24
Psychotropes – Vol. 11 nº 2 31 Conversation sociologique avec un joueur Jean-Yves Trépos Erase, Université Paul-Verlaine, Metz Courriel : [email protected] Résumé : Cette conversation à visée interprétative conjointe, entre deux sociologues, s’appuie sur l’expérience de l’un d’entre eux, qui a joué à la roulette pendant plus de vingt ans et qui y a perdu des sommes considérables. L’entretien envisage certains aspects du jeu pathologique que l’un des deux interlocuteurs considère comme très importants : la « première fois », les compétences sociales de joueur (l’approvisionnement, la dissimulation et la feinte), les relations avec la famille et les amis, mais aussi avec les organismes de crédit, les difficultés de faire face à la dette (notam- ment la difficulté de faire reconnaître, par les commissions de surendettement et par les tribunaux, la dimension addictive du jeu). Il illustre aussi le va-et-vient, dans lequel se débat souvent le joueur, entre la mise à distance esthétique de la pratique patholo- gique du jeu et la douloureuse confrontation avec le réel. Abstract : This conversation between two sociologists, aiming to a joint interpretation, is based on the experience of one of both who has plaid roulette for more than 20 years and who lost considerable amounts of money. The talk looks at some aspects of compulsive gambling considered as very important by one of the speakers: the « first time », the social competencies of the player (in getting

Conversation sociologique avec un joueur · PDF filePsychotropes – Vol. 11 nº 2 31 Conversation sociologique avec un joueur Jean-Yves Trépos Erase, Université Paul-Verlaine, Metz

  • Upload
    trandat

  • View
    215

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 31

Conversation sociologiqueavec un joueur

Jean-Yves TréposErase, Université Paul-Verlaine, Metz

Courriel : [email protected]

Résumé : Cette conversation à visée interprétative conjointe, entredeux sociologues, s’appuie sur l’expérience de l’un d’entre eux, quia joué à la roulette pendant plus de vingt ans et qui y a perdu dessommes considérables. L’entretien envisage certains aspects dujeu pathologique que l’un des deux interlocuteurs considèrecomme très importants : la « première fois », les compétencessociales de joueur (l’approvisionnement, la dissimulation et lafeinte), les relations avec la famille et les amis, mais aussi avec lesorganismes de crédit, les difficultés de faire face à la dette (notam-ment la difficulté de faire reconnaître, par les commissions desurendettement et par les tribunaux, la dimension addictive du jeu).Il illustre aussi le va-et-vient, dans lequel se débat souvent lejoueur, entre la mise à distance esthétique de la pratique patholo-gique du jeu et la douloureuse confrontation avec le réel.

Abstract : This conversation between two sociologists, aiming to ajoint interpretation, is based on the experience of one of both whohas plaid roulette for more than 20 years and who lost considerableamounts of money. The talk looks at some aspects of compulsivegambling considered as very important by one of the speakers: the« first time », the social competencies of the player (in getting

Conversation sociologique avec un joueur

32 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

money, in dissimulation and simulation), his relationships with hisfamily and friends, but also with the credit societies, the difficultiesto face debts (especially the one consisting in getting the commis-sion for debt problems and the justice court to consider the addic-tive side of gambling). This talk also illustrates the often-constantgambler’s ply between the aesthetic setting into distance of thepathological gambling practice and the painful confrontation withreality.

Mots clés : jeu pathologique, sociologie, compétences sociales,dette, initiation, argent, évitement, interview.

Introduction : l’un joue et l’autre pas…

Appelons-le Paul (« P. » dans l’article). C’est un ami de longue date. Ilest sociologue et formateur dans un établissement d’enseignementsupérieur. Il a aujourd’hui 56 ans. Il vit depuis plusieurs années séparéde son ancienne compagne avec laquelle il a eu deux enfants. Pendantplus de vingt-cinq ans, Paul a joué dans les casinos, un peu partout enFrance (particulièrement dans l’Est) et à l’étranger. À vrai dire, chaquefois qu’un casino était à proximité d’un lieu où il séjournait, il s’y ren-dait. Exclusivement pour la roulette (« Un dispositif qui me convenaitparfaitement… Quelque chose du côté de la pureté du geste… Un purjeu de hasard… pas de jeu avec des cartes, par exemple. » Précisiondonnée en 2005 par Paul). Après plusieurs tentatives pour cesser la pra-tique du jeu, il a mis fin à cette activité en décembre 2001.

L’entretien qui est reproduit ici a eu lieu au cours de l’été 2002.C’était la mise en route d’un vieux projet, qui aurait consisté à tirer unparti intellectuel de son expérience de joueur, non pas sur le mode asy-métrique d’un interviewé qui vient livrer ses représentations à unsociologue, mais plutôt de la conversation entre deux sociologues dontl’un a une expérience du jeu et l’autre pas. Cette herméneutiqued’une expérience du jeu n’a pas complètement abouti, au sens où laconversation n’a pas été menée jusqu’au bout et où elle n’a pas engen-dré de véritable séance de travail a posteriori. Mais, une fois la con-versation transcrite, Paul a pu la relire et l’annoter, en fonctionnotamment des événements qui se sont déroulés depuis et qui ontramené la question du jeu sur le devant de la scène. Cette relecturefigure ici en notes de bas de page.

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 33

L’entretien n’a pratiquement subi aucune altération : on a seulementcoupé deux ou trois passages de redites ou inaudibles (marqués : / … /)et on a précisé quelques ellipses (entre barres obliques, en italiques).Bien entendu, l’intervention du sociologue qui signe l’article (JYT) ne selimite pas à ces précisions et à quelques questions : des remarques, quine sont pas des commentaires critiques, également entre barres obliques,cherchent à apporter des éclairages complémentaires sur cette conversa-tion, ni typique, ni représentative, mais profondément ancrée dans plusde vingt-cinq ans de vie avec le jeu.

Les premières fois : jouer, perdre, avouer, se faire aider…

/ L’entretien commence sans question initiale, ou plutôt c’est Paullui-même qui se fait son propre intervieweur en posant la fameuse ques-tion de « la première fois ». /

P : Imaginons que tu m’aies posé la question de la première fois…

Il y a deux moments. Le premier, c’était à Gérardmer. À l’époque,je travaillais dans le théâtre et, évidemment, je gagnais ma vie en faisantautre chose. L’été là, je réalisais un vieux rêve : travailler dans un hôtel./ … / Un soir, le cuisinier m’a proposé de sortir. Lui-même était… jouait.C’est la première fois que j’ai mis les pieds dans une salle de jeu. J’en aiun souvenir assez vague. Ai-je gagné, perdu, joué même ?… Deuxièmechose. Je suis à peu près sûr d’y être retourné, avec un ami. C’est monpremier souvenir de perte… avec une somme dérisoire. Et ça a duré letemps de la période de travail à Gérardmer.

Le deuxième moment, c’est une anecdote… et je t’assure que cen’est pas de la recomposition. Vers midi, un client de l’hôtel, assezclasse… Visiblement, il n’avait plus d’argent. Il y a eu une altercationavec le patron. Il proposait de laisser quelque chose en gage. Et ce gars,je l’avais croisé la veille au casino… Il est parti à pied de l’hôtel. À l’épo-que, je faisais du sport et je l’ai rejoint en vélo, vers la Schlucht. Je lui aidonné du fric. J’avais été touché par ce gars. J’avais pas apprécié lamanière dont il avait été jeté par les patrons de l’hôtel. Depuis, j’ai eul’occasion de voir des types pathétiques… mais, lui, c’est resté. Aprèscoup, c’est une des scènes qui restent. En vingt et quelques années, j’aipourtant eu l’occasion d’en voir, des gens…

C’étaient les années… 76-77. La question du jeu n’était pas poséepour moi. Pas même en lecture. Quand ça s’est posé ? C’est très précis.Entre Noël et le Nouvel An. Régis était né. Donc 85.

Conversation sociologique avec un joueur

34 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

JYT : Quelles sont les circonstances ?

P : C’est Bertrand qui me dit : « On va à Mondorf / casinoluxembourgeois / passer l’après-midi. » Il y avait ses parents, André unde leurs copains qui jouait pas mal, Danielle / la femme de Bertrand / etmoi. J’y suis allé et je n’en suis pas ressorti.

JYT : C’est-à-dire ?

P : J’en suis ressorti il y a quelques jours… / Au moment de l’entre-tien, cela fait quelques mois que Paul a cessé de jouer. En fait, commesouvent, plusieurs allers et retours entre la pratique du jeu et la pratiquede « l’arrêt de jeu », pourrait-on dire, ont eu lieu, notamment marquéspar des démarches volontaires pour se faire interdire de casino sur leterritoire… On peut évidemment penser au discours de certainstoxicomanes : « Est-ce que vous pouvez me faire arrêter ? » /

JYT : C’était cette sortie-là ou toute une série de sorties rappro-chées ?

P : Celle-là et d’autres, dans les mêmes conditions.

JYT : Sur combien de temps ?

P : Quelques mois. Le temps que mes amis constatent que j’étaispas comme eux. Les phrases ? « Tu n’étais plus le même » (c’est Renée/ la mère de Bertrand / qui me le disait). « Tu étais passé ailleurs. »Eux étaient accros à autre chose. Renée se dit elle-même très joueuse1.Très tentée et ayant cherché à s’en prémunir. Le basculement m’a étésignifié de plusieurs manières. Les gens perçoivent cette transformation.

1. Les aveux d’envie de jouer chez ceux qui ne jouent pas… Les mises à distance chezceux à qui la passion fait peur, qu’ils condamnent, presque nécessairement morbide,en tout cas entretenant « un certain » commerce avec la mort. Acceptons que notrerapport à la mort puisse se décliner de différentes manières. Soyons pluralistes, pasrelativistes, car tous les discours sur la mort ne sont pas également entendables,même si potentiellement ils prétendent tous être entendus. Extrait d’une lecturerécente de P.Y. Bourdil : « Les êtres raisonnables jurent que nous sommes fous, quenous perdons notre temps à promouvoir des vanités, mais nous aimerions leur mon-trer qu’ils ne sont “raisonnables” que pour échapper à l’angoisse d’être, au moinsautant que n’importe quel passionné : ils sont “raisonnables” pour se distraire deleur passion. Le premier pascalien venu sait que le divertissement nous occupe lors-que nous ne voulons pas songer à notre mort. La raison nous divertit comme le reste.À ceci près que la raison vit de déclarer qu’elle ne se divertit pas. C’est son genred’être à elle » (Bourdil, 1998, p. 17). Mais nous connaissons aussi des êtres« raisonnables » qui ne traitent pas l’autre de fou, êtres ordinaires qui n’ont pas luFoucault ni Derrida sur la question. Renée, qui connaissait ces auteurs, n’avait paspeur des passions.

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 35

Des signes physiques. Les yeux. On n’est plus accessible à aucune con-versation. Denis me l’a dit tout de suite.

Ensuite, il y a d’autres étapes. Ça s’entretient… ça s’aggrave. Y aplein de premières fois. La première fois où j’ai voulu arrêter : trèsimportant pour moi… La première fois où j’ai avoué. Un aveu qui coûte :le dire à ma famille.

JYT : À quel moment ?

P : Pas garanti… Au bout de deux ans. Gabrielle / l’ex-compagne deP. / était au courant. / J’ai avoué / pas seulement pour le dire, / mais /pour demander de l’argent pour rembourser. Une somme dérisoire, maisqui m’apparaissait déjà énorme. Ça m’a été confirmé par la suite : onentre dans la relativité de… C’est toujours rien, dès l’instant qu’on adécidé d’arrêter. Le pire est à venir. Ce rien, c’est pas le mêmeaujourd’hui. À l’époque, l’équivalent de 10 000 F d’aujourd’hui. Avouéà ma mère… « Quand j’aurai remboursé, j’arrête. » Elles ont été très dis-crètes, ma mère et ma tante / les deux sœurs, dont l’une est restée céliba-taire, vivent ensemble. On remarquera que la question du père de Paul,divorcé, n’est jamais posée /. C’est ma tante qui a parlé : « Qui n’ajamais fait de bêtises ? L’important, c’est que tu arrêtes. On va t’aider.Tu as bien fait de nous en parler2. » J’ai été très ému par leur attitude. Çam’apparaît aujourd’hui comme une attitude très… chrétienne. Quelquechose du côté de l’agapè.

/ Paul fait allusion à l’analyse proposée par Luc Boltanski quidonne plein sens à un régime d’action, le régime d’agapè, dans lequel,contrairement au fameux rapport de don et contre-don, le rapport àl’autre se fait sans attente de réciprocité (Boltanski, 1990). /

Extrêmement touché. C’était cinq ans trop tôt. Elles m’ont fait con-fiance. J’ai ressenti une grande libération. Quelqu’un est dans la détresseet quelqu’un arrive et qui lui fait du bien. Nous intellectuels, on a appris

2. Le fils prodigue… Un très beau ballet de Balanchine qui date de l’époque des Bal-lets russes et que j’ai vu danser plusieurs fois. Maintenant, j’aimerais le revoir, passeul si possible, pour connaître ce bonheur si particulier du tressage des histoires,quand la sortie de la souffrance en passe de nouveau par l’accès au récit. Je pense àce que dit Ricœur à ce sujet : « Une vie, c’est l’histoire d’une vie en quête de narra-tion. Se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des his-toires à la fois intelligibles et acceptables, surtout acceptables » et : « C’est ce tissuinter-narratif, si l’on peut dire, qui est déchiré dans la souffrance ». On trouve ceslignes dans un texte qu’il a publié dans un numéro de la revue Autrement consacréà la souffrance / Ricœur, n°142, 1992 ; et Ricœur, n°132, 1994 /.

Conversation sociologique avec un joueur

36 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

à être soupçonneux par rapport à ça. Et Gabrielle… je lui fais part de cebonheur. Elle m’a cassé. « Tu ne crois pas que tu vas t’en tirer aussifacilement ? Tu devras faire une psychanalyse… »3 / Long silence. /

JYT : Comme s’il y avait un prix à payer qui n’était pas suffisant.Pas suffisamment payé…

P : Voilà. C’est ça. Absolument.

JYT : J’ai des souvenirs de cette période…

P : Ceci n’a pas été… Il y a deux logiques : la psychanalyse d’uncôté. Négation totale de l’agapè ? Comme si un amour désintéressé, sansdemande, n’était pas possible. C’est ça qui est terrible. Ça a été très dur.Je ne peux pas l’admettre encore aujourd’hui.

JYT : J’ai plusieurs souvenirs. Surtout de l’extrême ambivalencequ’elle / Gabrielle / manifestait quand elle venait ici en ton absence.D’un côté : « Il a perdu, c’est un con. » Et : « La semaine dernière il agagné, il est génial. Moi, je crois qu’il a une martingale »…

/ Ici, l’intervention du sociologue non joueur vise à ne pas rester endehors du mouvement d’anamnèse, comme un spectateur, certes bien-veillant, mais tout de même… /

P : D’accord… / Sourire de connivence, pouvant signifier : jedécouvre des choses intéressantes. /

JYT : Une grande ambivalence. Comment tu pouvais t’yretrouver ? Le discours du prix à payer et le discours du prix à ne paspayer.

P : Ça s’est traduit plus tard par une certaine reconnaissance et unenégation. Elle a reconnu que, pendant une période, elle a profité de beauxmoments. Elle se sentait solidaire. C’était l’époque de la fameuse sou-pière où je mettais l’argent du jeu. « La soupe à l’oseille », comme jel’appelais. On y puisait. Deux ou trois objets achetés, sans communemesure avec tout ce qui aurait pu l’être avec ce que j’ai perdu. Je ne suispas un joueur qui peut faire état de gains… Exemple, à la commission dusurendettement : « Est-ce qu’un jour, vous avez gagné beaucoup ? »,dans le répertoire des questions types…

3. Ce recours systématique à ce genre d’expertise me faisait déjà horreur. Quel man-que de confiance dans les autres dispositifs ! Et si un jour, on travaillait / nousaussi / sur les accros au système judiciaire, aux décisions de justice qui viennent ras-surer des « angoissés » en leur refilant leur dose à coup de décisions qui entretien-nent leur position de victimes ?

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 37

Compétences de joueur : l’approvisionnement

JYT : Trois ou quatre questions à aborder. Il y a eu plusieurs « premièrefois » et une scansion de la trajectoire par une série d’aveux. Mais quelleest la temporalité du joueur ? Orientée ? Cyclique ? Avant-arrière ? Etest-ce que le joueur en a le sens ? Ensuite : quelles techniques pour enve-lopper son jeu, pour masquer ? Ça me semble être une compétence pro-fessionnelle réelle4. Ensuite : quelles compétences de jeu ? Quellesanticipations, quelles solidarités ? J’ai un souvenir d’une fois où tu m’asdit : « J’ai voulu retourner au casino, après une relecture de Goffman. »Gros prétexte auprès d’un ami ?

P : Quand j’ai su pour Goffman / révélation, au colloque de Cerisy,en 1987, que le sociologue Erving Goffman avait la passion du jeu /,mon intérêt pour ce regard a été renforcé. Je n’ai pas cherché à le lire souscet aspect-là. Deux ou trois anecdotes, à partir du colloque de Cerisy. /Voir : E. Goffman, 1989. / C’était l’officialisation : « À partir de cinqheures, il n’était plus visible. » Il y avait plusieurs mythes qui circulaient.Il aurait voulu apprendre le métier de croupier… C’est une arête, un clic :« À partir de cinq heures… ». Mon rapport à ça a malgré tout été un rap-port distancié à l’identification. Trop prédisposé à ça pour tomberdedans. Je ne suis pas dans une communauté de parias. Ça aide un peu.Mais je n’ai jamais voulu esthétiser cette aventure…

JYT : Oui, mais cette phrase-là a une importance. Fascinante ?Entraînant une projection ?

P : À aucun moment, je ne me suis pris pour Goffman.

JYT : Si tu étais un homme de l’écrit, est-ce que c’est quelque choseque tu aurais pu écrire, en exergue d’une histoire que tu aurais pu entirer ?

P : Oui. Mais j’ai toujours eu… Je crois que ça je te le dois… unerésistance à l’esthétisation5 d’une expérience… Mais équiper une expé-rience, lui donner des points d’appui pour permettre de la supporter…Combien de fois, j’ai dit : « Je vais faire une observation »…

JYT : Tu disais : « Je vais faire un peu d’ethno… »

P : Au début c’était… y avait un peu de ça… le plaisir de l’observa-tion. C’est allé en diminuant. Mise en récit de joueurs, du décor, de

4. J’espère qu’on pourra développer le programme contenu dans toutes ces questionscar ce texte n’est qu’une ébauche dont j’assume le caractère brut.

5. C’est plutôt de ma résistance à l’emphase dont je voulais parler.

Conversation sociologique avec un joueur

38 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

scènes… des lieux communs. / P. joue ici sur la polysémie et l’anti-phrase, à propos des lieux communs, qu’il faut prendre au sérieux, parcequ’ils sont des liens entre ceux qui fréquentent ces lieux pas sicommuns. / De celui qui passe en une même soirée de miser trois« plaques », à miser un jeton. La Mercédès où y a plus d’essence. C’étaittrès présent dans le plaisir que j’avais à y aller.

JYT : Et la déculpabilisation à y aller…

P : Et la déculpabilisation à y aller… Plutôt… Comment quelqu’uns’arrange pour supporter. Quel est le travail d’emballage que tout un cha-cun fait pour supporter son action. Pour l’assumer… La question du direet ne pas dire. Ça ne peut pas se dire partout. Compte tenu de mes amis,un monde intello, cette mise en forme, en récit, ça me permettait de lesupporter, de le rendre supportable. À cette époque, pour moi, il n’y a pasde souffrance. Autant que je m’en souvienne. Pas une activité qui poseproblème. Je peux la revendiquer. Ça n’altère pas ma vie.

JYT : La prochaine fois, ce serait bien que tu creuses cette questiondu moment où ça te fait problème…

P : C’est ce que j’entends de Marc Valleur sur cette question /Valleur et Matysiak, 2004 /. Le passage de la dépendance à l’addiction.Exprimé simplement. Je ne suis pas allé le voir / après une conférence ? /Ça me brûlait les doigts mais… je détestais d’avance les questions qu’onallait lui poser. Du type Asud : « De quel droit tu parles de quelque choseque tu n’as pas connu. » Je déteste ce schéma-là. Je lui ai posé la ques-tion, en public / une autre fois ? /, de ce qu’il pensait des groupes d’auto-support. Il n’avait pas une grande opinion de ces groupes. Moi non plus.J’ai quelques idées là-dessus. Plus tard, peut-être…

Des techniques d’évitement ? La première chose qui me revient. Leplus dur, c’est l’approvisionnement. Pour jouer, il faut de l’argent. Pasune technique : c’est en termes de choses à faire, une démarche. Alleraux sources. Il y a plusieurs types de sources. Les ressources propres. Jegénéralise à partir de moi. On peut le faire : j’ai l’impression que pour lesautres c’est pareil. Mais, ma connaissance / de tout ça est limitée /, jem’en rends compte aujourd’hui, si je me place en position d’anthropolo-gue… J’ai eu peu d’entretiens avec des joueurs. Ce qui t’indique à quelpoint la partie professionnelle a été très vite laminée, au profit, si je puisdire, d’un aspect plus pathologique. Sociologue et joueur, c’est pas lesmêmes métiers. Même si j’ai pu voir des choses. Je ne veux pasm’illusionner là-dessus. Je ne peux pas m’en prévaloir pour l’instant,malheureusement.

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 39

Plusieurs sources : les revenus propres générés par le travail, plusquelques ressources complémentaires… des cours / supplémentaires /… Intimement liés à la pratique du jeu. Ils viennent compenser des per-tes et pour fournir des fonds qui vont permettre de « se refaire ». C’estune thématique assez proche, entre le jeu et le travail. C’est une dépen-dance qui ne rend pas les gens amorphes. Je me souviens d’une phrased’un joueur : « Les joueurs, c’est pas des fainéants / prononcé« feignants » ; cf. ci-dessous /. Ils travaillent dur. » Le grand exemple,c’est Dostoïevski, on sait que sa… J’ai pas lu sa correspondance. C’estun plaisir que… je m’interdis, je ne sais pas encore pourquoi. Des cho-ses sur le fait d’écrire pour réalimenter la machine. D’autres, moins con-nus, comme Rotrou, grand écrivain de théâtre du XVIIe, dont au moinsune partie de la production est liée à la nécessité de produire pour com-penser les dettes de jeu. Et Le Triporteur / … / Darry Cowl… Figure surlaquelle je reviendrai…

Compétences de joueur : l’art de la feinte…

JYT : Une parenthèse, en jeu de mots : les joueurs ne sont pas desfeignants, mais qu’est-ce qu’ils feignent ?

P : Oui, c’est assez beau. Ils feignent de… ça tourne autour de la…de ce fameux réel… d’affronter… C’est une des grandes figures de l’illu-sion, c’est-à-dire de… du savoir sur soi. C’est pas du savoir sur soi. Duréel… De quelque chose qu’on veut pas voir. Ils feignent de…

JYT : J’avais dans l’idée la question de la feinte. Toi tu as entenduma question comme une feinte par rapport à soi-même, mais je ne vou-lais pas l’aborder aussi fondamentalement et je pensais à la feinte parrapport aux autres. Feinter les autres6.

P : Je l’ai pas entendue là parce que… je suis très sensible à la ques-tion des autres et, les feintes… j’ai des expériences douloureuses à ceniveau-là et c’est peut-être pour ça que j’ai pas voulu entendre… Jel’avais dit précédemment : c’est une épreuve qui confronte à la questiondes promesses non tenues. Les promesses, c’est pas tout à fait les ser-ments, hein. Le serment te lie sans doute plus. Faudrait peut-être distin-guer les deux registres. Le serment, tu ne pourrais pas revenir dessus. La

6. L’intérêt du sociologue pour la Métis ! L’oreille de son ami, encore formatée par leslectures qu’il faisait sur le thème de l’illusion (Clément Rosset, par ex.), avec en toilede fond l’espoir secret que ça pourrait l’aider à s’en sortir (illusion !). Aujourd’hui,je continue à pratiquer Clément Rosset que j’aime beaucoup / Rosset, 2001 /.

Conversation sociologique avec un joueur

40 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

promesse aurait quelque chose de l’ordre de la reprise possible. Peuimporte. En tout cas, la question de la trahison, je l’ai vécue et je la visencore douloureusement. Pas seulement par rapport à soi-même. Par rap-port à moi-même, je m’en accommode. Le plus dur, c’est évidemmentpar rapport aux autres. C’est pour ça que cette feinte-là, je l’ai pas enten-due. Il y a un autre type de feinte, qui est plus de l’ordre de la dissimula-tion, par rapport aux autres, qui me semble plus acceptable, plusjustifiable, dans la mesure où cette dissimulation fait partie aussi de… enbon goffmanien… tu soulages aussi l’autre, parfois, en ne le rendant pastémoin de quelque chose que, de toutes façons, il sait. Donc lui aussi peutfeindre de ne pas savoir, par commodité. Ça c’est plus facile en tout cas.Mais feinter les autres… comme tu disais… c’est-à-dire… J’ai eu uneexpérience très douloureuse où une phrase m’a été renvoyée, du type :« Tu m’as roulé dans la farine »…

JYT : C’est une phrase de Gabrielle ?

P : Non. C’est une chose qui s’est produite avec David, qui a faillime coûter notre amitié et qui a été pour moi très douloureuse. Je doisbeaucoup à David par ailleurs. On se voit peu, mais on se parle beau-coup… J’ai toujours eu justement, sur la question de l’approvisionne-ment au fric… j’ai jamais… sauf à deux exceptions près… deux fois…c’est très peu… j’ai jamais voulu demander d’argent aux amis. C’étaitpour moi, tu comprends bien, quelque chose d’extrêmement importantque de ne pas aller jusque-là. Une distinction entre le banquier et… Ily a plusieurs cercles hein, y a la famille, les amis, les banquiers… Lesamis : les gens qui comptent autour de moi et puis il y a aussi, je doisbien l’aborder… une amie. Et moi-même, mon salaire. Voilà les cinqsources. Et je veux pas aborder les autres… On les connaît tous cescomportements… auxquels certaines personnes ont recours, mais quifont partie de leurs propres ressources. Mais c’est pas mon cas.

Le genre du jeu

JYT : Par exemple ? C’est sibyllin.

P : Je pense à des… j’ai pas été témoin… des personnages que j’aivu jouer, tiraient leur argent, ça c’est pas un mythe, on le sait, du recy-clage de… Enfin, y avait des macs, quoi…

JYT : J’avais compris : la prostitution de la personne elle-même…

P : Un certain nombre de femmes qui étaient là, de la communautéasiatique en particulier… Je ne me serais pas permis… D’autres joueurs

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 41

que je connaissais par ailleurs me signifiaient très clairement leur profes-sion. Mais après tout, c’est un travail : moi j’enseignais, elles, elles seprostituaient, donc…

JYT : Elles se prostituaient pour jouer ou pour que leur mac joue ?

P : Y a les deux. Y avait des macs qui jouaient sans les filles et desfilles qui jouaient directement.

JYT : La sex-ratio, dans le jeu, c’est comment ? Vingt ansd’expérience !

P : Dans les lieux que j’ai pu fréquenter…

JYT : Est-ce que c’est du genre 3/4 d’hommes et 1/4 de femmes ?

P : Ça peut aller jusqu’à moitié-moitié. Ce n’est pas un mondeexclusivement masculin. C’est entre 50/50 et trois quarts/un quart. Monexpérience se limite… J’ai un témoignage sur d’autres lieux… des tri-pots clandestins à Paris, tenus par la communauté asiatique, où là, en cesendroits-là, il est certain que c’est un monde beaucoup plus masculin.Mais moi, que ce soit en Belgique, en Italie, à Prague, à Vienne… tousles lieux que j’ai pu voir, il y avait toujours la présence de femmes. Avecdes profils très différents. Quant aux machines à sous, qui est un mondeque j’ai moins vu… Là, on a les travaux de Martignoni… quoique je neles ai pas lus… je me prive de je ne sais pas quoi… qui ont été publiésrécemment. Son étude sur les bandits-manchots, là on doit avoir des chif-fres précis… / Martignoni-Hutin, 1993, 1998, 2000 /. Ce que j’observe,c’est que c’est un monde très féminin… plus féminin peut-être que mas-culin. Encore une fois, on n’est jamais devant un monde unisexe.

Le visage du crédit

JYT : On y reviendra peut-être… Pour revenir aux techniques socialesd’évitement. Tu as parlé des techniques d’approvisionnement. Non, tun’as pas parlé des techniques, tu as parlé de l’approvisionnement, maispas des techniques. T’as pas dit comment tout ça est mis en route ensuite.La question que tu n’as pas abordée, c’est sur quel bouton tu appuies, àquel moment et comment tu organises ça.

P : Il m’est arrivé, n’ayant plus d’argent… et ayant une envie terri-ble d’aller jouer, de demander par exemple à des collègues, avec lafameuse phrase : « Tiens, j’ai oublié ma carte, est-ce que tu peuxm’avancer mille balles ? » Mais dans ce cas, très précisément, en ce quime concerne, je faisais un chèque immédiatement… Comme je jouais à

Conversation sociologique avec un joueur

42 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

l’étranger et que je n’avais pas de chéquier international et que peut-êtrej’avais déjà tout retiré sur ma carte, de mon montant hebdomadaire… Là,comment me procurer du blé ? Je demandais à une personne… Là, yavait déjà de la feinte… J’avais de l’argent sur mon compte et la per-sonne…

JYT : C’était pas un chèque en bois ?

P : C’était pas un chèque en bois. C’était très important pour moi.En même temps, ça masquait complètement le truc. Un autre ami… uneautre personne… ça c’était pour aller jouer. Je me souviens très bien deJacques-Henri. Il faisait partie des gens qui savaient que je jouais. Parexemple, à JH, à plusieurs reprises, je lui ai demandé de m’avancer milleballes ou deux mille balles, mais c’est pareil, je lui faisais un chèque.Mais là, comme il savait, je lui disais pourquoi. Parce que sinon, je le pre-nais pour un con. Je savais que la relation que JH avait avec moi et quemoi j’avais à lui, me permettait de le faire… J’avais toujours un cas deconscience. En demandant à la personne, tu lui demandes de te filer tadose, quoi, ce qui ne va pas de soi, de mettre un ami en position de te filerta dose.

Donc JH… Pourquoi JH, qui était quelqu’un que j’aimaisbeaucoup ? Parce qu’il avait un certain rapport à ça. Il avait lui-mêmedes comportements financiers extrêmement dépensiers… Il n’allait pasdans des endroits de ce type, parce qu’il se sentait extrêmement vulnéra-ble. Il y avait quelque chose de l’ordre, non pas d’une communauté depersonnes atteintes d’une même maladie, mais un côté « je tecomprends ». Même si je sais que… toujours accompagné de la phrase« Fais pas le con, arrête-toi. » Mais il y avait pas de jugement, il allait pass’engager vis-à-vis de moi sur un mode de « je vais te prendre encharge », ce qui est toujours évidemment une position délicate et quin’était pas ce que je lui demandais, sauf évidemment à le voir d’un pointde vue psychanalytique, à voir de la demande inconsciente partout. C’estpas ma vision du monde… Quand il y a de la demande d’aide, y a… ausens strict… Ça fait partie de ma responsabilité que de dire : « Qu’on medonne ce truc et qu’on ne veuille pas me soigner. » À un autre moment,ce sera ça / la demande de soin stricto sensu /. Évidemment, j’ai eu parrapport à ça des réactions extrêmement différentes / selon les périodes /7.

7. Le visage des amis n’est pas le même que celui d’une société de crédit, d’ailleurs ena-t-elle un ? Le visage de celui qui vient demander l’ouverture d’un crédit à la con-sommation disparaît lui aussi très vite. Il rejoint l’ensemble des dossiers des servicesde contentieux. Pourrait-on un jour rendre publics les bénéfices faits par ces sociétés ?Pourtant, quand on fait une demande auprès d’une commission de surendettement ou

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 43

Il y a tous les organismes bancaires. Alors, ça implique une choserelativement simple. Une possibilité qui suppose… tout joueur ne peutpas y avoir recours, étant donné que, socialement parlant, il faut voir lesgaranties financières qu’il présente. On sait comment fonctionnent lesorganismes de crédit, dès qu’on a des fiches de paie. Là, on peut mentirsans… On est quand même obligé de mentir parce que… Une desdemandes c’est : « Est-ce que vous avez contracté des crédits parailleurs, quel est le montant de vos remboursements ? ». Cette case-là, onne la remplit jamais. Jamais de vérifications ! On sait très bien que tech-niquement ils ont / pourtant / toutes les possibilités de le faire. Moi, j’yai eu recours pour me procurer du fric. Rien d’extraordinaire.

/ Cette partie de l’entretien est une très belle illustration des travauxde Viviana A. Zelizer sur le fléchage de l’argent par ses destinationssociales : comme on le voit, un sou n’est pas un sou, puisqu’un sou de labanque, un sou d’un ami « dans le coup » et un sou d’un ami « hors ducoup » ne se valent pas (Zelizer, 1998). /

Le traitement familial du jeu

JYT : Insensiblement, tu t’es sorti du jeu et tu as pris un point de vueenglobant… Pourquoi pas ? Mais, je pense que ça serait plus intéressantque tu dises comment t’as fait, toi, dans tel cas…

P : Comme ce que j’ai dit par rapport à JH ?

JYT : Oui, pour nous-mêmes, pour la réflexion, c’est à la faveur descas où tu dis « je », qu’il te viendra l’occasion de dire des choses sur lesautres. Et je me posais la question de tes ressources personnelles : com-ment t’as fait progressivement pour mobiliser tes ressources, par quelsétats d’esprit tu passais ? Le salaire et le complément de salaire ne suffi-saient plus : comment tu t’y es pris ?

P : Après être passé par les prêts, qui ne suffisaient plus, je suisallé à chaque fois jusqu’à… à plusieurs reprises… j’ai engagé la ventede biens personnels qui m’ont permis à plusieurs reprises de me ren-flouer. Donc, d’annuler mes dettes. Il y a une chose quand même assez

devant un tribunal ou dans le cabinet d’un avocat, on invoque et on se conforme laloi, sans nuances, sans aucune considération. La brutalité administrative dans toutesa splendeur : « Vous ne devez privilégier aucun créancier ». Traduisons : « Ils onttous le même visage ou plutôt, pour nous, ils n’en ont aucun ». Je n’exclus pas dem’engager prochainement sur ce terrain et je ne garantis pas la « neutralitéaxiologique » ! / Sur la question du visage : Lévinas, 1990a. /

Conversation sociologique avec un joueur

44 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

étonnante, c’est que, à aucun moment, ces ventes de biens ne me per-mettaient de rembourser complètement mes dettes. Y a jamais eu unevente de biens qui… Y en a pas eu trente-six. Y a eu deux maisons, enl’occurrence, de ma famille. / P. est fils d’employés, sans fortune parti-culière, mais le bien immobilier de sa tante est venu en complément decelui détenu par sa mère. / Mais à chaque fois, il y avait toujours unpetit reliquat. Bon, je ne veux pas interpréter… dire que c’est ça qui afait que j’ai relancé à nouveau la machine, mais… Ça c’était les situa-tions évidemment les plus extrêmes… Alors là, c’est à nouveau lesaveux… difficiles… qui impliquent que la famille proche se dessaisissed’un bien pour payer mes dettes… Y avait toujours un petit reliquat.

JYT : Et t’allais jouer pour payer ce petit reliquat ? J’exagère ou pas ?

P : Non, c’est ça. L’erreur que j’ai faite… Alors, évidemment, lesboîtes de crédit étaient remboursées et à nouveau, je me retrouvaisdevant des réserves d’argent assez importantes. Là, on est devant quel-que chose d’assez vertigineux, de l’ordre de l’illusion. Jamais, aumoment où je réengageais mes premiers 5 000 balles – ça c’était meschiffres à moi – je n’imaginais jamais que j’irais jusqu’à me retrouverexactement dans la même situation, deux ou trois ans plus tard.

Sur ces questions-là, les questions des traitements familiaux ineffi-caces, toutes les émissions de télé le disent… Le récent témoignage d’uneémission belge, qui faisait état d’ailleurs du témoignage de parents, enparticulier une mère de joueur… Je me souviens très bien des paroles decette mère, disant : « J’aime mon fils plus que tout, mais jamais je ne luidonnerai d’argent. » Et elle s’adressait aux auditeurs en disant : « Ne fai-tes pas ça, vous ne l’aiderez pas. » Alors, c’est dur pour moi, d’entendreça… Parce que ça revient à ce thème récurrent que je t’ai déjà indiqué.C’est des moments très très confus, puisqu’il se mêle là des gestesd’amour… dans le souvenir que j’en ai et en même temps de la trahison.Peut-être que là on contracte des dettes encore pires que les autres./ Rire. / Parce que, se retourner contre la personne, c’est impensable.

Aujourd’hui, ça je considère que j’ai à le prendre sur moi. Pour avoirencore une santé. Je pense d’ailleurs que la santé mentale, elle est à ceprix : réussir à supporter une dose assez importante… ça s’appelle laresponsabilité… Ne pas fuir dans des choses du type : accusation du sys-tème de prêt. Même si j’ai des griefs à l’égard… Même si je pense qu’ily aurait des choses à faire. J’essaie en tout cas de ne pas mettre mon com-bat là. Accusation d’un ami qui m’a prêté de l’argent et que j’accuseraisde… m’avoir mis dans cette chose-là ? C’est comme si j’accusais mamère de m’avoir filé du fric. Là on est devant un choix : si on y entre, on

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 45

entre dans une forme de folie. La seule manière de tenir, c’est de réflé-chir… J’ai peut-être pas commencé à le faire. Supporte ce réel-là,travaille là-dessus. C’est là, c’est toi, n’aie pas de trous de mémoire parrapport à ça. C’est mon combat.

La confrontation au réel

JYT : Est-ce que ça a un sens pour un joueur, de se dire à un moment :« J’ai perdu tant » ? Est-ce que c’est… Est-ce qu’il synthétise ?

P : Oui. Pour moi, j’ai perdu tant, la somme revient comme quelquechose d’énorme…

JYT : Disproportionnée par rapport à tes revenus ?

P : Disproportionnée par rapport à mes revenus, quelque chose quiest quasiment de l’ordre de l’inavouable, y compris par rapport à soi-même. C’est-à-dire que, aujourd’hui, si tu me demandais, à deux ou trois« briques » près, combien j’ai perdu, c’est pas que je veux te le cacher,mais je serais pas capable de te le dire. Très approximatif, donc ça veutdire qu’il y a quelque chose de l’ordre de la réélaboration… cliniquement/ parlant /… très difficilement supportable… dans la confrontation avecle chiffre. Ce qui n’empêche que la question de l’énormité, elle est quandmême là. La question c’est : à quoi bon ? Faut-il aller encore… plus…ce réel-là… Ce qui est d’ailleurs la technique de la conseillère conjugale./ Rire quand il se rend compte du lapsus. / Euh, conjugale ! / Rire. / Dela conseillère en économie sociale et familiale, profession… ou les gensqui travaillent dans les services de tutelle, sont amenés à reprendre lesquestions budgétaires. Qui passent par une clinique du budget. La con-frontation au réel dans ce qu’il a de plus cru, qui est souhaitée. Ce que jecomprends. Il y a sans doute chez moi…

Récemment, j’ai été amené à demander conseil à une amie qui alongtemps travaillé comme déléguée à la tutelle… à lui demander con-seil sur… comment déposer une demande auprès de la commission desurendettement auprès de la Banque de France. Elle a eu une approchetrès amicale et très psy avec moi. Des paroles du type : « C’est pas undrame, néanmoins, ne t’y trompe pas, tu ne pourras pas supporter cetteépreuve sans aide. » L’aide, c’est évidemment une analyse. Donc, elleme dit… Et moi je lui disais : « L’analyse viendra comme un luxe. Pourl’instant, j’ai les mains dans le cambouis. Ce dont j’ai besoin pour l’ins-tant, c’est d’une aide technique : comment on remplit un dossier. » Elleme dit : « C’est rien la technique, je vais te la dire, mais ne trouve pas ce

Conversation sociologique avec un joueur

46 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

prétexte-là pour… ne pas aller en analyse. » Dans cette aide technique,il y avait la nécessité… « Ça va être très dur pour toi de tout tout toutnoter, ce que tu dépenses. »

C’est pas tout à fait pareil que la question que tu m’as posée. J’ai lesentiment de l’énormité. La formulation en termes exacts, je meréserve… je me préserve peut-être… cette petite douceur-là, pour ne pasl’avoir sous le nez. Sachant que j’ai déjà trop de choses sous le nez, quime reviennent tous les jours. Je ne veux pas donner dans le pathos :quand ma fille me demande où on part en vacances, j’ai pas besoin de lasomme de ce que j’ai perdu… je vis tous les jours l’énormité de la dette.

Néanmoins, j’ajoute une chose. Je crois que c’est peut-être intéres-sant par rapport à notre travail. Là aussi la question des émissions de télé-vision… Y a pas que l’équipement / savant /, y a pas que les lecturessavantes. Y a tout ce qui est de l’ordre des témoignages cliniques, à laradio, à la télé… Quelle fonction ça a, on trouvera peut-être en en parlant.En tout cas, en termes de phrases qui marquent, il y a une autre phrase àpropos de la somme, qui m’a beaucoup marquée et que je dois à uneémission de télé. C’était un joueur, qui en était à des chiffres assez impor-tants, de l’ordre d’une centaine de « briques ». Il en était au point… C’estdonc ce gars qui dit : « J’en étais au point où je prenais l’avion pour allerjouer. » Il dit à un de ses copains : « Je paume actuellement 50 briques. »Et son copain, lui dit : « Peu importe, c’est rien à côté de ce que tu vaspaumer dans un mois, dans deux mois. » « Je ne pouvais pas l’entendre »,disait-il. Ô combien avait-il raison, parce qu’aujourd’hui, je paume ledouble. On voit bien qu’il y a quelque chose à accepter. Un rapport à latemporalité… Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, on va réussir àsupporter ça. C’est très difficile. Tout ce qui est de l’ordre de la raison nefonctionne pas. Ça a été pour moi une petite aide, cette phrase. Une petiteaide qui entre dans la question à laquelle un joueur est confronté, surtoutquand il veut arrêter, ce qui est mon cas, quand il veut inverser, sortir duprocessus, qui est long… Je sais que ces propos-là apportent beaucoup,parce qu’ils permettent pas un petit espoir, mais on a le sentiment de pou-voir dire : « J’arrête avant la catastrophe totale. » C’est-à-dire, le pirepourrait être encore à venir. Dans le pire, il pourrait y avoir encore pire.Comment se construire, sur quoi s’appuyer…

La topique esthétique

Sur la question des aides… des émissions de télé… je crois que la pre-mière fois que j’ai entendu Marc Valleur, c’était dans des émissions sur

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 47

le jeu, à France Culture en l’occurrence. Tu connais mon goût pourl’archive radiophonique. J’ai écouté un certain nombre d’émissions.Elles sont pas très nombreuses : 5 ou 6. Je suis loin de les avoir écoutéestoutes. J’ai essayé de les retrouver. Je ne les retrouve pas. C’est des cho-ses que j’écoutais. C’est des choses que Axelle / son amie de l’époque /aussi écoutait. Elle, c’était dans la perspective de pouvoir me compren-dre. Quel regard j’avais sur ces émissions de radio ? Je recherchais,comme un amateur de vin va rechercher de plus en plus… le meilleur…Tu deviens un amateur exigeant. Tu recherches le plus subtil. Tu recher-ches le plus… étonnant. Tu recherches le plus… humain peut-être – moi,c’est pas trop mon truc, mais quand j’entendais de l’humanité, j’étaiscontent… – le plus fin.

Alors, je repensais à une chose qui m’est chère… un travail qu’onavait fait ensemble… que j’utilise toujours d’ailleurs : les différentesattitudes qu’une personne qui vient dans une association de consomma-teurs développe vis-à-vis de l’expert. En particulier, la remise de soi…Une catégorie que tu avais produite… et puis l’autre, qui était laconcurrence : on limite le terrain par rapport à l’expert. Je n’étais pasdans cette catégorie où je m’en remettrais au discours savant et moi je nesaurais rien. Je ne pouvais pas me retrouver dans cette position. Et,comme je te l’ai dit, je m’interdisais aussi d’être dans une position… desupériorité… au nom d’une expérience où d’entrée de jeu j’annulerais le« petit » discours de l’expert qui causerait… Ce que j’appelais la posi-tion Asud, du type : « Toi qui n’as pas vécu, de quoi tu peux parler ? »,quoi. Non, c’était plus une position, peut-être pas esthétisante… mais quiimplique le dialogue. C’est le rapport qu’on a aux œuvres. Je me sou-viens, dans des périodes de passion amoureuse, d’avoir dialogué avec Lerouge et le noir8. J’étais pas en position d’expert, j’étais en positiond’interlocution. Donc, j’avais des grands plaisirs comme ça.

Une de ces émissions où il y avait Marc Valleur, que j’avais beau-coup apprécié, tout de suite… C’est ensuite que j’ai lu le Que sais-je ?/ Valleur et Bucher, 1997 / et que j’ai assisté à la première journée orga-nisée à Marmottan sur le jeu pathologique. Où j’ai rencontré Martignoni,sociologue lyonnais qui m’avait envoyé ses travaux, mais auquel j’ai pas

8. Ça me rappelle une discussion récente avec un ami très cher, philosophe très con-cerné par la psychanalyse, avec lequel j’ai échangé sur le sujet. Au cours de notreconversation, il m’a demandé si je me reconnaissais dans les descriptions de Dos-toïevski. À chaque dépendance ses lettres de noblesse, Dostoïevski pour les joueurs,Burroughs pour les junkies, Proust pour les jaloux. Ces écritures feront partie des« boîtes à outils ».

Conversation sociologique avec un joueur

48 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

répondu, j’étais trop concerné… Dans une de ces émissions, j’aimeraisla retrouver, il y avait… je crois que c’est un psychanalyste… ou pas…quelqu’un qui a écrit un polar sur le jeu… J’avais beaucoup apprécié cequ’il disait. Je sais que j’avais apprécié, mais je ne sais plus ce qu’ildisait. C’est très vague pour moi. Il y avait là une sorte de discours sur lachose, pas du tout moral, assez clinique. On voit bien chez Boltanski, latopique esthétique…

/ L. Boltanski, dans un autre ouvrage, explore différentes façons dese situer par rapport au spectacle de la souffrance : « Une troisième pos-sibilité s’édifie sur la critique des deux premières. Elle consiste à ne con-sidérer la souffrance du malheureux ni comme injuste (pour s’enindigner) ; ni comme touchante (pour s’en attendrir), mais commesublime » (Boltanski, 1993, p. 168). /

C’est pas du côté de la compassion / autre attitude possible, suppo-sant, dit Boltanski, après Hannah Arendt, la présence /… Mais ça, c’estles moments heureux. On a peut-être l’impression de travailler…Aujourd’hui, je prends un peu de recul par rapport à ça. C’est-à-dire,il y a quand même… Il faut pas confondre ça avec le soin. Y a quandmême une souffrance qui implique un autre… / inaudible /. Ça n’annulepas le bonheur, mais ça ne tient pas lieu de soin. Sinon… Moins con-vaincu par les télés. J’ai toujours enregistré les cassettes dans la perspec-tive d’un travail. J’ai fait aussi, et c’est dans la catégorie des feintes, ilm’est arrivé de parler du jeu en cours. La première fois que j’en ai parlé,c’était dans une école d’infirmiers psy. J’y intervenais depuis des années.Des « intros à la socio » bien sûr, et puis dans un module « Pouvoir etdépendance ». J’avais proposé des réflexions philosophiques et sociolo-giques sur « pouvoir et domination » sous forme de flash, avec différentesentrées, avec des exemples. Et puis, en deuxième partie, moins concep-tuelle, pour les laisser atterrir. Là, je mentais, bien entendu…

JYT : Plaisir à jouer double jeu ?

P : Oui, pas méchant. Un péché véniel. Je me disais, merde, t’enchies suffisamment, t’as quand même bien le droit… tu peux quandmême t’autoriser ça, sachant que ce que tu vas dire, c’est pas quandmême tout à fait des conneries, quoi. Donc, j’étais pas en train de leurvendre de la soupe. En gros, je leur disais que je m’intéressais… Bon-heur de la profession de sociologue, censé s’intéresser à tout. Bonheuraussi des communautés scientifiques, où on n’est pas sensé en dire tropsur l’intérêt / qu’on porte aux choses /… On est payé pour s’intéresseraux choses. Donc, pourquoi pas aux joueurs ? J’avais même pas besoind’entrer dans la justification. Je disais que j’avais rencontré quelques

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 49

personnes sujettes à ce type de dépendance, je citais quelques sourcesbibliographiques. Les quelques choses que je développais… y avait riende pensé… tu me connais… sinon dans la voiture en y allant… deux outrois idées qui se mettaient en place. Mais j’élaborais sur le champ. Avecce que ça donne, ce genre de choses. Je me souviens très bien de l’idéeque je soumettais. J’attendais / de ses auditeurs, plus familiarisés avec laproblématique de la drogue qu’avec celle du jeu / un retour.

La dette : « Lorsqu’il arrête, c’est là que tout commence »

L’idée que je soumettais était très simple : il y a beaucoup de comparai-sons qu’on peut faire entre la toxicomanie, au sens classique du terme, etla dépendance au jeu, des choses qui se ressemblent, sans tourner autourdu pot et puis il y a aussi des spécificités de contexte qu’il faut trouver.Et plus tard, ayant entendu Charles / un ami psychiatre /, lorsqu’il parledes addictions, il disait la même chose. Et moi : où on va la situer cettespécificité ? Je la situais autour de la question de la dette et au momentoù la personne décide d’arrêter. Le bénéfice que tu tires au momentd’arrêter. Il me semble que le bénéfice, pour un alcoolique, pour untoxicomane, tout le monde sait que les choses ne s’arrêtent pas à la désin-toxication. Bien entendu, alcooliques, toxicos, souffrent. Mais, on saitque sur la question du corps, il va récupérer. Il peut escompter des béné-fices visibles, mesurables sur son corps. Le joueur, c’est l’inverse.Lorsqu’il s’arrête, c’est là que tout commence… C’est-à-dire qu’il va enprendre plein la gueule… Au moment où il joue, c’est certes importantla question du corps et du manque, il trinque en termes de fatigue… Maisquand il arrête, il sait qu’il va en prendre pour 15 ans. Moi, ma méta-phore, c’est la prison. Je suis en tôle. Je suis enfermé… Arrêter pour lui,c’est accepter de s’enfermer pendant 10 ans. Ensuite, on voit bien com-ment le laminage des concepts analytiques… Je ne dis pas que tous lesanalystes sont comme ça… Le passage par le réel… OK… Tout ça, çava… Mais il me semble… pour avoir été un fumeur… On sait bien, auxÉtats-Unis, les groupes de Release…

J’ai eu hier, de la Banque de France… la proposition de rembourse-ment qu’ils me font est quasiment… Moi j’ai proposé de rembourser…Une « brique » deux de remboursement ! Je gagne 2 700 euros par mois,je ne compte pas les revenus supplémentaires. Elle me dit : j’ai appliquéle barème. Le barème, ça donne 975 euros. J’ajoute les impôts. Çamène… / … / ça veut dire que je rembourse dix mille balles par mois. Jesais bien, c’est le barème… Je lui ai dit, je vous ai fait une lettre oùje motivais des choses. Je proposais de rembourser 6 000 balles par mois.

Conversation sociologique avec un joueur

50 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

Il faut que je rembourse / au total / 50 « briques ». J’ai refait mon cal-cul… En 5 ans / avec leur système / j’ai tout remboursé ! Ma démar-che… Comprenez-moi, je veux retrouver un peu d’espoir. Elle me dit :« Oui, je comprends… » Je donne 1 000 balles par mois pour mon fils :il est dans un collège privé, mais c’est le seul où il y a une option théâtre,sinon tu penses bien que je l’aurais mis dans le public ! On voit bien làcomment, de la part d’une personne pas du tout malveillante, je le jugepar le ton de sa voix, comment, spontanément… Ce côté qui doit conci-lier différentes choses… Il y a un dosage à trouver. Voilà, quand jefaisais les cours, où je situais la spécificité… C’est-à-dire que j’imagineque le toxico a lui aussi à faire face à un monde sans… et que c’est dur,si tu veux, mais l’objectivation…

Tu parlais de temporalité, de la dette qui se chiffre… Là, ça s’objec-tive, ça se traduit en termes de mois, de peine, compressible ou incom-pressible. Le toxico peut pas dire dans cinq ans je serai… Il a pas cetinstrument de mesure-là. On sait ce que ça signifie quand tu objectivesce truc-là, c’est pas rien… Là, tu peux pas tourner autour du pot. Enmême temps, on va voir jusqu’où ça peut être un instrument de négocia-tion, sur lequel je vais essayer de m’appuyer pour trouver un compromis.Là, y a toute une problématique de l’étouffement9… pris à la gorge…/ P. ne fait pas de lien explicite, à cet endroit, entre la dette économiqueet la relation de visage, pourtant si présente dans sa réflexion. Le proposde Lévinas fait écho à ce que P. a dit plus haut sur cet autre type de detteque l’on contracte vis-à-vis de ses proches : « La dette s’accroît dans lamesure où elle s’acquitte » (Lévinas, 1990b). /

Une addiction socialement indigne

Il y a beaucoup de contradictions d’ailleurs. Il faudra qu’on revienne surla Commission de conciliation… sur sa considération par rapport aujeu… La première fois que j’y suis allé, ils me demandent : « Pourquoi…vous étiez endetté ? »… J’ai dit : « Je suis joueur… » Elle m’a dit :« Écoutez, je vous garantis pas que ça passera, parce que les joueurs, c’estpas très bien vu. » Je lui dis : « Vous voulez rire ou quoi ? Vous me ditesça à moi… Ça fait quatre colloques ou journées d’études en un mois / ilen a un peu rajouté pour marquer le coup. Précision de 2005 / sur la ques-tion des addictions : le jeu en fait partie. Donc les joueurs seraient mal vusdans le système parce que… parce que quoi ?… parce qu’ils sont pas

9. Depuis quelque temps, je fais des angines à répétition, ça va même jusqu’à« l’extinction de voie ». / Sic. / Amusant, n’est-ce pas ?

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 51

malades ? Un alcoolique, ça serait mieux s’il se trouvait endetté ? Moi,j’ai des amis qui sont à peu près socialement dans la même situation quemoi, qui sont financièrement dans la même situation que moi… qui nesont pas pauvres… » Comme je dis quelquefois pour faire l’élégant, je nesuis pas pauvre, je suis ruiné… Ça se dit dans le milieu du théâtre : j’aiconnu des producteurs, j’en ai jamais connu de pauvres mais beaucoup deruinés. « Donc, simplement ce ne sont pas des gens qui jouent, mais l’und’entre eux par contre, c’est quelqu’un qui picole beaucoup, qui fait lafête et qui paie… Vous voulez dire que ça, ça passe mieux ? » Elle medit : « Écoutez, ne m’obligez pas à tout vous dire, vous avez parfaitementcompris. » « Donc, si je dis que je suis séparé, que j’ai vécu une séparationoù il y a eu des problèmes… Je ne vous garantis pas que je ne mentionneraipas le jeu. Parce que… il y a aussi un petit combat / un « combatpersonnel », comme on dit ; c’est-à-dire pour être traité comme unepersonne… / Vous me demandez là, c’est difficile de masquer ça, parceque je ne considère pas ça comme tout à fait normal. Il me semble qu’il ya une prise en considération… »

Au début, c’était un peu difficile… et puis je suis resté une heure.C’est elle qui me posait des questions ! Elle voulait en savoir un peu plus.Elle avait pas souvent des clients comme ça. Alors, je me souviens de sapremière question / rire / : « Alors vous avez gagné beaucoup ? ». Elle aété très sympa. Elle est allée jusqu’à me chercher les textes de jurispru-dence où il est explicitement mentionné, dans un texte… Quand tout çasera bien stabilisé, que je serai en position de faire une étude un peusérieuse, j’irai évidemment rechercher ce texte, où il est dit explicitementque par rapport aux joueurs, la Commission de surendettement ne fonc-tionne pas automatiquement, qu’il faut étudier au cas par cas. C’est untexte assez alambiqué, un catalogue de décisions qui m’a été montré parcette dame. Elle était très sympa… Elle faisait ça pour me mettre un petitpeu en garde… Elle me dit : « Si vous mettez que vous vous êtes trouvédans cette situation-là parce que vous êtes joueur, on vous fera pas decadeau10. » Je n’exagère pas, c’était comme ça. Donc, je l’ai mis, dans unensemble de conduites dispendieuses, compulsives, des termes qui fontpartie du vocabulaire ad hoc et dont je ne suis pas sûr qu’ils ont un effet,mais enfin… C’est à suivre. J’aimerais bien que d’une manière ou d’unautre on y revienne.

Plaisirs, sevrage

Des thèmes à aborder ultérieurement : la question du plaisir à faire descours, petit plaisir à gagner ma vie honnêtement, en faisant mon métier,

Conversation sociologique avec un joueur

52 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

c’est une problématique qui n’est pas simple… C’est la question dusevrage. Jusqu’où va le sevrage… Est-ce que ça va jusqu’à ne plus enparler du tout ? Parce que… je t’ai parlé de cet ancien prisonnier, Jac-ques Lerouge… C’est qu’après avoir passé 22 ans en taule, comme ildit : « Ça fait 17 ans que je travaille pour la pénitentiaire… Donc j’aidonné 39 ans de ma vie… » Il y a beaucoup d’ironie. Lui est toujours là-dedans. Alors, ne nous payons pas de mots, entre être du côté de celuiqui reste dans sa cellule et de celui qui tous les soirs peut rentrer chez lui,c’est pas la même chose, mais toute expérience marquante, stigmati-sante, au sens goffmanien, pose cette question-là… Mais c’est aussi deslectures… de Foucault, des questions d’identité, d’assignation à rési-dence… de n’être réduit qu’à ça. Il faut aussi pouvoir ne plus en parler…Ne plus en parler totalement… Moi, pour l’instant, ma position ce seraitde dire : c’est acceptable à partir du moment où j’ai d’autres champs,tout aussi passionnants et auxquels je peux… desquels… C’est ça : nepas être réduit qu’à ça. À partir du moment où tu travailles dessus.L’expérience est encore tellement fraîche… que tu… entre l’oubli totalet l’élaboration.

Il y a deux ou trois anecdotes assez amusantes… Récemment, j’aieu des récits d’élèves, dont une qui a travaillé dans un service de tutelle,avec des gens sous tutelle, une éducatrice spécialisée 1re année / … / etqui, sans le savoir, a fait son rapport de stage… Qu’est-ce qui vous aétonnée ? « Je m’attendais à ne voir que des gens pauvres, sous tutelle…Ah oui, je me souviens d’une personne… c’était une femme qui jouait. »« Qu’est-ce qu’elle faisait ? » « Cadre infirmier. » Elle a commencé àme raconter un peu. Là aussi, je me suis freiné. J’avais tellement enviequ’elle me raconte plus.

10. Une séance dans un tribunal, à propos d’une pension alimentaire pour un de mesenfants, qui fait litige entre sa mère et moi, m’a permis d’apprécier la manièredont un juge pour enfants (une jeune femme) pouvait, en 2004, juger la trajectoired’un père qui a rencontré le Jeu à un moment donné de son existence. Sans présu-mer de la forme que ça va prendre, il me faudra donner de la « voice », de l’échoà cette situation. Le mot « indignation » est un peu faible pour qualifier ce que jeressens à l’heure actuelle. / Allusion à « Exit, voice and loyalty », i.e. « défection »,« prise de parole » et « loyauté », distinctions forgées par Albert Hirschmann pourrendre compte de l’action collective (Hirschmann, 1995). P. veut « prendre laparole » pour la Cause des dépendants au jeu, sans la justifier. Par ailleurs, on l’avu, la conduite de défection (ne plus entendre parler de tout ça) est tout aussitentante. /

Jean-Yves Trépos

Psychotropes – Vol. 11 nº 2 53

/ L’entretien se termine sur une relance à propos des solidaritésentre joueurs, mais que P. estime à ce moment-là trop longue à expli-quer. À moins que, pris dans son combat, il n’ait estimé qu’il fallait leréserver pour une autre fois. /

Un travail d’« irréduction »

Le travail de Paul sur lui-même, dont cette conversation interprétative estun aspect, peut être présenté comme une résistance, sociologiquementéquipée, à l’« assignation à résidence » que serait le fait d’être réduit àn’être qu’un joueur. Ses critiques récurrentes à l’égard d’un réduction-nisme psychanalytique visent paradoxalement un aspect de cettequestion : que la question du Réel finisse par faire oublier l’accumulationdes réalités qui font le Réel.

Symétriquement, il récuse aussi le sociologisme de la classification« classiste » : celle, élitiste, qui fait du joueur de roulette un joueur sur leregistre du noble, par rapport à d’autres jeux, moins aristocratiques etdonc presque ignobles ; ou au contraire celle, populiste, qui ferait dubandit manchot un jeu sympathique parce que populaire.

Irrédentiste et irréductionniste, certes. Mais, « assigné à résidence »,Paul l’est tout de même au sens strict, puisqu’il est obligé de résider dansla maison de sa mère pour payer ses dettes. Dès lors, son combat, commeil dit, est un effort pour faire prendre en considération le jeu pathologiquecomme engageant une pluralité de dimensions : sociologique, psychana-lytique, mais aussi économique, qui interdisent de le diaboliser, maisaussi de le magnifier. On aura compris que, soucieux d’être aidé, mêmes’il résiste encore au travail de psychothérapie, il récuse la religion del’autosupport, comme forme d’enfermement idéologique.

« Que se passe-t-il, demande Bruno Latour, quand nous ne rédui-sons plus aucune chose à une autre ? Que se passe-t-il quand nous nesavons plus par avance ce que sont les forces et l’état variable dans lequelelles se trouvent ? » (Latour, 1984, p. 175). Ici ce serait : la réduction dudiscours du joueur, tout à la fois travail distancié et plaidoyer pro domo,à sa pathologie. Paul sait bien que tout ce qu’il y a de vrai dans ce qu’ilanalyse ne le dispense pas de travailler sur lui-même (« Ça n’annule pasle bonheur, mais ça ne tient pas lieu de soin », dit-il). Il veut tout demême que cette vérité-là soit entendue, pour l’heure davantage dansl’enceinte du Tribunal que dans les arènes de la Science (et c’est, entreautres choses, pourquoi il ne veut pas co-signer cet article).

Article reçu et accepté en mars 2005

Conversation sociologique avec un joueur

54 Psychotropes – Vol. 11 nº 2

Bibliographie

Boltanski L : L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie del'action – Paris, Métailié (1990)

Boltanski L : La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique – Paris,Métailié (1993)

Bourdil PY : Éloge involontaire de la passion – Paris, Flammarion (1998)Goffman E : Le parler frais d’Erving Goffman – Paris, Minuit (1989)Hirschmann AO : Défection et prise de parole – Paris, Fayard (1995)Latour B : Les microbes, guerre et paix. Suivi de : Irréductions – Paris, Métailié (1984)Lévinas E : Totalité et infini – Paris, Le Livre de poche, Biblio-essais, (1990a)Lévinas E : Autrement qu’être ou au-delà de l’essence – Paris, Le Livre de poche,

Biblio-essais (1990b)Martignoni-Hutin JP : Faites vos jeux – Paris, L’Harmattan (1993)Martignoni-Hutin JP : « Les bandits manchots sont nos amis. Caractéristiques et moti-

vations des joueurs de machines à sous » – In Espaces n° 150 (1998)Martignoni-Hutin JP : Ethno-sociologie des machines à sous – Paris, L’Harmattan

(2000)Ricœur P : « La souffrance n’est pas la douleur » – In Autrement, série Mutations n° 142

titré « La souffrance » (1994)Ricœur P : « D’un soupçon à l’autre » – In Autrement, série Mutations n° 132 titré

« L’argent » (1992)Rosset C : Le régime des passions – Paris, Minuit (2001)Valleur M, Bucher C : Le jeu pathologique – Paris, PUF, Que sais-je ? (1997)Valleur M, Matysiak JC : Les nouvelles formes d’addiction – Paris, Flammarion (2004)Zelizer VA : « The proliferation of social currencies » – In Callon M : The Laws of the

markets – Oxford, Blackwell (1998)