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Contes à mi-voix (1) : La Soupe de la mamée

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ŒUVRES PRINCIPALES

La dernière cartouche Le bout-galeux Fleur d'épine

Un homme de trop Les innocents de mars

Les fous de Dieu La chatte rouge

Les rebelles: - Les rebelles - La gueuse - L'embellie

Je t'aimerai sans vergogne Le canon fraternité

Les chevaux l'aimaient Le bouc du désert La folie des miens

Caminarem Vladimir et les Jacques Le lion est mort ce soir

Les petites Espagnes Le bonheur du manchot

Divers Titane et Bougrenette

L'illustre fauteuil et autres récits Ma déchirure

Les contes d'outre-temps Mille millions de Nippons

Le Crève-Cévenne La Cévenne par ses gens

Le balafré L'est pas très mort

Lumpen Portes d'embarquement

Contes à mi-voix La fluviale

La felouque des copains Le petit Chabrol illustré par lui-même

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Jean-Pierre Chabrol

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A Claudine

Tous droits de traduction, reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © 1985, Editions Grasset et Fasquelle

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MARQUISETTE

Ma mère est morte il y a plus de trois ans, dix ans après mon père, et c'est seulement le mois dernier que j'ai découvert, en rangeant des livres, un paquet de correspondance, les lettres qu'avaient échangées ma mère encore jeune fille et mon père encore vieux garçon (il avait dix ans de plus qu'elle). Ils venaient de faire connaissance, ils se voyaient deux à trois fois par semaine, ils s'écrivaient pourtant chaque jour. Pas des bil- lets, des lettres de plusieurs pages d'une belle écriture moulée, avec pleins et déliés à la plume Sergent-Major et majuscules architecturales. Dans chacune, des petites nouvelles, au jour le jour, quatre vers extraits d 'un poème ou d'une chanson récem- ment découverts, le bref compte rendu d 'un livre achevé dans la nuit... mais, principalement, des cris d 'amour singuliers. Mon futur père écrit ainsi à ma future mère : « Nous nous aimerons tellement que nous vivrons dans la poussière et mangerons la soupe réchauffée. » Il écrit précisément : la soupe « rabinée », mot d'occitan francisé que je n'ai jamais entendu employer que pour définir une soupe de la veille, un peu aigre, avec un goût de brûlé.

Ce qui m'a le plus intrigué dans cette correspondance à la première lecture, c'est qu'il y est toujours question d'une cer- taine « Marquisette ».

« Caresses à Marquisette », ajoutait maman après les tendres- ses de fin de lettre. « Marquisette m'a encore joué un tour », écrivait papa en post-scriptum, « elle m'a plaqué ce matin alors que je m'apprêtais à lui sauter dessus ».

Qui était cette Marquisette omniprésente dans les amours de mes futurs parents ? Comme je les avais connus, je ne pouvais pas les imaginer, même dans les débordements d'une passion toute neuve, pratiquant aussi paisiblement la débauche à trois.

« Marquisette »... J'ai fini par en dénicher une, dans les vieux bouquins de mon père. C'était le titre et l 'héroïne de l'un de ces romans coquins à la mode au début du siècle, comme en

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écrivaient des auteurs bien oubliés aujourd'hui, tels Félicien Champsaur ou Willy, le premier mari de Colette.

« Marquisette » était une gisquette dodue qui ruinait la bourse et la santé des beaux messieurs de Paris. Le roman était illus- tré d'une plume précise qui dévoilait à point la fesse ou le nichon de Marquisette.

De confidences en mots échappés, d'allusions en souvenirs, j'étais parvenu, au fil des ans, à reconstituer plus ou moins la rencontre de mes parents.

J'ai sous les yeux la photo de ma mère à l'École normale. Une solide petite Cévenole au visage large et plat, avec l'air farouche de la jeune protestante vertueuse, résolue à réussir sa vie envers et contre tout. Institutrice ! Pour ce rejeton d'une immémoriale lignée de paysans pauvres, c'était une telle pro- motion sociale que soixante ans après, à la veille de sa mort, elle n'en était pas encore revenue.

Son premier poste avait été Le Chambon, village à quatre kilomètres de Chamborigaud où mon père était à la fois maître d'école et secrétaire de mairie. Elle m'a raconté plusieurs fois son arrivée. Son père l'avait amenée depuis son village d'Avé- jan situé à une trentaine de kilomètres de là. Sur la jardinière tirée par un vieux mulet, il avait entassé le lit, le matelas, la table, les deux chaises et la malle de la nouvelle institutrice.

Pour les vacances, elle rentrait chez ses parents à vélo. C'est au retour de l'une d'elles qu'elle était tombée sur mon père, en haut des Vistes qui surplombent Le Chambon. Elle venait de se farcir la côte depuis Peyremale, elle était essoufflée, écarlate, ébouriffée.

- Eh bé ! on peut dire que vous êtes jolie ! avait ricané mon père, ce qui l'avait mortifiée, d 'autant plus que c'était devant témoins : la cousine Anaïs et les siens.

Mon père était, ce jour-là, en visite chez elle. Désormais, elle allait beaucoup servir, la cousine Anaïs. Il fallait un prétexte solide à un instituteur célibataire pour se rendre plusieurs fois par semaine dans un village voisin où débutait une jeune col- lègue. Le pédagogue du primaire était le personnage en vue, les bonnes gens le tenaient à l'œil. Heureusement, il avait sa motocyclette. J'ai une photo, format carte postale, où mon paternel pose derrière son engin, sa casquette retournée, visière sur la nuque. Cette moto était une Evans, une machine magni- fique, entraînement à courroie, le réservoir d'essence en cuivre rouge, rond comme un obus, suspendu sous le cadre. Un guidon interminable à deux branches parallèles, ce qui permettait de conduire le buste absolument droit sur la selle, les mains à mi-

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cuisse. Je vois mon père arrivant ainsi sur son Evans, impérial : pour ce qui est de passer inaperçu des commères...

Les amoureux se retrouvaient sous le petit pont d'un virage où la route de Bessèges enjambe le ruisseau de Cornas. Ma mère, elle, arrivait à vélo, par des voies détournées, mais tou- jours montantes, Le Chambon étant un creux de vallée. Hale- tante, rubiconde, échevelée, maintenant ils en riaient.

Et là, soudain, aujourd'hui, je revois le regard complice de mes parents quand papa se mettait à fredonner : « ... Les baisers de Nini, sous les ponts de Paris... »

Je sais qu'il lui apportait des livres, il était féru d'Arsène Lupin. Ma mère m'a raconté que, seule dans sa chambrette de fonction, elle avait tremblé toute une nuit après la lecture des Trois Crimes et ne s'était rassurée que vers quatre heures du matin quand elle avait entendu passer les mineurs du poste de jour.

Est-ce entre les piles du petit pont qu'ils retrouvaient Mar- quisette ? Je me le suis longtemps demandé. J 'emprunte la route de Bessèges une bonne dizaine de fois chaque année, je ne peux jamais m'empêcher de ralentir au virage de Cornas, comme si mon père et ma mère s'y trouvaient encore, comme si je pou- vais entrevoir l 'une de leurs étreintes furtives. Mais au virage suivant (et il n'est pas loin) s'impose à nouveau l'image de ma mère telle que je l'ai connue, prude et raidie, me répétant : « La nuit où tu es né, j 'ai tant souffert que j 'ai juré que c'était la dernière fois ! » Je suis fils unique, bien sûr.

Un jour, je lui ai demandé tout bonnement à quoi servait l 'amour, elle m'a répondu du tac au tac : « A salir les draps ! »

Il a fallu que je relise attentivement l 'abondante littérature amoureuse de mes parents pour identifier Marquisette. J'ai ali- gné les phrases où il était question d'elle. Ma mère écrivant : « Je deviens jalouse de Marquisette ! » Et mon père reprochant à Marquisette de ne pas aimer le froid, ni l'humidité... Bref, j 'en suis arrivé à ce reproche : « Elle m'a encore craché de l'huile sur le bas de mes pantalons. »

Marquisette, c'était la motocyclette.

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LE RAISIN MAGIQUE

Ma grand-mère était une grande vieille, une terrible veuve. Elle était dans sa trentaine quand elle a perdu son mari.

Mon grand-père, jeune paysan, avait tiré « le mauvais numéro » au conseil de révision, il avait dû effectuer sept ans de service militaire, en Tunisie. Il en avait ramené une étrange maladie, dont on parlait peu en famille, même un demi-siècle après, et qui l'avait emporté. Depuis, sa veuve assumait seule l'entretien de la propriété, elle en vivait, elle ne vivait que de ces pans de terre accrochés aux flancs de la montagne. Elle était pauvre, mais reine quand elle se plantait les soirs d'été au bord d'une de ces étroites terrasses de culture pour contempler la vallée, à ses pieds.

Après la Libération, mon père s'était débrouillé pour lui faire obtenir la retraite des vieux qui venait d'être instituée. Quelque temps après la mort de la vieille, nous avons retrouvé un petit tas d'enveloppes sous une pierre plate, dans l'écurie du mulet : tous les versements de sa retraite. Elle n'avait pas voulu y tou- cher, à cet argent qui venait elle ne savait d'où, de l'État, des sous qu'elle n'avait pas gagnés, de l 'argent qui n'était pas franc.

C'est elle qui m'a élevé jusqu'à l'âge scolaire. Elle m'adorait, elle se serait jetée au feu pour moi, pourtant elle ne m'a jamais appelé que «voyou, bandit, assassin, brigand »... oui, surtout « brigand ». C'était sa manière, elle était extraordinairement mal embouchée. Son langage était rythmé de jurons et d'inju- res où dominaient les mots « pute » et « chiennerie », en occitan (puta, chinarèda...). Mes parents m'avaient confié à elle à con- dition qu'elle ne me parle qu'en français : « Tu comprends, avait patiemment expliqué mon père, ce petit doit pousser loin ses études, il apprendra le grec et le latin, alors il doit pas com- mencer dans la vie en prenant de mauvais plis... »

La vieille avait pris la menace au sérieux, elle s'appliquait à ne me parler qu'en français, tant elle avait peur que mes parents ne me reprennent. Elle souffrait, ce n'était pas sa langue. La plupart du temps, elle commençait l'histoire en français mais

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CHABAH

L'homme le plus costaud et le plus rapide que j'aie jamais vu. Pourtant, il n'avait rien des séductions d 'un Tarzan, notre homme des bois. Un âge difficile à définir. Tantôt il avait l 'air d'un vieillard, et tantôt d 'un homme jeune. De taille moyenne, il avait un ventre énorme. Une petite tête tout en rondeurs couronnée de beaux cheveux grisonnants qui ondulaient. De gros yeux noirs qui roulaient en permanence pour balayer le champ de vision. Il voyait tout, toujours, avant tout le monde. Sa bonne bouille ridée était envahie par le chaume très court d'une barbe qu'il devait attaquer tous les matins, mais aux ciseaux uniquement.

Il vivait seul dans un mas en ruine perdu au creux de la montagne corse, vers le centre de l'île, versant oriental. Seul et farouche. Une heure de sentier le séparait du premier hameau, du carrefour des chemins où s'arrêtait la voiture du boulanger. Il vivait dans son terrier avec ses chèvres, son chien, son âne et son chat. Son nom véritable était Susini, mais on ne s'en servait jamais, tout le monde l'appelait « Chabah ». Il était sourd, totalement. Depuis l'enfance. A part le boulanger et quel- ques paysans du voisinage, son seul contact avec le monde exté- rieur avait été le service militaire. Parce qu'il l'avait fait. Le conseil de révision l'avait pris pour un simulateur. Le comman- dant qui présidait était corse, hélas ! Il lui avait demandé :

- Cumé ti tiame ? Susini avait répondu : Chabah ! du tac au tac. - Vous voyez bien que ce garçon entend ! avait triomphé

l'officier. Chabah, qui ne parlait que le corse, avait lu la phrase : « Com-

ment tu t'appelles ? » sur les lèvres du commandant. On l'a aussitôt embarqué pour Marseille. Des mois de cauchemar. Chabah ne comprenait pas où il était, ce qu'on voulait de lui, il n'entendait pas le gauch'droite ! ne parvenait pas à marcher au pas... Le premier sous-off qui l'a insulté a reçu son poing terrible en pleine poire. Chabah s'est retrouvé en taule en com-

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pagnie d'un homosexuel qui s'est montré entreprenant. Notre rustre l'a tué à moitié... Ç'aurait pu ne jamais finir. Mais la commune avait envoyé des pétitions pour faire réformer le jeune sourd.

Libéré du service, Chabah était rentré dans son creux de montagne, bien décidé à n 'en jamais ressortir. Il a tenu, jusqu'à la fin, jusqu'au coup dernier, celui qu'on ne pare pas. Il culti- vait un peu les alentours immédiats de sa masure, il vivait de cueillette et de chasse. Il lui fallait si peu. Quand il avait besoin d'argent, ce qui était rare, il faisait quelques tournées de travail dans les fermes des environs. Il était si fort travailleur, si puis- sant, qu'on se l 'arrachait pour les moissons, on lui payait double journée. On allait aussi le chercher dans sa tanière quand on n'arrivait pas à rat traper une de ces vaches qui s'élèvent toutes seules dans le maquis et s'y ensauvagent. Chabah seul pouvait rattraper le bovin à la course et le terrasser... C'était un spec- tacle, les gamins de tous les villages avoisinants accouraient, Chabah adorait les enfants. L'argent frais, c'était pour le bou- langer et les pantalons.

Une fois par mois, Chabah montait au carrefour avec des sacs de pommes de terre vides qu'il remplissait de miches. Il repartait sur son sentier, bossu comme un chameau, il mangeait énormément de pain.

Il portait de vastes braies de velours. La ceinture lui arrivait vers le milieu de la poitrine, et dans le fond il serait entré quatre culs comme le sien. Ces pantalons flottants qui tirebouchon- naient sur ses grosses godasses lui donnaient une silhouette de Charlot monstrueux qui trompait ceux qui le rencontraient pour la première fois, quand ils ne l'avaient pas encore vu courir derrière une bête sauvage ou porter sur ses épaules un sanglier vivant (il les attrapait au collet, dans les câbles d'acier récupérés sur des épaves d'avions tombés dans le maquis pendant la der- nière guerre, lui savait où). Le sanglier pris au collet, s'il n'avait pas eu le temps de s'étrangler, Chabah le maîtrisait, lui liait les pattes, le chargeait sur son dos et le remontait par le sentier jusqu'au hameau, surtout si c'était l'été, les vacances, si les gosses étaient là. Chabah se plaçait au milieu des écoliers en vacances, la progéniture des Corses de la banlieue parisienne, petits des ouvriers et des gardiens de prison, et il leur montrait comment on amadoue le sanglier, il jouait avec eux, et avec le sanglier, sur l'aire à mi-pente, entre la crête où se trouvent la chapelle de Saint-Michel et le fond de la vallée où coule le Tagnone. Alors, il riait, Chabah. Les gosses l'adoraient, il arri- vait à en porter une demi-douzaine à la fois sur ses épaules... Il aimait aussi les cartes. Il ne connaissait que la belote. Là, il

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pouvait devenir méchant, il ne fallait absolument pas parler, il avait toujours l 'impression que les autres joueurs se liguaient contre lui. Comme il ne s'entendait pas, il faisait un bruit énorme : gloussements, reniflements, respiration, salivage, toute la machine humaine en pleine action. C'était impression- nant, et paradoxalement réjouissant, ça donnait envie de faire aussi des bruits naturels, comme si on vivait mieux sans se censurer la vie du corps.

Je me souviens de ces nuits à beloter avec lui, avec Jo, Ber- nard et Pierrot, là-haut, sur le dos de la montagne, à Letto Maggiore...

Sa vraie ligne de vie à Chabah, je le crois, ç'avait toujours été de pouvoir se passer des autres. Les autres, il les gardait pour la joie, le jeu, pour les courses d 'âne avec les écoliers du continent...

Quand il se blessait (il était couturé de cicatrices) il se débrouillait. Il lui manquait deux doigts de la main droite depuis que la culasse de son fusil lui avait éclaté dans les bras...

Il fallait qu'il vous aime beaucoup pour accepter un cadeau. Une des gloires de mon existence est de lui avoir offert un de ces fameux pantalons de velours côtelé. J'avais eu du mal pour en trouver un à sa taille. Il devait en avoir usé pas plus de quatre ou cinq dans toute sa vie, et c'est moi qui lui ai offert le dernier, on l'a enterré avec.

Un triste jour, il a dû voir un docteur. Je ne sais pas comment ça s'est fait, je n'étais pas en Corse à ce moment-là. Que lui a expliqué le toubib ? Qu'il fallait entrer à l'hôpital, qu'il ne pou- vait plus continuer à vivre comme ça, comme un loup dans sa tanière loin de toute civilisation ? Personne n 'a pu me le dire. Il devait se sentir mal depuis quelque temps, personne ne s'en était aperçu. La dernière belote au clair de lune datait de quand ?

Des chasseurs l 'ont découvert dans sa masure. Il s'était sui- cidé. Il avait tué ses animaux avant. Ils étaient tous bien alignés, par rang de taille : le chat, le chien, les chèvres et l'âne, et l 'homme. L'un de ces chasseurs, Ange-Michel, m'a dit :

- Il a dû souffrir beaucoup, longtemps, il s'est un peu raté, c'est dur de se suicider avec un fusil de chasse, surtout quand il te manque deux doigts de la main droite...

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LES AMOUREUX ASSASSINS

Les amoureux sont arrivés au village au mois de mai, dans une vieille 2 CV. Lui, vingt ans, elle quinze, « quinze ans, ô Roméo, l'âge de Juliette ! ». Ils venaient de l'Est, du Luxem- bourg. Là-haut, il était garçon boucher, elle était encore éco- lière. Ils s'étaient connus, ils s'étaient aimés. Ils s'étaient enfuis à cause de l'opposition des parents qui trouvaient leur fille vrai- ment trop jeune. Roméo avait choisi notre vallée parce qu'il y était venu quelques années auparavant en colonie de vacances. Ils avaient emporté toutes leurs économies, mille huit cents francs. Ils avaient décidé de se marier l 'année suivante, quand elle aurait seize ans, mais ils n'avaient plus de patience. Chez eux, ils avaient de plus en plus de difficultés à se rencontrer. Les parents de la jeune fille avaient condamné les vitres de sa chambre, ils les avaient recouvertes de papier adhésif... Alors Roméo s'était procuré un talkie-walkie. Ils se parlaient d 'amour à quelque cent mètres l'un de l'autre...

Finalement, il l'avait enlevée, ils étaient partis vers le Sud, dans cette vieille 2 CV qui leur servait aussi de logement.

C'est dans cette voiture qu'ils ont fait l 'amour pour la pre- mière fois. La première fois, il l'avait forcée un peu. Elle s'en était plainte, puis elle avait pardonné, depuis, elle était consen- tante.

Tout au long de la route, quand ça se trouvait, il la présentait comme sa femme. Il ajoutait :

- Elle a dix-huit ans, mais elle fait jeune... Elle lui disait : - Je ne pourrai plus jamais rentrer chez moi. Qu'est-ce qu'on

fera quand on n 'aura plus de sous ? - On se suicidera. Ils avaient décidé ça, qu'ils se suicideraient quand ils

n 'auraient plus rien, comme dans la chanson d'Édith Piaf. Ils voulaient s 'aimer tranquillement. C'est tout ce qu'ils

demandaient. Ils se disputaient quelquefois, mais pas souvent. Physiquement, ça n'allait pas toujours parfaitement, mais ils

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faisaient comme si, puisqu'ils s 'aimaient comme dans les légen- des.

Aux assises, Me Louis Lacroix, leur avocat, dira dans une très belle envolée :

- Des enfants aux gestes d'ange qui rient dans le soleil parce qu'ils ne savent pas encore qu'ils sont déchus...

Ils vivaient au creux de la vallée ici ou là, ils ne s 'écartaient jamais beaucoup de la rivière. Parfois, ils demandaient à un pêcheur s'ils ne pourraient pas trouver du travail dans le pays. Ils vivaient surtout de boîtes de conserve qu'ils achetaient dans l 'une ou l 'autre des trois épiceries du village. Les gens finis- saient par les connaître. On les trouvait mignons. Les vieux s'attendrissaient.

Puis il y a eu l 'accident de voiture. Un accrochage sans gra- vité. Quand l 'amoureux a échangé ses papiers avec l 'autre auto- mobiliste, celui-ci a remarqué :

- Tiens, vous êtes boucher aussi ? Je pourrais peut-être vous trouver du boulot...

La 2 CV restait en carafe. Le garagiste du coin a accepté de la racheter pour mille francs, une somme qui était bienvenue. Comme ils n'avaient plus la voiture pour coucher dedans, ils ont acheté une tente et du matériel de camping, et puis, tant qu'ils y étaient, un fusil-harpon (il y avait du poisson dans la rivière), et aussi une carabine pour le gibier. Ils jouaient pres- que à Robinson. Dans le pays, ils passaient pour un couple en vacances ou en voyage de noces. Elle aurait voulu qu'il achète aussi un transistor.

Les mille francs de la 2 CV y étaient passés presque en tota- lité. Dans les derniers temps, les amoureux ne subsistaient plus qu'en buvant du lait. Beaucoup de lait. Un soir que l'épicier lui en faisait la remarque, elle avait répondu avec un petit geste :

- C'est pour notre bébé ! Elle se donnait déjà des airs de petite maman. Ils n'avaient plus de sous. Ils envisageaient de rentrer chez

eux, ils sont même allés jusqu'à la gare, pour voir... Finalement, ils ont décidé de commettre un vol, faire la caisse d 'un des commerçants du village. On prend la carabine ? Oui, mais c'est pour s'il y a un chien. Le fusil-harpon ? Non, trop encombrant, pas assez puissant. Non, non, finalement, il ne prendrait que son couteau de boucher. Il l'avait emporté avec lui, au fond de son sac, depuis le Luxembourg.

Ils discutaient de ça tout en se promenant, le samedi soir. La nuit était chaude, les gens traînaient sur le devant de leurs portes.

Le dimanche matin, c'est lui qui s'est réveillé le premier. Il

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a appelé sa petite femme, il voulait prendre l'affaire en main. Ils ont plié leurs affaires, ils les ont apportées à la gare, toutes prêtes pour prendre le train, puis ils sont redescendus dans le village, les amoureux, lui, son couteau de boucher dans sa che- mise. La grand-rue était déserte, si tôt, un dimanche matin. Ils n'étaient pas fixés, s 'arrêtaient devant un magasin, repartaient. Chez le boucher, il y avait un gros chien. Le primeur était un colosse. Ils discutaient à voix basse, elle et lui. Ils se sont arrêtés devant la plus petite des épiceries. Il suffisait d'appeler, le patron ouvrirait volontiers son magasin, c'était un homme si gentil. Un ancien mineur, silicosé, qui aidait sa femme à tenir ce magasin étroit. Toujours levé le premier. C'était lui, le plus joli sourire du village. Il était souvent sur la murette, à côté de sa boutique, il connaissait tout le monde, il avait toujours le mot qu'il fallait, il les aimait bien, ces petits amoureux qui lui achetaient tant de lait...

En ce dimanche matin, ils ont donc frappé au rideau de fer. Le vieil épicier est venu, leur a ouvert. Ils ont demandé quoi ? Du lait ? et puis des conserves, et puis des biscottes. Ils n'arri- vaient pas à se décider. Quand le commerçant s'est approché de sa caisse pour faire la note, ils lui sont arrivés dans le dos, et ils ont demandé l'argent.

- Mais vous êtes fous, mes petits ! Mais comme c'était sérieux, comme il était robuste, le mineur

retraité, malgré sa silicose et ses rhumatismes, le garçon bou- cher a sorti son couteau, et elle, elle criait :

- Mais frappe-le, frappe-le vite ! Alors, le jeune homme a frappé, quatre fois. Quatre coups de

couteau. Aux assises, quand on en est arrivé là, il ne savait que répéter :

- J'estimais que je donnais des coups de poing... Et ils sont partis en courant. Ils sont remontés vers la gare,

ils ont rejoint leurs bagages, dans quel espoir ? Prendre le train du matin.

Le brave épicier n 'a eu que le courage de se traîner jusqu'au milieu de la route, il est mort là, presque aussitôt, dans une mare de sang, à deux doigts d 'un téléphone. Mais le village s'était réveillé d 'un bond, les chasseurs ont sauté sur leur fusil, ils sont montés vers la gare. Ils ont pris là-haut les amoureux, ils les ont livrés aux gendarmes.

Un an après, les jurés du Gard condamnaient à vingt ans de réclusion le jeune assassin de l'épicier cévenol. Sa petite amou- reuse, étant mineure, échappait aux assises.

Le jour du jugement, il était dans son box, tout frêle. Dans des vêtements prêtés par un autre détenu, un voisin de cellule

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qui avait de quoi, un qui n'était pas abandonné par sa famille. Ses derniers mots, avant que les jurés se retirent pour délibérer, avaient été :

- Je mesure le mal que j'ai fait, j 'en ai des cauchemars tou- tes les nuits.

Ils ne se rendent pas compte du mal qu'ils ont fait dans le pays, les amoureux assassins. Depuis, tout le village est triste, il n 'a plus jamais retrouvé sa gaieté naturelle...

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