9
Les révoltes arabes sont-elles des "révolutions 2.0" ? LE MONDE | 21.02.2011 à 11h41 • Mis à jour 1 à 16h29 Par Rémy Ourdan – Le Caire, envoyé spécial Agé de 30 ans, Wael Ghonim, chef du marketing de Google pour le Moyen-Orient, a reconnu être le créateur de la page Facebook "We are all Khaled Said". | REUTERS/DYLAN MARTINEZ Ils sont en train de changer le monde. Les internautes et blogueurs, adeptes de Facebook, Twitter et YouTube, ont déclenché une mobilisation populaire qui s'étend à presque tous les pays arabes. L'icône de cette génération s'appelle Wael Ghonim, et il est égyptien. Agé de 30 ans, chef du marketing de Google pour le Moyen-Orient, vivant à Dubaï avec sa femme américaine et leurs deux enfants, il a reconnu, après être venu au Caire pour participer à la manifestation du 25 janvier et avoir été détenu douze jours par les forces de sécurité, être le créateur de la page Facebook "We are all Khaled Said". Baptisée du nom d'un jeune homme torturé et battu à mort par des policiers à Alexandrie le 6 juin 2010, la page a été au cœur de la prise de conscience par les jeunes Egyptiens des abus de la police et du pouvoir, et fut la clé, avec d'autres pages contrôlées par d'autres mouvements de jeunesse, de la mobilisation du 25 janvier. UN OUTIL DE MOBILISATION "Internet est l'espace de liberté du peuple, l'espace où chacun peut s'informer et communiquer, et "We are all Khaled Said" a joué un rôle crucial", témoigne l'avocat Gamal Eid, du Réseau arabe pour l'information sur les droits de l'homme. "Ghonim n'a pas d'idéologie. C'est ce qui fait sa force, estime la militante Mona Seif. Il a réussi à mobiliser des gens comme lui, qu'on ne voyait jamais s'engager en politique. Il a parlé à tous." Wael Ghonim, qui a galvanisé le peuple égyptien à sa sortie de prison, lors d'un entretien à Dream TV puis d'un discours place Tahrir, fait référence à une "Révolution 2.0". Un point de vue qui ne fait pas l'unanimité. Le blogueur Ramy Raoof tweete que "la révolution 2.0, la révolution Facebook, la révolution Twitter sont des expressions dénuées de sens". De son côté, le journal Al- Ahram révèle qu'un certain Jamal Ibrahim, de la région d'Ibrahimya, cherchant à rendre hommage aux révolutionnaires, a baptisé sa fille née cette semaine "Facebook". "La révolution n'aurait peut-être pas eu lieu sans ces outils, car il aurait été difficile de mobiliser les gens, croit Mona Seif. En revanche, à partir de la manifestation du 25 janvier, Facebook et Twitter n'ont joué qu'un rôle marginal. Ce ne fut pas une révolution 2.0, ce fut une révolution de rue. Les gens seraient de toute façon restés place Tahrir jusqu'à la chute de Moubarak." La révolution égyptienne, ce furent aussi des discours enflammés, des prières, des combats, du sang versé. "Il est possible de déclencher une révolution en quelques clics, mais ensuite, c'est le peuple qui fait la révolution", estime la militante Gigi Ibrahim. UN FACTEUR PARMI D'AUTRES

corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

Les révoltes arabes sont-elles des "révolutions 2.0" ?

LE MONDE | 21.02.2011 à 11h41 • Mis à jour 1 à 16h29 Par Rémy Ourdan – Le Caire, envoyé spécial

Agé de 30 ans, Wael Ghonim, chef du marketing de Google pour le Moyen-Orient, a reconnu être le créateur de la page Facebook "We are all Khaled Said". | REUTERS/DYLAN MARTINEZ

Ils sont en train de changer le monde. Les internautes et blogueurs, adeptes de Facebook, Twitter et YouTube, ont déclenché une mobilisation populaire qui s'étend à presque tous les pays arabes. L'icône de cette génération s'appelle Wael Ghonim, et il est égyptien.

Agé de 30 ans, chef du marketing de Google pour le Moyen-Orient, vivant à Dubaï avec sa femme américaine et leurs deux enfants, il a reconnu, après être venu au Caire pour participer à la manifestation du 25 janvier et avoir été détenu douze jours par les forces de sécurité, être le créateur de la page Facebook "We are all Khaled Said". Baptisée du nom d'un jeune homme torturé et battu à mort par des policiers à Alexandrie le 6 juin 2010, la page a été au cœur de la prise de conscience par les jeunes Egyptiens des abus de la police et du pouvoir, et fut la clé, avec d'autres pages contrôlées par d'autres mouvements de jeunesse, de la mobilisation du 25 janvier.

UN OUTIL DE MOBILISATION "Internet est l'espace de liberté du peuple, l'espace où chacun peut s'informer et communiquer, et "We are all Khaled Said" a joué un rôle crucial", témoigne l'avocat Gamal Eid, du Réseau arabe pour l'information sur les droits de l'homme. "Ghonim n'a pas d'idéologie. C'est ce qui fait sa force, estime la militante Mona Seif. Il a réussi à mobiliser des gens comme lui, qu'on ne voyait jamais s'engager en politique. Il a parlé à tous." Wael Ghonim, qui a galvanisé le peuple égyptien à sa sortie de prison, lors d'un entretien à Dream TV puis d'un discours place Tahrir, fait référence à une "Révolution 2.0". Un point de vue qui ne fait pas l'unanimité. Le blogueur Ramy Raoof tweete que "la révolution 2.0, la révolution Facebook, la révolution Twitter sont des expressions dénuées de sens". De son côté, le journal Al-Ahram révèle qu'un certain Jamal Ibrahim, de la région d'Ibrahimya, cherchant à rendre hommage aux révolutionnaires, a baptisé sa fille née cette semaine "Facebook". "La révolution n'aurait peut-être pas eu lieu sans ces outils, car il aurait été difficile de mobiliser les gens, croit Mona Seif. En revanche, à partir de la manifestation du 25 janvier, Facebook et Twitter n'ont joué qu'un rôle marginal. Ce ne fut pas une révolution 2.0, ce fut une révolution de rue. Les gens seraient de toute façon restés place Tahrir jusqu'à la chute de Moubarak." La révolution égyptienne, ce furent aussi des discours enflammés, des prières, des combats, du sang versé. "Il est possible de déclencher une révolution en quelques clics, mais ensuite, c'est le peuple qui fait la révolution", estime la militante Gigi Ibrahim.

UN FACTEUR PARMI D'AUTRES

Page 2: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

Le journaliste Issandr El-Amrani, qui tient le blog "The Arabist", revient sur la genèse de la révolte. "Les Egyptiens étaient désabusés, par les richesses non partagées, par la corruption, par les tortures, par les scandales électoraux. La page "We are all Khaled Said" a joué un rôle important, ainsi que d'autres militants sur Facebook et Twitter, mais il y a eu aussi la force de la révolution en Tunisie, la tuerie des coptes, la première manifestation le 25 janvier, la répression sanglante le 28 janvier. C'est là, pour toutes ces raisons, que le mouvement est devenu si fort. Et il y a eu l'intelligence des leaders du mouvement, qui ont fait passer un message clair et net, et il y a eu le soutien des médias." Tous ces ingrédients ont abouti, selon M.El-Amrani, à une rare combinaison de facteurs différents entraînant un résultat inattendu. La coupure d'Internet et des téléphones mobiles durant quelques jours n'a donc pas eu l'effet escompté par le pouvoir, la mobilisation étant déjà forte. "Une fois que les Egyptiens avaient décidé de descendre dans la rue, c'était bon, témoigne le blogueur Wael Abbas. En revanche, Internet nous a permis de les amener dans la rue, de diffuser des informations politiques et des détails logistiques. Je crois qu'aucun d'entre nous, militants, ne s'attendait à voir autant de gens rassemblés." Les initiateurs des appels à la révolution ont été dépassés par la puissance de leurs outils, avant d'être surpris par la détermination et le courage des Egyptiens. UNE COMMUNAUTÉ DE MILITANTS Le pays de 80 millions d'habitants compte, selon Gamal Eid, 24 millions de personnes connectées à Internet, dont près de 5,45 millions de comptes Facebook, 300 000 comptes Twitter et 250 000 blogs. C'est suffisant pour relayer efficacement des informations. "Chaque famille a au moins un membre connecté, via un ordinateur ou un smartphone", remarque Wael Abbas. Tous admettent aussi la puissance de la télévision, et le rôle important qu'a joué la chaîne qatarie Al-Jazira par son soutien affiché aux protestataires. La communauté des militants numériques d'Egypte, qui se comptent dorénavant par centaines ou par milliers, tant l'intelligence politique d'un Wael Ghonim ou la force du témoignage d'une Gigi Ibrahim ont séduit leurs compatriotes, est déterminée à accompagner le pays vers la démocratie. "On ignore si Wael Ghonim, par exemple, a envie de faire de la politique. Les leaders de la révolution sur Facebook ne seront pas forcément les leaders de l'Egypte de demain, pense Issandr El-Amrani. Mais ils auront un rôle important à jouer dans la mobilisation de la jeunesse en vue des élections." Wael Abbas s'aperçoit que "désormais, tout le monde reste connecté. C'est donc la meilleure façon d'exercer des pressions sur l'armée, de rester vigilants." Les partis traditionnels d'opposition, qui n'ont joué presque aucun rôle dans la révolution, vont tenter d'attirer à eux ces incroyables militants. Dans un pays où 65 % de la population a moins de 30 ans, ceux-ci pourraient être la clé de l'avenir politique de l'Egypte.

Rémy Ourdan – Le Caire, envoyé spécial

« Le web fait-il les révolutions ? » Les révolutions arabes ont confirmé le rôle d’Internet et des réseaux sociaux dans les contestations politiques contemporaines. Mais qu’apportent vraiment ces technologies aux mobilisations  ? Les révolutions arabes l’ont définitivement établi  : les capacités d’expression, d’organisation et de mobilisation ouvertes par Internet jouent un rôle non négligeable dans la construction et la réussite de certains conflits sociaux. Si c’est aller bien vite en besogne que d’affirmer, comme cela a pu être le cas pendant l’hiver 2011, que Twitter et Facebook avaient fait la révolution à Tunis ou au Caire, le rôle du Web participatif dans les mobilisations collectives mérite que l’on s’y intéresse de près. Reconnaître les potentialités qu’offrent les plus récents réseaux d’information et de communication ne doit certes pas conduire à en faire les causes ou ressources exclusives de l’action contestataire, laquelle ne saurait exister sans prendre appui sur des engagements politiques préalables. En la matière, les visions déterministes et romantiques de l’action doivent être récusées et ce sont précisément ces utopies technicistes que s’applique par exemple à dénoncer Evgeny Morozov dans The Net Delusion (1), rappelant que «  ce ne sont pas les tweets qui font tomber les

Page 3: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

gouvernements, mais bien la population  ». Pour le chercheur biélorusse, les usages contestataires d’Internet sont systématiquement mal interprétés et surévalués  : le réseau des réseaux n’est pas en mesure de structurer des mobilisations citoyennes susceptibles d’étendre «  réellement  » la démocratie.

Si même les boys bands coréens…

A contrario, pour Manuel Castells, «  les réseaux de communication  » mettent en scène «  une diversité culturelle et une multiplicité de messages à une échelle beaucoup plus large qu’aucune autre forme de l’espace public dans l’histoire (…). Dans un monde marqué par la communication de masse individuelle, ajoute-t-il, les mouvements sociaux et la rébellion (insurgent politics) ont la chance d’entrer dans l’espace public à partir de sources diverses (2)   ». Là où E. Morozov tend à nier l’existence d’une forte homologie entre le programme d’action des médias sociaux et certaines formes contemporaines d’engagement, M. Castells fait du Web participatif la nouvelle panacée numérique. Sans tomber dans l’un ou l’autre de ces travers, sans doute est-il utile de prendre la mesure du rôle non négligeable qu’ont pu jouer les technologies de l’information et de la communication (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans certaines mobilisations sociales récentes. De fait, toujours plus nombreuses sont celles qui, d’une manière ou d’une autre, ont pris appui sur les potentialités offertes par Internet  : en 2001, aux Philippines, lors des soulèvements contre le président Joseph Estrada  ; en 2003, lorsque des manifestations contre la guerre en Irak ont été organisées simultanément dans 600 villes de par le monde  ; en 2009, lors des mobilisations populaires en Iran contre la République islamique de Mahmoud Ahmadinejad, etc. Dans son dernier ouvrage (3), Clay Shirky relate même l’improbable mobilisation de jeunes Sud-Coréen(ne)s, en avril 2008, contre la réouverture des importations de viande bovine états-unienne. Celle-ci n’aurait pas été conduite à l’initiative d’organisations associatives ou politiques, mais aurait été lancée par de jeunes fans d’un boys band coréen, lesquels, fréquentant le forum du groupe, auraient, à un moment donné, polarisé leurs discussions légères (gossip) sur ce thème plus politique et lancé l’idée d’une protestation publique.[…]

L’émergence d’un mouvement de solidarité internationale

Il semble également que le réseau «  hacktiviste  » Anonymous a permis une extension de la surface des conflits à la toile, notamment via des attaques contre des sites gouvernementaux, dont celui du Premier ministre ou encore en piratant le site de la télévision nationale TV7. Il aurait aussi contribué à attirer l’attention des médias occidentaux (France 24 et Al Jazeera reprendront par exemple des vidéos tournées par des manifestants), une étape essentielle dans l’émergence d’un mouvement de solidarité international. À l’évidence, la force du participatif n’est-elle jamais si apparente que dans les nombreux pays où la liberté d’expression et de la presse n’est pas simplement menacée par les effets de la professionnalisation, de la concentration économique ou du sensationnalisme, mais par la censure et le contrôle de pouvoirs autoritaires (interdiction des rassemblements, de partis d’opposition, etc.). Les mobilisations en ligne (6) constituent alors souvent les principales voies d’expression de la dissidence et de la contestation. En Chine, en Birmanie, en Iran, en Tunisie ou en Égypte, ce sont aussi les blogueurs et les collectifs dissidents de contre-information qui aujourd’hui parviennent à faire émerger des voix contestataires et à rendre visible et publique (à l’intérieur et à l’extérieur des frontières) une certaine conflictualité sociale. Les formes de la contestation se trouvent alors étroitement articulées à des outils comme Twitter, qui permettent, parfois à des individus isolés, d’exprimer et de faire circuler des informations en échappant aux contrôles et aux censures. Dans les pays où sévit un contrôle étatique de l’information, que ce soit en Chine ou en Syrie, les médias alternatifs numériques offrent à l’évidence une des principales ressources pour constituer des collectifs et faire naître des mobilisations. Lorsque le manque de liberté d’expression entrave l’émergence d’une opposition conséquente (associations, partis, syndicats, etc. (7)) susceptible de porter des contestations et des revendications sur la place publique, celles-ci se font jour dans le domaine numérique. Quand il est patent que ni l’État ni les médias de masse n’autorisent l’autoorganisation politique de la société, ni même la possibilité d’opinions critiques

Page 4: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

autonomes, les potentiels de résistance tendent à s’exprimer sur Internet. Non parce que l’engagement y serait plus aisé ou plus confortable, mais plutôt parce que le réseau des réseaux permet de s’adresser à un public élargi, composé de sujets interconnectés, avec qui l’on peut échanger sur le mode de la conversation et qui sont susceptibles de s’associer à des projets politiques critiques. En dehors des cas de censure les plus explicites, les mobilisations en ligne se construisent (tout) contre l’espace public médiatique dominant, dans une volonté de réarmer l’opinion publique et d’augmenter la capacité de pression des citoyens. Elles s’appuient alors sur la dimension participative du Web afin de faire émerger des arènes publiques où se donnent notamment à voir des expressions alternatives aux formes narratives des médias dominants. On y constate ainsi une part plus grande de subjectivité  : énonciation à la première personne, investissement d’affects, détournements ironiques, etc. marquent le ton des informations et des conversations d’Internet. Ces nouveaux formats se nourrissent également d’un affaiblissement de la frontière entre information et divertissement, entre culture de masse et culture politique (8), à l’instar du film The French Democracy qui met en scène dans un environnement de jeu vidéo les préjugés racistes de la police française au moment des émeutes de banlieue de 2005.

Des écrans vers la rue

Ces arènes peuvent être appréhendées comme une forme de réponse citoyenne à l’évolution de l’espace public médiatique dominant. Celui-ci tend à soumettre ceux qui ont la prétention d’y participer à des contraintes de sélection importante, réservant la prise de parole à un petit nombre de figures «  médiatiques  », et à envisager ses publics comme de simples destinataires. Les arènes numériques rompent avec cette logique. Contrairement au rôle que jouent les publics silencieux des médias de masse dominants, ceux des mobilisations typiques du Web participatif sont dotés de capacités d’intervention et de réaction susceptibles de les rendre plus actifs, plus curieux et plus critiques. La diffusion d’une information, d’un lien ou d’un document audiovisuel sur Facebook ou Twitter s’enrichit en effet des appréciations, des traits d’humour, des approbations ou désapprobations des internautes. Le bruissement des critiques et des commentaires ne s’exprime ainsi plus seulement dans les coulisses de la sphère privée. Elle est désormais indissociable de la communication et de la circulation d’informations sur les «  sites de discussion et de partage  » comme les définit Mark Deuze (9). Il importe néanmoins de saisir la portée effective de ces alternatives. Certains mouvements populaires récents tendraient à démontrer que ces investissements en ligne, décentralisés, immédiats et réactifs, participent à l’intéressement de nouveaux publics. Ils semblent, par exemple, pouvoir donner naissance à des formes d’association citoyenne quittant les écrans pour investir la rue, comme cela a pu être le cas à Tunis, au Caire ou, récemment, à Madrid. Mais encore faut-il rappeler, d’une part, que ce qui se présente comme une conversion vers l’action politique hors ligne dépend de dynamiques préalables (un mécontentement, une crise, etc.) et, d’autre part, que son succès tient également à d’autres logiques (comme l’établissement de rapports de force) qui n’ont que peu avoir avec Internet. Le réseau des réseaux peut être un fabuleux catalyseur, mais n’est certainement pas la cause, ni même l’élément principal de l’action collective.

Fabien Granjon, Sciences humaines n°229, août-septembre 2011

NOTES

(1) Evgeny Morozov, The Net Delusion: The dark side of Internet freedom, Public Affairs, 2011. (2) Manuel Castells, Communication Power, Oxford University Press, 2009. (3) Clay Shirky, Cognitive Surplus: Creativity and generosity in a connected age, Penguin Press, 2010. (6) Dominique Cardon et Fabien Granjon, Médiactivistes, Presses de Sciences po, 2010. (7) Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, Payot, 2007. (8) Henry Jenkins, Convergence Culture: Where old and new media collide, New York University Press, 2006. (9) Mark Deuze, «  The Web and its journalism: Considering the consequences of different types of newsmedia online  », New Media & Society, vol. V, n° 2, juin 2003.

Page 5: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

« Réseaux numériques et révolutions »

Quelle place accorder maintenant à ces nouveaux outils de communication dans les mouvements de révolte arabes ? La plupart des témoignages s’accordent à dire que les réseaux sociaux ont joué un rôle dans la mobilisation en Egypte comme en Tunisie. Pour exprimer un ras le bol, se regrouper de façon affinitaire ou se conforter dans l’action, des groupes ont été créés sur Facebook ; Twitter était utilisé, de façon plus marginale, pour lancer des alertes, notamment à l’extérieur du pays. Pourtant, comme en attestent les nombreuses arrestations de journalistes ou le brouillage des émissions d’Al Jazira sur un des satellites dépendant de l’Etat égyptien, c’est essentiellement de la télévision et de la presse que les autorités se sont méfiées. Les chaînes d’information en continu ont en effet ce pouvoir de refléter la réalité des manifestations et de grossir le flot de leurs participants (la couverture des événements en Egypte par BBC World a d’ailleurs incité l’Iran à brouiller les émissions de la chaîne, par mesure de précaution).

Faut-il relativiser la vision d’une « révolution 2.0 », comme l’a baptisée le blogueur égyptien Wael Ghonim ? En réalité, nouveaux et anciens médias semblent étroitement liés. Si l’information trouve aujourd’hui le moyen de contourner la censure, d’échapper à tout contingentement et de se diffuser largement, c’est bien entendu grâce à Internet et au partage de liens sur les différentes communautés des réseaux sociaux. Mais la revue Telos, éditée par la fondation Telefonica en Espagne, a montré récemment que 80 % des nouvelles qui circulent sur Internet dans le monde viennent des éditions en ligne de la presse. Il en va de même de la télévision. En Tunisie, Al Jazira — qui était interdite de séjour par le gouvernement de Ben Ali — s’est imposée comme le média audiovisuel libre du pays, au détriment des chaînes nationales et des autres télévisions étrangères, selon l’écrivain Taoufik Ben Brik, tandis que « ce sont surtout les relais traditionnels de la rue survoltée — Internet, Facebook, Twitter, YouTube — qui ont sombré dans l’oubli ».La chaîne d’information s’est notamment distinguée par sa capacité à reprendre sur son antenne des images tournées par des téléphones portables, comme celles des premières manifestations réprimées par la police à Sidi Bouzid. […]

Réalités et virtualités

Et en même temps, le Web participatif est porteur de nouvelles formes d’organisation qui ne sont pas que technologiques et sème le grain de la parole démocratique au vent de l’histoire. Du Proche-Orient à Cuba, en passant par l’Algérie, Internet a à la fois la propriété d’interconnecter les peuples, de permettre à chacun de se compter et d’encourager les initiatives. Face à une information par les grands médias vécue comme une « chape de surplomb » dans la mesure où la réception des nouvelles y était essentiellement passive, les nouveaux médias semblent réussir cette alchimie nouvelle de transformer l’information en participation et la participation en action. Les internautes sont invités à vivre « en partage » avec cette idée nouvelle au Maghreb : la dictature n’est pas le seul horizon politique.

mardi 15 février 2011, par Marie Bénilde, blog.mondediplo.net › Information 2.0

Twitter, média des «indignés»

Céline Bagault Mis à jour le 20/07/2011 Après les révolutions arabes, le printemps espagnol révèle l’importance des réseaux sociaux. Quel rôle Twitter joue-t-il dans le mouvement des « Indignados » ? 15 mai 2011. À l’appel du site Internet du collectif Democracia real Ya (Démocratie réelle maintenant), des milliers de manifestants défilent dans 58 villes d’Espagne. «  Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers  »,

Page 6: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

scandent-ils. 21  % de chômage, parmi lesquels 45  % chez les jeunes de moins de 25 ans, la loi Sinde (équivalent de la loi Hadopi) qui vise à empêcher le piratage sur Internet, la Constitution jugée peu représentative, les motifs de contestation ne manquent pas. À Madrid, ils sont 50  000 à descendre dans la rue. Le soir venu, 200 d’entre eux refusent de se séparer et établissent le premier campement sur la place de la Puerta del Sol. Au matin, la police déloge les campeurs. Dès lors, des messages sont lancés sur le réseau social Twitter, invitant les volontaires à reprendre possession de la place. Point kilométrique zéro des routes espagnoles, la Puerta del Sol devient le symbole et le point de départ de la «  Spanish revolution  ». Dans la mobilisation des militants, l’organisation des assemblées ou la diffusion des revendications, blogs et réseaux sociaux jouent un rôle crucial. Particulièrement Twitter dont le format court (140 caractères) impose une simplification du message. Les canaux d’entrée sont multiples  : 65  000 personnes suivent les messages du compte «  officiel  » madrilène Acampadasol. D’autres cherchent les informations par mots-clés, indiqués par un hashtag (#). Parmi les plus populaires, on retrouve les mots d’ordre  : #yeswecamp (en référence au «  yes we can  » de la campagne de Barack Obama), #NoNosVamos (#NousNePartonsPas), ou #Notenemosmiedo (#Nousnavonspaspeur). Au fil des messages Twitter, le mouvement du 15 mai se structure et définit une ligne idéologique. Les tweets (messages) sont tantôt le reflet des discussions en assemblée, tantôt les précèdent. Juan José Hurtado explique dans un tweet que «  le leader est celui qui apporte une idée pour aller de l’avant, idée qui parvient à un consensus  ».

Pas de chef   ! Pas de chef donc. Le mouvement, pacifique et indépendant de tout parti politique, se construit «  tous ensemble  ». Via le réseau social, sympathisants et curieux interagissent en permanence avec le compte collectif d’Acampadasol. Qu’ils manifestent leur désaccord, diffusent les messages du collectif à leurs propres réseaux de contacts ou proposent de nouvelles idées, les individus donnent chair au mouvement. Des couvertures, des fruits, de l’eau, des batteries ou des caméras, les occupants de la place ont d’importants besoins. Les internautes qui envoient matériel et renfort se convertissent en activistes. «  Je vous ai envoyé une grande pizza au barbecue, pour que vous n’ayez pas faim. Telepizza, elle sera là dans 20 minutes  », twitte un dénommé Opicode le 16 mai. La réponse est quasi instantanée  : «  Mille mercis, mais viens la manger avec nous  !  » Pour autant, les «  indignés  » connaissent les limites de la Toile. En aucune façon la participation virtuelle ne remplace l’occupation physique de la place. «  Ce qui a lieu sur Twitter n’est pas tout ce qui a lieu à Sol. Ni l’inverse  », avertit un tweet du 25 mai. Le 12 juin, les «  indignés  » décident collectivement de démonter le camp de la Puerta del Sol afin de poursuivre la mobilisation sous d’autres formes. Pour le philosophe italien Toni Negri (1), trois scénarios sont envisageables  : soit le mouvement s’essouffle par frustration, soit il se radicalise, soit il effectue une reterritorialisation stable, dans les quartiers notamment. Sur Twitter, en tout cas, l’afflux de messages ne faiblit pas…  

Sciences humaines n°226

(1) http://uninomade.org/riflessioni-spagnole

« Périssent, périssent à jamais les ouvrages qui tendent à rendre l’homme abruti, furieux, pervers, corrompu, méchant ! » Mais pouvez vous empêcher qu’on écrive ? — Non. — Eh bien ! vous ne pouvez pas plus empêcher qu’un écrit ne s’imprime et ne

Page 7: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

devienne en peu de temps aussi commun et beaucoup plus recherché, vendu, lu, que si vous l’aviez tacitement permis. Bordez, monsieur, toutes vos frontières de soldats, armez-les de baïonnettes pour repousser tous les livres dangereux qui se présenteront, et ces livres, pardonnez-moi l’expression, passeront entre leurs jambes ou sauteront par-dessus leurs têtes, et nous parviendront. Citez-moi, je vous prie, un de ces ouvrages dangereux, proscrit, qui imprimé clandestinement chez l’étranger ou dans le royaume, n’ait été en moins de quatre mois aussi commun qu’un livre privilégié1 ? Quel livre plus contraire aux bonnes moeurs, à la religion, aux idées reçues de philosophie et d’administration, en un mot à tous les préjugés vulgaires, et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes ? que nous reste-t-il à faire de pis ? Cependant il y a cent éditions des Lettres persanes et il n’y a pas un écolier des Quatre Nations qui n’en trouve un exemplaire sur le quai pour ses douze sous. Qui est-ce qui n’a pas son Juvénal ou son Pétrone traduits ? Les réimpressions du Décaméron de Boccace, des Contes de La Fontaine, des romans de Crébillon, ne sauraient se compter. Dans quelle bibliothèque publique ou particulière ne se trouvent pas les Pensées sur la comète, tout ce que Bayle a écrit, l’Esprit des lois, le livre de l’esprit, l’Histoire des finances, l’Émile de Rousseau, son Héloïse, son Traité de l’inégalité des conditions, et cent mille autres que je pourrais nommer ?

Denis, Lettre sur le commerce de la Librairie (1767)

                                                                                                                         1  Privilégié  :  qui  a  reçu  un  privilège,  c’est-­‐à-­‐dire  l’autorisation  d’être  publié  

Page 8: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

 

 

Page 9: corpus 1 Les révolutions arabes - ac-reunion.fr · En la matière, les visions déterministes et ... (Tic) en général et le Web participatif en particulier dans ... celles qui,

Source : http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2011/07/01/2538551_buzz-marketing-france-24-celebre-la-revolution-arabe-avec-twitter-dans-the-birds-et-ses-affiches-baptises-the-tweets.html