3
Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 423 le défi majeurs de ces villes tenues d’innover pour garder leur réputation d’attractivité comme pourvoyeuses de jouissances collectives éphémères périodiquement reconduites. On comprend pourquoi le travail souvent invisible des professionnels des climats urbains enrô- lés (qu’ils soient stadiers, gendarmes, vidéosurveilleurs, contrôleurs et personnels de transports, vigiles et maîtres-chiens, agents d’ambiance, policiers d’État et municipaux, ou superviseurs des différentes strates, etc.) rec ¸oit dans cet ouvrage ses véritables lettres de noblesse. Le pragmatisme scientifique des analystes fait écho au pragmatisme des acteurs étudiés, qui, tout comme eux, mobilisent des cadres de pratiques préétablis pour identifier, qualifier et s’adapter aux caracté- ristiques toujours aléatoires de situations a priori connues. La thèse complexifie sans le détruire le verdict de Dominique Monjardet sur la qualité exemplaire du professionnalisme des forces du maintien de l’ordre public en France. Il faudra désormais l’enrichir de l’apport du savoir-faire des multiples travailleurs de l’ordre des premières lignes agissant en coordination, sous discernement et doigté des états-majors plus éloignés. Cantonnés à prendre des décisions en connexion perma- nente avec les agents de première ligne sans lesquels l’ordre chaud ne pourrait pas être assuré, ils restent attentifs aux moindres signaux dysfonctionnels des conteneurs et des contenants. Cela dit, l’argument des auteurs aurait été nettement plus percutant si la troisième monographie n’était venue mieux tempérer les deux premières. Faute pour celle-ci d’avoir bénéficié d’équipes d’analystes sur place, le dérapage qui s’est produit lors de cette classique opération de maintien de l’ordre n’a pu être correctement cerné au-delà d’un poste de commandement de police superviseur. Or, ce jour-là à Nantes, le lait a bel et bien débordé sur le feu, sans qu’on sache trop à quoi l’imputer. Du coup, le lecteur resté sur sa faim s’interroge sur la mobilisation d’un paradigme général dont la plus-value démonstrative pourra paraître au total relativement limitée. Peut-on mettre en effet sur un même plan la coordination d’un policing public-privé pour foules ludiques et sentimentales et pour foules protestataires agressives en fonction des enjeux de leurs mobilisations ? S’agissant de l’art de prévenir les « dérapages » au sein de rassemblements de masse de toutes sortes, la connaissance a indéniablement progressé avec cette recherche. S’agissant de la connais- sance des foules elles-mêmes, elle aurait plutôt fait du sur place depuis Gustave Le Bon et Elias Canetti. Frédéric Ocqueteau Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, CNRS, immeuble Edison, 43, boulevard Vauban, 78280 Guyancourt, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 26 juillet 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.020 Le Réformisme assumé de la CFDT : enquête auprès des adhérents, M. Barthélemy, C. Dargent, G. Groux, H. Rey. Coll. « Fait politique », Presses de Sciences Po, Paris (2012). 272 p. L’historiographie de la Confédération franc ¸aise démocratique du travail (CFDT) n’atteint pas encore l’ampleur de celle de la Confédération générale du travail (CGT). Les historiens s’y sont peu intéressés, si l’on excepte principalement les travaux de Frank Georgi 1 . Les chercheurs en 1 Georgi, F., 1995. L’Invention de la CFDT, 1957–1970. Éditions de l’Atelier/CNRS Éditions, Paris.

Comptes rendus

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Comptes rendus

Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 423

le défi majeurs de ces villes tenues d’innover pour garder leur réputation d’attractivité commepourvoyeuses de jouissances collectives éphémères périodiquement reconduites.

On comprend pourquoi le travail souvent invisible des professionnels des climats urbains enrô-lés (qu’ils soient stadiers, gendarmes, vidéosurveilleurs, contrôleurs et personnels de transports,vigiles et maîtres-chiens, agents d’ambiance, policiers d’État et municipaux, ou superviseurs desdifférentes strates, etc.) recoit dans cet ouvrage ses véritables lettres de noblesse. Le pragmatismescientifique des analystes fait écho au pragmatisme des acteurs étudiés, qui, tout comme eux,mobilisent des cadres de pratiques préétablis pour identifier, qualifier et s’adapter aux caracté-ristiques toujours aléatoires de situations a priori connues. La thèse complexifie sans le détruirele verdict de Dominique Monjardet sur la qualité exemplaire du professionnalisme des forces dumaintien de l’ordre public en France. Il faudra désormais l’enrichir de l’apport du savoir-faire desmultiples travailleurs de l’ordre des premières lignes agissant en coordination, sous discernementet doigté des états-majors plus éloignés. Cantonnés à prendre des décisions en connexion perma-nente avec les agents de première ligne sans lesquels l’ordre chaud ne pourrait pas être assuré, ilsrestent attentifs aux moindres signaux dysfonctionnels des conteneurs et des contenants.

Cela dit, l’argument des auteurs aurait été nettement plus percutant si la troisième monographien’était venue mieux tempérer les deux premières. Faute pour celle-ci d’avoir bénéficié d’équipesd’analystes sur place, le dérapage qui s’est produit lors de cette classique opération de maintien del’ordre n’a pu être correctement cerné au-delà d’un poste de commandement de police superviseur.Or, ce jour-là à Nantes, le lait a bel et bien débordé sur le feu, sans qu’on sache trop à quoi l’imputer.Du coup, le lecteur resté sur sa faim s’interroge sur la mobilisation d’un paradigme général dontla plus-value démonstrative pourra paraître au total relativement limitée. Peut-on mettre en effetsur un même plan la coordination d’un policing public-privé pour foules ludiques et sentimentaleset pour foules protestataires agressives en fonction des enjeux de leurs mobilisations ?

S’agissant de l’art de prévenir les « dérapages » au sein de rassemblements de masse de toutessortes, la connaissance a indéniablement progressé avec cette recherche. S’agissant de la connais-sance des foules elles-mêmes, elle aurait plutôt fait du sur place depuis Gustave Le Bon et EliasCanetti.

Frédéric OcqueteauCentre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, CNRS,

immeuble Edison, 43, boulevard Vauban, 78280 Guyancourt, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 26 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.020

Le Réformisme assumé de la CFDT : enquête auprès des adhérents, M. Barthélemy,C. Dargent, G. Groux, H. Rey. Coll. « Fait politique », Presses de Sciences Po, Paris (2012).272 p.

L’historiographie de la Confédération francaise démocratique du travail (CFDT) n’atteint pasencore l’ampleur de celle de la Confédération générale du travail (CGT). Les historiens s’y sontpeu intéressés, si l’on excepte principalement les travaux de Frank Georgi1. Les chercheurs en

1 Georgi, F., 1995. L’Invention de la CFDT, 1957–1970. Éditions de l’Atelier/CNRS Éditions, Paris.

Page 2: Comptes rendus

424 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425

sciences politiques et les sociologues ont certes été beaucoup plus prolixes2. Pour autant, lagrille de lecture du cheminement de cette centrale est à peu près toujours la même : après unepériode de « radicalisation » et de « radicalité » de sa naissance aux lendemains de mai 1968, elles’est orientée à partir de 1977 vers un « recentrage » qui, pour certains, s’est transformé après1995 en « radicalisme gestionnaire3 ». Ce découpage commode propose une approche en lignebrisée qui n’est pas forcément la plus riche pour saisir la substance de la CFDT, comme le montrel’investigation menée par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

L’ouvrage nous livre les résultats de la première enquête de cet ordre, mêlant le qualitatifet le quantitatif, sur les adhérents et les militants de cette confédération. L’examen quali-tatif découle d’entretiens semi-directifs réalisés en 2008 auprès de 69 militants exercant unmandat, sans être des permanents syndicaux, et représentatifs de la diversité géographique,professionnelle et sociologique de l’organisation. Le versant quantitatif résulte d’un question-naire distribué en mai 2009 à un échantillon aléatoire de 1503 personnes sélectionnées dansle fichier central des adhérents actifs. La problématique interroge le rapport au politique des« cédétistes », selon trois acceptions : les formes et le contenu de l’action dans l’entreprise ;les systèmes de valeurs et de représentations ; les relations avec le champ et les organisationspolitiques.

Cette approche permet de prendre la mesure du « réformisme assumé de la CFDT », fil rouge deson histoire et marqueur de son engagement présent. Chaque contribution décline cette thèse origi-nale qu’une riche introduction de Guy Groux met en perspective. Pour lui, les années 1968 n’ontété qu’une « parenthèse » et la radicalité d’alors une sorte de trompe-l’œil. La question de laréférence à l’autogestion est, à cet égard, exemplaire. Elle renvoie une image contestataire dela CFDT sur laquelle s’appuient volontiers les chercheurs postulant un moment radical de lacentrale. Or, démontre l’auteur, cette théorie qui repose sur le catholicisme social et une « visionmoderniste du capitalisme » sert surtout à fournir une « apparente cohésion idéologique et pro-grammatique » au syndicat. Quant à la notion de « classes » développée dans le projet de 1970,elle est dépourvue de contenu révolutionnaire et consiste à prendre acte des divergences d’intérêtsrecelées par la société salariale, qui rendent nécessaires des réformes. Bref, s’il « se teinte àl’occasion d’un certain radicalisme », le réformisme est bien la colonne vertébrale historique de laCFDT.

Les quatre chapitres organisant l’ouvrage permettent de comprendre le sens qu’il prend ence début de xxie siècle. D’abord, comme le montrent Maurice Barthélémy et Guy Groux dansleur étude sur la CFDT « dans l’entreprise », cela signifie que la négociation érigée en systèmeet la recherche d’un accord sont préférées au conflit. La grève ne disparaît pas du répertoiremilitant, mais l’action juridique et la discussion sont jugées plus efficientes. Sans doute sont-elles également plus conformes à l’idée de relations sociales apaisées, appréciée de ceux quirejoignent la centrale, comme le souligne l’analyse de Claude Dargent sur l’engagement socialet politique des cédétistes. Ensuite, ce réformisme veut dire que la société est prise telle qu’elleest, sans prétendre la jeter bas. Au contraire, montre le même auteur dans un dense chapitresur « Représentations sociales, représentations politiques », en dépit d’un attachement au rôle del’État et d’une certaine méfiance face à la mondialisation, il n’en reste pas moins que le libéralismeéconomique, le marché et le profit sont massivement admis. Enfin, le réformisme se conjugue

2 Par exemple : Guy Groux, G. et Mouriaux, R. 1989. La CFDT. Économica, Paris ; ou plus récemment : Defaud, N.,2009. La CFDT (1968–1995). De l’autogestion au syndicalisme de proposition. Presses de Science Po, Paris.

3 Mouriaux, R., 2004. Quarante ans d’histoire de la CFDT (1964–2004). Institut CGT d’histoire sociale, Montreuil.

Page 3: Comptes rendus

Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 425

avec une quête d’impartialité impliquant une distanciation du champ politique institutionnel.Dans son observation du « rapport au politique », Henri Rey explique ainsi que si la CFDT nerenonce nullement à penser la société, elle s’emploie à ne pas être confondue ou subordonnéeà une organisation partisane. Cette dimension paraît renforcée par le fait que chez les adhérentsrécents, les identités politiques gagnent en diversité ou tendent à se déliter.

Le portrait de la CFDT dressé ici fait ressortir un net « unanimisme », selon le qualificatifemployé en conclusion par Martine Barthélemy. Les départs qui ont ponctué les « crises » dela centrale en 1988 (création des syndicats SUD) et à l’occasion des mouvements sociaux de1995 et 2003 ont renforcé sa cohésion. Mais la médaille a son revers : cela « peut conduire à unaffaiblissement des capacités de réflexion collective. . . ».

L’ouvrage s’achève sur une chronologie et la publication du matériau brut de l’étude, maisne comporte pas de bibliographie. Outre ce dernier regret, il est possible d’en ajouter deux quisoulignent surtout l’intérêt de ce travail. Ainsi, même s’il ne semble pas y avoir de clivagesmanifestes entre les différentes catégories du salariat adhérentes à la CFDT, il aurait néanmoinsété profitable de pointer et d’analyser de manière plus systématique les écarts de sensibilitéselon les secteurs professionnels et les qualifications. Ajoutons qu’introduire des éléments decomparaison, même épars puisque dépendants des publications existantes, entre les cédétistes etleurs homologues des autres centrales, aurait enrichi l’approche.

Mais l’essentiel est ailleurs : ce livre renouvelle la compréhension de la CFDT d’hier etd’aujourd’hui. À cet égard, son apport est double. D’une part, le contenu du réformisme dela CFDT est désormais défini avec précision, tant en ce qui concerne les valeurs qu’il véhiculeque les pratiques qu’il induit. D’autre part, les auteurs nous libèrent de la contrainte du débatclassique sur cette centrale : savoir comment elle est devenue réformiste est un faux problème,puisqu’elle l’a au fond toujours été. En ce sens, cela laisse augurer de productions déliées de cequestionnement assez stérile.

Souhaitons enfin qu’un travail identique soit mené sur d’autres organisations, à commencerpar la CGT qui a connu ces vingt dernières années d’importantes transformations, insuffisammentidentifiées et disséquées. Cela ouvrirait en outre la perspective d’une compréhension affermie dessingularités et des points de convergence du mouvement syndical contemporain qui, dans notrepays, ne s’est jamais autant trouvé en situation d’atomisation.

Stéphane SirotUniversité de Cergy-Pontoise/IPAG, 2, avenue Adolphe-Chauvin, 95302 Cergy-Pontoise cedex,

FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 26 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.017