou-ligne l’importance des « compétences au détachement », inégalement réparties, permettant auxclients de « traduire » leur situation dans les normes bancaires, notamment dans un projet, enséparant leur argent de ses attaches. Le chapitre 4 étudie la confrontation de la normativitéincorporée dans les outils bancaires à deux populations : de « jeunes intellectuels urbains » etdes bénéficiaires de micro-crédits sélectionnés par le Secours catholique. Il amorce une étudede la socialisation des jeunes adultes aux normes bancaires et met au jour des compétencescardinales dans la gestion ordinaire du compte bancaire : anticiper, contrôler et réajuster. Lechapitre 5 retrace l’histoire des cadres moraux et légaux du crédit et de l’épargne. L’auteur ydécrit l’émergence historique de l’éthique de l’épargne, en situant l’origine historique de sa valo-risation dans la « grammaire libérale » qui prédomine depuis les Lumières ; elle décrit ensuitele déclin récent de cette éthique. Relevant l’absence de normes consensuelles autour du créditaujourd’hui, elle conclut à la thèse de la privatisation des cadres moraux des pratiques moné-taires. Le chapitre 6 montre comment les établissements spécialisés de crédit (ESC) ont ajustéleur marketing à des normes morales, en entourant la vente du crédit revolving d’une discré-tion fort efficace sur le plan commercial. Le chapitre 7 analyse l’évaluation des clients effectuéelors des demandes de crédit, des dépassements de découvert et des ouvertures de compte. Cesont respectivement la stabilité sociale, les normes de bonne dépense et le caractère « sûr » etrentable des clients qui servent de critères. Le chapitre 8 parle de « crises de banques », pouranalyser non pas les effets sociaux des crises financières sur les interactions bancaires mais desséquences biographiques où le lien d’un individu avec la banque prend anormalement la formeparoxystique d’une dépendance vitale, et plus généralement, les conflits ayant lieu entre clientset banques.

L’un des intérêts de l’ouvrage est le jeu entre plusieurs échelles, qui permet de décrire, àtravers des données parlantes, les interactions entre banques et clients comme un intense foyerde normativité sociale. L’historicité des normes est éclairée par plusieurs analyses précieuses.L’ouvrage est unifié par son ancrage dans la « sociologie morale », qui permet de souligner lavariabilité des normes appliquées aux clients : les banques jouent sur plusieurs tableaux. Lesclients sont inégalement exposés à cette variabilité et inégalement armés pour y faire face. Cetteapproche a plusieurs contreparties discutables. Les gens de la banque y sont considérés comme desporteurs de normes presque neutres sociologiquement : leur différenciation par statut, diplôme,salaire, sexe, importe peu. Les figures du banquier, forgées par une méthode demeurant implicite,posent question : celle du juge incarnant « la loi de la banque » s’accorde mal avec la variabilitédes règles ; celle du sauveur est suggestive mais riche de connotations inexpliquées. Si l’ouvrageopère de belles analogies avec d’autres domaines de recherche (notamment entre les crises debanque et la sorcellerie), il n’exploite pas les occasions de discussion avec des travaux connexes,sur les figures du client bancaire et leur prise en compte par les conseillers, les formes du travailmarchand, les métiers du conseil, la confrontation des clients aux temporalités marchandes, lemarquage de l’argent dans les interactions bancaires.

Enfin, en imputant aux contradictions pointées dans le premier chapitre la conflictualité obser-vée dans les interactions bancaires, l’auteur opte pour une thèse intéressante, mais forte. Il n’estpas certain, au vu de la fréquence des conflits entre clients et banques et surtout de leur formesocialement située, qu’ils relèvent principalement du « conflit de définitions » censé ici en rendre

Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 417

raison. La violence sociale, que l’auteur relève elle-même dans ses observations mais qu’ellerelègue finalement à une place périphérique dans l’interprétation, suggère que ces conflits sontliés à une forme particulière de rapports sociaux qui pourraient bien être liés au cadre spécifiqued’un commerce centré sur l’argent.

Xavier RouxLaboratoire Printemps, université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines,

47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 23 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.014

Consommateurs engagés à la Belle Époque. La ligue sociale d’acheteurs, M.E. Chessel.Presses de Sciences Po (2012). 344 p.

« Ne voyez-vous pas que le vêtement que vous portez sur les épaules est taché de sang ? ». Cetteinterpellation était formulée, il y a plus d’un siècle, par la Ligue sociale d’acheteurs (LSA) dontMarie-Emmanuelle Chessel a fait une histoire. Il s’agit de l’« une des premières organisationsdemandant aux consommateurs de réfléchir à leur manière d’acheter et de prendre en compte lesconditions de travail des ouvriers et des employés » (p. 15). Précurseur de la « consommation enga-gée » ou fair trade, cette ligue multiconfessionnelle était composée majoritairement de femmes.Elle fut active durant la Belle Époque, de 1902 à 1914. Mais son histoire est campée dans unempan temporel plus large, qui va de la création de la première ligue anglaise en 1887, à 1938,lorsque la LSA échoue à se recréer. M.-E. Chessel, en historienne, a analysé des archives, issuesde cinq principaux fonds francais et américains.

La première partie décrit la genèse de la Ligue. Elle a pris exemple sur les premières consu-mers’s leagues anglaises, puis américaines, de la fin du xixe siècle. M.-E. Chessel défend la thèsed’une circulation internationale des idées et des pratiques, avec l’introduction par les ligues amé-ricaines du lobbying en faveur de la réglementation étatique du travail. La LSA s’inscrit aussidans une tradition d’action collective féminine, catholique et sociale. Une sociologie des militantsest évoquée. Il s’agit de femmes, d’hommes et de couples (les Brunhes, notoirement) de la bour-geoisie mondaine éduquée. Les hommes sont des intellectuels, juristes et économistes orthodoxessensibles à la question du droit du travail. Par rapport aux autres associations catholiques, la LSAse distingue par son ralliement à la République et son ouverture aux autres confessions. Influen-cés par l’anglais John Ruskin et par le catholicisme libéral américain, ces catholiques « dans » laRépublique, sont proches du Sillon.

La deuxième partie décrit le « travail militant des acheteuses ». Leur souci est de montrer laréalité cachée des conditions de travail des travailleuses. Outre la diffusion d’images sous forme decartes postales — certaines sont présentées en annexe — et l’exposition d’« objets de la misère »,les militantes réalisent des « listes blanches » de fournisseurs. Ils sont recommandés aux consom-mateurs dans la mesure où ils s’engagent sur « la santé et le bien-être de l’ouvrière » (p. 189). Leslistes sont établies après enquêtes à « caractère scientifique » (p. 149) sur les conditions de travail.Elles empruntent aux Leplaysiens mais aussi aux méthodes employées par les ligues américaines,le Sillon et les cercles ouvriers catholiques. Les hommes de la LSA, eux, font des conférences etparticipent au lobbying législatif.

La troisième partie évoque les actions mixtes organisées en faveur du repos dominical ainsique du travail de nuit des boulangers, dans les années 1900. Un chapitre conclusif propose une