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Journal de pédiatrie et de puériculture (2010) 23, 55—60 POINT DE VUE DU PSY Construire ensemble un berceau pour l’enfant Building together a cradle for the child M.-R. Moro Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital Avicenne, 125, rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex, France MOTS CLÉS Parentalité ; Bientraitance ; Parents migrants ; Enfants de migrants ; Transculturel Résumé Comment bien traiter ses enfants ? Comment trouver les ingrédients nécessaires pour se construire parents et aider l’enfant à grandir et à se construire ? Cet article examine cette question d’un point de vue psychologique et psychopathologique en partant du travail avec les migrants et leurs enfants. Ce détour par la clinique transculturelle permet de montrer que la parentalité est un acte intime, mais aussi social et culturel. Il y a mille et une formes d’être parents et pas de modèle universel. Bien traiter les enfants suppose qu’on aide les parents à bien traiter leurs enfants à partir de leurs propres compétences psychiques et culturelles. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Parentality; Well-treatment; Migrant parents; Migrant children; Transcultural Summary How to treat one’s children with respect? How to learn to grow as parents and sup- port the development of one’s child? This article explores these questions from a psychological and psychopathological perspective, through the analysis of clinical work with migrants and their children. Transcultural clinic shows that parentality is not only an intimate act, but also a social and cultural one. For that matter, each parent’s experience is unique, and there is no such thing as a universal model. An effective way to help parents treat their children fairly, however, is to encourage them to draw on their own psychic and cultural skills. © 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. La prise en charge de la socialisation par la société ne sera complète qu’avec l’éducation des parents, en vue de la part incompressible qui leur revient dans le processus. Le soutien à la parentalité ne fait que commencer. M. Gauchet Adresse e-mail : [email protected]. 0987-7983/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.jpp.2009.12.001

Construire ensemble un berceau pour l’enfant

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Journal de pédiatrie et de puériculture (2010) 23, 55—60

POINT DE VUE DU PSY

Construire ensemble un berceau pour l’enfant

Building together a cradle for the child

M.-R. Moro

Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital Avicenne, 125, rue deStalingrad, 93009 Bobigny cedex, France

MOTS CLÉSParentalité ;Bientraitance ;Parents migrants ;Enfants de migrants ;Transculturel

Résumé Comment bien traiter ses enfants ? Comment trouver les ingrédients nécessaires pourse construire parents et aider l’enfant à grandir et à se construire ? Cet article examine cettequestion d’un point de vue psychologique et psychopathologique en partant du travail avec lesmigrants et leurs enfants. Ce détour par la clinique transculturelle permet de montrer que laparentalité est un acte intime, mais aussi social et culturel. Il y a mille et une formes d’êtreparents et pas de modèle universel. Bien traiter les enfants suppose qu’on aide les parents àbien traiter leurs enfants à partir de leurs propres compétences psychiques et culturelles.© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSParentality;

Summary How to treat one’s children with respect? How to learn to grow as parents and sup-port the development of one’s child? This article explores these questions from a psychological

Well-treatment;Migrant parents;Migrant children;Transcultural

and psychopathological perspective, through the analysis of clinical work with migrants andtheir children. Transcultural clinic shows that parentality is not only an intimate act, but alsoa social and cultural one. For that matter, each parent’s experience is unique, and there is nosuch thing as a universal model. An effective way to help parents treat their children fairly,however, is to encourage them to draw on their own psychic and cultural skills.© 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

La prise en charge de la socialisation par la société ne sera complète qu’avecl’éducation des parents, en vue de la part incompressible qui leur revient dans leprocessus. Le soutien à la parentalité ne fait que commencer.

M. Gauchet

Adresse e-mail : [email protected].

0987-7983/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.jpp.2009.12.001

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ntroduction

a bientraitance est sans aucun doute un mot nouveau quist apparu dans notre vocabulaire, un néologisme en fait. Ilst pourtant très utile pour penser la prévention et la prisen charge précoce et pluridisciplinaire des bébés, de tous lesébés, et de leurs parents. Cette bientraitance appartient àous, médecins, sages-femmes, psychologues et psychiatres,nfirmières et tous les professionnels de la petite enfance.ette bientraitance présuppose aussi une culture de laarentalité, une part active des parents dans cette bien-raitance qui appartient à tous mais qui commence par lesarents et par la nécessité de les soutenir, quand c’estécessaire.

La culture de la parentalité est, au sens des psycha-alystes, des psychologues, des psychiatres ou neuropsy-hiatres, mais aussi des philosophes [1], des enseignants,es éducateurs, des politiques aussi, le défi du xxie siècle.’est pourtant le plus vieux métier du monde, le plus uni-ersel, le plus complexe sans doute, peut-être même le plusmpossible mais aussi le plus multiple [2—4]. L’important,erait-on tenter de dire, est de trouver sa propre manière’être parent, de transmettre le lien, la tendresse, la pro-ection de soi et des autres, la vie. La parentalité, mottrange que nous avons forgé dans différentes langues cesernières années, à partir du mot anglais, nous en avonsait un néologisme en francais mais aussi en espagnol, entalien et sans doute dans d’autres langues aussi. Commei nous avions pris conscience récemment, somme toute,ue nous avions entre les mains un joyau précieux et queous les parents du monde l’avaient. Nous constatons aussiue certains d’entre eux, trop vulnérables ou mis dans desituations difficiles, voire parfois inhumaines, sont telle-ent occupés à mettre en œuvre des stratégies de survie

psychique ou matérielle), qu’ils sont, soit en difficulté,oit dans l’impossibilité de transmettre autre chose quea précarité du monde et ses complexités. C’est pour-uoi, il importe d’étudier les situations de migrations quintraînent pour les parents des transformations et parfoises ruptures qui rendent plus complexes l’établissement’une relation parents/bébés si on ne prend pas en compteette variable « migration ». Or les migrations font mainte-ant partie de toutes les sociétés modernes, multiples etétissées ; elles doivent donc faire l’objet de notre souci

linique. D’autant qu’à partir du moment où on prend enompte cette variable, on transforme le risque en potentia-ités créatrices, tant pour les enfants et leurs familles queour les soignants, comme nous allons le montrer à partire l’expérience francaise d’accueil et de soins des bébés1.

Mieux comprendre, mieux soigner, mieux accueillir lesigrants et leurs enfants en Europe, tels sont les enjeux’une prévention et d’une clinique précoces, engagées dansa société telle qu’elle est.

1 Sur cette expérience clinique de l’hôpital Avicenne dans la ban-ieue nord de Paris, on pourra lire en italien plusieurs ouvrages,oro (2001, 2002, 2005).

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M.-R. Moro

ngrédients de la parentalité

n ne naît pas parents, on le devient. . . La parentalité,ela se fabrique avec des ingrédients complexes. Certainsont collectifs : ils appartiennent à la société toute entière,hangent avec le temps ; ceux-là sont historiques, juri-iques, sociaux et culturels. D’autres sont plus intimes,rivés, conscients ou inconscients ; ils appartiennent à cha-un des deux parents en tant que personne et en tant queutur parent, au couple, à la propre histoire familiale duère et de la mère. Ici, se joue ce qui est transmis et ceue l’on cache, les traumas infantiles et la manière donthacun les a colmatés. Et puis, il est une autre série deacteurs qui appartiennent à l’enfant lui-même qui trans-orme ses géniteurs en parents. Certains bébés sont plusoués que d’autres ; certains naissent dans des conditionsui leur facilitent cette tâche ; d’autres, par leurs conditionse naissance (prématurité, souffrance néonatale, handi-ap physique ou psychique. . .), doivent vaincre bien desbstacles et déployer des stratégies multiples et souventoûteuses pour entrer en relation avec l’adulte sidéré. Leébé, on le sait depuis les travaux de Cramer, Lebovici, Sternt bien d’autres, est un partenaire actif de l’interactionarents/enfants et, par-là même, de la construction de laarentalité. Il contribue à l’émergence du maternel et duaternel dans les adultes qui l’entourent, le portent, leourrissent, lui procurent du plaisir dans un échange d’actest d’affects qui caractérise les tout premiers moments de laie de l’enfant.

Il y a mille et une facons d’être père et d’être mère,omme le montrent les travaux nombreux des sociologues etes anthropologues [5]. Toute la difficulté réside donc danse fait de laisser de la place pour qu’émergent ces potentia-ités et que nous nous abstenions de tout jugement sur « laeilleure facon d’être père ou d’être mère ». Mais c’est un

ravail ardu, car la tendance naturelle de tout professionnelst de penser qu’il sait mieux que les parents comment êtrevec l’enfant, quels sont ses besoins, ses attentes. . . Notreôle devient alors, non pas de dire comment il faut être,u même comment il faut faire, mais de permettre que lesapacités émergent chez les parents et que nous les soute-ions. Des éléments sociaux et culturels participent donc àa fabrication de la fonction parentale. Les éléments cultu-els ont une fonction préventive en permettant d’anticipere comment devenir parent et, si besoin, de donner un sensux avatars quotidiens de la relation parents/enfant, derévenir l’installation d’une souffrance.

Les éléments culturels se mêlent et s’imbriquent aveces éléments individuels et familiaux de manière profondet précoce. Même lorsqu’on croyait l’avoir oubliée, la gros-esse, par son caractère initiatique, nous remet en mémoireos appartenances mythiques, culturelles, fantasmatiques.omment nous protéger en exil ? Comment avoir de beauxnfants [5] ? Là, il ne faut pas annoncer sa grossesse, ailleurs,l faut éviter de manger certains poissons ou des tuberculesui ramollissent à la cuisson. Ailleurs encore, il ne faut pasue le mari mange certains types de viande pendant que

a femme est enceinte. . . Plus loin, il faut garder ses rêves,es interpréter et respecter les demandes qui sont faitesans le rêve car c’est l’enfant qui parle. . . Ces éléments,e l’ordre du privé dans l’exil (ils ne sont pas partagés
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par la société), vont parfois s’opposer aux logiques exté-rieures médicales, psychologiques, sociales et culturelles.Puis, vient le moment de l’accouchement, moment tech-nique et public — on accouche à l’hôpital sans les siens. Làencore, il y a mille et une facons d’accoucher, d’accueillirl’enfant, de lui présenter le monde, puis de penser son alté-rité, parfois même sa souffrance. Tous ces « petits riens »,réactivés en situation de crise, ravivent des représentationsparfois dormantes ou que l’on croyait dépassées.

Au nom d’une universalité vide et d’une éthique réduc-tionniste, nous n’intégrons pas ces logiques complexes,qu’elles soient sociales ou culturelles, dans nos disposi-tifs de prévention de soins et dans nos théorisations. Nousnous interrogeons rarement sur la dimension culturelle dela parentalité, mais surtout, nous ne considérons pas queces manières de penser et de faire sont utiles pour établirune alliance, comprendre, prévenir, soigner. Nous estimonssans doute que la technique est nue, sans impact culturelet qu’il suffit d’appliquer un protocole pour que l’acte soitcorrectement accompli.

Pourtant, et plusieurs expériences cliniques le montrent[2], ces représentations partagées sont d’une efficacitécertaine. D’un point de vue théorique, elles renouvellentnos manières de penser, nous obligent à nous décentrer, àcomplexifier nos modèles et à nous départir de nos juge-ments hâtifs. Penser cette altérité, c’est permettre à cesfemmes de vivre les étapes de la grossesse et de la parenta-lité de manière non traumatique et de se familiariser avecd’autres pensées, d’autres techniques. . . Car la migrationentraîne avec elle cette nécessité du changement. Ignorercette altérité, c’est non seulement se priver de l’aspectcréatif de la rencontre, c’est aussi prendre le risque queces femmes ne s’inscrivent pas dans nos systèmes de préven-tion et de soins ; c’est aussi les contraindre à une solitudede pensée et de vie — pour penser, nous avons besoin deco-construire ensemble, d’échanger, de confronter nos per-ceptions à celles de l’autre. Si cela n’est pas possible, lapensée ne s’appuie alors que sur elle-même et ses propresressentis. Cette non-confrontation peut aussi conduire àune rigidification, à un repli psychique et identitaire. C’estl’échange avec l’autre qui me modifie.

Transparence psychique/culturelle

On le sait, en dehors de ces dimensions sociales et cultu-relles, cette fonction maternelle et paternelle peut êtretouchée par les avatars du fonctionnement psychique indivi-duel, par des souffrances anciennes mais non apaisées, quiréapparaissent de manière souvent brutale au moment dela mise en œuvre de sa propre lignée : toutes les formesde dépressions du post-partum, voire de psychoses, quiconduisent au non-sens et à l’errance. La vulnérabilité desmères à cette période est bien connue maintenant et théo-risée, en particulier, à partir du concept de transparencepsychique [6] — par transparence, on entend le fait qu’enpériode périnatale, le fonctionnement psychique de la mèreest plus lisible, plus facile à percevoir que d’habitude. En

effet, les modifications de la grossesse font que nos désirs,nos conflits, nos mouvements s’expriment plus facilementet de manière plus explicite. Par ailleurs, nous revivons lesconflits infantiles qui sont réactivés, en particulier, les résur-gences œdipiennes. Ensuite, le fonctionnement s’opacifie

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e nouveau. Cette transparence psychique est moins recon-ue pour les pères, qui, pourtant, traversent eux aussies turbulences multiples liées aux reviviscences de leursropres conflits, à la remise en jeu de leur propre positione fils et au passage de fils à père. Ils les revivent et lesxpriment plus directement qu’habituellement. La périodeérinatale autorise une régression et une expression qui luiont propres.

L’exil ne fait que potentialiser cette transparence psy-hique qui s’exprime chez les deux parents, de faconifférente au niveau psychique et culturel. Au niveau psy-hique, par la reviviscence des conflits et l’expression desmotions. Au niveau culturel, par le même processus, maisppliqué cette fois aux représentations culturelles, auxanières de faire et de dire, propres à chaque culture. Tous

es éléments culturels, que nous pensions appartenir à laénération qui précède, se réactivent, deviennent tout d’unoup importants et précieux ; ils redeviennent vivants pourous. Il convient donc de proposer ici l’image de transpa-ence culturelle pour penser et se figurer ce que traversentes parents. Le rapport avec la culture de leurs parents serouve modifié et, par-là même, avec leurs propres parents.

our une prévention précoce des avatars de laarentalité

ans cette réalité où différents niveaux interagissent entreux, la dimension psychologique a une place spécifique enermes de prévention et de soins. La prévention, en effet,ommence dès la grossesse ; il faut aider les mères en diffi-ulté à penser leur bébé à naître, à l’investir, à l’accueilliralgré la solitude dans laquelle elles vivent, solitude socialeais plus encore existentielle. La culture partagée per-et d’anticiper ce qui va se passer, de le penser, de serotéger. Elle sert de support pour construire une placel’enfant à venir. Les avatars de cette construction du

ien parents/enfant trouvent, dans l’expérience du groupeocial, des noyaux de sens qui, dans la migration, sont beau-oup plus difficiles à appréhender. Les seuls points fixesont alors le corps et le psychisme individuel, tout le resteevient mouvant et précaire. Pour les autres, les femmesutochtones en rupture sociale, tout aussi isolées, ellese retrouvent, elles aussi, seules pour faire tout le travail’humanisation du bébé, propre à toute naissance — l’enfantst un étranger qu’il faut apprendre à connaître et à recon-aître.

Lors de la période périnatale, les ajustements sont néces-aires entre la mère et le bébé, mais aussi entre le marit la femme. Les dysfonctionnements sont possibles, par-ois inévitables, mais souvent transitoires si on intervientuffisamment tôt. Pour cela, il faut les déceler sous desraductions somatiques ou fonctionnelles, des demandesarfois difficiles à formuler car on ne sait pas à qui les adres-er et comment on doit le faire. Il faut donc apprendrereconnaître le désarroi et le doute des mères migrantes

travers des petites choses (plaintes somatiques, plaintes

ar rapport au bébé, demandes d’aide sociale. . .). Il fauturtout leur permettre de le dire dans leur langue quand’est nécessaire, par l’intermédiaire d’autres femmes de laommunauté.

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La prévention précoce se situe dès le début de la vie danses centres de protection maternelle et infantile (PMI), leservices de maternité et de pédiatrie, les lieux d’accueil desout-petits, les cabinets des médecins de famille, les lieuxe neuropsychiatrie infantile. . . Cette prévention en périodeérinatale est essentielle car cette période est cruciale poure développement du bébé ; c’est aussi, à ce moment-là quee construit la place de l’enfant dans la famille.

Prévention certes, mais soins aussi. Les difficultés quo-idiennes avec les familles migrantes, ou les familles socia-ement défavorisées, et leurs enfants nous contraignent àodifier notre technique de soins psychologiques et notre

héorie pour les adapter à ces nouvelles situations cliniquese plus en plus complexes — nos manières de faire, maisussi nos modes de pensée [7]. Il s’agit alors de modifier sonropre cadre pour accueillir de manière adaptée ces enfantst leurs parents ou de passer le relais à une consultation spé-ialisée, s’il y a lieu, dans le cadre d’un réseau qui permetes liens et des allers-retours entre des lieux de préventiont de soins dans une complémentarité nécessaire.

L’objectif est de permettre à ce parent de passer duedans à ce dehors qui lui fait peur, et d’être, selon la belleétaphore de Michel Serres, « le tisserand qui travaille à

ecoudre localement deux mondes séparés [. . .] par un arrêtubit, la césure métastrophique accumulant les morts etes naufrages : la catastrophe » [8]. Ainsi, cet ouvrier tisse-and « entrelace, tord, assemble, passe dessus, dessous etenoue, le rationnel et l’irrationnel, le dicible et l’indicible,a communication et l’incommunicable » [8].

Nous sommes là au cœur du mandat transgénérationnel,ont nous allons maintenant définir les éléments.

’arbre de vie

Chacun d’entre nous est porteur d’un mandat transgéné-ationnel : on peut dire que notre « arbre de vie » plonge sesacines dans la terre arrosée du sang qu’ont laissé s’écouleres blessures provoquées par les conflits infantiles de nosarents. Cependant, ces racines peuvent laisser l’arbre deie s’épanouir lorsqu’elles ne sont pas enfouies dans les pro-ondeurs de la terre et donc inaccessibles. En général, et’est heureux, la filiation, marquée par des conflits névro-iques, n’interdit pas les processus d’affiliation culturelle »9].

L’arbre de vie de l’enfant, c’est-à-dire le mandat quiui est attribué dans la transmission transgénérationnelle,ait donc entrer dans sa vie psychique la génération desrands-parents par l’intermédiaire des conflits infantiles dees parents, qu’ils soient préconscients ou refoulés. Desonflits plus actuels et, en particulier, des traumas, peuventussi s’inscrire dans cet arbre de vie, événements qui par-ois, bien sûr, redonnent un sens dans l’après-coup à desonflits ou des moments traumatiques infantiles. C’est leas des traumas migratoires, par exemple. Quand le poidse la transmission est trop lourd et sa traduction tropirecte, la filiation se transforme pour l’enfant en unepathologie du destin » [10]. Il y a alors « des fantômes

ans la chambre d’enfants » [11]. Ce sont des visiteursui surgissent du passé oublié des parents et qui ne sontas « invités au baptême ». Dans des circonstances favo-ables, les fantômes sont chassés de la chambre d’enfants etegagnent leurs demeures souterraines. Mais, dans certains

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M.-R. Moro

as défavorables, ces représentations du passé dans lerésent envahissent les lieux et s’y installent, affectant gra-ement la relation de la mère et du nourrisson. C’est là quee situe l’enjeu thérapeutique, créer, co-créer avec la mèret son entourage à partir de l’enfant, partenaire actif de’interaction, les conditions nécessaires pour identifier cesantômes, plus que les chasser en réalité, négocier avec euxt, en quelque sorte, les humaniser. Encore et toujours fabri-uer de l’humain, même à partir du trauma, quel qu’il soit ;ci, la rupture liée à l’exil.

Analysons quelques étapes clés pour la mère migrantet son bébé et les implications en termes de préventionrécoce.

rossesse et accouchement en exil

raditionnellement, la grossesse est un moment initia-ique où la future mère est nécessairement portée pares femmes du groupe : accompagnement, préparation auxifférentes étapes, interprétation des rêves. . . [12]. Laigration entraîne plusieurs ruptures dans ce processus deortage et de construction du sens. Tout d’abord, une pertee l’accompagnement par le groupe, de l’étayage fami-ial, social et culturel, et une impossibilité à donner unens culturellement acceptable aux dysfonctionnements,els que tristesse de la mère, sentiment d’incapacité, inter-ctions mère/bébé dysharmonieuses. . . De plus, les femmesont confrontées à des manières de faire médicales quie respectent pas les moyens de protection traditionnelle.es pratiques médicales occidentales sont parfois, poures femmes, violentes, impudiques, traumatiques, voirepornographiques » (plusieurs de mes patientes ont utilisée mot). J’ai percu avec acuité l’importance de l’effractionécue par les femmes migrantes, enceintes au tout débute mon travail avec elles ; je parle ici des femmes migrantesenant de régions rurales du Maghreb, d’Afrique noire, du Srianka. . . Pour les femmes citadines, ces processus existentussi de toute évidence mais sans doute de manière moinsxplicite.

haque jour est une vie

e recois une femme soninké du Mali que l’on m’avait adres-ée pour dépression du post-partum avec des éléments, enpparence, délirants, mais qui se sont avérés être, après unevaluation transculturelle, l’expression culturelle d’un vécuraumatique. Il n’y avait pas de délire, même si l’expressiontait singulière, rien que du trauma. C’est une superbeemme, grande et élancée, au regard profondément triste.

Lors de notre première rencontre, elle est habillée d’unoubou jaune vif et porte un pagne de même couleur autoure ses cheveux. Son visage grave est entaillé de scarifica-ions rituelles : un trait vertical au niveau du menton, deuxraits horizontaux au niveau des pommettes et un petit traitertical au niveau du front. Elle parle en soninké, d’une voixonocorde. De temps en temps, des larmes coulent sur ses

oues ; elle les ignore et continue à parler de son incompré-ension totale de ce qui s’est passé pour elle, alors que sonls était encore dans son ventre. Elle porte, ce jour-là, sonls sur son dos. Il est âgé de deux mois et c’est son pre-ier enfant : l’enfant est tout petit, il mange mal, pleure

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beaucoup, geint douloureusement. Elle n’a pu l’allaiter ; iltétait très faiblement le sein et, par ailleurs, la mère étaitpersuadée de ne pas avoir de lait, ou du moins de lait suf-fisamment nourrissant pour son bébé. Elle est en Francedepuis un an ; elle est venue rejoindre son mari qui vit icidepuis huit ans.

Plusieurs moments peuvent fonctionner comme de véri-tables effractions culturelles et psychiques pour ces femmesmigrantes rurales. Mais, avant même de les analyser, insis-tons sur le fait que ce qui est violent, c’est l’acte lui-même,effectué sans préparation. Ces gestes techniques sont inti-mement liés au contexte culturel occidental. Pour ceux quine le partagent pas, ces actes deviennent, par leurs impli-cites, de véritables inducteurs d’effractions psychiques. Lesfemmes peuvent à peine les anticiper et se les représenter.La conclusion qui s’impose, ce n’est pas de les en priver ;ce serait tout à fait intolérable sur le plan éthique et sur leplan de la santé publique. Les en priver serait les exclure,encore une fois, de notre système de soins et contribuer àleur marginalisation sociale. Au contraire, il s’agit de lesfaire de manière à ce que ces actes soient efficients etatteignent réellement leurs objectifs. Pour adapter nos stra-tégies de prévention et de soins, nous sommes contraintsde penser cette altérité pour que, loin d’être un obstacleà l’interaction, elle devienne une chance de nouvelle ren-contre.

Quels sont les moments qui peuvent fonctionner commede possibles effractions psychiques pour les femmesmigrantes enceintes ? Reprenons pour les décrire le parcoursde la femme décrite plus haut tel qu’elle le raconte.

La déclaration de grossesse

Traditionnellement, la grossesse doit être cachée le pluslongtemps possible, ou du moins, on doit en parler le moinspossible pour ne pas éveiller l’envie de la femme stérile, decelle qui n’a pas de garcon, de celle qui a moins d’enfants,de l’étrangère. . . [13]. D’où cette peur que notre patientea eu au moment où elle est allée voir l’assistante socialepour qu’elle lui remplisse les formulaires de « déclaration degrossesse ». Elle se sentait menacée et non protégée. Toutpouvait lui arriver, même être « attaquée en sorcellerie » etperdre l’enfant qu’elle portait. Cette peur l’a suivie toutau long de sa grossesse et, même lorsque l’enfant est né,elle continuait à être terrorisée : cet enfant n’était pas pro-tégé, il pouvait repartir à chaque moment dans le mondedes ancêtres, c’est-à-dire mourir.

L’échographie

Les choses ont continué selon la même logique pournotre patiente : à l’hôpital, on a fait des « photos » quimontraient ce qu’il y avait à l’intérieur du ventre, qui« montraient ce que Dieu tenait encore caché » disait cettefemme. Cette échographie, c’était pour elle quasi por-nographique en fait. D’autant que l’équipe médicale luimontrait des images presque sans commentaires dans la

mesure où elle comprenait très peu le francais. Ces imagessans mot, sans accompagnement sont encore plus vio-lentes ! L’échographiste ne comprenant pas son refus devoir, lui parlait, lui disait sans doute de regarder, de ne pass’inquiéter. . . Elle fermait les yeux pour tenter de ne pas

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oir. Lui interprétait ce refus de regarder les images commene difficulté d’investissement du bébé. Pour d’autresemmes migrantes qui ont l’habitude de demander des actesivinatoires pendant la grossesse, ainsi les femmes minau ewe, par exemple, du Togo ou du Bénin, l’échographiest parfois assimilée à de telles pratiques et, dans ce cas,lle fait partie du familier. Chaque situation individuelle etulturelle est singulière.

’accouchement

uis, il y a eu l’accouchement, seule, sans interprète, aveca présence quasi obligatoire de son mari, un bon musul-an, que l’on a fait entrer dans la salle « d’accouchement »

ar les choses se passaient mal. On a pensé faire une césa-ienne, le mari a refusé, terrorisé. Finalement, on a attendun peu, on a apaisé la parturiente en allant chercher uneutre femme soninké qui se trouvait dans le même servicet qui venait d’accoucher. Alors, comme dit notre patiente,’enfant a bien voulu sortir « tout seul ». On sait mainte-ant les conséquences désastreuses des césariennes sur lesemmes migrantes et la nécessité de respecter, chaque foisue c’est possible, c’est-à-dire lorsque la vie de l’enfant ete la mère ne sont pas en jeu, la lenteur du travail physio-ogique des femmes d’Afrique noire.

Ces paroles, maintes fois répétées par d’autres femmesigrantes depuis, m’ont obligé à reconnaître la violence’un certain nombre d’actes médicaux qu’on pense a priorinodins. . .

Pour notre patiente, il y a cette idée récurrente que’enfant qu’elle a porté et qui est né dans ces conditions’est pas protégé ; il est en danger, elle l’est aussi. Ici,’est la catégorie « manque de protection de la mère et de’enfant » et sa conséquence culturelle : la vulnérabilité àne « attaque de sorcellerie » qui est la catégorie « bonne àenser » si on en croit la suite du travail avec elle. En effet,lle a commencé à s’apaiser à partir d’actes culturels quint contribué à reconstruire cette effraction, cette protec-ion défaillante : les parents ont demandé à leurs famillesu pays de faire des protections rituelles pour le bébé, etinsi, introduire l’enfant dans la chaîne des générations etans la famille élargie. En même temps, nous avons élaborévec la mère sa tristesse et sa perte d’étayage en rendantivantes des représentations culturelles qui avaient perdueur sens du fait de l’exil et des conflits familiaux, c’est--dire en reconstruisant partiellement le portage culturelans le groupe thérapeutique ; elle était partie du pays sans’accord de son père, son premier enfant n’était donc pasrotégé. Ce travail de co-construction d’un sens culturel futa première étape, celle de la construction du cadre.

Dans un deuxième temps furent abordées ses pertes mul-iples. Sa mère était morte lors de sa naissance et elle avaitté élevée par la co-épouse de son père. Par ailleurs, elleivait avec douleur et beaucoup de tristesse l’exil et la sépa-ation d’avec ses sœurs, dont une est morte sans qu’elleuisse la revoir. . . Portée par le groupe et le cadre proposé,

lle a pu élaborer sa tristesse, donner un sens à tout ce qui’était passé pendant sa grossesse trop solitaire et construiren lien « secure » avec son fils. La protection du grand-pèreaternel sollicitée par notre patiente et obtenue devenait

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ur le plan préventif, on percoit à travers cette histoire, etant d’autres de même nature, la nécessité de permettrela femme enceinte d’avoir une représentation acceptablee ce dont elle a besoin pour elle-même et pour son bébé,uels que soient les avatars et les difficultés qu’elle tra-erse. La bientraitance est un processus d’accompagnementt de soins à co-construire avec les parents et à partir deeurs propres ingrédients.

onflit d’intérêt

ucun.

éférences

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