23
CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU DÉVELOPPEMENT DURABLE Protéger exige du talent Animé par : Ariella MASBOUNGI, inspectrice générale de l'administration du Développement durable Actes des « Matinées du CGEDD » le 19 décembre 2012 à la Grande Arche de la Défense – PARIS 1

CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT

ET DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

Protéger exige du talent

Animé par :

Ariella MASBOUNGI,

inspectrice générale de l'administration

du Développement durable

Actes des « Matinées du CGEDD »

le 19 décembre 2012

à la Grande Arche de la Défense – PARIS

1

Page 2: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Les Matinées du CGEDD : « Protéger exige du talent »Mercredi 19 décembre 2012

Sommaire

Ouverture, Christian LEYRIT, Vice-président du CGEDD …………………………………………3

Introduction, Ariella MASBOUNGI, inspectrice générale du Développement durable……….4

Exposés ………………………………………………………………………………………………………5

Michel BRODOVITCH , inspecteur général du Développement durable……………………………5

Jacqueline OSTY, paysagiste…………………………………………………………………………...10

Dietmar FEICHTINGER , architecte urbaniste, Vienne………………………………………………14

Echanges avec la salle…………………………………………………………………. …….16

2

Page 3: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

OuvertureChristian LEYRIT, Vice-président du CGEDD

Chers amis, je suis très heureux de vous retrouver toujours plus nombreux pour cette septième matinée du Conseil général de l’Environnement et du Développement durable (CGEDD). Nous avons choisi de nous réunir aujourd'hui autour du thème de la politique des sites, sous un titre qui peut sembler surprenant, voire paradoxal à certains : « Protéger exige du talent ».

Pour les non initiés, je rappelle que j’ai l’habitude de résumer les matinées du CGEDD par la formule « 3-3-1 » : trois heures de débats, trois intervenants, dont au moins un étranger. Elles sont toujours introduites et modérées par un conférencier majeur, détenteur d’une expertise sur le sujet. Les sujets abordés au cours de ces sept séances ont toujours porté sur des thèmes à la croisée entre plusieurs disciplines, au service d’une ville meilleure et plus durable.

Aujourd'hui, nous aborderons l’instruction des demandes d’autorisation ministérielle pour des projets concernant les sites et monuments naturels, protégés en France par la loi de 1930.

Bien que pouvant apparaître rigide, en exigeant l’avis du ministre en charge du sujet, la loi permet également, par un traitement au cas par cas des demandes, de ne pas figer les situations et de s’attacher en premier lieu à la qualité des projets. Elle ouvre une démarche de négociation, qui doit aboutir, dans le strict respect du site concerné, à des projets s’adaptant aux évolutions des usages, des modes de vie et de gestion, tout en améliorant, le cas échéant, la qualité des lieux. La valeur exceptionnelle de ces lieux constitue le patrimoine et l’essence même du territoire français.

On pourrait penser que ces modalités de gestion du patrimoine, introduites, dès la première moitié du XIXème siècle, présentent une forme d’archaïsme à la française, caractérisé par un pouvoir exorbitant conféré à l’Etat. Pour en débattre, nous avons décidé de confronter l’un des grands acteurs de la construction de ces décisions, Michel Brodovitch, Inspecteur Général du Développement durable, à des concepteurs de talent qui nous diront comment ils restent à même d’exercer leur art de créateurs dans ce contexte. Ils nous préciseront comment ils ont pu gérer ces contradictions, faire œuvre de modernité dans un cadre patrimonial, comment ils ont pu conjuguer protection et action.

Jacqueline Osty, paysagiste, conçoit le paysage du futur zoo de Vincennes, dont l’architecte Bernard Tschumi dessine les nouveaux édifices. Elle s’est vue décerner le prix du paysage en 2007, pour sa magnifique réalisation du parc central d’Amiens. Sa carrière est riche et diverse.

Dietmar Feichtinger, architecte autrichien, est bien connu en France pour la passerelle Simone de Beauvoir, ouvrage très remarqué à Paris. Il réalise actuellement la jetée, passerelle qui reliera la terre au Mont-Saint-Michel, une fois achevés les travaux hydrauliques ayant redonné au Mont son caractère insulaire. J’ai bien connu ce projet emblématique lorsque j’étais préfet de la région Basse-Normandie.

Tous deux ont négocié leurs projets avec Michel Brodovitch et l’administration en charge des sites, la DGALN, dont le fer de lance est la sous direction de la qualité du cadre de vie, dirigée par Stéphanie Dupuy-Lyon, présente aujourd'hui, qui nous a aidés à organiser cette matinée.

3

Page 4: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Nous nous interrogerons sur l’enjeu porté par la protection des sites, du plan local au plan international, sur les capacités à préserver les sites existants, tout en ménageant une juste place au projet mis en valeur.

S’agit-il d’un savoir-faire spécifiquement français, à l’heure où de nombreux projets similaires sont engagés dans le monde, avec notamment l’augmentation du nombre de sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial ? Nous nous demanderons quels projets peuvent se réaliser sur ces sites, de la stricte conservation, à des projets nettement plus conséquents en termes d’appropriation des lieux par le public, ou de valorisation économique.

Comme le savent les habitués de nos matinées, nous ménagerons un temps pour le débat, afin que le public, à la fois nombreux et très divers, puisse s’exprimer et faire avancer la réflexion. Enfin, je vous annonce d’ores et déjà que la prochaine séance aura lieu le 11 avril 2013, sur le thème « Peut-on rendre la ville peu dense durable ? ».

Ariella MASBOUNGI

Cette matinée sera centrée sur la question des sites. Nous avons la chance de pouvoir vous offrir un certain nombre de publications de la revue La Pierre d'Angle, qui traitent de ce sujet. Nos matinées sont en outre retranscrites sur notre site. Nous proposerons enfin une publication en février 2013, destinée à un public extérieur, afin de capitaliser sur les sept séances.

Une fois par an, lorsque cela est possible, nous aimons évoquer le travail de la Maison. Ainsi, nous avions consacré une matinée au vélo, avec le coordinateur interministériel pour le développement de l’usage du vélo. Nous abordons aujourd'hui la question des sites avec Michel Brodovitch. Il nous semble également utile de faire connaître le travail mené au sein de la sous direction en charge de la qualité de vie. Cette dernière ne se contente pas d’appliquer un droit de manière aveugle. Elle initie une négociation pour parvenir à un résultat de qualité.

La protection des sites est encadrée, en France, par des conditions très particulières, avec une loi qui protège les sites mais aussi des architectes de l’Etat, formés pour travailler sur ces sites. Il s’agit d’un cadre tout à fait unique dans le monde, qui permet une approche particulière de la relation entre le patrimoine et la modernité. Il existe des situations très raides, où le patrimoine ne peut pas être touché et peut en mourir. Inversement, il existe des situations où le patrimoine est détruit, à travers des guerres et des conflits, ce qui est terrible, puisque ce patrimoine constitue notre mémoire et notre identité.

Nous allons aujourd'hui débattre de la manière dont la négociation est le début d’un projet. Un projet naît toujours dans le conflit. Or, les conflits doivent être affrontés. Nous ne partageons pas tous les mêmes opinions. Ainsi, dans le cadre du zoo de Vincennes, il s’agit d’un partenariat public privé, qui permet de négocier différemment avec le privé. De même, pour le pont du Gard, la négociation avec l’architecte et les opérateurs a abouti à un bâtiment très bien inséré dans le site et à une bonne appropriation par les usagers, tout en éloignant les voitures.

Certes, toutes les histoires ne sont pas aussi roses. Vous pourrez peut-être évoquer des projets qui ont moins bien fonctionné. Quoi qu’il en soit, la négociation aboutit à des compromis, que nous espérons féconds, et qui parviennent à mettre le talent à contribution pour préserver, mais aussi enrichir, l’identité de notre territoire. Nous pouvons en effet ajouter des pierres au patrimoine. Tout n’est pas dans l’histoire. Il faut espérer que notre XXIème siècle soit en mesure d’ajouter des pièces au patrimoine existant.

4

Page 5: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Michel Brodovitch donnera le ton en racontant la loi et la manière dont il travaille, à l’aide de plusieurs exemples. Il a une très longue carrière d’expert, peut-être un peu originale, dans le monde des architectes des bâtiments de France. Cette carrière l’a placé au cœur d’un métier d’échanges, de coproduction, qu’il pratique non seulement en France, mais aussi beaucoup à l’étranger. Je lui cède la parole pour un panorama un peu général sur cette question.

Exposés Michel BRODOVITCH, Inspecteur général du Développement durable

Mon exposé se concentrera sur la réalisation des projets.

Le CGEDD est doté d’un collège dédié à l’activité sur les sites. Ce collège est composé de cinq personnes aux profils divers, qui mènent des expertises sur les délimitations des sites et sur les projets menés dans les sites.

Le système français est assez spécifique, même si un certain nombre de pays le copient. Il repose sur le principe d’une autorisation ministérielle, qui s’appuie, pour faciliter la décision, sur une commission, dont le rôle est de conseiller le ministre. Cette commission fait appel à des personnalités qualifiées diverses, représentatives de l’ensemble du panel des opinions dans la société. Des experts présentent les projets et argumentent devant cette commission.

L’aspect parfois un peu brutal du rôle de l’expert est ainsi corrigé par ces commissions. L’avis de l’expert est en effet toujours confronté à d’autres points de vue. Je tiens beaucoup à ce système, car l’expert joue à mon sens un rôle très difficile. En outre, il peut se tromper. La correction apportée par la commission lui remet les pieds sur terre en permanence.

Le travail sur les sites est lié, historiquement, au travail sur les monuments historiques. La séparation entre les deux domaines n’est que très récente. Le système est quant à lui assez ancien. François Guizot en est à l’origine. En 1830, il a nommé un premier inspecteur des monuments historiques, Ludovic Vitet, auquel Prosper Mérimée a succédé. L’Inspection, composée initialement de deux personnes, avait pour mission de faire l’inventaire des richesses artistiques de la France. Prosper Mérimée a donc entamé un tour de France. Il a écrit ses mémoires, auxquelles je continue à me référer. Il est assez extraordinaire de voir que les situations et spécificités régionales restent souvent les mêmes.

Les outils de protection se mettent en place dès 1837, avec la création d’une commission des monuments historiques. Cette dernière a vocation à conseiller le ministre ou le chef d’Etat. Elle sera entourée d’un certain nombre d’experts, dans un premier temps des architectes des monuments historiques.

Les principaux jalons de la protection des monuments et des sites sont les suivants :

1906 : première loi sur les sites ;

1913 : loi sur les monuments historiques ;

1930 : deuxième loi sur les sites.

5

Page 6: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Progressivement, le système s’est étoffé sur le plan administratif. S’il s’appuie à l’origine sur des sociétés locales d’archéologie, il s’est progressivement étoffé à travers le recrutement de spécialistes : architectes en chef des monuments historiques, archéologues, inspecteurs des objets mobiliers. Le système actuel repose sur une grande variété d’experts, auxquels l’administration des sites ou des monuments historiques peut faire appel pour porter ses projets.

La démolition de la cave coopérative d’Aigues-Mortes, intervenue en 2007, illustre mes propos. En 1913, les abords d’Aigues-Mortes ont été l’un des premiers monuments historiques à obtenir une protection. Le préfet ayant toutefois omis de signifier la décision au Maire, ce dernier a donc réalisé une cave coopérative sur le site. Dès 1913, le ministère des Beaux-Arts a classé le terrain de la cave pour démolir cette dernière. La démolition n’est intervenue qu’en 2007, soit 90 ans plus tard. Cette anecdote montre l’importance de la persévérance dans toute action de protection. Le paradoxe est qu’au moment de la démolition, le ministère de la Culture m’a demandé de mener une expertise pour savoir s’il ne fallait pas protéger ce bâtiment néogothique.

Le système pyramidal français repose sur l’idée selon laquelle l’erreur est irréparable. A l’époque de Prosper Mérimée, les acteurs avaient à l’esprit la disparition de Cluny ou d’autres grands monuments partis en carrière. Ils menaient par conséquent une sorte de travail militant pour protéger le patrimoine. Le cadre de ces lois est conçu pour rappeler que la préservation du site ou du monument doit rester au premier plan des préoccupations à toutes les étapes de la réalisation d’un projet.

Concernant les sites, la vocation première est de protéger des endroits superbes, que l’on souhaite conserver intacts. La protection de sites tels que la vallée de la Restonica en Corse, ou les gorges du Verdon, implique une discussion locale permanente. Pour maintenir les sites intacts, les principales raisons invoquées sont les contraintes géographiques et physiques. Ainsi, depuis plus de trente ans, l’Etat refuse d’élargir la route dans les calanques de Piana, en Corse.

Les paysages naturels sont très rares en France. Il convient de citer toutefois le Mont-blanc et la mer de glace, dont le niveau a baissé de 300 mètres au cours des trente dernières années. Ce paysage comporte depuis 1900 le petit train du Montenvers, un hôtel et des remontées mécaniques permettant de descendre au glacier. Cela soulève un vrai problème de gestion du public. L’organisation touristique du site devient partie du patrimoine. La problématique est d’assurer un accès sécurisé au glacier, sans pour autant « traumatiser » le site. Le souhait actuel de la collectivité est de réaliser un accès à la mer de glace par un tunnel semi enterré, sachant que le niveau de fonte du glacier n’est pas connu, ce qui soulève la question de la pérennité du site.

Nous travaillons beaucoup sur des aménagements de montagne. Ainsi, à l’aiguille des Grands-Montets, un travail est mené pour améliorer les ustensiles techniques permettant de monter. Les travaux visent à rendre les traces des pistes invisibles. Ce travail requiert vingt à trente ans.

Notre travail porte également sur des sites naturels extraordinaires, comme les Abattis Cottica en Guyane, sur le Maroni. Avec l’accord de la communauté des Boni, ce site a été protégé, pour reconnaître à la fois une culture et un paysage. On pourrait penser que dès lors qu’un territoire est protégé, le dossier est clos. Mais la gestion des sites représente un travail important. Ainsi, les exploitations d’orpaillage continuent à détruire le site. Dans certaines zones tropicales, où des exploitations ont existé avant 1900, nous constatons que rien n’a repoussé.

6

Page 7: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Nous sommes également confrontés à des problèmes de gestion sur des sites très fréquentés, comme la montagne Sainte-Victoire. La gestion de ce site est détenue par un syndicat, qui a pour objet de permettre au public de visiter le site dans les conditions les plus naturelles possible. Il s’agit de l’un des meilleurs exemples de territoire protégé ouvert à un public limité. En outre, il s’agit d’un grand territoire, qui a été étendu récemment au Concors. Ainsi, environ 30 000 hectares de territoires, situés immédiatement dans l’agglomération d’Aix, sont protégés.

Certains sites sont protégés en raison de leur beauté, comme les vignobles de Patrimonio en Corse. Pour les viticulteurs, l’intérêt est de protéger le vignoble contre l’urbanisation. Parfois, nous n’arrivons pas à protéger certains sites. Ainsi, l’un des plus beaux villages de Corse a été massacré il y a cinq ans, par la construction de la route qui mène de Bastia à Ajaccio.

La plupart du temps, notre objectif est de protéger les sites. Nous sommes parfois confrontés au problème de la fréquentation. Le pont du Gard illustre de manière assez emblématique les opérations actuelles. Il concentre en effet toutes les problématiques auxquelles nous pouvons être confrontés. Un premier projet revenait à disperser les parkings à deux et 1,5 kilomètre du pont, de chaque côté, et à mettre en place un système de navette.

Une série de passages en commission supérieure des sites a permis, avec le temps, d’affiner le projet, grâce à un débat. Le principe actuel consiste à disposer de parkings, à environ 500 mètres de chaque côté du pont. Très pragmatiquement, le problème des sites consiste souvent à construire des parkings, des toilettes et des poubelles.

Le projet de Jean-Paul Viguier, même s’il place les parkings à proximité du pont, rend ces derniers invisibles. Il a réussi à intégrer une plateforme de 8 000 mètres carrés, qui n’est pas en covisibilité du pont. Le système français a permis un dialogue avec les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage. Trois concours ont été nécessaires pour parvenir à une solution satisfaisante. Elle consistait à privilégier la marche plutôt que les navettes. Par ailleurs, un nettoyage du site a été réalisé. Ce genre de projet a nécessité dix ans pour être accepté. Le projet a démarré en 2000. Une polémique locale a duré une dizaine d’années. Depuis deux ans, les locaux commencent à accepter le projet. Le sol a été conçu par Jean-Paul Viguier, les aménagements ont été réalisés par un designer belge, Maarten Van Severen. Laure Quoniam a travaillé sur le projet en tant que paysagiste. Le travail a consisté à la fois à enlever tout ce qui a pollué le site au cours du temps, avec des concepteurs qui ont posé leur marque.

Le site de Paulilles, sur la côte Vermeille, est considéré aujourd'hui comme une réussite intéressante, mais il a donné lieu à une polémique de trente ans. En 1985, le projet était d’y construire un port de plaisance. Nous avons mené une lutte contre les autorités locales pour ne pas construire un port de plaisance sur ce site. Dans le projet finalement retenu, conçu par Philippe Deliaux, les anciennes usines de dynamite Nobel constituent un espace dédié à la baignade, à la promenade et à l’observation des vestiges de l’établissement industriel. Des barques catalanes y sont exposées et restaurées. Sans la loi sur les sites, le projet de port de plaisance aurait été réalisé. Certes, le système présente un aspect abrupt. Mais il déploie sa plus grande efficacité dans des cas comme celui-ci. Aujourd'hui, les plus grands défenseurs du projet sont les services du département, qui ont complètement intégré le projet. Le rôle de l’Etat a consisté à s’opposer au projet initial.

Concernant les projets architecturaux, j’ai choisi de vous présenter le réaménagement du port de Marseille, qui est un site classé.

7

Page 8: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Lorsqu’un concours a lieu, il est demandé au maître d’ouvrage, non pas de participer au concours, mais d’examiner les projets pour donner des éléments sur la compatibilité ou l’incompatibilité du projet avec le site. Pour le port de Marseille, nous étions en présence de quatre concurrents. Nous avons pu examiner les projets à l’avance et faire des observations. Ainsi, nous avons pu indiquer à Norman Foster et Michel Desvigne que la taille des ombrières prévue dans leur projet nous semblait incongrue. Nous avons ainsi obtenu un projet un peu plus apaisé. Des équipements ont également été réalisés sur l’eau pour les associations de plaisanciers. Notre rôle a consisté à demander une ombrière avec une taille raisonnable. Si nous ne sommes pas satisfaits, nous l’ôterons. La notion de réversibilité joue un rôle important dans nos projets.

Certains sites classés ont évolué avec le temps. Les bois parisiens en constituent une illustration. Ces endroits ont été offerts par Napoléon III aux Parisiens pour le plaisir de la déambulation. Ils sont composés de 90 concessions, et font l’objet d’un certain nombre de projets, avec les pressions qui s’ensuivent.

Ainsi, le stade de Roland Garros dans son ensemble est situé sur un site classé. Nous sommes confrontés à une forte demande de la Fédération française de Tennis, qui souhaite agrandir Roland Garros sur le site classé des serres d’Auteuil. Nous sommes en discussion depuis un an et demi pour trouver un périmètre du tournoi qui évite les serres. Les serres d’Auteuil seraient maintenues hors du périmètre du tournoi. En revanche, un court de tennis de 5 000 places serait construit auprès d’autres serres, dont la réalisation sera confiée à Marc Mimram, avec toute une garantie sur le maintien de l’aspect horticole des serres. Cet exemple illustre bien les débats susceptibles de survenir lors de la conduite de projet dans un espace protégé.

Dans ce type de cas, notre travail consiste à évaluer le possible ou l’inacceptable. La décision finale revient au ministre. Dans cette codécision, la qualité des maîtres d’œuvre joue un rôle fondamental. Michel Corajoud a élaboré le schéma directeur de Roland Garros. Le dossier n’est pas terminé.

Nous menons également des expérimentations intéressantes. Ainsi, il existe, à l’intérieur de la zone protégée des Baux-de-Provence, un golf réalisé dans les années 1970. Ce golf constitue une ineptie sur le plan paysager. Nous avons accepté le principe de son extension, sous réserve de l’insérer dans la géométrie du paysage qui l’entoure. Nous essayons ainsi de faire admettre la régularité du tracé parcellaire rural de l’endroit, pour retrouver le paysage naturel. Cet exemple montre qu’un site classé peut représenter une manière d’amener les acteurs à traiter le paysage différemment.

Le zoo de Vincennes relève d’un système très particulier de partenariat public privé. Dans ce cadre, les discussions s’avèrent parfois difficiles. Le rôle de l’administration a permis de discuter sur un pied d’égalité avec la remise de l’offre, pour déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Bernard Tschumi est architecte de ce projet, et Jacqueline Osty en est la paysagiste. La première proposition de Tschumi sur les loges depuis lesquelles on peut observer les animaux consistait en un système de panneaux en béton. Nous les avons considérés comme inacceptable sur ce site. Notre intervention a été de demander un projet plus aimable. Finalement, une entrée végétale a été réalisée.

8

Page 9: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Enfin, concernant le Mont-Saint-Michel, le projet visait à rétablir le caractère maritime du site, avec la réalisation d’une jetée, dont Dietmar Feichtinger a été le lauréat. Un barrage extraordinaire a été réalisé par l’architecte Luc Weizmann. Le système de fonctionnement du barrage a été inversé, pour permettre un belvédère.

Ariella MASBOUNGI

Je te remercie pour la grande diversité des exemples que tu as présentés, qui relèvent à la fois de la réalisation et de la gestion des sites. Nous voyons que la négociation s’inscrit dans un temps long et requiert une importante persévérance. Comme tu le rappelles souvent, la qualité du résultat est liée à celle des concepteurs et peut-être à leur absence d’ego. Nous allons voir, avec nos intervenants, comment ils réussissent à exister sans pour autant écraser un site. Cela renvoie à une qualité particulière des concepteurs.

Je dois à présent vous faire part de mon émerveillement lorsque j’ai découvert le parc Saint-Pierre d’Amiens, pour lequel Jacqueline Osty a reçu le grand prix du paysage. Ce parc propose une sorte de synthèse des identités très variées de la ville. Il est avant tout destiné à ses usagers, qui peuvent y avoir des pratiques urbaines très variées. Mais Jacqueline Osty a également réalisé le parc de la caserne de Bonne, à Grenoble, qui s’est vu décerner le premier prix Eco quartier en France. Actuellement, elle travaille avec l’urbaniste François Grether sur le projet des Batignolles. Enfin, Jacqueline Osty conduit des projets en tant qu’urbaniste.

9

Page 10: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Jacqueline OSTY, paysagiste

Je commencerai par une affirmation à dessein provocatrice. En général, pour un paysagiste, la question du patrimoine ne se pose pas. Le travail de composition urbaine du paysagiste consiste en effet à prendre en considération la nature du site sur lequel il intervient. Avant de transformer un site, le paysagiste doit le connaître et en intégrer les diverses données. Ces dernières sont aussi bien d’ordre historique, que géographique, géomorphologique ou pédologique. Dans ce contexte, l’approche patrimoniale constitue une donnée parmi d’autres. Elle se pose par conséquent de manière moins aiguë que pour un architecte.

Le paysagiste doit également s’adapter au type de projet sur lequel il intervient. La palette de sites est très diversifiée, et plus ou moins urbaine.

Enfin, l’intervention du paysagiste constitue une forme de contradiction par rapport à l’idée de patrimoine. Le paysagiste travaille en effet sur le monde du vivant, donc sur un paysage qui est par essence changeant. Il est ainsi confronté à une évolution permanente. Faire œuvre de modernité dans un cadre patrimonial revient à inscrire la transformation d’un lieu dans sa continuité. Le paysagiste a pour tâche de révéler l’identité d’un lieu, mais également d’y accueillir l’évolution des usages de la société. Les espaces sont conçus pour différents usages, qu’il s’agisse de contemplation, consommation, rassemblement ou simple rêverie. Notre travail consiste à inscrire tous ces nouveaux usages dans le cadre d’un lieu donné. Cette approche implique un travail d’interprétation du site, mais aussi un travail de clarification, c'est-à-dire, en quelque sorte, un nettoyage de tout ce qui pollue un site, de manière à le valoriser, le rendre compréhensible, afin que les habitants puissent en jouir de manière apaisée.

J’illustrerai mes propos à travers la présentation de trois projets.

La place Bellecour à Lyon

La place Bellecour est l’une des plus grandes places de France. Située entre la Saône et la Loire, elle s’étend sur environ 6,4 hectares. La place se compose d’un grand espace vide, correspondant à la grande place royale, et de quinconces dans la partie basse, longés par un mail d’arbres. Ce dernier, composé originellement de tilleuls, puis de marronniers, a fait l’objet de nombreuses replantations. Le patrimoine arborescent de la place est devenu totalement obsolète.

La particularité de ce lieu tient donc à la coexistence d’un vide et d’un plein, qui confrontent deux espaces aux usages totalement différents. D’un côté, l’espace relève d’une sorte de square, en relation avec les pratiques quotidiennes des habitants du deuxième arrondissement de Lyon. De l’autre, la place constitue un grand espace ouvert, qui accueille les grandes manifestations.

Le projet de réaménagement de la place a démarré en 1998. Le concours portait en particulier sur la plantation et le maintien des quinconces, l’implantation des arbres, l’éclairage de la place et la gestion des kiosques. L’aménagement des quinconces vient juste de s’achever. La partie centrale requerra davantage de temps. Le projet a conservé le grand vide, en lui redonnant un cadre, par des alignements d’arbres, un cadre de pierre et une replantation des quinconces.

10

Page 11: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Le projet retenu a consisté à redonner des usages à l’espace intermédiaire situé entre l’espace central et l’espace des quinconces. Il était occupé par des bassins, de type Napoléon III, auxquels les habitants étaient attachés. Ces bassins présentaient l’intérêt d’apporter une fraîcheur sur cette place sèche. Le principe a été de conserver et déplacer les bassins pour créer un espace susceptible d’accueillir d’autres usages, et organiser une charnière entre la cour et le square.

Les kiosques ont été orientés de manière à ponctuer la promenade. Des arbres ont été plantés, mais ils sont encore petits. A ce jour, l’espace reste très exposé à la lumière. Notre travail de recréation d’ambiance s’inscrit donc dans le temps. Il conviendra d’attendre une dizaine d’années pour atteindre l’objectif recherché en termes de rapport de l’ombre à la lumière.

Concernant les usages, il a fallu intégrer des promenades, des jeux pour les enfants, des espaces destinés aux personnes âgées. Le travail a été mené avec la population, à l’occasion de nombreuses réunions de concertation, pour que chacun puisse se retrouver dans le projet. Le poids des associations et des habitants a été important sur un lieu aussi symbolique que cette place pour les Lyonnais.

Les boulevards urbains de Chartres

A Chartres, le projet a été réalisé avec l’architecte et urbaniste Bernard Eychenne. Nous avons travaillé ensemble sur la requalification des boulevards, en nous interrogeant sur les fonctions de circulation et la gestion des flux, pour dégager ces espaces, qui étaient jusque-là totalement dévolus à la voiture, sur lesquels le piéton avait peu de place.

L’emprise s’élève à près d’1,2 kilomètre, située entre la partie ancienne de la ville et les faubourgs. La promenade propose un véritable travelling sur les différents monuments de la ville. L’objectif du réaménagement était à la fois d’intégrer les fonctions nécessaires à la vie de la ville et de donner à voir la ville et ses monuments de manière apaisée.

Comme vous le voyez sur le plan-masse, le boulevard est jalonné par différentes adresses : un théâtre, un cinéma, plusieurs monuments, etc. Le projet a consisté à réaliser un boulevard épais, concentrant toutes les fonctions urbaines de circulation sur le toit d’un parking souterrain. Ce long parking constitue comme une seconde rue. Toutes les sorties sont en correspondance avec les lieux qu’il dessert, en particulier les monuments. La place Pasteur a été réaménagée par Rudy Ricciotti. Chaque adresse est ouverte sur un jardin. Les jardins ponctuent ainsi le boulevard, de manière asymétrique. La réorganisation de la circulation a permis de dégager de grands espaces piétonniers et de mettre en valeur l’architecture environnante. Notre objectif était que cet espace permette d’accueillir différents usages, selon différentes temporalités : au quotidien, avec ses voitures et ses piétons, mais aussi lors d’occasions festives, en fermant le boulevard à la circulation. Nous avons en outre réalisé l’intégration d’un ancien parking pour le connecter aux nouveaux parkings. Les terrasses de café ont pu s’étendre et profiter pleinement du paysage urbain. Nous avons inséré des fonctions florales, afin de répondre à une réelle demande des citadins en faveur d’un accroissement de la nature en ville.

Le parc zoologique de Vincennes

Le zoo lui-même n’est pas classé, mais il est situé dans le bois de Vincennes, qui est classé. La contrainte consiste donc à inscrire un zoo dans un contexte classé. Le zoo constitue un grand triangle, cerné par trois façades : la façade urbaine de Saint-Mandé, le lac de Daumesnil et le bois de Vincennes.

11

Page 12: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Nous avons mené un travail d’information sur l’évolution de ce site, initialement dessiné par Jean-Charles Alphand. Le zoo de Vincennes reposait sur une organisation de clairières et de masses boisées, avec, au sud, une vue sur le lac Daumesnil, et à l’ouest, des masses boisées constituant une transition entre la ville et le bois de Vincennes.

Le zoo de Vincennes a été conçu en 1934, dans le cadre d’une exposition universelle. Il est constitué d’un ensemble de rochers. Si le grand rocher n’est pas classé, il est inscrit dans la skyline de Paris et incarne véritablement le monument de l’est parisien. Le principe de présentation des animaux de 1934 était à l’époque assez innovant, dans la mesure où il ne mettait pas les animaux en cage, mais visait à organiser un paysage et à mettre les animaux en scène, présentés espèce par espèce comme individus. Dans ce contexte, les rochers faisaient office de loges. Ils constituaient l’endroit où les animaux étaient abrités, avec un enclos extérieur traité en béton. Le paysage était très minéral, doté de grands espaces de circulation.

Le réaménagement du parc a fait l’objet de plusieurs concours. Cela a duré un certain temps. Dans l’intervalle, les rochers n’ont pas été entretenus. Leur état soulève des problèmes de sécurité. La piste visant à refaire le zoo à l’identique, très coûteuse, a été abandonnée. Finalement, le projet prévoit une refonte complète des seize hectares.

Certains rochers existants ont été conservés. Mais, pour l’essentiel, ils ont été détruits. Ils consistent en des structures métalliques, habillées d’un grillage, sur lequel un béton est projeté puis travaillé. Les techniques de l’époque sont restées inchangées.

Le patrimoine végétal était très peu présent lors de l’inauguration du parc. Il s’est constitué progressivement, sans véritable projet de paysage. Il n’était pas extraordinaire, à l’exception de quelques arbres magnifiques, qui ont été conservés. Nous avons donc procédé à l’abattage de certains arbres et à la replantation d’un grand nombre d’arbres. Le parc intégrera donc une présence végétale beaucoup plus importante.

La représentation zootechnique a changé. Nous ne présentons plus un animal en tant que tel, mais un animal dans son milieu. La mission d’un zoo est de sensibiliser le public à la préservation des milieux en voie de disparition. Il s’agit d’éveiller les consciences par rapport à la perte des milieux naturels, qui constituent les abris des animaux. Selon cette approche, l’animal devient l’ambassadeur de son milieu. Dès lors, tout le travail a donc consisté à dégager des espaces susceptibles d’évoquer ces milieux, tout en restant dans la continuité des rochers du bois de Vincennes. Le principe, par rapport au site, a été de reconstituer des clairières, de retravailler la topographie, sur un site initialement très plat. Nous avons également réparti les biozones en fonction de la qualité des paysages et du paysage existant.

L’architecture est venue s’inscrire dans ce processus scénographique. En effet, donner à voir des animaux dans leur milieu relève d’un principe scénographique, basé en quelque sorte sur des règles de théâtre, avec différents paysages en coulisses permettant de donner une profondeur et de créer des effets d’échelle. Nous avons surtout créé des espaces de retrait, pour que les animaux puissent s’abriter et se reposer. Des sortes de loges permettent aux soigneurs de travailler. L’architecture consiste en une succession de plans différents.

12

Page 13: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

La fauverie est devenue une volière. Le visiteur vient contempler les animaux dans un paysage reconstitué, et non plus des animaux dans des enclos. A l’intérieur de la serre, les oiseaux ne sont pas éjointés. C’est pourquoi ils sont protégés par une volière. Toutes les normes de bien-être animal ont évidemment évolué par rapport à 1934. Dans la serre, l’enveloppe bioclimatique des pays tropicaux sera totalement recréée. La grande verrière, mesurant pratiquement 4 500 mètres carrés, est réalisée par l’agence Bernard Tschumi.

Il s’agit d’un chantier assez extraordinaire, qui mêle un grand nombre de savoir-faire. Certaines réalisent de la patine de faux rochers, d’autres creusent des tranchées ou montent des bâtiments. Au total, environ 250 personnes travaillent sur le chantier en continu. Le zoo nouveau sera ouvert en avril 2014.

Ariella MASBOUNGI

Je retiens en particulier de votre présentation l’importance accordée aux usages, et la négociation, non seulement avec l’Etat, mais aussi avec les habitants, pour prendre en compte le confort des usagers et des animaux. Comme l’a expliqué Michel Brodovitch, votre travail consiste à recréer des atmosphères, dénuées de perturbations. En d’autres termes, vous racontez un récit, qui ne doit pas être perturbé par des éléments d’autre nature.

Par ailleurs, les réalisations de Chartres démontrent qu’il est possible de dessiner des infrastructures autrement aujourd'hui, pour qu’elles servent aux usagers, et non plus uniquement aux voitures. Cela renvoie à l’une de nos précédentes séances, qui s’intitulait « La ville est aux piétons ».

Nous allons à présent écouter Dietmar Feichtinger, architecte autrichien. Il n’aime pas être présenté comme l’architecte des passerelles. Pourtant, il en a réalisé beaucoup : celle de Paris rive gauche, celle du Mont-Saint-Michel, mais aussi la passerelle située en face la Cité internationale de Lyon, bientôt visible. L’art de Dietmar Feichtinger est un art du plaisir du piéton, un art d’inscription dans le paysage, un art du travail entre les rives. Il nous présentera le travail mené sur le Mont-Saint-Michel, extrêmement délicat, qui consiste à permettre l’accès à un Mont-Saint-Michel de nouveau insularisé.

13

Page 14: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Dietmar FEICHTINGER, architecte urbaniste, Vienne

Je présenterai en effet le projet du Mont-Saint-Michel, en tentant d’être concis. Davantage que le projet en lui-même, il est intéressant de souligner la spécificité du système français de protection du patrimoine. Je vous livrerai ma vision du système, en tant qu’invité étranger. Même si je vis en France depuis 1989, j’espère avoir conservé un regard critique.

Michel Brodovitch a évoqué les termes de négociation et de compromis. En Allemagne ou en Autriche, ces notions sont plutôt considérées de manière négative. Le compromis renvoie à un nivellement par le bas. Or, en français, le terme de compromis signifie « mettre ensemble » des éléments, pour réussir un projet. Dès lors, la connotation est tout autre. Michel Brodovitch a souligné que, depuis trente ans, son rôle consiste à tenir tête. Cette approche est à mon sens intéressante. Dans les grands projets, le grand nombre d’interlocuteurs et de contraintes constitue autant de bonnes excuses pour ne pas faire le projet tel qu’il est. Dans ce contexte, l’effort de compromis consiste à garder la ligne. La protection revient à placer le projet au centre et à jouer un rôle unificateur.

Il convient de souligner que les paysages sont souvent contraints, violents, très marqués par une urbanité brutale. Ainsi, je viens de réaliser une école à Nanterre, dans un terrain en quelque sorte impossible. Or, dans le cadre de cette conférence, nous évoquons les sites protégés, marqués par une certaine fragilité. Sur ces sites, l’intervention culturelle requiert une délicatesse.

Le dispositif français de protection des sites présente certainement des défauts, mais dans mon travail, il m’apporte une aide précieuse. Ce système revient à affirmer, avant tout, notre responsabilité à l’égard d’un héritage culturel et paysager.

Lorsque j’ai eu l’opportunité d’intervenir sur le Mont-Saint-Michel, je n’ai pas eu conscience de la signification de ce site. Je connaissais bien sûr sa renommée, à travers les cartes postales. Je me méfiais presque de son caractère très pittoresque, trop beau. Je l’ai découvert en hiver, à une époque où les visiteurs étaient moins nombreux, avec une très belle lumière. J’ai alors ressenti une certaine appréhension à l’idée d’intervenir sur un tel site.

Le grand nombre de parkings au pied du Mont conférait pour moi un réel intérêt au projet. Il convenait de supprimer ces parkings et de retrouver l’eau autour du Mont. Par ailleurs, j’ai été particulièrement séduit par la convergence de contraintes techniques très fortes, requérant un savoir-faire contemporain, avec le respect du paysage, l’insertion dans le site, le travail sur le contexte. Ainsi, la finesse de la passerelle Simone de Beauvoir la rend difficile à prendre en photo de loin. Le paysage de la Seine est un patrimoine protégé. L’idée est d’offrir une possibilité de traverser la Seine et de contempler le paysage. Le projet du Mont-Saint-Michel procède d’une démarche similaire. Il s’agit d’offrir une possibilité d’y accéder, à travers la promenade, la lenteur. Dans ce contexte, la navette constitue une sorte de béquille, qui correspond aux rythmes et aux usages de personnes qui ne sont pas à l’aise avec la marche. Sur le principe, nous avons voulu redonner une qualité à la marche. Comme vous le voyez sur cette image, la verticalité du monument se complète avec l’horizontalité de la jetée. L’objectif était d’insérer l’ouvrage dans la baie sans être vu. Les piles sont très rapprochées pour ne pas donner une impression de pont. A mon sens, il ne s’agit pas de construire un pont. Cette passerelle est censée aller vers la mer, vers le large. Le projet se caractérise par l’absence d’éléments structurels apparents. Je voulais obtenir une sorte de pureté dans le dessin, uniquement des verticalités utiles.

14

Page 15: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Le rapprochement des piles permet d’avoir un tablier très mince, capable de résister aux marées pendant trente ans. Nous avons mené une réflexion sur la montée du niveau de la mer.

J’ai accentué la courbe afin d’obtenir une transparence maximale. J’ai souhaité conserver cette étendue de 800 mètres. Le pari était de réussir ce « mille-pattes », composé de très nombreuses piles, dans les conditions de la mer, avec l’exposition au rythme des marées. Les pieux sont profonds d’au moins trente mètres. La succession de ces 134 piles a constitué un enjeu très important. Ces piles sont fixées dans la roche et encastrés sur le tablier. L’accentuation de la courbe permet d’atteindre une transparence accrue. Le site est très changeant, il se reproduit à chaque marée. Cela fait sa force. L’éclairage est intégré.

Les travaux menés actuellement sont très conséquents et sont amenés à durer encore un an. Il faudra alors attendre une année supplémentaire pour que la mer ait repris ses droits et que le paysage soit réellement reconstitué. Nous avons déjà réalisé une grande partie de la jetée. La technicité utilisée est très contemporaine. Un tel ouvrage n’aurait pu être imaginé il y a trente ans. Le site reste accessible pendant les travaux.

Les travaux démontrent qu’il est possible de construire sur ce site. La jetée est principalement métallique. Nous avons réalisé un prototype, qui permet de vérifier la faisabilité technique du projet. Un groupe de travail se réunit régulièrement pour étudier ce prototype. Ce chantier repose sur l’immense talent des ouvriers. Tout est réalisé en extérieur, dans des conditions climatiques difficiles. Le chantier mobilise de véritables artisans, ce qui relève également du patrimoine.

Michel Brodovitch a été le rapporteur du projet auprès de la commission des sites et de la commission des monuments historiques. Jean-Paul Porchon conseille les maîtres d’ouvrage. Ces acteurs sont indispensables pour porter ce projet. Le projet soulève de nombreux intérêts. Il est nécessaire d’avoir des guides. Dans le cas du Mont-Saint-Michel, l’Etat n’a peut-être pas pris suffisamment l’initiative pour guider le projet. Nous sommes toujours très exposés à différents blocages. En France, se trouver face à des experts, qui connaissent et accompagnent le projet, est très valorisant. Il convient de distinguer les acteurs de terrain et la médiation objective, qui permet de garder le cap.

Ariella MASBOUNGI

Votre exposé confirme tout l’intérêt de la vision d’une personne d’une autre culture. Il montre la spécificité française de l’action sur ce type de territoire. Concernant le compromis, je rappelle que François Ascher, lauréat du grand prix de l’urbanisme, a écrit que l’urbanisme est un compromis. Vous avez très bien évoqué la manière dont il convient, dans le compromis, de tenir le cap. Le compromis ne doit pas devenir compromission. Cela tient peut-être aux personnes qui encadrent et négocient ces processus. Toutes les équipes qui travaillent sur ce type de projets doivent être à la hauteur des enjeux et ne pas imposer leur propre ego. En effet, dans ce type d’affaires, l’excès d’ego de la part des contrôleurs, mais aussi concepteurs, nuit sensiblement à l’enjeu du mariage entre patrimoine et modernité.

15

Page 16: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Echanges avec la salleAriella MASBOUNGI

Je vous invite à présent à réagir. Nous n’avons pas beaucoup parlé des élus. Monsieur Valette, maire adjoint de Marseille, peut-être pouvez-vous nous donner votre sentiment sur les exposés que nous venons d’entendre ?

Claude VALETTE, maire adjoint de Marseille

Le projet du port de Marseille est un projet important. Les Marseillais sont très fiers de leur port, qui constitue, à tous points de vue, le cœur de la ville. Un grand débat a eu lieu sur la pertinence d’une modification du site, sur l’effet des ombrières. Nous nous sommes demandé ce qu’est le vieux port, s’il s’agit d’un endroit dévolu aux bateaux ou de l’agora de la ville. Le vieux port conjugue vraisemblablement ces deux aspects. Mais un conflit a eu lieu entre les différents usages.

Il était nécessaire de rénover le vieux port. Nous verrons si le projet ira jusqu’au bout. Il permettra, quoi qu’il en soit, d’offrir une belle place aux visiteurs, alors que Marseille sera, en 2013, capitale européenne de la Culture. Un retour en arrière montre en tout cas que nous n’avons rien inventé. Le quai de la fraternité de l’époque était une immense place pavée traversée par un tramway. Nous avons reconstitué à peu près le même site.

En écoutant vos propos, je suis frappé par la valeur d’un site, la place des hommes. Ce patrimoine a été construit par des hommes. Nous construisons notre patrimoine de demain. Les conflits permanents sur les projets ne sont pas une mauvaise chose. Mais il convient de rappeler qu’il est possible d’intervenir. On ne peut pas que tout garder. Il s’agit d’un débat essentiel. En termes de paysage, ce que nous plantons aujourd'hui, nos enfants le verront.

Ariella MASBOUNGI

Le vieux port de Marseille constitue réellement l’âme de la ville.

Hervé MAUCLERE, Architecte des Bâtiments de France (ABF), Essonne

Les projets menés sur mon territoire ne relèvent bien entendu pas de la même échelle, mais je souhaite soumettre deux remarques à votre réflexion. D’abord, par rapport au titre de cette manifestation, « Protéger exige du talent », je souhaiterais savoir pourquoi, lors d’un projet dans une zone de protection, la présence d’un architecte n’est pas systématiquement exigée. Les conflits sont, à mon sens, liés à l’absence de cette compétence.

Par ailleurs, je citerai un autre acteur essentiel de la protection, que sont les associations. Ces acteurs aident les ABF et participent largement à la nécessité de qualité et de respect du patrimoine.

Jacqueline OSTY

Au sujet de la place Bellecour et des boulevards de Chartres, il me semble avoir évoqué tout le travail de présentation mené auprès des associations. Ainsi, pour la place Bellecour, plusieurs projets ont été envisagés depuis 1998, avec des changements de personnes au sein de la ville. Tout un moment a été consacré à des rencontres et ateliers, pour que les associations expriment leurs attentes en termes d’usages. Des conflits ont bien sûr eu lieu entre différentes visions. Le choix a été fait de manière collective. Ainsi, j’ai dû présenter plusieurs projets pour le déplacement des bassins, qui visaient à rétablir un dialogue entre

16

Page 17: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

les deux espaces de la place que j’ai évoqués tout à l’heure. Ces projets ont fait l’objet de maquettes et de présentations aux habitants jusqu’à obtention d’un consensus. Par ailleurs, nous avons pris en compte la demande en faveur de plus de nature dans un cadre urbain, sans pour autant que cela nuise à l’identité historique de la place. Toutes ces questions ont donné lieu à des négociations, en présence des élus et des associations.

Ariella MASBOUNGI

Dans ces négociations, les associations ne jouent pas toujours un rôle très positif. Leurs demandes vont parfois à l’encontre des grands enjeux. Or l’identité d’une ville passe avant les petits intérêts locaux.

Michel BRODOVITCH

Tout projet implique des partenaires, comme les élus et les associations. Je ne fais pas d’échelle de valeur entre les différents partenaires. Ils sont tous présents en permanence. L’exemple de Roland Garros incarne ce maelström. Dans ce contexte, je crois beaucoup aux commissions, car elles résument la diversité des acteurs dans un organisme institutionnellement défini. Certes, elles abritent en général une trentaine d’avis divergents, ce qui n’est pas toujours très cadré. Mais pour moi, ces discussions permettent de faire émerger les projets. La commission revient en quelque sorte à organiser un champ de bataille, pour que chacun puisse exprimer son point de vue. Dans la fabrication de la décision, le rôle des rapporteurs est de synthétiser les argumentaires en présence, pour que les différents interlocuteurs aient la même compréhension du sujet. Il ne s’agit pas de mettre tout le monde d’accord, mais de faire en sorte que tout le monde ait la même compréhension du sujet. Le remue-ménage s’avère salutaire dans ce processus. Comme je vous l’ai dit, je suis très réservé à l’égard de la sûreté de l’expert.

Hervé DUPONT, Directeur général de l’EPA Plaine de France

Je me permettrai d’évoquer un sujet un peu décalé par rapport à ces sites magnifiques et reconnus de tous. Il s’agit du patrimoine industriel. Nous nous sommes demandé si l’excès de protection ne tuait pas la protection. Ainsi, Saint-Denis abrite une usine Christofle abandonnée et protégée. Nous ne parvenons pas à trouver un investisseur, parce qu’il convient de trouver un usage adapté. La protection du site dissuade, sans doute à tort, les investisseurs.

Non loin de là, une centrale thermique avec une nef des années 1930, qui n’était pas protégée, a été réhabilitée et est devenue la cité du cinéma de Luc Besson. Il s’agit aujourd'hui d’un lieu magnifique. Cet exemple pourra vous sembler caricatural, mais dans un cas, un site protégé se dégrade et ne trouve pas preneur, dans l’autre, un site non protégé est devenu splendide. Je souhaite donc lancer le débat sur ce sujet.

J’ai par ailleurs une question à l’attention de Dietmar Feichtinger. Le cadre temporel fixé pour le projet du Mont-Saint-Michel n’est-il pas très court au regard de l’ampleur du projet ?

Dietmar FEICHTINGER

Concernant cette dernière question, il ne me revient pas de fixer le cap. Il s’agit d’une programmation, qui repose sur des prévisions effectuées en 2002. Les hypothèses avancées se contredisent, un grand débat a lieu à ce sujet. Les experts n’arrivent pas à se mettre d’accord. Pour moi, il s’agit d’un programme que l’on m’a fixé, mais non d’un choix.

17

Page 18: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Michel BRODOVITCH

Concernant la première remarque d’Hervé Dupont, je confirme que ces exemples soulèvent des questions. Toutefois, il n’est pas si simple de mettre d’accord les maîtres d’ouvrage sur le programme le plus pertinent. Ainsi, à Paulilles, il a fallu 25 ans pour trouver le programme. A l’origine, le projet ne visait qu’un port de plaisance. Il a fallu 25 ans pour transformer ce projet, de manière à dégager un lieu de visite et de baignade.

De même, le débat sur les halles Freyssinet à Paris relève de la même problématique. Il oppose les tenants de la protection du bâtiment, d’une part, et la Ville, d’autre part, qui n’a pas envie d’être responsable d’un tel « vaisseau ».

Vous posez en même temps la question de l’élargissement de la notion de patrimoine au patrimoine industriel du XXème siècle, qui pose des problèmes pratiques complexes, notamment sur les structures. Il convient également de se demander si la notion de patrimoine s’applique à la nostalgie des communautés, qui veulent protéger leurs souvenirs, autant que les manifestations du passé.

Antoine RENAUD, architecte

Concernant la protection des grands sites nationaux, l’enjeu du grand nombre de visiteurs est fondamental. La France devient de plus en plus un pays de tourisme. La Chine constitue un réservoir de visiteurs inimaginable, avec 1,3 milliard de visiteurs potentiels. Dans ce contexte, quel est l’état de la réflexion par rapport à la gestion du grand nombre ? Ainsi, dans les grandes expositions, il existe une jauge, et un contingentement a lieu. Or le Mont-Saint-Michel devient infréquentable à certaines périodes de l’année.

Michel BRODOVITCH

Le sujet a donné lieu à de nombreux débats en commission supérieure des sites, avec des déclarations d’intention, qui ne sont pas toujours suivies d’effets. Il a notamment été question de définir la jauge maximale de « supportabilité » d’un site donné en termes de nombre de visiteurs. Au pont du Gard, une telle jauge existe. Les parkings sont par exemple limités en comparaison avec ceux du Mont-Saint-Michel. Nous savons que cinq ou six jours par an sont marqués par un dépassement de cette jauge. La commission a demandé à ne pas réaliser d’équipements permettant d’aller au-delà de cette jauge. Ce principe a été réitéré à plusieurs reprises.

Sur le Mont-Saint-Michel, cette question a suscité un conflit majeur. J’ai été, à de nombreuses reprises, rapporteur sur ce dossier dans les commissions compétentes. La question de la jauge a été, pendant une époque, taboue. Le Premier ministre y a opposé une fin de non-recevoir. La jauge n’a pas été établie à partir d’un comptage, mais d’une estimation selon laquelle le Mont peut accueillir jusqu’à 30 000 personnes. Or ce nombre est matériellement impossible. D’après nos éléments, le Mont-Saint-Michel peut accueillir environ 15 000 personnes. La pression constitue donc un vrai problème. La solution proposée par les commissions est de ne pas atteindre la jauge et de vérifier que les équipements sont les moins visibles possible en période de basse fréquentation.

Denis FOURMEAU, ministère de l’Ecologie et du développement durable

Je viens de réintégrer le ministère après cinq ans passés en Chine. Ma question rejoint la question précédente. La gestion de la masse en Chine est inconcevable avec les référentiels français.

18

Page 19: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Ma question porte sur l’exportation de l’approche française de la préservation du patrimoine. L’approche chinoise est par exemple très différente. A Pékin, de nombreux quartiers anciens ont été rasés. Lorsque l’on s’en plaint, les Chinois répondent que Georges-Eugène Haussmann a fait de même à Paris au XIXème siècle. La préservation des hutong, les maisons traditionnelles des quartiers anciens de Pékin, a souvent démarré sous l’impulsion d’étrangers. Aujourd'hui, en Chine, dès qu’un lieu présente un intérêt touristique, il devient une sorte de Disneyland. L’approche française s’exporte-t-elle ? Est-elle comprise et admise ailleurs qu’un France ?

Michel BRODOVITCH

Oui, l’approche française s’exporte. Concernant la Chine en particulier, un programme de formation de 100 architectes chinois a eu lieu dans les années 2000. Il a eu un impact conséquent sur les outils de protection du patrimoine naturel ou monumental en Chine.

Le passage à la protection des quartiers anciens représente un processus très long. En France, dans les années 1960, le processus de rénovation urbaine finançait le déficit des opérations sans limite de montants ni limites de temps pour démolir les quartiers. La loi Malraux de 1962 a été créée pour faire un front, avec le même type de procédures, face à ce processus.

Pour qu’une société en vienne à préserver les quartiers anciens, il faut un phénomène culturel, une fabrication du patrimoine. Le patrimoine est un concept paradoxal. On parle d’authenticité. Mais le patrimoine est une fabrication de l’esprit.

De nombreuses collaborations ont lieu, notamment entre les villes, par le biais de la convention France Unesco, qui permet d’apporter une expertise française à l’étranger. A mon modeste niveau, je travaille depuis 18 ans sur une ville au Laos, où nous avons exporté nos méthodes. Une équipe d’une vingtaine de personnes est sur place, et je m’y rends chaque année.

Sur place, les acteurs sont très demandeurs de notre système institutionnel pyramidal, avec l’appel au ministre. En effet, plus le patrimoine est soumis à pression, plus il est difficile de le protéger. Au moment où, en France, nous considérons que ce système est exorbitant du droit commun, il fait l’objet d’une importante demande à l’étranger. Il s’agit d’être en capacité de mener une discussion sur le plan institutionnel.

Ariella MASBOUNGI

Nous pouvons toutefois peut-être reconnaître que les Français ne sont pas les meilleurs exportateurs dans le monde en matière de protection des sites. Ainsi, les sites classés syriens ont été aménagés par les Allemands. Les Français ne sont pas très présents sur le plan commercial dans le monde.

Michel BRODOVITCH

L’Ecole française d’archéologie de Damas était toutefois l’une des plus importantes dans le monde. Nous menons un travail efficace, même si nous ne faisons pas parler de nous. La convention France Unesco a permis, depuis une dizaine d’années, la réalisation de près de 600 expertises françaises sur des sites Unesco. Nous ne sommes pas vénaux, mais nous menons un travail conséquent.

19

Page 20: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Stéphanie DUPUY-LYON

Vous n’avez pas beaucoup évoqué la question des valeurs. Lors de vos projets, revenez-vous aux raisons pour lesquelles le site a été classé, afin de vous réapproprier les valeurs d’origine du classement ?

Michel BRODOVITCH

Le zoo de Vincennes illustre cette question. Lorsque nous avons commencé à travailler sur le projet, nous nous sommes posé la question de ce qui était protégé. La source du classement était la forêt royale autour du château de Vincennes. L’architecte en chef des monuments historiques, Jean Trouvelot, a essayé de détruire le projet d’Alphand, puisque ce dernier ne s’inscrivait pas dans le dessin du territoire de chasse du roi de France. Un premier travail a été mené pour savoir ce qui était protégé. A partir des attendus du classement, nous sommes parvenus à la solution suivante : ne pas protéger au titre du site les rochers du zoo, à l’exception du grand rocher, qui avait pris une valeur emblématique dans la silhouette de la ville.

J’ai demandé au directeur du Patrimoine si les rochers méritaient d’être protégés au titre du patrimoine bâti. La question était de savoir si le ministère de la Culture souhaitait, ou non, engager une démarche de protection. Après avoir obtenu une réponse négative à ce sujet, nous avons pu commencer la discussion sur l’aménagement paysager du zoo. Il existe donc un cadrage au départ. Dans le cas de Marseille, le retour sur les raisons du classement nous a permis de savoir ce qu’il convenait de protéger sur le port de Marseille. Comme l’a indiqué Claude Valette, le projet actuel revient à l’état du port en 1900. Certains concepteurs proposaient de planter des arbres en pot devant la Mairie. Cela n’était pas possible sur ce site.

Ariella MASBOUNGI

N’y a-t-il pas une part aléatoire dans le classement des sites ? Est-il possible de revenir sur un classement qui ne serait pas justifié ?

Michel BRODOVITCH

Il est très difficile de revenir sur un classement. Ce n’est pas juridiquement impossible, mais très rare. En outre, lorsque le site a été altéré intentionnellement, le Conseil d’Etat refuse le déclassement.

Anne VOURC’H, directrice du réseau des grands sites de France

Je salue tout d’abord le travail formidable effectué à travers le dialogue entre les gestionnaires locaux de sites classés et le savoir-faire et l’expertise des concepteurs privés et de l’administration. Nous avons vu à quel point le talent est exigé pour l’art d’aménager. La protection devrait également exiger du talent du point de vue d’autres types de métiers liés à la gestion des lieux et du tourisme.

Aussi fantastique que soit le projet du Mont-Saint-Michel, il n’en reste pas moins que l’affluence sur le site est, dix mois par an, terrible. Cette affluence dépasse la question du mode de traitement physique des lieux. Elle pose de vraies questions en termes de développement durable. La dimension commerciale des sites pèse énormément sur leur gestion.

20

Page 21: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Dans ce contexte, dans la mesure où nous nous trouvons dans le cadre du CGEDD, je souhaiterais savoir si les projets ne devraient pas aussi être débattus dans une instance dédiée au développement durable, au-delà des questions d’aménagement.

Dietmar FEICHTINGER

Le projet du Mont-Saint-Michel, tel que nous le construisons aujourd'hui, va à mon sens dans le sens du développement durable et de la maîtrise de la jauge. En effet, le site est moins accessible qu’hier. Plutôt que de compter le nombre de visiteurs, nous pouvons gérer indirectement l’accessibilité au site, en réduisant par exemple la fréquence des navettes. L’accessibilité n’est certes pas maîtrisée à 100 %, mais elle est gérable.

Catherine BERGEAL, ancienne sous-directrice de la qualité du cadre de vie

Ayant accompagné ces projets pendant de nombreuses années, je souhaite rappeler l’importance des progrès collectifs accomplis ces dernières années par les différents partenaires. Je suis satisfaite, en voyant les présentes restitutions et les photographies qui nous ont été montrées, d’imaginer ce à quoi nous avons échappé. Nous avons une difficulté, en termes de communication, à mettre en lumière les valeurs de ces sites, leur réinterprétation contemporaine et leur adaptation aux usages d’aujourd'hui.

Il convient de déployer une importante énergie pour, une fois que le projet a émergé, y intégrer une gestion, une remise sur le métier permanente. Ainsi, les signalétiques des sites requièrent une adaptation permanente. L’accueil et la gestion dynamique sur les sites requièrent un travail de réflexion. Le ministère du développement durable a ainsi mené un travail partenarial avec ICOMOS et le réseau des grands sites à cet égard. Le travail a été mené sur trois piliers. Le premier pilier concerne les sites eux-mêmes. Certains endroits très fragiles sont totalement interdits à la fréquentation. Le deuxième pilier renvoie aux visiteurs. Des colloques ont ainsi comparé les dispositifs mis en place sur les grands sites internationaux pour étaler la fréquentation. Le troisième pilier est celui des sociétés locales, des valeurs et de l’identité des lieux. Il est extrêmement important de reconnaître et faire reconnaître ces identités. En général, les sites classés le sont pour des motifs solides et portent des valeurs durables.

Un bilan effectué lors du centenaire de la loi de 1906 montre que les sites ayant subi des dégradations sont rares. La résilience des sites est donc assez forte. Les sites comportent des valeurs collectives auxquelles on peut se référer. Comme je le rappelle souvent, on gère bien en proximité, mais on arbitre mieux de loin. Cette distinction me semble fondamentale dans la capacité de résistance de la loi de 1906. Les projets restent toujours à refaire. Ils sont des lieux de beauté, des lieux de mémoire, mais aussi des lieux de projet collectif permanent. Les valeurs mises en lumière par Stéphanie Dupuy-Lyon constituent notre guide pour arbitrer. Elles fondent nos politiques patrimoniales. Par conséquent, pour les concepteurs, l’administration, les élus, les citoyens, le retour aux valeurs est essentiel pour partager la mémoire et la signification de ces sites exceptionnels.

Dietmar FEICHTINGER

Lorsque nous parlons des sites, nous évoquons en général des endroits classés, qui ont de bonnes raisons de l’être. Or, parfois, les alentours des sites classés ne font l’objet d’aucune protection. Ainsi, alors qu’à l’intérieur, la ville de Salzbourg est surprotégée, ses alentours sont sans aucune maîtrise. Je constate parfois le même type de paradoxe en France. Il me semble que nous devrions élargir notre regard.

21

Page 22: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

Stéphanie DUPUY-LYON

Vous mettez le doigt sur l’un des enjeux majeurs auxquels nous sommes confrontés actuellement. Dans les opérations grands sites, que Catherine Bergéal vient d’évoquer, nous sommes déjà attentifs à cet aspect.

L’opération grand site comporte un cœur, qui correspond au site classé, c'est-à-dire le territoire d’exception. Il existe également des périmètres beaucoup plus larges autour du cœur, où l’on essaie d’organiser une sorte de « contagion vertueuse ».

Cette approche apparaît dans les sites du patrimoine mondial. Jusqu’à présent, il existait une zone correspondant au cœur du bien, puis une zone tampon, qui constituait le deuxième périmètre. De plus en plus, nous assistons à l’émergence d’un troisième périmètre, appelé « aire d’influence », au sens paysager mais aussi environnemental. Les périmètres se consolident, à la manière, en quelque sorte, de poupées russes. Si nous avons largement évoqué les paysages d’exception, nous essayons aussi de travailler sur les paysages du quotidien, comme les entrées de villes.

Christian LEYRIT

Pour avoir été confronté assez fréquemment, en tant que préfet dans différents endroits, à ces sujets, je dirai qu’ils sont toujours assez conflictuels et complexes.

Je me souviens en particulier du problème de l’accessibilité au patrimoine. La loi impose que les personnes handicapées puissent avoir accès à l’ensemble du patrimoine. La confrontation de cette exigence législative avec le patrimoine soulève parfois des questions complexes. C’est le cas, par exemple, au Phare des baleines, à l’Ile de Ré.

Par ailleurs, le dialogue entre les protecteurs, les élus, les associations, et tous les acteurs, est essentiel. Une exigence excessive des protecteurs peut constituer un frein aux projets. En outre, parfois, les exigences sur les détails laissent passer des éléments qui posent problème. J’apprécie que Michel Brodovitch fasse preuve de fermeté lorsqu’une valeur doit impérativement être préservée, y compris lorsqu’il est confronté à des objections techniques. Cette fermeté conduit les concepteurs, les techniciens et ingénieurs à trouver des solutions.

Dans ces situations souvent conflictuelles et complexes, le rôle de l’Etat est essentiel. Je vous rappelle que le Mont-Saint-Michel était concerné, il n’y a pas si longtemps, par un projet d’éoliennes, aujourd'hui écarté. L’affaire du Mont-Saint-Michel représente un sujet emblématique. Alors que l’Etat finance plus de 60 % du projet, la maîtrise d’ouvrage a été confiée à un syndicat mixte, impliquant deux régions, un département et une commune. Ce dispositif institutionnel a largement compliqué la situation. Sur certains sujets aux enjeux très forts, l’Etat doit, à mon sens, reprendre la main.

Le talent le plus important est celui d’acteurs comme Michel Brodovitch, dont le rôle est de faire prévaloir des valeurs de manière suffisamment habile et intelligente pour que l’ensemble des acteurs adhère aux objectifs de protection.

Document rédigé par la société Ubiqus – Tél. : 01.44.14.15.16 – http://www.ubiqus.fr – [email protected]

22

Page 23: CONSEIL GÉNÉRAL DE L'ENVIRONNEMENT ET DU …

23