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Béatrix Beck Mélanie Delattre-Vogt Cou coupé court toujours Vu par

Cou coupé court toujours

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Cou coupé court toujours, de Béatrix Beck & Mélanie Delattre-Vogt, à paraîrtre aux éditions du Chemin de fer, début novembre 2011.

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Béatrix Beck

Mélanie Delattre-Vogt

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– Entrez entrez, crie la septuagénaire. Je suis nue comme le petit Jésus mais ça ne fait rien.Le plombier entre. A tous les étages la radio annonce le retour des chalutiers Nini et Notre-Dame. Les femmes courent au port prendre la paie avant qu’elle ne soit bue.

Cou coupé court toujours pourrait n’être que l’histoire tristement banale d’Edmond Surnin qui, depuis que sa femme l’a quitté, tente de préserver tant bien que mal un reste de foyer avec ses deux filles. Mais il y a l’incroyable inventivité de Béatrix Beck, qui bouscule la forme romanesque tradi-tionnelle, se joue des mots et du lecteur, faisant de la truculence et de l’irrévérence ses mots d’ordre.

Dans ce roman paru pour la première fois en 1967 et salué par la critique comme “un chef-d’œuvre de malignité, de tendresse et d’invention”, Béatrix Beck, dans la lignée d’un Queneau, fait feu de tout bois pour conjurer la dureté de l’existence et célébrer la puissance incantatoire de l’écriture.

Mélanie Delattre-Vogt s’empare de ces visions fantasques et délirantes et se plaît à incarner avec poésie et délicatesse l’orgie de mots réjouissante de Béatrix Beck.

ISBN : 978-2-916130-34-7 14 Euros

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Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer,

numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne.

© éditions Gallimard, 1967, pour le texte de Béatrix Beck

© Les éditions du Chemin de fer, 2011, pour la présente éditionwww.chemindefer.org

ISBN : 978-2-916130-34-7

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– Entrez entrez, crie la septuagénaire. Je suis nue comme le petit Jésus mais ça ne fait rien.

Le plombier entre. A tous les étages la radio annonce le retour des chalutiers Nini et Notre-Dame. Les femmes courent au port prendre la paie avant qu’elle ne soit bue. Poussant son diable, un marchand psalmodie :

Des crabes tout en vie Les bonnes crevées Les enfants de mer sont là.

La septuagénaire enfile ses mules, son kimono et descend quatre à quatre acheter cent grammes de bouquet. Elle les décortique d’une preste torsion et les mâche de son râtelier éblouissant en disant à travers la cloison à sa locataire madame Aronovitch :

– A Paris les gens ne mangent que de la viande. Produits des abattoirs matin midi et soir. Les Parisiens sont carnassiers et somnambules. Tous divorcés. Moi je ne suis pas divorcée

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pour la bonne raison que mon mari est mort je ne mange jamais de viande et je pète du feu je mange des moules et tout le monde croit que j’ai mangé du lion je n’ai même pas besoin d’air je ne prends pas le temps de respirer quand il me faut un bol d’oxygène je cours le chercher dans les magasins lèche-vitrines lèche-vitrines vous avez remarqué je ne vais jamais à la plage et ici c’est insalubre : je me porte comme un charme. Toutes mes amies sont à l’hospice ou au cimetière elles se laissent aller moi je suis gaie comme un pinson j’ai été pulvérisée par les bombardements plus pierre sur pierre plus une épingle mais pas une égratignure je serai indemnisée recta dans un temps x. Pas question de distraire un centime pour des boutons de manchettes ou la roulette reconstruction reconstruction.

Des enfants jouent dans la rue :

Bigorneau Bigarreau Tiens-toi à carreau T’as un coup de couteau Au milieu du dos.

D’un trottoir à l’autre des gens conversent :– Il fait doux.– Oui, c’est un temps à harengs.Après avoir parcouru à cloche-pied les six cases, l’enfer,

la demi-lune et le paradis d’une marelle dessinée sur la chaussée, Martine Surnin annonce :

– Faut que j’aille voir mon rôti.

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Elle ramasse son palet, dalle de mosaïque ornée d’un as de trèfle, trouvée parmi les décombres des villas sur le front de mer. De la fontaine du carrefour son père lui rapporte deux seaux d’eau. Par la fenêtre France Aronovitch lance Les Contes de la Bigarade à Claude Surnin qui joue à la balle au mur. Génuflexion tourne virette révérence cul-de-jatte génu-flexion tourne virette révérence cul-de-jatte.

Huit heures sonnent à Saint-Jacques et à Saint-Rémi, timbre semblable avec un infime décalage dans le temps, comme une voix enregistrée deux fois sur un disque. Claude monte, portant le livre, sa balle et, dans son tablier relevé, un service de table comprenant une fiole, six coquilles de palourdes, une lame de rasoir, un clou et un verre à liqueur.

Ses crevettes consommées, arrosées d’une rasade de pamplemousse (je m’en jette un derrière le collier je ne me saoule qu’aux jus de fruits je ne fume que des toffés vertu vertu), les carapaces jetées dans l’outre qui lui sert de poubelle, Amélie Mallard entrecroise autour de ses fines chevilles piaffantes gainées de soie alezan des rênes ver-millon, boutonne sa redingote écarlate (j’ai l’air d’une chasse à courre j’ai tout à fait l’air du carrosse du saint sacrement vous ne trouvez pas je suis un vieux portrait mais un por-trait de maître enfin de maître inconnu), fait bouffer son foulard carmin (toujours mieux qu’un nœud coulant c’est qu’ils les pendent en Angleterre ils tiennent tellement à leurs traditions collet monté collet monté), clame :

– Moi j’aime les couleurs qui gueulent à Paris pour être une femme smart deuil deuil noir comme leurs consciences

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moi ce n’est pas une raison parce que je suis une old lady pour que je me déguise en pleureuse je ne pleure jamais je les ai avalées vive la joie c’est mon hôtel qui est en ruine pas moi.

Edmond Surnin s’accoude à la fenêtre à côté de son aînée. Les églises Saint-Jacques et Saint-Rémi ont l’air de se toucher. L’homme et l’enfant ont pour horizon un grand genou de pierre à demi caché par un pan de draperie et un tronçon de flèche ajourée. Martine contemple les étoiles :

– On dirait des parachutes.Madame Mallard part assister à un match de boxe :– J’aime la lutte, dit-elle en avançant son menton rectan-

gulaire. Je suis une lutteuse j’ai toujours lutté même le jour de ma nuit de noces c’était pendant l’horreur d’une profonde nuit à part le conjugo je n’ai jamais été roulée sauf par un client qui avait cloué sa malle au parquet un autre dandy avait rempli ses valises de galets ne parlons pas de ceux qui viennent changer leur fusil d’épaule dans vos draps et qui se jettent par vos fenêtres sur les hortensias motus et dis-crétion on les évacue la nuit à la cloche de bois. Pas de macchabées au Belvédère ! Je vous confie la clé ma poche est percée.

Sur le passage de la propriétaire les matelots dans la rue se mettent à ricaner. Une fraîche matrone tenant par la main une toute petite fille s’arrête devant la maison et, la face levée, crie des injures. Jaillies comme un jet d’eau de la bouche d’une Amphitrite de bronze, les obscénités perdent leur sens, prennent une beauté lyrique. Serrant contre elle

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sa dernière-née, la femme accuse Edmond de coucher avec ses enfants. La Justice me les rendra, mettra le cochon à l’ombre, te privera de la puissance paternelle. Surnin reste impassible, sourd-muet qui prendrait le frais. Martine penche son cou où s’étagent les coques châtaines de sa chevelure retenue par un nœud de taffetas écossais et, avec la même application résolue qu’elle apporte aux soins du ménage, crache en direction de sa mère. Vivement Surnin met sa main sur les lèvres entrouvertes.

– Et toi, dit-il en repoussant de la fenêtre la cadette, va faire tes devoirs.

– J’ai fini, j’ai plus que mon caté, proteste Claude.Elle s’agrippe à la barre d’appui, se penche pour mieux

regarder sa mère et sa sœur utérine. Le soir des cabinets quand la Mallard a dit à l’Aro que Maman était une ordure. Moi dedans plus sortir devenir toute petite pour tomber dans le trou. Façon de dire : une personne ne peut pas être une ordure. Avant j’aimais bien les cabinets : moi dans ma cabine capitaine au long cours prisonnier qui va faire le mur religieuse dans son cagibi oiseau dans son œuf prêt à éclore. Quand on est vivant on n’est pas une ordure. Il n’y a que les morts qui sont des ordures. Maman a une belle tête de rose rose, rose qui crie. Maman maison rose chou bonne à manger Martine pain Maman pain brioché. Et puis d’abord dans ordure il y a or. Dire que je vois ma petite sœur à moi et c’est comme si je ne le saurais pas. Comme dans un rêve quand quelque chose se change en quelqu’un.

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– C’est la basse classe, constate madame Mallard d’un ton résigné. Elle ajoute, presque machinalement, avec un rien de tendresse : sainte pègre !

– Madame Mallard c’est de la haute, elle fait rien comme nous. Elle a une bouilloire qui la siffle.

– Elle est le chien d’une bouilloire.– La nuit elle écoute des matches de boxe et de catch.– Aux Etats-Unis puisqu’ils ont le jour à l’envers.– Le plus fort, c’est le Bourreau de Béthune.– Le Boucher de Budapest.– Papa dit que c’est l’Ange de Fer.– L’Etripeur de Brest le Robot qui tue l’Eventreur de

Cahors le Masque de Chair le Gorille blond le Fou de Saint-Quentin la Demoiselle de Lübeck l’Assassin japonais l’Homme-Femme l’Egorgeur de Reims le Tortionnaire aux Gants blancs l’Etrangleur de Dunkerque Bonaventure le Meurtrier le Géant arabe le Monstre de Troyes le Matraqueur M : je les sais tous.

– Tous les matins elle se fait tirer la bonne aventure par une souris blanche. C’est son fils qui lui a offert.

– Il les élève pour les laboratoires. Il a une ferme rien que de souris blanches.

– Dans mon livre il y a une souris attelée à une charrue pour labourer.

– Elle a des petits yeux rouges et elle crie mî.– On dit que pleurer ça fait les yeux rouges. Mais ils

arrivent jamais rouges comme les souris. Y a que les bords.– Elle mange du pain des Juifs, c’est du pain d’hosties.

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– Le bifteck de souris c’est bon pour les convulsions.– Nous des fois on va à la chevaline. Ils vendent même

de l’âne ou du mulet.– Les mulets ça ne peut pas avoir de petits. Quand ils

crèvent c’est fini.– Des fois quand c’est la guerre on mange des personnes.– Toute la journée elle dort dans de la ouate. Je voudrais

bien être à sa place.– Madame Mallard s’est tricoté des petites bottes pour

aller au lit avec de la laine de chenille et une aiguille sans fin.

– Elle m’a mordue, ça fait une piqûre d’aiguille.– Elle a pris une bonne amie grise, la nuit elles se baladent

partout.Essayant d’oublier qu’il existait des usages différents des

siens, ce qui gênait son sens de l’unité, Martine aidait son père à tout faire particulièrement bien, dans leur foyer han-dicapé, comme les forains et les mariniers disposent bibelots, plantes, cages d’oiseaux devant leurs vitres minuscules. Protégée par le tablier fleuri que sa mère oublia d’emporter, la ceinture faisant deux fois le tour de sa taille et nouée en épissure sur le nombril, pieds nus dans le lessif écumeux (reine de la mer notre-dame des flots soyez notre mère), des mèches pendant sur ses oreilles aux lobes percés par les boucles en tolède de sa bisaïeule, la combattante pousse le lave-pont. On lui donnerait bien treize ou quatorze ans c’est un cheval c’est pour ça que sa sœur la craint, dit madame Mallard. Quand elle va nager la petite reste toute

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seule toute l’après-midi les pieds dans la rigole. Martine veut pas pour pas que je me noie. Du moment qu’elle a un beau nœud flambant dans les cheveux, bien droit surtout, sa mine de papier mâché les deux autres ne la voient même pas. Les gens du peuple vivent pour la galerie.

La vue d’une tache fait pâlir Martine :– Je l’aurai celle-là.Une écharde lui entre dans le gros orteil, elle jure comme

son père :– Sainte Marie de mes deux !Du seuil Claude et France la regardent faire en lui racontant

des histoires :– Il était une fois, dit la petite Aronovitch, une princesse

qui se nourrissait de bûches de Noël, de galettes des rois, de crêpes du mardi gras et d’œufs de Pâques. Elle avala la hache du père Noël sur la bûche et la hache lui brisa le cœur. Elle avala la fève des rois. La fève germa en elle et lui donna des millions d’idées. Elle mangea une crêpe du mardi gras, une crêpe flambée, et elle fut pleine de flammes. Elle mangea l’œuf de Pâques : un oiseau en sortit dans son ventre et se mit à chanter. Elle devint une chanteuse par monts et par vaux.

– Moi, enchaîne Claude, il y avait une grosse chauve-souris qui donnait à téter à ses petits, la tête en bas accrochée par les pieds. Mais le fils du meunier voulait lui faire la peau pour des souliers pour sa bonne amie Rosie. Il prend son fusil, pan ! Aïe, la chauve-souris se change en une belle jeune fille aux cheveux d’or mais avec encore des ailes de chauve-

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souris qui lui dit : “Cloue ma peau à la porte de la grange et fais trois souhaits.” Premièrement je veux le bonheur. Deu-xièmement je veux toutes les affaires qui existent sur la terre. Troisièmement je veux que tous les gens soient mes esclaves. Aussitôt ses trois souhaits furent exaucés. A toi.

– Quand Papa était petit, commence Martine en tordant la serpillière, il allait ramasser du bois mort avec sa grand-mère. La foudre est tombée sur un arbre. Il s’est évanoui. Quand il est revenu à lui, sa grand-mère était morte.

– C’était la foudre ?– Non, la peur.– C’est de la triche, mon vieux, t’as pas le droit. C’est pas

une histoire, c’est arrivé.– Qu’est-ce que ça fait ?A peine rentré, Surnin se jette à genoux pour racler le

plancher avec un tesson de bouteille. L’objet de soins si obstinés a pris un aspect insolite : le docker et ses filles semblent marcher sur du pain. A tout moment l’homme court à la fontaine avec ses seaux. Les voisins lui demandent :

– Y a le feu chez toi ?– Sûr. Tout brûle. Sauve qui peut.Martine dit d’un air de regret où pointe pourtant la

fierté d’avoir un père si protecteur :– Papa ne veut pas qu’on aille chercher l’eau.Cette eau transportée à bout de bras ruisselle bientôt sur

les vitres ou les murs blancs ornés d’une frise bleu ciel au pistolet. Le plafond subit un traitement semblable dont son auteur lui-même parle comme d’une agression :

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– Maintenant on va s’attaquer à celui-là, dit-il, levant les yeux et mettant une chaise sur la table.

Edmond grimpe sur la chaise dont Martine tient les pieds. A l’autre bout de la table Claude, enfreignant l’interdiction d’une institutrice imparfaite en faveur de l’exactitude absolue, décalque la Seine (moi j’aimerais me jeter dans la mer vite, sans boucles), s’interroge sur les verbes (il pleut il dort je me coiffe je m’écrie je m’écris) la nuit des temps les adjectifs (un homme brave n’est pas un brave homme) les noms composés (l’abat-jour abat le jour le brise-bise brise la bise) les compléments (j’aime mes parents le lièvre court pour échapper au chasseur les maçons travaillent avec zèle nous habitons une jolie ville il a fait son devoir du matin jusqu’au soir) coud dans un cahier de papier bleu une brassière naine manches en croix chauve-souris clouée sur la porte d’une grange. La petite fille lâche crayon ou aiguille pour saisir l’éponge que lui tend son père et la rincer dans une bassine. Je relève le bord de ma robe bou-ton d’or des dimanches teinte en anthracite, je m’essuie les mains sur ma combine festonnée (la mer festonne ourlet à jour quel est le plus beau jour de votre vie ? celui où je suis née pardi) pour ne pas mouiller mon tablier médiocre avant mais où les poches coq de roche sont deux interjections très belles (un peu enfantines pour le cours moyen ?). Dommage que Papa soit là, Martine m’aurait peut-être fait ma rédac :

– Comment veux-tu que je raconte un acte de généro-sité dont j’ai été témoin puisque j’en ai jamais vu ?

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– Qu’est-ce que ça fait ? T’invente.– Invente quoi ?– T’as qu’à mettre la semaine dernière notre vieille voisine

perdit son porte-monnaie contenant toutes ses économies heureusement l’épicier lui fit crédit et tous les habitants de la maison se cotisèrent pour lui remettre une somme double de ce qu’elle avait perdu.

– Attends, tu vas trop vite. Et puis y en a pas assez.– T’as qu’à mettre de la sauce.– Quelle sauce ?– Des descriptions.– Description de quoi ?– Les bocaux de l’épicier pleins de bonbons, le châle noir

de la voisine tout reprisé, son chat maigre comme un cent de clous.

– Pourquoi c’est maigre, le sang de clous ?– C’est pas maigre, mais on dit comme ça.– Pourquoi on dit comme ça ?– Pour dire.– A quoi ça sert, d’écrire des choses ?– A rien, mais il faut.– Il faut une conclusion, elle a dit.– T’as qu’à mettre un bienfait n’est jamais perdu.– Si, c’est perdu : elle va pas leur rendre les sous qu’ils

ont donnés. – Un bienfait n’est jamais perdu car la satisfaction de

s’être montré généreux vaut tous les trésors.– Où est-ce que tu vas chercher tout ça ?

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– Dans les exemples dans ma grammaire, en dessous des récitations.

Quand Surnin a nettoyé la surface à sa portée, il descend de son piédestal qu’on change de place. Un trio de saltim-banques, dit madame Mallard : toute leur intelligence est dans leurs muscles. Tant d’efforts créent une propreté d’hôpital, un ordre de pénitencier. Même si le père crie (Merde j’ai dit ! Je m’appelle Merde !), si Claude fredonne (les salades les fruits n’attendent que la cueillette mais l’araignée de la haie ne mange que des violettes) la pièce est comme désaffectée. Martine déplace les chaises, accroche un panier à la poignée du placard. Vaines ruses : les choses deviennent entre ses mains les accessoires d’une reconstitution historique anticipée. Le réveil n’est remonté, le réchaud allumé, la soupe fumante que par convention. La conduite même des Surnin manque de réalité à force d’être exemplaire. Dès le point du jour le père interroge âprement :

– Comment obtient-on le plus petit commun que se passa-t-il dans la nuit du 4 pourquoi dites-vous que Dieu est esprit ?

Ne plus atteindre sa fille que par la voie solennelle du vousoiement est pour lui une entrée dans le vrai langage, une salutation secrète à sa benjamine. Claude répond d’une voix précipitée, un peu haletante :

– L’équateur traverse Pasteur découvrit la rage des mou-tons les péchés contre l’adoration sont l’idolâtrie le sacrilège la superstition l’indifférence et l’impiété.

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Les êtres éveillent en Surnin des images sévères généra-lement empruntées à la mécanique. Claude : avion incapable de décoller paquebot en panne au large. Martine : poids lourd roulant à vitesse uniforme sur une nationale bulldo-zer transformant les forêts en places publiques. Locomotive haut le pied grue marteau-pilon : la propriétaire la Mallard. Le temps le terme le temps montagnes russes tape-culs. L’Aro : cran d’arrêt. La petite : montre en or pas fichue de donner l’heure. Les gens : tenailles rabots presse-purée. Les putains : pièges à rats. Moi rien presque rien moi ou un autre n’importe qui nom Surnin Edmond moi quoi : vis sans fin.

Seule Germaine ne fait se lever aucune vision métallique.

Des ruisselets rouges descendent lentement le long des piliers du temple. Martine les regarde en pleurant. Le par-cours des larmes lui fait sentir la rondeur de ses joues. De la pointe de la langue elle happe cette eau saline. On a la mer en nous. Du genou elle essaye d’arrêter contre sa jambe ce sang gaspillé, scandaleusement issu du domaine secret. Intarissable souillure dégueulasserie éternelle sur moi moi propreté étincelante c’est injuste je ne veux pas c’est mal la mer Rouge s’ouvrit pour livrer passage aux Hébreux les sept filles de l’ogre nageaient dans leur sang les fils du bûcheron leur ont pris leurs couronnes les Anglais sont débarqués si Anglais te mord Morlaix merde pour la reine d’Angleterre

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qui nous a déclaré la guerre. Vivement que je sois au ciel.L’adolescente se rend compte qu’elle vient d’avoir un

désir coupable. Vous ne voulez pas qu’on souhaite la mort pour éviter les peines de la vie. Mais je ne pense pas vrai-ment ce que je pense.

A côté Claude scande :

Reçoit le saint chrême A la mi-carême Il se fait descendre Mercredi des Cendres.

Martine se précipite sur les chaises la table élève une barricade pour empêcher sa sœur d’entrer. La petite fille cogne contre la porte en criant folle au secours je le dirai dingue dingue je vais tout défoncer grosse patate pourrie je veux pas qu’on m’enferme morveuse véreuse pouilleuse teigneuse je veux pas mourir pourquoi tu m’ouvres pas sois gentille je t’en supplie ouvre pourquoi tu ne me réponds pas je le sais bien que tu ne m’aimes pas ouvre ou je me lance par la fenêtre je lance par la fenêtre ta boîte à couture.

– Minute bourrique une seconde une toute petite seconde laisse-moi le temps un rien de temps mon Dieu qu’est-ce que je vais devenir t’en fais pas Claudette y a pas mort d’homme.

Surnin, revenant du port où il n’y a rien à décharger, fait irruption dans un chaos discordant. Notre plancher taché de. Elle y a eu droit c’est régulier. Martine écarlate émet un

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son rauque et tend le bras pour chasser l’intrus ennemi inconnu étranger S.S.

Edmond lance d’un ton méprisant :– Tu voulais rester môme toute la vie ?Il dévale l’escalier.Claude a entendu, deviné. Envieuse de son aînée qui

s’embarque la première pour le périple où les îles décou-vertes sont les compagnons et les enfants qu’on a, elle chante d’une voix aigre et cristalline :

– Qu’un sang impur abreuve nos sillons !Je lui renfoncerai ses paroles tout à l’heure non mon sang

n’est pas impur non je ne suis pas de l’espèce à qui papa avait donné notre nom ce n’est pas dans le monde des femelles que j’entre c’est dans l’armée secrète.

Le soldat prend une chemise dans le placard et en déchire une manche pour panser sa blessure.

Adossé à la surface bombée, mains dans les poches, Edmond regarde couler le jus sombre de la rigole. Le ru quand j’étais petit au bout du terrain de l’autre côté du chemin. Il fallait que j’y aille, il n’y avait rien de plus beau. Grand-mère venait me chercher, peur que je me noie dans trois doigts d’eau. Toujours pareille et nouvelle me donnait des envies d’autre chose, de partir, de savoir. Eh bien, t’es parti et t’as su. Germaine quinze ans collée au mur j’ai tiré feu du coup plus d’enfants je suis devenu homme en te faisant femme achtung verboten jamais plus en ce monde (encore moins dans l’autre, à supposer) je n’aurai le bonheur de transpercer. Tu bandes, camarade. Edmond se hâte vers

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la maison du bon Dieu. Cou coupé court toujours. Debout dans son camion plein de détritus l’éboueur porte au cou une médaille de l’Immacu Con. Bordel des familles. Pendant la guerre une locataire pour régler son blanchissage s’envoie en l’air à la guerre comme à la guerre avec le blanchisseur. Les autres loques aussi s’envolèrent sur place. Marché de la chose. Précipice pour m’y vider.

De peur de s’attacher Surnin ne frappe jamais deux fois de suite à la même porte. Proie des femmes proie des flammes qui suit la femme perd son âme. Du rez-de-chaussée au second l’homme au long des semaines monte et descend maraudeur qui grimpe aux branches d’un arbre chargé de fruits véreux verts blets passables. Carrées coins séjour jours-de-souffrance collé au mur avis trois cents balles le coup cinq cent cinquante les deux toujours été bon tireur jamais loupé fais pas ta mariolle trois cents francs la passe passe de la Sarcelle mille francs la nuit aux marées de la nuit un miroir grand-mère disait on y voit le diable croyait pas si bien dire.

De plus en plus expéditif, éjaculant comme on urine, Edmond cessa d’utiliser le lit, barcasse échouée. Il fut appelé celui qui fait l’amour debout (Les héros meurent debout ! Debout les morts ! dit en s’esclaffant Dolly à Maria), devint l’Amour debout, puis l’Amour. Trahi, déporté (Joseph vendu par ses frères et conduit en Egypte Joseph couillonné par Marie tu es bien un Joseph), sec comme trique jaune comme coing, à trente et un ans vieilli à la façon du beurre pas du vin, sans qualification professionnelle, Edmond

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trouve ce sobriquet, l’Amour, fait pour lui. Après un coït éclair il repousse sa partenaire qui murmure en se raccro-chant à l’armoire :

– Toi au moins t’es une brute mais t’es pas vicieux. Sans répondre il sort de sa poche la parcelle de sa paye

qu’il va déposer sur la cheminée devant la pendulette action-nant un Mickey Mouse qui se balance au rythme des secondes. Il y en a qui leur mettent l’argent dans la main (saint Machin avait les stigmates aux pieds et aux mains à force de trop penser à) jamais je ne le ferai je nous méprise trop on n’est pas des gens. Putains portuaires pêchent au mort d’eau moi et toi charognard sur sa charogne je ne vaux pas la corde pour te pendre. Carpette imitation tigre pattes en croix genre chauve-souris clouée sur la porte d’une grange bordée feutre rouge à grenouilles on les jetait contre le mur de la remise pour les assommer danseuses en brochettes leurs cuisses dans notre bide les têtes sautaient encore au fond du jardin. Ma tête au fond du jardin. Mangeur de colimaçons moineaux sureau buveur de bouillon de corbeaux. On pêchait les têtards avec des verres à confitures. Coussins qu’elle a faits elle-même boudin à pompons de marins putes maritimes les pires de toutes dalle funéraire œuf soleil. Bien mieux que chez nous. Paravent punaisé de cartes postales de partout mer Noire glorieux mutins voir Naples et puis et puis non connais-tu le pays où fleurit connais pas tant pis les anges dans nos campagnes ne descendent pas souvent tour Eiffel pas mal pas bête. Martine ne sait sans doute même pas ce que c’est un paravent. Aussi bien comme ça. Meuble de pouffiasse.

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– Si ça continue, plaisante la jeune femme en rangeant son salaire entre deux serviettes nids d’abeilles, moins une pièce qu’elle glisse dans la cheminée d’un châlet-tirelire, je demande à être diminuée.

– Je ne veux pas d’agréments, dit Edmond. Il n’y a que l’hygiène qui m’intéresse.

Bien qu’elle trouve répréhensible et ridicule de pénétrer dans l’église en dehors des dimanches et fêtes d’obligation, Martine n’y tenant plus au retour de l’école gravit d’un pas entravé les marches de Saint-Jacques. Par discrétion elle laisse son cartable sous le porche : il n’y a pas de commune mesure entre grammaire, instruction civique, histoire – et l’omniscience. D’habitude cette initiée utilise les prières, les formules apprises, garanties d’efficacité, de justesse. Mais maintenant qu’elle se trouve presque en fraude avec la pré-sence réelle signalée par la petite lampe rouge comme les travaux la nuit sur les routes (moi est-ce que je suis une présence réelle ou une idée à vous ? Si vous vous arrêtiez un instant de penser à moi je mourrais sur le coup) seuls sont de mise les mots ordinaires accordés à sa blouse de vichy. Caché dans votre tabernacle dans votre étable mon petit agneau blanc comme neige tout m’est égal sauf vous quand je vous verrai je serai heureuse je n’aurai plus besoin de rien je serai majeure pour de bon venez aigle de mer enlever vos oiseaux sans ailes venez roi des flots emporter vos oiseaux sans têtes votre frai on est des miroirs qui ne reflètent rien venez vous regarder. Aujourd’hui vous m’avez changée en jeune fille c’est dur fini de rire fini de pleurer.

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