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Philippe Contamine Aperçus sur la propagande de guerre, de la fin du XIIe au début du XVe siècle : les croisades, la guerre de Cent ans In: Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento. Relazioni tenute al convegno internazionale di Trieste (2-5 marzo 1993). Rome : École Française de Rome, 1994. pp. 5-27. (Publications de l'École française de Rome, 201) Résumé Dans l'Occident des XIIIe-XIVe siècles, plusieurs guerres furent précédées, accompagnées et suivies d'actions psychologiques de la part de leurs auteurs en vue de les rendre populaires, de renforcer le moral des combattants, voire d'affaiblir celui de l'adversaire. Ces démarches, utilisant toute une gamme de médias, peuvent être assimilées à des propagandes de guerre. Si bien des conflits les ignorèrent, tel ne fut pas le cas des croisades. Notamment la troisième croisade fut l'occasion d'intenses campagnes de prédications. Plus tard, Humbert de Romans rédigea un traité définissant les règles d'une prédication efficace. Au début de la guerre de Cent ans, Edouard III eut recours aux gens d'Église pour persuader ses sujets de la légitimité du conflit. Il les tint au courant de ses victoires. Si les deux premiers Valois se montrèrent beaucoup plus discrets, il en fut différemment pour Charles V. L'élaboration et la diffusion du «mythe du Guesclin» fut une forme achevée de propagande de guerre. Citer ce document / Cite this document : Contamine Philippe. Aperçus sur la propagande de guerre, de la fin du XIIe au début du XVe siècle : les croisades, la guerre de Cent ans. In: Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento. Relazioni tenute al convegno internazionale di Trieste (2-5 marzo 1993). Rome : École Française de Rome, 1994. pp. 5-27. (Publications de l'École française de Rome, 201) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1994_act_201_1_4420

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Philippe Contamine

Aperçus sur la propagande de guerre, de la fin du XIIe au débutdu XVe siècle : les croisades, la guerre de Cent ansIn: Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento. Relazioni tenute al convegno internazionale di Trieste(2-5 marzo 1993). Rome : École Française de Rome, 1994. pp. 5-27. (Publications de l'École française de Rome,201)

RésuméDans l'Occident des XIIIe-XIVe siècles, plusieurs guerres furent précédées, accompagnées et suivies d'actions psychologiquesde la part de leurs auteurs en vue de les rendre populaires, de renforcer le moral des combattants, voire d'affaiblir celui del'adversaire. Ces démarches, utilisant toute une gamme de médias, peuvent être assimilées à des propagandes de guerre. Sibien des conflits les ignorèrent, tel ne fut pas le cas des croisades. Notamment la troisième croisade fut l'occasion d'intensescampagnes de prédications. Plus tard, Humbert de Romans rédigea un traité définissant les règles d'une prédication efficace. Audébut de la guerre de Cent ans, Edouard III eut recours aux gens d'Église pour persuader ses sujets de la légitimité du conflit. Illes tint au courant de ses victoires. Si les deux premiers Valois se montrèrent beaucoup plus discrets, il en fut différemment pourCharles V. L'élaboration et la diffusion du «mythe du Guesclin» fut une forme achevée de propagande de guerre.

Citer ce document / Cite this document :

Contamine Philippe. Aperçus sur la propagande de guerre, de la fin du XIIe au début du XVe siècle : les croisades, la guerre deCent ans. In: Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento. Relazioni tenute al convegno internazionale di Trieste(2-5 marzo 1993). Rome : École Française de Rome, 1994. pp. 5-27. (Publications de l'École française de Rome, 201)

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PHILIPPE CONTAMINE

APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE, DE LA FIN DU XIIe AU DÉBUT DU XVe SIÈCLE : LES CROISADES, LA GUERRE DE CENT ANS

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Qu'il me soit permis d'introduire mon propos en me référant un instant à ma propre histoire. Pour les gens de ma génération, le terme de propagande de guerre renvoie immanquablement au temps de la Deuxième guerre mondiale, et surtout au temps de l'occupation allemande (bien que la «drôle de guerre» ait connu elle aussi son effort de propagande, curieusement animée et coordonnée en France par Jean Giraudoux) : par des affiches, par des actualités cinématographiques, par des journaux et des magazines, par la radio, voire par des expositions, des manifestations dites culturelles, des symboles, les autorités d'occupation cherchèrent laborieusement, avec un succès sur lequel on peut s'interroger, à mener une campagne multiforme et prolongée auprès des populations françaises en vue de les convaincre que la guerre menée par l'Allemagne était fondée, qu'elle serait, au bout du compte, victorieuse, qu'elle déboucherait sur le bonheur des vainqueurs et de tous ceux qui auraient collaboré, politiquement et militairement, à son combat, et que si, par malheur, cette guerre était perdue, il en résulterait une situation proprement catastrophique pour l'Europe et pour la civilisation européenne.

Plus près de nous, il fut un temps où les chefs de l'armée française, au cours des guerres qui accompagnèrent la liquidation de l'empire colonial et le repli des Français sur la métropole, se persuadèrent et tentèrent de persuader les responsables politiques qu'ils se trouvaient engagés dans des conflits où l'idéologie (nationalisme, communisme) jouait un rôle déterminant et où la conquête des opinions devait être un objectif primordial, prioritaire : d'où l'addition d'un «cinquième bureau», dit «d'action psychologique», aux quatre bureaux traditionnels1.

' L'expression de guerre psychologique (psychological warfare) aurait été forgée en 1920 par l'historien militaire anglais J. F. C. Fuller.

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D'un point de vue sémantique, ce fut probablement à partir du régime de Vichy que le terme de propagande prit dans l'esprit du public français une connotation franchement et régulièrement négative, impliquant une volonté délibérée non seulement de convaincre mais encore de séduire, de tromper, de «manipuler» cyniquement l'opinion en déformant la réalité de façon systématique et en faisant appel aux procédés à la fois les plus massifs et les moins rationnels2.

Dans le domaine de la propagande de guerre, un tournant fut pris avec la première guerre mondiale : un fait particulièrement frappant lorsque l'on compare, du côté français, l'ampleur des moyens déployés entre 1914 et 1918 pour entretenir le «moral» des combattants et de Γ «arrière», plaider la cause de la France auprès des dirigeants et des opinions publiques étrangères, voire atteindre et affaiblir le «moral» de l'adversaire - militaires et civils -, avec la faiblesse, au moins quantitative, des moyens utilisés dans le cadre de la guerre franco-allemande de 1870-1871, même au temps du gouvernement de la Défense nationale.

Mais n'oublions pas que c'est avec la Révolution française que le terme de propagande - ce mot «mystique», comme disait Ferdinand Brunot3 - acquit son acception moderne.

Compte tenu de la place occupée par la guerre dans les préoccupations des médiévaux, l'on se dit a priori que, mutatis mutandis, le souci de la propagande de guerre n'a pas dû et n'a pas pu leur être étranger et qu'il appartient dès lors aux historiens, en utilisant un concept certes forgé ultérieurement et en rassemblant des données éparses, d'en dévoiler ou d'en dégager l'existence pour ensuite l'étudier d'un quadruple point de vue : modalités, intensité, finalité, efficacité. Et de fait, surtout depuis une génération, on voit les expressions «propagande», «propagande de guerre» figurer dans les travaux des médiévistes, jusques et y compris dans les titres de ces travaux ou dans leurs indices4. Mais précisément afin d'éviter les

2 II existait encore un secrétariat d'État à l'information et à la propagande sous Vichy : indice que le terme de propagande avait toujours à cette date une connotation sinon positive du moins neutre.

3 F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours. IX. La Révolution et l'Empire, Paris, 1937, p. 617 et suiv., cité par J.-C. Chevalier, L'histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, dans Les lieux de mémoire, sous la direction de P. Nora. III. Les France. 2. Traditions, Paris, 1992, p. 452.

4 Parmi les premiers exemples relevés : P. S. Lewis, War Propaganda and Historiography in Fifteenth-Century France and England, dans Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, 15, 1965, p. 1-21 (la préférence de l'auteur va désormais, semble-t-il, aux expressions «littérature de persuasion» et «littérature engagée» et non plus à l'expression «littérature de propagande» : P. S. Lewis, éd., Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, t. III, La vie et l'œuvre, Paris, 1992); J. W. MacKenna, Henry VI of England and the Dual Monarchy : Aspects of Royal Political Propaganda, 1422-1432, dans Journal of the Warburg and Courtaud Insti-

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APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE 7

anachronismes, il convient de proposer une définition provisoirement sinon floue du moins large (trop large ?) du concept de propagande de guerre : l'on considérera comme propagande de guerre toute action psychologique menée par des pouvoirs, formels ou informels, en vue d'accroître médiatement ou immédiatement l'efficacité d'une entreprise guerrière quelconque. Encore trois remarques préliminaires : 1° les liens ne peuvent être qu'étroits et constants entre la propagande de guerre et la propagande politique mais ils peuvent exister aussi entre la propagande de guerre et la propagande religieuse; 2° on n'insistera jamais assez sur le fait que, dans des milieux où l'information était rare et la communication plutôt rudimentaire, malaisée, même des moyens de propagande qui nous paraissent volontiers dérisoires pouvaient avoir un impact nullement insignifiant, une résonance certaine, et cela d'autant plus que nous sommes en présence de sociétés aristocratiques, où il importe avant tout de convaincre la minorité qui compte; 3° de même que la guerre tend à donner un aspect paroxystique aux conflits politiques, de même la propagande de guerre peut être comprise comme une propagande politique portée à un degré d'intensité supérieur.

Normalement la propagande de guerre émanait de la ou des autorités qui faisaient ou souhaitaient faire la guerre. Toutefois, on a souvent le sentiment que s'y consacraient aussi des personnalités qui n'étaient pas spécifiquement en charge de cette tâche mais qui, de leur seule initiative, entendaient répondre à une attente implicite des autorités en question et peut-être aussi du public auquel elles souhaitaient s'adresser. Jean de Montreuil, par exemple dans son traité «A toute la chevalerie de France»5, Alain Chartier, dans son Quadriloge invectif adressé «a la treshaute et excellente majesté des princes, a la treshonnouree magnificence des nobles, circonspection des clers et bonne industrie du peuple françois»6, appartenaient

tûtes, 28, 1965, p. 145-162 (du même auteur : Propaganda in Later Medieval England, Londres, 1983); M. Barber, Propaganda in the Middle Ages : the Charges against the Templars, dans Nottingham Medieval Studies, 17, 1973, p. 42-57. B. Guenée réserve à Information et propagande une section de sa bibliographie dans son livre L'Occident aux XIVe et XVe siècles. Les États (première édition, Paris, 1971). Le mot propagande figure dans l'index de cet ouvrage. La bibliographie du livre de C. T. Allmand, Society at War. The Experience of War During the Hundred Years War, Edimbourg, 1973, comporte elle aussi une section intitulée «Propaganda and Public Opinion». L'International medieval bibliography a une entrée propaganda dans son index-matières depuis 1980.

5 Jean de Montreuil, Opera, II, L'œuvre historique et polémique, éd. N. Grévy, E. Ornato et G. Ouy, Turin, 1975, p. 89-149. N. Grévy-Pons, Propagande et sentiment national pendant le règne de Charles VI : l'exemple de Jean de Montreuil, dans Francia, 8, 1979, p. 191-199.

6 Éd. É. Droz, Paris, 1950.

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8 PHILIPPE CONTAMINE

bien sûr l'un comme l'autre à des cercles gravitant tout près du cœur de la monarchie française, mais peut-on dire qu'ils étaient commandités pour rédiger leurs traités de circonstance et leurs libelles - autant d'œuvres de propagande dans la mesure où elles visaient à l'évidence à convaincre un certain public ou mieux une certaine opinion publique?

Précisément la question se pose de la nature du ou des destinataires des messages : les dirigeants amis, ennemis ou neutres, mais aussi des milieux, des groupes sociaux dont on escomptait qu'ils fourniraient des combattants (problème du recrutement) ou encore une aide financière et matérielle, voire un secours spirituel. Il s'agissait aussi d'atteindre les combattants ennemis en vue de les décourager, de les «déstabiliser», et enfin d'atteindre les combattants amis en vue, à l'inverse, de susciter ou de renforcer leur détermination.

II

Examinons maintenant les principaux médias utilisés durant les derniers siècles du Moyen Âge pour mettre en œuvre les différentes formes de propagande de guerre.

On appellera propagande de guerre, au sens large : - Les discours et les sermons prononcés devant des auditoires

variés, de façon répétitive ou isolée, avant, pendant, voire après un conflit. Une étude récente s'est employée à relever et à analyser les discours (naturellement imaginaires, ou entièrement reconstruits) que, selon les chroniqueurs, les chefs prononçaient à l'intention de leurs troupes avant toute bataille rangée7. Selon Aelred de Rievaulx, Walter Espee, avant que ne commence la bataille dite de l'Étendard (1138), se serait exprimé ainsi : «Certainement nul ne niera la justice de notre cause dès lors que nous prenons les armes pour notre pays et que nous combattons pour nos femmes, nos enfants, nos églises, face à un danger imminent»8, tandis que, dans les mêmes circonstances, Ralph Novel, évêque des Orcades, rappelait aux soldats normands les hauts faits qu'ils avaient accomplis en France, en Angleterre, en Pouille, à Jérusalem, à Antioche9. Charles d'Anjou, avant les batailles de Tagliacozzo et de Bénévent, déclara à ses chevaliers qu'ils combattaient non pour lui mais pour la Sainte Église et

7 J. R. E. Bliese, The Just War as Concept and Motive in the Central Middle Ages, dans Medievalia et humanistica. Studies in Medieval and Renaissance Culture, éd. P. M. Clogan, nouvelle série, 17, 1991, p. 1-26.

8 Cité ibid., p. 7. 9 Cité par F. Barlow, dans The English Church 1066-1154, Londres et New

York, 1979, p. 11, n. 49.

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APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE 9

pour la défense de la chrétienté, avec le royaume des cieux comme récompense. Le chroniqueur André de Hongrie, après avoir résumé le discours de Charles, bourré de références scripturaires et tout animé par une piété sincère, rapporte le discours de Manfred, reposant à l'inverse sur des prédictions tirées des livres astrologiques10.

- Les demandes de prières formulées par les pouvoirs publics auprès du clergé et des fidèles afin d'obtenir de Dieu (le Dieu des armées : Dominus exercituum, le Dieu fortis in prelio) la victoire ou afin de Lui rendre grâces une fois celle-ci obtenue, voire afin d'implorer qu'il interrompe le fléau envoyé à son peuple en punition de ses fautes.

- Les déclarations, parfois ornées d'images, placardées11 aux portes des églises ou des lieux publics et destinées souvent à prolonger la propagande orale.

- Les prédictions et les prophéties formulées et diffusées dans le cadre d'une guerre - telles les prophéties de sainte Brigitte, si fréquemment alléguées en leur faveur par les Anglais pendant la guerre de Cent ans12, ou les prédictions de John de Bridlington dont l'ironie voulut que trois vers en fussent extraits en 1429 par les Français, cette fois pour Jeanne d'Arc13.

- Les libelles polémiques destinés à exposer de façon aussi convaincante et pédagogique que possible les causes et les buts d'une guerre14.

- Les newsletters envoyées par les capitaines ou les princes eux- même au fur et à mesure du déroulement des opérations, notamment après une victoire15, mais aussi après une «déconfiture» pour tenter alors d'en limiter les conséquences16.

10 N. Housley, The Italian Crusades. The Papal-Angevin Alliance and the Crusades against Lay Powers, 1254-1343, Oxford, 1982, p. 166.

11 Le terme de placart, au sens d'affiche, est attesté en moyen français (F. Godefroy, Dictionnaire, t. X, Paris, 1938, p. 346, col. C).

12 C. T. Allmand, Documents relating to the Anglo-French Negotiations of 1439, dans Camden Miscellany vol. XXIV, Londres, 1972, p. 116.

13 A. G. Rigg, John of Bridlington s Prophecy : A New Look, dans Speculum, 63, 1988, p. 596-613. 0. Bouzy, Prédiction ou récupération : les prophéties autour de Jeanne d'Arc dans les premiers mois de l'année 1429, dans Bulletin de l'Association des amis du Centre Jeanne d'Arc, 14, 1990, p. 39-48.

14 N. Pons éd., «L'honneur de la couronne de France». Quatre libelles contre les Anglais (vers 1418-vers 1429), Paris, 1990. N. Pons, La guerre de Cent ans vue par quelques polémistes français du XVe siècle, dans Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècles, éd. Ph. Contamine, Ch. Giry-Deloison et M. H. Keen, Lille, 1991, p. 143-169.

15 A. Grandsen, Historical Writings in England, II, Circa 1307 to the Early Sixteenth Century, Londres, 1982, à l'index, s.v. newsletters.

16 F. Autrand, La déconfiture. La bataille de Poitiers (1356) à travers quelques textes français des XIVe et XVe siècles , dans Guerre et société, cit., p. 93.

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- Les signes, prodiges, merveilles et miracles censés accompagner une guerre, et l'action entreprise en vue de la diffusion de ces signes17.

- Les trophées des vaincus (éperons, étendards, armures) offerts aux églises en action de grâces. Mais aussi les offrandes faites par les vainqueurs d'objets leur appartenant18, ou d'ex-votos19. De même encore la présentation dans les églises des blasons de nobles dont il s'agit de commémorer les hauts faits. En 1388, selon Froissait, ayant battu les Brabançons, «le duc de Guéries, accompain- gniez de ses chevaliers, sans tourner d'aultre part, s'en vint tout droit en l'église [de Nimègue], ou celle ymaige de Notre Dame est, ou il avoit si grant confidence; et la devant l'autel, en la chapelle, il se desarma de toutes pieces et se mist en son pur floternel et donna toutes ses armeures a l'ymaige en luy remerciant et regraciant de la belle journée qu'il avoit eu. Et la furent mis tous les pennons des chiefs [et] des seigneurs qui ce jour furent pris a la bataille par devant l'image». Le chroniqueur, qui parle à ce propos de dix-sept bannières ainsi suspendues «affin qu'il soit perpétuelle mémoire», ajoute prudemment : «Je ne say s'ilz y sont encoires»20. Souvenir d'une victoire, mais aussi d'une défaite, avec dans ce dernier cas la volonté de rendre hommage au courage malheureux et d'implorer des prières pour les âmes des vaincus morts dans l'honneur. «En ce meismes temps, le roy de Boeme fu porté a Lucembourg, et ylecques meismes fu noblement enseveli. Et oultre, les armes ou escuz de L chevaliers esleuz qui aveques li moururent a Crecy sont environ sa sepulture noblement et autentiquement paintes»21. Éventuellement des inscriptions répondaient à un objectif de célébration des prouesses et de leurs acteurs (à Saint-Denis au XVe siècle pour Guillaume du Chastel et Arnaud-Guilhem de Barbazan)22. En 1250, les Arrageois firent graver sur la porte Saint-Nicolas, au nord de l'en-

17 Ph. Contamine, Prodige et propagande. Vendredi 20 août 1451, de 7 h à 8 h du matin : le ciel de Bayonne, dans Observer, lire, écrire le ciel au Moyen Âge. Actes du colloque d'Orléans, 22-23 avrìl 1988, éd. B. Ribémont, Paris, 1991, p. 63-86.

18 Ainsi Guillaume d'Orange offrant ses armes à l'église Saint- Julien de Brioude (Orderic Vital, Historia ecclesiastica, éd. M. Chibnall, t. II, Oxford, 1972, p. 220).

19 J. Wemaëre, Les armures royales du trésor de Chartres, dans Les monuments historiques de la France, 1974, 2, p. 57-62.

20 Jean Froissart, Chroniques, t. XV, éd. L. et A. Mirot, Paris, 1975, p. 94. 21 Grandes chroniques de France, éd. J. Viard, t. IX, Paris, 1937, p. 287. Dans

le même registre, P. Deschamps, Un monument aux morts du XVe siècle. La Vierge au manteau de l'église de Laval en Dauphiné, dans Bulletin monumental, 118, 1960, p. 123-131.

22 Dom Michel Félibien, Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France, Paris, 1706, p. 559 et 562.

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APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE 11

ceinte, un poème de 42 vers évoquant la bataille de Bouvines de 1214 et aussi l'invasion «allemande» de 97823.

- L'érection de croix, la fondation de chapelles, de collégiales, de monastères aussi, en vue de commémorer telle victoire ou, tout simplement, la victoire. Ici l'on n'a que l'embarras du choix : Battle Abbey après Hastings; Alcobaça après une victoire sur les Maures remportée à Santaren en 1153 par Alphonse Ier, roi de Portugal; l'abbaye de la Victoire près de Senlis après Bouvines; Batalha en Portugal après Albujarrota24. . . Charles d'Anjou, pour commémorer ses victoires de Bénévent en 1266 et de Tagliacozzo en 1268, fonda en Italie deux monastères cisterciens : Realvalle et Santa Maria della Vittoria25. Après la bataille d'Auray du 29 septembre 1364, Jean IV, duc de Bretagne, fonda sur place la collégiale Saint-Michel du Champ «pour les âmes de ceux qui le jour de la bataille décédèrent au champ auquel ladicte église est située» (ce qui implique, notons-le, que même et surtout les âmes des vaincus devaient bénéficier de ces prières)26.

- Des villes organisaient des messes, des processions, pour célébrer l'anniversaire de leur libération - une forme bien connue de «religion civique»27.

- Propagande historiographique également. Après avoir traité de la bataille de Poitiers de 1356, Jean le Bel ajoute: «Laquelle chose doibvent bien les Anglois et les Gascons mettre en leurs croniques car oncques si belle aventure n'avint a poy de gens en crestienté»28.

23 Cité par J.-P. Poly dans sa contribution à l'ouvrage dirigé par Y. Lequin, La mosaïque France. Histoire des étrangers et de l'immigration, Paris, 1988, p. 140.

24 E. M. Hallam, Monasteries as "War Memorials' : Battle Abbey and la Victoire, dans The Church and War. Papers read at the twenty-first, summer meeting and the twenty-second winter meeting of the Ecclesiastical History Society, éd. W. J. Sheils, Oxford, 1983, p. 47-57.

25 M.-A. Dimier, La place de Royaumont dans l'architecture du XIIIe siècle, dans Septième centenaire de la mort de saint Louis. Actes des colloques de Royaumont et de Paris (21-27 mai 1970), Paris, 1976, p. 117-118.

26 Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, II, Paris, 1744, col. 445-446.

27 «Item, a messire Jehan Bonnet, vicquayre de l'église parochiale de Notre Dame de la dite ville de Nyort, la somme de V s. pour la messe dicte a nocte, a dyacre et soub dyacre, au jour de la reprise de la ville qui fut le XXVIP jour dudit moys de mars mil IIIIc IIIIxx et huit» J.-S. Doinel, Le compte de Geoffroy Faifeu, receveur de la ville de Niort en 1487-1488, p. 336). Les habitants avaient fait élever en reconnaissance une chapelle dite de Recouvrance où ils se rendaient en procession tous les ans. La «recouvrance» s'était produite le 27 mai 1373 (F. Lehoux, Jean de France, duc de Beni, sa vie, son action politique (1340-1416). 1. De la naissance de Jean de France à la mort de Charles V, Paris, 1966, p. 306 et n. 6).

28 Cité par S. Menache, Mythe et symbolisme au début de la guerre de Cent ans. Vers une conscience nationale, dans Le Moyen Âge, 89, 1983, p. 85-97.

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12 PHILIPPE CONTAMINE

- Des images de propagande pouvaient être peintes mais aussi des slogans inscrits sur les étendards des combattants29.

- Songeons enfin aux chansons dont les paroles délivraient un message politoco-militaire30.

Car à la limite il y a propagande chaque fois qu'il y a message fort à destination sinon d'un individu du moins d'un public. Propagande à usage interne et externe, à destination des décideurs et de l'opinion, des combattants amis et ennemis. Propagande à court, moyen ou long terme. Propagande par la parole et par l'écrit, par le geste et par l'image, par l'emblème et par la musique. Nous nous trouverions en paysage connu.

D'autant que l'on pourrait multiplier les exemples, mais au risque peut-être d'aboutir à une grave erreur de perspective : en fait, à travers la période envisagée, il semble qu'un très grand nombre de conflits (la majorité?) ne s'accompagnèrent d'aucun effort caractérisé de propagande. Surtout à partir du XIVe siècle, l'on possède quelques traités destinés à conseiller pour et dans leurs guerres un roi, un prince, un seigneur : or de ces traités la dimension que l'on pourrait qualifier de «guerre psychologique» est le plus souvent pratiquement absente. Ainsi dans ces quelques vers des Mélancolies de Jean Dupin :

«Quant li prince veut guerroier Pour aucune honte vangier, Moult saigement le doit emprandre. Penser y doit au commencier, Par gens d'armes, par chevaliers En doit user et conseil pranre. Se li prince vuet avoir guerre, II doit courtoisement requerre

29 Le 26 janvier 1412, Charles, duc d'Orléans, mande à son trésorier général Pierre Renier de payer une somme de 273 1. 12 s. 6 d.t. pour l'achat en juillet 1411 de 100 «pieces de toille noires kalendrees» dont ont été fabriqués 4 200 «pennon- ceaux» et deux grans étendards «esquelx estoit escript Justice d'un costé en lettre d'or et de l'autre en lettre d'argent. . . pour departir a chevaliers, escuiers et autres estant en notre service et compaignie» en l'armée réunie «a l'encontre de notre ennemi et adversaire celui qui se dit duc de Bourgoigne», et pour l'achat de 15 papiers d'or fin, chaque papier faisant 400 feuillets, et 36 papiers d'argent doré et blanc pour faire des fleurs de lis sur les cottes d'armes et la dite devise sur les étendards et «pannonceaux», de 6 pièces de cendal noir pour faire sept étendards à la même devise, 6 pièces de cendal blanc qui furent teints et enfin 7 quartiers de cendal «azur estroit pour faire les bannières a noz armes» de deux trompettes à Orléans (B. M. Rouen, Leber 5683).

30 «La complainte des Normans envoyée au roy nostre sire», éd. P. Le Verrier, dans Bulletins de la Société de l'histoire de Normandie, années 1887-1890, Rouen, 1890, p. 77-93 (le document, censé adressé à Charles VII, date de 1446-1449).

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APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE 13

Son lignaige et ses amis Et doit amer ceulx de sa terre. Cilz a honeur de pris et d'armes Qui est amez en son pays.

Quant le prince se doit armer Pour venir en estour champel, II doit monstrer euer de vitesce. Prier doit sa gent et ses pers Et semondre et admonester Que chascun gardoit sa noblesce. Il leur doit leal semblant monstrer Et promettre du sein donner Et faire joie et grant liesce.

Et quant il vien a l'esproichier, Ses gens doit serrer et rengier; Adone n'y que du bien faire. Par gens d'armes, par chevaliers Saiges et vites de mestier, Se doit avancier et retraire»31.

Dans ces vers, seul le terme admonester manifesterait, à la rigueur, un souci de propagande.

III

II n'en demeure pas moins que quiconque est amené à traiter de la propagande de guerre au Moyen Âge se trouve inévitablement confronté à un phénomène massif, obsédant : celui de la croisade. Mon propos n'est pas de traiter ce vaste sujet avec toute l'ampleur qu'il mériterait - d'autant que la bibliographie en est proprement phénoménale32. Je voudrais seulement souligner qu'au moment où

31 Jean Dupin, Les mélancolies, éd. L. Lindgren, Turku, 1965, p. 83-84. Autre exemple, plus tardif, où le concept de propagande se trouve là aussi pratiquement absent : les traités de Robert de Balsac, dont l'un devait être repris par Béraud Stuart, seigneur d'Aubigny (Ph. Contamine, The War Literature of the Late Middle Ages : the Treatises of Robert de Balsac and Béraud Stuard, Lord of Aubigny, dans War, Literature and Politics in the Late Middle Ages, éd. C. T. Allmand, Liverpool, 1976, p. 102-121; Bérault Stuart, seigneur d'Aubigny, Traité sur l'art de la guerre, éd. E. de Comminges, La Haye, 1976; Ph. Contamine, Des pouvoirs en France, 1300-1500, Paris, 1992, p. 207-235).

32 Art. Kreuzzüge, dans Lexikon des Mittelalters, Munich et Zurich, t. V, 1991, col. 1508-1519. On notera que l'art. Kreuzzugsbriefe, annoncé ibid., est traité au sein de l'art. Publizistik (là encore un concept et un terme à retenir, à côté de celui de propagande) : ibid., t. VII, 1994, col. 313-317.

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commence la période faisant l'objet de ce présent colloque le processus de propagande est à l'évidence bien en place, bien rodé, comme en témoigne le déroulement de la troisième croisade.

Grégoire VIII, apprenant la chute de Jérusalem, entreprit de faire prendre le deuil à la chrétienté, afin, si l'on me passe cette expression, de la mettre en condition. Notamment il imposa aux fidèles un jeûne extraordinaire tous les vendredis pendant cinq ans et aussi l'abstinence tous les mercredis et samedis. Lui-même et la curie romaine y ajoutèrent l'abstinence du lundi. À un moment les cardinaux avait envisagé de prêcher en personne au cours de missions où ils se seraient déplacés à pied et auraient vécu d'aumônes. En fait, la tâche principale de prédication revint à Henri de Marcy, abbé de Clairvaux, cardinal-évêque d'Albano et légat pontifical - celui qu'on a pu qualifier de «vrai fils spirituel de saint Bernard»33. Accompagné par Josse, archevêque de Tyr, lequel avait gagné l'Italie sur un navire dont les voiles, symboliquement, étaient de couleur noire, il effectua tout un périple, en France et en Allemagne, afin de convaincre Frédéric Barberousse, Henri II et Philippe Auguste de prendre la croix. On connaît les thèmes et la substance de sa prédication, insérés dans son De peregrinante civitate Dei. On sait qu'il se servait d'interprètes. Des chiffres sont cités quant au succès de son message : 13 000 prises de croix à la suite de Barberousse. Après la mort de Henri d'Albano, survenue près d'Arras, le 1er janvier 1189, lui succéda le cardinal Jean d'Anagni. La croisade fut aussi prêchée au Danemark, en Pologne, en Toscane. Vltinerarium Kambriae de Giraud de Barri est un commentaire ethnologique construit à partir de la tournée de prédications ad Cruets obsequium que son auteur fit en compagnie de Baudouin, archevêque de Cantorbéry, de l'évêque de St. David's et de deux abbés cisterciens, pendant tout le temps du carême et un peu au-delà du jour de Pâques 1188. Dans ce récit, les prédications elles-mêmes ne sont que brièvement évoquées : toutefois y apparaissent la question des langues (rôle de l'interprète A- lexandre) aussi bien que les obstacles et les succès rencontrés. Giraud mentionne également, avec fierté, le fait qu'en une circonstance, ses sermons, bien que prononcés en français et en latin en présence d'auditoires qui en partie ne comprenaient aucune de ces langues, provoquèrent des larmes et furent suivies de prises de croix. L'action conjuguée de «ce labeur long et louable» déboucha, dit-il, sur 3 000 prises de croix de la part de gens «très experts dans le maniement des flèches et des lances » et impatients de partir pour

33 Voir à son sujet l'étude de Y.-M.-J. Congar dans Analecta monastica : textes et études sur la vie des moines au Moyen Âge, Rome, 1958, p. 1-90.

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le saint passage. Selon une prescription introduite quelques années auparavant par Alexandre III, les bulles de croisade étaient lues et commentées dans les églises. Apparues depuis un demi-siècle, les chansons de croisade connurent alors leur diffusion maximale (une quarantaine d'entre elles ont été conservées précisément pour la troisième croisade). Des sources arabes mentionnent l'exhibition par le clergé catholique, sur les marchés, d'images faites pour émouvoir la foule des illettrés. Sur l'une d'elles figurait un Christ ensanglanté, flagellé par les Sarrasins, avec la légende : «Voilà le Christ que Mahomet, prophète des musulmans, a frappé et tué». De Palestine, le marquis de Montferrat avait expédié un document représentant le plan de Jérusalem au centre duquel était dessiné le Saint Sépulcre qu'un cheval monté par un cavalier sarrasin souillait d'ordures. Songeons enfin à la levée de la fameuse dîme saladine qui ne put se faire sans un effort approfondi d'explication34.

Pour aucune des croisades suivantes - qu'elles fussent transmarines ou cismarines - l'on ne serait en peine de relever de nombreux éléments prouvant l'intensité de la propagande en faveur de la guerre sainte. Songeons à l'action du fameux Fouque, curé de Neuilly (sur-Marne) qui, au cours de la prédication précédant la quatrième croisade, aurait touché et convaincu, dit-on, 200 000 personnes. Les bulles Quia major et Pium et sanctum d'Innocent III (avril et mai 1213) mentionnent les noms de dizaines de prédicateurs lancés par le pontife romain à travers toute l'Europe chrétienne35. Voici encore la lettre circulaire datée du jour de l'Epiphanie 1224, écrite conjointement par le prévôt d'Arles Raimond Fouque et par le prieur de Saint-Pierre de Meyne au diocèse d'Orange : cette lettre expose le succès inattendu de leur prédication auprès des Marseillais que l'on soupçonnait volontiers d'hérésie; en cinq semaines, ils ont donné la croix à plus de 30 000 personnes; pas de jour sans que la croix n'ait été distribuée à 100-200 personnes; des miracles ont

34 P. J. Cole, The Preaching of the Crusades to the Holy Land, 1095-1270, Cambridge, Mass., 1991. Giraud de Barri (Gerald of Wales), Itinerarìum Kam- brìae, éd. J. F. Dimock, Londres, 1868 R. Foreville et J. Rousset de Pina, Du premier Concile du Latran à l'avènement d'Innocent HI (1123-1198), II, Paris, 1953 {Histoire de l'Église depuis les origines jusqu'à nos jours, fondée par A. Fliehe et V. Martin, dirigée par J.-B. Duroselle et E. Jarry, 9). S. Menache, The Vox Dei. Communication in the Middle Ages, Oxford, 1990 (voir en particulier le chapitre V, «Ecclesiastical propaganda in practice : the crusades», et le chapitre VIII, «Propaganda and the manipulation of the crusade theme»). C. Morris, Medieval Media. Mass Communications in the Making of Europe, Southampton, 1972 (dans le texte de cette leçon inaugurale est citée une très belle chanson de croisade destinée au recrutement des chevaliers autour de Louis VII). Id., Propaganda for War. Dissemination of the Crusading Ideal in the Twelfth Century, dans The Church and War, cit., p. 79-101.

35 P. J. Cole, The Preaching, cit., p. 107-108.

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bien sûr accompagné cette prédication; prière de faire circuler cette lettre avec son cachet en France, en Angleterre, en Allemagne36.

Le dominicain Humbert de Romans a fourni dans son De predi- catione crucis un traité très complet, à la fois pratique et savant, à l'usage des prédicateurs. Il y indique par exemple le moment du sermon où les hymnes, tels que le Veni creator, le Vent Sancte Spiritus, le Salve regina, le Vexilla régis, peuvent le mieux prendre place pour jouer sur la sensibilité de l'auditoire. La croisade est une guerre juste, un bonum certamen, décidé par l'autorité suprême pour la sancta justitia. La prédication visera aussi bien les combattants que les non combattants. Il est plus méritoire de contribuer pécuniairement au secours de la Terre sainte, pro tota chrìstianitate, qu'à la construction d'une église, d'un pont, ou qu'à l'assistance des pauvres ou des malades (car il s'agit alors d'œuvres n'intéressant qu'une petite fraction du peuple chrétien). Le symbolisme du port de la croix {stigma Passionis), sur l'épaule droite, est exposé avec toute la pédagogie souhaitable. Relevons encore que Humbert recommande aux prédicateurs de réveiller l'enthousiasme et de susciter l'amour- propre des combattants en rappelant les exploits de leurs prédécesseurs tels qu'ils sont peints sur les murs des palais des seigneurs temporels. Il faut fouailler les lâches qu'il compare aux poules domestiques satisfaites de faire des poussins ou aux vaches flamandes se complaisant dans leurs gras pâturages. À ceux qui refuseraient de quitter les affaires du siècle, il faut rappeler la parole du prophète Joël : «Concidite aratra vestra in gladios et lingones vestros in lanceas»31. La croisade est un pèlerinage collectif, où tout le monde s'entr'aide, et cette solidarité même rend l'épreuve moins pénible. Humbert fait état de tous les textes de l'Écriture pouvant être utilisés en l'occurrence. Un prédicateur se doit de conformer sa vie à son message. Il lui faut connaître l'histoire et la géographie des Lieux saints, la vie et la loi de Mahomet. Pour cela notre dominicain renvoie au Coran, au Contra judeos de Pierre Alphonse, à Foucher de Chartres, à Jacques de Vitry, au Pseudo-Turpin. Pour Humbert enfin, Roland représente l'idéal du guerrier chrétien38.

Même la croisade d'Aragon fut prêchée, soit par le cardinal Cholet, soit, dans le Midi, par l'archevêque de Bourges Simon de

36 É. Baratier, éd., Documents de l'histoire de la Provence, Toulouse, 1971, p. 129-132. Le commentaire d'Edouard Baratier suggère que la lettre en question visait aussi, voire surtout, à redonner à Marseille son rôle et son rang, disputé, de meilleur port d'embarquement pour la croisade.

37 Joël, 3, 10. 38 Analyse détaillée du traité dans P. J. Cole, op. cit., p. 202-217 : l'auteur en

prépare une édition critique.

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Beaulieu dont la présence est attestée à Poitiers, à Saintes et à Agen39.

En 1322, Bertrand du Pouget prêcha la croisade au nom de Jean XXII contre Matteo Visconti les dimanches et les jours de fête, dans les églises et en plein air. Il était prévu que les sermons seraient prononcés en langue vulgaire, là où le peuple serait déjà assemblé pour écouter la messe. Après quoi des lettres devaient être affichées sur les portes et aux murs des églises. Des notaires devaient attester que la croisade avait bien été prêchée. C'est l'une de ces attestations qui nous apprend que le jour de la Saint Jean-Baptiste 1324, la croisade fut prêchée dans l'église Saint- Jean-Baptiste de Macerata par Ame- lius de Lautrec, recteur de la marche d'Ancóne. Au cours de la messe, «devant une foule copieuse de fidèles, clercs et laïcs, les lettres furent exposées à haute voix, en langue vulgaire, assorties d'explications». Après quoi elles furent affichées sur la grand-place de Macerata. En 1325, la croisade contre le même Visconti fut prêchée au moins trois fois à Naples, et, à Orléans, tous les dimanches depuis l'Epiphanie jusqu'au mois d'avril. Dés janvier elle fut prêchée trois fois en un jour à Paris, notamment par l'illustre dominicain Pierre de la Palu. Il paraît que le public parisien fut horrifié à l'exposé des crimes perpétrés par l'hérétique. Les pouvoirs temporels assuraient le relais : en mai 1328, le roi Robert de Naples reçut d'Avignon la nouvelle que Jean XXII avait accordé l'indulgence plénière à tous ceux qui combattraient contre Louis de Bavière; Robert transmit alors l'information pour publication aux autorités civiles du royaume de Naples et de Romagne. En 1330, le même roi prescrivit à ses juges de diffuser la bulle de croisade contre la Compagnie catalane. L'un d'eux désigna à cette fin deux subordonnés qui devaient, accompagnés d'un notaire public, d'un juge et de témoins, divulguer la bulle : il leur fallut parcourir pas moins de dix-huit villes ou villages en vingt-cinq jours40.

IV

Dans quelle mesure les rois et les princes, surtout après le tournant du XIIIe-XIVe siècle qui vit, un peu partout en Occident, le renforcement des pouvoirs et des ambitions des États, se servirent-ils de ce modèle très élaboré pour leurs propres conflits - des conflits occasionnellement de grande portée?

Dans le prolongement de ce qu'avait déjà esquissé Edouard Ier au cours de ses guerres contre les Écossais et contre les Français,

39 Ch.-V. Langlois, Le règne de Philippe III le Hardi, Paris, 1887, p. 152. 40 N. Housley, The Italian Crusades, cit., p. 120-124.

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son petit-fils Edouard III fit un usage exceptionnellement large de l'arme de la propagande41 : expliquer les raisons de la guerre (y compris en dénonçant les ambitions et les crimes de l'adversaire), demander des prières, des processions, des messes pour le succès de ses armées, diffuser des communiqués de guerre, donner aux actions de grâces le maximum de retentissement, convaincre l'adversaire qu'il aurait toutes raisons, s'il avait seulement une once de bonne foi, de le reconnaître comme vrai roi de France. Par un bref du 28 août 1337, le roi d'Angleterre manda à l'archevêque de Cantor- béry ainsi qu'à une centaine de personnes réparties entre les différents comtés d'Angleterre d'exposer au clergé et au peuple, de façon claire et complète, une cédule (rédigée en anglo-normand) démontrant la légitimité de la guerre contre Philippe de Valois42. En septembre de la même année, John Grandisson, évêque d'Exeter, écrivit au roi qu'il avait assemblé la communauté du comté d'Exeter et lui avait personnellement expliqué le document (en anglo-normand?) envoyé par le roi. Puis il avait procédé de même (en anglais?), cette fois à l'intention du peuple. Après quoi il s'était entretenu individuellement avec les chevaliers, les sénéchaux des manoirs, les baillis de certaines «libertés», afin qu'à la Saint-Michel, à l'occasion de leurs prochains déplacements administratifs, toute l'affaire pût être expliquée à chacun. Après les laïcs, les clercs : le même Grandisson, quelques jours plus tard, commenta la lettre d'Edouard III ainsi qu'un placard affiché dans la cathédrale au clergé de son diocèse, en présence du comte de Devon, au moyen de citations de l'Écriture, d'exemples historiques et d'arguments rai- sonnés43.

En juin 1340, des lettres d'Edouard III où le point était fait quant à la situation diplomatique furent envoyées à plus d'une centaine d'exemplaires en Gascogne : parmi les destinataires une quarantaine de communautés urbaines44.

En 1344, comme déjà Edouard Ier en 129545, Edouard III fit exposer aux communes qu'il disposait d'informations selon lesquelles Philippe de Valois était «pleinement déterminé à détruire la langue anglaise et à occuper toute la terre d'Angleterre»46. Même phénomène en 1346. Avant la campagne de Crécy, Edouard III

41 J. Sumption, The Hundred Years War, I, Trial by Battle, Londres et Boston, 1990, p. 65.

42 Th. Rymer, éd., Foedera, Conventiones, Litterae..., II, III, p. 187. 43 J. Sumption, op. cit., p. 220-221. 44 Rymer, Foedera, cit., II, II. 45 W. Stubbs, Select Charters, Oxford, 1881, p. 485. 46 Cité par J. Barnie, War in Medieval Society. Social Values and the Hundred

Years War, 1337-99, Londres, 1974.

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APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE 19

déclencha «un véritable tir de barrage de propagande anti-Valois»47. Le 13 mars, un mandement fut envoyé au provincial de l'ordre des prêcheurs en Angleterre, au prieur et au couvent des augustins de Londres, mais aussi aux carmes et aux franciscains : cette fois même les ordres mendiants étaient mis à contribution. Le but était clair : «Ad informandum intelligentias et animandum nostrorum corda fidelium necnon ad obstruendum ora de nobis obloquentium, causam guerrae quant habemus contra Philippum de Valesio vobis per présentes ducimus veraciter intimandum»4*. N'est-on pas ici en présence d'une magnifique définition de ce qu'on entendait alors par propagande? Puis, quelques mois plus tard, il y eut la découverte lors de la prise de Caen d'un accord passé entre Philippe de Valois et les Normands selon lequel ces derniers s'engageaient, sous la conduite de Jean, duc de Normandie, à traverser la Manche et à entreprendre la conquête de l'Angleterre. Déjà le partage du butin était prévu. Ce document fut aussitôt transporté en Angleterre et lu dans le cimetière Saint-Paul par John Stratford, évêque de Winchester, devant une foule de Londoniens héberlués49.

Des pamphlets circulaient, destinés à railler l'adversaire. En 1339, alors que Philippe de Valois était accusé de lâcheté sans doute par ses propres troupes, un message en latin lui parvint au moyen d'une flèche dans la ville de Saint-Quentin où il se trouvait enfermé : «Si tu en es capable, toi qui cours ça et là, Valois, oublie ta crainte. Ne te cache pas, expose-toi, reste, montre ta vigueur. Tu es une fleur, mais une fleur sans rosée, tu te dessèches, tu te fanes aux champs. Mane, Tecel, Phares, tu parais un lynx ou un lièvre et non un lion»50.

Au témoignage des registres épiscopaux du diocèse de Lincoln, trente quatre demandes de prières émanèrent des rois d'Angleterre pendant la guerre de Cent ans, avec une forte concentration dans les premières années du conflit ainsi qu'en 1383, à l'occasion de la croisade de l'évêque de Norwich Henry Despenser. Ces prières devaient

47 La formule est de J. Sumption. 48Rymer, cit., II, II, p. 193-194. 49 Sumption, op. cit., p. 511-512. 50 «Si valeas, paleas, Valoys, dimitte timorem, / Non lateas, pateas, maneas,

ostende vigorem, / Flos es, rore cares, campis marcescis et ares; / Mane Teckel Phares; / lepus et linx, non leo pares » (Chronicon Galfridi Le Baker de Swynebroke, éd. E. M. Thompson, Oxford, 1889, p. 65, qui mentione aussi les vers suivants injurieux pour le roi de France : «Phi nota fetoris, lippus nocet omnibus horis, / Phi nocet et lippus; nocet omnino ergo Philippus»). Une invective en latin contre la France la désigne ainsi : « France efféminée, pharisienne, ombre de vigueur, lynx, vipère, renarde, louve, Médée, rusée, sirène sans cœur, répugnante et fière» (T. Wright, éd., Political Poems and Songs, relating to English History, composed during the period from the Accession of Edward HI to that of Richard III, I, Londres, 1859). Voir aussi The Poems of Laurence Minot, éd. J. Hall, Oxford, 1914, et The War Ballads of Laurence Minot, éd. D. C. Stedman, Dublin, 1917.

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se traduire par la récitation de litanies et par le chant des psaumes, par des sonneries de cloche, des processions effectuées nu-pieds, des sermons publics en langue vulgaire51.

Le «newsservice» d'Edouard III, ou, si l'on préfère, sa «propaganda agency» (autant d'expressions utilisées dans les travaux de nos collègues de langue anglaise) se chargea de rédiger et d'expédier des lettres après les victoires de l'Écluse, de Crécy, des Espagnols-sur- la-Mer, etc.52

Quant à l'action de grâces, on se contentera ici de citer le fameux Sermo epinicius que Thomas Bradwardine aurait prononcé devant le roi et la cour d'Angleterre après les batailles de Crécy (auquel il avait assisté) et de Neville's Cross (1346). Les Anglais se trouvent affrontés à des périls en provenance des quatre coins de l'horizon : à l'est les Daces (les Danois); au sud, les ports menacés par le démon de midi (les Français) ; à l'ouest l'audace des Gallois, la ruse des Irlandais; au nord les incursions des Écossais. En contrepartie, il est vrai, les Anglais sont en Irlande, en Bretagne, en Gascogne, en Flandre. En France, à Crécy, ils l'ont emporté sur le prétendu roi de France, le roi de Bohême, le roi de Majorque, l'empereur romain, les ducs, les comtes, les barons de Lorraine, de Bohême, de Hainaut, de Savoie, d'Allemagne, de Gênes. Comment ne pas penser à la parole du psalmiste : «Astiterunt reges terre et principes convenerunt adversus domine Christum»'?^ Très peu d'étrangers au contraire dans les rangs anglais : vingt, trente au grand maximum. Or les Anglais, le «populus parvulus anglicanus», ne représentent pas plus du tiers des Français. Et malgré tout, les pertes ont été infimes du côté des vainqueurs : en particulier aucun seigneur, chevalier ou écuyer ni tué, ni gravement blessé, ni fait prisonnier. Mais alors pourquoi la victoire? Sept raisons sont à écarter : pour les astrologues, la victoire est due au pouvoir des étoiles; il y a ceux qui voient dans les constallations un signe de vic-

51 A. K. McHardy, Liturgy and propaganda in the diocese of Lincoln during the Hundred Years War, dans Religion and National Identity, éd. S. Mews, Oxford, 1982, p. 215-227. Voir aussi W. R. Jones, The English Church and Royal Propaganda during the Hundred Years War, dans The Journal of British History, 19, 1979, p. 18-30.

52 «De par le Roi. Très chers et foialx, nous vous segnifions de certein que notre adversaire de France ove tut son poair s'ad herbergé du costé Montoyre, que n'est que trois leuwes franceyses de nostre host, et si poons bien voir leur tentes et lour logger hors de nostredit host, si que espérons ove l'aide de Notre Seigneur Jesu Crist sur eux hastivement avoir ascune belle jouye solonc nostre droicte querelle al honour de nous et de tut nostre royalme par quen vous prions que devoutement facez prier pour nous. Donné souz nostre secret seal devant Calays, yce lundi a vespre» (lettre d'Edouard III du 30 juillet 1347 : Chronique de Richard Lescot, éd. J. Lemoine, Paris, 1896, p. 231-232).

53 Ps., 2, 2.

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toire ou de défaite; ceux qui attribuent la victoire à la déesse aveugle, à Fortuna, à la chance; ceux qui l'attribuent aux fées, aux dit secundi, à la prouesse humaine; aux sages conseils suivis par les Anglais, voire à l'association du courage et des prouesses sexuelles - une idée tout à fait fausse, comme le montre la défaite des Écossais en dépit de leurs débauches bien connues, de la part surtout de leur roi et des nobles. Conclusion attendue, nécessaire et évidente : à Dieu seul il convient d'attribuer la victoire54.

Comparée au dynamisme dont fait preuve son rival, l'attitude de Philippe VI semble étonnamment discrète. Bien sûr on relève quelques demandes de prières, et il est probable qu'il fallut expliquer avec assez de soin aux Français le pourquoi des semonces d'armes et des levées fiscales. Mais enfin tout cela demeure très en-deça de l'enjeu. On peut imaginer que cette carence relève de la nature de la documentation disponible : en particulier l'on ne possède pas, pour la France, l'équivalent des registres épiscopaux anglais. Absence également d'une collection de documents comparable à celle qu'a pu publier Rymer. Malgré tout, il reste suffisamment de pièces administratives, notamment comptables, émanées de la monarchie française entre 1337 et 1350 pour qu'on ait quelque idée de ce qu'était alors son fonctionnement ou sa pratique de gouvernement. Il faut reconnaître que le premier souverain Valois, entre autres limites, ne fut pas un roi du faire-savoir ni du faire-valoir : manque d'imagination, croyance en la seule vertu des ordres et des mandements, indifférence envers la défense d'une cause jugée incontestable en soi? Probablement les conseillers de Philippe VI avaient-ils davantage le sens de l'État que le sens du dialogue avec ses sujets. En dépit de quelques tentatives comme la création de l'ordre de l'Étoile, les choses ne s'améliorèrent pas franchement avec Jean le Bon.

V

On peut certes d'autant plus s'étonner de la réserve dont faisait alors preuve le parti français qu'après tout un recours habile à toutes les formes de propagande avait déjà été largement le fait au moins d'un roi de France : Philippe IV le Bel et ses conseillers eurent l'évident souci d'agir sur l'opinion publique non seulement contre

54 H. A. Oberman et J. A. Weisheipl o.p., The Sermo Epinicius Ascribed to Thomas Bradwardine (1346), dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 33, 1958, p. 295-329. Autres sermons cités dans G. R. Owst, Literature and Pulpit in Medieval England. A Neglected Chapter in the History of English Letters and of the English People, Cambridge, 1933, p. 225. Voir aussi H. J. Hewitt, The Organization of War under Edward HI, 1338-62, Manchester, 1966 (notamment le chapitre VII, «Mind and outlook»).

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les Templiers (opération de police) et contre Boniface VIII (opération politico-religieuse), mais également, entre 1302 et 1304, contre les Flamands, c'est-à-dire, cette fois, dans le cadre d'une guerre55. Je me bornerai ici à faire état de quatre textes.

- Et d'abord un sermon prononcé alors56. - Ensuite les instructions dont Philippe le Bel fit accompagner

la levée d'un subside. Il convient d'exposer d'abord aux futurs contribuables toute l'affaire : la malice, la perversité des Flamands, qui s'efforcent de détrure le royaume. « Certaine chose et clere est a touz que il ne pleroit a Dieu ne honneur ne seroit au roi ne profit a ceus du royaume» si on ne s'opposait pas à leurs sinistres menées. Après cet exposé seulement, les gens du roi présenteront leur demande d'argent57.

- Puis la lettre adressée le 29 août 1302 au clergé du bailliage de Bourges. C'est toute l'histoire des mois précédents qui s'y trouve pathétiquement résumée. La néfaste rébellion des Flamands a provoqué la mort par traîtrise des baillis, officiers et sergents royaux. Et puis la malchance a voulu qu'ils aient massacré de nombreux magnats et nobles du royaume (allusion à Courtrai). Leur rage de bêtes féroces s'est traduite en des dévastations par le fer et par le feu. Ils ne respectent rien, ni l'âge ni le sexe ni la condition sociale. Ils ne craignent pas Dieu. Les églises sont profanées. Pour venger de si énormes excès, pour la nécessaire défense du royaume, à la subversion et à la destruction duquel tendent les Flamands, nous avons réuni nos forces et nous nous rendons à l'armée en personne, sans craindre les chaleurs de l'été, nous fiant à «Celui qui conduit notre main au combat et nos doigts à la guerre»58. Nous avons besoin de vos prières : faites prier dans vos églises. Mais il nous faut aussi des secours temporels, «pour la défense du pays natal comme nos pères

55 II faudrait ici citer aussi bien le Philippe le Bel de J. Favier (Paris, 1978) que The Reign of Philip the Fair de J. R. Strayer (Princeton, New Jersey, 1980) ainsi que la bibliographie indiquée dans ces livres. En ce qui concerne l'action contre Boniface Vili, un témoignage de premier ordre est fourni par le rapport transmis par les Frescobaldi à Edouard Ier : Ch.-V. Langlois, Une réunion publique à Paris sous Philippe le Bel, 24 juin 1303, dans Bulletin de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, 15, 1888, p. 130.

56 J. Leclercq, Un sermon prononcé pendant la guerre de Flandre, dans Revue du Moyen Âge latin, 1, 1945, p. 165-172.

57 F. Funck-Brentano, Mémoire sur la bataille de Courtrai (1302, 11 juillet), dans Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des inscriptions et belles- lettres, Première série, X, Paris, 1893, p. 321-325, d'après A.N., JJ 35, f. 15-16 et JJ 36, f. 17-18. Ces deux registres mériteraient une étude attentive pour le thème qui nous occupe ici.

58 Ps. 143, 1.

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APERÇUS SUR LA PROPAGANDE DE GUERRE 23

nous ont ordonné de le faire au point de préférer cet amour à l'amour de nos enfants». Consentez-nous un prêt, il vous sera remboursé. Nous-mêmes, les ducs, comtes, barons, nobles et autres laïcs du royaume, nous allons risquer nos biens, en abandonnant nos femmes et nos enfants et en méprisant les dangers quels qu'ils soient. Il faudrait avoir un cœur de fer dans la poitrine, il faudrait être dépourvu de toute affection pour nous refuser ainsi qu'à notre royaume les subsides et les secours indispensables dans l'urgence d'une semblable nécessité59.

- Enfin la lettre, datée de septembre 1304, par laquelle Philippe le Bel accorde une rente de 100 livres parisis à Notre-Dame de Paris en remerciement de la victoire que lui et la «fidèle armée française» ont remportée, grâce à Dieu et à la Vierge, à Mons-en-Pévèle, le 18 août de la même année, mardi après la fête de l'Assomption : dans le préambule de l'acte, est dénoncée l'action de Satan, «persécuteur de la paix, semeur de toute malice», qui a poussé à la rébellion la nation flamande, tandis qu'est rappelée, en termes éloquents, l'antique protection accordée par la Divinité au royaume de France60.

Rassurons-nous : le déficit de propagande dont firent preuve les Valois n'eut qu'un temps. Tout le règne de Charles V est là pour témoigner que ce roi fut éminemment - et intelligemment - soucieux de son image, de sa publicité. En particulier lors de la réouverture du conflit en mai 1369, le roi de France s'efforça solennellement d'obtenir l'adhésion de l'Église, de la noblesse et des bonnes villes. Au cours du fameux lit de justice qui se tint dans la grand-chambre du Parlement, à Paris, non seulement le chancelier Jean de Dormans et son frère Guillaume prirent la parole, en présence de dizaines et de dizaines de personnes, mais même le roi ajouta quelques mots. «Convocavit ad se amicos suos» : tel fut le thème choisi par le chancelier pour son sermon. On pourrait ajouter que le roi ne s'était pas contenté de rassembler autour de sa personne les principaux membres de la société politique mais qu'il avait exercé auprès d'eux toute une action psychologique riche à son tour de maintes retombées61. Il convient ici de mentionner Froissait, même si ce qu'il raconte dans la page que l'on va citer ne semble pas être confirmé par des documents d'archives. Le chroniqueur nous dit comment Louis, duc d'Anjou, fit partir de Toulouse l'archevêque de Toulouse, «grans clercs et vaillans homs rudement». Il prêcha à Cahors «si bellement la querelle dou roy de France» que la cité se tourna française. Sa parole convainquit soixante villes, châteaux et forteresses

59 F. Funck-Brentano, op. cit., p. 317-320, d'après A.N., JJ 35, f. 8-9 et JJ 36, f. 8-9.

60 Ibid. 61 R. Delachenal, Histoire de Charles V, IV, 1368-1377, Paris, 1928.

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de suivre le même chemin. «Il preeçoit le roy de France si grant droit avoir en ceste querelle que les gens qui l'ooient le creoient en vérité; et ossi de nature et de volente il estoient trop plus françois qu'englés, qui aidoit bien a le besongne». Même procédé, ajoute Froissait, pour la Picardie (face au Ponthieu?) : «Et par especial messires Guillaumes de Dormans preeçoit la ditte querelle dou roy de France, de cité en cité et de bonne ville en bonne ville, si bellement et si notablement que toutes gens y entendoient volentiers et estoient les besongnes dou royaume par li et par ses parolles tele- ment coulourees que merveilles seroient a oïr et recorder». Parallèlement, le roi et la reine de France, à Paris, multipliaient les actes de dévotion : grandes processions, déchaux et à pied, afin de supplier Dieu d'« entendre a eulz et as besognes dous royaume qui avoient de lonch temps esté en grant tribulation». «Et faisoit le dit rois par tout son royaume estre son peuple par constrainte des prelas et gens d'Eglise en ceste affliction». Un effort identique de propagande était déployé du côté anglais : là aussi il y eut de grandes et belles prédications pour montrer que les Français avaient renouvelé la guerre «a leur trop grant tort et prejudice», contre droit et contre raison, comme on le leur montrait «par pluiseurs poins et articles». Et Froissait de conclure : «Au voir dire, il estoit de nécessité a l'un roy et a l'autre, puisque guerrier voloit, que il fesissent mettre en termes et remoustrer a leur peuple l'ordenance de leur querelle, par quoi çascuns entendesist de plus grand volente a conforter son signeur et de ce estoient il tout resvilliet en l'un royaume et en l'autre»62.

Froissait, comme souvent, a parfaitement saisi les enjeux et les mécanismes : il montre le relais indispensable, irremplaçable, que constituaient les clercs, les hommes de parole, il rapproche judicieusement l'action de propagande et le recours aux prières, il souligne enfin la nécessité pour les rois d'associer leurs sujets respectifs à une guerre qui n'était plus seulement leur querelle particulière mais, peu ou prou, celle de leur peuple63.

"Jean Froissart, Chroniques, éd. S. Luce, VII, 1367-1370, Paris, 1878, p. 124-126. Je remercie amicalement Françoise Autrand d'avoir permis que je n'oublie pas ce texte savoureux.

63 Autre forme de propagande de guerre : la liturgie de l'oriflamme. Ph. Contamine, L'orìflamme de Saint-Denis aux XIVe et XVe siècles. Étude de symbolique religieuse et royale, Nancy, 1975. Comme le pense A. Lombard-Jourdan dans son livre Fleurs de lis et oriflamme. Signes célestes du royaume de France, Paris, 1991, p. 164, il faut attribuer à Gui de Monceau, et non à Philippe de Villette le sermon sur l'oriflamme, qui fut dès lors prononcé non en 1414, comme on l'avait admis jusque là, mais devant Charles VI le 19 août 1382, juste avant le départ pour la Flandre.

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Se pose alors la question de l'intensité et de la durée de ce type de propagande. Car si de véritables campagnes étaient entreprises, elles pouvaient être suivies de longs temps morts. N'est-ce pas d'ailleurs le propre de bien des actions politiques au Moyen Âge? Sans doute les gouvernants avaient-ils en tête le modèle des croisades, mais ce modèle demeurait difficilement accessible dans le cadre de conflits qui manquaient, quoi qu'ils en eussent, d'une authentique dimension religieuse. Ce n'est cependant pas par hasard si, des deux côtés, les combattants de la guerre de Cent ans furent conviés à porter sur leur vêtement l'emblème de loin le plus porteur, autrement dit le signe de la croix : croix rouge pour les Anglais, croix blanche pour les Français. Dans une très large mesure, à la fin du Moyen Âge, l'intensité et l'efficacité de la propagande de guerre furent en étroite relation avec l'émergence de ce qu'on a pu appeler la sanctification du patriotisme («sanctified patriotism»)64.

Parce que la plus vivante, la plus chargée d'émotion vraie, une forme privilégiée de la propagande de guerre fut sans doute celle qui s'exerça en faveur de capitaines et de chefs dont il s'agissait de mettre en valeur et en vedette le comportement héroïque dans le cadre d'une guerre juste. Tel fut le cas en France de Bertrand du Guesclin. L'épopée65, la croisade66, le fameux blason de l'aigle noir à deux têtes à la barre vermeille67, l'astrologie68, la légende des origines69, les images (miniatures, tapisseries70, sculptures71, orfé-

64 L'expression est de Norman Housley dans son article à paraître «Pro Deo et patria mori». Sanctified patriotism in Europe, 1400-1600. Voir aussi Ε. Η. Καν- torowicz, Pro patria mori in medieval political thought, dans American Historical Review, 56, 1951, p. 472-492, et Ph. Contamine, Mourir pour la patrie, Xe-XXe siècle, dans Les lieux de mémoires, éd. P. Nora, II, **, La nation, Paris, 1986, p. 11-43.

65 Cuvelier, La chanson de Bertrand du Guesclin, éd. J.-C. Faucon, 3 vol., Toulouse, 1990-1991.

66 «A Dieu le vou, car c'estoit son serment» {Chronique normande de Pierre Cochon, notaire apostolique à Rouen, éd. Ch. de Robillard de Beaurepaire, Rouen, 1870, p. 113).

67 Célébré, entre autres, par Eustache Deschamps. 68 Du Guesclin est mentionné à plusieurs reprises par Simon de Phares dans

son Recueil des plus célèbres astrologues et quelques hommes doctes, éd. E. Wic- kersheimer, Paris, 1929, p. 222, 224-225, 228-230, 232, 235, 263.

69 Cf. tout le développement bien connu de Froissait sur l'origine du nom. 70 F. Robin, La cour d'Anjou-Provence. La vie artistique sous le règne de René, Paris, 1985, p. 160.

71 Ch. de Beaurepaire et A. de Montaiglon, Thomas Privé et Robert Loisel, sculpteurs de Paris, Geoffroy des Vignes, Jean Le Conte et Pierre Lesviguière, sculpteurs normands. Monuments de du Guesclin à Saint-Denis et à Longueville, 1397 et 1467, dans Archives de l'art français, V, Documents, III, Paris, 1853-1855, p. 129-136.

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vrerie)72, l'historiographie73, la chanson74, les restes mortels dispersés entre plusieurs sanctuaires, les armes75 : tout fut mis en œuvre, à la suite d'impulsions et d'initiatives diverses, dont bien sûr celles de la monarchie française, jouant ici un rôle de chef d'orchestre, pour faire du «bon connestable»76, du «bon Breton»77, du «très bon connestable»78, du «preux et vaillant connestable», la référence militaire par excellence et pour assurer sa popularité, pendant et après sa mort, non seulement auprès des gens de guerre mais aussi auprès de tous les «bons François». De cette réputation, l'on se bornera ici à donner trois exemples : l'attribution quasi-officielle, aussitôt après sa mort, du titre de dixième preux79, le mot de Froissait selon lequel «Messire Bertrand fu si vaillant homme que on le doit augmenter ce que on peult»; et enfin son Requiem à Saint-Denis en mai 1389, devant Charles VI, la reine Isabeau, la cour et la noblesse du royaume. À cette occasion l'évêque d'Auxerre Ferry Cas- sinel, parlant devant l'autel des martyrs, «raconta ses travaux, ses triomphes militaires, il montra de la façon la plus élégante qu'il avait été la fleur de la chevalerie, l'ineffaçable splendeur de la prouesse; procédant ensuite à l'exhortation des chevaliers, il démontra par de multiples raisons et exemples que la chevalerie avait été instituée pour la chose publique, comme une droite très puissante destinée à la protéger et qu'elle doit s'exercer avec l'auto-

72 Pièce d'orfèvrerie à l'image de du Guesclin dans un inventaire du trésor royal sous Charles VI, Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1929, p. 96.

73 Chronographia regum Francorum, éd. H. Moranvillé, II, 1328-1380, Paris, 1893, p. 378-393.

74 U. Günther, Zwei Balladen auf Bertrand und Olivier du Guesclin, dans Musica disciplina, 22, 1968, p. 15-45.

75 «Item, une autre espee de guerre qui fu a messire Bertran de Claiquin» (inventaire de Charles de Téméraire).

76 L'expression apparaît très tôt après la mort de du Guesclin : cf. «le compte Jehan des Wys, vicomte du Pontautou, de la recepte et despence par lui faite de la somme de IIIe l.t. octryeez en l'an mil CCC IIIIXX et un a Monsieur Ollivier du Guesclin, conte de Longueville et frère du bon connestable» (P. Le Cacheux, Mélanges de la Société de l'histoire de Normandie, 6, Rouen et Paris, 1906, p. 319).

77 Comme l'appelle François Villon. 78 M. Barroux, Les fêtes royales de Saint-Denis en mai 1389, Paris, 1936,

p. 49. 79 Cuvelier, La chanson, cit., 1, 1990 : «Le meilleur chevalier c'onques por-

tast espee / Pour sa chevalerie qui fut bien esprouvee, / Li fu après sa mort une grace donnée / Qui a tousjours porrà bien estre renommée, / Car avec les .IX. preux est sa grace nombree, / Le dizeme appelé par sentence donnée» (vers 10858-10860). «En la table des preux, saichez par vérité / Est le Xe preux par son nom appelle». «Du Glesaquin missire Bertran / Qui Espaigne conquisi en un an/, Et de France getta touz ennemis / Pour ce du rane des preux est mis» (B.N., fr. 11464, f. 59ro-60TO).

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rite du prince, dans une intention droite de la part des combattants et pour une juste cause (...); il acheva la messe en priant Dieu, dans sa bonté, d'accueillir dans le collège des saints l'âme du très fidèle chevalier Bertrand»; significativement, le thème de son oraison funèbre avait été le suivant : «Nominatus est usque ad extrema terrae » 80.

Et puisqu'il convient que la boucle soit bouclée, on se demandera, pour conclure, s'il n'y a pas un sérieux risque de confusion à désigner par le même mot - c'est-à-dire par le même concept - une cérémonie comme celle qui vient d'être brièvement évoquée et telle ou telle des «grand-messes» que s'appliquèrent à mettre en scène les appareils de propagande totalitaire du XXe siècle. Au-delà des moyens employés, la différence viendrait de l'intention ou plutôt de la disposition d'esprit - cette notion insaisissable par l'historien et pourtant fondamentale, ici comme ailleurs.

Philippe Contamine

80 Chronique du Religieux de Saint- Denis , éd. L. Bellaguet, I, Paris, 1839, p. 604. Barroux, op. cit. F. Autrand, Charles VI, La folie du roi, Paris, 1986, p. 225-227.