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Couloubaritsis, Wunenburger (sous la direction de)- Le Figures Du Temps

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Notre représentation courante du temps est associée à une succession unique, linéaire et irréversible de moments, différenciés selon l'antériorité, la contemporanéité et la postérité (passé, présent, futur).Mais on peut aussi se demander si ce modèle est le seul possible et s'il ne convient pas de prendre en compte d'autres représentations du temps fondées entre autres sur des complexifications internes du temps linéaire par une rythmique.

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Ouvrage publié avec l'aide du Ministère de l'éducation, de la recherche

et de la formation de la Communauté française de Belgique

ISBN 2-86820-680-8 © by Presses Universitaires de Strasbourg

Palais Universitaire - 9, place de l'Université

67000 STRASBOURG

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Table des auteurs

BARREAU Hervé, C.N.R.S., Strasbourg BEAUNE Jean-Claude, Philosophie, Université de Lyon III BONNAUD Robert, Histoire, Paris BRAUN Lucien, Philosophie, Université de Strasbourg BROZE Michèle, Philologie classique, Université Libre de Bruxelles COULOUBARITSIS Lambros, Philosophie, Université Libre de Bruxelles DANON Hilda, Ethnologie, Paris DECHARNEUX Baudouin, Histoire des religions, Université Libre de Bruxelles DESTRÉE Pierre, F N. R. S, Bruxelles DUBOIS Claude-Gilbert, Littérature française, Université de Bordeaux III DUVERNOY Jean-François, Ecole européenne, Bruxelles FELTZ Bernard, Biologie, Université de Louvain FERON Olivier, Philosophie, Université de Liège GAYON Jean, Institut Universitaire de France, Philosophie, Université de Bourgogne GIOVANNANGELI Daniel, Philosophie, Université de Liège LACROSSE Joachim, ft N. R. S., Bruxelles LEROY Claude, Eco-éthologie humaine, Paris MATTEI Jean-François, Institut Universitaire de France, Nice MOUTSOPOULOS Evanghélos, Philosophie, Université de Athènes PIERI Georges, Histoire du droit, Université de Bourgogne PINCHARD Bruno, Philosophie, Université de Tours

QUILLIOT Roland, Philosophie, Université de Bourgogne RABATÉ Dominique, Littérature française, Université de Bordeaux SOMVILLE Pierre, Philosophie, Université de Liège STENGERS Isabelle, Philosophie, Université Libre de Bruxelles STEWART John, Chercheur au C. N. R. S., Paris TALON Philippe, Philologie orientale, Université Libre de Bruxelles TERREL Denise, Anglais, Université de Nice THOMAS Joël, Littérature antique, Université de Perpignan WALLENBORN Grégoire, F.N.R.S., Bruxelles WALTER Philippe, Littérature médiévale, Université de Grenoble II WUNENBURGER Jean-Jacques, Philosophie, Université de Bourgogne

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Présentation

Lambros Couloubaritsis et Jean-Jacques Wunenburger

otre représentation courante du temps est associée à une succession unique, Nlinéaire et irréversible de moments, différenciés selon l'antériorité, la contemporanéité et la postérité (passé, présent, futur). La philosophie s'est avant tout préoccupée de s'interroger sur la nature de cette représentation : est-elle objective ou subjective, relève-t-elle d'une structure de fait ou d'une construc- tion mentale ?

Mais on peut aussi se demander si ce modèle est le seul possible et s'il ne convient pas de prendre en compte d'autres représentations, fondées entre autres sur des complexifications internes du temps linéaire par une rythmique : alter- nance de phases dilatées ou concentrées, ponctuations, intervalles, sauts, intro- duction de bifurcations, noeud, carrefours ; des développements de temporalités plurielles, le temps linéaire étant en concurrence avec des inversions, des emboîtages, des cycles, etc. Ces représentations ont constitué depuis l'Antiquité une sorte de réserves d'images et de modèles conceptuels, qui tantôt ont croisé la rationalité dominante, tantôt ont été refoulés ou marginalisés par elle.

De quelle nature se présentent alors ces représentations alternatives ? De quelle manière viennent-elles oeuvrer dans l'imaginaire et la rationalité? Leur élaboration généralement imaginaire ou symbolique en fait-elle de simples fic- tions ludiques ou comportent-elles une part de rationalité, et donc une valeur d'intelligibilité? Quels problèmes permettent-elles d'éclairer? Dans quels domaines privilégiés se développent-elles (temps cosmologique, temps social, temps personnel) ? Que nous apprennent-elles sur la logique du temps ? Dès lors, que gagne-t-on à penser le temps comme une multiplicité de temps diffé- rents, mêlés, opposés ou interactifs ?

Toutes ces questions ont servi de fil conducteur à deux colloques organi- sés conjointement par Jean-Jacques Wunenburger, Professeur de philosophie, Directeur du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l'imaginaire et la ratio-

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6 Lambros Couloubaritsis et Jean-Jacques Wunenburger

nalité de l'Université de Bourgogne (France) et par Lambros Couloubaritsis, Professeur de philosophie, Directeur du Centre de philosophie ancienne de l'Université libre de Bruxelles (Belgique). Ces rencontres qui ont permis de réunir un grand nombre de philosophes et scientifiques francophones ont eu lieu successivement du ler au 3 février 1996 à Dijon et du 5 au 6 février 1996 à Bruxelles. Le présent volume permet de rassembler la plus grande partie des tra- vaux souvent plus développés que les communications proposées durant le col- loque. L'ensemble de cette manifestation scientifique a permis une nouvelle fois de mettre en oeuvre une coopération internationale fructueuse entre deux Universités, française et belge. Que soient remerciées, en particulier, toutes les institutions qui l'ont rendu possible : Conseil régional de Bourgogne, Conseil

scientifique de l'Université de Bourgogne, Fonds national de la Recherche

scientifique de Belgique, Ministère de l'Education, de la recherche et de la for- mation de la Communauté française de Belgique, l'Université libre de Bruxelles. Les organisateurs tiennent aussi à exprimer leur gratitude à Madame

Marie-Françoise Conrad, qui a assuré la préparation et le suivi administratif des colloques ainsi qu'à Monsieur le Président Lucien Braun, qui a bien voulu accepter d'accueillir ce volume aux Presses Universitaires de Strasbourg.

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SOURCES ANTIQUES

Chronos, Aion et Kairos

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Le temps linéaire comme temps du mythe ou la pseudo-histoire

des Mésopotamiens

Philippe Talon (Bruxelles)

La Mésopotamie ancienne n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire, un

domaine bien connu du public. C'est pourquoi je crois utile de commencer cet exposé en rappelant certaines notions fondamentales indispensables à mon

propos. C'est vers 3200 avant notre ère qu'apparaît l'écriture cunéiforme dans

une cité de la basse vallée du Tigre et de l'Euphrate : Uruk. Inventée dans le but de permettre un meilleur contrôle économique et comptable de l'administration

sumérienne cette écriture va très vite être mise au service de l'activité intellec- tuelle des savants de l'époque. Les premiers textes que l'on peut qualifier de « littéraires » vont apparaître presque simultanément avec les documents admi- nistratifs. L'écriture cunéiforme qui note au départ les langues sumérienne puis akkadienne va se répandre dans toute la Mésopotamie pour gagner ensuite la

Syrie, l'Anatolie, la côte palestinienne, l'Iran, etc. Elle restera en usage pendant plus de trois mille ans, puisque le dernier texte daté remonte aux alentours de 100 après J.-C.

Pendant ces trois millénaires, les scribes, ou plus justement les lettrés

sumériens, babyloniens et assyriens vont composer et rédiger un nombre colos- sal de tablettes. Nous ignorons aujourd'hui exactement combien de tablettes cunéiformes ont été découvertes au cours de fouilles régulières ou irrégulières depuis 150 ans, mais ce nombre doit avoisiner le million.

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10 0 Philippe Talon

À côté d'une majorité bien compréhensible de textes économiques et administratifs, on trouve des lettres, des contrats, des textes mathématiques, astronomiques, astrologiques, des listes encyclopédiques, des prières, des hymnes, des mythes, des inscriptions royales, des chroniques, des traités divina- toires, etc.

Les textes qui vont intéresser notre propos dans ce colloque sont, bien entendu, parmi les moins nombreux. Nous possédons une série fort intéressante de mythes en langue sumérienne et en langue akkadienne qui nous permettent d'appréhender quelque peu l'univers mental et religieux des élites mésopota- miennes2. Mais plusieurs éléments viennent compliquer l'interprétation que nous pouvons nous en faire aujourd'hui.

Il y a d'abord l'écueil de la langue. La langue sumérienne est isolée parmi les familles linguistiques actuellement connues et des points fondamen- taux de sa grammaire restent encore désespérément obscurs. L'akkadien est mieux connu, car il appartient à la famille sémitique et la comparaison lexico-

graphique avec l'arabe ou l'hébreu permet d'éclairer de nombreuses difficultés. Il y a ensuite l'écueil chronologique. Nos textes s'échelonnent sur plus

de trois millénaires. Il serait dès lors audacieux et même absurde de croire que les conceptions religieuses ou mythologiques du 3ème millénaire sont appli- cables telles quelles 2000 ans plus tard.

Les Mésopotamiens appréhendaient et concevaient le monde selon des schémas différents des nôtres, cela va de soi. Leur pensée fonctionnait de manière analogique, cherchant à tisser entre les différents concepts des liens fondés non pas sur le rapport de cause à effet qui nous est familier, mais sur la

proximité linguistique, la couleur, la texture, ou la graphie. Ces relations apparaissent notamment dans ce que nous appelons aujour-

d'hui les listes lexicographiques3. Afin de décrire l'univers, les lettrés mésopo- tamiens ont eu recours au système de l'énumération. Plutôt que d'énoncer des

règles générales ou d'organiser les éléments du monde visible ou invisible selon des lois universelles, ils énumèrent les concepts, les objets, les êtres vivants, les

plantes, les minéraux, les dieux dans de gigantesques listes classées selon des clefs graphiques, phonétiques ou analogiques, selon des procédés qui ont été bien décrits par Claude Lévi-Strauss4 et Jack Goody5. Ces diverses relations sont presque toujours extrêmement difficiles à retrouver aujourd'hui.

Après cette mise au point, venons-en au thème de ce colloque. L'homme

mésopotamien, au contraire de nous, considère que le passé se trouve devant lui. Les expressions qui désignent, en akkadien et en sumérien, le passé et le futur sont sémantiquement liées au notions d'avant et d'arrière. Le passé est connu et se trouve donc devant l'homme. Celui-ci progresse donc vers le futur à reculons, puisqu'il ne peut le contempler. Cette attitude entraîne plusieurs implications qui vont conditionner la manière de penser des Mésopotamiens. Le passé a tou-

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jours eu, pour les Akkadiens et les Sumériens, valeur d'exemple. C'est des évé- nements passés, réels ou mythiques, que le savant tire son expérience, le roi son modèle. La notion même de progrès, telle que nous l'envisageons, semble com-

plètement absente. L'ordre cosmique mis en place lors des origines est conçu comme parfait et idéal. Les connaissances qui sont transmises via la tradition

peuvent être enrichies au fil du temps, mais elles sont considérées comme com-

plètes intrinsèquement et on n'y ajoutera que des variantes interprétatives. Le futur, au contraire, est inconnu. Il appartient au domaine divin. Les

dieux peuvent transmettre aux hommes certaines informations concernant leur avenir immédiat, par l'intermédiaire de présages qu'il appartient aux devins de reconnaître et d'interpréter. Le monde, pour les Mésopotamiens, est envahi de

présages. Les devins consultent le ciel, les entrailles des moutons, le comporte- ment de l'huile versée sur l'eau, l'apparition de naissances anormales, etc. Même la manière de se saluer en rue peut être porteuse d'un sens caché. Au fil des temps, une littérature extraordinairement abondante s'est constituée, faite de listes interminables de présages de toute sorte'. Encore une fois, l'exemple du

passé va servir de référence. On lira par exemple dans les listes

hépatoscopiques : « (si le foie se présente de telle manière), c'est le présage du roi ?ar-kâli-Sarn. Destruction d'Akkad. L'ennemi fondra sur ta prospérité... » 7. Le souci perpétuel des rois babyloniens et assyriens est de se conformer au modèle idéal du roi tel qu'il a été mis en place aux origines. S'agissant de reconstruire les temples en ruines des grandes villes du sud, les derniers rois

néo-babyloniens comme Nabuchodonosor II et Nabonide font creuser les ruines à la recherche des documents de fondation les plus anciens. Lorsqu'ils sont

découverts, ces documents de fondation, parfois vieux de deux mille ans, leur

permettent d'identifer le plan architectural du temple considéré comme original et parfait et de reconstruire sur une base rituellement correcte8.

Il s'agit, bien entendu, de nuancer quelque peu ces affirmations. Si on a le sentiment, devant cette recherche acharnée des exemples passés, d'avoir affaire à une société intellectuellement bloquée et s'interdisant tout progrès9, les savants mésopotamiens enrichissent néanmoins leur matériel traditionnel. Ils bâtissent sur le passé, établissent toujours plus de relations multiples entre les événements qu'ils contemplent. L'observation des astres, par exemple, les conduira à établir les bases scientifiques de l'astronomie. Grâce à la notation

systématique des positions des planètes et des étoiles, ils arriveront à pouvoir calculer les éclipses, à prédire certains phénomènes récurrents 10. Le progrès existe en fait par l'accumulation des expériences passées plutôt que par une volonté d'aller de l'avant. L'avenir est inclus dans le passé, ce qui nous mène à la notion d'éternité.

Le concept d'éternité s'exprime au moyen des notions de longueur et de

permanence, comme dans les expressions ùmù arkûtu et saniitu dârâtu, « des

jours lointains » (mais remarquons la proximité évidente entre arku « long » et

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12 2 Philippe Talon

warkularku « postérieur, futur »), « des années incessantes ». L'éternité expri- mée ainsi peut se projeter dans le passé ou dans le futur : istu ûmi dârûti « depuis des jours incessants, depuis toujours 11. Il est intéressant de noter l'homonymie qui existe entre le terme darû, « permanent, éternel » et daru, mot ouest-sémitique attesté en akkadien, qui a le sens de « génération » (cf hébreu dôr). L'étymologie du mot dârû est d'ailleurs difficile à établir. Le Dictionnaire des racines sémitiques de David Cohenl2 cite les dérivés de dar sous la racine DW7YR, dont le sens fondamental évoque l'idée de « tourner, se mouvoir en cercle ». Le dictionnaire de Chicago estime au contraire que le sens de dàr et de ses dérivés est à chercher dans le sémantisme de la continuité et de la permanen- ce et exclut tout rapprochement avec le cercle ou le cyclel3. Il est vrai que la racine DWR se réalise en akkadien sous la forme târu, turru « retourner, faire le tour », avec une sourde au lieu d'une sonore comme première consonne radica- le. Il reste néanmoins troublant de retrouver le vocalisme en /ù/ dans l'expres- sion littéraire akkadienne ana dûr dàr « pour l'éternité ». On pourrait songer également à la racine DHR qui produit l'arabe dahar-, dahr- « temps, âge, siècle ; sort, fortune 14.

Le futur lointain et les origines se rejoignent également dans des expres- sions comme ana sâti ou ana ûm sâti « pour l'éternité » et istu sâti, istu icm sâti « depuis les origines ». Voyons par exemple, dans la recension assyrienne de la Descente d'Igtar aux Enfersls, « Je vais prononcer pour toi un destin inou- bliable, c'est un destin inoubliable pour l'éternité que je vais prononcer pour toi » (simti la masê lueimka, lusïmkama rimti la masê ana sâti) ou encore dans la 7ème et dernière tablette du Mythe de la Création : aJ?râtas niri labâris ùmê lisséma la uktalli liriq ana sâti (En'ma Eli(3 VII, 133-134)16 « que dans l'avenir des peuples et la vieillesse des jours, Tiamat s'en aille et s'éloigne à jamais sans qu'on la retienne ! » 17. À l'opposé, on trouvera dans la grande inscription de Yabdun-Lim de Mari18 : sa 1§tu ûm sât âlam Mari ilum ibnû sarrum maman wasib Mari ti'amtam là iksudu « Depuis l'aube des temps, lorsque Dieu créa Mari, aucun roi de Mari n'avait pu atteindre la Mer (Méditerranée) » (colonne I, 34-38) ou dans la 8ème campagne de Sargon II d'Assyriel9 : Assur abu ili... sa ultu ûm sâti ili màti sadî sa kibrât arba'i ana sutuqqurisu... isrukus Enlil ili Marduk (ligne 315) « Assur, le père des dieux,... à qui l'Enlil des dieux, Marduk, a offert depuis les origines les dieux des plaines et des montagnes des Quatre Régions afin qu'ils l'honorent » (à moins qu'il ne faille comprendre « les dieux du monde visible (miitu) et du monde invisible (sadû = sur)20) ». Étymo- logiquement, sâtu dérive d'une racine qui signifie « sortir », sit S?amsi désigne la sortie du Soleil, c'est-à-dire l'est. Sâtu, si'âtu est un féminin pluriel, littérale- ment « les choses sorties ». On pourrait donc considérer que l'origine et la fin des temps est perçue sur le modèle cyclique du voyage du soleil.

Les temes qui désignent le temps en akkadien font donc appel à des notions spatiales : warkularku « derrière, après », mabrû ou pànû « devant,

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avant » et leurs dérivés respectifs, avec l'exception de abràtu « futur, postérité »

qui dérive du verbe ubburu « être tard, en retard ». La durée ou l'éloignement dans le temps, passé ou futur, sera qualifiée par les dérivés des adjectifs, égale- ment spatiaux, arku « long », réqu « éloigné ».

Nous avons vu, avec l'exemple de sâtu, qu'il existait une possibilité de considérer que le temps était perçu comme fondamentalement cyclique en

Mésopotamie, puisque les expressions désignant les origines et la fin des temps sont semblables. Qu'en est-il exactement?

Le terme sumérien bala, passé en akkadien sous la forme palû désigne habituellement un règne ou une dynastie. C'est du moins ainsi qu'on le traduit

généralementzl. Sous la 3ème Dynastie d'Ur (vers 2100), le bala représente une contribution imposée aux nobles à tour de rôle, en étalant les contributions sur toute l'année22, un « tour de service ». Plus tard, dans les inscriptions royales assyriennes notamment, on rencontrera très fréquemment des expressions comme ina mabrîpaléya, « pendant ma première année de règne » ou ina palé §arrùti§u « pendant les années de son règne » (litt. « pendant ses années de

règne de royauté »). Dans sa traduction récente des chroniques mésopota- miennes, Jean-Jacques Glassner traduit bala par « cycle » et le définit comme « une relation structurale entre deux points »23. La chronique royale babylonien- ne conclut chaque dynastie par la mention « Le cycle (bala) de telle ville chan-

gea, sa royauté alla à telle autre ville »z4. Un rituel funéraire rédigé sous le règne d'Ammi-saduqa, roi de Babylone, énumère nommément tous les ancêtres du roi,

depuis les origines, et conclut par la formule suivante (je traduit bala par « dynastie ») : « La dynastie des Amorrites, la dynastie des -anéens, la dynastie du Gutium, la dynastie qui ne figure pas sur cette tablette, ainsi que le soldat qui est tombé au cours d'une campagne de son roi, les princes, les princesses, toute

l'humanité, de l'occident à l'orient, tous ceux qui n'ont personne pour les entre- tenir et évoquer leur nom, venez ici, mangez ceci, buvez ceci, priez pour Ammi-

?aduqa, fils d'Ammi-ditana, roi de Babylone ! »25. La finalité de ce texte est

d'appeler au repas funéraire non seulement les mânes de la famille royale, en remontant jusqu'aux origines les plus lointaines de la généalogie amorrite, mais aussi tous ceux qui sont dépourvus de descendants capables d'accomplir cette tâche ou dont on ignore l'emplacement de la tombe (c'est le cas du soldat tombé à la guerre). L'appel des « dynasties » amorrite, banéenne, guti et « celle qui n'est pas écrite » fait référence à des rois dont les noms sont inconnus de la tra- dition mésopotamienne. On peut y retrouver également un concept géogra- phique qui va d'ouest en est et permet, par une simple énumération, d'inclure dans le sacrifice les mânes de tous les rois et princes du passé.

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14 Philippe Talon

Toute cette question est à mettre en relation avec les listes royales et sur- tout avec la liste royale sumérienne, un autre grand document dont le caractère

cyclique a été proposé récemment26. Ce texte, dont on possède une quinzaine de copies présentant de très

nombreuses variantes, résume l'histoire mésopotamienne depuis les origines, « lorsque la royauté descendit du ciel », jusqu'à la fin de la dynastie d'Isin,

quand cette ville fut conquise par le roi Rim-Sîn de Larsa (1822-1763). Le but de ce document est, dans une certaine mesure, évident : il s'agit de montrer que la Mésopotamie a toujours été dominée par un seul roi, que l'hégémonie sur l'ensemble du pays a toujours été assurée par une unique cité. On peut considé- rer qu'il s'agit d'une volonté de fonder idéologiquement l'accession à l'hégémo- nie de la dynastie de Larsa2?. C'est du moins le cas des manuscrits les plus développés.

Lorsque la royauté descendit du ciel, une demi-douzaine de cités se suc-

cèdent, dont les rois mythiques régnèrent des milliers d'années : « La royauté étant descendue du ciel, la royauté fut à Eridu. À Eridu, Alulim fut roi ; il régna 28 800 ans ; Alalgar régna 36 000 ans ; 2 rois régnèrent 64 800 ans. Eridu fut

abandonnée, sa royauté fut portée à Bad-tibira. À Bad-tibira, Enme(n)-lu-ana

régna 43 200 ans... » et ainsi de suite jusqu'au déluge. Cette liste des rois antédiluviens sera transmise par la tradition jusqu'à la

fin de l'histoire mésopotamienne et on la retrouvera dans un texte célèbre

d'époque séleucide28 et telle quelle encore dans les fragments grecs de Bérose29. Dans cette première section, le dernier roi est Ubar-Tutu qui règne à

Suruppak. Il permet au lecteur de la liste de faire le rapprochement immédiat avec Ziusudra ou Ut-Napistim, son fils, bien connu par le mythe du Déluge. Aucune autre mention n'est nécessaire, le lecteur peut compléter le récit par sa

propre encyclopédie. Le texte continue sobrement : « Le déluge nivela. Après que le Déluge eut nivelé, la royauté étant (re)descendue du ciel, la royauté fut à Kis...». Il y a donc deux transferts de la royauté entre le ciel et la terre.

Néanmoins, si le premier grand cycle s'achève par le déluge, il n'existe aucune tradition en Mésopotamie qui annoncerait l'arrivée d'une nouvelle catastrophe entraînant le retour au ciel de la royauté actuelle. Il s'agit donc plus vraisembla- blement d'une volonté idéologique de montrer le caractère éternel de la royauté dont le modèle remonte au-delà de la mise en place du monde visible.

La seconde section débute par des règnes encore mythiques parmi les-

quels on retrouve des figures bien connues de la mythologie mésopotamienne comme Etana « qui monta au ciel », Enmerkar, le fondateur d'Uruk, le divin Dumuzi et surtout Gilgames. À partir de là, les rois qui sont cités commencent à nous être plus familiers, car il nous sont connus par des inscriptions authen-

tiques. Un lien complexe est tissé ici entre le temps mythique et le temps humain.

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Le temps linéaire comme temps du mythe 15 5

J.J. Glassner a montré qu'il était possible d'établir une lecture cyclique de la liste royale par laquelle chaque cycle comprend la fondation de la dynastie A, la fondation de la prochaine dynastie, B, le vieillissement de A, la fin de A, le passage de la royauté à B, etc. Cette lecture a toutes les chances d'être fondée. Le caractère cyclique sous-jacent de la royauté, même à l'intérieur d'un même

règne, est relativement clair. Le rituel du Nouvel An montre que le roi se défai- sait chaque année de ses attributs royaux pour les reprendre après la récitation du grand mythe de la Création, l'Enûma Elis. La reprise en main par le roi de la tiare royale se fait à l'image de la mise en oeuvre du cosmos par le dieu créateur, Marduk. Le même concept se retrouve dans le mythe de la Descente d'Igtar aux

Enfers, version akkadienne3°. Lorsque la déesse remonte des Enfers, elle devra donner en échange un substitut, son amant Dumuzi. Celui-ci partagera le séjour infernal avec sa sueur, Gestinanna ou Bélili. Et le mythe de conclure : « Au jour où Dumuzi remontera, le bâton de lapis-lazuli et le cercle de cornaline remonte- ront avec lui, avec lui remonteront pleureurs et pleureuses, que remontent les morts et qu'ils hument la fumigation ». Le bâton et le cercle dont il est question là sont les emblèmes royaux du pouvoir. Chaque année, ils remonteront des Enfers et seront, au cours d'une cérémonie funèbre, réactualisés et transmis au roi. Encore une fois, le lien entre le roi actuel et ses ancêtres passés est mis en évidence et thématisé.

Cependant, si la notion de cycle est sous-jacente à tout cet ensemble, les listes royales s'en tiennent à une présentation linéaire des événements. Cette

présentation linéaire entraîne pour nous une série évidente de contradictions. La liste royale sumérienne cite, par exemple, Enmebaragesi et son fils Akka, tous deux rois de la première dynastie de Kis, bien avant la fondation de la première dynastie d'Uruk. Le cinquième roi de la première dynastie d'Uruk sera

Gi1games, dont la tradition sumérienne nous informe qu'il eut à combattre contre Akka, roi de Kis. La tradition locale elle-même est donc bien informée du fait que ces deux dynasties sont contemporaines, au moins dans le mythe. Mais la contradiction n'est qu'apparente. La portée idéologique de la liste royale est véhiculée par le schème fondateur de la liste, de l'énumération, variante du schème généalogique. La liste permet d'établir une relation directe, point par point, entre les origines et le réel actuel. Elle fonde la réalité en la transposant dans le monde mythique et en la fractionnant chronologiquement.

La liste royale assyrienne3l use du même modèle pour affirmer la conti- nuité directe entre les ancêtres les plus lointains et les souverains néo-assyriens du ler millénaire. Dans sa version la plus récente, elle fait remonter la fiction de la transmission généalogique directe du pouvoir à Salmanasar V qui règne à la fin du VIIIe siècle aux origines claniques mythiques du roi amorrite Samsi- Addu I.

Là aussi, la composition linéaire du document entraîne d'apparentes contradictions pour le lecteur moderne. La liste assyrienne débute par l'énumé-

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16 Philippe Talon

ration de 17 rois dont on nous dit qu'ils « demeuraient sous la tente ». Ces noms ont pu être rapprochés des ancêtres de la dynastie de Hammurabi dont j'ai parlé précédemment. Il s'agit donc bien de la généalogie mythique des clans amor- rites qui prennent le pouvoir en Mésopotamie au cours des XIXe et XVIIIe siècles. Viennent ensuite 10 rois « qui sont des ancêtres ». Mais là, l'auteur de la liste inverse l'ordre chronologique en commençant par le père de Samsi-Addu et en remontant dans le temps. Cela lui permet de lier le père de Samsi-Addu à un roi autochtone d'Assur, car Samsi-Addu n'appartient pas à la dynastie locale

assyrienne, c'est un conquérant. Il inclut ensuite, entre le père de Samsi-Addu et

celui-ci, 12 rois proprement assyriens, mais antérieurs !

Lorsqu'il mentionne enfin Samsi-Addu lui-même, l'auteur de la liste va, sur le modèle des remarques mythologiques qui émaillent la liste royale sumé-

rienne, introduire une longue note historique qui témoigne de l'importance accordée à ce souverain : « Samsi-Addu I, fils d'Ilâ-kabkabû, s'en alla à Kardunias (une désignation plus récente de la Babylonie) au temps de Narâm- Sîn. Pendant l'éponymat d'Ibni-Addu, Samsi-Addu remonta de Kardunias. Il

s'empara d'Ekallâtum. Il résida pendant trois ans à Ekallâtum. Pendant l'épony- mat d'Àtamar-Igtar, Samsi-Addu monta depuis Ekallâtum. Il chassa du trône Érisum II, fils de Narâm-Sîn. Il s'empara du trône et régna 33 ans ».

Si l'on s'en tient au texte, Samsi-Addu paraît avoir quitté l'Assyrie sous le règne de Narâm-Sîn pour y revenir chasser le successeur de ce dernier et

prendre le pouvoir. L'auteur réussit ainsi à inclure le conquérant et toute sa

généalogie à l'intérieur de la liste autochtone des rois assyriens. La composition linéaire du document réussit la conjonction de la tradition royale assyrienne et de la tradition clanique amorrite, fondant ainsi la légitimité de Samsi-Addu 1 et de ses descendants en unifiant les mythes proprement suméro-akkadiens et les

concepts claniques des Amorrites.

Cette réalisation linéaire d'un concept temporel peut-être de nature

cyclique se retrouve encore dans les grands mythes. Je prendrai comme exemple final de cet exposé le mythe de la création, l'Enûma Elig. Cette composition théologique, écrite probablement vers 1200 avant notre ère, intègre tout l'apport de la tradition mythologique mésopotamienne pour attribuer le rôle du dieu créateur à Marduk, dieu de Babylone. C'est une oeuvre au contenu idéologique impressionnant, la fondation de Babylone comme ville sainte éternelle, le lien direct entre le ciel et la terre. En voici un résumé succinct32 :

Au début, les deux principes fondateurs, Apsû et Tiamat, les eaux douces et les eaux amères, étaient mêlés dans le chaos primordial. De cette union immobile vont naître les dieux. La génération divine met en place une série de

couples divins pour atteindre le dieu Ea, lequel engendrera Marduk. Mais selon un topos littéraire bien attesté en Mésopotamie, le vacarme des jeunes dieux trouble Tiamat. Celle-ci finit par décider leur anéantissement. Le chaos immobi-

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Le temps linéaire comme temps du mythe 17 7

le des origines est mis en danger par l'intrusion du temps et la succession des

générations divines. Le mythe va alors se présenter comme la suite de deux épi- sodes, l'un mineur, l'autre majeur, le premier sera un échec, le second une réus- site flamboyante.

Tiamat prend les armes pour anéantir les dieux. Ceux-ci se tournent vers le plus intelligent d'entre eux, Ea, afin qu'il s'en aille combattre leur ancêtre Tiamat. Ce sera un échec, mais le modèle est en place. C'est le fils d'Ea,

Marduk, investi de tous les pouvoirs de son père et portant les espoirs de tous les dieux, qui parviendra à vaincre le Chaos. De la dépouille de Tiamat, Marduk crée l'univers, il sépare le ciel et la terre, instaure l'ordre cosmique et reçoit de

ses pairs le pouvoir suprême. Ce qui nous intéresse dans ce long et prodigieux texte, c'est le début. On

peut y lire, au travers de l'analyse philologique, le passage d'un état immobile à

une dynamique génératrice. L'univers surgira grâce à l'apparition du temps. En

voici les premiers vers :

Lorsqu'en haut, les cieux n'étaient pas nommés,

qu'en bas la terre ne portait pas de nom, c'est Apsû qui était le premier, leur ancêtre, la créatrice était Tiamat, leur mère à tous.

Ils avaient mêlé ensemble leurs eaux,

(mais) les pâtures n'étaient pas agglomérées, ni les cannaies étendues.

Lorsque les dieux - aucun n'avait encore paru - n'avaient pas reçu de nom, les destins n'étaient pas fixés.

C'est alors que des dieux furent créés au milieu d'eux...

La description du chaos primordial se fonde sur une série de propositions non verbales et de conjugaisons permansives33. Le permansif, en akkadien, est une conjugaison atemporelle qui se borne à la constatation d'un fait ou d'un état. Seul le vers 5, exactement au milieu de cette description atemporelle, s'ar- ticule autour d'un verbe à l'accompli : « Ils avaient mêlé ensemble leurs eaux »

(mé§unu istënis ibiqûma). L'auteur conçoit donc un début, l'union d'Apsû et de

Tiamat. Ce début, qui est accompli et donc fini, a permis la mise en place d'une

situation stable et immobile, parfaite, dans laquelle aucun changement n'est

admissible. La rupture de cet ordre est annoncée par le coup de tonnerre de la ligne 9,

grâce à un verbe fortement thématisé ibbanûma ilû qerebeun, « c'est alors que des dieux furent créés au milieu d'eux... ». En introduisant ainsi la dynamique

généalogique, l'auteur crée le temps linéaire, le mouvement. Ce mouvement est

irréversible. De génération en génération, il conduit le lecteur au temps

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18 8 Philippe Talon

mythique où pourra se mettre en place l'ordre cosmique actuel, lorsque viendra le temps humain.

Il s'agit donc bien, ici comme dans le cas des textes pseudo-historiques que sont les listes royales sumérienne et assyrienne, de fractionner le réel par le biais d'un schème généalogique ou chronologique. En transposant la réalité dans le mythe, les auteurs mésopotamiens sont parvenus ainsi à la valider. Le

passé devient la preuve de l'existence du présent et la garantie du futur.

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Le temps linéaire comme temps du mythe 19 9

NOTES

1. Des études récentes ont permis de progresser sensiblement dans la compréhension des tablettes les plus anciennes, voir l'excellent ouvrage de H.J. Nissen, P Damerow et R.K. Englund, Archaic Bookkeeping. Early Writing and Techniques of Economic Administration in the Ancient Near East, Chicago and London, 1993.

2. La plupart des grands mythes sumériens et akkadiens ont été récemment présentés en traduction française par J. Bottéro et S.N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l'hom- me. Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989.

3. Ces listes sont publiées dans la série Materialen zum sumerischen Lexikon, Rome 1937- (17 volumes parus). Voir M. Civil, Lexicography, dans Sumerological Studies in Honor of Th. Jacobsen, Assyriological Studies 20, 1976, p. 123 sqq. et A. Cavigneaux, article Lexikalische Listen, dans Reallexikon der Assyriologie, vol. 6, 1983, p. 609-641.

4. La pensée sauvage, Paris, 1962. 5. La raison graphique, Paris, 1979. 6. Cf J. Nougayrol, La divination babylonienne, dans A. Caquot et M. Leibovici, La

divination, Paris, Presses universitaires de France, 1968, vol. 1, p. 25-81; J. Bottéro, Mésopotamie. L'écriture, la raison et les dieux, Paris, Gallimard, 1987, p. 157 sqq.

7. J.J. Glassner, Chroniques mésopotamiennes, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 22. 8. Cf Ph. Talon, Le rituel comme moyen de légitimation politique, dans Rituel and

Sacrifice in the Ancient Near East, Orientalia Lovaniensia Analecta 55, Leuven 1993,

p. 421-433. 9. Voir, par exemple, H. Limet, Une science « bloquée » : le cas de la Mésopotamie

ancienne, Akkadica 26, 1982, p. 17-34. 10. H.D. Galter (éd.), Die Rolle der Astronomie in den Kulturen Mesopotamiens,

Grazer Morgenlandische Studien 3, Graz, 1993; U. Koch-Westenholz, Mesopotamian Astrology. An Introduction to Babylonian and Assyrian Celestial Divination, Cartsten Niebuhr Institute Publications 19, Copenhagen, 1995.

11. Chicago Assyrian Dictionary, vol. D, p. 117b. (abrégé ci-dessous CAD). 12. D. Cohen, avec la collaboration de F. Bron et A. Lonnet, Dictionnaire des racines

sémitiques ou attestées dans les langues sémitiques, fasc. 4, éd. Peeters, Leuven, 1993, p. 239.

13. CAD D 108b : « It is here assumed that the basic meaning of dâr and its deriva- tives is in the realm of continuum, permanence, etc. It is not to be connected with any root referring to a circle or a cycle... ». W. von Soden ne se prononce pas sur la question de l'étymologie, voirAhw s.v. dâru.

14. Cohen, Dictionnaire, op. cit. p. 230. Il n'en reste pas moins que les attestations du terme akkadien en composition, notamment dans les noms propres du type Ilum-dâri, laissent entendre que la racine est en fait à troisième faible. Tout rapprochement avec DWRlTWR ou DHR deviendrait donc automatiquement caduc.

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20 Philippe Talon

15. Ph. Talon, La descente d'Istar aux Enfers, Akkadica 29, 1988, p. 15-25 (texte KAR 1, rev. 19) ; CAD 117.

16. W.G. Lambert, Enuma Elis. The Babylonian Epic of Creation. The Cuneiform Text, Oxford, 1966.

17. J. Bottéro, Lorsque les dieux..., p. 652; CAD S 117b; A/1 193b 18. G. Dossin, L'inscription de fondation de Iabdun-Lim, roi de Mari, Syria 32,

1955, p. 1-28, republié dans A. Finet (éd.), Recueil Georges Dossin, Akkadica

Supplementum 1, 1983, p. 263-292. 19. F. Thureau-Dangin, Une relation de la huitième campagne de Sargon, Textes

cunéiformes du Louvre 3, Paris, 1912. 20. Pour une approche de la définition du concept sumérien kur, voir F. Bruschweiler,

Inanna, la déesse triomphante et vans la cosmologie sumérienne, Cahiers du CEPOA 4, Leuven,1987.

21. W. von Soden, Akkadisches Handwôrterbuch, p. 817, « Regierungszeit, jahr », « Amtsperiode » ; « Zeit einer Dynastie », etc. (abrégé ici AHw).

22. Voir M. Sigrist, Drehem, Bethesda 1992, p. 339 sqq. 23. J.-J. Glassner, Chroniques mésopotamiennes, Paris 1993, p. 80. 24. Exemple : [3-à] m lugal-e-ne [bala Bàd-tibiraki mu x in-ak-mes Bàd-ti]biraki

bala-bi [ba-kùr nam-lugal-bi Zimbirki-sè ba-tùm] « 3 rois de la dynastie de Bad-tibira

régnèrent x années. La dynastie de Bad-tibira fut changée et sa royauté fut transférée à

Sippar », colonne 1, 3-4. La chronique royale babylonienne a été publiée par A.K.

Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, Texts from Cuneiform Sources, 1975, sous le n° 18, p. 139 sqq.

25. J.J. Finkelstein, « The Genealogy of the Hammurapi Dynasty », Journal of Cuneiform Studies 20, 1966, 95 sqq : (11. 29 et suiv.) BAL ÉRIN MAR. [TU], BAL ÉRIN

.ife-a-[na], BAL Gu-ti-um, BAL sa i-na tup-pi an-ni-i la sa-at-ru, ù AGA.ÙS s a i-na da- an-na-at be-li-su im-qú-tu, DUMU.MES LUGAL, DUMU.Mf.ME? LUGAL, a-wi-lu- tum ka-li-si-in, is-tu dUTU.È.A a-du dUTU.SÚ.A, fsal pa-qf-dam ù sa-bi-ra-am la i-su-

a, al-ka-nim-ma an-ni-a-am a-rakl-la, an-ni-a-am f si-til-a, a-na Am-mi-sa-du-qà DUMU

Am-mi-di-ta-na, LUGAL KÉ1.DINGIR.RAki, ku-ur-ba. La traduction de la ligne 38, sa pàqidam ù sàbiram là isû, est fondée sur l'interprétation siibiram = zâkiram proposée dans CAD S 60b. Voir également D. Charpin et J.-M. Durand, « Fils de Sim'al »: Les ori-

gines tribales des rois de Mari », dans Revue d'Assyriologie 80, 1986, 141-183. 26. Glassner, Chroniques mésopotamiennes, 69 sqq et les tableaux des pp. 84-86. La

liste royale sumérienne a été publiée par Th. Jacobsen, The Sumerian King List, Assyriological Studies 11, 1939.

27. Cf. P. Michalowski, History as Charter. Some Observations on the Sumerian

King List, Journal of the American Oriental Society 103, 1983, 237-248 ; J.-J. Glassner,

Chroniques mésopotamiennes, p. 69 sqq, traduction française du texte, p. 138-141. 28. J. Van Dijk, Uruk vorliiufiger Berichte 18, Berlin, 1962, p. 44 sqq. 29. S.M. Burstein, The Babyloniaca of Berossus, SANE 1/5, Malibu, 1978,

p. 143 sqq.

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Le temps linéaire comme temps du mythe 21 1

30. Ph. Talon, Le mythe de la Descente d'I§tar aux Enfers, Akkadica 59, 1988, 15-25. 31. Traduction dans Glassner, Chroniques mésopotamiennes, p. 146 sqq. 32. Traduction complète du texte dans J. Bottéro, Lorsque les dieux faisaient l'hom-

me, p. 602 sqq. 33. Pour le premier épisode, voir Ph. Talon, Le premier épisode de l'Enûma Elis,

dans L'atelier de l'orfèvre, Mélanges offerts à Philippe Derchain, Lettres Orientales 1, 1992, p. 131-146.

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Destin et droit

Georges Pieri (Dijon)

armi les figures du temps il s'en trouve une très concrète qui est celle de son

contenu, désignant le cours des événements dans le temps lesquels peuvent être dotés d'une qualité particulière; on parlera ainsi d'un temps heureux ou malheureux. Si derrière l'événement est supposée une intention ou une force qui lui donne un sens et donc le prédestine, ce cours du temps équivaut alors au des- tin, impliquant le fait que ce qui doit être sera. À ce propos, un historieni spécia- liste du fatalisme iranien notait que dans de nombreux textes des épopées per- sanes il était souvent possible de remplacer le mot temps par celui de sort ou destin, sans que le sens du texte en soit modifié et, dans le même contexte, le ciel, maître du temps était également créateur du destin. Cela étant, nous vou- lons voir en quoi une certaine conception du destin a pu servir de modèle ou de matrice aux notions de justice et de droit dans l'Antiquité. Il s'agit ici, non pas d'aborder l'énorme thème du destin et de son rapport avec la liberté, mais seule- ment d'évoquer certains aspects, bien connus, du destin tels qu'ils peuvent éclairer des notions de caractère juridique.

À ce propos, une incursion dans les sociétés de l'Orient ancien, à partir des travaux de Madeleine David sur le Destin en Babylonie et de Jean Bottero sur la divination en Mésopotamie2, ne peut manquer de s'avérer riche en révéla- tions sur cette question du rapport entre destin et justice. Le terme ordinaire ser- vant à désigner le destin est ?îmtu, littéralement, « ce qui est attribué » à quel- qu'un ou à quelque chose; il est l'expression d'une volonté divine qui, par sa décision, attribue à un être ou une chose (objet du destin) une mission, une fonc- tion, un bonheur ou un malheur, la mort, toutes choses représentant son lot, son

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24 Georges Pieri

sort ainsi attribué. Une telle conception du destin fait qu'il ne doit pas être com- pris comme une loi régissant le cours total du monde à la façon de la régularité des astres et de la nécessité de l'ordre céleste, mais plutôt comme l'expression des volontés particulières divines qui attribuent à chaque être une place comme étant une fonction à remplir. La fixation à chaque être de son destin est ainsi la loi de son existence. Cela implique donc que, dans ce système, les choses ou les êtres n'existent pas tout simplement comme surgissement ou croissance mais comme objet d'une attribution particulière qui est constitutive de tout ce qui est. Il s'ensuit que le fait de recevoir un destin signifie, pour chaque être, recevoir une sorte de limite objective qui correspond à sa part, comme s'il s'agissait d'un statut ou d'un rang. Chaque destin est donc un cadre servant de devoir être ou de modèle d'action à celui qui le reçoit. À l'inverse du fatalisme déterministe, une certaine place est laissée à l'initiative et à la responsabilité de l'homme dans le cadre de sa destination, rendant ainsi possible une éclosion de la moralité. Mais surtout, il faut souligner qu'en leur essence, les destins sont en réalité de véri- tables sentences de jugement, heureuses ou malheureuses, soit comme nomina- tion ou attribution soit comme condamnation. Le caractère concret et particulier de ces sentences du destin aura permis, en Babylonie, de faire de ce destin le cadre conceptuel dans lequel se logera l'exercice de la justice et du droit, incar- nés par les Dieux juges (Marduk, Samas) à travers lesquels d'ailleurs se réalisait l'union de la sagesse et du destin. Ainsi, quand il sera appliqué par le roi (Hammurabi) aux hommes, le droit, sous la forme du jugement (Dînu) s'affir- mera comme le complément toujours respectueux du destin.

La conception du destin n'est pas séparable des traditions relatives à la divination ou à la consultation des oracles. Il était en effet précieux de pouvoir anticiper la connaissance de ces décisions divines et cela par la divination dont le caractère judiciaire a été admirablement démontré par Jean Bottero, pour la

Mésopotamie. Dans le cadre de la divination déductive, un devin examine les présages pour en tirer l'oracle qu'il contient et qui équivaut à la « part d'avenir » qui s'y cache et qu'il s'agit précisément de découvrir. C'est ainsi qu'il y avait des traités de casuistique divinatoire où chaque espèce était présen- tée de façon toute grammaticale avec une protase (le présage) introduite par « supposé que » (nos « attendus » des jugements modernes) et une apodose (l'oracle) qui lorsqu'elle est conclue de la protase équivaut aux dispositifs des actes judiciaires modernes. Nous devons donc retenir que la décision de l'oracle a la forme d'une sentence judiciaire et qu'ainsi le fait de prédire l'avenir n'est pas seulement une démarche définie en termes d'avenir, de prédiction mais en termes de « justice rendue ». Il est dit, par exemple, que le devin « ayant pris place devant les dieux gama§ et Adad, sur la cathèdre du juge, rendra un juge- ment exact et véridique ». Les recueils divinatoires qui seront confectionnés se présentent comme des recueils de jurisprudence contenant des prescriptions auxquelles il est bon de se conformer.

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Destin et droit 25

Mais en réalité, à travers le devin, c'était le dieu lui-même qui prononçait la sentence oraculaire et rendait le jugement divinatoire. La justice de l'oracle ressemble à la justice d'un tribunal au point que les mêmes termes techniques dinu (jugement) et purussu se retrouvent à la fois dans la pratique judiciaire et dans la pratique divinatoire. Tout concorde à reconnaître une identité formelle entre justice et divination, l'une et l'autre fixent le sort futur de l'intéressé non pas en termes de nécessité cosmologiques ou physiques, mais de nécessité déon- tique. Il y a là, l'expression d'un ordre du monde sans doute, mais d'un ordre qui s'impose avec l'autorité de ce qui doit être et que l'on doit respecter pour ne pas être dans son tort : c'est un ordre du monde compris comme un ordre de jus- tice.

Ce qui est très significatif c'est le rapprochement qui est fait entre l'oracle et la sentence, c'est-à-dire entre prédire et juger : « Faire connaître la décision du destin » et « prendre cette décision » (juger) sont ainsi assimilés. Tout cela est inscrit dans le système du destin, en effet, les dieux inscrivaient sur les présages mêmes leurs décisions concernant l'avenir, et dans la procédure judiciaire que constituait la divination, le dieu, comme le juge humain, une fois sa décision prise inscrivait sa sentence sur les « tablettes du destin », celles-ci étant le support matériel du présage. C'est comme si les décisions inscrites sur les tablettes du destin s'introduisaient dans la nature des choses. Les décrets divins sont inscrits dans les événements et, ce qui arrive est un avenir judiciaire. Tel est d'ailleurs le lien profond entre le destin, comme part reçue et la justice qui se manifeste dans les pratiques ordaliques, sorte de divination provoquée, où ce qui échoit à l'intéressé comme destin est le résultat d'un jugement qui s'ins- crit dans l'événement même. La guerre, par exemple, permettra de voir dans la défaite ou la victoire l'expression d'un jugement divin ; la justice est dans le fait lui-même.

Ce rapport du destin et de la justice n'est pas propre au monde de l'Orient ancien car il semble bien pouvoir se retrouver en Grèce ancienne. On sait, en effet, que dès Homère, tout le vocabulaire du destin se confond avec celui de la répartition, du partage et de la part : Moros et Moîra, les deux noms masculin et féminin du destin, comme eimartai « il est fixé par le destin », peu- vent être rapprochés de meros « la part, le lot », part de terre, part de butin, part de temps, part de vie..., ce sont des parts résultant d'une répartition (nemein moîran). Le destin se trouve donc défini comme la part qui est attribuée à cha- cun, sa moîra (cf. ?îmtu, en accadien).

Au plan du mythe, les théogonies hésiodiques ou orphiques parlent de ces puissances religieuses que sont les Kères, les Moîrai distributrices des des- tins, (qu'elles filent). Ce n'est pas ici le lien de s'étendre sur ces puissances du destin ni sur la question de leur rapport avec les dieux du panthéon olympien, en revanche ce qui nous paraît digne d'attention c'est que le destin dans la mesure où il fut conçu en termes de répartition et de part s'est trouvé placé au fonde-

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26 Georges Pieri

ment même de toute l'élaboration de la notion de justice et de droit dans la pen- sée antique. Certes, les puissances du destin, les Moîrai, filles de la nuit, dans une première généalogie, distribuent d'une manière imprévisible, à partir de la naissance (qu'elles président), ce que chacun recevra dans le cours de sa vie, en bien ou en mal. Le fait même qu'il puisse y avoir une détermination de vie dès la naissance, avant toute action susceptible d'être l'objet d'une évaluation, indique que ces Moîrai distribuent les parts, en dehors de toute sphère éthique ou juridique. Se trouve donc exclu tout rapport entre la part et le mérite ou la rétribution. Le destin, comme grand partage se présente comme un état de fait auquel on se heurte. Mais précisément, les textes homériques nous montrent que ce destin-part n'est pas seulement un grand partage mais aussi une norme qu'il convient de respecter bien que l'on puisse l'enfreindre. Ce qui signifie que l'on ne se situe plus alors dans le cadre du nécessaire et du contingent, mais dans celui du permis et du défendu, c'est-à-dire dans le cadre du devoir être. En effet les expressions courantes huper moîran, huper aîsan, témoignent de cette possi- bilité de dépasser sa part, son destin. L'homme peut choisir, tel Egisthe, de franchir les limites qui lui sont imparties, quitte à en payer le prix, à titre de rétribution.

Le moîra c'est en effet, à la fois la part attribuée et la limite assignée à chacun dont elle délimite une sphère de comportement : tout ce qui est n'atteint finalement son être que par ce qui lui est départi. Toute existence est destin et se trouve par conséquent déterminée par les limites qu'implique la part reçue, laquelle part étant le résultat d'un partage qui est l'archétype du jugement (Krinein, séparer). La terminologie du destin reflète ainsi une réalité normative où le devoir être est exprimé par la part attribuée qui sert de mesure à l'être. À

l'opposé de huper moîran, dire d'un acte qu'il est Kahta moîran c'est dire qu'il est conforme à la part-mesure de celui qui agit.

L'action humaine s'inscrit donc dans le cadre d'un destin départi par les dieux qui tient lieu de mesure, et la faute consistera à dépasser la limite.

Mise en place des êtres, respect des limites propres à chacun, ajustement et réciprocité des parts, toutes ces notions connexes expriment un ordre du monde compris comme un ordre de justice. Cet ordre fondé sur la répartition, le destin, trouvera sa consécration avec la révolution olympienne qui fait de Zeus le « conducteur du destin » (Moîragetés). Ce destin dont il est le maître est une manifestation de sa justice, la juste répartition qu'exprime le nomos. À ce pro- pos, une notion aussi essentielle pour la pensée juridique et morale que celle de ne peut se comprendre qu'en référence à ce principe de distributions des part- destin : Némésis et Moîra sont inséparables dans les textes. L'idée de rétribution comme rétablissement de l'ordre des choses lorsque les parts ne sont plus res-

pectées (huper moîran) n'est pas séparable de celle de répartition que le terme même de nemesis évoque à partir du verbe nemein. Nemesis, la distributrice est entrée dans le système du destin parée des fonctions de vengeance et de jalousie

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Destin et droit 27

des dieux, exigeant réparation, compensation, remise en état. Nemesis n'est pas le destin lui-même, mais elle l'implique à sa source, comme réprobation atta- chée au fait de ne pas se contenter de sa part-destin.

Nous pouvons dès lors confronter cette notion du destin avec celle de la

justice telle qu'elle est définie par les Pythagoriciens puis par les stoïciens et transmise aux Romains. La justice, disent-ils, à trait aux répartitions (aponome- seis) : elle consiste à attribuer à chacun ce qui lui revient (Diké, la part due) ; Ciceron (de., inv, 2, 53, 160) dira suam dignitatem cuique tribuens et le juriste Ulpien y substituera suum ius : attribuer à chacun son droit. Quant à la célèbre définition de la jurisprudence que ce juriste donnera, comme « connaissance des choses divines et humaines », elle nous ramène à une vision cosmique, propre au destin. C'est en effet du ciel que la notion d'ordre est venue, comme le pro- duit de jugements divins et non des lois humaines; la justice n'a pas surgi du sein des affaires (negotia) des hommes, prosaïquement, mais elle est une théodi- cée qui est longtemps restée, avant de se laïciser graduellement, le destin de

l'univers, dans sa totalité, par lequel tout est reparti : Dieux, astres, hommes et bêtes.

NOTES

1. M. DAVID, Les Dieux et le Destin en Babylonie, P.U.F., 1949. 2. J. BOTTERO, Symptômes, signes, écritures en Mésopotamie ancienne, in

Divination et Rationalité, Seuil, Paris, 1974.

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Les figures du temps chez Platon

Jean-François Mattéi, Institut l7niversitaine de France (Nice)

« Le temps est le véritable point de départ de toutes les recherches en philosophie » Schelling, Les âges du monde

'est un lieu commun de la philosophie que d'imputer à Platon une concep-

tion négative du temps et d'opposer de façon systématique, dans son oeuvre, l'ordre de l'être au désordre du devenir. Cette dichotomie idéaliste laissera des traces durables dans la métaphysique, du néoplatonisme à Nietzsche et Bergson, aussi bien que dans la poésie et la littérature, notamment chez Edgar Poe ou Baudelaire. Ainsi Jorge Luis Borges, dès les premières pages de son Histoire de l'éternité, dénonce-t-il « le musée immobile et redoutable des archétypes plato- niciens » 1, en faisant fond sur un texte de Plotin qui commente les genres de l'être du Sophiste ; l'ouvrage se clôt en retour sur ce que Borges appelle les deux rêves ennemis de l'homme, le réalisme et le nominalisme, qui se reflètent l'un l'autre de ,part et d'autre du miroir métaphysique. Pourtant, dans un prologue postérieur à la rédaction de son livre, l'auteur argentin consacrera un paragraphe entier à son repentir tardif : « Je ne sais pas comment j'ai pu comparer à « d'im- mobiles pièces de musée » les Formes de Platon, et comment je n'ai pas senti, en lisant Scot Érigène et Schopenhauer, que ces Formes sont au contraire vivantes, puissantes, organiques. Je comprenais qu'il n'y a pas de mouvement hors du temps [...] je ne comprenais pas qu'il ne peut pas y avoir non plus d'im- mobilité » 2.

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30 Jean-François Mattéi

Je voudrais justifier ici l'intuition borgésienne de ces Formes « vivantes, puissantes, organiques » en avançant, contre la double tradition du platonisme et de l'anti-platonisme, la thèse selon laquelle la philosophie de Platon est tout entière une philosophie du temps et non de l'éternité. Et elle est une philosophie du temps dans la mesure où l'âme se saisit elle-même dans son destin de tempo- ralité, même si ces deux instances ne prennent de sens que dans leur orientation vis-à-vis des Formes intelligibles auxquelles elles sont toutes deux apparentées. Les interprétations habituelles tendent en effet à faire une lecture parménidienne de Platon qui les conduit à s'arrêter, dans les dialogues, au seul aspect intelli- gible des Formes, figées à jamais dans le musée des archétypes borgésiens. De ce fait, elles ne tiennent pas compte de l'intention constante de Platon de « sau- ver les phénomènes », c'est-à-dire de donner sa pleine signification au monde sensible qui, du moins dans l'expérience immédiate que nous en avons, en paraît dépourvu. En envisageant Platon sub specie aeternitatis, elles ne reconnaissent finalement en lui que le philosophe des idéalités mathématiques, lesquelles échappent par définition à la genèse, au devenir et au temps. Aussi Léon Robin n'avait-il pas tort de reprocher à Bergson de réduire l'idéalisme platonicien, dans le dernier chapitre de L'évolution créatrice, à « une sorte de logique trans- cendante et d'ontologie statique » 3.

On oublie par là - sans doute est-ce la première cause de la difficulté d'appréhender le statut paradoxal du temps chez Platon - que l'auteur du Timée n'aborde jamais de façon frontale la question. Aucun dialogue platonicien n'est explicitement consacré au temps dans lequel Schelling verra pourtant, avant Bergson ou Heidegger, l'origine du cheminement philosophique. D'une façon plus précise, si l'on entend par « philosophie » l'étude rationnelle, critique et argumentée d'une question dont on construit de façon rigoureusement concep- tuelle la problématique, il n'y a pas de philosophie du temps chez Platon, et donc, si l'on suit Schelling, pas de philosophie du tout. La question du temps se trouve en effet toujours envisagée, dans les dialogues, à partir de la question de l'âme et de la question du monde, et ne constitue à aucun moment un champ d'exploration spécifique. En second lieu, cette approche commune de l'âme, du monde et du temps ne relève à aucun moment de la dialectique, et donc du régi- me du logos, mais bien du muthos. Chaque fois que Platon articule ces trois ins- tances, en les reliant à l'hypothèse de la réminiscence, à la naissance du monde ou au récit du Jugement dernier, il fait usage d'un récit mythique qui relève de la monstration symbolique, et non de la démonstration conceptuelle. Fidèle à cette dernière, Couturat n'hésitait pas ainsi à rejeter sans appel, du point de vue du mathématicien, tout ce qui ressortit du mythe : « Mythi nihil aliud quam anti- quae, pœticae, religiosae fabulae sunt, quae falsa pro veris exhibent. Unde faci- le concludere licet Platonicos quoque mythos mendaces esse et fallaces » 4. Il

éliminait en conséquence de la philosophie platonicienne la théorie de l'âme, la théorie du monde et la théorie de Dieu, et ne laissait guère au platonisme, réduit

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Les figures du temps chez Platon 31 1

à sa peau de chagrin logique, que la théorie des Idées, envisagée sous le seul

aspect de l'éternité.

Or, le temps, dans la mesure où il est indissociable du sort de l'âme et du cours du monde, n'est abordé par Platon que sous un angle mythique. Je vou- drais rassembler ici les trois figures du temps que l'on peut déceler dans les dia-

logues, et montrer qu'elles appartiennent au domaine de l'eikos muthos du

Timée, c'est-à-dire à l'ordre d'un « discours vraisemblable » qui obéit à un même schème généalogique. Ces figures du destin sont respectivement : 1. le

temps comme image mobile de l'aibn ; 2. l'exaiphnès comme fulguration ins- tantanée de l'âme au croisement du temps et de l'éternité; 3. le kairos comme occasion favorable. Elles définissent toutes trois le champ du mythe qui relève de la forme iconique de la mimesis. Il suffit de considérer le contexte des recherches dans lesquelles ces figures sont présentes avec une acuité diverse : tout ce qui concerne la périodicité du temps, comme image éternelle progressant suivant le Nombre, se trouve dans le Timée, dont la forme mythique est avérée, ou dans le mythe du Politique, tendu par l'opposition de l'âge de Kronos et de

l'âge de Zeus. En ce qui concerne l'exaiphnès, bien qu'il apparaisse dans l'ou-

vrage le plus dialectique de Platon, le Parménide, il relève à son tour d'une

conception mythique de l'âme dont les néoplatoniciens ont souligné toute l'im-

portance. Le kairos, enfin, dont l'origine est proprement religieuse - Kairos est le plus jeune fils de Zeus selon Ion de Chios 5 - me paraît garder une dimension

mythique comme le laissent entendre les classements du Philèbe. Quant aux textes où le temps est compris comme la part de vie accordée à l'âme, ils se révèlent eux-aussi mythiques, qu'il s'agisse de l'initiation du Banquet dont l'as- cension vers le Beau se déroule selon une gradation temporelle réglée, de l'hy- pothèse de la réminiscence du Ménon et du Phèdre, qui renvoie à une pré-tem- poralité originaire avant l'incorporation de l'âme, ou encore de la destinée future des âmes, dans les récits eschatologiques du Gorgias, du Phédon et de la

République qui évoquent cette fois la post-temporalité de la renaissance dans un nouveau corps6.

L'âme et l'aïôn

Lors de la constitution du corps du monde, le Démiurge associe à chacun des quatre éléments physiques (le feu, l'air, l'eau et la terre) les quatre premiers polyèdres réguliers (le tétraèdre, l'octaèdre, l'icosaèdre et le cube) de façon à établir une composition harmonique. Comme l'espace à trois dimensions de la stéréométrie impose deux médiétés susceptibles d'unir les quatre termes en pré- sence, le Démiurge va disposer l'air et l'eau en position moyenne entre les élé- ments extrêmes du feu et de la terre de telle sorte que « ce que le feu est à l'air, l'air le soit à l'eau, et que ce que l'air est à l'eau, l'eau le soit à la terre » (32 b

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32 Jean-François Mattéi

6-7, trad. Brisson). Le corps du monde est ainsi engendré par la combinaison des quatre éléments selon la proportion continue :

_Feu _ Air _ Eau Air Eau Terre

Cependant la correspondance des quatre éléments physiques et des quatre polyèdres mathématiques laisse à part le dernier solide régulier inscriptible dans la sphère, le dodécaèdre, qui ferme l'ensemble des cinq « corps platoniciens ». Le dodécaèdre paraît doublement déplacé dans cette chaîne d'analogies : sur le

plan mathématique, ses douze faces pentagonales sont irréductibles aux tri-

angles élémentaires qui composent les autres polyèdres ; sur le plan physique, il est étranger à chacun des corps simples. En ne considérant que ses propriétés physico-mathématiques, les interprètes modernes concluent un peu vite qu'il ne

joue aucun rôle dans la cosmologie platonicienne, d'autant que Timée fait silen- ce sur son nom. Ainsi Charles Mugler, jugeant que Platon se montre « visible- ment gêné » par cette différence d'une unité entre les deux classements, « les

polyèdres étant au nombre de cinq, la matière n'admettant que quatre états diffé- rents », n'hésite pas à « éliminer » le dodécaèdre du Timée pour des raisons d'« économie mathématique »7. Dans sa récente traduction du Timée, Luc Brisson n'accorde pour sa part qu'une brève note au dodécaèdre, en l'excluant du tableau des polyèdres réguliers, et ne relève pas l'allusion de Platon au cin-

quième polyèdre ni son hésitation sur l'existence d'un ou cinq mondes (55 c-d). Il est vrai que Timée ne mentionne l'hypothèse d'une cinquième combi-

naison cosmique, attachée à la figure du cinquième polyèdre, que pour laisser ce dernier anonyme et différer la justification de l'hypothèse, pourtant avancée « avec quelque apparence de raison », d'une pentade de mondes. Les commen- taires scientifiques du Timée ont alors beau jeu d'éliminer le polyèdre anonyme qui n'est désigné que par sa position - la « cinquième (nÉl-lnTl1ç) - dans l'ordre des polyèdres réguliers. Or, cette curieuse singularité, qui fait pendant dans le Timée à celle de la chôra, elle aussi dépourvue de nom propre, devrait au contraire inciter les interprètes à déplacer leur recherche de la science vers le

mythe, d'autant que Timée prend soin de qualifier son récit de « mythe vraisem- blable » (29 d). Pourquoi Platon prendrait-il la peine de mentionner l'existence d'un cinquième polyèdre s'il devait aussitôt l'écarter de la représentation géné- rale de l'univers? La spécificité cosmique du dodécaèdre doit tenir à ses pro- priétés géométriques qui le distinguent radicalement des autres polyèdres. Chacune de ses douze faces est formée d'un pentagone irréductible aux triangles dont les quatre autres solides platoniciens sont composés, y compris l'hexaèdre

régulier ou cube, dont les faces se trouvent divisées en deux triangles par la dia-

gonale du carré. Comme le notait Léon Robin, qui décelait un « mystère » dans la « figure du monde » attribuée au dodécaèdre8, si l'on joint les cinq sommets

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Les figures du temps chez Platon 33

du pentagone, on fait apparaître cinq triangles isocèles formant une étoile à cinq branches dont les côtés, en se recoupant les uns les autres, dessinent un petit pentagone inversé par rapport au précédent : on reconnaît la figure mystique du pentagramme ou encore du pentalpha (« les cinq A ») composée de trois tri- angles entrelacés que l'on peut dessiner d'un seul trait 9.

Loin donc d'être un solide mathématique résiduel, le dodécaèdre consti- tue pour Platon la figure mythique du monde. Développement naturel du penta- gone dans l'espace à trois dimensions, il représente symboliquement la sphère du cosmos, le nombre du temps et la structure même de l'âme. Si Timée ne lui donne pas de nom, au même titre d'ailleurs que Socrate dans le Phédon (110 b 6-8), il lui accorde deux propriétés essentielles que l'on ne peut occulter sans occulter en même temps l'enseignement du Timée, et ceux du Phédon, du Phèdre ou de l'Épinomis. D'une part le dodécaèdre est placé en cinquième posi- tion dans la série des cinq polyèdres réguliers dont il constitue le terme; d'autre part il est appliqué par le Démiurge au Tout (rô nâv) pour « en dessiner la figure » (8ia(MYpcf())Mv) (55 c 6). Or, cette épure vivante du monde n'intervient pas seulement dans le bref passage consacré au dodécaèdre, lequel est redoublé, quelques lignes plus bas, par l'allusion aux cinq mondes possibles (55 d 2-3). Elle intervient dès le début de l'exposé lorsque Timée enseigne que le cosmos n'a pas été façonné à l'image de « l'un des vivants » contenus en son sein (30 c 4), ce qui revient à dire que le Tout n'a pas été ordonné en fonction de ses élé- ments. Ce sont au contraire ses divers éléments, les vivants, qui ont été formés à la ressemblance du Vivant en soi :

« Mais l'ensemble auquel appartiennent tous les autres vivants à titre de parties, soit individuellement soit en tant qu'espèce, voilà, entre tous les vivants, supposons-nous, celui auquel ressemble le plus celui-ci. Effectivement, tous les vivants intelligibles, ce Vivant [le monde intelli- gible] les tient enveloppés en lui-même, de la même façon que notre monde nous contient tous et toutes les autres créatures visibles. Car, comme c'est au plus beau des êtres intelligibles, c'est-à-dire à un être parfait entre tous, que le dieu a précisément souhaité le faire ressembler, il a façonné un Vivant unique, visible, ayant à l'intérieur de lui tous les vivants qui lui sont apparentés par nature » (30 c 9 - 31 a 1, trad. Brisson).

Ce texte capital ne me paraît présenter qu'une seule interprétation satis- faisante. Le Vivant intelligible qui tient « enveloppés » en lui tous les vivants intelligibles, et qui, en ce sens, est « un être parfait entre tous », incarne le schè- me intelligible du dodécaèdre, invisible dans le Timée, dont les douze signes du

Zodiaque évoquent la manifestation visible. Si Platon ne donne pas de nom au dodécaèdre, c'est dans la mesure où le cinquième polyèdre, étranger aux échanges des quatre éléments et des quatre polyèdres qui se déroulent en son

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34 Jean-François Mattéi

sein, est la structure idéale du Tout. On ne peut pas dessiner les traits du Vivant intelligible qui inclut les autres vivants intelligibles, entendons les quatre pre- miers polyèdres, d'après lequel tous les vivants sensibles sont constitués; on ne peut les représenter que sous leur figuration sensible. L'indice de cette mytholo- gisation du cosmos est apporté plus loin lorsque Timée justifie la sphéricité du monde par l'intégration dans un seul ensemble de toutes les formes du vivant : cette figure est nécessairement sphérique (31 b 1-8) parce que, comme elle doit envelopper tous les vivants, « c'était celle où s'inscrivent toutes les autres figures ». En conséquence, le Démiurge décida de « tracer » - diazographein - « la figure d'une sphère dont le centre est équidistant de tous les points de la périphérie » (tr. Brisson).

L'analogie entre la sphère étoilée, de l'ordre du visible, et le dodécaèdre, de l'ordre de l'intelligible, se trouve appelée par la propriété essentielle du cin- quième solide régulier inscriptible dans la sphère et circonscriptible autour de la sphère : il est en effet celui qui s'en rapproche le plus. Platon regarde le dodé- caèdre comme le Vivant intelligible unique, entendons, dans le langage du mythe, Zeus ou l'Âme universelle, dont le schème intelligible, qui forme le cycle de la connaissance, enveloppe en lui-même les autres schèmes intelli- gibles. C'est d'après ces schèmes, sous l'action obscure de la chôra, intermé- diaire entre le dodécaèdre intelligible et la sphère visible, que sont modelés tous les êtres vivants. Ainsi Zeus prend-il la tête du cortège des dieux dans le mythe du Phèdre pour parcourir le circuit complet du cosmos qui ne fait qu'un avec le mouvement temporel de l'Âme. Le dodécaèdre est l'Âme du monde qui, du centre aux extrémités, donne la vie, le mouvement et la durée au corps tout entier, c'est-à-dire au Ciel, la région où règne Zeus. Aussi la définition finale du Ciel correspondra-t-elle à celle de l'Âme et du Temps :

« [Le Démiurge] a ainsi constitué un ciel circulaire entraîné bien entendu dans un mouvement circulaire, un ciel unique, seul de son espèce, solitai- re, mais capable en raison de son excellence de vivre en union avec lui- même, sans avoir besoin de quoi que ce soit d'autre, se suffisant à lui- même comme connaissance et comme ami » (34 b 5-8, trad. Brisson).

Les analogies platoniciennes entre les polyèdres et les éléments, l'Âme et le corps du monde, s'avèrent parfaitement satisfaisantes dans l'économie géné- rale du Timée. Elles demeurent en outre fidèles à l'enseignement pythagoricien de Timée de Locres. Selon Aétius, l'école pythagoricienne distinguait en effet cinq figures mathématiques dans l'ensemble du cosmos : « le cube, qui a produit la terre, la pyramide, qui a produit le feu, l'octaèdre, qui a produit l'air, l'ico- saèdre, qui a produit l'eau, et le dodécaèdre qui a produit la sphère de l'univers 10. Le fragment B XII de Philolaos, dû à Stobée, mentionne le même nombre d'éléments inclus dans le Tout : « les corps de la sphère sont cinq : le feu, l'eau, la terre et l'air, qui sont contenus dans la sphère, auxquels s'ajoute un

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Les figures du temps chez Platon 35

cinquième, la « coque de la sphère 11. Cette curieuse image de la

coque du vaisseau que l'on « tire » se rapporte au dodécaèdre considéré comme l'élément supérieur qui limite la sphère du monde ; Platon lui donnera son nom, sans doute le premier en ce sens précis, l'« éther » (aïAriP).

Ce terme d'aieap désignait chez Homère la partie de l'air la plus pure dans le ciel supérieur, à savoir la demeure accordée à Zeus après le partage en

cinq du monde (Iliade, XV, v. 192). A Zeus, le vaste ciel, au milieu de l'éther, à

Poséidon, la blanche mer, à Hadès, le dernier frère issu de Kronos, l'ombre bru-

meuse, alors que l'Olympe et la Terre restent tous deux le « bien commun » des dieux (EÔvfi nàVTWV). L'argument selon lequel Platon aurait écarté le dodécaèdre des échanges du Timée paraît sans portée dans l'ordre mathématique, physique et symbolique. Le dodécaèdre n'a pas en effet à entrer dans les combinaisons des quatre éléments qui reçoivent des quatre polyèdres leurs schèmes mathéma-

tiques, ce que Timée appelle le « schématisme des Idées et des Nombres » (53 b

4-5), puisqu'il les contient toutes et présente l'aspect d'un tableau vivant et animé. Selon l'image bien connue du Phédon, le monde ressemble à « un ballon

bigarré, dans le genre des balles à douze pièces, dont les divisions seraient mar-

quées par des couleurs dont les couleurs mêmes d'ici-bas sont comme des spéci- mens, particulièrement celles dont les peintres font usage ». La figure du dodé- caèdre peint par le démiurge du Timée, ainsi esquissée dès le Phédon, se

prolongera encore au livre X de la République, avec les couleurs accordées à chacune des sphères célestes (618 e - 617 a), en parfait accord avec le spectre des douze couleurs fondamentales du Timée (blanc, noir, rouge, doré, pourpre, bistre, roux, gris, ocre, bleu, glauque, vert) (67 e - 68 d).

Si le dodécaèdre est la mesure du ciel et des vivants qu'il contient, il commande par là-même la marche du temps et la périodicité des âmes Bien

que l'Âme du monde ait été formée avant le corps, en une sorte de pré-tempora- lité intelligible où le Démiurge façonne l'Âme selon la structure numérique issue de l'union des substances indivisible et divisible, de Même et d'Autre, elle n'existe pas en dehors du temps et du mouvement circulaire du ciel. La genèse de l'âme, du monde et du temps, ces trois figures de l'invisible, n'est qu'une seule et même genèse due à l'action du démiurge réglée sur le Nombre. Il s'agit là d'une opération purement mimétique qui relève de l'ordre de l'intelligence, et non de celui de la nécessité, en dehors de toute production matérielle, laquelle est assurée par le schématisme de la chôra et les combinaisons des quatre élé- ments physiques. « Le temps (Xpôvoç) est donc né avec le ciel (flET'oùpavoç) afin que, engendrés ensemble, ensemble aussi ils soient dissous, si jamais disso- lution leur doit advenir » (38 b 6-7). Et cet engendrement de la durée, sous sa forme permanente et périodique, est l'engendrement de l'âme qui, dans toute la suite des temps, a été, est et sera sur le « modèle » (napd8Ety?La) (38 c 1-2) de ce

qui est toujours, c'est-à-dire « de toute éternité » (aicùva) (38 c 2).

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36 Jean-François Mattéi

Nous sommes en présence de la célèbre formule du temps compris comme « une sorte d'image mobile de l'éternité » (elKô mvnïov TtVa aiwvoç) (37 d 5-6). L'aiôn - « âge » ou « durée des temps » - désigne l'Âme universelle

qui meut le Ciel identifié à l'image mobile du nombre aiônios et sécrète de façon continue le temps. Parce que l'Âme du monde, dont chacune des âmes est le reflet, possède une structure numérique déterminée, elle anime l'univers et commande le retour des jours et des nuits, des mois et des saisons, ainsi que des

périodes cosmiques du temps de Kronos et du temps de Zeus. Or, ce nombre du

temps s'identifie de toute nécessité au nombre du dodécaèdre. Le cinquième polyèdre n'intervient pas dans les échanges physiques dans la mesure où il ne se

rapporte pas à la détermination spatiale du monde, mais à sa figure temporelle. Toutes les indications de Platon sur le dodécaèdre, du Phédon au Phèdre, au Timée et aux Lois, établissent que les périodes du temps sont divisées en douze

parties. Qu'il s'agisse du ballon bariolé aux douze peaux de cuir, des circonvo- lutions des onze dieux autour de la maison d'Hestia, ou de la distribution de la cité et du territoire des Magnètes en douze portions consacrées aux douze dieux, « en correspondance avec les [douze] mois et avec la révolution de l'univers »

(VI, 771 b 6-7), la partition originelle du temps (moira) qui commande le parta- ge de l'espace converge toujours vers le nombre du dodécaèdre.

On peut donc conclure que ce polyèdre est la figuration mytho-logique de l'âme, du ciel et du temps, c'est-à-dire du destin qui accorde la part de chacun à la « durée des âges » Il est impossible de le ramener aux autres poly- èdres et de le considérer comme une figure mathématique quelconque : sa dimension mytho-logique exprime à la fois la partition rationnelle du cosmos conçu d'après le modèle intelligible du Vivant en soi, et le partage mythique de l'âme qui produit le temps à mesure de ses manifestations périodiques. Le temps invisible de l'âme n'est donc rien d'autre que l'imitation du dodécaèdre dont la figure symbolique est l'épure graphique du vivant (diazôgraphôn).

L'âme et l'exaiphnes

Lors de la fabrication du corps du monde, le Démiurge utilise un inter- médiaire (metaxu) entre les Formes intelligibles et les réalité sensibles qu'il nomme du terme singulier de chôra. Si l'on pense cette dernière comme l'ins- tance cosmique de différenciation où s'élabore à l'avance le sens lors de l'ins- cription de l'intelligible dans le sensible, son action ne peut être qu'instantanée. Platon pose en effet à deux reprises l'existence des quatre éléments empédo- cléens, le feu, l'air, l'eau et la terre « avant la naissance du ciel » (npb Tfiç

oùpavou yeveoEMç) (48 b 3-4), et celle de leurs propriétés « avant ce moment- là » (npo roûrou) (48 b 5). Parallèlement, la chôra qui donne aux quatre élé- ments « les schèmes des Formes et des Nombres » (8tEO)(np.aTioaTo EtsE6l TE

K cti c:ipt8f.1.oiç) (53 b 4-5) 3, existe, au même titre que l'« être (Õv) et le « deve-

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Les figures du temps chez Platon 37

nir » (yevEoiv), «avant la naissance du ciel » (npiv oùpavbv yE:véo0cit) (52 d 3-

4). On ne peut à l'évidence penser l'opération des archétypes intelligibles, éter-

nellement joints à eux-mêmes dans l'unicité de leur forme, comme le dit

Diotime du Beau (Banquet, 211 b 1-2), à travers un devenir incessant qui est le

lot des phénomènes sensibles. Le Démiurge, nous l'avons vu, a engendré le ciel

comme une « sorte d'image mobile de la durée des âges (aiC>voç) » de telle sorte

que cette « image » (eix6va) avance en suivant ce « nombre » que l'on appelle

le temps (37 d 5-8). Il faut donc faire intervenir, comme facteur de différencia-

tion du temps et du nombre éternel, attaché à l'Âme du monde, une médiation

d'ordre temporel qui fasse pendant au milieu spatial comme facteur de différen-

ciation de l'intelligible et du sensible.

En d'autres termes, si la chôra exprime dans le langage de la spatialité - le « territoire » par opposition à la « ville » - le point d'insertion de deux ins-

tances opposées, celle du visible et celle de l'invisible, elle doit être nécessaire-

ment accompagnée d'un point de jonction exprimé dans le langage de la tempo-

ralité. En toute rigueur, l'image d'un lieu d'inscription graphique, intermédiaire

entre l'intelligible et le sensible, issue du langage sexualisé de la chôra nourri-

cière, est aussi inadaptée que l'image d'un point de jonction temporel entre le

temps et l'éternité. Les Formes suprêmes échappant à l'espace (en dépit de

Nietzsche, elles ne sont pas situées dans un « arrière-monde » que la chôra

ferait communiquer avec le nôtre) comme au temps (le Nombre éternel, ou

Aiôn, n'est pas la suspension du cours du temps, mais la mise en mouvement de

la durée des âges et de l'Âme du monde), demeurent ontologiquement étran-

gères à la double modalité spatiale et temporelle de l'univers sensible. Si nous

suivons les indications de Platon, nous constaterons que les images de la chôra

concernent ce que je nommerai le schème génétique de la sexualité, à savoir

l'ordre temporel de la reproduction des vivants, parfois interprété à partir de la

production spatiale d'une empreinte, mais non le schème structurel du langage,

c'est-à-dire l'ordre formel de la production du sens. Il reste que ce dernier, tout

le Timée en témoigne, ne peut s'exprimer qu'à partir du précédent, et que la

connaissance humaine doit partir de l'image - cet eikos muthos - si elle veut

s'élever aux Idées. C'est à la chôra qu'échoit cette procédure d'inscription de

l'intelligible dans le sensible qui fait, immédiatement, sens.

Une nouvelle notion platonicienne permet d'évoquer ce point de jonction

entre le temps et l'éternité : ou l'« instantané ». On trouve dans les

dialogues une trentaine d'occurences de ce terme composé de deux adverbes,

« hors de », et at<j>vl1ç, « subitement », dérivé de l'adverbe poétique « aus-

sitôt », présent chez Homère (Odyssée, I, v. 392) et encore chez Eschyle

(Suppliantes, v. 481). Il marque selon les différents contextes une rupture

brusque dans le tissu du temps, un jaillissement soudain ou une apparition sur-

prenante venus de l'extérieur. C'est « tout à coup » qu'Alcibiade, découvrant

Socrate qui se tient derrière lui chez Agathon, est aussitôt ramené à sa vraie

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38 Jean-François Mattéi

nature (Banquet, 213 c 2), que le regard de Minos, le Juge immortel, perce

l'âme des défunts au croisement du ciel et de la terre (Gorgias, 523 e 4), ou

qu'Er l'Arménien se réveille sur le bûcher au retour de son voyage dans la

Prairie (République, X, 621 b 6). Cette révélation instantanée intervient chez

Platon aux tournants majeurs des dialogues, lorsque l'âme découvre en un éclair

l'arrêt de son destin. La notion n'est problématisée que dans un seul texte, déci-

sif il est vrai, à la page 156 c - 157 b du Parménide, lequel comporte en tout

cinq occurences de ce terme (156 d 3 (deux fois), 156 d 6, 156 e 5-6 et 164 d 3).

Lors de la position de la troisième hypothèse, Parménide reprend à nouveaux

frais l'examen de l'Un : d'après les raisonnements précédents, l'Un est pensé à

la fois comme un et multiple, ni un ni multiple, et, balançant entre l'être et le

néant, se trouve pris dans l'intervalle du changement et de la persistance, allant

sans cesse du « naître » au « périr » et du « ne pas être » vers l'« être ». Il en

résulte que l'Un, à la fois mû et immobile, naissant et mourant sans cesse, saute

de l'être au non-être au coeur de ce point insaisissable dépourvu de toute épais-

seur temporelle, l'« instantané » :

« L' "instantané" semble désigner quelque chose comme le point de

départ d'un changement dans l'un et l'autre sens. En effet, ce n'est certes

pas à partir du repos encore en repos que s'effectue le changement; ce

n'est pas non plus à partir du mouvement encore en mouvement que s'ef-

fectue le changement. Mais l'instantané, qu'on ne peut situer (àTonoç),

est sis entre (pSTaEÔ) le mouvement et le repos, parce qu'il ne se trouve dans aucun laps de temps. Et tout naturellement, c'est bien vers l'instan- tané et à partir de l'instantané que ce qui est en mouvement change d'état pour se mettre au repos, et que ce qui est au repos change son état pour se mettre en mouvement » (156 d 3 - e 3) 14.

Proclus et Damascius ont identifié l'hypothèse singulière du Parménide, où jaillit l'instantané, à la nature intellectuelle de l'âme tout entière. Si nous sui- vons leur interprétation, nous verrons les neuf hypothèses se disposer symétri- quement autour de la troisième qui est leur miroir commun : l'être est et n'est pas. Deux groupes d'hypothèses se renvoient alors leur reflet inversé, le premier affirmatif (les hypothèses 1, 2, 5, 4 sur l'Un absolu, l'Un relatif, l'Autre absolu et l'Autre relatif, autour de l'hypothèse 3), le second négatif (les hypothèses 7, 6, 9, 8 sur le Non-Un absolu, le Non-Un relatif, le Non-Autre absolu, le Non- Autre relatif, autour de cette même hypothèse 3). Chacun des groupes est articu- lé à l'autre par le chiasme de l'hypothèse centrale qui met instantanément à nu la réversibilité des opérations de l'âme. Retournant un pôle en un autre pôle, l'âme est cette puissance de réversibilité des intelligibles qui se trouve para- doxalement plongée dans l'irréversibilité du temps.

Aussi la réminiscence est-elle bien la condition nécessaire de la connais- sance : on ne peut connaître que ce qui échappe au cours du temps. En deçà des

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Les figures du temps chez Platon 39

contradictions du monde, l'« instantané » met en branle l'ensemble des hypo- thèses distribuées autour de lui, articulant en chiasme l'Un aux Multiples et les Multiples à l'Un. Il éclaire ainsi l'intégration immédiate des objets de l'âme grâce à la réversibilité de ses opérations intellectuelles. Pour reprendre la méta- phore du tissage que filent de façon récurrente le Cratyle, le Sophiste et le Politique, l'« instantané » est la navette courant sur le métier entre la trame et la chaîne, de même que la chôra se glisse entre l'intelligible et le sensible sans se confondre avec aucune des deux instances. L'ensemble du jeu du Parménide, que je ne peux reprendre ici 15, aboutit ainsi à la révélation du tissu réversible de l'âme à partir du point de rencontre de l'exaiphnès où le temps et l'éternité entrelacent silencieusement leurs déterminations.

On peut voir dans ce point dépourvu de site (a-topon), à ce titre « étrange », le complément naturel, dans l'ordre de la temporalité, de la chôra « difficile et obscure » (Xa7?enôv Kcd à?iù8pôv) (49 a 4), et donc « dé-placée », dans l'ordre de la spatialité. Si la chôra est le lieu de passage des formes intelli- gibles dans le sensible, sous la forme d'images temporelles, l'exaiphnès marque le point instantané d'inscription qui soude le devenir mobile à l'éternité immo- bile grâce au nombre de l'aiôn où se reconnaît la mesure de l'Âme du monde. Dans ce chiasme syntaxique où l'extase du temps, l'exaiphnès, se dit en termes d'espace (Tb âronov le « non lieu »), et où l'extase de l'espace, la chôra, se dit en termes de temps (ro 8' év 4> yÍYVETat : « ce en quoi cela devient »), naît en un éclair l'intuition noétique de l'âme qui donne prise au processus général de la connaissance.

Le point de convergence de ces deux notions singulières se manifeste d'abord dans le domaine paradoxal du rêve. La chôra apparaît en effet à Timée comme ce genre « qui nous fait rêver quand nous l'apercevons »

(6VE:LponoÀoufl£v (52 b 4); tant que nous restons sous l'emprise de « cet état de rêve (úno Taurnç Triç 6VE:LpwtE:úJÇ) (52 b 8), nous ne parvenons pas à connaître sa nature ni à appréhender la vérité. De façon analogue, l'exaiphnes, cette médiation du temps et de l'éternité au coeur de l'âme, inter- vient brusquement « comme en un rêve de nuit » (élanep dvap ?v ônvu) (Parménide, 164 d 2-3). Effectivement, dans la huitième hypothèse, c'est comme en un rêve, ou en un cauchemar, que l'Un se dissémine « instantanément » en une multiplicité indéfinie de simulacres privés d'unité tout en conservant une taille immense par rapport à son propre émiette- ment. Dans le Théétète, enfin, c'est encore en « un rêve » (201 d 8) que Socrate saisit d'un coup l'irréductibilité des éléments premiers avant leur entrelacement dans des noms qui vont constituer l'être propre du logos.

Mais la philosophie est moins un rêve qu'un éveil au monde de l'être. Aussi est-ce « instantanément » que le Beau en soi, recherché confusément dans son sommeil par le Socrate du Cratyle, apparaît à l'initié du Banquet au terme de son long cheminement (210 e 4). Il en ira de même de la sagesse de Socrate,

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40 Jean-François Mattéi

dans le Cratyle (396 d 1 et d 4), ou de celle de son partenaire dans le Théétète (162 c 3), et, en définitive, de la lumière éclatante du savoir philosophique dans la Lettre VII :

« Résultant de l'établissement d'un commerce répété avec ce qui est la matière même de ce savoir, résultat d'une existence qu'on partage avec elle, soudainement comme s'allume une lumière lorsque bon- dit la flamme, ce savoir se produit dans l'âme (èV y ) et, désor- mais, il s'y nourrit tout seul lui-même » (34 c 6 -d-2).

De façon similaire, dans la République, le mouvement d'ascension du prisonnier de la nuit vers le soleil, puis de descente dans l'ombre de la caverne est rythmé par la double rupture de l'exaiphnès à l'égard de l'obscurité ou de la lumière initiales (VII, 515 c 7 et 516 a 3). L'instantané fulgure au sein d'un mouvement ou d'un repos antérieurs et les retourne l'un dans l'autre, en permet- tant à l'âme d'accéder à une nouvelle naissance. Jean Wahl écrivait à propos de

l'exaiphnès qu'il ressemblait à un « trou dans la trame des hypothèses » du Parménide, « comme l'instant, en un sens, troue le temps »16. En regard, la chôra peut être interprétée comme un trou dans la trame du sensible par où souffle l'éternité. A chaque instant, l'intelligible donne forme aux éléments matériels du monde en produisant les schèmes des Idées et des Nombres d'où sont issues les copies sensibles. Le destin de la connaissance consiste donc à retrouver, grâce à l'invisible médiation de la chôra et de l'exaiphnès, ces deux « intermédiaires »17 de l'espace et du temps, la filiation de l'intelligible à partir de ces images qui font toujours signe au-delà d'elles-mêmes.

L'âme et le kairos

Après avoir défini le temps comme l'imitation mouvante de l'aibn éter- nel, Timée reconnaît avec ironie que le « moment opportun » (xaipôç) de consa- crer une étude à ses diverses modalités n'est pas encore venu (38 b). Il faudra attendre le Philèbe pour qu'il soit enfin temps de parler du temps en rapport avec le nombre des genres suprêmes et le nombre des biens de l'âme. On sait que, dans la République, l'instance critique régissant les bonnes et les mauvaises naissances obéit au destin du « nombre géométrique » - donc terrestre - lui- même lié au « nombre parfait » de la génération divine - donc céleste. Lorsque les Gardiens de la cité oublient cette loi cosmique et accouplent les jeunes hommes et les jeunes femmes « à contretemps » (napà Kaip6v) (546 d 2), ces dernières mettent au monde des enfants défavorisés de la fortune qui amorcent le déclin de la cité. Ce texte annonce le mythe du Politique dans lequel le monde, livré à lui-même, est contraint de faire volte-face « au moment précis »

(KaTà Katpàv) (270 a 6) où l'impulsion divine l'abandonne, pour parcourir seul des milliers de révolutions rétrogrades. La dimension cosmique du Katpôç, qui

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Les figures du temps chez Platon 41 1

commande les révolutions du ciel, prend pour la première fois dans ce dialogue une signification proprement logique qui prépare les développements cosmolo-

giques du Philèbe. Les considérations sur « la juste mesure », intervenant au beau milieu de

la réflexion sur l'art du tissage politique, dégagent en effet une série convergen- te de caractères qui définissent la métrétique supérieure. A côté de la mesure brute, qui ne connaît que le plus et le moins, Socrate fait place à « la juste mesu- re » (Tb p£Tpiov) identifiée au « convenable » (Tb npénov), à l'« opportun (TOV

KatpbV), à l'« obligatoire » (rô ôéov), et à « tout ce qui tient le milieu entre les extrêmes » (Tb (284 e 6-8). Ces traits s'appliquent explicitement à "tout ce qui devient" (sept navr' Tà ytyv6?,eva) ou encore aux « nécessités essen- tielles du devenir » (xara Tiw Tfiç yevéaeuç àvaykatav oûaiav) (283 d 8-9). Là où la première métrétique, dans son application mécanique, ne connaît que les

rapports quantitatifs du grand au petit et du petit au grand, la seconde métré-

tique, inscrite dans le flux du temps, discerne l'exact point de rencontre entre l'excès et le défaut. C'est la juste mesure présente en toutes choses pour déga- ger, au moment favorable, l'équilibre nécessaire qui se tient à égale distance des

opposés. Fidèle au précepte d'Hésiode - « la moitié vaut plus que le tout »18 - Platon reconnaîtra ainsi dans les Lois que « la juste mesure contient plus que la démesure » (III, 690 e 4). Mesure, Convenance, Opportunité, Obligation déter- minent, au coeur de chaque chose, le rythme qui l'engage dans le devenir, c'est- à-dire la loi de son développement essentiel. Aussi le pÔTpiov qui conduit

chaque être, en temps utile, vers le terme que sa nature lui impose, est-il à lui- même sa propre fin (TÉÀOÇ) et sa suffisance (iKavÓv), comme le soulignera le Philèbe. Le moment critique où le temps libère sa pleine mesure dévoile le seuil où s'infléchit, entre l'inachevé et l'exagéré, le trop et le trop peu, la balance de l'action pour aboutir à la réussite ou à l'échec. MÉTptov et xaipôç règlent donc, en leur point de maturité, la cadence des êtres et des choses, tranchent dans le fil continu des événements et prennent finalement en charge le monde en son ensemble. L'Étranger d'Athènes sera bien avisé de dire à ses compagnons que « la Divinité (Oebç) et, avec le concours de la divinité, Hasard (TúXll) et Occasion Favorable (Kaip6ç) gouvernent la totalité entière des affaires humaines » (Lois, IV, 709 b 7-8).

Il est alors possible d'aborder la place du xavpôç dans l'économie généra- le du Philèbe. On connaît les grandes lignes du débat qui oppose Socrate, tenant de la souveraineté de la sagesse dans la vie heureuse, à Protarque et à Philèbe, défenseurs de la suprématie du plaisir. Les adversaires admettent assez vite qu'il se pourrait que ce ne soit ni la sagesse ni le plaisir qui l'emporte, mais un

mélange des deux, s'il est vrai qu'une vie réduite au seul plaisir ou à la sagesse seule n'aurait guère sens pour l'homme; il faudra donc déterminer la composi- tion de la vie mêlée et, à ce titre, parfaitement équilibrée. Auparavant, si l'on veut définir la nature profonde de ces trois vies, la vie de sagesse, la vie de plai-

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sirs et la vie mixte, il faut savoir à quel genre elles appartiennent. C'est au cours de l'analyse de l'« intelligence » (voûç), assimilée à la mémoire, à la connais- sance et à l'opinion vraie (21 b-c), chacune ayant partie prenante avec la sages- se, que Socrate mentionne l'existence de quatre genres suprêmes : l'illimité, la

limite, le mélange et la cause. On s'accorde pour affirmer que l'intelligence est

apparentée à la « cause » (airta, 30 e), le plaisir à l'« illimité » (àneipoç, 31 a), et la vie mixte au « mélange » (rb petxrbv, 27 d), puis l'on en vient, après l'étu- de détaillée des espèces du plaisir et de la sagesse, à classer les éléments de cette vie mixte (59 e - 67 b fin). C'est à la fin d'une série de déplacements insensibles au sein d'un classement à cinq termes que le xn?p6ç, de façon inattendue, va venir prendre la première place et s'identifier au Bien suprême qui commande la vie la meilleure.

[I] Dans une première division ternaire, Socrate distingue les compo- santes du mélange de la vie bonne : 1. les connaissances en leur totalité, sans

qu'il soit nécessaire de distinguer entre elles. 2. les plaisirs purs, nés des cou-

leurs, des formes, des parfums et des sons, dont l'âme seule prend toute la mesure. 3. la vérité qui, commune aux vraies connaissances et aux plaisirs véri-

tables, est ainsi la condition de leur être. Quel est cependant, dans ce mélange, le facteur essentiel qui précipite les éléments en une totalité unique? Il s'agit évi- demment de (1) cette sorte de « cause (Tf]V cunav, 64 d 4) qui, sous la forme de la « mesure » (4Tpoii) et de la « proportion » (6upEiéTpou 64 d 9), réalise (2) la « beauté » en toute choses, à laquelle s'ajoute (3) la « vérité » qui éclaire l'être de chaque mélange. Cette seconde division ternaire nous met en présence de deux classements convergents qui répondent cependant à des préoccupations différentes. Le premier expose les trois composantes de la vie mixte, dans sa détermination passive, le second les trois formes que revêt le Bien, en tant que détermination active de l'ensemble, pour régler cette même vie.

[II] Il suffit de mettre en regard ces deux ternaires pour constater qu'ils constituent un seul classement quinaire :

Vie heureuse : 1. connaissances. 2. plaisirs purs. 3. vérité. Formes du bien : 1. beauté. 2. proportion. 3. vérité.

Les deux séries sont jointes l'une à l'autre par la médiation de la vérité

qui est à la fois la troisième composante de la vie heureuse et la troisième forme du Bien. « Nous n'avons plus là », note Diès avec justesse dans sa présentation du Philèbe 19, « que cinq termes », lesquels peuvent être disposés de deux façons différentes, selon un schéma cruciforme ou un schéma linéaire :

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Les figures du temps chez Platon 43

Composantes de la vie heureuse

Connaissances

Beauté Vérité Proportion Formes du Bien

Plaisirs purs

Dans cette figure, l'axe vertical ordonne les trois composantes de la vie bonne, et l'axe horizontal les trois formes du Bien, les deux axes s'entrecroisant au coeur de la vérité qui est leur éclairage commun. Si nous hiérarchisons main- tenant les six éléments des deux ternaires sur une seule colonne en privilégiant, comme le fait Platon, les formes les plus hautes du Bien sur les composantes de la vie mixte, nous obtenons le premier classement suivant (A) :

1. Beauté 2. Proportion

(A) 3. Vérité 4. Connaissances 5. Plaisirs purs.

On voit aussitôt que l'élément central des deux classements - la vérité -

joue le rôle décisif en ramenant à l'unité deux ensembles distincts. Mais Socrate ne s'en tient pas là. Il va modifier subtilement cette hiérarchie en substituant à la médiation de la vérité le prétendant dont il se fait l'avocat, à savoir l'intelligence assimilée à la sagesse (65 d I-2).

[III] La vérité comme lumière de l'être - nous le savons depuis la

République : âar?9eta Te xai Tb ov (VI, 508 d 5) - se voit désormais identifiée à l'« intelligence » (voûç) (65 d 1), cette « puissance de notre âme qui est née

pour désirer le vrai et tout faire en vue de lui » (58 d 4-5). Nous obtenons un nouveau classement composite (B) dont l'unité est éclairée par la présence de l'intelligence qui demeure en compétition avec le plaisir :

1. Beauté 2. Proportion

(B) 3. Intelligence 4. Connaissances 5. Plaisirs purs.

[IV] Ce classement intermédiaire va subir une dernière - et décisive - modification pour aboutir à l'échelle finale des Biens (65 a - b). Cette fois ce sont les deux premiers rangs qui sont touchés, sans que pourtant la hiérarchie

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44 Jean-François Mattéi

générale ne soit remise en cause. La Juste mesure (Tb Néip?ov), le Mesuré et - adjonction inattendue - l'Opportunité (Katptov) prennent la pre-

mière place alors que la Mesure (péTpov) se trouvait jusqu'alors au deuxième

rang en couple avec la Proportion (Tb OÚf-lfJ£TPOV). En retour, et par permuta- tion, la beauté (KaÂbv) descend à la deuxième place où elle retrouve la

Proportion, désormais distincte de la Mesure, ainsi que deux nouvelles formes

du Bien : « ce qui est parfaitement achevé (Tb ze7?eov) et suffisant (ikctvbv) ». La

Mesure, en s'identifiant au Kaiptov pour l'emporter au moment décisif - on

pourrait dire juste à temps pour rendre la redondance p£Tpov Kat Tb ?LéTptOV xai

Kaipiou- s'est distinguée d'un même mouvement de la Proportion. Les trois der-

niers rangs conservent l'ordre précédent : l'intelligence, renforcée par la sagesse à laquelle elle était unie dès le début, l'emporte sur les connaissances associées

aux arts et aux opinions droites, et sur les plaisirs purs de l'âme seule. Le classe-

ment définitif des biens se présente donc sous cette forme (C) :

1. Juste mesure et Opportunité 2. Proportion, Beauté, Plénitude et Suffisance

(C) 3. Intelligence et Sagesse 4. Connaissances, Arts et Opinions droites 5. Plaisirs purs de l'âme seule.

La structure élémentaire de cette série de classements, dans lesquels les

déplacements et les permutations n'affectent à aucun moment l'ordre quinaire, s'avère simple et élégante. Au premier rang de la colonne, le Bien comme

Cause, saisi sous l'aspect de ce qui arrive « juste à temps » ou « à point nommé ». A la deuxième place, les effets du Bien qui sont les formes d'équilibre des êtres : Proportion, Beauté, Plénitude et Suffisance. A la troisième, la place centrale d'où la recherche a été menée, l'Intelligence comme Cause, c'est-à-dire

la Sagesse, qui défend depuis le début la Cause du Bien ; ce qui la place dans le

premier ternaire ; mais en même temps, parce qu'elle est la source des effets

majeurs de la vie bonne, l'intelligence appartient au second ternaire. A la qua- trième place, en conséquence, les effets de l'intelligence dans la vie heureuse :

Connaissances, Arts et Opinions droites. En cinquième lieu, enfin, les émotions

de l'âme devant les productions de l'intelligence; car les plaisirs purs ne sont

rien d'autre que la satisfaction intellectuelle que l'âme éprouve dans la contem-

plation des connaissances éclairées par la vérité. Nous sommes en mesure de conclure et, comme Socrate et Timée, de

« donner une tête » à notre exposé. L'intelligence et le plaisir sont déboutés de

leur prétention à incarner seuls le Bien, car tous deux n'ont ni Mesure (rang 1) ni Plénitude (rang 2). C'est un troisième candidat, la Juste mesure, qui est appa- ru au bon moment pour repousser, après la Proportion, l'Intelligence et ses

Connaissances, le Plaisir pur à la dernière place. Mais nous avons noté que c'est

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Les figures du temps chez Platon 45

l'Intelligence qui, dans l'échelle finale de Biens (C) comme dans les classe- ments préparatoires (A et B), en se substituant à la vérité et l'être, a occupé la

place centrale. Dirigeant ses regards vers les rangs du haut, afin de s'inspirer du

Bien, elle commande vers le bas les derniers rangs, à savoir les éléments mixtes de la vie heureuse. Aussi Socrate pourra-t-il clore le débat avec un brin d'ironie en remarquant que l'Intelligence est davantage apparentée au vainqueur - la Mesure - qu'au vaincu - le Plaisir.

Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Diès remarque avec

pertinence que si le plaisir, attendu au troisième rang après la vie mixte et la

sagesse, est repoussé finalement à la dernière place, c'est parce que le vain-

queur, la Juste mesure, est d'abord apparu sous deux noms - Mesure et

Proportion - en occupant un même rang : la Proportion est alors seule mention-

née, la Mesure restant dans l'ombre. C'est dans un deuxième temps que la nomination de la Mesure va dédoubler les rangs, le premier pour la Juste mesu-

re, le second pour la Proportion. « Est-ce à cause de ce dédoublement qu'il y a a

cinq échelons », demande l'interprète, « ou est-ce pour qu'il y eût cinq échelons

que s'est fait le dédoublement » ? Z° A la vérité, le dédoublement de la Mesure et

de la Proportion sur deux rangs a permis à la fois de refouler le plaisir le plus loin possible du Bien, et de faire intervenir le Yctiptov comme l'inflexion décisi- ve de la recherche. C'est au bon moment du classement final des prétendants

que la Juste mesure fixe le Bien à la première place et le distingue de ses effets, en tranchant les liens de la Mesure et de la Proportion. Il distribue ainsi, selon la

juste hiérarchie des causes et des effets, les échelons finaux de la vie heureuse

(D) :

1. La Cause du Bien 2. Les effets du Bien

(D) 3. La Cause de l'Intelligence 4. Les effets de l'Intelligence 5. Les plaisirs de l'âme devant l'ordre du Bien.

Nous pouvons brièvement conclure. Les figures majeures du temps chez

Platon, l'aiôn, l'exaiphnès et le kairos, issues de la modélisation de l'âme sou- mise à la loi du nombre, expriment à la fois la périodicité de ses mouvements, son lien invisible à l'éternité dans le procès de la connaissance et son choix du

Bien au moment de la décision favorable. L'approche cosmique, l'approche

logique et l'approche éthique convergent à chaque fois vers une semblable figu- re à cinq pôles qui, dans le langage du mythe, est symbolisée par l'épure du

dodécaèdre. Elle inscrit dans le cosmos l'invisible partition de l'âme à partir de

laquelle le temps dispense à chacun sa part. Tel est bien l'ordre éternel du

destin : Népsw polpàv mu (Sophocle, Trachiniennes, v. 1239).

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46 Jean-François Mattéi

NOTES

l. J.-L. Borges, Histoire de l'éternité, Paris, 10/18, 1964, p. 142. 2. J.-L. Borges, ibid., p. 135. L'ouvrage date de 1935 et le prologue de mai 1953. 3. L. Robin, La pensée hellénique, des origines à Épicure, Paris, Alcan, 1942, p. 334. 4. L. Couturat, De Platonicis mythis, Paris, 1896, p. 59. 5. Ion, frag. 38 Blumenthal, in Pausanias, Description de la Grèce, V, 14, 9. 6. Je me permets de renvoyer, pour l'ensemble des questions posées par l'âme, le

monde et le temps, à mon ouvrage, Platon et le miroir du mythe. De l'âge d'or à l'Atlantide, Paris, PUF, « Thémis-Philosophie », 1996.

7. Ch. Mugler, Platon et la recherche mathématique de son époque, Strasbourg- Zurich, Heitz, 1948, pp. 127, 113 et 128. Cf. du même auteur, La physique de Platon, Paris, Klincksieck, 1960, pp. 213-215, et surtout p. 246 : « la cinquième de ces figures, le dodécaèdre, [...] reste sans emploi précis dans le Timée ».

8. L. Robin, Les rapports de l'être et de la connaissance d'après Platon, Cours de Sorbonne 1932-1933, Paris, PUF, 1957, p. 67.

9. On ne confondra pas ce « triple triangle », comme l'appelle Lucien (Pro lapsu inter salutendo, 5), c'est-à-dire l'étoile à cinq branches, avec l'étoile de David, composée de deux triangles inversés dirigés vers le haut et vers le bas, pour former une étoile à six branches.

10. Aétius, Opinions, II, VI, 5 (= Diels-Kranz, Philolaos, A, XV). Cf. encore

Speusippe, d'après Jamblique, Theologoumena arithmeticae, 82, 10, de Falco (frag. 4

Lang) ; Pseudo-Ocellus, Sur la nature de l'univers, 12, 13 ; Ps. Timée de Locres, Sur la nature de l'univers et de l'âme, 95 c, 98 a, 98 e. Cf. l'article « Pseudépigraphes pythago- riciens » (A. Petit), Encyclopédie philosophique universelle, Les Œuvres philosophiques, tome 1, (J.-F. Mattéi ed.), Paris, PUF, 1992, pp. 295-297, et l'article « Philolaos » (J. Frère), ibid., pp. 251-252.

11 Stobée, Eclogae, I, 18, 5 (= Diels-Kranz, Philolaos, B. XII). 12. M. Guéroult souligne bien que si « le chaos, la constitution des triangles, la

constitution des corps élémentaires qui s'opère grâce à la combinaison de ces triangles, sont antérieurs à l'action de l'âme sur le choses », il reste que « cette action ne se fait sentir qu'avec la constitution du dodécaèdre à l'aide duquel le Dieu trace le plan de l'uni- vers » («Le X' livre des Lois », Revue des Études Grecques, XXXVII, 1924, p. 40).

13. Le verbe grec ô1?laxn>aTi[ew signifie «donner une configuration» à partir d'un

axfi>?1, une « figure » ou, comme nous disons depuis Kant, un « schème ». Le terme est dérivé de axeiv = éXeiv, « porter », « tenir », « avoir », « posséder » (en latin : habere, habitus). Le « schème » est originellement ce qui « porte » la chose à l'être.

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Les figures du temps chez Platon 47

14. Platon, Parménide, trad. inédite, introduction et notes par Luc Brisson, Paris, GF- Flammarion, 1994, traduction légèrement modifiée. Brisson rend justement l'adjectif atopos par « qu'on ne peut situer », et non, comme Robin ou Diès, par « étrange ». Le contexte du passage montre bien, en effet, que a-topos signifie au sens propre in- situable : l'instantané n'est ni dans le mouvement, ni dans le repos, ni dans le temps, ni dans l'éternité. Il est, au même titre que la chôra, un entre-deux pur.

15. Pour une analyse générale des neuf hypothèses du Parménide, je renvoie à mon

ouvrage L'Étranger et le Simulacre, Paris, PUF, 1983, 1Il, ch. 2, « Le cygne noir », pp. 208-223. Je rejoins les analyses de Jean Wahl, Étude sur le Parménide de Platon, Paris, 1926; de Pierre Boutang, Ontologie du secret, Paris, PUF, 1973; et, au siècle dernier, d'A. E. Chaignet, « Damascius. Fragment de son commentaire sur la 3e hypothèse du Parménide », Paris, 1897 ; de Joseph Trouillard, « La notion de « dunamis » chez Damascios », Revue des Études grecques, LXXXV, 1972; de Joseph Combès « Damascius, lecteur du Parménide », « Négativité et procession des principes chez Damascius », « Damascius et les hypothèses négatives du Parménide », in Études néo-

platoniciennes, Grenoble, Millon, 1989. Tous ces auteurs reconnaissent la double distri- bution pentadique des huit hypothèses positives et négatives autour de la troisième qui en constitue le foyer. A l'opposé, L. Brisson, dans son édition du Parménide, rejette l'origi- nalité de la troisième hypothèse, ramenée à la « seconde série de déductions » ; il n'en admet donc que huit, rompant ainsi, « non sans une certaine nostalgie », avec l'exégèse traditionnelle (p. 291) : cf. son annexe 1, « Les interprétations du Parménide dans l'anti-

quité » (pp. 285-291). ). 16. J. Wahl, Étude sur le Parménide de Platon, op. cit, p. 167. 17. Comme la chôra (Timée, 50 d 3), l'exaiphnès est un metaxu (Parménide, 156 d 7,

157 a 2). Les deux instances interviennent toujours « en tiers (rprrov) entre deux pôles opposés de la réalité (Parménide, 155 e 4 ; Timée, 48 e 4, 49 a 2, 52 a 8).

18. Hésiode, Les travaux et les jours, v. 40. 19. A. Diès, Notice du Philèbe, Paris, Les Belles Lettres, 1941, p. LXXXIII. 20. A Diès, ibid., p. LXXXVI.

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Le statut philosophique du Kairos

Evanghélos A. Moutsopoulos (Athènes)

On ne saurait se passer de placer en exergue, au début d'une enquête sur le

kairos, quelques mots tirés de l'épigramme que le poète hellénistique Poseidippe avait jadis dédié à cette notion, hissée, pour la cause, au rang de divinité et déjà célébrée par le sculpteur Lysippe. Aux termes de ce poème, recueilli dans l'Anthologie palatine, le personnage de Kairos serait représenté courant sur la pointe de ses pieds ailés, tenant un rasoir tranchant (ou, variation, une balance au fonctionnement de laquelle, détail essentiel, il intervient active- ment), les cheveux lui tombant sur le visage, mais chauve par derrière : en effet, on ne le saisit qu'avant son passage; une fois passé, impossible de le rattraper. Or toute cette imagerie n'est mise en oeuvre que pour souligner l'opposition entre kairos et temps, kairicité et temporalité. Il va de soi que cette opposition n'entame en rien l'autonomie du kairos; par contre, elle permet d'en mieux définir les caractères particuliers et, pour ainsi dire, la structure et la fonction. Indépendante de la problématique du temps, celle du kairos s'inscrit néanmoins à l'intérieur de celle-ci, afin de mieux faire ressortir les particularités du kai- rique. Aristote fut le premier à associer le temps au kairos, en affirmant que le kairos serait « le bien dans le temps » (Éth. à Nicom., A4, 1096 a 26 et 32 : t àya06v [ou:.à eu] ?v xpovw) à savoir une qualité à l'intérieur d'une

quantité, ainsi que Hegel le soutiendra également (Sc. de la logique éd. Lasson, t. 1, p. 383). Afin d'aborder la notion de kairos, mais aussi la nature de la réalité à laquelle cette notion correspond, ainsi que son impact sur la vie humaine, de la manière la plus appropriée et la plus globale, il y a lieu de distinguer trois

aspects complémentaires par le biais desquels il est possible de procéder tour à

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50 Evanghélos Moutsopoulos

tour : un aspect épistémologique, un aspect ontologique et un aspect axiolo-

gique. Du point de vue épistémologique, il ne s'agit pas de souligner le proces-

sus d'un devenir, le passage d'un non être à un être ou vice-versa, mais de saisir, à l'intérieur d'un tel processus, le moment exceptionnel qui marque le passage d'une insuffisance à un excès; l'approche d'un état d'équilibre et son propre dépassement; l'attente d'une condition optimale et son débordement. De part et

d'autre, il s'agit de conditions instables et, pour ainsi dire, fluides, qui s'articu- lent en un système unitaire grâce à la condition optimale dont il vient d'être

question, et qui, dans cette perspective, joue plus qu'un rôle de simple jointure, à savoir le rôle prépondérant de véritable charnière. La même optique implique, de la part de la conscience, une considération du sujet non plus descriptive et

statique, mais dynamique et engagée, une attitude de l'esprit fondamentalement

orientée vers la recherche et la préférence de la mesure, et le rejet de toute

démesure, à l'intérieur d'un schème de pensée qui ne dédaignerait pas de recou-

rir à quelque calcul infinitésimal en vue de saisir, de la façon la plus adéquate, le

jeu des possibilités qui s'offrent à l'évaluation d'états où le moindre détail et la

moindre nuance deviennent significatifs, et acquièrent une importance énorme

pour la qualification d'un instant unique, d'un instant par excellence, avant

lequel rien n'est encore consommé, et après lequel tout est déjà perdu. Ainsi, un instant fugitif acquiert, de son côté, l'importance d'un instant décisif. Le problè- me se pose donc désormais, sur le plan épistémologique, de saisir ce qui semble

passager, d'éclairer ce qui paraît nuancé, de dominer ce qui tend à échapper, afin d'en montrer le caractère déterminant pour les situations qu'il qualifie, elles-

mêmes cruciales pour la compréhension et pour l'interprétation aussi bien de

l'idée de devenir que de la dynamique de la conscience qui s'y réfère. Une étude sémantique de certains termes, notamment de ceux qui déno-

tent l'insuffisance et la surabondance, paraît ici nécessaire. Il convient toutefois de mettre préalablement l'accent sur un fait particulier : il est d'une importance

capitale de constater que ce sont les Grecs mêmes, qui ont beaucoup parlé de

mesure, qui ont aussi parlé de démesure. La sagesse biosophique n'a pas man-

qué de rapprocher, du moins dans un contexte temporel bien délimité, à savoir le

sixième siècle avant notre ère, les termes de pàlpov, de Xiav et de 6,yak. Par

rapport à gétpoi) qui désigne un critère rationnel auquel le monde et la vie humaine peuvent être réduits, et d'après lequel il est possible de les évaluer, Xiav indiquerait une qualité portée au plus haut degré acceptable, alors que ayav dénoterait déjà le franchissement d'une limite, et qualifierait le caractère

inacceptable d'un excès. Du superlatif à l'inacceptable il y a non seulement une

différence de gradation, mais aussi un changement de qualité, qui implique un

changement d'attitude de la conscience : positive dans le premier cas, cette atti-

tude devient carrément négative dans le second. C'est là que réside, semble-t-il, toute la distance qui sépare le constatatif de l'appréciatif, voire l'indifférence de

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Le statut philosophique du kairos 51 1

l'engagement intellectuel, sinon moral. Si la mesure assure la rationalité du superlatif, la démesure entraîne l'irrationalité, l'indomptabilité, de l'excessif.

Ce qui se trouve introduit d'emblée dans ce complexe de considérations, c'est la notion de point critique. On entendra comme tel un minimum de grada- tion en-deçà duquel la qualité envisagée demeure inaltérable, mais au delà duquel elle subit une altération capable de la rendre méconnaissable. Or, dans le même ordre d'idées, et en raison de ce qui vient d'être affirmé précédemment, il existe, pour chaque gamme d'intensité d'une qualité donnée, deux points cri- tiques, deux seuils, l'un minimal, l'autre maximal, entre lesquels les valeurs que la qualité en question admet ou acquiert peuvent varier sans qu'elle en subisse la moindre altération. Au contraire, la conscience s'y réfère, le plus souvent, sans discrimination quant au degré d'intensité, degré dont l'importance se trouve elle-même, pratiquement minimisée. La gradation ainsi délimitée, la gamme ainsi comprise entre les deux extrêmes, fonctionne pour la conscience comme une zone de référence particulièrement extensible non point dans les directions indiquées par ses termes extrêmes, mais intérieurement, en raison de son adapta- bilité à des processus d'interpolations successives, qui vont des plus rudimen- taires aux plus complexes, et qui tendent à en enrichir le contenu de la part de la conscience. Dès lors, on pourra envisager la zone toute entière ainsi comprise à la fois comme extensible et comme rétrécissable, au point d'être réductible à un minimum à la fois quantitatif et qualitatif, à une véritable minimalité. On com- prend facilement que la conscience puisse profiter de cette élasticité de son objet afin de lui imposer les formes qui correspondent le mieux à ses propres fins, autrement dit les formes les plus adéquates à son intentionnalité.

L'acception du terme d'intentionnalité admise ici est plus proche d'une interprétation qui s'inspirerait davantage d'un certain bergsonisme que d'un husserlianisme, disons, classique, malgré, la tendance, de plus en plus manifes- te, de reconnaître et de souligner les ressemblances, voire les origines com- munes de ces deux philosophies, plutôt que de les dissocier. Il convient de rete- nir, - de tout ce qui précède - et c'est là que réside l'importance de l'aspect épistémologique de la question -, que conscience et réalité déteignent l'une sur l'autre à travers l'intentionnalité de la première, qui forme, d'une part, comme le cadre, plastique, malléable et adaptable, de l'activité de celle-ci, et qui en constitue, d'autre part, une dimension intérieure qui définit son orientation vers le réel, et comme une force qui coordonne ses rapports avec le monde.

Par sa nature, l'intentionnalité de la conscience assure donc la possibilité de celle-ci de procéder au « découpage » de la continuité de réel en tranches telles qu'elles puissent servir, de la façon la plus adéquate, aux fins de l'existen- ce. Le modèle d'après lequel ce « découpage » est sans cesse effectué se présen- te comme une « grille » de lecture et d'interprétation du monde, « grille » à deux volets que constituent les catégories d'antériorité et de postériorité; un « grille » dont le caractère dynamique, relatif aux valeurs épistémologiques dont

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52 Evanghélos Moutsopoulos

la conscience est, en l'occurrence, chargée ou, mieux encore, teintée, résulte de

la nature même de la situation sur laquelle l'activité intentionnelle de la conscience est fondée, et qui est une situation d'attente, d'expectation. Tout un

système de catégories dérive de cette conception binaire de l'action de la conscience sur le monde. Au delà de l'application logique des catégories d'anté- riorité et de postériorité, il y a lieu de se référer à leur application réelle. Or,

d'après ce qui vient d'être signalé à propos de l'intentionnalité de la conscience, cette application ne saurait être statique, mais dynamique. Cette différence

implique certaines conséquences relatives à la structure du système de catégo- ries, qui sert d'outil à la conscience, laquelle cherche à se situer par rapport au monde et, en revanche, à interpréter le monde par rapport à sa propre activité.

Les considérations qui suivent serviront de transition entre l'étude de

l'aspect épistémologique et celle de l'aspect ontologique du problème étudié. Le

système classique des catégories temporelles comporte trois valeurs, celles du

passé, du présent et de l'avenir. C'est sur ce système ternaire que se sont de tout

temps fondées les conceptions philosophique et scientifique du devenir. Or ce

système semble désespérement statique, fade et inadéquat, dès lors qu'on se

réfère non plus à des phénomènes, mais à des vécus, non plus à des réalités pré- tendues objectives, mais à des expériences intérieures objectivées qui sont

dominées par les situations d'expectation auxquelles il vient d'être fait allusion, et qui sont directement liées à l'intentionnalité de la conscience. Le système de

catégories dynamiques qui, dans ces conditions, est appelé à remplacer le systè- me ternaire mentionné sera donc un système essentiellement binaire qui com-

prend deux catégories pour lesquelles seuls les Grecs semblent avoir conçu des

termes propres : OÜ1tOJ et ovxÉit, à savoir les catégories du « pas-encore » et

du « jamais-plus ». Du point de vue ontologique, problème se trouve le indissolublement lié

à son aspect épistémologique. L'analyse épistémologique du problème en appel- le une autre, ontologique, sur le plan de laquelle ce qui a été dit précédemment trouve une application adéquate. En effet, l'armature catégorielle kairique per- met au modèle dont elle schématise la structure d'être appliqué à une réalité

sans cesse en mouvement, sans cesse en mutation, sans cesse en train d'être

altérée. Le problème se pose désormais en termes de recherche d'un mode per- mettant de distinguer et de saisir des instants privilégiés qui, au cours du déve-

loppement ou de l'évolution d'un être ou d'une situation, s'avèrent significatifs

pour le passage de cet être ou de cette situation d'un état faible à un état fort, d'un état d'être à un état de plus-être, ou inversement, d'un état fort à un état

faible, d'un état d'être à un état de moins-être, c'est-à-dire, pour le passage éventuel, et dans la mesure où plus-être et moins-être atteignent un degré

d'exaspération, d'un état d'être à un état d'être-autre. D'autre part, les mêmes

instants privilégiés s'avèrent propices au processus de conception dynamique de

ce changement, de cette mutation, de cette altération ontologique, de la part de

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Le statut philosophique du kairos 53

la conscience, tout comme pour le processus de mise à profit de cette mutation en faveur de la conscience et de l'existence dont celle-ci est conscience, tout comme pour le processus d'intervention de la conscience en question sur la réa- lité, en vue de l'intégrer dans son monde propre, de se l'assimiler, ce qui revient au même. Signalons au passage que l'intentionnalité de la conscience semble ainsi se manifester de la façon la plus intense, la plus conséquente et la plus effi- cace. Tout ceci implique le règne d'une discontinuité à l'intérieur de la continui- té des êtres et des situations.

Ainsi le kairos s'affirme-t-il comme un instant privilégié, comme un ins- tant marqué d'un point d'orgue. Le modèle structurel kairique est par consé- quent un modèle que qualifient à la fois une rigueur et une plasticité, cette der- nière étant due au facteur intentionnel qui est indissociable de toute activité vécue de l'existence. C'est d'après ce modèle que s'organise, que se façonne et que s'impose tout procédé de restructuration du temps. On peut même aller jus- qu'à dire qu'il n'est point de temps vécu qui ne soit « kairique », et que la « kai- ricité » qui remplace la temporalité souligne de façon définitive le caractère décidément noétique de celle-ci. Le caractère vécu de la kairicité s'oppose au caractère purement schématique de la temporalité. Dès lors on est en mesure de modifier légèrement l'affirmation de Bergson d'après qui la notion de temps résulterait de la notion d'espace discontinu appliquée au vécu de la durée. Au fond, c'est à travers la notion de temporalité, elle-même issue d'une abstraction, que la notion de spatialité se trouve réduite à une fonctionnalité dimensionnelle.

Temporalité et spatialité sont, chacune de son côté, des abstractions d'une réalité fondamentalement kairique. Les catégories kairiques sont égale- ment applicables sur les plans de la successivité et de la simultanéité, de la ccexistence. La preuve en est que même l'espace peut-être vécu en termes de kairicité. Aux catégories du « pas-encore » et du « jamais-plus » correspondent sur le plan spatial, les catégories du « pas-encore-ici » et du « jamais-plus-nulle- part ». C'est peut-être à ce niveau spatio-kairique que successitivé et simultanéi- té s'agencent de façon fonctionnelle pour constituer un substrat sur lequel vient se greffer l'intention qui permet ou qui impose une structure du discontinu telle

qu'elle permet l'apparition et l'acceptation de l'« irrépétible », de l'unique. Tout ce qui, dans ce contexte, peut être considéré comme réductible à l'infinitésimal, ne l'est en fait que nominalement, car ce qui, en l'occurrence, importe, au fond, ce n'est point l'infinitésimal même, mais, au contraire, le sens dont il se trouve être chargé.

Plus qu'au minimal ou qu'au maximal, l'élément kairique est, répétons- le, rattaché à l'optimal, et, comme ce dernier n'est concevable que par rapport à une appréciation préalable, consciente ou inconsciente, à une prédisposition, il devient un élément d'ordre carrément intentionnel utilisable au cours de tout processus de structuration ou de restructuration du réel de la part de la conscien- ce, dans son effort d'imposer sa présence au monde, en se l'appropriant, c'est-à-

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54 Evanghélos Moutsopoulos

dire en le soumettant à ses propres intentions, à ses propres exigences. On com-

prend ainsi la signification profonde de termes comme « trop peu », « pas assez », « suffisamment » ou « excessivement ». Ils désignent le manque, la défection, l'omission, la plénitude, la surabondance, tout comme ils marquent les possibilités d'établir une gradation non seulement entre « plus-être » et « moins-être », mais aussi à l'intérieur des zones que « plus-être » et « moins- être » désignent. Ils permettent d'attribuer à l'expression « de justesse » tout son sens ontologique, et ouvrent certaines perspectives dans la direction d'une pos- sibilité, d'une appréciation de l'unique.

L'aspect axiologique du problème acquiert dès lors une importance pri- mordiale. Il ne s'agit plus désormais de considérer la kairicité comme structura- lité permettant de fixer un point, chaque fois unique, qui sert à établir une dis- continuité quantitative et qualitative à l'intérieur d'une successivité elle-même discontinue, mais bien de rechercher le caractère décisif de ce point par rapport à l'importance que l'intentionnalité de la conscience reconnaît au passage d'un état à un autre, d'une situation à une autre. En ce sens, il peut être affirmé que la valeur accordée au « kairos » en tant qu'instant crucial et optimal n'est que l'ob-

jectivation même de l'activité intentionnelle de la conscience qui cherche à éta- blir à l'intérieur de la successivité, mais aussi de la coexistence, dans la mesure où celles-ci sont pensées en fonction l'une de l'autre, des points de repère qui puissent représenter, et exprimer ses préférences relativement à ses modes d'ac- tivité possible, de sorte que l'actualisation d'un instant appartenant à l'avenir

par exemple ne soit pas seulement équivalente à un rapprochement de cet ins- tant, mais aussi à une projection de l'existence dans la direction du futur.

Antériorité et postériorité sont ainsi réduites non pas à des grandeurs dépourvues de sens, mais à des valeurs, donc à des centres d'intérêt pour la conscience, et qui se rejoindraient, si le kairos (qui, tout en demeurant un point axiologique, tend, par extension, à s'« imbriquer » dans l'une comme dans l'autre) ne les rendait irréductibles, en conférant à l'une un statut d'« espérée », à l'autre, un statut de « regrettée ». Ces tonalités d'ordre affectif ne font que souligner la caractère valorisant de l'intentionnalité de la conscience, et de la finalisation du champ d'activité de l'existence que cette intentionnalité

implique. L'extensibilité du point optimal kairique, rendue possible grâce à la transformation de celui-ci par rapport au point d'orgue, dont il est doté, ainsi

qu'on l'a vu, lui permet de condenser en lui tout le sens d'une objectivation axiologique, et de s'affirmer comme une valeur propre. Désormais, il se pose en tant qu'unique, et exerce du dehors son appel irrésistible à la conscience. Avant lui rien ne compte ; après lui, tout est perdu. Mais ce qui rend sa position signifi- cative, c'est la possibilité qu'il offre à la conscience de l'approcher progressive- ment après l'avoir déjà atteint d'emblée. Plus la conscience s'approche de lui et

plus l'éventualité de son contact avec lui mûrit; plus elle s'en éloigne et plus cette éventualité se détériore, disparaît. Son unicité implique la décomposition

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Le statut philosophique du kairos 55

du monde qui s'articule autour de lui et qui conduirait certainement à la ren- contre de la conscience avec le néant si, par ailleurs, elle n'avait point la possi- bilité de se rabattre sur un monde articulé autour d'un point de référence (c'est- à-dire, en définitive, d'une autre valeur) complètement différent, et qui lui

permet de se ressaisir. Toute proportion gardée, le processus d'approche et

d'éloignement de la valeur ainsi envisagée pourrait être exprimé sur un plan scientifique par la loi de Doppler-Fizeau qui fait état de la variation de la hau- teur d'un son en fonction du mouvement, donc de l'approche ou de l'éloigne- ment de la source sonore par rapport à l'observateur, en l'occurrence de la conscience.

On reconnaît le souci de distinguer deux phases successives de compor- tement de la part de la conscience conformément à la structure du kairos, telle

qu'elle a été envisagée précédemment, et telle qu'elle est vécue par la conscien- ce : une phase ascendante qui correspond à la formation d'un fait ou d'un état; et une phase descendante qui, elle, correspond à sa dégénérescence, à sa détério- ration et à sa corruption. Dans ce contexte, le kairos demeure la charnière qui en même temps sépare et unit les deux volets de l'ensemble structurel que ces deux

phases constituent, charnière dont la fonction précise consiste à condenser l'en- semble en question tout en le dépassant, tout en en demeurant distincte. Minimalité optimale concrète, elle se situe dans l'axe même de la ligne de conduite de la conscience dont elle constitue le prolongement objectivé. Fin « stochastique » de cette conduite, elle exige, de la part de la conscience, un trai- tement « pettéïque ».

Point critique non seulement surmonté d'un point d'orgue, mais aussi s'identifiant désormais à ce dernier, le kairos marque culmination d'un proces- sus qui, par étapes successives, et à travers l'affirmation dynamique de la pré- sence humaine, conduit de l'inexistence à l'existence, cette fois cependant char-

gée de toutes les propriétés qu'il lui a conférées en cours de route. Il peut être

comparé à une fonction dont tous les paramètres acquièrent, dans certaines conditions, et à un moment donné, des valeurs précises qui lui permettent d'at- teindre son expression optimale. Passé ce moment, la fonction n'a plus qu'une importance purement théorique pour l'activité en raison de laquelle elle a été

conçue. Désormais, elle demeure dépourvue de toute signification réelle ; elle se trouve réduite à un simple schème vide de sens. Le kairos se présente, dès lors, comme le catalyseur de toute activité de la conscience, auquel cette dernière tend à participer après se l'être posé en tant que tel selon un processus invariable

d'objectivation. Cette participation est, en fait, un engagement continu que la conscience prend vis-à-vis de sa propre activité intentionnelle, un engagement qu'elle exprime précisément.

Plus qu'un simple moment opportun, le kairos est un moment décisif dans le sens d'un moment de décision et d'action. Tout ce qui le précède, comme tout ce qui le suit n'est qu'un prolongement de cette action dans laquelle

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56 Evanghélos Moutsopoulos

l'existence tout entière se trouve impliquée. Nul besoin d'ajouter que la présen- ce du kairos permet à la conscience d'attribuer au monde un sens précis confor- me à sa nature, et qu'il est le prisme à travers lequel elle contemple le monde afin de s'y introduire et de s'y intégrer, après se l'être représenté de façon ren- dant possible sa compréhension.

La conclusion que l'on pourrait tirer des considérations qui précèdent est, de toute évidence, que, mesure autant que valeur, le kairos s'affirme comme création intentionnelle de la conscience à la recherche de la nature du réel, et comme un moyen efficace qui permet à l'existence de saisir la signification et

l'importance de son action sur le monde en distinguant des modes d'approche et

d'éloignement. En suivant la maturation lente, mais irréversible, des situations dans lesquelles elle s'engage, et en fixant d'avance l'instant, à la fois minimal et

optimal, à partir duquel ces situations risquent de se désintégrer, la conscience

procède à l'approche de cet instant dont le statut est désormais celui d'une don-

née objectivée capable de relier la réalité objective à la réalité vécue. Les caté-

gories de « pas-encore » et de « jamais-plus » ne sont, de ce fait, nullement des créations abstraites, mais expriment la structure de l'intentionnalité de la

conscience, elle-même manifestation de la structure de l'activité de l'existence.

L'attitude est kairique profondément enracinée dans la réalité humaine. Dès lors, on devra remplacer le système statique des catégories temporelles tradition- nelles par le système dynamique des catégories kairiques, toutes les fois que l'on voudra établir une image plus authentique de l'activité de la conscience,

envisagée sous tous ses aspects.

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Temporalité et causalité Notes pour une philosophie aristotélicienne de la nature

Pierre Destrée (Louvain)

« Le mécanisme radical implique une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l'éternité, et où la durée apparente des choses

exprime simplement l'infirmité d'un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois. Mais la durée est bien autre chose que cela pour notre conscien-

ce, c'est-à-dire pour ce qu'il y a de plus indiscutable dans notre expérien- ce. Nous percevons la durée comme un courant qu'on ne saurait remon- ter. Elle est le fond de notre être et, nous le sentons bien, la substance même des choses avec lesquelles nous sommes en communication. En vain on fait briller à nos yeux la perspective d'une mathématique univer-

selle ; nous ne pouvons sacrifier l'expérience aux exigences d'un systè- me. C'est pourquoi nous repoussons le mécanisme intégral ». Ce passage de l'Evolution créatrice (p. 39) pourrait servir de manifeste au projet d'une philosophie de la nature. Ce n'est pas seulement l'oeuvre de

Bergson, c'est aussi celle de philosophes comme Whitehead, Husserl,

Merleau-Ponty ou H. Jonas, ce sont également les travaux de scienti-

fiques comme R. Thom ou I. Prigogine que l'on pourrait inscrire dans ce

projet d'en revenir à une véritable philosophie de la nature par delà ou en

deçà de sa négation par la philosophie et les sciences modernes régies, idéalement en tout cas, par un « mécanisme intégral ». Une véritable phi- losophie de la nature, c'est-à-dire une philosophie qui redonnerait une réelle consistance ontologique et à notre monde naturel, à ce que Husserl a appelé le « monde de la vie », et à notre subjectivité ancrée dans ce monde. Une philosophie de la nature au-delà de la philosophie moderne au moins par les nouvelles perspectives proposées par certains courants

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58 Pierre Destrée

scientifiques contemporains que d'aucuns, réitérant le geste accompli par Vico pour les sciences humaines, n'hésitent pas à appeller « nouvelle science » ; mais aussi philosophie en-deçà de la perspective moderne dans la mesure où, par bien des aspects, on la voit revenir, explicitement ou implicitement, à la compréhension aristotélicienne de la nature. »

A partir de ce texte de Bergson, l'on pourrait proposer au moins deux séries d'objections majeures à la négation moderne de la temporalité. Tout d'abord, du point de vue de la science : une telle vision mécaniciste n'est-elle pas révolue? Considérez l'importance grandissante de l'interprétation probabi- liste, et donc indéterminée, de la physique quantique ou de la conception prigo- ginienne de la thermodynamique. Mais qu'il suffise de songer au phénomène plus général, qui régnait déjà à l'époque de Bergson, de l'historicité, c'est-à-dire de la temporalité fondamentale de la nature : le darwinisme n'est pas seulement une théorie scientifique particulière, c'est devenu l'horizon de sens de notre concept même de scientificité ! Une seconde série d'objections est d'origine strictement philosophique. Comme Bergson le répète inlassablement, cette durée des choses qui est réduite à un sempiternel présent sans passé et sans ave- nir ne peut être celle de notre subjectivité. Or, il en est de cette durée comme de la liberté de Descartes : nous la ressentons tous de manière indiscutable ; elle est notre expérience première de nous-mêmes et du monde. A l'inverse, nous com- prendre nous-mêmes à partir d'un présent sans épaisseur, miroir d'une éternité où, comme dit encore Bergson, « tout est donné » (p. 38), cela nous renvoie très exactement à ce que Heidegger a de son côté appelé notre compréhension « inauthentique » ou « impropre » : se comprendre à partir de la compréhension que la science moderne nous donne du monde naturel comme étant celui de la Vorhandenheit, ou de la présence constante. Une compréhension « authentique » est une compréhension de soi comme être véritablement temporel, comme être- en-vue-de-la-mort, dans le sens où la mort, en tant que possibibilité ultime de l'être humain, est comme le symbole de l'ouverture du présent à l'à-venir. La compréhension moderne du temps comme éternité ou présence constante ne nous donne le choix qu'entre ces deux alternatives : soit, en postulant le dualis- me, elle nous interdit de comprendre l'homme comme un être naturel, c'est-à- dire comme un être-au-monde ou un être-du-monde ; soit elle nous contraint de le comprendre de manière strictement naturaliste, mais alors sa temporalité, c'est-à-dire son histoire et sa liberté, ne sont plus qu'illusion et mirage... Mais il faut refuser le monisme naturaliste qui, en réduisant la nature à une « mathéma- tique universelle », doit nous faire renoncer à l'expérience proprement humaine de notre temporalité constitutive. Et il n'en faut pas moins s'opposer à toute forme de dualisme spiritualiste où le monde et ses êtres perdraient toute réalité temporelle, un monde dans lequel l'homme serait une bien étrange exception. Bergson recherchait un autre mode de compréhension du temps, et nous pensons

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Temporalité et causalité 59

que cette recherche est aussi celle des autres auteurs que nous mentionnions : celle d'une véritable temporalité, avec son fardeau de passé, son poids de pré- sent et son ouverture d'avenir, qui serait à la fois « le fond de notre être » et « la substance même des choses avec lesquelles nous sommes en communication ». C'est-à-dire une temporalité fondée dans une compréhension « sympathique » : « La nature..., le philosophe la traite en camarade... le philosophie n'obéit ni ne commande; il cherche à sympathiser » (La pensée et le mouvant, p. 139). Formulons l'objet de cette recherche par les questions suivantes : comment pen- ser le temps de la nature de telle sorte que l'homme, en tant qu'être naturel, puisse en émerger en tant qu'être temporel ? Comment comprendre la durée pro- prement humaine telle qu'elle permette la temporalité du monde ?

*

Avant de tenter de répondre à ces questions à partir de la pensée d'Aristote qui en fournit, nous semble-t-il, les incontournables linéaments, nous croyons utile de faire un très rapide détour par l'histoire moderne de l'oblitéra- tion du temps. C'est que cette oblitération n'est que la conséquence, telle est notre thèse, de la vigoureuse dénégation de l'idée de cause. Le lien entre temps et cause ressort très nettement du célèbre texte de Laplace auquel Bergson se réfère dans le passage que nous avons cité en commençant : « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation res- pective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour sou- mettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouve- ments des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celles de la pesanteur universelles, l'ont mis à la portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore » (Essai philosophique sur les probabilités, p. 3). On se contentera, pour notre propos, de deux remarques. La première concerne le statut et le sens de la causa- lité dans ce texte. C'est que, contrairement à ce que l'on entend trop souvent dire, cette formulation d'un déterminisme absolu ne repose pas du tout sur une vision causaliste de la nature, mais bien sur une radicale négation de toute réelle causation. Lorsque Laplace parle de « lois générales » comme autant

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60 Pierre Destrée

d'« expressions analytiques », il reprend bien sûr la théorie rationaliste de la causalité telle qu'elle trouve son expression classique chez Leibniz. Certes, Leibniz va s'opposer au mécanisme statique cartésien; il ne définit plus les

corps de manière géométrique, mais dynamique : les monades qui constituent l'univers sont des « forces actives », des « entéléchies », c'est-à-dire des sources

d'activité, et donc, devrait-on penser, de causalité. Mais s'il reprend certaines formulations d'inspiration aristotélicienne, Leibniz en trahit radicalement l'es-

prit. « Les monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puis- se entrer ou sortir » (Monadologie, 7) : l'activité substantielle de la monade est

purement interne, c'est le déroulement, le dépliage de ses possibilités, exacte- ment comme une série mathématique se déploie selon sa loi. L'idée de force n'est même qu'une métaphore : elle permet l'expression, au sens mathématique du terme, non pas d'une capacité, autre métaphore, mais d'une possibilité. La véritable causalité n'a donc rien d'une « force vive » au sens strict; la cause,

répète Leibniz, est une raison : causa sive ratio. Plus précisément, le principe général de détermination de la force, c'est celui de l'égalité de la cause pleine et de l'effet entier. La cause contient entièrement et analytiquement son effet. La doctrine moderne canonique de la réversibilité du temps trouve ici son fonde- ment : si l'effet n'est que l'expression de la cause et si la cause n'est que le contenant de l'effet, on peut toujours remonter de l'effet à la cause, et donc pré- dire très exactement ce qui se fera à partir de ce qui est et remonter à ce qui était à partir de ce qui sera. Or, avec la réversibilté du temps, on le sait, c'est la phé- noménalité même du temps qui est niée, c'est la « flèche du temps » qui s'im- mobilise dans les rets d'une science qui réalise in concreto, si l'on peut dire,

l'image célèbre de Zénon : « Pour nous autres physiciens convaincus, écrit Einstein en accord avec Leibniz et Laplace, la distinction entre le passé, le pré- sent et le futur est une illusion, si puissante qu'elle soit » ! (Lettre à M. Besso, citée par I. Prigogine et I. Stengers, dans La nouvelle alliance).

Une seconde remarque maintenant à propos du fondement métaphysique de cette conception analytique de la causalité : elle repose sur une certaine inter-

prétation, une interprétation que nous appellerions « volontariste » du création- nisme. Rapprochons le texte de Laplace du non moins célèbre huitième para- graphe du Discours de métaphysique. Leibniz y explique l'action des êtres naturels à partir de la notion de « substance » qu'il reprend à la scolastique aris- totélicienne. Mais ici encore, s'il en reprend le mot, il en transforme complète- ment le sens. « La substance, rappelle Leibniz, est le sujet qui reçoit certains

prédicats sans être à son tour un prédicat ». Dans l'esprit de l'aristotélisme, les

prédicats, ou catégories, ne sont pas tant les accidents, comme on le dit généra- lement, mais plutôt, comme l'a suggéré P. Ricoeur, les « événements » d'un

sujet; on ajoutera que la théorie des catégories, comme P. Aubenque l'a bien

montré, est liée à la problématique du mouvement qui est, comme Aristote le dit

expressément, « comme une certaine vie pour les étants naturels (Physique VIII,

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Temporalité et causalité 61 1

1, 250 b 14), et enfin que c'est le mouvement, conçu de manière dynamique et directionnelle, qui est la condition ultime de toute causation. Or, cette théorie extrincésiste de la prédication, qui repose sur le primat du mouvement, Leibniz la rejette comme étant purement nominale : elle ne fait pas voir ce qui constitue la réalité de la substance. Pour ce faire, il propose d'entendre à la lettre l'expres- sion scolastique : praedicatum inest subjecto. Expression qui voulait seulement formaliser, pour les médiévaux, un rapport analytique, une simple définition, du

type : « un roi est celui qui gouverne ». Leibniz va étendre ce sens purement définitionnel à toute proposition ; une véritable substance est celle qui comprend de manière analytique tous ses prédicats : « Dieu voyant la notion individuelle ou heccéïté d'Alexandre, y voit en même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement... Aussi, quand on considère bien la connexion des choses, on peut dire qu'il y a de tout temps dans l'âme d'Alexandre des restes de tout ce qui lui est arrivé, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et même des traces de tout ce qui se passe dans l'univers, quoiqu'il n'appartienne qu'à Dieu de les connaître toutes ». Affirmation implici- te du mouvement inertiel, suppression donc de toute réelle causalité et réduction d'une temporalité créatrice à une éternité posée par un plan divin : cette vision

analytique de la causalité qui mène à un déni du temps repose bel et bien sur une

logique créationniste de type volontariste, dans la mesure où la volonté divine n'attribue à la nature qu'un mouvement inertiel, seul mouvement véritable aux

yeux des Modernes, c'est-à-dire un mouvement à proprement parler involontai- re, sans élan propre et qui ne peut amener aucun véritable changement substantiel.

Tentons de préciser le lien entre ces problématiques. Il faut tout d'abord faire quelques remarques concernant le rejet de la cause finale. En général, les

interprètes affirment qu'en rejetant la cause finale, les Modernes ne feraient que refuser un très peu scientifique anthropomorphisme, voire un animisme primitif. Mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit que Spinoza, dans le fameux

appendice du premier livre de son Ethique, ne critique nullement l'anthropo- morphisme comme tel, mais bien son résultat : affirmer que la nature pourrait avoir par elle-même et en elle-même des fins, penser donc qu'il puisse y avoir

quelque chose comme une liberté de la nature puisqu'elle serait le lieu de mou- vements finalisés qui ne dépendraient plus directement du Créateur, ce serait « nier la perfection de Dieu ». Comme le répètera Leibniz, avec une telle

conception de la nature, « on en revient à faire autant de petits dieux que de formes substantielles et à un polythéisme rappelant les gentils » ! « Alors que cependant, poursuit Leibniz, il n'y a en réalité aucune sagesse, aucun désir dans la nature, mais que son bel ordre vient de ce qu'elle est l'horloge de Dieu »

(Lettre à Thomasius du 20-30 avril 1669, dans Œuvres, éd. L. Prenant, p. 85). Comme ce texte le suggère, le rejet de la cause finale entraîne immanquable- ment celui de la cause motrice. Chez saint Thomas, certes, le Dieu créateur est

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causa prima, mais les Formes substantielles ont une fonction médiatrice entre Dieu et ses créatures en leur assurant une certaine autonomie. Comme saint Thomas y insiste dans sa Somme Théologique, lorsqu'on parle de l'infinité divi- ne, il s'agit d'abord et avant tout de Son infinie bonté et de Sa perfection. Avec G. d'Ockham, c'est une véritable révolution théologique qui est à l'origine d'une révolution épistémologique dont la pensée moderne sera l'héritière : Dieu est un infini de volonté. Or, pour pouvoir s'assurer de cette infinité, il faut détruire les Formes substantielles : les étants du monde doivent dépendre direc- tement et absolument du Créateur. Sans doute Ockham ne rejette-t-il pas encore la cause finale ni la cause motrice, mais les êtres naturels ne peuvent être causes

que s'ils sont d'abord les effets de Dieu. Ipsae ideae sunt ipsaemet res a Deo

producibiles : ce ne sont plus des Idées ou des Formes substantielles que Dieu a créées, mais Il produit directement les étants naturels. Leibniz répètera dans son

langage : chaque substance « exprime Dieu... comme un effet exprime sa cause » (Discours de métaphysique, 29). A sa manière, le leibnizianisme est le

point d'arrivée du nominalisme ockhamiste : s'il n'y a plus que causalité analy- tique, c'est-à-dire une causalité qui n'est plus que le déroulement de l'inhérence substantielle, c'est que la substance, loin d'être la source vive de ses actions, n'est plus que l'effet de la volonté divine. De ce point de vue, la création conti- nue de Descartes, l'occasionalisme de Malebranche ou le monisme de Spinoza sont frères jumeaux de l'harmonie préétablie de Leibniz : notre monde, tel un théâtre baroque, est devenu le pur et simple reflet de la volonté divine, les êtres de la nature sont devenus les sujets, au sens strict du terme, sinon les marion- nettes automates d'un horloger qui a inventé un temps sempiternellement répéti- tif, et donc parfaitement illusoire. Sur ce point, le refus positiviste de la causali- té, avec A. Comte, E. Mach ou B. Russel ne fera qu'entériner la pensée des rationalistes. Il n'y a plus de causes réelles dans le monde, il n'y a plus que des lois immuables et éternelles, substituts laïques de la Toute-puissance divine, auxquelles les phénomènes doivent obéir. Comme le dira Wittgenstein, c'est

parce que « la croyance au rapport de cause à effet est de la superstition »

(Tractatus, 5.1361), une sorte de paganisme scientifique, que « « l'écoulement du temps »... n'existe pas » (6. 3611), que le temps n'est lui aussi qu'une façon de parler qu'il faut mettre entre guillemets.

Cette fondation que l'on pourrait appeler « théocentrique » de la causali- té, ou plutôt la raison ultime de sa négation qui entraîne celle du temps, trouve sa meilleure preuve, nous semble-t-il, dans la révolution conceptuelle qui s'opè- re entre la notion aristotélicienne de la causa sui et son interprétation moderne. Pour Aristote, cette idée s'applique d'abord et avant tout à l'homme : est libre « celui qui est en vue de soi et non d'un autre » (Métaphysique, A, 2, 982 b 25). Plus généralement, « tous les étants naturels » sont causes d'eux-mêmes dans la mesure où « ils ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement » (Physique, II, 1, 192 b 13-14). Dans les deux cas, cette idée de cause de soi repose sur une

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Temporalité et causalité 63

compréhension directionnelle ou dynamique du mouvement qui n'est lié à un Premier moteur que par la médiation de l'ensemble du ciel. Par contre, chez Spinoza en particulier, c'est grâce à ce concept de Dieu comme causa sui que l'on peut soumettre directement à Dieu l'être et l'activité des êtres naturels : ceux-ci ne sont plus que des modes de la seule substance qu'est Dieu, c'est-à- dire de la seule cause véritable, et donc de la seule vraie liberté.

Contre ce rejet d'origine théologique de la causalité, on pourrait formuler le même type d'objections que celles que nous formulions tout à l'heure contre la négation du temps. Du point de vue de la science, est-il vraiment possible de faire totalement abstraction de la causalité ? Quand on parle, en physique quan- tique, d'interaction de particules, de forces d'un champ ou du rôle essentiel de l'observateur, ne sont-ce là que des façons de parler? D'un point de vue philo- sophique, on fera deux remarques. Tout d'abord, d'ordre épistémologique. « Dans un tel univers, écrit E. Gilson, une suspicion métaphysique plane en per- manence sur la réalité de tous les événements et de ce qui semble être leurs liai- sons » (La philosophie au Moyen Age, p. 654) : c'est un monde où nous croyons rencontrer des êtres qui agissent par eux-mêmes ; en fait, ce ne sont que les fan- tômes d'une volonté divine absolue. Or, comment connaître des fantômes ? Connaître ou comprendre, comme les Grecs s'en sont avisés, c'est essentielle- ment se familiariser, se rendre un être familier et proche. Peut-on jamais appri- voiser les fantômes ? D'où cette deuxième remarque, d'ordre moral : cette

image de fantôme ontologique, une fois appliquée à l'être humain, celle d'un tournebroche mimant une action réelle, c'est-à-dire libre, comme le disait Kant de l'homme leibnizien, est-elle l'image que l'humanité veut vraiment se donner d'elle-même ?

*

Avant d'en venir à Aristote, nous devons faire un détour encore. On sait

que Kant a voulu, contre Hume, restaurer le concept de cause. La position de Hume était assez paradoxale. D'un côté, et c'est ce que retiendra Kant, il cri-

tique la conception analytique de la causalité : prenant au sérieux la dimension

temporelle de notre subjectivité (même si celle-ci est de nature atomique), il affirme que la perception d'une cause n'est pas identique à celle de son effet. Mais curieusement, d'un autre côté, il conserve l'idéal de cette conception ana-

lytique. D'où son scepticisme, et son rejet non de la causalité comme telle dont il affirme la réalité au moins perceptive, mais d'une scientificité, d'une objecti- vité démontrable des rapports de causalité : « Il faut certainement avouer que la nature nous a tenu à grande distance de tous ses secrets et qu'elle nous a donné seulement la connaissance de quelques qualités superficielles des objets, alors

qu'elle nous cache entièrement les pouvoirs et principes dont dépend entière-

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64 Pierre Destrée

ment l'action de ces objets » (Enquête sur l'entendement humain, trad. Leroy p. 78). Ce scepticisme est très proche de l'aveu d'ignorance ou d'humilité de nos rationalistes. Pour ceux-ci, l'ordre du monde nous est non seulement incon- naissable en fait, de par la faiblesse de notre entendement, mais inconnaissable en droit, puisqu'il est entièrement régi par le Créateur dont les plans nous sont inaccessibles. Avec Hume, cette ignorance radicale de l'ordre naturel témoigne du refus d'accorder une réelle crédibilité à notre perception. Mais Hume ne fait

que suivre la logique théocentriste : si Dieu est seule cause réelle et la seule sub- stance véritable, il n'y a plus de réelle subjectivité substantielle. Dieu garantis- sait au moins encore la res cogitans cartésienne de la réalité de sa substantialité ; maintenant, la tabula rasa de Hume flotte à la recherche de ce qui pourrait la faire advenir à soi...

Aussi, lorsque Kant rétablit la notion de cause en en faisant une catégorie a priori, il s'oppose tant à Hume qu'au rationalisme classique : oui, notre monde

phénoménal est bien régi par le temps et la causalité dans la mesure où c'est

notre esprit qui les produit. Cependant, il faut bien mesurer le poids de la néga- tion dans cette phrase souvent citée de la Critique de la raison pure : « Nous ne connaissons des choses a priori que ce que nous y mettons nous-mêmes ». La

négation porte en effet le poids d'un insurmontable dualisme. Nous n'avons

accès qu'aux phénomènes, c'est-à-dire à un certain ordre de la réalité que l'es-

prit a lui-même constitué, tandis que la connaissance des « choses en soi », ce

qui veut dire de la phénoménalité même des phénomènes, est pour nous impos- sible. Kant, certes, a rendu ses titres de noblesse à la subjectivité humaine. Mais

la question demeure : y a-t-il véritablement temps et cause dans le monde ? Sans pouvoir entrer ici dans le détail, nous voudrions souligner le fait,

néligé par les interprètes néokantiens et idéalistes, que Kant lui-même a tenté de combler le fossé d'un tel dualisme. C'est le sens le plus profond, pensons-nous, de la troisième Critique où ce sont les êtres naturels eux-mêmes, en quelque sorte, qui confrontent Kant à sa propre conception, déjà défendue dans la pre- mière Critique, d'une conception purement heuristique de la finalité. Comment faire le lien, en effet, entre une telle conception, toute subjective et seulement

épistémologique, et le constat que Kant doit bien avouer d'une véritable et très

objective finalité des organismes ? Sans doute Kant ne répond-il pas directement

à cette question. Mais il y a une question qui en est très proche, et que Kant se

pose dans ses notes qui forment l'Opus postumum, celle de la condition de pos- sibilité du concept de force. Citons deux passages particulièrement intéressants : « Parmi les principes généraux de possibilité de l'expérience, la science de la

nature suppose un principe organique des forces motrices (bewegende Krâfte) dans le sujet » (Akademie-Ausgabe, XII, p. 373) ; « Ce n'est que dans la mesure

où le sujet (est conscient) de ses propres forces motrices... qu'il peut anticiper les forces motrices de la matière et reconnaître ses propriétés » (p. 506). Ici, le

Je n'est plus seulement une subjectivité très formelle qui accompagne toutes

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Temporalité et causalité 65

mes représentations, et le concept de force ne saurait se réduire à un concept abstrait de l'entendement. Le Je est bien plutôt mon corps, non un Kôrper doté d'une étendue, mais un Leib, un organisme qui fait l'expérience, en sa chair même, de ses capacités d'action. Autrement dit, c'est parce que j'expérimente mon corps comme étant une véritable source vive d'action, et donc de causation, que je puis percevoir et comprendre la causalité des êtres naturels. Il est clair que cette anticipation n'a rien d'idéaliste : cette perception de soi est celle d'un corps qui s'éprouve comme un être naturel au milieu d'autres êtres naturels; c'est l'auto-compréhension d'une subjectivité ancrée dans un monde naturel. Bref, c'est en tant qu'être naturel, en tant qu'organisme doué de forces de causa- tion que la subjectivité peut comprendre les autres êtres naturels par sympathie, comme le souhaitait Bergson, c'est-à-dire par parenté et familiarité. De là, on pourrait dire du temps ce que Kant dit de l'espace : il « ne peut être apprehendé avec son divers, mais est perçu comme conscience originelle de soi-même »

(p. 40; dans l'éd. F. Marty, p. 148). Ce n'est plus un espace, ce ne serait plus une temporalité comme pur positionnement transcendental, mais une véritable perception de son propre corps comme spatial et temporel, d'un corps qui, en se percevant comme spatial et temporel, peut s'ouvrir à l'espace et au temps du monde.

*

Ces réflexions programmatiques annoncent sans aucun doute les philoso- phies romantiques de la nature, ainsi que celles d'un Bergson ou d'un Merleau- Ponty. Mais il nous semble qu'il faut préciser, et ce fait est capital à nos yeux, que Kant ne fait que retrouver là les fondements de la pensée aristotélicienne... En guise de conclusion, voici donc quelques remarques introductives à cette philosophie de la nature.

Pour les Modernes, le primat métaphysique du mouvement inertiel, dont dérive la conception analytique de la causalité, affiche l'idéal d'un mouvement perpétuel de balancier d'horloge; l'auto-conservation devient le leitmotiv anthropologique. A l'inverse, le monde des Grecs n'est pas un monde où « tout est donné », pour reprendre l'expression bergsonnienne, mais un monde où chaque être s'efforce d'« imiter le divin ». Entendons, métaphoriquement, non pas un monde déchu, mais un monde caractérisé par le désir comme manque, où chaque être est défini comme une « auto-transcendance ». Celle-ci est rendue

possible par une conception directionnelle du mouvement au sein d'un espace dimensionnel. Aristote le caractérise comme « mouvement de... vers...» (ek tinos eis ti). Cette détermination permet dès lors aussi de fonder une réelle cau- salité : la cause motrice est à l'origine d'un mouvement, la cause matérielle en est le support, la cause finale l'aboutissement. Plus précisément, ces trois causa-

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66 Pierre Destrée

lités nous permettent d'articuler le temps : la cause motrice donne le passé de l'être en mouvement, la matière son présent, la fin son futur. C'est le mouve- ment conçu de manière dynamique qui fonde la causalité, laquelle ouvre le temps. Mais il ne faudrait pas comprendre cette théorie de la causalité de maniè- re strictement réaliste. Car je ne puis comprendre cette causalité au niveau des êtres naturels que parce que je l'éprouve moi-même dans ma propre subjectivité en tant qu'être naturel. Les exemples qu'Aristote affectionne particulièrement sont très éclairants. Dire qu'« un homme engendre un homme », à savoir que c'est bien un homme de chair et d'os, et non une Idée d'homme, qui engendre son enfant, cela ne renvoie-t-il pas à mon origine temporelle et, de là, à ma propre capacité d'engendrer? De même, « se promener pour être en bonne santé » témoigne de l'épreuve de la précarité de ma santé, qui est la perfection à laquelle tend mon organisme contre la menace incessante de la maladie et de la mort; c'est elle qui me permet d'affirmer le principe général : « Toutes choses tendent vers le bien » (Topigues, III, 1, 116 a 19-20), le bien étant défini « non pas de façon absolue, mais relativement à l'essence de chaque chose »

(Physique, II, 7, 198 b 9). De manière plus générale, le mouvement ou la vie du monde naturel est d'abord celui de ce qui fonde notre propre subjectivité : « Le désir est un certain mouvement » (De l'âme, III, 10, 433 b 18). Comprendre le mouvement de la nature suppose une compréhension implicite et préalable du mouvement de ma subjectivité désirante qui est à la fois mise en mouvement d'elle-même et mouvement vers le monde. Enfin, dans son Traité du temps, l'originalité d'Aristote consiste à soutenir de manière complémentaire les deux thèses suivantes : il n'est pas de temps sans mouvement, le temps étant le nombre nombré du mouvement, -le temps est ainsi une articulation des choses elles-mêmes ; il n'est toutefois pas de temps sans une âme qui puisse le nombrer, - le temps dépend donc de la subjectivité. Aristote écrit ceci : « Il ne peut y avoir de temps sans changement : lorsqu'en effet nous-mêmes (autoi) nous n'avons aucun changement en notre esprit, ou que cela a lieu à notre insu, il ne nous semble pas qu'il se soit passé du temps (gegonenai chronos), exactement comme on raconte que telle a été l'impression de ceux qui ont dormi en

Sardaigne auprès des héros... S'il nous arrive de ne pas penser qu'il y a du temps (chronon einai), c'est que nous ne pouvons déterminer aucun changement et que notre âme paraît rester dans un état un et indivisible alors que nous disons qu'il s'est passé du temps lorsque nous avons des sensations et des détermina- tions » (Physique, IV, 11, 218 b 21-33). La métaphore des dormeurs sardes est très parlante : il s'agit de subjectivités coupées du monde et d'elles-mêmes. A l'inverse, la temporalité « normale » d'une subjectivité n'est pas une sorte de durée auto-constitutive, mais comme le temps en action de mon propre corps qui est tout au monde de par son activité perceptive. Pour Aristote, la durée est bien, tout autant, ce que nous ressentons tous « normalement » et la vie même des choses avec lesquelles nous sommes en communication.

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Donner une figure au temps... ou comment, par exemple, Épicure inventa un temps

et y logea, avec quelques amis

Jean-François Duvernoy (École européenne)

B ien ou mal, disait Socrate, il faut se résoudre à servir le dieu. De toute

manière, on ne saura qu'après si on l'a servi bien ou mal. Alors, comme il

s'agit ici de servir le temps, je crois que je ne peux pas mieux lui faire signe qu'en commençant mon petit exposé par de la parole narrative. D'abord, donc une histoire de temps, une histoire dans laquelle, me semble-t-il, il n'y a

(comme peut-être dans toutes les histoires et dans toutes les philosophies) rien d'autre que du temps.

Clytemnestre : «...ce père, sur lequel tu gémis jour et nuit, ce

père avait tué lui aussi, il avait tué sa fille Iphigénie, ta propre soeur, une enfant dont la venue au monde lui coûta moins de souffrances qu'à moi- même... Que s'est-il donc passé dans le coeur de ton monstre de père pour qu'il se mette à détester sa fille et à donner tout son amour aux rejetons de Ménélas. Je n'ai aucun remords, je me sens l'âme en paix. »

Électre : « Tu reconnais que tu as tué mon père, que cet acte n'était pas justifié. Tu n'as fait qu'obéir au misérable avec qui tu vis maintenant. Demande donc à la déesse, demande à Artémis pour quelle raison elle a retenu tous les vents à Aulis. Ou plutôt non, c'est moi qui vais le dire car tu es trop impure pour t'adresser à la divinité. Un jour que mon père se reposait dans l'enclos sacré d'Artémis, il vit bondir un cerf, un cerf au pelage tacheté. Il le visa, l'abattit et se vanta partout de sa

prouesse. Alors la déesse, furieuse, arrêta tous les vents et exigea, en

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68 Jean-François Duvernoy

retour de la bête sacrée, que mon père lui sacrifie sa propre fille. Faute de quoi l'armée resterait à jamais immobilisée à Aulis. Et mon père, malgré son chagrin, dut se résoudre à immoler sa fille. Voilà les vraies raisons. Ménélas ne fut pour rien dans tout cela. » 1

Nous voici donc en présence du temps : la tragédie nous place devant le temps de la déesse et de l'offense faite. Le sacrifice d'Iphigénie n'a de sens intelligible que s'il s'agit de cela; tout autre lien nous laisserait devant des faits disjoints, posés l'un après l'autre sans que l'on puisse passer de l'un à l'autre. Profanation du sacré, colère, réparation. Le sacrifice peut réparer, apaiser un courroux et régler une dette envers la déesse. Mais il n'est pas pensable, en revanche, qu'un sacrifice fasse lever des vents pensés dans un autre système conceptuel, c'est-à-dire qu'il puisse faire baisser la pression atmosphérique. N'en doutons pas : le temps est la forme de l'intellection ; il est l'intellection elle-même. Il est « entre » et inter-line. Il est la modalité de l'interstitiel lisible.

Clytemnestre pense les choses tout autrement et s'installe dans une autre attente, celle de la vengeance affective. Les événements s'enchaînent aussi dans son esprit et forment pour elle aussi un tout à l'égard duquel elle peut dire et penser l'exigence que nous éprouvons tous : celle de comprendre quelque chose à la consécution des « quelques choses successives » qui constituent ce que nous

appelons les événements. Son attente hostile du retour d'Agamemnon, son meurtre, ne sont intelligibles (disons : n'ont de réalité essentielle) que dans un

temps affectif. Nous voici maintenant aux prises avec le temps des dieux eux-mêmes.

Les dieux sont des politiques : ils se servent du temps des hommes (du temps pensé et élaboré par les hommes) pour jouer le destin des cités. Par sa complici- té au crime, Egisthe est devenu un usurpateur. L'oracle ne s'est intéressé qu'à cela ; les dieux ont le temps au sens propre, ils disposent du temps, de tous les temps des autres protagonistes, ils ont le temps des temps, c'est-à-dire le temps par rapport à quoi les autres temps ne sont que de la petite monnaie qui leurre. Chacun croyait disposer de son temps, les dieux avaient placé ces temps dans le leur, dans leur jeu. C'est cela la tragédie : elle illustre bien, je crois, la figure (et les figures) du temps.

Si l'on veut parler avec quelque chance d'exactitude, il faut dire pourtant que le temps n'a pas de figure. Tout simplement parce que c'est lui qui est figu- re : il est la figure du monde, la modalité de toutes les figures successives. Peut- être la seule modalité des figures qui soit une pleine explosion de richesse, si l'on accorde qu'il existe bien davantage de variations possibles sur le temps que sur l'espace; il y a, à propos des mêmes événements, un temps pour les uns et un temps pour les autres, alors que n'existe qu'un espace (ou presque), sauf

pour les géomètres qui ont fait leur spécialité de l'inventaire systématique de tous les espaces possibles.

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Donner une figure au temps 69

Il faut donc prendre le mot figure au sérieux, étant entendu que ce n'est pas le temps qui reçoit une figure, mais que c'est lui qui la donne. Il fait figurer. Cette figuration induit à la fois deux caractères complémentaires.

Le premier de ces deux caractères : le temps est ce par quoi on comprend que quelque chose soit appelé à l'être, parce que ce quelque chose entre dans un réseau où il est catégoriquement nécessité, ou du moins, de toute manière, asser- toriquement réel. Depuis les stoïciens, c'est un lieu commun philosophique de

parler d'une trame des événements advenus, ou d'utiliser la métaphore du théâtre pour parler de scénario. Il existe même des philosophies dans lesquelles c'est la liaison qui constitue l'essence et la vérité de l'événement. L'essence est alors de situation, elle est donnée par la référence à autre chose, à ce qui précè- de, ce qui accompagne ou ce qui suit. Cette figuration dans le temps, cette déter- mination par le temps-rempli et par le délai-occupé sont la consistance du monde dans son ensemble (qui tient ensemble dans et par le temps) et aussi de chacun des événements qui sont déterminés tour à tour à venir figurer, à y figu- rer comme tel ou tel et non comme n'importe quoi.

Le deuxième des caractères annoncés consiste en ceci que, dans le même

temps, cette figure donnée fait que toute chose n'est qu'un événement (puisque le temps fait qu'elle n'est que ponctuelle, qu'elle a été précédée d'un avant où elle n'était pas encore et qu'elle sera suivie d'un après où elle ne sera plus). Pour recevoir figure, il faut donc recevoir ce caractère de n'être que figurant. Le temps, c'est alors ce qui défait les premiers rôles, encore plus que les rôles- titres. Dans ces conditions, il faut modifier notre discours, et admettre qu'il serait contradictoire de continuer à dire que le temps donne une figure au monde. C'est d'une pluralité de figures qu'il faut parler, autrement, on n'a pas besoin du temps. D'une infinité de figures, autrement, on aura un temps granu- laire peut-être inutilisable... Alors, le temps c'est ce qui brouille tout, ce qui dis- sout le monde à coup de figures successives, trop délétères pour qu'on puisse en constituer l'Être. De ce qui change, comment pourra-t-on parler? Qui saisira le

changement ? De quel substrat le changement sera-t-il changement ? De ce qu'elle à mettre dans le temps (de ce à quoi il lui faut donner des

figures) dépend donc, pour une philosophie donnée, la notion qu'elle va déve-

lopper du temps. Ce n'est pas l'inverse, puisque la définition du temps vient toujours au moment de parler des phénomènes.

Il existe donc des philosophies dans lesquelles le monde à faire figurer est vigoureux et actif. Dans ce monde, le temps est investi du rôle de faire adve- nir. On compte sur lui : il lui appartient d'être le support du sens et de l'axiolo-

gie. Ce n'est pas de ces philosophies au contenu énergique, celles pour les- quelles la puissance (toute la puissance) est une exigence d'advenir en acte, que je voudrais parler maintenant. Je voudrais parler de leurs contraires, de ces phi- losophies qui ont à « faire belle figure » avec peu de choses à attendre ou bien pas grand chose à réaliser. Pourquoi parler de ces pensées qui mettent en scène

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70 Jean-François Duvernoy

des mondes au sens exténué, mondes faibles, asthéniques, chlorotiques ? Parce

qu'elles doivent faire preuve de beaucoup d'ingéniosité dans leur utilisation du

temps. Et puis aussi parce qu'elles ont besoin que l'on parle d'elles, elles qui ne

jouent jamais sur la séduction de la chose enthousiasmante à faire. Disons : par sympathie pure avec les discrets, les petits, les fragiles, ceux qui pensent que le

temps qui passe est forcément du temps perdu. Les deux grandes constructions que nous a laissées l'époque hellénis-

tique (contemporaine d'Alexandre) me paraissent illustrer tout particulièrement, du point de vue qui nous occupe aujourd'hui, des variations très signifiantes de la figure reçue du temps. Comme si, par une claire redondance, les deux philo- sophies qui devaient clore l'histoire de l'Antiquité, devaient aussi être des philo- sophies qui tuaient le temps, promotrices comme elles l'étaient de la fin de l'his- toire. En tout cas, il est clair que les hommes grecs des IIIe et Il' siècles av. J.C. n'attendaient plus grand chose des temps qui pour eux étaient à venir. Ils n'avaient peut-être plus rien à dire et étaient prêts pour la mort, comme le veut

Hegel. Que l'être soit trop plein, comme dans le stoïcisme; qu'il soit trop vide

comme dans l'atomisme ; dans les deux cas, le temps est mort. La première façon de déréaliser le temps, (c'est-à-dire, on l'a compris, de

déréaliser les événements et les choses ; le temps n'est que la manière de dire

cela), c'est de se donner un monde plein dans lequel il se trouve trop de choses

pour que rien soit encore à faire. Tout étant donné dans l'immédiateté contem-

poraine à elle-même de la vie des dieux, la seule figure de l'essence vraie du

temps est sa parfaite immobilité. Comme il sy passe néanmoins des événements, ces tribulations dans l'immobile ne peuvent avoir lieu que dans un cercle, celui du retour éternel. Le temps du stoïcisme se donne à voir phénoménologique- ment pour ce qui est vécu : une course monodromique. Mais, d'essence, il est circulaire. Ce qui fait que cela bouge beaucoup, mais qu'il ne se passe rien.

Sage est celui qui a compris qu'il ne se passait rien; insensé celui qui se laisse

prendre au piège de la tribulation et aux hurlements de l'histoire, cette monnaie

bruyante de l'apparente linéarité du temps. La deuxième déréalisation des choses dans le temps (opération intellec-

tuelle qui va donc consister en la déréalisation philosophique du temps dans

lequel se positionneront les choses) est accomplie bien plus subtilement, je trou- ve dans la pensée atomistique. Parce que, dans l'atomisme, une naissance a lieu : une véritable naissance du temps humain, cadeau somptueux de ces Grecs

finissant, qui nous apprirent ainsi comment le temps lui-même peut venir au

jour en procédant du temps. Je m'explique. En deux moments donc qui scandent si singulièrement l'histoire de l'ato-

misme que c'en est une belle histoire de temps dans la littérature philosophique. Premier moment, qui installe le temps vrai pour la doctrine par une ana-

lyse qu'on pourra appeler « classique » parce qu'elle est restée, semble-t-il, per-

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Donner une figure au temps 71 1

manente. C'est le temps que l'on connaît sous le nom un peu hasardé (vu l'état de conservation des textes) de temps démocritéen. Démocrite n'a pas grand chose à mettre dans le temps, parce que son univers physique n'est pas équipé pour fabriquer un monde. Il y a bien une physique, une matière, mais pas de

cosmologie. Le temps, dans ces conditions, ne sert à rien, n'explique rien. Il « contient » le monde, en est support d'indétermination. Un temps fait d'instants dont je crois bien qu'il est très accidentel que l'un précède l'autre, dans un cer- tain ordre d'antériorité. Les instants sont successifs, pour la seule raison qu'ils ne peuvent, par construction, être simultanés. Temps très abstrait, géométrico- intellectuel donc, pure exclusion des instants les uns par les autres : temps à peine physique dont le successeur sera celui de Leibniz, sauf que Leibniz mettra de l'ordre (même si cet ordre n'est que mathématique), alors que Démocrite n'en met aucun, sauf celui de l'exclusion réciproque. Un instant, c'est ce qui ne

peut pas être le simultané d'un autre instant, c'est tout. Le temps démocritéen est un pur espace, qui se parcourt en aveugle, dans un non-sens indéfiniment répétitif, instant après instant. La seule loi qui se situe dans le temps ne s'organi- se pas : c'est la loi du choc, loi du contact immédiat, qui exclut à proprement parler toute loi, toute prévision, toute garantie de durée. Le choc, c'est ce dont on peut dire qu'il a été là après qu'il est survenu, rien ne le rendait nécessaire, rien ne peut le prévoir, rien ne le suit comme rien ne l'a précédé. La seule chose

qui aurait pu faire figure de loi-dans-le-temps, aurait pu être la pesanteur (comme loi du mouvement des atomes dans l'espace, avec de l'espace surtout, mas aussi avec du temps). On sait avec quel soin Démocrite a écarté cette pesanteur, pour sauvegarder l'indéterminé, et pour être bien certain que rien n'était ordonné.

Il parle bien de la figure comme cause des composés, avec l'ordre et la

grandeur2, mais c'est de l'espace qu'il parle, puisque les chocs concernent des morceaux d'espace, dans un temps qui n'est que la répétition immobile de l'ho- mogène immédiat, monodromique par accident. Démocrite peut donc réaliser, chose rare dans toute l'histoire de la philosophie, l'identité complète de la plus parfaite nécessité et du plus complet hasard : dans un temps dépourvu de suc- cession essentielle, ce qui arrive est, de toute manière, un « ceci » qui aurait eu autant de raison d'être un « cela ». Résumant sans doute (ou recopiant) Démocrite, Simplicius transcrit « Le monde tel qu'il est effectivement n'est pas davantage un ceci qu'un cela » (ou mallôn toiouton è toiouton)3. Clément Rosset peut ainsi résumer : « Bonheur et tristesse partagent le sort commun à toute expérience de la réalité, d'être immédiate et seulement immédiate. Et la fatalité qui plane au-dessus d'elle, comme dit Nietzsche, ne signifie pas qu'elle soit le fait d'un destin inscrit à l'avance, mais seulement que son immédiateté la rend à la fois inéluctable quant à sa présence sur le moment, et plus qu'incertai- ne quant à ses chances de durée ou de survie. L'inéluctable... ne désigne pas ce

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qui serait nécessaire de toute éternité, mais ce à quoi il est impossible de se dérober dans l'instant même. » 4

Dans un aion qui propose une telle exténuation du monde, l'existence de l'homme n'a aucune chance d'être sensée. La fragmentation du temps, en même

temps que son indéfinition et son inconsistance, est telle qu'aucun passé, qu'au- cun projet ne peut tenir lieu d'instrument de synthèse (même simplement sub-

jective). Composé atomique comme les autres composés, ne jouissant d'aucun

privilège, l'homme dérive comme les autres composés, entre une agglomération accidentelle et une dissolution fortuite. La nécessité/hasard est indéfiniment dis- solvante des êtres, c'est un désastre ontologique de chocs indéfiniment répétés privés de sens, et véhicules de dérision.

Tout commence, pour Épicure, avec une rupture au sein de l'héritage démocritéen, et cette rupture concerne, entre autres, la figure qu'il va donner à une certaine détermination du temps, donc à une certaine catégorie d'événe- ments. Pour le temps physique (qu'on ne peut même pas appeler cosmique), il le

reçoit tel qu'il est; Cicéron l'atteste, entre autres doxographes5, et nous n'avons aucune raison d'en douter. Mais tout se passe en ceci qu'Épicure le lit autrement : si le Cosmos est nécessaire (ou hasardeux), par le même constat, un

temps est donné à notre félicité. La 9ème Sentence vaticane dit ceci : « La nécessité est le mal, mais il n'existe aucune nécessité de vivre selon

la nécessité. » (Kakon anankè, all'oudémia anankè zèn meta anankès). Du non-sens au sens, le passage se fait par la construction d'un quasi-

monde, d'un monde d'artifice, celui de l'amitié, dans lequel les sages instaurent une humanité voulue. On sait tous que ce quasi-cosmos a quelques règles qui sont précisément des inversions par rapport aux lois de la cosmologie physique. Il y en quatre principales, et l'une d'elles nous concerne tout particulièrement.

- Le quasi-monde de l'amitié est dans un écart spatial. C'est l'exchoréis. Pour n'être pas n'importe où, le monde des Amis doit se centrer, se clore et se doter d'une limite;

- Alors que l'humanité est indéfinie dans ses projets, les amis sont homo-

gènes, ils forment une communauté définie de sages, qui se reconnaissent entre

eux, chacun étant, selon ce que dit la littérature épicurienne « un dieu pour les

autres » ; - Alors que le ressort principal de la vie des hommes est la crainte

(craintes privées et craintes des hommes entre eux), les sages ne craignent pas et ne se font pas craindre ;

- Enfin, et pour intéresser notre sujet d'aujourd'hui, les sages épicuriens oeuvrent sur le temps, qu'ils dotent d'une qualité structurante. Le Jardin est une « institution ». On ne connaît aucune institution qui n'ait instauré une maîtrise du temps; peut-être même l'acte d'instituer a-t-il comme unique référent le

temps. L'institution change le temps : de linéaire qu'il est, monodromique, non-

réversible, elle fait un temps circulaire, qui revient sur lui-même, qui repasse

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Donner une figure au temps 73

cycliquement par les mêmes événements. L'institutionnel se détermine par l'adoption de la ritualisation. A partir d'un temps donné comme initial, fonda- teur et principiel, la vie de l'institution se centre et se ressource périodiquement (par son étymologie grecque, une péri-ode est un chemin qui fait le tour).

Fixer autant qu'il se peut; immobiliser ce qui peut l'être; se prémunir contre le changement. Organiser la répétition ; parcourir le cercle du temps (le

temps circulaire de l'institution) pour avancer en restant immobile c'est-à-dire

passer et re-passer; s'efforcer pour répéter. Individuellement, le sage maîtrise l'écoulement irréversible de son temps. Le Jardin, comme collectivité de sages qui ont adopté un comportement (qui vivent ensemble) se dote aussi d'un temps d'institution objective, visible, cadre de vie.

Un temps arrêté ; un temps circulaire, voilà bien les deux préoccupations du Fondateur, telles qu'elles sont consignées dans l'instruction qu'il donne à ses

disciples alors qu'il va disparaître :

« Par ce testament, je donne tous mes biens... aux conditions suivantes :... à tous ceux qui philosopheront sous mon nom, afin qu'ils conservent... dans la mesure du possible, l'école qui est dans mon jardin, et je le leur

donne comme un dépôt, à eux, et à leurs successeurs, de la façon qui sera la plus sûre, afin que ceux-là aussi à leur tour conservent le jardin exacte-

ment comme eux. Mes disciples le leur transmettront... Le revenu des

biens laissés par moi... ils l'utiliseront dans la mesure du possible en recherchant avec Hermarque ce qu'il convient de faire pour célébrer des sacrifices anniversaires de la mort de mon père, de ma mère et de mes

frères, et l'anniversaire de ma naissance, selon la coutume, dans la pre- mière dizaine de Gamélion, chaque année, et aussi pour que l'assemblée des philosophes de mon école, qui a lieu le 20 de chaque mois, soit consacrée à mon souvenir et à celui de Métrodore. On célèbrera aussi, comme je l'ai toujours fait, l'anniversaire de mes frères dans le mois de Poséidon et celui de Polyène dans le mois de Métagéitnion...» »

*

Donner le temps à l'homme et à son fantasme, travailler sur le temps pour faire lâcher prise à une cosmologie désespérante, et ouvrir à l'anthropolo- gie quelque chose comme un sens, même dans le dérisoire, même si c'est finale- ment le non-sens qui l'emporte, lorsque chacun de nous perd à son tour sa der- nière bataille, celle de l'agonie...

Si vous m'avez honoré de votre attention, vous vous en souvenez peut- être : l'homme de la tragédie est dans un temps dont il ne possède pas le sens. C'est la construction tragique du temps d'être celle du temps volé et aveugle. Le

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temps épicurien construit le sens et le donne, même si rien ne change par ailleurs. On peut jouer avec le temps, peut-être même ne peut-on jouer que sur lui. Laisser le cosmos en l'état, en passant de la tragédie à la jubilation : pou- vais-je faire mieux, en ce qui me concerne, pour rester immobile avec l'air de me mouvoir?

NOTES

1. Sophocle Électre. J'ai choisi la traduction de Jacques Lacarrère. 2. Aetius, en Diels A XLVII. 3. Simplicius, en Commentaire sur la Physique d'Aristote, 28, 15. En Diels A XXX-

VIII. Abondamment utilisé et commenté par Charles Mugler, p. ex., dans son article « Sur quelques particularités de l'atomisme ancien » (Revue de philologie 1954).

4. Clément Rosset, Le principe de cruauté, Édit. de Minuit 1988, p. 31. 5. P. ex. en De finibus I, 17-21 ; De natura deorum 1, 26,73.

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Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin

Joachim Lacrosse (Bruxelles)

La pensée de Plotin concernant le problème du temps est généralement envi-

sagée par les commentateurs en fonction de deux axes thématiques princi- paux. D'une part, on insiste sur l'émergence de la conception d'un temps dit « psychique », un temps intrinsèque à l'activité de l'âme, qui a exercé une influence considérable sur les néoplatoniciens et sur les Pères grecs et latins. D'autre part, on met en avant la clarification et la thématisation de l'une des doctrines les plus équivoques de la tradition platonicienne, celle du temps comme « image de l'éternité »1.

Ces deux aspects du plotinisme, dont l'importance historique est éviden- te, et qui font intervenir les figures du Chronos psychique et l'Aiôn noétique, me semblent devoir être redéployés selon une approche qui tienne compte de la pré- sence discrète et énigmatique, mais non moins fondamentale, d'un troisième niveau de temporalité, propre à l'Un lui-même. Il s'agit du Kairos («occasion unique », « moment opportun »), ou plutôt d'un certain type de Kairos, hénolo-

gique, dont l'analyse met en jeu la souveraineté de l'Un par rapport aux hypo- stases inférieures, le Noûs et l'Âme, et, partant, la subordination du temps, mais aussi de l'éternité, à un acte unique, ineffable et premier qui les déborde2. En d'autres termes, la perspective ici retenue est la suivante : difficile de com-

prendre toute la portée de la doctrine plotinienne du « temps psychique, image de l'éternité noétique », sans rapporter finalement ces deux notions au Kairos

hénologique.

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76 Joachim Lacrosse

Je mettrai l'accent sur les articulations dynamiques qui régissent les rap- ports entre ces trois registres de temporalité, qui correspondent terme à terme aux trois registres métaphysiques déployés par la pensée de Plotin, l'Un (Kairos), le Noûs (Aiôn) et l'Âme (Chronos). Je commencerai par envisager le type de relation - bâtie sur une problématique de l'un et du multiple - que Plotin institue entre les figures du temps et de l'éternité, pour examiner ensuite comment cette relation est susceptible de faire émerger un Kairos hénologique, et conclure en retour sur les implications métaphysiques de ce Kairos aux niveaux de l'Aiôn et du Chronos.

Chronos et Aiôn

Plotin considère que, pour savoir ce qu'est le temps, il faut se référer à la doctrine exposée par le divin Platon dans le Timée : le temps (chronos), produit par le Démiurge en même temps que le ciel, n'est autre que l'image (eikôn), progressant selon le nombre, de l'éternité (aiôn) qui demeure dans l'un3. Pour

comprendre le temps, si l'on a recours à Platon, il faut donc d'abord comprendre le modèle dont il dérive, cette éternité qui demeure dans l'un.

Or le mot aiôn vient, dit Plotin, de « ce qui est toujours » (aei ôn)4. Il faut

cependant se méfier de cette expression, car si dire « toujours » (aei) permet de

signifier l'incorruptibilité (aphtharton), le fait de n'avoir besoin ni du passé ni du futur pour s'achever - l'Être, s'il n'était pas « toujours » achevé ne serait pas véritablement l'Être -, cette même expression, « être toujours », peut en revanche induire en erreur, dans la mesure où elle implique une continuité tem-

porelle, l'idée d'un être qui perdure « toujours » à travers le temps. Il est donc

préférable de dire simplement « l'Être » (on) : « le sens du mot toujours doit se restreindre au sens de puissance indivisible (adiastaton) qui n'a besoin de rien

qu'elle n'aie déjà, puisqu'elle est tout »5. Plotin distingue ainsi, plus clairement

que ses prédécesseurs, la perpétuité du monde et des mouvements célestes, qui, bien qu'inengendrés, ont un avenir et « tendent vers l'être-toujours selon le futur »6, et l'éternité de l'Être, dont la perfection est plus grande en ce qu'il accomplit tous ses actes de façon simultanée et n'a nul avenir qui ne lui soit déjà présenta

Reprenant à sa manière la connotation vitale qui avait été continuelle- ment associée par les Grecs à la notion d'aiôn, comprise comme « temps de vie » individuel et désignant par extension le « temps de vie » des corps célestes, c'est-à-dire l'éternité au sens d'une perpétuité dans le même8, Plotin institue l'Aiôn en tant que Vie de l'Être véritable, la Vie du Noûs, seconde hypostase, caractérisée par sa présence simultanée dans tous les êtres intelligibles : « une vie qui persiste dans son identité, toujours présente (paron) à sa totalité, qui

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Chronos psychique, Aiôn noétique et Kairos hénologique chez Plotin 77

n'est pas maintenant ceci, et ensuite autre chose, mais toutes choses en même

temps »9. Cette vie éternelle s'identifie-t-elle à un repos éternel? Non, répond

Plotin. Ce serait la réduire à un seul de ses genres, qui sont au nombre de six, constitués de trois couples complémentaires : le Penser (noein) et l'Être (on, ousia) qui est pensé, le Mouvement (kinèsis) de la pensée et de la vie et le

Repos (stasis) de l'être, l'Identité (tauton) à soi-même et l'Altérité (thateron) qu'implique la multiplicité des genres et des idées. Le Noûs est tout cela à la

fois, et en même temps il rassemble éternellement tous ces genres en un acte

unique qui les fait subsister selon une mutuelle complémentarité. Ainsi compris sur le mode de l'unimultiplicité, il est également présent à la totalité des idées, chacune d'elles pouvant être figurée en fonction de ces six genres 10. L'éternité, dont le temps est l'image, désigne ainsi une vie multiple et foisonnante, mais en même temps une Vie unique simultanément présente à sa totalité.

Comment s'opère le passage du modèle à l'image, de cette éternité par- faite qui est simultanément tout ce qu'elle est, à la succession temporelle, impar- faite, constituée de séries discontinues de « maintenant » suspendus à un avenir sans cesse différent, se livrant à nous sur le mode de ce qui est « autre et puis autre » 1 1 9

C'est ici qu'intervient la thématique du temps psychique. Contemplant éternellement l'être intelligible, et participant elle-même, de ce fait, à la vie éter-

nelle, l'Âme, troisième hypostase, cette « nature curieuse d'action (polupragmo- nos) voulant se gouverner elle-même et être à elle-même s'affaire à dérouler selon l'antériorité (proteron) et la postériorité (husteron) l'unité éternelle qu'elle contemple. Cette puissance agitée convertit la passivité de sa contemplation en une activité fécondante, recherchant mieux que son état présent et voulant trans- férer dans le monde sensible ce qu'elle voit dans le monde intelligiblel3. Le

temps est ainsi l'effet d'une audace (tolma)14, d'une volonté de puissancel5 - elle veut « asservir (douleuein) au temps le monde engendré par elle »16 - et d'une autodétermination (autexousion)17 - elle veut être à elle-même -, toutes constitutives de l'Âme dans son caractère souverain. Multipliant ses actes, elle transmet à chacune des âmes individuelles le principe de cette audace, de cette volonté de puissance et de cette autodétermination 18.

Le temps est ainsi conçu comme un acte volontaire de multiplication, issu de l'activité fécondante de l'Âme à travers sa procession vers le multiple : « l'Âme est la première à aller jusqu'au temps, qu'elle engendre et qu'elle pos- sède avec son acte (energeia) »19. De même qu'une raison séminale se dissémi- ne dans le multiple, l'Âme curieuse et industrieuse « produit le temps », n'hési- tant pas à dépenser son unité et perdant ainsi sa force initiale2°. Faisant du

temps, dit Plotin, elle « se temporalise » (echronôsen) elle-même21. Certains

commentateurs, ne pouvant se résoudre à attribuer cette autotemporalisation aux

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78 Joachim Lacrosse

âmes supérieures (cosmique et célestes), qui contemplent éternellement l'intelli- gible, ont voulu la réserver à une puissance de l'Âme, la phusis22, ou à un type spécifique d'âme individuelle, l'âme humaine23.

Plotin conçoit pourtant explicitement la production du temps comme étant le fait de l'Âme totale (pasa psuchè) et, par conformité d'espèce (homoei- dôs), de toutes les âmes, qui n'en sont qu'une24. Le temps n'est donc pas produit par tel type d'âme plutôt que tel autre, mais est à la fois engendré par l'Âme universelle et par une partie de l' Âme25, à la fois déployé par l'action des âmes individuelles et préexistant dans l'Âme du monde comme raison séminale26. C'est que l'autotemporalisation de l'Âme n'est rien d'autre que son automulti-

plication à la manière d'une raison séminale : on pourrait dire qu'il y a là une sorte de temps séminal, acte de l'Âme, en lequel est inscrit le principe de toute

temporalisation. Comme l'Âme, à la fois une et multiple, l'hypostase psychique qu'est le temps2? conjugue l'unité d'un temps séminal et son déploiement immé- diat selon une multiplicité d'expériences psychiques de la temporalité, qui per- mettent au temps d'être manifesté partout (pantachou)28. La continuité (sune- cheia) du mouvement des corps célestes et du soleil, c'est-à-dire l'unité que constitue la perpétuité de ce mouvement, est une manifestation de ce temps séminal qui nous permet en retour d'unifier la mesure de ces multiples expé- riences temporelles et de faire obéir le temps à la loi du nombre 29.

Ainsi, à l'image de l'éternité conçue comme vie noétique, le temps s'identifie à la vie psychique, « la vie de l'âme dans le mouvement fluctuant d'une vie à l'autre ,,3°. Il atteste ainsi la coappartenance à une seule et même vie de l'Âme de toutes les âmes individuelles qui parcourent le cosmos, une vie qui pose des actes successifs différents les uns des autres et qui recherche toujours de nouvelles acquisitions, au sein de cette perpétuelle altérité par laquelle l'unité du présent se trouve disséminée3l.

A travers ces développements, on remarquera que Plotin soumet métho-

diquement le temps et sa relation à l'éternité aux critères de l'unité et de la mul- tiplicité, par un jeu spéculatif sur l'un et le multiple, sur « l'unité qui aussitôt est

multiple »32. Et si l'on peut dire, avec Platon, que le temps est une « image de l'éternité », c'est non seulement parce que le modèle recèle une perfection que l'image ne peut, tout au plus, que manifester, mais c'est aussi en ce que le temps comporte au sein de sa multiplicité plusieurs lieux d'unité qui sont la manifesta- tion de l'unité éternelle. Ainsi, l'infinité extensive de la succession des « main- tenant » manifeste l'infini (apeiron) intensif, unifié et tout en acte qui caractéri- se l'éternité-?-?. La continuité (sunecheia) de cette succession, dont témoigne la

perpétuité céleste et cosmique, en engageant une image de l'un dans le continu, manifeste l'indivisibilité (adiastaton) de la totalité noétique34. Le temps en tant que vie psychique, totalité dont les parties adviennent les unes après les autres, manifeste la vie d'une totalité « rassemblée » (athroon)35.

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Chronos psychique, Aiôn noétique et Kairos hénologique chez Plotin 79

Plotin procède ainsi à ce que l'on pourrait appeler une « réduction héno-

logique » du temps à l'éternité36. Je veux dire par là que la mise en scène spécu- lative qu'il propose du rapport entre temps et éternité passe, on le voit, par l'élu-

cidation des foyers et des modes d'unité et de multiplicité que recèlent l'un et

l'autre. Or, ceci n'est pas sans conséquences sur l'éternité elle-même, puisque l'Être intelligible, qui admet encore en lui une multiplicité d'actes, ne peut être le terme dernier de cette régression vers l'unité. Plotin, en posant le temps comme manifestation extensive de l'unité éternelle dans la multiplicité psy-

chique et cosmique, est conduit à soumettre l'unimultiplicité éternelle elle-

même à quelque chose de plus unifié qu'elle, l'Un dont elle n'est à son tour que l'image3?.

Il veut tirer parti d'un passage du Timée pour affirmer cette dépendance de l'éternité par rapport à l'Un. Dans ce passage, Platon visait avant tout à

mettre l'accent sur la progression temporelle s'effectuant « selon le nombre », en insistant sur la différence qui sépare l'image de son modèle, l'éternité qui, elle, « demeure dans l'un »38. Plotin donne de cette expression, « demeurer dans

l'un » (menein en heni), une double interprétation : il s'agit de signifier, d'une

part, que l'éternité de l'Être demeure, malgré la multiplicité de ses actes, dans sa

propre unité, en ce qu'il s'agit d'une vie persistant la même dans le même, sans

subir aucune modification39, mais surtout de montrer que cela n'est possible que parce que l'éternité est elle-même moindre que l'Un. Dire de l'éternité qu'elle « demeure dans l'un », en effet, c'est aussitôt faire d'elle une vie suspendue à

l'Un, dont elle tire sa propre force unificatrice : « se ramener à l'un, pour l'éter-

nité, c'est non seulement se ramener elle-même à elle-même, mais c'est encore vivre identiquement selon la vie de l'Être autour de l'Un. Voilà donc ce que nous cherchons : demeurer ainsi, c'est l'éternité, [...] c'est l'acte d'une vie qui se

dirige d'elle-même vers l'Un Il faut donc pousser plus loin la régression vers l'unité, et cette problématique hénologique, qui a déjà entraîné Plotin du

temps vers l'éternité, explique qu'il ait aussi été amené à envisager, par-delà le

temps et l'éternité, une temporalité ineffable régissant l'activité de l'Un, un « temps hénologique »41 : le Kairos.

Kairos

Que l'Un soit au-delà du temps, c'est évident : pas question de le sou- mettre à un « advenir » accidentel (to « sunébè ») qui serait situé à tel moment

plutôt qu'à tel autre. Ce serait l'asservir au hasard (tuchè) ou à l'arbitraire d'un mouvement spontané (automaton), qui concernent les êtres engendrés et soumis au devenir42. Bien au contraire, l'Un est lui-même le père et le « paradigme »

des êtres qui ne participent pas du hasard4-?, et son action n'est pas davantage déterminée par un raisonnement (logismos) ou une providence («pensée préa-

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80 Joachim Lacrosse

lable », pronoia)44 : il est réellement affranchi de tout avènement temporel, même originaire.

Mais il est aussi « avant l'éternité » (prin aiôna)45. Comme dira Porphyre, il est « prééternel » (proaiônion) et « au-delà de toute éternité » (epe- keina pantos aiônos)46. En faire une réalité éternelle, en effet, ce serait à nou- veau le soumettre à quelque chose qui est moindre que lui : la nécessité (anankè) de l'essence. Or, ce n'est pas par nécessité, parce qu'il ne pourrait être autrement, qu'il est tel qu'il est, mais plutôt parce que tel est son choix : il est libre d'aller vers le meilleur4?, et cette liberté souveraine de l'Un est absolue précisément parce qu'il est « sans essence »48. C'est sa volonté et son amour de lui-même qui le font se porter lui-même à l'hypostase, en tant que produit de son propre acte (energèma), si bien qu'il est lui-même par lui-même ce qu'il est, à la différence de la seconde hypostase, qui est le substrat de l'acte d'un autre49.

Etant maître (kurios), son activité consiste en une autodétermination (autexousion)51 qui crée sa propre « occasion » par-delà le temps et l'éternité, selon sa libre volonté et en fonction de ce qui se doit (deon) : « Sa volonté n'est pas irrationnelle; ce n'est pas une volonté au sens d'un arbitraire (eikei) ou en fonction de ce qui lui serait arrivé, mais bien selon ce qui doit être, car là-bas rien n'est arbitraire. C'est pourquoi Platon parle de « ce qui se doit » (deon) et du « moment opportun » (kairos)5 . [...] S'il est kairos, c'est qu'il est le maître absolu (kuriôtaton) dans les choses qui viennent après lui et avant tout pour lui- même, et il n'est donc pas comme par hasard, mais il est cela même qu'il a, pour ainsi dire (hoion), voulu être lui-même, puisqu'il veut les choses qui doi- vent être, et que ce qui doit être et l'acte de ce qui doit être sont une seule chose. De plus, ce qui doit être ne l'est pas en tant que substrat (hupokeimenon), mais en tant qu'acte premier (energeia prôtè) qui se manifeste lui-même comme étant ce qui doit être. C'est ainsi qu'il faut parler de lui, puisque nous sommes impuissants à en parler comme on le voudrait »SZ.

Ce passage est issu du traité Sur la Liberté et la Volonté de l'Un (Enn. VI, 8) dont le but est de décrire l'activité de l'Un malgré son irréductibilité à tout discours, en pratiquant une méthode fondée sur le « comme si » (hoion)53, qui confère à l'Un des prédicats humains, tels la Liberté et la Volonté, c'est-à- dire ce que le principe suscite en nous de meilleur. Or, si l'on part de l'homme pour décrire l'Un, la notion de kairos semble bien la plus apte à manifester dis- cursivement cet aspect de l'activité de l'Un-Bien qui le situe dans une tempora- lité énigmatique, étrangère aussi bien au chronos qu'à l'aiôn. Notons d'abord que kairos, pour les Grecs, signifie dans l'expérience humaine le temps le plus insaisissable pour le discours, « ce qui peut être fait sans être dit ni conceptuali- sé »54 et qu'il comporte d'emblée, à cet égard, une dimension qui s'accorde à la méthode de Plotin. Mais d'autres caractéristiques de ce que l'expérience du « moment opportun » met en jeu ont dû retenir son attention, à commencer par l'unicité de ce qui est instauré au sein d'un kairos par la maîtrise de l'irréversi-

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Chronos psychique, Aiôn noétique et Kairos hénologique chez Plotin 81 1

bilité temporelle55, les qualités de médiation (mèson) et de mesure (mètron) associées au kairos par Platon56, ou encore l'application du temps critique à la

description du phénomène de la naissance ou création générique57. Plotin donne cependant à ces caractéristiques du kairos un sens radicale-

ment nouveau en les associant, grâce au « comme si », à la description du type d'événementialité que constitue cette décision unique, à la fois initiale et ultime,

par laquelle l'Un-Bien, se produisant lui-même en tant qu'un, « choisit » libre- ment de donner la vie, de faire advenir l'Être et le Multiple et de s'y manifester comme mesure de toutes choses. Cette production de lui-même se manifeste « comme une éternelle génération »58, c'est-à-dire comme un mixte de temps et d'éternité ne se réduisant ni à l'un ni à l'autre, et ne peut avoir lieu qu'une seule fois (hapax)59. L'Un-Bien est ainsi appréhendé en fonction de l'unicité d'un

temps propice qui s'éternise en ce qu'il n'advient pas arbitrairement à tel moment plutôt qu'à tel autre, mais selon « ce qui se doit »6°, et, en retour, comme une super-éternité régissant la manifestation d'un Acte qui est l'Événe- ment premier, unique et antérieur à toute nécessité. Voilà pourquoi le Kairos

hénologique est envisagé par Plotin comme une « éternité condensée », une « nodalité formée à partir du temps, et contenant en germe toute l'éternité »61.

Quelque historien scrupuleux pourra objecter qu'il s'agit d'un texte isolé, dont il ne faudrait pas surestimer l'importance puisqu'on y trouve la seule men-

tion, dans les Ennéades, d'un Kairos propre à l'Un62. C'est cependant en étant

animé du même scrupule qu'il devra se demander si ce texte plotinien ne recèle

pas, par la structure métaphysique qui y est établie, des traces d'une tradition

beaucoup plus importante, aujourd'hui perdue. C'est en tout cas ce que donne à

penser un passage du Commentaire sur le Parménide de Proclus, dans lequel ce

dernier passe en revue les opinions exprimées par ses prédécesseurs en ce qui concerne la temporalité propre au premier principe, et en arrive à mentionner la

structure métaphysique qui se dégage du texte plotinien. « D'autres, témoigne Proclus, ont imaginé de diviser le réel, en donnant au premier dieu le nom de

Kairos, au second celui d'Aiôn, et en réservant Chronos pour le troisième, afin

de maintenir l'Un par-delà le temps et l'éternité »63. Or ce n'est pas à Plotin, mais aux « pythagoriciens » que Proclus attribue cette identification du Premier

et du Kairos64. Tout porte à croire que Proclus, même s'il est possible qu'il

songe au texte de Plotin, fait également référence à une tradition perdue d'inspi- ration néopythagoricienne, peut-être inaugurée par Plotin et Porphyre65. Si bien

que, malgré son isolement au sein des Ennéades, ce texte est le seul que nous

ayons conservé à mettre en oeuvre la structure mentionnée par Proclus, qui fait

de l'Un un Kairos auxquels sont soumis le Chronos et l'Aiôn, structure dont

l'importance, malgré la pénurie de textes, apparaît comme capitale, et ce tant au

niveau de l'histoire de la métaphysique de l'Un que de celle des figures du

temps et de l'éternité.

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82 Joachim Lacrosse

Conclusion

Reste, pour conclure, à retrouver au sein de l'Aiôn et de son image le Chronos les implications métaphysiques de cette « kairicité » de l'Un. En quel sens l'éternité s'affirme-t-elle à son tour, en quelque sorte comme une « image du Kairos » ? Comment, en d'autres termes, peut s'opérer le passage d'un Kairos unique à un Aiôn multiple ? Et quelles sont ensuite les répercussions du Kairos au sein du Chronos ?

La clef de ces questions, auxquelles le texte de Plotin ne donne pas de

réponses explicites, réside certainement dans la notion de Vie (zôè), associée aussi bien au Chronos, vie psychique, qu'à l'Aiôn, vie noétique. La vie, en effet, au sens le plus éminent du terme, n'est autre que l'« acte premier » (energeia prôtè)66 d'émanation, produit par l'activité kairique de l'Un. L'Un lui-même est au-delà du temps et de l'éternité parce qu'il est au-delà de toute vie : « la vie est une certaine trace (ichnos) de lui mais ce n'est pas sa vie »67. Elle en est comme l'effluve (aporroia), de même que la lumière émane du soleil6g. Cette vie - qui n'est autre que l'éternité - demeure, à ce stade, complètement indéterminée (aoristos), mais, cherchant à voir l'Un, elle commence à se déterminer elle- même en se remplissant d'une multiplicité de genres et d'idées, qui lui permet- tent de médiatiser son contact avec l'Un69. Cette audace (tolma)70 d'un éloigne- ment volontaire par rapport à l'Un autorise le Noûs, issu de l'Un, à tirer de lui-même ses déterminations et à organiser par lui-même son unimultiplicité. Or, en appliquant ainsi sa volonté à une libre autodétermination, en faisant de lui- même son propre produit (ergon), il ne fait rien d'autre qu'agir conformément au principe dont il procède et dont il reproduit le plus parfaitement possible l'in- finie Liberté et la Volonté de soi-même? Avoir l'audace de multiplier volontai- rement ses actes selon une totale simultanéité, une intensivité qui accomplit l'unité de l'Être et du Penser, n'est dès lors rien d'autre que la manière dont la vie éternelle imite son modèle, le Kairos hénologique. La vie, sur un mode mul-

tiple, mime ainsi « par son autoposition et son autodétermination, l'autoproduc- tion de l'Un »72.

On retrouve le même type de manifestation du Kairos au sein du Chronos, mais cette fois par l'intermédiaire de cette unimultiplicité vitale de l'Aiôn. Le temps, institué comme vie à l'image de l'éternité, permet à l'Âme de mimer à son tour le procès kaïrique d'autodétermination de l'Un, en multipliant son action au sein du cosmos. C'est pourquoi la doctrine platonicienne du temps comme « image de l'éternité » est élucidée à nouveau par l'audace, la volonté et l'autodétermination, de l'Âme cette fois, qui amènent celle-ci à se temporaliser en déployant selon une multiplicité extensive ce qu'elle voit quand elle

contemple l'éternité. Ainsi, d'une certaine manière, le temps constitue une

image de l'éternité en tant que vie psychique, mais aussi, comme l'éternité, une « image du Kairos », et ce en tant qu'il est généré par la libre volonté de

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Chronos psychique, Aiôn noétique et Kairos hénologique chez Plotin 83

l'âme73 . Le temps, vie psychique, apparaît alors non pas comme une pâle copie de son modèle, l'éternité, mais plutôt comme un milieu ouvert et autonome au sein duquel les âmes individuelles peuvent exercer des modes spécifiques de volonté souveraine et d'autodétermination qui font leur unité et leur singularité. Se convertir à l'Un, c'est aussitôt se vouloir soi-même et s'ouvrir à la présence diffuse de l'un dans le multiple, pour saisir les « occasions » d'unité qu'offre la condition temporelle?4.

La conception plotinienne du temps et de l'éternité s'enracine ainsi dans un Kairos primordial, acte d'autodétermination de l'Un qui manifeste sa souve- raineté et l'affranchit aussi bien du temps que de l'éternité, instaurant par là, sur le mode du « comme si », une temporalité de l'unique et de l'événementiel. Surgissant de cet acte premier, la vie noétique s'autodétermine en fonction d'une multiplicité d'actes (idées et genres), unifiés par la conversion de cette vie vers l'Un : cette vie une et multiple, c'est l'éternité. Enfin, s'émancipant à son tour, la vie psychique qu'est le temps s'autodétermine en fonction d'une multi- plicité d'expériences temporelles, qui sont les actes de l'Âme universelle unifiés

par sa conversion vers l'être intelligible. On peut donc dire que si l'Un, comme le proclame Plotin, est « partout et

nulle part » (pantachou kai oudamou)75, alors le temps et l'éternité, en tant que foyers de la multiplicité d'actes dont ils constituent chaque fois l'unité vitale, manifestent - chacun à sa manière - l'omniprésence de l'Un dans le multiple, source de toute singularité et de toute autonomie, et en même temps, par la conversion qu'ils incitent et requièrent vers une unité plus grande, l'omniabsen- ce de l'Un, principe de tout désir et de toute vie?6.

NOTES

1. Sur le temps et l'éternité chez Plotin, voir J. Guitton, Le Temps et l'Eternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, 1933, p. 1-91 ; H. Jonas, « Plotin über Ewigkeit und Zeit », dans Politische Ordnung und menschliche Existenz. Festgabe E Voegelin, Munich, 1962, p. 295-319 ; W. Beierwaltes, Plotin. Über Ewigkeit und Zeit (Enneade III, 7), Francfort-sur-le-Main, 1967; A.H. Armstrong, « Eternity, Life and Movement in Plotinus' Accounts of Nous », dans Le Néoplatonisme. Actes du Colloque de Royamont, 9-13 juin 1969, Paris, 1971, p. 67-76; P. Aubenque, « Plotin philosophe de la temporalité », Diotima, 4, 1976, p. 78-86 ; P. Manchester, « Time and the Soul in Plotinus III 7 [45], 11 », Dionysius, 2, 1978, p. 101-136; M. Lassègue, « Le temps, image de l'éternité, chez Plotin », Rev. philos., 172, 1982, p. 405-418 ; R. Sorabji, Dme, Creation and the Continuum, Londres, 1983, p. 112-163; K. Gloy, « Die Struktur der Zeit in Plotins Zeittheorie », Arch. Gesch., 71, 1989, p. 303-326; E. Alliez, Les temps capitaux (chap. II : « Le temps de l'audace »), Paris, 1991, p. 61-123.

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84 Joachim Lacrosse

2. Sur cette question du Kairos, voir E. Moutsopoulos, « Kairos et activité kaïrique chez Plotin », Estudios clàsicos, 87, 1984, et L. Couloubaritsis, « Kairos et logos hénolo- gique chez Plotin (Enn. VI, 8) », à paraître dans les Actes du colloque Kairos et logos dans l'Antiquité (Aix-en-Provence, octobre 1994). Sur la position de l'Un au-delà du temps et de l'éternité, voir aussi P. Aubenque, art. cit., ainsi que R. Schürmann, « L'hénologie comme dépassement de la métaphysique », Et. philos., juil.-sept. 1982, p. 331-350, qui ne tiennent cependant pas compte du Kairos.

3. Timée, 37d, cité ou évoqué à plusieurs reprises par Plotin : I, 5, 7, 15 ; III, 7, 1, 19- 20 ; 11, 20; 11, 47-48; 13, 24-26; V, 1, 4, 18. A. Pigler («Plotin exégète de Platon? La question du temps », Rev. phil. Fr. étr., 186, 1996, p. 107-117) note avec raison que Plotin s'écarte de la lettre du Timée, qui précisait que le temps est l'image « mobile » de l'éter- nité. C'est que chez Plotin, on s'en rendra compte, la mobilité caractérise aussi le modèle intelligible. Sur ce passage du Timée, voir aussi R. Brague, Du temps chez Platon et Aristote, Paris, 1982, p. 11-71.

4. III, 7, 4, 42-43. C'est l'étymologie proposée par Aristote (De caelo, I, 9, 279a 27). 5. III, 7, 6, 23-36. Voir H. Weiss, « An Interpretative Note on a Passage in

Plotinus'On Eternity and Time (III, 7, 6) », Classical Philology, 36, 1941, p. 230-239, et les remarques d'A. Graeser, « Zeitlichkeit und Zeitlosigkeit : Bemerkungen zu Plotins Unterscheidung zweier « immer » (III 7) », Philos. Jahrbuch, 94, 1987, p. 142-148.

6. III, 7,4,33. 7.III, 7, 3, 27-28 et VI, 7, 1, 48-49. Proclus (El. theol. 55) reprend cette distinction,

entérinée lexicalement par Boèce (sempiternitas et aeternitas : de Trin. 4, 64-77 ; cf. Cons. 5, 6) et Simplicius (aidiôn et aiôn : in Phys. 1 155, 13). Voir R. Sorabji, op. cit., p. 114 sq.

8. De caelo, 1, 9, 279a 22-30. Voir J. Festugière, « Le sens philosophique du mot Aiôn », Etudes de Philosophie grecque, p. 254-272, et L. Couloubaritsis : « La notion d'Aiôn chez Héraclite », dans K.J. Boudouris (éd.), lonian Philosophy, Athènes, 1989, p. 104-113.

9. III, 7,3,16-18. 10. III, 7, 3, 8-11 ; V, 1, 4, 31-41 ; VI, 7, 13, 47-57. On reconnaît ici les cinq genres

du Sophiste, auxquels Plotin ajoute le Penser. 11. Ill, 7, 11, 19-20. 12. III, 7, 11, 15-16. 13. III, 7, 11, 16-17 et 20-23. 14. Voir N. Baladi, La pensée de Plotin, Paris, 1970, p.69sq. et E. Alliez, op. cit.,

p.91 sg. 15./d., p. 97. 16.III,7,11,31. 17. IV, 8, 5, 26; V, 1, 1, 5. 18.V,1,1,4-5. 19. III, 7, 13, 45-47. 20. III, 7, 11, 23-27. 21. 111, 7, 11, 30. 22. P. Manchester, art. cit., p. 129 sq. est dès lors amené à distinguer un temps supé-

rieur, lui-même éternel, et un temps inférieur, naturel ou physique, par lequel l'âme du monde étend son action selon la durée. Ce dualisme interne au temps, qui caractérise les

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Chronos psychique, Aiôn noétique et Kairos hénologique chez Plotin 85

conceptions des néoplatoniciens ultérieurs, tend cependant à gommer le caractère unifié du déploiement séminal de l'Âme, sur lequel Plotin ne cesse d'insister. Guidés par la même erreur d'interprétation, D. O'Brien, « Temps et Eternité dans la philosophie grecque », dans D. Tiffeneau (dir.), Mythes et représentations du temps, Paris, 1985, p. 59-85, associe cette duplicité du temps à celle de la matière (p. 72), J. Simons, « Matter and Time in Plotinus », Dyonisius, 1985, p. 53-77, allant jusqu'à identifier temps et matière.

23. Cf. M. Lassègue, art. cit., p. 411, suivie par E. Alliez, op. cit., p. 87 sq. Délaisser

l'ancrage universel qui caractérise la structure temporelle de l'âme humaine en vue d'au- tonomiser celle-ci n'est cependant pas du tout l'objectif poursuivi par Plotin. Comme le précise M.E. Koutlouka, « La notion de temps de l'Antiquité au Christianisme », Diotima, 19, 1991, p. 72-78, il faudra attendre saint Augustin et la tendance chrétienne à « surmonter le cosmique païen » (p. 78) pour que le temps soit associé spécifiquement à la structure de l'âme humaine (Conf. XI, 27-28). Avec Augustin, le point d'application du temps psychique est ainsi déplacé du plan cosmique au plan historique : histoire per- sonnelle dans les Confessions, histoire intégrale dans la Cité de Dieu (cf. J. Guitton, op. cit., p. 227 sq. et 286 sq.)

24. III, 7, 13, 66-67. Cf W. Beierwaltes, op. cit., p. 290-292, et G. Verbeke, « Le sta- tut ontologique du temps selon quelques penseurs grecs », dans Mélanges E. de Strijcker, Anvers-Utrecht, 1973, p. 188-205 (p. 205).

25. Cf. III, 7, 11, 49-50. 26. On comprend ainsi pourquoi Plotin préfère dire ailleurs que ce n'est pas l'âme

elle-même, mais ses actions et passions, qui sont dans le temps (IV, 4, 15, 16-17). Agir ou pâtir, pour l'âme, c'est aussitôt se multiplier.

27. Plotin, à deux reprises, qualifie le temps d'« hypostase » (III, 7, 13, 49 et IV, 4, 15, 3). Cette hypostase n'est pas séparée, pour éviter la profusion d'hypostases intermé- diaires (III, 7,11,59-62 ; cf. Il, 9,1), mais constitue l'acte séminal de la troisième hyposta- se. Proclus, au contraire, fait de cette hypostase psychique du temps une hypostase sépa- rée et intermédiaire entre l'Âme et le Noûs, de même qu'il installe l'éternité entre le Noûs et l'Un (In 1II, 27, 20-24 Diehl). Sur l'ensemble de la doctrine de Proclus, voir J. Trouillard, « La procession du temps selon Proclus », Diotima, 4, 1976, p. 104-115.

28. III, 7, 13, 47-49. 29. Ce qui est toujours est une seule et même chose, si bien que, du point de vue des

astres ou du soleil, il n'y a qu'un jour (IV, 4, 7, 6 et 11 ) alors que, pour nous, l'alternance des jours et des nuits permet de nombrer le temps (III, 7, 12, 25 sq., qui se réfère au Timée 38b, 38c et 39b). Le caractère nombré et nombrant du temps comme « mesure du mouvement », si cher à Aristote (Phys. IV, 11-14), n'est cependant aux yeux de Plotin rien de plus qu'un « accident » (III, 7, 12, 42 et 55). Aristote ne fait que réduire le temps à un « combien ? », sans chercher à savoir ce qu'est ce dont on nous dit le « combien ? »

(III, 7, 9, 49-50). Voir III, 7, 9 et E. Alliez, op. cit., p. 63 sq. Le stoïcisme tombe dans le même piège en faisant du temps l'extension ou intervalle (diastèma) du mouvement (SVF, II, 509). Voir III, 7, 8 et G. Verbeke, art. cit., p. 197 sq.

30. 1II, 7,11,43-45. 31. 1II, 7, 11, 52 et 57-58; VI, 3, 22, 43 ; 1, 5, 7, 14-15. En ce sens, comme le

remarque H. Jonas (art. cit., p. 298), le futur constitue la dimension proprement « tempo- relle » du temps.

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86 Joachim Lacrosse

32. Cf L. Couloubaritsis, « Le Logos hénologique chez Plotin », dans Chercheurs de Sagesse. Hommage à J. Pépin, Paris, 1992, p. 231-243 (p. 234).

33. III, 7, 11, 54-55. Sur la conception plotinienne de l'infini, voir W. Beierwaltes, op. cit., p. 271-272, et K. Gloy, art. cit., p. 312.

34. III, 7, I 1, 52-54. 35. III, 7, 11, 55-56. 36. En pastichant W. Beierwaltes (op. cit, p. 9), qui parle de réduction

« ontologique ». 37. L'Un, en effet, est la condition de toute cohésion dans l'Être, à tel point que l'hé-

nologie non seulement dépasse, mais surtout ne cesse d'informer toute ontologie. Sur cette question capitale, voir P. Aubenque, « Plotin et le dépassement de l'ontologie grecque classique », dans Le Néoplatonisme, op. cit., p. 101-109, et la perspective globa- le de L. Couloubaritsis, « La métaphysique s'identifie-t-elle à l'ontologie ? », dans Phronimos Anèr. Mélanges offerts à P. Aubenque, Paris, 1990, p. 297-322.

38. Timée, 37d. 39. III, 7,2,35 ; 3,16 et 20-21 ; 11,52. 40. III, 7,6,6-11. Cf P. Aubenque, « Plotin philosophe de la temporalité » (art. cit.),

p. 84 n.19, et W. Beierwaltes, op. cit., p. 202 sq. 41. Cf l'article de L. Couloubaritsis cité ci-dessus, n. 2, et sa communication au sein

du présent recueil. 42. VI, 8, 8, 26-27; 10, 1 sq. 43. VI, 8, 14, 34-36. 44. VI, 8, 17, 4. 45. VI, 8, 20, 25. 46. Cité par Proclus, Théol. plat., 1 11, 51, 4-13 S-W. La première formule qualifie la

partie supérieure du noûs, unie à l'Un, la seconde étant appliquée à l'Un lui-même. 47. VI, 8, 9, Ilsq. ; 10, 24sq. 48. VI, 8, 20, 10. Cf. V, 4,2,35-38. Comme l'écrit J. Guitton (op. cit., p. 12), « l'Un

transcende l'étemité même, qui serait un principe de détermination ». 49. VI, 8, 13, 55-58; 16, 15-17. Cf 111, 7, 3, 9 et 24-25. Sur l'amour de soi de l'Un,

voir J. Lacrosse, L'Amour chez Plotin, Bruxelles, 1994, p. 105 sq. 50. VI, 8, 20, 32-34. 51. Pol., 284e ; voir également Philèbe, 26d et 66a ; Lois, 709b. 52.VI, 8, 18, 42-54. 53. Cf VI, 8, 13, 47-50. 54. P. Guillamaud, « L'essence du kairos », Rev. des Etudes anciennes, 1988, 90,

p. 359-371 (p. 367). 55. Voir, outre l'article cit. n.2, les nombreux travaux d'E. Moutsopoulos réunis dans

La Mise et l'enjeu, Paris, 1995. 56. Pol. 284e et Phil. 66a. 57. Cf. II, 9, 13, 24; voir Aristote, Pol., 1334b 35. 58. VI, 8, 20, 27. 59.VI,8,21,8. 60. Comme l'écrit L. Couloubaritsis (art. à paraître cité n.2), Plotin, en reprenant à

son compte l'association de kairos et deon, décrit « un mode d'activité qui associe cette

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Chronos psychique, Aiôn noétique et Kairos hénologique chez Plotin 87

sorte de nécessité propre à ce qui se doit avec l'unicité apparemment contingente de ce

qui advient en un moment propice ». 61. E. Moutsopoulos, art. cit., p. 443. Sur l'Un et le temps originaire comme « événe-

ment », voir la perspective, différente mais complémentaire, de R. Schürmann, art. cit., p. 336sq.

62. Le commentaire de G. Leroux, Plotin : Enn. VI, 8 (39). Traité sur la liberté et la volonté de l'Un, Paris, 1988, qui interprète fréquemment l'Un en termes d'éternité et de nécessité, néglige cette référence au kairos, se contentant de renvoyer à Platon (p. 382- 384).

63. In Parm., 1216, 15-20. 64. Id., 1216, 28-29. Cf. In Alc., 121, 22-24. A. Ph. Segonds, Proclus. Sur le premier

Alcibiade de Platon, T. l, Paris, 1985, p. 194 n.6, G.R. Morrow et J. Dillon, Proclus'Commentary on Plato's Parmenides, Princeton, 1987, p. 559 n.81 et M. Kerkhoff, « Kairos como primer principo (El testimonio de Proclo) », Dialogos, 60, 1992, p. 81-100 (p. 100 n.70) se contentent d'ailleurs tous de signaler l'existence du texte de Plotin, sans pousser plus loin le rapprochement.

65. C'est l'avis de L. Couloubaritsis (art. cit. n.2). M. Kerkhoff, art. cit., p.98sq., fait remonter cette tradition jusqu'à Numénius. Sur le kairos pythagoricien, associé tradition- nellement non pas à l'Un mais à l'hebdomade, voir P. Kucharski, « Sur la notion pytha- goricienne du kairos », Rev phil., 1963, p. 141-169.

66. VI, 7, 17, 10 sq. ; 18, 12 et 41 ; 21, 3-6. 67. VI, 7, 17, 13-14. Voir V, 4, 2, 27-28. 68. III, 4, 3, 26-27 et V, 3, 12-40. 69. Plotin revient plusieurs fois sur ce double procès, en réalité unifié puisqu'il y est

question de réalités inengendrées : voir en particulier VI, 7, 15, 9-23 ; 16, 10-35 ; 17, 14- 36. Voir aussi le commentaire de P. Hadot, Plotin : Traité 38, Paris, 1987, p. 256 sq.

70. VI, 9, 5, 29. 71. Cf VI, 8, 4, 35 sq. et 6,34 sq. 72. P. Hadot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les Sources de

Plotin, Vandoeuvres-Genève, 1960, p. 107-157 (p. 139). 73. « La source de la liberté de l'âme, comme de sa temporalité, est à chercher plus

haut que dans l'intelligence [...] ; l'âme [...] retrouve et prolonge - à ses risques et périls - quelque chose du libre déploiement de l'Un, dont l'étemité n'était que l'hypostase »

(P. Aubenque, art. cit., p. 86). Pour autant, il ne s'agit pas de faire « l'économie des inter- médiaires » (id., p. 83), la médiation de l'éternité comme Vie une et multiple constituant, on l'a vu, la clef du dispositif de cette diffusion hénologique.

74. Comme l'écrit L. Couloubaritsis (art. cit. n.2), « la présence de l'Un au fond de

chaque chose n'écarte pas leur unicité, leur singularité et leur temporalité propres ». Avec le Kairos hénologique, Plotin place au fondement une « temporalité adaptée à la profu- sion des choses singulières ».

75. III, 9, 4, 6-7; V, 5, 8, 25-26; VI, 8, 16, 1-2. 76. Sur la complémentarité de ces deux activités, la diffusion de l'Un (logos) et le

retour à l'Un (érôs), voir L. Couloubaritsis, « Le Logos hénologique... » (art. cit.) et J. Lacrosse, op. cit., p. 119 sq.

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Le temps hénologique

Lambros Couloubaritsis (Bruxelles)

En marge du temps scientifique

Depuis qu'Aristote introduisit une réflexion rigoureuse sur le temps

(chronos), en l'envisageant comme la mesure du mouvementl, la scientifi- cité du temps a trouvé progressivement la voie de son élucidation. A telle

enseigne que lorsqu'il est question du temps aujourd'hui, quand bien même il

s'agit de le dépasser, c'est à partir des théories scientifiques du temps que nous le pensons.

Or, avant l'acte historial d'Aristote pour instaurer une scientificité pos- sible du temps dans le cadre d'une physique prenant comme objet l'étant en devenir, les mouvements et le changement2, les Grecs avaient déjà pratiqué plu- sieurs types de temps : chronos, devenu dans la suite le représentant principal du

temps scientifique; aiôn, ce temps-de-vie qui conduira à l'appréhension du

temps comme éternité, sens qui s'impose à partir de Plotin jusqu'à la fin du

Moyen Age3 ; kairos, le temps-propice pratiqué sans cesse dans la culture

antique, mais occulté dans la suite, avant d'être redécouvert à notre époque. Mais les Anciens, en particulier les Sophistes, Platon, Aristote, Plotin, saint

Grégoire de Naziance, saint Augustin, Proclus et d'autres encore, avaient utilisé ce dernier type de temps sans jamais lui assurer une théorisation définitive, si ce n'est par des analyses pontuelles et concises. Même dans le domaine de la

sophistique où ce temps pouvait éclairer le processus d'improvisation, défendu

par Gorgias (qui aurait composé un Peré kairou) et Alcidamas son disciple, la

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90 Lambros Couloubaritsis

théorisation proposée a été limitée, comme les Anciens eux-mêmes l'avaient remarqué 4. Tout se passe comme si chez eux ce type de temporalité allait de soi et ne requérait aucune explicitation majeure. Pourtant les quelques allusions qui nous sont parvenues de la réflexion philosophique ancienne sur le kairos révè- lent que la philosophie a apporté quelque chose de nouveau dans cette pratique habituelle du kairos, tant dans le champ de la parole et de l'action (notamment chez Aristote et chez les Stoïciens)5, que dans le domaine du fondement, comme le relève Proclus qui discerne que quelques philosophes néoplatoniciens (Plotin en particulier) avaient redistribué le temps selon des régions différentes du réel : le temps physique (chronos) appartient au sensible, le temps-de-vie selon son mode extrême de temps qui ne cesse jamais (aiôn) concerne les corps célestes et les hypostases supracélestes, et le temps-propice (kairos) se rapporte à l'Un6. C'est cette dernière précision qui m'a autorisé à parler de « temps hénolo- gique », bien que je considère que le temps hénologique déborde la question du kairos. Ce type particulier de temps hénologique qu'est le kairos est lié égale- ment à la métaphysique du Bien, orientant ainsi la réflexion sur l'Un vers une problématique agathologique. Ce lien est bien sûr problématique dans le cas où l'on souhaiterait actualiser la pensée grecque concernant le kairos. J'y revien- drai.

A ces remarques générales, je dois en ajouter une autre : comme le terme grec kairos ne se réduit pas à la temporalité, mais concerne des situations qui sont également cernables dans l'ordre spatial7@ on peut supposer que le temps hénologique permet de dégager une conception de l'espace-temps particulière où l'espace et le temps s'enchevêtrent pour faire émerger un événement ou une chose dans leur singularité. En effet, à l'origine, le terme concerne un coup fatal parce qu'il touche le corps à l'endroit le plus apte à tuer8. Ce sens qui situe la notion relativement à ce qui convient, à ce qui est le meilleur endroit pour agir, concerne également la dimension temporelle du kairos, car on peut imaginer le meilleur lieu de frapper avec le meilleur moment de le faire, comme le fait l'ar- cher qui tue un oiseau en vol. Ce côté maléfique de la notion de kairos ne doit pas tromper, car il s'intègre dans une problématique de l'ambivalence, puisque ce qui est fâcheux pour la victime est au contraire favorable pour l'archer. C'est pourquoi, nous le verrons, lorsqu'il traite la question de la vertu comme une médiété entre deux situations extrêmes, l'une par excès, l'autre par défaut, Aristote revient à l'exemple consacré de l'archer, mais cette fois-ci pour faire prévaloir une action absolument favorable. Ainsi, on le devine déjà, la clarifica- tion philosophique du kairos s'allie la notion de juste mesure, et l'usage du terme, dans son évolution, conservera cette mesure appropriée qui associe, dans le kairos, les problématiques de l'Un et du Bien.

Or, si l'on songe d'autre part à l'importance de la question de la « juste mesure » dans la pensée grecque, et qui est directement liée au bien, on aurait pu s'attendre à une application plus étendue de la notion de kairos dans

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Le temps hénologique 91 1

l'Antiquité. Pourtant, dans les textes, cette notion est en retrait relativement à d'autres notions, comme le temps physique (chronos) et le temps-de-vie (aiôn). Aussi je soupçonne que toute tentative de remettre en évidence ce type particu- lier du temps se heurtera à une incompréhension de la part de quelques exégètes de la pensée ancienne qui pourraient toujours invoquer l'absence d'une thémati- sation décisive de cette question, hormis dans la sophistique9. Pour éclairer le débat, et surtout pour répondre d'avance à ce type d'objection, il faut se rendre

compte que, dans sa volonté de rechercher une scientificité du mouvement et du

temps, la philosophie antique a dû tantôt marginaliser la notion courante de kai- ros en faveur du temps physique (chronos) et tantôt la situer dans un lieu ultime, celui du fondement, où elle s'est laissé cloisonner. Plotin, qui porte au sommet cette notion, en parle ainsi d'une façon très concise (à la fin de l'Ennéade VI, 8), comme si quelques mots suffisaient à la thématiser définitivement, alors que dans les faits cette concision la rendait aussi insaisissable que l'Un lui-mêmelo.

Ce silence mais aussi la disqualification de la sophistique ancienne, alors

que ce courant de pensée avait magistralement tiré partie du kairos pour la rhé-

torique de l'improvisation, ont contribué à oblitérer un concept courant qui n'at- tendait pourtant plus qu'à être définitivement fondé par la philosophie pour consolider sa destinée, tandis qu'à l'inverse les questions en suspens concernant les notions de chronos et d'aiôn qui requéraient une véritable élucidation, ont manifestement eu raison de l'histoire grâce à la science et à la théologie. Il est utile de signaler ici que la notion de kairos était tellement banalisée dans le monde ancien que des théologiens comme Grégoire de Naziance - qui vit à

l'époque où, grâce aux réflexions théologiques auxquelles lui-même a contri- bué, le Concile de Constantinople (381) confirma le caractère divin de la troisiè- me personne de La Trinité que contestaient les pneumatomaques - se permi- rent de l'utiliser pour parler d'un temps propice concernant l'incarnation du Christ et d'un autre temps propice pour la présence active du Saint Esprit dans le monde grâce à l'Eglise. Or, paradoxalement, cette concrétisation de la notion de kairos à propos d'événements majeurs pour l'historicité du christianisme et dont la configuration est limitée, a pu jouer également en faveur d'une occulta- tion progressive de la pratique généralisée du temps hénologique, dont le sens et la portée auraient pu conférer à la réflexion philosophique une autre destinéel. C'est dire que le processus auquel nous assistons aujourd'hui de réhabilitation de la notion de kairos se comprend, car cette notion recèle quelque chose d'im-

portant qui reste encore à penser. C'est pourquoi je pense que cette redécouverte du kairos peut constituer un apport fécond pour la métaphysique contemporaine. Le processus de cette réhabilitation est du reste l'inverse du processus qui s'est

produit dans l'Antiquité : alors que les Anciens s'appliquaient à trouver une scientificité au temps et à l'éternité, en occultant progressivement le « temps- propice », nous cherchons au contraire, dans un monde qui banalise de plus en

plus la scientificité du temps, à retrouver d'autres pratiques du temps.

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92 Lambros Couloubaritsis

Dans ce travail, je souhaite circonscire ce type particulier de temps héno-

logique, ce mode de la temporalité qui met en jeu le « temps propice », - ce

temps opportun qui est de l'ordre de l'occasion et qui concerne des choses

numériquement unes. Par là, je souhaite repérer, au-delà de l'ampleur de la pra- tique grecque du temps, la question d'un temps hénologique, en vue d'esquisser, au terme du parcours et grâce au discernement des Anciens, une autre façon d'envisager le temps, irréductible aussi bien au temps physique, tel que la scien- ce cherche à le circonscrire, qu'au temps métaphysique, tel que la théorie de l'Etre nous l'a imposé au fil du temps. Ce type particulier du temps concerne le sens des paroles et des actions dans un contexte déterminé, mais aussi, à travers et en dehors de l'activité de l'homme, l'avènement de chaque chose et les évé- nements qui arrivent dans des circonstances particulières à partir de conditions

qui les rendent aptes à se produire. La philosophie grecque nous apprend que ce

type de temps qui s'allie à l'unité s'écarte tant de la nécessité que du hasard, et met en valeur une problématique intermédiaire des conditions propices de ce qui advient à un moment donné ; elle nous apprend aussi que le kairos concerne non seulement une métaphysique de l'Un, mais également une métaphysique du Bien à caractère non-théologique, même si la théologie peut en profiter. Mais là encore il faut établir des nuances, car on peut dire qu'entre la position d'Aristote

qui affirme la plurivocité de l'Etre, de l'Un et du Bien, et celle de Plotin qui rap- porte tout à l'Un, considéré, par un certain biais, comme identique au Bien, la distance demeure infranchissable. La façon dont ces deux penseurs envisagent le kairos ouvre sur deux métaphysiques de l'advenir différentes, dans la mesure où Aristote, héritier de la sophistique qu'il réaménage profondément, n'admet le kairos que dans l'ordre de l'action, alors que Plotin le généralise en le portant au fondement de toutes choses.

Sur la base de ces constatations, je considère que ce troisième type de

temps, le temps-propice, prête à une diversité d'approches, diversifiant non seu- lement les modes sous lesquels se déploient le temps hénologique et les pra- tiques de l'Un. Quoique Plotin soit toujours un modèle intéressant pour s'initier à la question de l'Un, la pratique de l'Un déborde largement sa façon réduction- niste de le cerner, axée sur une perspective théologique irréductible. C'est pour- quoi, en partant de la pensée grecque, je souhaite mettre en valeur une pratique non-théologique de l'Un, où le temps hénologique trouve son plein déploiement. Autrement dit, libérer le temps hénologique de ses attaches théologiques que le

néoplatonisme s'est évertué à établir, me semble une tâche qui peut assurer à

l'hénologie un place importante dans la métaphysique contemporaine.

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Le temps hénologique 93

Les esquisses platoniciennes et leur postérité

Pour mieux situer mon propos, il est utile d'indiquer que ce travail pour- suit les réflexions que j'ai amorcées ailleurs au sujet du temps'2@ en particulier dans mon étude « Temporaliser le temps » 13, où j'ai envisagé la possibilité d'ac-

céder, par une analyse philosophique, à la fois à « ce qui passe et se passe » et à un « temps profusionnel ». M'inspirant de l'idée d'un temps-de-vie, tel qu'il ressort des textes antiques, j'ai tenté de situer le temps davantage par rapport à une problématique plus actuelle du temps, issue de l'approche analytique anglo- saxone. Bien que cette approche prêtait à une intégration de la question du kai-

ros, j'ai évité toute spéculation parce que je percevais une certaine confusion dans la façon dont on l'appréhendait, comme si sa spécificité se dérobait ou ne

pouvait être établie sans interférence avec d'autres concepts, comme le mainte-

nant, l'instant, le soudain, etc. Autrement dit, je considérais encore à l'époque que ce mode de la temporalité était proche de ce que j'appelle le « temps-de- vie », avec cette nuance près que le « kairos » ajoutait au temps-de-vie l'idée de

l'instantanéité, de ce qui arrive soudainement (exaiphnès) dans le passage d'un moment à un autre moment, comme l'explique Platon dans le Parménide. Or, cette orientation de l'interprétation ontologisante du kairos, qui s'est imposée en

opposition avec l'intention du texte qui le fonde (le Parménide) qui constitue un texte essentiellement hénologique, me paraît aujourd'hui comme un obstacle

majeur pour cerner son sens et son statut véritables. D'autant plus qu'elle s'est

imposée à travers une confusion avec la problématique de la mesure comme

juste mesure que l'on rencontre dans le Politique et le Philèbe. Dans son Parménide, Platon montre que ce qui est instantané doit être

pensé à partir d'une chose qui change en une autre chose, située entre le mouve- ment et le repos, instaurant un temps qui s'anéantit, c'est-à-dire qui arrive « dans aucun temps », car il est « point d'arrivée et en même temps point de

départ pour le changement du mobile qui passe au repos comme pour celui de l'immobile qui passe au mouvement ». Cela l'autorise à avancer une sorte de

paradoxe, puisqu'il affirme que durant le moment (hote) où il y a changement il

n'y a pas de temps, c'est-à-dire le changement arrive soudain, en dehors du

tempsl4. Pour Platon, cela constitue l'un des neuf modes possibles (hypothèses) de l'Un, en l'occurrence le troisième. Son analyse de ce qui arrive et advient, on la retrouve souvent dans les approches actuelles du kairosl5. Cette première manifestation de la différence qui s'annule et qui ouvrirait à une problématique de l'à-propos (kairos) n'est pas la seule que nous offre le Parménide. Platon revient dans la suite à la question pour la circonscrire autrement.

En effet, dans la huitième hypothèse (où il est question des autres en dehors de l'existence de l'Un), Platon fait voir la multiplicité indifférenciée où la différence règne comme différence d'une différence et où l'Un y apparaît, non pas parce qu'il y est supposé, mais plutôt parce que multiplicité s'automani-

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94 Lambros Couloubaritsis

feste en blocs successifs qui font apparaître un type d'unité qui sans cesse se dif- férencie. A cette occasion il observe qu'en l'absence de l'Un, les blocs consti- tués dans une unité éphémère sont en même temps une pluralité illimitée qui peut se modifier « instantanément », tel un rêve de nuit'6. Cette deuxième analy- se de Platon, où règne une indétermination plus radicale, montre qu'il est diffici- le d'interpréter le « kairos » comme signifiant quelque chose qui exprime l'«ins- tantané » dans l'ordre d'une différenciation et d'un passage vers autre chose, c'est-à-dire selon la jonction ou conjonction de ce qui n'est pas encore et n'est

déjà plus, car on risque d'anéantir la différence dans un différer permanent, comme cela est mis en relief par le concept derridéen de la différance. Dès lors on comprend que les adeptes d'une telle interprétation doivent faire un pas sup-

plémentaire et ajouter à cette analyse un mûrissement, une akmè de ce qui arri-

ve, en s'inspirant de la notion de « mesure » telle qu'elle se déploie dans le

Politique et le Philèbe où naît la problématique de la « juste mesure » et de « ce

qui convient 17. A mon avis, c'est cette seconde ouverture de la question d'un

temps hénologique possible qui concerne le temps-propice (kairos), tandis que la première conduit à d'autres dimensions de la temporalité hénologique, que je ne traiterai pas ici.

Aristote a bien compris la nuance, puisqu'il distingue clairement les deux

phénomènes : il aborde le « moment propice » dans l'Ethique à Nicomaque 1, 6, selon une analyse circonstanciéel8, tandis qu'il distingue l'«instantané » comme

ce qui arrive dans un temps « insensible par sa petitesse » (et non, comme chez

Platon, en dehors du temps), et l'instant, qui implique la continuité et la limite

du temps, reliant le temps passé au future Aucune confusion ne semble pos- sible entre la thématique de ce qui arrive selon « un temps propice » (kairos), la

question de ce qui arrive « soudainement » (exaiphnès) et le problème de l'ins-

tant (nûn). Ce dernier concept conduit à la question d'un temps mesurable lié au mouvement en vue d'instaurer une approche scientifique du temps (chronos). Si bien que l'association assumée depuis l'antiquité par quelques interprètes entre ces deux analyses ne conduit pas vraiment à une clarification du kairos mais révèle un autre type de pratique hénologique du temps2°. Aussi, bien que l'on

puisse envisager ce qui arrive soudainement, - considéré en dehors du temps (Platon) ou plus correctement en tant que temps « insensible par sa petitesse »

(Aristote) -, comme appartenant à la thématique de l'Un, on constate néan- moins que la pratique hénologique du temps n'est pas réductible à ce type de

temps seulement. Dès lors, le kairos constitue dans la pratique hénologique du

temps, un type de temps, peut-être le plus apte à exprimer l'Un - ce qui explique pourquoi Plotin le situe au coeur du fondement comme son temps propre, comme le rappelle Proclus2l. Il est vrai que cette radicalisation de la

question du temps est exceptionnelle, puisque le terme « chronos » domine dans la pratique habituelle du temps et est souvent associé aux autres formes du

temps. Elle a néanmoins le mérite de montrer que ces trois modes de temporalité

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Le temps hénologique 95

retenus par les Grecs tracent l'horizon d'un Monde à partir d'une perspective qui, en parallèle avec la dimension spatiale, fait prévaloir un rapport temporel de l'homme aux choses que les anciens ont assumé avec perspicacité. Ces mul- tiples pratiques du temps montrent ainsi que les Grecs avaient réfléchi en pro- fondeur la question du temps.

Le paradoxe de l'histoire de la pensée tient dans le fait que ces perspec- tives précèdent celle d'une stabilisation des choses selon le mode de l'étant (to on) qui ne s'impose qu'à la fin de la philosophie présocratique, notamment avec

Diogène d'Apollonie, pionnier dans l'interrogation concernant l'étant, amplifié par les réflexions sur to ontôs on selon Platon et sur l'étant en tant qu'étant (to on he on) selon Aristote22. L'usage que font les penseurs présocratiques de la notion d'eonta ne saurait être réduit, comme on l'a supposé jusqu'ici, à la ques- tion de l'être comme désignant des « êtres » ou des « étants » ; il doit être rap- porté aux choses qui sont dans le présent, lesquelles se manifestent comme éphémères23. Il est intéressant d'observer que l'expression même d'« éphémère » que j'utilise ici pour faire voir le caractère provisoire des choses

qui sont dans un temps présent, est déjà utilisée dans l'Antiquité selon le sens de ce qui dure un jour ou qui est d'un jour, par opposition aux choses stables, comme les dieux par exemple. A ce titre, la fortune est parfois qualifiée d'éphé- mère (ephimeros)24, et même l'homme25. Le caractère souvent péjoratif qui marque cet usage contraste avec le caractère spécifique des « choses qui sont dans le présent » (eonta), asssocié à une conception du temps qu'exprime, à

l'époque archaïque, le terme « temps-de-vie » (aiôn). Or, s'il est difficile d'appréhender la notion d'aiôn, c'est parce que la

philosophie grecque a assumé, depuis Platon, un retournement spectaculaire de cette notion, en lui conférant le sens d'éternité. Plotin a parachevé cette pra- tique, en fondant définitivement le lien entre aiôn et éternité2l . Comme je l'ai montré dans une étude consacrée à cette notion chez Héraclite2?, au début, il

s'agissait de faire prévaloir le temps-de-vie variable de chaque chose, tandis que c'est la notion proprement dite du temps (chronos) qui était au fondement, à la

physis-logos, qu'elle exprime selon son rythme propre. En revanche, avec Platon qui emploie parfois aiôn dans le sens de temps-de-vie, le temps (chronos) devient l'image d'un temps de vie (aiôn) sans fin, prémisse de la notion d'éter- nité (aiôn). Aristote tire les conséquences du renversement en utilisant le temps- de-vie des sphères célestes dans ce sens, grâce au jeu de mots entre « toujours »

(aei) et « temps-de-vie ». Par cette démarche, il réussit à distinguer le mouve- ment céleste dominé par l'éther et le mouvement sublunaire dominé par le deve- nir, le changement et les divers mouvements.

Sans revenir ici à cette analyse, il me semble néanmoins utile, pour dis- cerner la portée du temps hénologique, d'indiquer que la hiérarchisation platoni- cienne entre aiôn et chronos selon un rapport de modèle à image (eikôn) - au lieu d'un rapport au simulacre (eidôlon) -, révèle le lien de l'image avec la

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96 Lambros Couloubaritsis

mesure (comme l'implique la théorie de la technè eikastikè du Sophiste) associé au lien qui unit le modèle et le « bien ». La notion d'aiôn recèle ainsi en elle un rapport avec le bien, ne serait-ce que parce que vivre est meilleur que ne pas vivre, comme le soutiendra plus tard Aristote. Peut-on attribuer ce sens déjà aux

Présocratiques? Il est difficile de le savoir, et rien n'autorise à lier inexorable- ment le temps-de-vie d'une chose avec son bien. Lorsque l'aiôn est valorisé par Platon selon le mode de la stabilité et de la continuité, il s'approprie la tempora- lité propre à l'étant comme tel, à l'intelligible, comme le discerne Plotin qui associe l'éternité (aiôn) à la deuxième hypostase (Intelligence). C'est pourquoi il ne me semble pas que ce soit la notion d'aiôn qui s'allie dans la pensée préso- cratique avec le « bien », mais plutôt le temps au sens de « temps propice » (kai- ros). Mais ici encore, le rapport est surtout établi par Platon et Aristote qui y intègrent le bien.

Comme le révèle Platon dans le Politique (284e), il convient de distin- guer deux métrétiques : d'une part, il y a les arts qui mesurent selon les contraires dans l'ordre mathématique et, d'autre part, ceux qui se réfèrent à la

juste mesure (to metrion), à ce qui convient (to prepon), à ce qui est propice (ton kairon) et à ce qui se doit (to deon). Dans le Philèbe (28d) il refuse le hasard de la création de l'univers et situe au premier rang, dans la hiérarchie des biens, la mesure (to metron), la juste mesure (to metrion) et ce qui constitue le moment

opportun ou propice (to kairion) (66a)28. Toujours dans le Politique, il précise que la science politique, bien qu'elle ne requiert pas une activité pratique, com- mande néanmoins aux puissances qui doivent agir, car elle connaît quel sont les moments favorables ou défavorables aux cités pour commencer et s'élancer dans des grands projets, alors que les autres puissances exécutent les ordres

reçus (305cd). Il est à peine utile de souligner que ces moments propices font

émerger une action unique dans un laps-de-temps privilégié, en lui-même

unique, qui ne peut être répété de la même façon à un autre moment. C'est là, nous le verrons, une perspective que Plotin prolonge en partant de ces textes de Platon, et qu'il thématise dans le cadre d'une métaphysique de l'Un. Platon se contente manifestement d'utiliser ici le kairos pour le domaine de l'action, influençant sur ce point tant Aristote que les Stoïciens. C'est pourquoi avant de venir à Plotin, abordons Aristote, en complétant son point de vue par la question du temps-propice dans la sophistique qui l'inspire et le stoïcisme qui s'en sou- vient encore.

Les pratiques hénologiques du temps

Au début de l'Eth. à Nicom., Aristote critique l'univocité du Bien selon Platon et sa prétention d'être principe commun de toute chose. Soutenant la plu- rivocité du Bien, parallèle à la plurivocité de l'Un et de l'Etre (cf. Métaph.

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Le temps hénologique 97

Gamma 2-3 et Iota, 1-3), il peut tirer de nouvelles conditions pour la temporali- té. « Puisque le Bien, dit-il, s'affirme d'autant de façon que l'étant - car il se dit dans l'étance (ousia), par exemple Dieu ou l'Intellect, dans la qualité, comme les vertus, dans la quantité, comme la juste mesure, dans la relation, comme l'utile, dans le temps, comme le temps propice (kairos), dans le lieu, comme l'habitat, et ainsi de suite -, il est clair qu'il ne saurait être quelque chose de commun, de général et d'un : car s'il l'était, il ne s'affirmerait pas de toutes les catégories, mais d'une seule. De plus, puisque des choses tombant sous une seule Idée il n'y a aussi qu'une seule science, de tous les biens sans exception, il n'y aurait qu'une seule science; or, en fait, les biens sont l'objet d'une multiplicité de sciences, même ceux qui tombent sous une seule catégorie : ainsi pour le temps propice (kairos), dans la guerre, il y a la stratégie, et dans la maladie, la médecine, et dans les exercices fatiguants, la gymnastique » 29.

Aristote limite donc le temps-propice à l'un des genres du Bien, à savoir celui qui est propre au temps. Qui plus est, il discerne qu'il existe des arts qui le concernent, comme la stratégie et la médecine. Effectivement, lorsqu'un stratè- ge doit s'engager dans une guerre ou une bataille, il doit se donner les condi- tions pour y parvenir, tout en attaquant au moment propice. De même le méde- cin ne peut espérer guérir son malade sans se donner les conditions nécessaires et sans qu'il agisse au moment propice en un lieu propice du corps. Ces moments, résultat d'un mûrissement (akmè), associés à un lieu propice, sont uniques et privilégiés, et assurent une sorte de mesure du temps qui n'est plus réductible au temps physique. La métrétique n'est plus ici celle des nombres qui concernent le domaine de la science (où le temps est défini comme mesure du mouvement) mais se rapporte à un bien, la juste mesure, et en fonction de ce qui se doit, de ce qui convient.

La distinction accomplie par Platon entre deux métrétiques trouve donc en cet endroit une application circonstanciée dans l'ordre des activités Ces acti- vités concernent tant l'ordre de la production (poièsis) que l'ordre de l'action (praxis). Dans la production, les domaines couverts sont en général ceux qui s'offrent à la délibération, comme la stratégie, la médecine, le pilotage et d'autres encore3°. Quant à l'action, sa contingence n'est envisageable que par ce

qui est propice, car, pour être maîtrisée, elle doit être rapportée à ce qui se doit, de la façon dont il se doit et au moment propice. La maîtrise du temps hénolo-

gique ne s'avère possible que parce que l'action est régie par la phronèsis (pru- dence ou sagesse pratique), qui constitue le mode par lequel l'homme agit dans le monde dominé par la contingence, loin des dieux.

En effet, la vertu éthique comme médiété entre deux positions inverses entre un manque et un excès n'est réalisable que parce qu'on vise, à la façon d'un archer, ce juste milieu, mais en l'adaptant aux diverses situations contin-

gentes. C'est en cela que la phronèsis joue son rôle essentiel. La métaphore de

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98 Lambros Couloubaritsis

l'archer devient ainsi non seulement positive, mais tient compte de l'ensemble du contexte dans lequel l'action se réalise. Or, l'action, et donc la vertu éthique qui la concerne, présente un rapport étroit avec les affections et les actions, -

domaine où règnent l'excès, le défaut et le moyen. Ainsi, dans la crainte, l'auda-

ce, l'appétit, la colère, la pitié, et en général dans tous les sentiments de plaisir et de peine, on rencontre du trop et du trop peu, lesquels ne sont bons ni l'un ni

l'autre; au contraire, ressentir ces émotions au moment propice (hote dei), dans les cas (eph'hois) et à l'égard des personnes qui conviennent (pros hous), pour les raisons et de la façon qu'il faut (hou heneka), c'est à la fois atteindre le milieu et être dans l'excellence, caractères qui appartiennent à la vertu 31. Face à ces diverses attitudes on trouve une règle d'action grâce à une vertu supérieure (phronèsis) où la bonne délibération (eiboulia) réussit à régler les décisions et les choix, ce qui met aussitôt en jeu le temps propice (kairos) pour que l'action

s'accomplisse. La sagesse pratique prescrit une conduite à l'action en évaluant les situations en fonction d'un modèle (le phronimos) qui n'est autre que Périclès.

Cette intervention de la question du temps propice dans le domaine de l'action permet de voir que, pour les penseurs grecs, en particulier pour Aristote, le domaine de l'action est un domaine privilégié pour les actions uniques s'ac-

cordant au kairos32. Les Sophistes, et plus particulièrement Gorgias33 et

Alcidamas34, l'ont aussi compris mais en accentuant le rôle du temps propice dans l'ordre de la parole. Gorgias qui prétendait parler de tout au moment propi- ce35 et situait la loi la plus divine et la plus universelle dans le fait de « dire et taire ce qui est opportun au moment propice » 36. Aristote s'en souvient encore dans sa pratique rhétorique où la recherche du meilleur argument ou du moment

propice pour émouvoir l'auditeur n'est pas nécessairement tributaire de la juste mesure, même si la rhétorique idéale doit se fonder sur un fondement éthique37. En tout cas, la philosophie de l'action modifie sensiblement la perspective sophistique en la récupérant dans une nouvelle problématique qui ouvre à l'hé-

nologie de nouvelles voies de recherche. C'est la notion de juste mesure, héritée de Platon, qui fait l'originalité du lien entre le kairos et le bien, et rend possible l'application du kairos dans l'éthique. Les actions qui arrivent comme il convient et lorsqu'il convient ne sont ni des actions dues au pur hasard, ni des actions nécessaires ; elles sont des actions qui s'imposent comme si elles étaient à la fois nécessaires et dues au hasard, mais qui sont néanmoins tributaires de conditions préalables grâce auxquelles elles deviennent possibles à un moment

donné, au moment propice. Comme cela ressort de l'oeuvre d'Aristote, ce type de temporalité peut expliquer un ensemble d'actions humaines, y compris les

rapports qui, sur base de bienveillance, produisent l'amitié entre deux ou trois

personnes seulement, ou encore celles qui aboutissent à l'amour38. Si Aristote se contente d'utiliser le kairos uniquement dans le domaine

de l'action, c'est, on l'a vu, parce qu'il est le créateur d'une science physique où

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il tente d'introduire, au contraire, des modes du temps plus adéquats pour le domaine où règne le nécessaire et ce qui se passe selon une régularité. Manifestement une extension du temps propice dans l'ensemble des phéno- mènes de la nature lui a semblé peu pertinente, car la science ne se rapporte pas à la singularité, mais seulement à l'universel, au nécessaire et à la causalité. Refusant une métaphysique de l'individu au profit d'une métaphysique de la spécificité, sans laquelle une science de l'étant en tant qu'étant serait impos- sible, il refuse au kairos de jouer un rôle quelconque dans la réalité non humai- ne. Les Stoïciens ne l'oublient pas, puisqu'ils parlent surtout de l'eukairia du Sage agissant en toute circonstance comme il le faut. A la façon de l'archer qui possède le coup d'oeil et l'à propos, la vertu de l'homme digne (spoudaios) stoï- cien agit convenablement et appréhende avec bonheur le moment propice pour y parvenir (eukairon)39. Pourtant les Stoïciens, - dont l'oeuvre nous est parvenue malheureusement très fragmentaire -, offrent toutes les conditions pour une objectivation du kairos, dans la mesure où ils défendent une métaphysique de l'individu qui advient à partir de multiples conditions propices dominées par l'activité d'une Providence divine immanente, fondement de leur panthéisme4o. Mais quoi qu'il en soit, le mérite revient à Plotin d'avoir poussé l'objectivation du kairos d'une façon telle qu'elle touche au fondement même (l'Un), au point de sacrifier la profusion des phénomènes au profit d'une réduction de tout à l'Un absolu, principe et mesure de toutes les choses, fondement unitaire et divin à la fois immanent et absolument transcendant de tout.

A première vue, l'Un aurait dû être envisagé comme quelque chose qui est au-delà du temps. Cependant, en faisant de l'Un quelque chose de premier et d'universel, Plotin ne pouvait occulter la possibilité d'une forme de temporalité pour l'Un lui-même, non en tant qu'Un mais en tant qu'il est activité pure de production. En effet, étant absolument transcendant en tant qu'il est avant tout, et absolument immanent en tant qu'il est également partout, situé au fond, dans la profondeur de chaque chose, comme mesure dans chaque chose4l, l'Un maî- trise le tout en tant qu'il est à la fois autonome et possède son propre pouvoir d'agir (autexousion). Il est comme tel intimement associé au Bien, dans la mesure où, quoiqu'il soit au-delà du Bien, il confère néanmoins le bien à tout, devenant le Bien lui-même. Cette connivence secrète entre l'Un et le Bien ouvre aussitôt à la question du temps propice tel que Platon et Aristote l'avaient situé, mais selon une application nouvelle qui rend plus décisive son objectivation42.

L'image du cercle que Plotin utilise éclaire le sens de cette objectivation : comme la circularité qui, tout en embrassant les points du cercle, est tributaire du centre des rayons la constituant, formant toutes les circonférences qui s'éten- dent à partir de lui vers l'extérieur jusqu'à la circonférence ultime du cercle, de même tout est tributaire de l'Un qui est à la fois au centre et à la périphérie embrassant le tout. Pour Plotin, on ne peut confondre néanmoins le centre avec la périphérie qui est le résultat d'un éloignement, de sorte que dans l'ordre de

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100 Lambros Couloubaritsis

profusion issue de l'Un, d'abord, c'est l'activité intellectuelle constituant l'hy-

postase de l'Intelligence qui l'entoure, puis c'est l'Ame où le phénomène de

profusion est plus explicite, puisqu'il y règne davantage de différence 43. Déjà dans l'Intelligence l'Un apparaît comme s'il était l'archétype de son propre reflet, l'unité de l'Intelligence se dispensant en multiplicité, devenant par ces

choses multiples une Intelligence44. Dans l'ordre de la réalité sensible, l'Un,

toujours présent par les multiples unités possibles, apparaît toutefois comme

l'archétype de ses traces (ichnoi). C'est dans l'entre-deux, dans ces écarts qui

séparent la transcendance et l'immanence, la manence et l'engendrement, qu'in- tervient la notion de kairos.

En effet, dans la suite de son exposé, en utilisant le schème de la volonté, Plotin reprend sa thèse selon laquelle l'Un produit l'Intelligence et rappelle

qu'Il produit, non pas par hasard, mais comme Lui-même l'a voulu45, non par un acte arbitraire ou accidentel, « puisque là-bas rien n'est arbitraire », mais « comme Il se doit » (ôs eidei). Et en se référant à Platon46, il précise que « c'est

à cause de cela que Platon parle de « ce qui se doit et du moment propice » (kai deon kai kairon), comme s'il désirait faire comprendre par là que l'Un se trouve

loin de ce qui arrive par hasard, mais que « ce qu'il est, c'est ce qu'il doit être ».

Or, « si l'Un est ce qu'il doit être, Il n'est pas sans raison; et s'il est le moment

propice, c'est qu'Il est ce qu'il y a de plus souverain dans les choses qui advien- nent après Lui et avant tout pour Lui-même, puisqu'Il n'est pas comme s'Il était

par hasard, mais Il est cela comme il a voulu être Lui-même, dans la mesure où Il veut les choses qui doivent être (ta deonta), et ce qui doit être et l'activité de

ce qui doit être sont une seule chose. De plus, ce qui doit être ne l'est pas en tant

que sujet, mais en tant qu'activité première qui se manifeste par elle-même

comme étant ce qu'elle doit être (hoper edei), car c'est ainsi que l'on doit parler de Lui, dans la mesure où on est impuissant à parler de Lui comme on le vou-

drait »

On remarquera ici que Plotin interprète le hasard comme opposé à ce qui

possède du logos, impliquant ce que l'Un doit être, alors même qu'il situe le

kairos dans le fait que l'Un n'est pas seulement le meilleur, mais, plus fonda-

mentalement, « ce qu'il y a de plus souverain », tant pour lui-même que pour « les choses qui adviennent après Lui », et où sa présence se tient au fond d'elles. Bref, l'Un est maître absolu de toute activité, y compris la sienne

propre. Par là, non seulement Plotin lie le kairos à la liberté de l'Un, mais lui

confere le rôle le plus éminent qu'on puisse s'imaginer, puisqu'il le caractérise

selon la souveraineté. Cette forme de liberté, associée à la volonté, et qui chez

Plotin atteste l'impossibilité de parler du fondement autrement que par nos

manières humaines les plus aptes à s'y rappprocher, révèle l'importance de la

liberté dans la question du kairos, en particulier lorsqu'il s'agit des activités

humaines où la délibération joue un rôle important.

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Le temps hénologique 101 1

En somme, en généralisant l'action de l'Un au-delà de l'activité humai- ne, Plotin esquisse les alinéaments d'une philosophie de la profusion qui ne se réduise pas à une philosophie de la différence aveugle. Bien entendu, pareille philosophie risque de se fondre dans une théologie, à moins que l'on se libère de la façon réductionniste par laquelle il fonde son analyse. C'est par cette question que j'achèverai mon exposé.

Un profusionnisme hénologique

Comme on vient de le voir, du fait qu'il envisage l'Un comme étant tel

qu'Il a voulu être Lui-même, Plotin déduit qu'Il veut également les choses qui doivent être (ta deonta). Cette déduction n'est possible que parce que l'Un est considéré, à la fois comme absolument transcendant, et comme immanent

(c'est-à-dire comme étant en toute chose). Il s'ensuit que le mode d'action de l'Un, soumis ici à une analyse à partir du schème de la volonté, suppose un autre type de nécessité que la nécessité aveugle que défend toute philosophie nécessitariste. C'est pourquoi il faut comprendre l'association entre le deon et le kairos comme signifiant que l'avènement d'une chose quelconque est contin-

gent sans pour autant qu'il soit conforme ni au hasard ni à une nécessité détour- née. Entre la nécessité et le hasard il existe une troisième possibilité, à savoir celle où le hasard est maîtrisé par des conditions qui se donnent comme obliga- toires, non pas toujours et en toutes circonstances, mais dans un contexte déter- miné, grâce auquel une chose singulière peut advenir selon ce qu'elle est en

propre. Comme toute chose et tout événement singuliers adviennent à un moment propice parce que les circonstances les ont rendu possible en tant

qu'elles assurent ce qui leur convient pour advenir, de même l'Un se déploie partout selon un mode d'activité qui associe cette sorte d'activité propre à ce qui se doit avec l'unicité contingente de ce qui advient en un moment propice -

quoiqu'en Lui-même l'Un n'ait pas à être saisi, puisqu'Il est éternellement en acte ou, plus exactement, activité permanente, sorte de veille qui transcende tout

type d'activité. Le schème de la volonté, bien qu'il soit attribué ici à l'activité humaine selon une démarche proche du jugement réfléchissant kantien, c'est-à- dire sans réification possible, n'en demeure pas moins problématique, car il peut conduire à une sorte de réification et de théologisation. C'est bien ce qui se

passe chez Plotin qui nous conduit au seuil d'un système de l'Un. Le christianis- me en a tiré aussi des conséquences analogues en attribuant à Dieu une volonté

qui s'affirmera, surtout à partir du XIVe siècle, comme constitutive de l'activité et la libre création divines.

Pourtant, si l'on met entre parenthèses cette dimension théologique, la démarche de Plotin peut ouvrir à quelque chose d'important : en portant la ques- tion de l'Un à une forme de liberté absolue fondant ce qui se doit, il lie l'Un à

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102 Lambros Couloubaritsis

l'advenir des choses telles qu'Il a voulu qu'elles soient, c'est-à-dire comme elles doivent l'être (ta deonta), selon un logos compatible avec la singularité. Or, si l'on retire de l'Un son caractère de maîtrise divine et providentielle, ne serait-ce que parce que cela reste indémontrable - en dépit de l'effort de Plotin en Enn. VI, 9 -, un type de liberté n'en demeure pas moins possible dans l'advenir des choses singulières selon le temps propice, puisque celui-ci se tient entre le hasard et la nécessité. Les choses adviendraient parce qu'elles se trouvent dans des conditions suffisantes pour qu'elles puissent advenir (c'est pourquoi elles sont dites : ta deonta). Un exemple peut éclairer cette perspective.

Lorsqu'on se trouve au printemps dans la campagne et que l'on observe la profusion des plantes qui adviennent dans les prairies sauvages, c'est-à-dire non soumises à la technologie et la pharmacologie humaines, on constate que ces plantes adviennent à la fois parce que les conditions climatiques et les cycles de la nature l'ont permis, et parce que l'action du vent ou de l'action des insectes rend possible, selon un hasard incernable, le dépôt de semences à un lieu précis que rien ne prédéterminait. C'est bien cette conjonction entre les phé- nomènes de la nature et le hasard propre au contexte contingent, qui fait advenir et épanouir les plantes comme elles se doivent grâce leur constitution génétique mais à un endroit que rien ne prédéterminait. Le lieu propice et le temps propice forment en l'occurrence un espace-temps bien particulier qui demande à être circonscrit48. Le logos génétique propre à la chaque plante concrète (qu'il soit qualifié de « raison séminale », comme dans l'Antiquité, ou d'« information génétique » comme aujourd'hui) rencontre en l'occurrence une conjonction de circonstances et de conditions (des meilleures conditions, pourrait-on dire) qui, se rassemblant, forment une sorte de Logos de la nature, mesure de chaque chose qui advient. Ce « Logos » n'a rien de Divin, mais constitue le mode qui rassemble les conditions nécessaires et suffisantes pour produire une profusion de plantes variables à tel lieu et tel à moment propice. Du reste, il n'est nulle- ment nécessaire de rapporter un tel « Logos » à un quelconque Dieu immanent (comme le font les Stoïciens et tous les panthéistes) ou transcendant, acte même de multiplication unifiée (comme le font les théologiens qui soutiennent la créa- tion ou l'émanation). Franchir le pas de l'objectivation selon un Un divin quel qu'il soit, constitue un acte qui a priori demeure problématique et infondé, voire infondable. En revanche, on peut se contenter de constater le phénomène par une approche descriptive selon le mode d'une profusion qui s'auto-organise selon ce qui se doit. Ce type d'unification à travers un « Logos » qui rend pos- sible la profusion des choses et d'événements, en l'occurrence, de plantes, selon un temps propice, permet d'établir une approche hénologique et non-théolo- gique des phénomènes, où un type de temporalité lui est propre. Ce temps qui est propre à la conjonction de phénomènes, au rassemblement qui s'y installe, n'est pas réductible à un temps physique; il constitue le propre du temps propi- ce, et correspond au temps propre de ce qui advient comme il se doit (en l'oc-

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Le temps hénologique 103

currence les plantes) parce qu'il se trouve selon les meilleures conditions pour qu'il advienne - ce qui serait impossible si les semences se posaient, par exemple, sur les routes asphaltées ou sur un sol stérile.

La méthode que je viens de proposer pour analyser la complexité du phé- nomène de la profusion dans l'éclairage d'une pratique hénologique non-théolo- gique, je l'ai qualifiée ailleurs de « méthode profusionniste » 49. Pour rendre plus incisive ici sa portée et sa possible extension, je terminerai mon exposé en

l'appliquant également aux actions humaines où le degré de liberté est plus manifeste.

Comme on l'a vu, grâce à Aristote, le temps propice peut jouer un rôle important dans l'ordre de la décision et de l'action issues d'une délibération. Le cas le plus spectaculaire me semble se trouver dans la réalisation de l'amitié et de l'amour. Car, on peut toujours s'interroger sur le fait de savoir ce qui a fait

qu'à travers les innombrables rencontres que chacun de nous a eu l'occasion d'établir dans sa vie, seules quelques-unes ont rendu possible une amitié ou l'amour. S'interroger sur le fait de savoir pourquoi chacun de nous a agi à un moment donné par ce choix plutôt que par un autre, trace le cercle dans lequel se déploie clairement la question du temps propice. Il est certain que le hasard des rencontres ne conduit pas nécessairement à former une amitié ou à promou- voir l'amour; l'amitié et l'amour supposent des conditions préalables, une forme de disponibilité grâce à laquelle le hasard se laisse maîtriser par le moment propice comme si ce qui advient dans sa singularité était nécessaire, alors qu'en réalité aucune nécessité ne prédéterminait ce qui advient. Comme le montre Aristote, pour réaliser de telles relations sont requises des conditions préalables, comme par exemple la bienveillance (qu'il considère comme l'origi- ne de l'amitié) ou le regard du visage (origine de l'amour). Par là nous décou- vrons la possibilité d'un advenir qui touche à ce qui est propice et au temps-pro- pice. Si l'on multiplie ce genre d'analyse à d'autres activités contingentes de la vie quotidienne, on peut tracer l'horizon où l'unicité de chaque action peut être rapportée, à sa façon, à un tel type d'analyse qui allie la meilleure condition de réalisation avec le temps propice. Ce temps n'est autre qu'un temps hénolo- gique.

Bref, la notion de kairos introduit bien un temps hénologique, qu'il ne faut pas confondre avec le temps physique, objet de la science. Ce temps propi- ce concerne la temporalité propre à la singularité de chaque chose telle qu'elle se donne comme elle se doit à travers l'activité et la juste mesure qui y est impliquée (par ce qui se doit, to deon). Les choses qui adviennent dans cet ordre, adviennent selon l'unité qui se doit et ce qui leur convient en propre, c'est-à-dire selon ce qui constitue leur mesure et leur bien propre. De plus, elles adviennent aussi selon une temporalité variable et variée qui exprime la singula- rité de chaque chose. C'est à ce titre que la notion de « kairos » implique l'hom- me et ses actions. En associant ce qui se doit au moment proprice et appropié,

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104 Lambros Couloubaritsis

on peut réussir à singulariser la notion ancienne de temps-de-vie, en la rendant

plus propre à chaque chose. Par cette nouvelle forme de temporalité, cette tem-

poralité hénologique où la présence de l'Un n'est pas nécessaire au fond de

chaque chose, comme le souhaite Plotin, mais s'auto-institue à travers la profu- sion des choses et des événements selon le mode de ce qui, se rassemblant comme une sorte de « Logos », se trouve dans des conditions suffisantes pour advenir, on peut dégager une temporalité adaptée à la profusion des choses sin-

gulières. En guise de conclusion, je peux donc dire que toutes ces données m'auto-

risent à prolonger mon étude plus ancienne consacrée à la « temporalisation du

temps » pour fonder d'une façon plus décisive la problématique d'un temps pro- fusionnel lié à la profusion d'événements régis par le temps propice.

NOTES

1. Cf. Aristote, Phys. IV, 10-11. 1 . 2. Voir mon livre La Physique d'Aristote, 2e édition de L'avènement de la science

physique. Essai sur la Physique d'Aristote, Ousia, Bruxelles, 1997 (1980). 3. Encore qu'on traite aujourd'hui d'une façon nouvelle, mais non théologique, la

question de l'éternité cf. 1. Prigogine et I. Stengers, Entre le temps et l'éternité, Fayard, Paris, 1988.

4. Par exemple, Denys D'Halicamasse, Composition des mots, 45. Sur cette question, voir A. Tordesillas, « L'instance temporelle dans la première et la seconde sophistique : la notion de kairos », dans Plaisir de parler, éd. B. Cassin, Editions de Minuit, Paris, 1986, pp. 31-61.

5. Pour une première esquisse dans ce sens, voir A. Tordesillas et P. Rodrigo, « Politique, ontologie, rhétorique : éléments d'une kairologie aristotélicienne? », dans Aristote politique. Etudes sur la Oilitique d'Aristote, éd. P. Aubenque et A. Tordesillas, P.U.F., Paris, 1993 et A. Tordesillas, « L'homme du monde : sur une condition de la bien- séance cosmopolitique du sage stoïcien : l'eukaïria », Diotima, 1992, pp. 62-68

6. Cf. Proclus, Comm. sur le Parménide, 1216, 15 ss. Voir à ce propos mon étude « Kairos et logos hénologique chez Plotin (Enn. VI, 8) », à paraître dans les Actes du col- loque Kairos et logos dans l'Antiquité (Aix-en-Provence, octobre 1994), éd. A. Tordesillas, Vrin, Paris, 1997, ainsi que l'article de M. Kerkhoff, « Kairos como pri- mer principio (El testimonio de Proclo) », Dialogos, 60, 1992, pp. 81-100 et la communi- cation de J. Lacrosse, « Chronos, Aiôn et Kairos chez Plotin », publiée dans le présent volume.

7. Cf. A. Tordesillas, « L'instance temporelle dans la première et la seconde sophis- tique : la notion de kairos », op. cit.

8. Cf. M. Trede, « Kairos : problèmes d'étymologie », Revue des Etudes grecques, 97, 1984, pp. XI-XVI, mais surtout son livre important Kairos. L'à-propos et l'occasion.

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Le temps hénologique 105

Le mot et la notion, d'Homère à la fin du IVe siècle av. J.C., Klincksieck, Paris, 1990. Sur la question du Kairos dans l'époque archaïque, voir aussi R. Gallet, Recherches sur kai- ros et l'ambiguïté dans la poésie de Pindare, PUB, Paris, 1990.

9. A ce titre, les efforts entrepris par E. Moutsopoulos et A. Tordesillas pour porter, chacun à sa façon, cette notion au premier plan doivent être encouragés, car ils ouvrent un chemin dans la fondation d'une métaphysique plus élargie qui réfléchit, au-delà de l'Etre, l'Un et le Bien.

10. Sur l'importance de la notion de kairos chez Plotin, voir mon étude « Kairos et logos hénologique chez Plotin (Enn. VI, 8) », déjà citée.

11. De ce passé, il nous reste encore des traces dont la langue grecque moderne en est le témoignage. Kairos est utilisé en grec moderne pour dire, non seulement le moment propice (comme lorsque nous disons : « il est temps de partir » ou « lorsque j'aurai le temps »), mais également le temps météorologique dans le sens large ou dans un sens retreint de « vent » (quand on dit « le mauvais temps arrive » ou « la tempête arrive »). Bien plus, il exprime différentes nuances quant aux moments temporels où il est question d'occasion (comme lorsqu'on dit « il y a longtemps que je ne t'ai plus vu », en indiquant que je n'ai plus eu l'occasion de te voir; ou encore lorsqu'on dit « de temps en temps », etc.). Les dérivés sont aussi intéressants : eukairia rend « l'occasion » en général, y com- pris « l'objet d'occasion » ; kairoskopos désigne « l'opportuniste » ; kairophykaktô ren- voie à « guetter » ou à « être à l'affût », mais aussi à « temporiser ». Parmi ces dérivés je retiendrai spécialement eukairô : « avoir le temps » dans le sens d' « avoir le loisir », « être disponible et libre » ; et eukairos : « qui a le temps et le loisir », « qui est dispo- nible et libre ». Nous verrons que cette dimension de disponibilité associée à l'accueil libre est un trait important du kairos et trouve son origine probable dans le stoïcisme.

12. Voir en particulier « La notion d'Aiôn chez Héraclite », dans lonian Philosophy, éd. K. J. Boudouris, Athènes, 1989, pp. 104-113 ; « Le jeu dans la philosophie ancienne et contemporaine », dans Homo Ludens, éd. G. Viré, ULB, Bruxelles, 1988 ; « Le temps dans le « De anima » d'Aristote », dans L'espace et le temps (Actes du 22e Congrès ASPLF, Dijon, août 1988), Dijon, 1990; et « Kairos et logos hénologique chez Plotin (Enn. VI, 8) », op. cit.

13. « Temporaliser le temps », dans L'expérience du temps (Mélanges offerts à Jean Paumen), éd. L. Couloubaritsis, R. Legros, M. Richir et A.-M. Roviello, Ousia, 1989, pp. 57-90.

14. Platon, Parménide 156a ss. 15. On la trouve notamment dans l'oeuvre d'E. Moutsopoulos qui la développe d'une

façon magistrale à partir du déploiement même de la conscience humaine et de son inten- tionnalité. Voir, en plus de son étude dans le présent volume, pp., Kairos. La mise et l'en- jeu, Vrin, Paris, 1991.

16. Ibid. 164c ss. 17. Politique 284e et Philèbe 28 d et 66a. Voir E. Moutsopoulos, op. cit. 18. Voir plus loin. 19. Aristote, Phys. IV, 13. Sur cette question, voir V. Goldschmidt, Temps physique et

temps tragique chez Aristote, Vrin, Paris, 1982, qui cependant n'aperçoit pas l'importan- ce du kairos chez son auteur.

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106 Lambros Couloubaritsis

20. C'est la raison pour laquelle je ne crois pas utile d'engager une critique de cette confusion, car des auteurs comme Proclus, dans l'Antiquité, et Moutsopoulos, à notre époque, qui l'assument, chacun à sa façon, proposent une théorie importante du temps kairique qui ouvre à une autre forme de pensée, bien qu'elle oblitère paradoxalement le véritable sens du « temps-propice ». Nous trouvons encore une forme de confusion dans ce sens, dans l'étude, par ailleurs fort subtile, de A. Tordesillas et P Rodrigo, « Politique, ontologie, rhétorique : éléments d'une kairologie aristotélicienne? », op. cit..

21. Voir n. 6 ci-dessus. 22. Sur Diogène d'Apollonie, voir mon livre Aux origines de la philosophie euro-

péenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, De Boeck, Bruxelles, 19942 (1992), pp. 121 ss.

23. C'est la perspective que j'ai défendue et appliquée dans mon livre Aux origines de la philosophie européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, cité dans la note précédente. Je reviens à cette question en accentuant davantage la question du temps dans mon nouveau livre à paraître en 1997 au éditions Grasset, consacré à l'Histoire de la philosophie ancienne et médiévale.

24. Comme le dit par exemple Euripide, Phéniciennes, 558 et Héraclides 866. 25. Comme le dit par exemple Eschyle, Prométhée echaîné, 83 et 546. 26. En plus de mes études déjà citées, voir la communication de J. LACROSSE,

« Chronos, Aiôn et Kairos chez Plotin », dans le présent volume. 27. « La notion d'Aiôn chez Héraclite », op. cit. Cf. « Le jeu dans la philosophie

ancienne et contemporaine », op. cit. 28. Voir également Lois IV, 709b. Cf. mon étude « » Le paradigme platonicien du tis-

sage comme modèle d'une société complexe », Revue de philosophie ancienne, 13 (2), 1995; A. Tordesillas, « Le point culminant de la métrétique », dans Reading the « Statesman (Proceedigns of the Third Symposium Platonicum, Bristol, 1992), éd. Ch. J. Rowe, Academia Verlag, Sankt Augustin, 1995, pp. 102-111.

29. Eth. Nic. I, 6, 1096a23-34. 30. Sur le rapport entre art et délibération, voir mon étude « Le problème de la proai-

résis chez Aristote », Annales de l'Institut de philosophie de l'U.L.B., 1972. 31. lbid. Il, 5, 1106b18 ss. 32. C'est là un point qui a entièrement échappé à V. Goldschmidt, dans son étude, par

ailleurs remarquable, déjà citée ci-dessus n. 19. 33. A. Tordesillas, « L'instance temporelle dans la première et la seconde

sophistique : la notion de kairos », op. cit. 34. A. Tordesillas, « Lieux et temps rhétoriques chez Alcidamas », Philosophia

(Annales du Centre de recherche de la philosophie grecque de l'Académie d'Athènes), 19-20, 1989-1990, pp. 209-224.

35. Gorgias, fr. 82 A 1 et A 19 Diels-Kranz 36. Gorgias, fr. 82 B 6 Diels-Kranz. 37. Sur l'importance de l'éthique dans la rhétorique voir mes études « Dialectique,

rhétorique et critique chez Aristote », dans De la métaphysique à la rhétorique, éd. M. Meyer, Ed. de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1986, pp. 103-118 et « La notion de « jugement » dans la Rhétorique d'Aristote », dans Aristotelica Secunda (Mélanges offerts à Ch. Rutten), éd. A. Motte et J. Denooz, C.LP.L., 1996, pp. 181-196.

38. Cf. Eth. Nic. VIII-IX.

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Le temps hénologique 107

39. « L'homme du monde, sur une condition de la bienséance cosmopolitique du sage stoïcien : l'eukaïrie », dans Diotima 20, 1992 (qui publie les Actes du Colloque sur Le stoïcisme et la culture, septembre 1990), pp. 62-68.

40. Pour voir le lien entre stoïcisme et hénologie, voir mon livre déjà cité, Aux ori- gines de la philosophie européenne, op. cit., pp. 547 ss.

41. Plotin, Enn. VI, I, 18, 1. 42. On pourrait trouver l'origine de cette position plotinienne non seulement dans le

stoïcisme et le moyen platonisme, mais également dans la théorie aristotélicienne de la « génération spontanée » qui prête bien à une interprétation kaïrique du temps.

43. C'est là une position inverse de celle de Parménide chez qui le centre et la péri- phérie coïncident dans l'Etre (voir mon livre Mythe et philosophie chez Parménide, op. cit., pp. 246 ss.). ).

44. Plotin, Enn. VI, 18, 22 ss. 45. Plotin, Enn. VI, 18, 40 ss. Voir sur tout ceci mon étude « Kairos et logos hénolo-

gique chez Plotin (Enn. VI, 8) », déjà citée. 46. Probablement au passage du Pol. 284e où Platon oppose les arts qui mesurent

selon les contraires et ceux qui se réfèrent à la juste mesure, mais aussi au passage du Phil. 28d où il refuse le hasard de la création de l'univers, et surtout 66a qui situe au pre- mier rang dans la hiérarchie des biens, la mesure, la juste mesure et ce qui constitue le moment opportun ou propice (to kairion). Cf. Lois IV, 709b.

47. Plotin, Enn., VI, 18, 44-54. 48. On pourrait rapprocher cet espace-temps de la problématique heideggerienne du

Jeu du monde, lié au Quadriparti, donc aussi de l'Ereignis. Bien que Heidegger n'ait pas envisagé la question du kairos, sa pensée, me semble-t-il, fait état, en vue du dépasse- ment de la métaphysique, d'un certain nombre de réflexions qui s'en rapprochent. C'est pourquoi je compte revenir sur cette question dans une autre étude, plus circonstanciée, qui reprend les résultats de mes recherches, enseignées au Séminaire de Métaphysique de l'U.L.B., pendant les années académiques 1994-1995, 1995-1996 et 1996-1997.

49. Cf. mon étude, « Temporaliser le temps », op. cit., pp. 86 ss. x

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Temps réel, temps imaginaire et temps fctionnel dans la révélation hermétique

Michèle Broze (Bruxelles)

C'est devant ton visage que passe le retour éternel du

temps Temple d'Esna, règne de Trajan

'enseignement hermétique est présenté comme un enseignement initiatique, Lqui se transmet de maître à disciple, situation souvent thématisée par un lien familial de type père-fils. Cette forme dialoguée sert de cadre narratif au conte- nu de la révélation : dans l'Asclépius, par exemple, Hermès Trismégiste propose à Asclépius d'appeler son fils Tat, et Asclépius suggère d'admettre aussi Hammon à l'entretien, qui se déroule dans un sanctuaire. Dans le traité XVI, la fiction choisie est celle d'une lettre adressée par Asclépios au roi Ammon, dans

laquelle il lui rapporte les enseignements de son maître Hermès '.

Festugière, dans l'immense travail qu'il consacra à l'hermétisme, classi- fie ces cadres narratifs, qu'il interprète lui-même comme des fictions littéraires, dont la structure est d'origine égyptienne (et c'est d'ailleurs un des rares élé- ments dont il accepte de situer l'origine dans la vallée du Nil). Pour lui, c'est le mode de transmission des savoirs et des techniques de père en fils qui inspira ce

type de fiction, et sa présence constante dans les textes d'inspiration hermétique témoigne d'une mode littéraire à laquelle les auteurs doivent sacrifier2.

Il est pourtant légitime de se demander si cette fiction littéraire n'est

qu'un cadre artificiel, dont la seule fonction est de donner une coloration exo-

tique aux traités et de flatter l'égyptomanie ambiante, ou si elle possède une

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110 Michèle Broze

nécessité interne à la pensée hermétique. La question est d'autant plus importan- te que dans la narration s'intègre volontiers l'accès du disciple à la contempla- tion du divin et les sensations de l'initié au cours de son initiation sont décrites.

La même remarque vaut d'ailleurs pour la règle du silence, corrolaire à

l'initiation, que le maître recommande sans cesse au disciple à propos de ce

qu'il vient d'apprendre ou de vivre. En effet, pourquoi diffuser par écrit un

enseignement qui doit demeurer secret et décrire la méthode qui mène le néo-

phyte à la contemplation du divin ? Ceci pose la question du statut de ces docu-

ments : s'agit-il de textes réservés à l'usage interne de groupes de disciples ? La

lecture de ces textes est-elle considérée en elle-même comme un chemin initia-

tique ? Dans ce cas, sont-ils ou non accessibles à tout lettré ? Ou est-ce un pur

jeu littéraire ?

Cette question ne se résoud pas de soi. Cependant, on ne peut que consta-

ter la large diffusion de ces textes. D'autre part, et les travaux de Festugière l'ont bien montré, les traités véhiculent des conceptions courantes à l'époque

hellénistique et romaine, et l'on n'y voit rien qui doive être frappé du sceau du

secret.

Depuis Festugière, cependant, l'approche de l'hermétisme a changé, et

sans nier la dette envers sa prodigieuse érudition, les auteurs ont rétabli l'hermé-

tisme dans son contexte égyptien. L'ouvrage fondamental de Garth Fowden, The

Egyptian Hermes, ne permet plus à l'heure actuelle de voir dans ce corpus le

produit d'un hellénisme dénaturé-.

Même si la diffusion de l'hermétisme a largement dépassé la vallée du

Nil, le milieu d'origine est certainement à situer dans les sphères savantes - et

hellénisées - de l'Égypte. D'autre part, l'existence d'un corpus en copte montre

que les lettrés égyptiens n'ont pas dédaigné de lire ce type de littérature dans

leur propre langue. Ces éléments nous amènent à revenir sur les fictions narratives dans les-

quelles l'hermétisme est intégré, et à chercher si les différentes temporalités

impliquées par ces récits-cadres ont une fonction. Garth Fowden a déjà souligné

que la fragmentation dans le temps du processus de révélation devait avoir un

rapport avec la justification d'une transposition en langue grecque d'un savoir

ou d'une approche présentés comme de souche égyptienne. Le thème récurrent

des stèles gravées en hiéroglyphes, retrouvées et traduites, soutient largement cette hypothèse. De plus, la référence aux hiéroglyphes n'introduit pas seule-

ment un cadre égyptien, mais évoque d'emblée le mode essentiel de communi-

cation entre le divin et l'humain pour un égyptien : les hiéroglyphes, appelés « paroles divines » dans la langue égyptienne, confèrent au texte le statut de

vérité, puisqu'il émane directement de la divinité. Il faut rappeler que cette com-

munication entre l'invisible et le visible est mise sous le patronage de Thot, détenteur des paroles divines, et par conséquent responsable de l'écriture sacra-

lisante qu'est le hiéroglyphe. Dans le temps mythique, Thot, lorsque le dieu

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Temps réel, temps imaginaire et temps fictionnel dans la révélation hermétique 111 I

solaire quitte le voisinage humain pour se retirer dans le ciel le jour, et dans l'au-delà la nuit, devient son remplaçant, et se voit assigner la fonction de scri- be. Si les dieux ont quitté la terre (et le mythe se doit d'expliquer cette sépara- tion manifeste), le contact est préservé par l'intermédiaire de Thot et des hiéro- glyphes. On notera que cette séparation des dieux et des hommes, même si elle implique dans le mythe le massacre d'une grande partie de l'humanité, fonde la possibilité d'une temporalité au sein de l'éternité. Aussi longtemps que le dieu solaire demeure parmi les hommes, le cycle quotidien, le cycle annuel, et le cycle imaginaire de la mort et de la renaissance sont inexistants. Dans le main- tien de ce temps cyclique intégré dans l'éternité, les hommes ont leur rôle à jouer : c'est celui du rituel, qui permet au cycle de renaître et sans lequel l'hu- manité serait réduite à néant4. Nous reviendrons plus loin sur cette question.

Dans la révélation hermétique, en grec, la fonction médiatrice du hiéro-

glyphe est perdue, et par conséquent la valeur de vérité qui s'y associe. Les auteurs des textes hermétiques sont d'ailleurs bien conscients de ce problème, comme nous allons le voir. La fiction d'un texte écrit en hiéroglyphes est main- tenue, mais cette écriture de la parole divine est projetée dans un passé reculé, voire mythique. Dans ce cadre, la figure de Thot a dû subir un réaménagement. En effet, dans leur sphère mythique, les dieux parlent, et leur parole est perfor- mative. Transposée dans la sphère humaine, cette parole performative ne perd pas sa valeur : le hiéroglyphe, qui est bien sûr écriture, conserve en lui cette

puissance de la parole, par son nom même de « parole divine ». Dans ce systè- me, le grec ne peut produire une parole valide sur le plan de la révélation.

La solution à ce problème fut trouvée dans l'éclatement du personnage de Thot, et l'introduction du paradigme de la filiation : Hermès Trismégiste, de fait, n'est pas le dieu Thot, mais, dans le temps fictionnel des textes hermé- tiques, son descendant humain. L'Asclépius mentionne explicitement cette tradi- tion : l'entretien se déroule oralement (dans la fiction, la force performative de la parole n'est pas perdue) entre Hermès Trismégiste et son disciple Asclépius, dans lequel se reconnaît l'Imhotep des Égyptiens, prêtre et savant divinisé, qui joue le rôle d'intercesseur. Cette fonction en fait une figure de choix comme ins- trument de révélation. Cependant, Asclépius n'est pas Imhotep lui-même, mais son descendant. Quant au Trismégiste, il évoque son propre ancêtre Hermès, qui réside dans la ville qui porte son nom, à savoir Hermopolis, la ville d'Ashmouein, centre de culte du dieu Thot, mention qui affirme sans ambiguïté la référence au dieu égyptien5.

Le statut de cet ancêtre divin, par contre, n'est pas dépourvu d'ambiguïté. En effet, Trismégiste le cite avec l'ancêtre d'Asclépios comme un exemple des dieux terrestres, c'est-à-dire des dieux fabriqués par les premiers égyptiens à avoir rendu un culte à la divinité. Le passage se réfère à la fabrication des sta- tues, déjà évoquée plus avant dans l'Asclépius. Le texte a depuis longtemps atti- ré l'attention des égyptologues, par la connaissance dont il témoigne de l'utilisa-

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tion des statues de culte en Égypte ancienne. Grâce à la part divine que l'homme comprend en lui, il est capable de façonner des statues qui, par des rites, se voient investies par la divinité et peuvent prédire l'avenir. Si le processus a été conimenté6, l'attention ne s'est pas portée sur la fonction de cette explication dans le texte. Car les deux références à ces dieux terrestres encadrent le passage le plus connu de l'Asclépius, son « Apocalypse ».

Ce texte fameux a bien sa place ici, parce que le temps qu'il met en place se laisse difficilement cerner. Comme l'impose le genre, la longue et magnifique prédiction d'Hermès Trismégiste est au futur. Elle suit directement un texte essentiel, où l'Égypte est définie comme le temple du monde, où se transpose tout ce qui s'effectue dans le ciel (chez les dieux). On l'a vu plus haut, c'est par le rite que les Égyptiens effectuaient cette translation sur terre de l'ordre cos- mique et participaient à son maintien. La prédiction d'Hermès décrit un temps où ces rites seront négligés et le monde terrestre abandonné des dieux, où vio- lence et impiété régiront la pays.7

Il est utile de rappeler que cette « apocalypse » s'intègre dans un contex- te, qui est celui de la prédiction par le biais des statues vivantes, dont la fabrica- tion est expliquée avant le texte au futur, et qui est mise en relation explicite avec Hermès-Thot après le texte au futur. Ceci laisse suggérer que la prédiction du Trismégiste est autorisée par un savoir révélé par ce biais. D'autre part, et c'est prévisible, les hiéroglyphes instruments de contact entre dieux et hommes ne sont pas absents de l'Apocalypse : O Égypte, Égypte, il ne restera ce qui t'est sacré que des récits fabuleux, et tes descendants n'y croiront plus ; ne survivront que des mots gravés sur les pierres qui racontent tes pieuses pratiques (Ascl. 24). La suite du texte voit la divinité s'éloigner de l'homme, tandis que le fleuve

gonflé de sang submerge les terres, ne laissant que quelques survivants. Et le survivant, ce n'est qu'à sa langue qu'on le reconnaîtra pour Égyptien. Dans ses actes, il semblera étranger.

Ce texte évoque sans aucun doute le mythe de la destruction de l'huma- nité, cité plus haut, qui scèle le départ des dieux du monde des hommes et éta- blit dans le temps éternel un temps cyclique. Le flot gonflé de sang est d'ailleurs tiré de la réalité égyptienne : s'il devient rouge du sang des hommes massacrés, il est ainsi à l'image du Nil gonflé par la crue et charriant le limon, signe du retour du cycle annuel et garant du retour de la végétation. C'est un des signes les plus évidents de la stabilité des cycles. Cet état, décrit comme la vieillesse du monde, par une image anthropomorphe courante en Égypte, sera d'ailleurs suivi par une renaissance inspirée par la bonté divine, et la divinité, qui a créé et res- tauré le monde, sera vénérée par ceux qui vivront alors. En bref, ce texte ne fait

que décrire selon les modes d'expression égyptiens l'établissement du temps cyclique. On l'a vu, la séparation des dieux et des hommes y est instaurée et l'ordre présent des choses expliqué. L'Égypte est bien, comme Trismégiste l'avait rappelé, le lieu où se transfère l'expresssion de l'ordre cosmique. La ces-

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sation des rites, qui maintiennent le contact entre le divin et l'humain malgré la différence de leurs plans d'existence respectifs, provoquera une catastrophe similaire à celle qui provoqua la rupture dans les temps mythiques, mais cette catastrophe fut et sera corrigée par la bonté divine.

Sans faire de ce texte ce qu'il n'est pas, une prédiction de la fin du paga- nisme8, on peut légitimement se demander si dans le cadre de l'hermétisme, ce texte n'instaure pas autre chose que l'ordre cosmique. La réponse à cette ques- tion est loin d'être claire. Mais ce qui semble se dégager ici, c'est que la révéla- tion transmise par Trismégiste à Asclépius lui est connue par l'intermédiaire de son ancêtre Thot-Hermès : ce qu'exprime ici le modèle généalogique, c'est la possibilité pour Trismégiste d'accéder à ce savoir, et de le transmettre, mais la mention des statues montre que le contact avec cette connaissance se fait par le biais d'une connaissance du rituel.

La transmission est directe, puisque la fiction présente un enseignement oral de père humain à fils humain, sous l'autorité d'un ancêtre divin, mais la tra- duction en grec n'en est pas pour autant validée, et l'importance des hiéro- glyphes comme seule trace tangible du savoir religieux égyptien est clairement rappelée.

Cette fragmentation dans le temps de la révélation est par ailleurs confir- mée par un texte tardif, mias soutenu par des allusions plus anciennes. Georges le Syncelle attribue à Manéthon, peut-être abusivement, la mention d'une généa- logie d'Hermès : le plus ancien, Thot, le premier Hermès, écrit son enseigne- ment sur des stèles, en hiéroglyphes, avant le déluge. Ces textes seront traduits

après le déluge par le fils du second Hermès qui les transmettra à son propre fils Tat. Sans que le texte le mentionne, Tat9, devrait être ce troisième Hermès que mentionne notamment l'empereur Julien dans le Contre les Caliléens : incarné trois fois, il se serait reconnu lui-même lors de sa troisième incarnation, d'où le nom de Trismégiste. La tradition arabe et par elle, la tradition occidentale, ont gardé le souvenir de cet Hermès triplex, dont la première incarnation se mani- feste avant le déluge biblique et invente les hiéroglypheslo.

L'Asclépius, cependant, ne se contente pas d'étaler la révélation dans un temps linéaire par le biais d'une généalogie. On l'a déjà mentionné, la prophétie est encadrée par deux passages qui prennent leur sens l'un par l'autre : les men- tions des statues vivantes, animées par les dieux terrestres, parmi lesquels Hermès-Thot, et qui dispensent aux humains un savoir sur l'avenir. Avant cette seconde mention des statues vivantes, Trismégiste développe de manière théo- rique certains points qui viennent clarifier le sens de l'« Apocalypse ». On trou- vera notamment un long développement sur l'éternité et le temps. Avant de l'examiner, revenons sur la fin de la prophétie, car un signe semble introduire l'ambiguïté temporelle qui entoure la révélation. Trismégiste définit le partage du monde entre les dieux qui exercent leur souveraineté : la divinité primordia- le, qui se situe au-delà du ciel et regarde tout, un Jupiter placé entre ciel et terre

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(le dieu solaire), et un Jupiter-Pluton qui domine la terre et la mer, en ce sens

qu'il est garant de la nourriture (Osiris). Enfin, d'autres dieux, dit-il, seront affectés à tout ce qui existe. Ces divinités s'installeront dans une ville, à la limi- te extrême de l'Égypte, ville qui sera fondée du côté du soleil couchant, et vers

laquelle la race mortelle entière se hâtera par terre et par mer (Ascl. 27). Qu'il s'agisse d'une ville imaginaire, comme le soutient Fowden, est

hors de doutell. Les dieux évoluent sur un autre plan que les hommes.

Cependant, sa localisation à l'Ouest la met d'emblée en relation avec la mort et le monde de l'au-delà, où tous, hommes et dieux, doivent séjourner. C'est donc l'instauration de la nécessité de la mort qui, à mon sens, se voit ici évoquée au futur. Ce détail ne manque pas d'intérêt : il semble d'abord confirmer que l'en- tretien se situe dans un temps mythique, avant que dieux et hommes ne soient soumis au passage dans l'au-delà. Pourtant, le disciple pose une question pleine de pertinence : Mais pour l'instant, Trismégiste, où sont-ils ? Bonne question, qui nous oblige à réévaluer ce que nous venions de conclure. La réponse le confirme : Ils sont installés dans une très grande ville sur la montagne libyque (Ascl. 27). L'expression, comme l'a montré Fowden, désigne les plateaux déser-

tiques qui bordent l'occident de la vallée du Nil, et non la Libye elle-même. Ce

qui permet de suggérer que dans l'avenir de la prophétie, ou dans le présent de la narration, les dieux sont situés au même endroit, et la situation identique à ce

qu'elle sera après le rétablissement de l'ordre cosmique par le dieu primordial. Trismégiste ajoute : et que ce récit s'achève ici. Je ne pense pas, comme

Festugièrelz, que la prédiction s'arrête de manière abrupte, sans transition, mais

que Trismégiste, à cet instant, quitte le récit pour entrer dans son exploitation théorique. Ce qu'il fait en parlant de l'immortel et du mortel, et en définissant une eschatologie où l'impie est puni pour l'éternité et le pieux protégé par la divinité. Ce passage confirme à mon sens l'interprétation de la ville où seront et où sont les dieux, et où les mortels afflue (ro)nt comme une évocation de la

mort, mais d'une mort qui implique une renaissance. Cette évocation se trouve immédiatement commentée dans une perspecti-

ve temporelle, où s'associent l'éternité et le temps, le temps statique et le temps cyclique, ce dernier se manifestant dans les saisons ou le retour des astres

(temps de la terre et temps du ciel). D'où cette proposition : le mouvement de tous les temps revient à elle (l'éternité) et c'est en elle que prend naissance le mouvement de tous les temps (30). Ce lien nécessaire entre l'éternité et le temps cyclique confère à ce dernier une forme d'éternité et à l'éternité une apparence de mouvement. Et de conclure que les principes de tout ce qui existe sont Dieu et l'éternité, à savoir dans le langage égyptien le dieu solaire et Osiris, dont l'union permet précisément l'éternelle régénérescence des cycles.

La conclusion du traité lui-même, avant la prière d'action de grâce, est consacrée à nouveau à cette question :

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«voici donc ce qu'est l'éternité, qui n'a ni commencement ni fin, qui, déterminée par la loi immuable de sa course accomplit sa révolution par un mouvement perpétuel, qui sans cesse naît et doit mourir à tour de rôle en quelqu'une de ses parties, si bien que, par le changement des moments, la partie où elle est morte est la même où elle renaît : tel est en effet le mouvement circulaire, principe de rotation, que tout y est si bien lié qu'on ne sait plus où la rotation commence, si elle commence, puisque tous les points semblent toujours et se précéder et se suivre » (Ascl. 40).

La dernière phrase éclaire le statut de la prophétie : en général, ce qu'elle prédit, elle aurait pu aussi bien le narrer au passé : il ne s'agit nullement de l'an- nonce d'une catastrophe irréversible, mais de celle d'une fin de cycle et du début d'un nouveau. Il subsiste néanmois une ambiguïté : à l'époque où s'expri- me Trismégiste, les dieux sont certes installés à la frange de l'Égypte (dans la grande cité), là où ils reviendront lors du rétablissement de l'ordre du monde. Cette situation « à la frange » exprime la possibilité d'un contact, et on l'a vu, ce contact se maintient par les rites. Cependant, la séparation physique des dieux et des hommes est déjà réalisée, et elle fait d'ailleurs partie de l'expérience humai- ne. En outre, dans le mythe égyptien, cette rupture fonde le temps cyclique et rend indispensable la médiation de Thot comme dispensateur du savoir par le biais des hiéroglyphes : à chaque disparition du dieu solaire (qui plonge dans l'au-delà), il sera son remplaçant (la lune) et assumera la fonction de scribe. Le départ du dieu est donc immédiatement compensé par la présence de Thot.

Ainsi, Trismégiste ne prédit pas seulement au futur ce qu'il aurait pu raconter au passé, mais aussi définit une structure de l'univers qui est présente. Il est d'ailleurs étonnant que sur trois mentions de la séparation des dieux et des hommes, une seulement, la première, soit au futur. La seconde est au présent : les dieux en effet regagnent le ciel, et tous les hommes, abandonnés, mourront (24). Même si le texte évoque un monde vide de dieu et de l'homme, cette vision est immédiatement corrigée par la mention des survivants. Mais parmi ces survivants, l'Égyptien, à ses actes, ne ne différenciera plus de l'étranger. Or l'Égypte, dans le langage utilisé, est l'image du ciel, le temple du monde. L'Égypte vide de l'homme (au singulier) renvoie donc à l'aliénation de l'Égyp- tien. Dans cette optique, la mention de la mort des hommes (au pluriel) semble

plutôt se référer au fait que tous les hommes meurent un jour, et non à la dispari- tion totale de l'humanité.

La troisième mention est à mon avis un passé : même si la forme fit est au présent, le contexte suggère que la séparation est vue comme accomplie : la

déplorable séparation des dieux et des hommes est faite : ne restent que des

anges nuisibles, dont l'action est décrite au présent : ils incitent les hommes à la

guerre, au vol, aux tromperies... (...).

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Ainsi, le départ des dieux, intégré dans la prophétie, est un état perma- nent de la condition humaine, que le mythe présente comme récurrent.

La question qui se pose maintenant est celle du temps où se déroulent les entretiens entre Trismégiste et ses disciples, moment crucial, puisque c'est celui de la révélation. Car à son époque, nul doute que les dieux ont quitté la terre, sauf par le biais des statues cultuelles, rendues nécessaires précisément par cette séparation, ce qui est somme toute la situation normale, non mythique, dans l'expérience humaine. Pourtant, il prédit ce moment, ou plutôt, il le décrit, il le prédit et il le raconte. Tout semble toujours et précéder et suivre : l'auteur peut aussi bien appliquer cette proposition à son propre livre, comme une sorte de métalangage.

Ainsi, la révélation d'Hermès Trismégiste ne se laisse situer strictement dans aucune temporalité. Elle se produit à la fois avant le départ des dieux

(temps mythique), pendant le départ des dieux (temps cyclique) et après le départ des dieux (temps linéaire). C'est dire que nous nous trouvons dans un temps créé par l'auteur, un temps de fiction. Et ce n'est certainement pas par hasard que ce temps est aussi celui où le dieu se donne à connaître, comme le précise la prière finale : dans ce qu'on pourrait appeler l'« hermétisme égyptien », le moment de communication entre le divin et l'humain se fait dans le traçage des hiéroglyphes, qui donne à l'énoncé sa validation ; dans l'hermétis- me proprement dit, la révélation se fait par le biais d'un humain, garantie par- tiellement par son ancêtre divin et par sa connaissance du rituel et des hiéro-

glyphes, mais ce qui la valide, c'est d'une part de maintenir la fiction de l'oralité, d'autre part de se situer fictivement dans un temps qui est celui de l'initiation, où la contemplation du divin par le néophyte est la production de

l'enseignement qu'il reçoit. Ainsi, le cadre narratif, où le disciple accède à la vision de la divinité et à

la compréhension du cosmos, n'est pas là pour sacrifier à la mode du temps, mais pour donner à la révélation la validation dont il a besoin : celle du dieu lui- même. Et que le texte soit exprimé en une autre langue que l'égyptien n'enlève rien à la puissance du discours hermétique, à qui Dieu vient donner sa caution, puisqu'il se dévoile à celui qui reçoit la révélation, ni à la vérité de l'initiation vécue par le disciple. Validation toute littéraire et vérité de roman, certes, mais un roman où l'un des personnages est Dieu lui-même.

Cette remarque peut amener à mieux cerner l'importance des cadres nar- ratifs dans l'hermétisme, et en tout cas à les prendre au sérieux. Les prendre au sérieux n'exclut d'ailleurs pas la possibilité de reconnaître en leur sein une forme d'humour, comme celle qui apparaît dans le traité XVI du corpus hermé-

tique, souvent cité, mais sur lequel il est utile de revenir. Ce traité a souvent été exploité par les partisans d'une inspiration égyptienne de l'hermétisme, non seu- lement pour les conceptions qui s'y manifestent, et pour la manière dont elles sont exploitées, mais aussi pour son introduction, pour son cadre littéraire. On

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Temps réel, temps imaginaire et temps f ctionnel dans la révélation hermétique 117 7

l'a déjà rappelé, il s'agit d'une lettre envoyée par Asclépius au roi Ammon, ce

qui introduit d'emblée une connotation égyptisante. La lettre entend livrer les

enseignements d'Hermès Trismégiste. Le texte est écrit en grec, et même si Podemann Sorensen a montré que

l'auteur utilise non un discours logique, mais une succession de tableaux qui permettent d'accéder à la compréhension du divin par la méthode égyptienne de la multiplicité des approches, cette réalité linguistique est impossible à nier13.

Le passage le plus souvent cité oppose la vertu propre de la langue égyp- tienne à celle du grec :

«Hermès, mon maître, lors des fréquents entretiens qu'il eut avec moi, en privé ou avec Tat, disait que ceux qui liront mes livres en trouveront la construction toute simple et claire, alors qu'elle est obscure et tient cachée la signification des mots, et elle sera encore plus obscure lorsque les Grecs décideront de les traduire de notre langue en la leur, ce qui constituera la plus grande distorsion de l'écrit et sa plus grande obscurité.

L'énoncé, dans la langue originale tient claire la signification des mots. En effet, la nature du son et la propriété des mots égyptiens contiennent en elles l'énergie de ce qui est dit. Donc, pour autant que c'est possible, et tu peux tout, ô roi, préserve bien ce discours de toute traduction, pour que de tels mystères ne parviennent pas aux Grecs (...). Les Grecs en effet ont des mots vides qui produisent des démonstrations, et c'est cela, la philosophie grecque : un bruit de mots. Mais nous, nous n'utilisons pas des mots, mais des sons remplis d'acte. »

Cette propriété de l'égyptien est par ailleurs bien connue des anciens 14.

L'originalité de l'auteur du traité XVI réside dans un étrange double jeu qu'on ne souligne pas assez, et où se pose à nouveau le problème de la temporalité, ou

plutôt des temporalités impliquées par cette curieuse introduction. Si ce qu'il dit de l'égyptien est fréquemment commenté, on n'insiste pas sur la contradiction manifeste qu'il y a à recommander de ne pas traduire en grec ce que précisé- ment on écrit en grec : personne, je pense, n'ira supposer qu'il faut prendre à la lettre cette demande, et supposer que le texte écrit originellement en égyptien fut traduit malgré son auteur.

En examinant de plus près le passage, il apparaît que l'auteur tisse un

piège littéraire, et qu'il le fait avec humour. Ce piège se construit sur un

brouillage de la temporalité : au début de la lettre, après l'adresse, Asclépios rapporte les paroles d'Hermès lors d'entretiens qui ont eu lieu dans le passé, et

qui situent donc la prédiction d'une traduction en grec et de ses inconvénients dans le futur. Asclépios continue en prescrivant au roi de se garder de toute tra- duction. Dans le présent de la fiction, à savoir la rédaction de la lettre, le texte est toujours supposé être en égyptien. La traduction en grec est toujours située dans le futur. Pourtant, la lettre est en grec.

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Ce brouillage, qu'il peut sembler a priori futile d'analyser, ne doit pour- tant pas être pris à la légère, car l'auteur le met en évidence à deux reprises, avec une forme d'auto-ironie remarquable. Une auto-ironie qui le vise autant lui-même que sa propre histoire, si l'on admet que l'auteur est égyptien.

En effet, s'adressant à un roi égyptien, roi d'une époque reculée où le

sage égyptien écrivait à son roi en langue égyptienne, le personnage Asclépios lui dit : donc, pour autant que cela t'est possible, roi, et tu peux tout, préserve soigneusement le traité de toute traduction, pour que de tels mystères ne par- viennent pas aux Grecs. On notera d'abord l'utilisation du verbe 8ta2?péo.?, auquel le préverbe donne la nuance de « préserver jusqu'au bout », et qui donne au « et tu peux tout » une saveur supplémentaire. De fait, ce splendide pharaon de fiction ne peut ni ne veut empêcher une traduction en grec, et l'ensemble du texte démontre qu'il est possible d'exprimer en grec ce que l'égyptien exprime.

Cependant, l'auteur nous avait en quelque sorte prévenus dès sa seconde

phrase, car de son traité, il dit : il te paraîtra même en contradiction avec cer- tains de mes propos. Festugière n'y voit que l'amplification du lieu commun contenu dans la première phrase, qui précise que le discours réfute les concep- tions usuelles 15. Or, c'est plutôt sur les paroles d'Hermès qui suivent directe- ment et sur le commentaire et la traduction en grec que porte cet avertissement, le cap qui introduit l'argumentation ayant la valeur fréquente d'explication non de l'énoncé qui précède, mais de la raison de son énonciation.

Le problème posé par ce prologue apparaît plus clairement : il s'agit de valider l'expression en grec des conceptions cosmologiques égyptiennes sans

priver la langue égyptienne de l'energeia qui lui est propre. Ces deux plans sont

essentiels, comme le savent les spécialistes de la Septante. En effet, la validation d'une traduction en grec de l'Ancien Testament ne s'est pas faite de soi, et il fal- lait que la divinité confère une authenticité à une telle distorsion de sa révéla- tion.

La solution de l'auteur du traité XVI, qui relève de la technique littéraire, consiste à éliminer de toute temporalité le moment même de la traduction de la lettre. En racontant son histoire, en mettant en place son cadre narratif, il établit une rupture entre les plans de son discours : celui de la fiction (l'histoire, les

personnages, l'espace, le temps : Asclépios, le roi d'Égypte, le passé, auquel se rattache un autre passé, celui des entretiens d'Asclépios avec Hermès, la langue utilisée, l'impossibilité d'une traduction efficace) se construit de concert avec celui de la narration (le genre de la lettre, avec son adresse, un ton sententieux et

grave, un ordre chronologique). Mais le plan de la mise en discours (celui qui réalise concrètement la fiction et la narration) contredit les autres plans, puique l'auteur écrit en grec ce qui, dans la fiction, est en égyptien. Il contredit aussi le choix narratif, notamment le ton sententieux, du locuteur : la mise en discours confère à la narration un ton d'humour qui dénote avec le sérieux des person- nages mis en scène dans les textes du corpus hermétique. Cette distorsion amène

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Temps réel, temps imaginaire et temps fictionnel dans la révélation hermétique 119 9

le lecteur à réévaluer le début de la lettre, à comprendre ces traits d'humour, à apprécier la raison pour laquelle le locuteur dit se contredire lui-même, et à rire des commentaires du maître d'Aclépios, Hermès décidement omniscient : n'a-t- il pas expliqué à son disciple qu'à ceux qui liront ses livres, la construction sem- blera claire et toute simple, alors qu'elle est obscure et tient cachée la significa- tion des énoncés ?

Dans cette fiction, la valeur spécifique de la langue égyptienne n'est pas niée, elle est au contraire exaltée, mais la langue grecque, malgré les critiques qui lui sont adressées, se voit même capable d'exprimer la spécificité de la langue égyptienne, ce qui, vu le contenu de l'introduction, ne manque pas de

piquant. Ce qui laisse entendre que les propos de l'auteur ne sont pas la trace

d'une gloriole un peu vaine face à culture, ou d'une défense par l'attaque de son écriture et de sa langue 16, mais témoignent d'une nécessité cosmologique : le

grec n'est pas parole divine, et idéologiquement, toute traduction prive l'énoncé de sa valeur performative. Mais écrire en grec ce qu'on écrit en égyptien, c'est effacer dans le temps la distorsion dont parle l'auteur : dans la fiction, la traduc- tion n'a jamais eu lieu, et dans la réalité pas plus, puisque le texte fut composé en grec.

NOTES

1. Voir Corpus Hermeticum, tome II, texte établi par A.D. Nock et traduit par A.-J. Festugière, Paris (Les Belles Lettres) 1946 = CH.

2. A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, Paris, 1944-1954. 3.G. Fowden, The Egyptian Hermes. A Historical Approach of the Late Pagan Mind,

Cambridge-New York, 1986. Cf. aussi l'article pionnier de Ph. Derchain, « L'authenticité de l'inspiration égyptienne dans le Corpus Hermeticum », RHR 161 (1962), pp. 175-198.

4. C'est ce qu'expose le « mythe de la vache du ciel ». Sur ce texte, cf. E. Homung, Der Agyptische Mythos von der Himmelskuh, Freiburg-Gôttingen 1982.

5. Asclepius 37. 6. Ph. Derchain, art. cit. 7. Pour des textes similaires en langue égyptienne, cf. Ph. Derchain, La papyrus Salt

825. Rituel pour la consevartion de la vie, Bruxelles 1965, « L'auteur du Papyrus Jumilhac », RdE 41, 1990, pp. 9-30 et Fr. Thélamon, Païens et chrétiens au IVe siècle. L'apport de l'Histoire ecclésiastique de Rufin d'Aquilée, Paris 1981, pp. 199-201.

8. Voir le beau commentaire de P. Chuvin, Chronique des derniers paiens, Paris 1991, pp. 70-74.

9. Ce nom est généralement rapproché du nom du dieu Thot. Voir cependant Kakosy, Studies in pharaonic religion and society in honour of J. Gwyn Griffiths, Londres 1992, pp. 258-261.

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120 Michèle Broze

10. Sur ce point, voir H.-Ch. Puech, En quête de la gnose L La gnose et le temps, Paris 1978, pp. 117-118, J.-P. Mahé, Hermès en Haute Égypte. Les textes hermétiques de

Nag Hammadi et leurs paralléles grecs et latins, t. I, Québec 1978, pp. 4-5 et P. Lory, « Hermès-Idris, prophète et sage dans la tradition islamique », in Présence d'Hermès

Trismégiste, Paris 1988 (Cahiers de l'hermétisme), pp. 100-109.

11. G. Fowden, op. cit., p. 40.

12. CH p. 384, n. 232. 13. J. Podemann Sorensen, « Ancient Egyptian Thought and the XVIth Hermetic

Tractate », The Religion of the Ancient Egyptian. Cognitive Structures and Popular

Expressions, 00. by G. Englund, Uppsala 1987, pp. 41-57.

14. On connaît bien les réflexions de Plotin ou de Jamblique à ce sujet. Philon

d'Alexandrie connaît aussi cette puissance particulière de la langue égyptienne et s'ap-

proprie le langage de l'hermétisme quand il décrit l'energeia des paroles de Moïse en De

Cherubim 53-56. 15. CH p. 231, n. 2.

16. C'est ce que suggère G. Fowden, op. cit., pp. 37-38

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Du mythe au concept de temps psychique et vécu :

l'héritage de Platon chez Plotin et saint Augustin

Hervé Barreau (Strasbourg)

ontrer la façon dont Plotin s'est inspiré du Timée de Platon, et la façon Mdont S. Augustin (dans Confessions, livre XI) s'est inspiré des Ennéades (livre III, chapitre 7), c'est s'interroger sur la préhistoire non de la notion de

temps en général, mais de la bifurcation, qui ne s'est opérée de façon définitive

qu'au XIXE siècle, entre le temps physique et le temps vécu. Cette bifurcation a une préhistoire dans la mesure où les distinctions qui l'ont précédée, et où elle n'était pas elle-même en question, ont préparé cette bifurcation au point de la rendre vraisemblable quand elle est apparue. Nous allons voir que, sous l'ha- billage du mythe, Platon distingue entre les mouvements de l'Ame du Monde et le temps qui leur sert de nombre. Chez Plotin, l'Ame du monde elle-même, en

passant d'un état à un autre, fait naître le temps, et les astres ne servent qu'à mesurer ce dernier. Tandis que chez saint Augustin, le temps, qui est la marque d'un monde créé et n'a d'existence qu'en un tel monde, puisque Dieu en est tout à fait exempt, ne reçoit de mesure que de l'âme humaine qui en fait, à la fois, un temps essentiellement vécu. La façon dont s'opère le déplacement de ces dis- tinctions qui ont, chaque fois, un caractère fondamental, est visible à l'inspec- tion des textes clés de ces trois auteurs. Nous verrons que, bien que s'appro- chant chaque fois davantage de cette bifurcation qui nous semble aujourd'hui s'imposer, aucun de ces auteurs n'était préparé à l'admettre, et qu'elle a, en fait, d'autres sources.

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122 Hervé Barreau

I

Platon n'a pas d'autre prétention dans leTimée, écrit-il (29 c-d), que d'of- frir une histoire vraisemblable de l'origine de l'Univers. Il est obligé de faire

appel à un Démiurge, car il a besoin d'une cause efficiente pour passer du monde éternel des Idées à un cosmos, doué d'intelligence et d'âme certes, mais

également soumis au devenir. L'aspect mythique de son récit est souligné par les

aspects qu'il attribue à l'Univers afin de le rendre le plus beau possible : il est

unique, incorruptible, de figure sphérique, de mouvement circulaire, doté d'une Ame qui l'enveloppe.

a. A propos de cette Ame, Platon se reprend : elle a été la première à être constituée par le Démiurge, afin de commander au corps de l'Univers. Sa com-

position est faite d'Etre, de Même et d'Autre, et elle reçoit un statut intermédiai- re entre le monde intelligible qui est indivisible et le monde sensible qui est divisible. Loin de lui donner d'abord des capacités cognitives, comme on s'y attendrait aujourd'hui, Platon s'étend sur sa structure étrange, faite d'une bande

unique divisée par des intervalles dont les longueurs sont mesurées par les puis- sances 0 à 3 des nombres 2 et 3. En prenant la médiété harmonique et la médiété

arithmétique des nombres ainsi obtenues, on obtient de nouveaux intervalles qui correspondent aux intervalles classiques de la gamme pythagoricienne : la quar- te, la quinte et le ton, et qui embrassent plusieurs octaves. La bande est alors divisée en deux ; chaque bande est ployée en cercle, si bien que les deux cercles fixés en leur milieu en forme d'X deviennent l'un le cercle du Même, où l'on

peut reconnaître l'Equateur de l'Univers, l'autre le cercle de l'Autre, où l'on

peut reconnaître l'Ecliptique. C'est ce dernier cercle qui est divisé, à l'intérieur, en 7 cercles inégaux, dont les distances correspondent aux intervalles doubles et

triples. Tous ces cercles se meuvent de vitesses uniformes, les cercles de l'Autre

s'avançant en sens inverse par rapport au cercle du Même. Parmi les cercles de l'Autre trois sont de vitesse égale. L'Ame du monde se met, de plus, à tourner sur elle-même. Enfin apparaissent les capacités cognitives : du cercle de l'Autre naissent les croyances concernant le monde sensible, du cercle du Même les cer- titudes concernant le monde intelligible.

b. Ce qui est frappant, c'est qu'il n'est pas question de temps jusqu'ici. C'est ensuite que le Démiurge, selon Platon, « eut l'idée de former une sorte

d'image mobile de l'éternité, et tandis qu'il organise le Ciel, il forme, d'après l'éternité immuable en son unité, une image à l'éternel déroulement rythmé par le nombre, et c'est cela que nous appelons le temps » (37 d). Il faut en inférer

que, pour Platon, les mouvements uniformes des cercles existaient avant que n'apparaisse le Temps proprement dit. Ce dernier ne prend naissance qu'avec les astres, placés sur les cercles de l'Autre pour être les organes du Temps :

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Du mythe au concept de temps psychique et vécu 123

« C'est afin que fût engendré le Temps que le Soleil, la Lune et les autres astres surnommés « errants » durent naître pour la détermination et la garde des nombres du Temps » (38 c).

c. Ces cercles de l'Autre, munis chacun de leur planète (Lune, Soleil, Vénus, Mercure, et les trois autres), sont « dominés » par la révolution du Même, si bien que la régression la plus lente par rapport à cette dernière révolu- tion, est la plus approchante de son mouvement. Platon fait ici allusion à la marche du Soleil, à laquelle il accorde une importance spéciale : « afin qu'il y eût une mesure claire à tous ces rapports de lenteur et de vitesse, et que les huit révolutions suivissent leur route, le Dieu alluma un flambeau dans le 2ème cir- cuit ; c'est à lui que nous donnons maintenant le nom du Soleil... La nuit donc et le jour sont nés de cette façon ; c'est là la révolution du circuit qui est un et le plus raisonnable. Le mois, c'est quand la Lune, ayant fait le tour de son orbite a rattrapé le Soleil, l'année quand le Soleil a fait le tour de son orbite » (39 b-c). Platon envisage enfin la Grande Année ou « nombre parfait du temps » qui est accomplie « quand les 8 révolutions ayant trouvé un commun multiple à leurs périodes respectives, arrivent à une somme qui contient un nombre exact de fois le cycle du Même, du Semblable en sa course » (39 d). La Grande Année est donc nécessaire pour que l'image mobile de l'éternité soit parfaite.

La doctrine platonicienne peut donc se résumer en trois traits : 1) c'est le Démiurge qui a institué le temps ; on ne peut raconter cela que

sous forme mythique de récit vraisemblable ; 2) bien que ce ne soit qu'un mythe, ce récit fournit le fondement d'une

science astronomique, celle des Pythagoriciens, qui ont inventé la géométrie et la cinématique de l'Univers ;

3) l'Ame du monde ne figure ici que comme porteuse de mouvements réguliers qui ont été déterminés, ainsi que leurs astres témoins, par le Démiurge ; il n'est pas question d'une conscience du temps.

II

Plotin a profondément transformé le platonisme. D'une doctrine ration- nelle et assez ésotérique, il a fait une doctrine du sentiment, d'abord plus acces- sible. Chez lui l'éternité est la vie de l'intelligence et le temps celle de l'âme quand elle s'écarte de l'intelligence; on peut donc faire l'expérience de l'une et de l'autre. Au chapitre 7 du livre III des Ennéades, auquel il a donné pour titre de l'éternité et du temps, on trouve une quasi-description de ce qu'est l'éternité : « l'être stable qui n'admet pas de modifications dans l'avenir et qui n'a pas

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124 Hervé Barreau

changé dans le passé, voilà l'éternité. Oui, ce qui est dans les limites de l'être a une vie présente tout entière à la fois, pleine et indivisible en tous sens ; cette vie c'est l'éternité que nous cherchons (à définir) » (Edition Les Belles lettres, trad.

Bréhier, ibid., n°3). Les traits du temps, on le voit déja, vont se définir par contraste (plus que par imitation) à ceux de l'éternité.

a. D'abord Plotin fait la critique des doctrines antérieures sur le temps, dont il veut se démarquer, même s'il se présente comme un interprète de Platon. Il reprend les critiques qu'avait adressées Aristote aux successeurs de Platon,

qui faisaient du temps, non sans quelque fondement, comme on l'a vu plus haut, le mouvement de l'Univers, ou la Sphère elle-même. Mais Plotin s'en prend sur- tout à Aristote. Ce dernier, pour Plotin, ne distingue pas entre le temps et sa mesure. Il est vrai qu'Aristote avait écrit : « Nous mesurons le temps par le

mouvement et le mouvement par le temps ». Cette réciprocité est impensable pour Plotin. Toute grandeur existe en elle-même et avant qu'on la mesure; cela

s'applique au temps comme à l'espace. On peut objecter à cette critique d'Aristote que Plotin ne fait pas la distinction entre ce qu'Aristote entend par « nombre », et ce qu'il entend par « mesure », mais il est vrai que parfois Aristote, comme dans la citation précédente, gomme cette distinction, qui pré-

suppose toujours, chez Aristote lui-même, l'intervention de l'âme (humaine). Pour Plotin il s'agit, non d'une intervention d'une âme subordonnée, mais de l'initiative de l'Ame du Monde, comme nous allons le voir.

b. Plotin en arrive à exposer sa propre doctrine. Elle consiste essentielle- ment dans la description qu'il fait du passage, qu'opère l'Ame du Monde, de

l'éternité au temps, quand elle veut vivre de sa vie propre, en déployant celle-ci dans le temps :

« Avant d'avoir engendré l'antériorité et de lui avoir lié la postérité, qu'elle réclame, le temps reposait dans l'être ; il n'était pas le temps, il

gardait sa complète immobilité dans l'être. Mais la nature curieuse d'ac-

tion, qui voulait être maîtresse d'elle-même et être à elle-même, choisit le

parti de rechercher mieux que son état présent. Alors elle bougea, et lui aussi se mit en mouvement. Ils se dirigèrent vers un avenir toujours nou-

veau, un état non pas identique à leur état présent, mais différent, et sans cesse changeant. Et après avoir cheminé quelque peu, ils firent le temps, qui est une image de l'éternité...» (ibid. n°11, p. 142)

Naissant de l'éternité, où il existe en quelque sorte en germe, le temps coïncide avec la dissociation qu'opère l'âme en passant d'un état à un autre, s'évadant de l'intelligible pour tomber dans le sensible, non sans faire du second une image du premier, comme le voulait Platon :

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Du mythe au concept de temps psychique et vécu 125

« Dire que le temps est la vie de l'âme consistant dans le mouvement par lequel l'âme passe d'un état de vie à un autre état de vie, ne serait-ce pas dire quelque chose? L'éternité, c'est une vie dans le repos et l'identité, vie identique à elle-même et infinie. Or, le temps est l'image de l'éternité et doit être à l'éternité comme l'univers sensible est au monde

intelligible ; donc, au lieu de la vie intelligible, une autre vie, qui appar- tient à cette puissance de l'âme et qu'on appelle vie par homonymie; au lieu du mouvement de l'intelligence, le mouvement d'une partie de

l'âme; au lieu de l'identité, de l'uniformité, de la permanence, le change- ment et l'activité toujours différente; au lieu de l'indivisibilité et de

l'unité, une image de l'unité, l'un qui est dans le continu; au lieu d'une infinité qui est un tout, un progrès incessant à l'infini ; au lieu de ce qui est tout entier à la fois, un tout qui doit venir parties par parties et qui est

toujours à venir. Ainsi l'univers sensible imitera ce tout compact et infini du monde intelligible, en aspirant à des acquisitions sans cesse nouvelles dans l'existence; son être sera alors l'image de l'être intelligible » (i6id nOll, p. 143).

c. Reste à Plotin à expliquer comment s'introduit la mesure du temps, qui n'est pas le temps lui-même, bien que certains lecteurs de Platon (et Aristote

aussi) commettent, selon Plotin, cette confusion, qu'il s'attache lui à dissiper, en

forçant le sens de certaines expressions platoniciennes :

« Dira-t-on que, pour Platon, les révolutions des astres sont aussi des

temps? Qu'on se souvienne qu'il dit que les astres ont été engendrés pour manifester le temps, « pour en marquer les divisions » et « pour per- mettre de le mesurer aisément ». Comme il est impossible de déterminer le temps lui-même par l'âme, et comme les parties du temps ne peuvent être mesurées par elles-mêmes, parce que le temps est invisible et insai-

sissable, et surtout parce que l'on ne sait pas encore compter, l'âme « produit le jour et la nuit » ; grâce à leur différence, on a l'idée du nombre deux ; et c'est de là, dit Platon, que vient la notion de nombre. A l'intervalle qui est entre un lever du soleil et son lever suivant correspond un égal intervalle de temps ; car le mouvement du soleil, sur lequel nous nous appuyons, est un mouvement uniforme, et par lui nous mesurons le

temps. Nous mesurons le temps, dis-je; car ce n'est pas le temps lui- même qui est la mesure » (ibid. n°12, pp.144-145)

La façon dont Plotin commente les textes de Platon marque elle-même la différence de sa doctrine avec celle de ce dernier. Cette différence peut se résu- mer en trois traits principaux :

1) Nous n'avons pas affaire, chez Plotin, à un mythe, mais à une phéno- ménologie de l'Ame du Monde, qui livre la genèse du temps, dans lequel est

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126 Hervé Barreau

enfermé le monde sensible. On n'a plus besoin d'un Démiurge pour passer de l'éternité au monde sensible, puis au temps, mais l'Ame donne naissance au temps en imitant l'éternité dont elle s'écarte pour faire apparaître le monde sen- sible.

2) L'astronomie n'est pas la science du temps, mais la science de la mesure du temps. C'est nous qui mesurons, en prenant les révolutions des astres, en fait celles du Soleil, comme des unités de mesure.

3) La vie émancipée de l'Ame est l'essence du temps ; il est vrai, pour Plotin, que, comme l'a dit Platon, « le temps est né avec cet Univers », mais c'est parce que « l'Univers est produit dans un acte qui est le temps lui-même, et il est dans le temps ».

III

Saint Augustin a été lecteur de Platon, et surtout de Plotin, et de ce der- nier il a retenu certainement, comme le fera plus tard Bergson, la critique de la conception aristotélicienne du temps. Mais, dans les Confessions, il raisonne à partir de sa conversion au christianisme et il cherche à se donner une vision du monde conforme à sa foi chrétienne. C'est dans la Bible qu'il cherche ses repères pour penser les rapports entre l'éternité et le temps. C'est donc à l'inté- rieur d'une méditation sur le premier verset de la Genèse traduit de la manière suivante : « Dans le Principe Dieu créa le Ciel et la Terre », qu'Augustin aborde l'objection que faisaient les néo-platoniciens de son temps à l'idée judéo-chré- tienne de la création : « Que faisait Dieu avant de créer le Ciel et la Terre ? ». La réponse bien connue d'Augustin est qu'il n'y avait pas de temps avant la créa- tion du Monde. Dieu est le créateur du temps comme il l'est du Ciel et de la Terre.

a. Qu'est-ce donc que le temps? se demande alors Augustin. D'emblée il s'adresse à l'expérience psychologique, où la distinction du passé, de l'avenir et du présent s'impose d'elle-même. C'est ainsi qu'on peut dire qu'Augustin a introduit le concept de temps vécu, comme base de toute interrogation sur le temps, en philosophie. On cite souvent, et avec raison, l'embarras qu'il éprouve à définir le temps, alors qu'il croit savoir sans réflexion ce qu'il est. On remarque moins que, pour sortir de son embarras, il recourt sans hésitation à son expérience psychologique : « Dès qu'il s'agit de l'expliquer (le temps), je ne le sais plus (ce qu'il est). Cependant - j'ose l'affirmer hardiment - je sais que, si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé, que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps futur, et si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent » (Confessions, 1. XI, édit. Les Belles Lettres, trad. P de Labriolle, t. II, p. 308). La première difficulté consiste alors à considérer, comme on le fait habituellement,

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Du mythe au concept de temps psychique et vécu 127

le temps comme une grandeur, qui peut être plus ou moins longue ou courte. En

effet, le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore, et le présent se réduit à un

instant inétendu. Comment peut être long ce qui n'existe pas ! La première solu-

tion, que propose Augustin, est de considérer un présent qui englobe le passé et

l'avenir, car nous ne mesurons le temps qu'au moment où il passe, et donc en

tant que présent. Je cite : « Ni le futur, ni le passé ne sont. C'est donc impropre- ment que l'on dit qu'il y a trois temps : le passé, le présent et le futur. Plus exac-

tement, dirait-on peut-être, il y a trois temps le présent du passé, le présent du

présent, le présent du futur. Ces trois modes sont dans notre esprit et je ne les

vois pas ailleurs. Le présent des choses passées, c'est la mémoire ; le présent des

choses présentes, c'est la vision directe ; le présent des choses futures, c'est l'at-

tente. Si l'on me permet ces expressions, alors je vois trois temps » (ibid. XX.26. p. 314).

b. Augustin n'est cependant pas satisfait par cette première solution, car

cette notion d'un présent englobant passé et avenir est difficile à concilier avec

cette certitude fournie par l'expérience, à savoir que « nous mesurons le temps au moment où il passe », si l'on maintient que le présent manque d'étendue

(spatio caret), alors que c'est dans une certaine étendue (in aliquo spatio) que nous pouvons mesurer le temps. La seconde solution consistera évidemment à

se libérer de la notion de présent inétendu. Mais avant d'en venir là, Augustin

propose de faire appel à la méthode des savants : « J'ai entendu dire à un savant

que le temps n'est rien d'autre que le mouvement du Soleil, de la Lune et des

astres » (ibid. XXIII, 29, p. 316). Pas davantage qu'à Plotin, cette solution n'ap-

paraît satisfaisante à Augustin : « Si les astres suspendaient leur course et que la

roue du potier continuât à tourner, il n'y aurait plus de temps pour en mesurer

les tours ! » (ibid.). En réalité, on ne doit pas confondre le temps et sa mesure.

Certes, il y a des astres, des flambeaux célestes, « pour être des signes, pour

marquer les saisons », comme il est écrit dans la Bible, mais cela ne nous livre

pas la nature du temps, à l'aide de laquelle nous mesurons les mouvements des

corps : « le mouvement d'un corps est une chose, la mesure de la durée de ce

mouvement en est une autre » (ibid. XXIV, 31,p. 319). Or la mesure de cette

durée, nous ne cessons de l'évaluer et d'en parler. C'est ainsi que nous mesu-

rons la longueur des poèmes par le nombre de vers, la longueur des vers par le

nombre des pieds, la longueur des pieds par le nombre des syllabes, la longueur des syllabes longues par celle des brèves. Certes on peut réciter un poème plus ou moins vite, plus ou moins lentement. Les mesures dont nous venons de parler sont relatives. Il n'empêche qu'elles nous autorisent à dire que le temps n'est

qu'une extension. Et cette extension, semble-t-il, n'est qu'une extension de l'es-

prit. Car il faut que les durées soient passées pour qu'elles puissent être mesu-

rées tout entières dans la mémoire qui les garde. D'où l'inévitable conclusion : « C'est en toi, mon esprit, que je mesure le temps » (ibid. XXVII, 36,p. 322).

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128 8 Hervé Barreau

Mais ce qui vaut pour le passé, vaut également pour l'avenir. Car on peut déter- miner en pensée la longueur du poème que l'on va réciter. Et l'on peut égale- ment comparer la longueur de ce qui reste à dire à la longueur de ce qui a été

déjà dit. On ne mesure donc pas dans le présent proprement dit, qui n'est qu'un point.

« Mais ce qui dure, c'est l'attention par laquelle s'achemine vers le n'être

plus ce qui va y passer. Ce n'est donc pas l'avenir qui est long, puisqu'il n'existe pas; un long avenir, c'est une attente de l'avenir, qui le conçoit comme long ; ce n'est pas le passé qui est long puisqu'il n'existe pas ; un

long passé, c'est un souvenir du passé qui se le représente comme long »

(ibid. XXVIII, 37,p. 324).

c. Augustin s'arrête à cette considération qui regarde le temps comme de l'extension mesurée qui passe de l'avenir au passé. Car ce qui vaut pour un

poème, vaut non seulement pour chacune de ses parties, mais également pour « une action plus ample, dont ce chant n'était peut-être qu'une faible partie », et de même pour la vie entière d'un homme, dont les actions sont chacune des par- ties, et enfin pour tout le cours des générations humaines, dont « chaque vie individuelle n'est aussi qu'une partie » (ibid. XXVIII, 38,p. 324). On voit

qu'Augustin passe sans difficulté du temps vécu au temps historique. Cette ana-

lyse lui suffit pour y appliquer l'enseignement existentiel et moral qu'il tire de sa conversion et qui lui fait dire devant Dieu, après saint Paul (cf. Philippiens, 111, 12-14) : « Oublieux de ce qui est derrière moi, sans aspiration inquiète vers ce qui doit venir et passer, tendu seulement vers les choses présentes, je pour- suis, par un effort exclusif de tout éparpillement (non distentus, sed extentus, non secundum distentionem, sed secundum intentionem) cette « palme de la vocation céleste », là où « j'entendrai vos paroles de louange, où je contemple- rai votre joie » qui ne vient, ni ne s'en va » (ibid. XXIX, 39,p. 325). A l'éternité divine, en effet, ne convient nul processus temporel, pas même celui qu'on attri- buerait à un esprit qui connaîtrait tout l'avenir et tout le passé comme Augustin connait les strophes à venir et passées d'un morceau de musique, car « rien de tel n'arrive à votre immuable éternité, à votre éternité vraie, ô Créateur des

esprits » (ibid. XXI, 41,p. 326).

L'analyse d'Augustin diffère donc de celle de Plotin en trois traits princi- paux :

1) ce n'est pas une phénoménologie du temps et de l'éternité, mais une méditation métaphysico-religieuse centrée sur la première phrase de la Genèse, selon laquelle Dieu crée l'Univers, lequel se déroule temporellement, sans modifier en rien son éternité bienheureuse.

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Du mythe au concept de temps psychique et vécu 129

2) la mesure du temps n'est pas confiée aux astres mais aux esprits créés

qui comparent dans leur attente et dans leur mémoire certaines longueurs de

temps. 3) le temps qui est sujet d'inquiétude pour l'homme pécheur et partagé

(distentus), est le terrain de la fidélité et de l'espoir pour le chrétien (extentus et

intentus).

IV

Malgré leur filiation, les doctrines de Platon, de Plotin et de saint

Augustin different donc au moins sous trois chefs. Quant à l'essence du temps, c'est un ordre astronomique pour Platon, c'est le déroulement des états de l'Ame du Monde pour Plotin, ce sont les phases de la durée vécue pour Augustin. Quant à la mesure du temps, elle est confiée aux nombres des diffé- rentes révolutions astrales chez Platon et également chez Plotin, qui abandonne

pourtant « la Grande Année » ; elle est opérée par les esprits créés chez

Augustin. Quant à la méthode d'analyse, Platon recourt à un mythe vraisem-

blable, Plotin à ce qu'on appellera plus tard une phénoménologie, c'est-à-dire à la description d'une expérience vécue, Augustin à une méditation à la fois méta-

physique et religieuse, qui inclut la description phénoménologique mais l'en- cadre dans une problématique. Si l'on examine la postérité de ces trois auteurs, on y rencontre de grandes différences, même s'il s'agit d'un seul d'entre eux

(par exemple de Platon procèdent à la fois Aristote et Plotin ; de Plotin le néo-

platonisme païen et saint Augustin ; de saint Augustin la théologie médiévale occidentale et de nombreux auteurs modernes qui vont de Descartes à Husserl, Bergson et Whitehead), mais chaque fois l'unité essentielle du concept de temps est préservée, même si elle est diversement située. Pour opérer la bifurcation entre le temps physique et le temps vécu, il fallait d'autres analyses, qui sont à

reporter à d'autres sources : l'avènement du temps comme grandeur physique fondamentale chez Galilée, Huygens et Newton, l'avènement du temps histo-

rique comme distinct à la fois du temps physique et du temps vécu, empruntant au premier l'armature d'un calendrier astronomique et au second la distinction

indépassable entre l'avenir, le présent et le passé. Une fois qu'elle est accomplie cependant, cette bifurcation nous permet de comprendre combien les analyses anciennes, tout en s'empruntant des éléments, pouvaient différer les unes des autres, soit que le côté objectif du temps soit rapporté à son correspondant sub-

jectif (ce qui est apparent déjà chez Plotin, mais combien plus chez Kant et

Husserl), soit que les modalités du temps vécu (avenir/présent/passé) soient net- tement séparées des relations de succession qui les supportent (ce qui semble avoir été impensable chez les Anciens, mais qui s'est imposé avec l'avènement du temps physique, dans la mesure où ce dernier s'est trouvé lié avec la décou-

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130 Hervé Barreau

verte de lois invariantes par renversement du temps). De cette façon, la rétros- pective sur la préhistoire de notre bifurcation moderne nous prévient de trouver trop facilement des précurseurs et nous préserve de tout anachronisme, mais elle nous permet aussi de comprendre que les glissements de sens, fort apparents dans les filiations anciennes, étaient appelés en quelque sorte par la nature des problèmes que la notion de temps ne pouvait manquer de soulever. Il est clair, en effet, que le temps devait être intégré au mouvement, ce qu'ont fait Aristote et Plotin, bien que différemment, après Platon. Il est clair aussi que le mouve- ment de l'âme humaine devait être mis à distance des mouvements astrono- miques, ce que Plotin n'avait osé faire, mais ce qu'a réalisé magnifiquement S. Augustin, en découvrant un « vécu » beaucoup plus riche qu'un « psychique »

pur, tout en adjoignant maladroitement au premier une capacité de mesure, qui est beaucoup plus sûrement exercée par des instruments matériels, qui dérivent des travaux de la physique moderne. Il est rare qu'une avance sur une ligne phi- losophique ne se paye pas d'un retard, voire d'une régression, sur une autre. Mais cette avance méritait d'être soulignée, quand on passe de Platon à Plotin, et de Plotin à saint Augustin.

BIBLIOGRAPHIE

H. Barreau, « Le traité aristotélicien du temps » (Physique IV, 10-14,217 b 29-224 a 17), Revue philosophique de la France et de l'étrangeç t. CLXIII, p. 401-437 - Le Temps, PUF, coll. que sais-je?, n°3180, 1996

R. Brague, Du temps chez Platon et Aristote, PUF, coll. Epiméthée, 1982 L. Brisson et F. Walter Meyerstein, Inventer l'Univers, Paris, Les Belles Lettres,

1991

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L'inscription du temps dans l'Apocalypse de Jean

Baudouin Decharneux (Bruxelles)

Introduction

De tous les écrits du Nouveau Testament, l'Apocalypse de Jean est, sans

conteste, le plus saisissant. La puissance évocatrice de la narration, le choix des symboles cristallisant la densité du récit, le déploiement progressif des diffé- rents tableaux constitutifs du discours provoquent à la fois un sentiment d'étran- geté et une impression d'inquiétude auxquels un esprit, même contemporain, demeure difficilement insensible. D'un point de vue philosophique, l'Apocalypse pose deux questions essentielles dont le caractère aporétique est si bien connu qu'oser les formuler confine à l'énonciation d'un truisme : qu'ad- viendra-t-il lors de ma mort ? Le monde dans lequel je vis aura-t-il une fin ?

Alors que l'Ancien Testament débute par le récit du commencement, la Genèse, le Nouveau Testament ferme le Livre, ou plutôt les Livres, en posant la question de la fin des temps ; le temps individuel par définition subjectif, le temps cosmique, compris en son sens objectif, car inhérent aux révolutions célestes. On le voit d'emblée, la question du Temps est la grande affaire de Jean. Nous n'entrerons pas ici dans des recherches pointues visant à cerner l'identité du narrateur, qu'il nous soit toutefois permis de préciser que nous optons pour la thèse identifiant Jean le Presbytre comme rédacteur et non pour celle, plus tradi- tionnelle, attribuant le récit à l'Évangéliste ; des indices philologiques, histo-

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132 Baudouin Decharneux

riques et doctrinaux nous inclinent à ce choix avec les précautions d'usagel. 1.

Cependant, soulignons que l'influence du quatrième Évangile sur l'Apocalypse semble assez nette et qu'il convient de situer le document dans le sillage de l'en-

seignement johannique dont on connaît la prégnance sur les communautés chré- tiennes primitives d'Asie Mineure. Nous nous rangeons ainsi à la thèse la plus courante ; on se souviendra d'ailleurs qu'elle a été soutenue dès le IF siècle2.

Si l'on souhaite comprendre les diverses figures symboliques représen- tant le temps dans l'Apocalypse, on doit tout d'abord s'interroger sur la nature de cet écrit et proposer une méthode de lecture visant à lever la volontaire com-

plexité du document. De façon classique, le genre apocalyptique est relié à la tradition juive par les commentateurs qui voient dans ce type de littérature un incontestable prolongement de l'Ancien Testament, via la mouvance judéo- chrétienne3. On cite volontiers des apocalypses d'Enoch syriaque, éthiopien et slave, l'apocalypse d'Esdras dont on sait la fortune dans la patristique, les Oracles de la Sibylle païenne, juive et chrétienne, le Livre des Jubilés, l'apoca- lypse de Moïse, le Testament de Moïse et la Vie d'Adam, le Testament des douze patriarches, les Psaumes de Salomon, l'Assomption de Moïse, le Livre Secret d'Hénoch, l'Apocalypse d'Esdras, comme des antécédents juifs - ou s'inscrivant dans la mouvance du judaïsme - bien connus de la littérature chré- tienne des premiers siècles. Le lecteur familier de la Bible relève également des similitudes avec Isaïe (24-27), Ezéchiel (12-14) et Daniel (7-12), enfin, certains

passages des évangiles de Marc et de Matthieu annonçant la ruine de Jérusalem

présentent de nombreux points communs avec le texte qui nous préoccupe ici. Au sein de la littérature apocryphe4, on notera que des Apocalypses de Pierre, Jacques, Paul, Thomas, Étienne, Jean le Baptiste, Marie, Bartholomé, Daniel et Zacharie ont connu des fortunes diverses dans le(s) christianisme(s) du Il' au VI siècle; c'est dire l'importance du genre et son succès. Des rapprochements entre

l'Apocalypse de Jean et ces divers documents ont conduit les scientifiques à

produire des explications dont l'érudition force l'admiration; toutefois, il appa- raît, à la lecture de ces commentaires, que le sens même de la narration ne peut s'appréhender qu'au travers d'une étude de la structure du document lui-mêmes.

L'Apocalypse se donne comme un livre clos sur lui-même, un récit qui, pour reprendre une expression de son auteur, est à la fois un alpha et un oméga. C'est dire que tout est dit et que tout reste à dire.

Nous prenons comme hypothèse de travail que l'Apocalypse de Jean est une forme de narration mythique appartenant à une classe bien spécifique du

genre allégorique. Dans son ouvrage sur Les origines de la philosophie euro-

péenne, L. Couloubaritsis définit trois règles importantes régissant les discours

mythiques. Premièrement, il y avance que « le mythe fractionne dans le temps ce qu'il porte au discours et divise les unes des autres beaucoup d'entités qui sont ensemble dans le réel. Cela signifie aussi que le mythe porte au passé (à partir d'une origine) des choses qui sont dans le présent ». Deuxièmement, il

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L'inscription du temps dans l'Apocalypse de Jean 133

affirme que « les entités situées ainsi selon un ordre de succession, se distin- guent souvent dans le réel selon leur rang et leur pouvoir. Cela signifie aussi que le mythe peut renvoyer à une réalité hiérarchisée ». « Troisièmement, précise-t- il, les naissances décrites successivement ne sont pas nécessairement comprises comme manifestant des naissances réelles, mais traduisent également une façon humaine de dire des choses inengendrées. Cela signifie donc que le mythe peut exprimer par des naissances des êtres inengendrés (par exemple des dieux ou des phénomènes de la Nature), ce qui ne veut pas dire que le poète qui pratique la généalogie croie nécessairement à la genèse des dieux et du cosmos6 ». Nous avons souligné de notre côté, dans le sillage de J. Pépin, qu'à partir de l'époque hellénistique la pratique de l'allégorèse peut se comprendre comme le déploie- ment d'une pratique rationnelle et consciente du mythe sur des narrations mythiques archaïques. On obtient ainsi des narrations mixtes où traditions archaïques et herméneutique sacrée se mêlent et s'interpénètrent de manière à produire des récits d'une grande complexité, se laissant difficilement réduire à une seule grille de lecture. Nous nous proposons de vérifier si les différentes figures du temps mises en oeuvre au travers des principales visons de Jean peu- vent se comprendre au travers de cette lecture.

Première vision

Dès le début de sa narration qu'il convient sans doute de situer en 1,9, le

prologue étant un encadrement postérieur, Jean place son discours sous les doubles sceaux de la vision et de l'extase. En effet, l'auteur nous dit : « Moi, Jean, votre frère et associé dans la détresse, la royauté et l'endurance dans l'union à Jésus, j'étais arrivé dans l'île de Patmos en raison de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus ; j'entrai en extase un dimanche (...)». Cette entrée en extase est aussitôt suivie par l'audition d'une voix terrible « semblable au bruit de grandes eaux » et par la vision non moins impressionnante d'un personnage « semblable à un Fils d'Homme », accompagné d'une série de symboles : sept chandeliers d'or, sept étoiles, une tunique longue à la ceinture d'or, un glaive à deux tranchants sortant de la bouche. Cette figure symbolique anthropomor- phique produit sur Jean une si vive émotion qu'il tomba en

pâmoison. La première vision survenue à Patmos semble d'entrée de jeu se situer

dans un autre temps et se dérouler à un autre endroit de l'espace. La première série de symboles fait songer à une projection cosmique, à une vision, non plus humaine, mais céleste du monde; la figure du Fils d'Homme fait quant à elle référence à l'aube des temps, au temps ou il n'y avait pas de temps, à l'éternité

qui, nécessairement, précéda la création du premier jour. La chute de Jean, sa grande peur, le pâmoison, sont les caractéristiques physiques de ce que l'on

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134 Baudouin Decharneux

nommerait de nos jours assez pompeusement « un état modifié de conscience ». La vision et l'extase conjointes à un brusque déplacement spatial et temporel produisent un effet de déstabilisation et d'étrangeté mais aussi, paradoxalement, de réalisme au coeur même de la narration. Quatre grands repères fondamentaux pour l'équilibre de la vie humaine sont perdus dès le début de l'Apocalypse : la raison, la conscience, l'espace et le temps.

La modification du cadre temporel est présentée comme la clé de ce double voyage curieusement marqué des sceaux de l'intimité et de l'unité. L'Être semblable au Fils d'Homme réconforte alors Jean en des termes directe- ment en rapport avec notre propos : « Ne crains point, dit-il ; je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant; car j'ai été mort et me voici vivant pour les siècles des siècles, et je détiens les clefs de la mort et du séjour des morts. Écris donc ta vision tant sur la situation actuelle que sur l'avenir » et d'expliquer le symbolis- me des chandeliers et des étoiles représentant les sept communautés et leurs anges auxquels le message apocalyptique est destiné. On notera que, du point de vue de l'économie du récit, Jean procède avec beaucoup d'habilité, donnant à la fois une impression de déséquilibre et de sécurité, d'inconscience et de plénitu- de de la pensée, en jouant sur l'éclatement du temps. Transposé à l'aube du monde, face à une figure semblable au Fils de l'Homme décrit par les

Apocalypses juives; projeté à la fin des Temps et à l'angoissante question de la mort et du salut, Jean, le juste, n'a rien à craindre.

Au passage, notons que la première règle proposée par L. Couloubaritsis semble se vérifier à ce stade du récit ; en effet, la narration fractionne le temps subjectif et objectif au sein desquels Jean évoluait comme tout mortel, pour déplacer à l'instant de la Création et au moment de la fin des Temps, discours

inspiré visant à modifier concrètement le présent, à savoir, la vie des sept com- munautés d'Asie mineure fondées par l'Apôtre. La deuxième règle suggérée est également d'application, Jean instaure une relation directe entre la vie des com- munautés et l'invisible en suggérant une hiérarchisation qui, du supralunaire au sublunaire est censée régir la vie des croyants. Fils de l'Homme, symboles du culte, voûte céleste, anges, apôtre, communautés, sont implicitement ordonnés en une hiérarchie, d'autant plus intangible, que son caractère répressif est annoncé. L'ordre du visible et de l'invisible y sont indissociables même si les plans de réalité qu'ils expriment sont perçus comme différents. Enfin, le narra- teur use deux fois du schème de la parenté, une première fois pour se présenter comme un frère dans l'union à Jésus, affichant par là son égalité avec les membres des communautés, mais aussi, en définissant l'apparition comme « semblable à un Fils d'Homme ». Cet être n'est jamais nommé dans le récit de base, on avance classiquement qu'il s'agit du Christ mais, plus vraisemblable- ment, la thèse d'une des figurations symboliques du messie roi et sauveur semble plus probante car nul ne peut voir le divin de face dans la tradition juive sous peine de payer cette audace de la vie.

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L'inscription du temps dans l'Apocalypse de Jean 135

Deuxième vision

La fin de la première vision est directement adressée aux sept commu- nautés johanniques ; une phrase clé qui nous intéresse ici achève et synthétise à la fois le discours du Fils d'Homme : « Je me tiens à la porte et je frappe : si quelqu'un écoute ma voix et m'ouvre, j'entrerai chez lui et nous dînerons en tête à tête ». Ainsi, la fin des temps est annoncée en des termes à peine voilés par une allusion à la célèbre parabole de l'époux et des vierges fidèles et, aussitôt après cette mise en garde, Jean sera comme ravi par une seconde vision. Une voix l'appelle d'une trappe ouverte dans le ciel et le narrateur, second Jacob, de gravir les degrés de l'onirique échelle pour connaître une deuxième extase. Il y voit un trône sur lequel siège un Être semblable à une pierre de jaspe et de sar- doine nimbée d'émeraude. Autour du trône, vingt-quatre vieillards drapés de blancs manteaux, ceints d'une couronne d'or, sont alignés; du trône jaillissent éclairs, voix et coups de tonnerre; devant le trône, sept torches ardentes repré- sentant les sept esprits de Dieu finissent de camper la vision.

Quatre êtres semblables, selon l'ordre du récit, au lion, au taureau, à une figure humaine et à l'aigle entourent le trône en louant sans cesse la sainteté du kyrios-theos pantocrator pour les siècles des siècles; les vieillards déposaient devant le Seigneur-Dieu leurs couronnes disant : « A vous, reviennent la gloire, l'honneur et la puissance, parce que c'est vous le Créateur de toutes choses : et c'est par votre volonté qu'elles arrivent à l'existence et furent créées ». Jean est ainsi confronté à une autre figure symbolique du divin inhérente à un plan supé- rieur, au-delà du Cosmos, dans le monde qualifié par les philosophes hellénisés d'hyperouranien. Les animaux fabuleux paraissent être en relation avec la struc- ture du zodiaque et des différents symboles qui le caractérisent mais aussi avec la symbolique des séraphins comme l'atteste la description de leurs yeux et paires d'ailes. Le sens ultime de la vision s'efforce d'appréhender de façon uni- taire les puissances divines et le pouvoir infini du Créateur sur les créatures sus- pendues par essence à sa volonté. Le Temps y est figuré non seulement par les animaux fabuleux mais aussi par un autre symbole : le livre cacheté de sept sceaux.

Seul l'Agneau égorgé et sanglant est proclamé digne d'ouvrir le livre et d'en briser les sceaux mais, cette image, pour terrible qu'elle puisse paraître, sèche les larmes de Jean. C'est que le bris des sceaux annonce le grand jour, celui de Dieu, terrible pour le méchant mais joyeux pour l'élu. L'ouverture du Livre représente symboliquement l'entrée dans une nouvelle forme de temps où « un royaume de prêtres » exercera son autorité sur la terre ; ainsi, ce n'est pas la fin des temps que cette seconde vision inaugure, comme une lecture trop rapide pourrait le suggérer, mais une nouvelle forme de temps : le règne des justes. Le sacrifice de Jésus, symbolisé par l'égorgement de l'agneau, a ouvert les portes d'un temps nouveau s'accomplissant. Ce glissement vers une humanité meilleu-

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136 Baudouin Decharneux

re ne va pas sans drames qui iront en s'accentuant, comme la suite du texte le

proclame hautement par le truchement symbolique des quatre cavaliers et des

sept trompettes. Les croyants vivent au travers des « temps nouveaux » un redé-

coupage spatial et temporel du cosmos engendrant le trouble qui envahit les communautés et les égarements qui en résultent ; Jean restaure par sa narration un ordre au sein de l'apparent chaos en dévoilant aux fidèles l'économie du plan divin.

A ce stade de notre étude, l'Apocalypse ne dévoile aucune de ses arcanes si l'on conçoit le temps de façon linéaire. Le temps de la narration se confond

pour Jean avec le temps cosmique, sa véritable nature est cyclique. Nous assis- tons à une sorte de Genèse inversée car, du chaos primordial à la naissance de l'homme archétypal, de la vie paradisiaque de ce même homme au déluge, de la destruction du monde des origines à l'avènement du peuple élu, l'humanité n'a cessé de vivre des glissements temporels jusqu'à Jésus. Pivot de la démonstra- tion, le sacrifice de l'Agneau a marqué le point le plus bas de la courbe, les tour- ments qui suivent, ceux des communautés johanniques, témoignent cruellement du passage vers un ordre des justes rétablis, l'Éden des nouvelles communautés avant la fin des temps. L'accomplissement du cycle restaure l'ordre initial en l'enrichissant du sceau de la connaissance.

Notre lecture suggère que le découpage du temps en figures symboliques correspond à une volonté de donner sens à son déroulement, puisqu'en créant un ordre hiérarchique entre les différentes visions et symboles, Jean fait coïncider le mythe avec sa conception philosophique de l'histoire. On retrouve ici des thèmes doctrinaux bien connus des spécialistes du judaïsme hellénistique et du christianisme des origines comme l'unité du Cosmos, la hiérarchisation des

puissances célestes, l'insistance sur les êtres intermédiaires, la puissance abso- lue de la Providence divine, l'idée archétypale du premier homme. On sait éga- lement la fortune des allégories comprises comme des lieux syncrétiques favori- sant l'interpénétration des pensées juives et grecques; les plus fortes d'entre elles, comme l'image du char du Grand Roi, la description cosmique du Temple, l'image du Grand Prêtre sacrificateur et de l'Ephod, Israël nation des prêtres philosophes, ne se retrouvent-elles pas en filigrane de notre propos ? De sorte

que, si le caractère judéo-chrétien du récit ne peut être nié, il convient de nuan- cer cette affirmation en soulignant les aspects syncrétiques de la narration, notamment, sur le plan méthodologique.

Troisième vision

La troisième grande vision de Jean unit intiment Cosmos et parenté. Deux météores surgissent dans le ciel. Le premier est une Dame enveloppée dans le soleil, la lune sous ses pieds, la tête couronnée de douze étoiles, partu-

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L'inscription du temps dans l'Apocalypse de Jean 137

riente au travail, elle crie dans les douleurs de l'enfantement. Le second météore est un grand dragon roux, à sept têtes ceintes d'un diadème et dix cornes, il

balaye de sa queue le tiers des étoiles et les précipite sur Terre. Le Dragon se

place devant la Dame dans le noir dessein de dévorer l'enfant dès sa venue au

monde, mais l'enfant, destiné à gouverner les nations païennes, est enlevé

auprès de Dieu sur son trône. A ce stade de la vision, Jean focalise notre attention sur la venue du

Christ, son origine cosmique et sa relation à Dieu. Au premier degré de lecture, la Dame est certainement le symbole de Marie dont la vénération était répandue dans les communautés johanniques, mais aussi le symbole cosmique de l'unité, de la sagesse et des forces divines de génération. On se souviendra en effet que le judéo-christianisme figure fréquemment l'esprit divin (pneuma) et la provi- dence (pronoia) par un symbole féminin. De sorte que la parenté entre l'enfant à naître de la Dame et Dieu est établie théologiquement par une forme d'adoption cosmique, de filiation à la fois matérielle et philosophique. La relation de paren- té (lien maternel) entre la mère et l'enfant est intimement liée à la fonction du

Christ, associé au symbole du Trône, le Lieu du pouvoir divin (lien paternel). Cet usage du schème de la parenté correspond assez bien à l'idée de mise en relation des plans visible et invisible par la médiation d'une relation prise en ses

acceptions hiérarchique, cosmique et même politique. Ainsi la Toute-Puissance divine, le Cosmos, les puissances qui l'habitent,

le combat des entités bénéfiques et maléfiques qui y vivent, les tensions internes et externes des communautés fondées par l'Apôtre, sont unifiées au sein de la vision. Les différents plans constitutifs de l'Univers sont liés et l'apparent chaos

qui semble inquiéter la vie des Églises n'est qu'une étape de l'évolution

cyclique du Temps. Le Triomphe des justes est annoncé par le Livre dont l'écri- ture est achevée; nulle inquiétude donc dans le chef du prophète, bien au

contraire, « Réjouissez-vous, cieux et vous qui en habitez les tentes ; mais gare à la terre et à la mer, parce que le Diable est descendu chez vous agité d'une ter- rible rage, sachant bien que le temps lui est étroitement compté ». L'Apocalypse se veut comme un cri de l'éternité dans les temps. En révélant ses visions, Jean se réapproprie le temps qui semble filer entre les doigts des premières commu- nautés. Certes, Jésus, en dépit de sa promesse, n'est pas encore de retour, des tensions existent entre juifs et païens, l'angoisse égare les hommes du chemin de la foi, mais la certitude des périls annoncés par la narration est préférable au doute et à la perte de l'espoir. Les tourments sont vécus en terme de destinée et non d'injustice.

Mais la mission de l'Apocalypse va plus loin; il s'agit de mener le lec- teur jusqu'à la fin des temps, au terme des grands combats livré par le Dragon aux justes, au doux instant où le temps paisible du règne de l'Agneau adviendra. Ce royaume des justes est présenté comme une sorte de second Éden dont la durée est fixée à mille ans. Si l'on s'en réfère aux poncifs relatifs à l'économie

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138 Baudouin Decharneux

du salut, ce règne est promesse d'une vie nouvelle car il sera précédé de la résurrection des justes qui seront associés en qualité de prêtres de Dieu au nou- veau royaume. Mille ans s'écouleront encore lorsque le Dragon déchaîné de sa prison s'efforcera d'égarer une dernière fois les nations avant son ultime défaite. S'ensuit la grandiose vision de la Jérusalem céleste, symbole et promesse d'éter- nité, « il n'y aura plus rien d'exécrable, mais le trône de Dieu et de l'Agneau s'y trouvera, ses serviteurs lui rendront un culte, ils verront son visage et porteront son nom sur le front. Il n'y aura plus de nuit désormais, l'on n'aura plus que faire de la lumière d'une lampe ni de celle du soleil, parce que le Seigneur luira sur eux, ils régneront dans les siècles des siècles ».

Conclusions

Ici s'arrête l'Apocalypse, ouvrant à celui qui sait les portes d'un autre temps que seule la symbolique est à même d'exprimer tant les mots sont impuis- sants à saisir l'intemporel. Au travers des différentes figures du temps que nous avons abordées, plusieurs éléments de la méthodologie du narrateur sont peu à

peu apparus. 1. L'Apocalypse se découpe en plusieurs visions qui, à la manière des

allégories, dévoile un plan de la réalité invisible. Ces différentes scènes sont directement en rapport avec les idées de temps et d'histoire qu'elles visent à cir- conscrire et à redécouper; elles s'organisent en outre de façon circulaire évo- quant tout d'abord le Fils d'Homme et fermant le livre sur un retour à l'éternité symbolisée par la Jérusalem céleste.

2. Jean ne semble pas avoir pour objectif d'annoncer la fin du monde, au contraire, il enseigne son prolongement sous d'autres formes, tout en intégrant à son discours les délicates questions philosophiques du mal et du salut. Le dis- cours prend en compte une réalité historique, la vie des communautés chré- tiennes johanniques d'Asie Mineure, et explique le présent en procédant par découpage et restructuration de l'invisible, les effets bénéfiques escomptés étant certainement le renforcement de la foi, la compréhension et l'acceptation des vicissitudes de l'existence, le rejet des doctrines étrangères au johannisme.

3. La méthode de Jean semble assez proche de celle employée par les allégoristes qui déploient sur un mythe une autre forme de mythe rationalisant et conditionné par des doctrines précises. On mesure assez bien au fil du récit le

mariage des idées juives et grecques en matière de cosmologie et d'anthropolo- gie et leur fusion symbolique au sein d'allégories. Cette forme de rationalisation du mythe est particulièrement adaptée au rassemblement d'idées philosophiques provenant d'horizons culturels différents.

4. Le discours apocalyptique se situe volontairement hors temps ; il saisit le visionnaire en dehors du contexte historique et soutient la thèse du retour à

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L'inscription du temps dans l'Apocalypse de Jean 139

l'Âge d'Or. Paradoxalement, cette extériorité par rapport à la catégorie tempo- relle donne un sens à l'histoire des communautés et partant, au temps qu'elles traversent. C'est par la médiation symbolique que s'opère le lien entre le temps du visible et celui de l'invisible; le temps des hommes et le temps cosmique.

Si ma mémoire touristique n'est pas trop défaillante, c'est non loin de Dijon, à Autun, qu'un beau tympan apocalyptique roman avertit le visiteur des affres qui l'attendent s'il venait à oublier de soigner son âme. Chose curieuse

pour l'art du temps, le tympan est traversé d'une lapidaire mise en garde servant à la fois de commentaire et de signature à l'édifice, elle s'énonce en ces termes : « Que semblable terreur terrorise ceux que ne peut terroriser l'humaine erreur ». Peut-on mieux commenter cette quête tragique d'un invisible qui n'est somme toute que trop visible ?

NOTES

1. Sur le terme apocalypse et son auteur, on se référera à P. Prigent, L'apocalypse de Jean, Lausanne-Paris, 1981, p. 9-14; A. Hembold, « A note on the Autorship of the Apocalypse », NTSt, 8, 1961, p. 77-79 ; J. Hadot, « Les deux auteurs et les deux dates de l'Apocalypse de Jean », Problèmes d'histoire du christianisme 8, Bruxelles, 1979, p. 5- 28. Nous suivons de façon systématique la Traduction oecuménique de la Bible (TOB). ).

2. Cf. : P. Prigent, op. cit., p. 11-12. 3. Voir : J. Lambrecht, L'Apocalypse johannique et l'Apocalyptique dans le Nouveau

Testament, Duculot, Leuven, 1980; plus spécifiquement, U. Vanni, « L'Apocalypse johannique » : état de la question, p. 21-46.

4. Il va de soi que le terme apocryphe est anachronique. Nous en usons afin de facili- ter la lecture de notre exposé.

5. L'étude de la forme de la narration a fait l'objet d'études visant à montrer qu'il s'agit de plusieurs documents distincts regroupés sous la forme « apocalyptique » qui nous est parvenue.

6. L. Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne, De Boeck, Bruxelles, 1994, p. 23-29.

7. Voir : B. Decharneux, L'Ange, le devin et le prophète. Chemins de la Parole dans 1'oeuvre de Philon d'Alexandrie dit « le juif », Bruxelles, 1994, introduction. Nous ren- voyons ici aux travaux de J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, Paris, Vrin, 1964 et Mythe et allégories. Les origines grecques et les consestations judéo-chré- tiennes, Vrin, Paris, 1976.

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Deux figures « circulaires » du temps dans l'initiation gréco-romaine : le temps

« tissé » et le temps en miroir

Joël Thomas (Perpignan)

On sait combien les avancées de la science contemporaine ont bouleversé les

représentations classiques que nous avions du temps, et surtout combien elles les ont situées dans une relativité, dont la conséquence sans doute la plus importante est de nous faire prendre conscience de ce que les différents visages du temps sont des approches, des niveaux de lecture, des descriptions d'une réa- lité plus complexe

Il est particulièrement stimulant de constater que le corpus mythologique classique accède, par ses propres voies, à cette même description complexe du réel : par delà la diégèse, il métaphorise, dans les dynamismes organisateurs du vivant, toute une poétique de la relation, pour reprendre une belle formule d'Edouard Glissant.

Pour le mettre en évidence, nous allons évoquer un épisode mytholo- gique fort connu : l'histoire de Thésée et d'Ariane, à travers ses trois épisodes principaux :

1- Le fil d'Ariane, et l'histoire du Labyrinthe 2- Le voyage de Thésée, la danse des grues, et la fondation d'Athènes 3- Le rapt d'Ariane par Dionysos, qui l'épouse mystiquement.

Ce récit intègre trois figures du temps essentielles dans l'imaginaire et la socio-culture des grecs, et elles-mêmes reliées dans une tension dynamique et

signifiante.

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144 Joël Thomas

Le premier épisode du récit apparaît comme un échec ; pourtant, l'histoi- re d'Ariane s'annonçait bien, rêve d'union, d'amour partagé et de bonheur; mais elle tourne à la tragédie; le temps d'Ariane, temps de la déréliction et de l'abandon, sera celui de la tragédie; et le fil célèbre en sera une très belle métaphore.

Les deux autres épisodes retracent l'histoire, la genèse d'une relation au monde : celle de l'homme grec qui apparaît dans la socio-culture. Apparemment très différents, ils parviennent en fait à décrire, pour parler comme Lévi-Strauss, les deux têtes de cet homme grec janiforme, et à exprimer métaphoriquement une réalité ontologique trop complexe pour être gérée à travers une seule image. Thésée et la « deuxième Ariane », celle qui est enlevée par Dionysos, symboli- sent donc les deux visages du temps que tout grec avait en tête, dans son imagi- naire, et dont la coïncidence constitue peut-être le vrai « miracle grec » :

- Par une démarche volontaire, de type « masculin », Thésée instaure le temps de la cité, celui du citoyen, que nous appelons le temps tissé : imbrication d'instances complémentaires qui fondent l'équilibre et l'harmonie du corps social.

- Ariane, elle, fait l'expérience mystique et « féminine » du temps de l'initié. Ce temps-là est rupture, « tout autre ». Il s'agit bien là encore d'une relation, mais c'est celle d'un avers et d'un revers. En « devenant le dieu », en l'épousant mystiquement, l'initié quitte le monde phénoménal et ses attributs (linéarité, causalité), et passe de l'autre côté du miroir, dans le champ unifié d'un mode d'être nouménal, en synchronicité et en acausalité.

On remarquera que ces deux visages du temps coïncident de façon très intéressante avec deux phases centrales de l'organisation des systèmes vivants hypercomplexes, telle que l'envisage notre science moderne, à travers la notion de systémique. On sait qu'un système vivant s'auto-organise, entre ouverture et fermeture, selon la notion de clôture opérationnelle telle que la définit Francesco Varela, et cela en fonction de deux modalités essentielles :

- une tendance à l'homéostasie et à l'isonomie, à l'équilibre des tensions, par le contrôle des contrôles. C'est le « côté de Thésée », et le tissage de l'espa- ce-temps de la cité grecque tend à réguler des instances apparemment opposées, dans le stémôn, le tissu social, pour éviter la stasis, la dissention et la guerre civile.

- une tendance vers l'auto-transcendance, le dépassement du système par lui-même. C'est la voie d'Ariane, comme rapt par le dieu, rupture, passage ins- tantané - car abolissant le temps linéaire - de l'autre côté du miroir. Ariane est le dieu, mais elle ne le savait pas ; la nature du dieu était en elle, puisque le monde des apparences où elle vivait jusqu'alors n'était que l'envers d'un monde

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Deux figures « circulaires » du temps dans l'initiation gréco-romaine 145

spirituel, dans lequel elle ne va pas, mais qu'elle est intrinsèquement. C'est ce

qu'exprime admirablement l'initiation dionysiaque.

I- Ariane, ou le fil « orphelin » :

Ce fil se réfère, pour Ariane, à un tissage rêvé, mais qui ne sera jamais réalisé : le rêve du mariage entre Ariane et Thésée, qui associerait le fil d'Ariane à un autre, « masculin », et créerait ainsi, très concrètement, le voile nuptial d'Ariane, en même temps qu'il permettrait à Ariane et à Thésée d'accéder à cette complexité du couple qui, dans les représentations iconographiques de

l'Antiquité, est, on le sait, le prélude à la complexité de l'union initiatique entre le myste et le dieu : dans les fresques de la basilique pythagoricienne de la Porte

Majeure à Rome, les mariages profanes représentés à mi-hauteur sont comme une médiation entre la scène des Danaïdes, « agamoi », non mariées, située dans l'obscurité du bas de l'édifice, et les épisodes de mariages mystiques entre l'ini- tié et le dieu, comme le « Saut de Sappho », au sommet de la coupole, et dans l'éblouissement de la lumière céleste2. Or le fil d'Ariane sera toujours « orphe- lin » : il ne trouvera jamais son « frère » jumeau masculin ; et par un bel effet,

déjà spéculaire, c'est un autre voile nuptial, celui des noces de Thétis et Pélée, décrit par Catulle dans son chant 64, qui représente la tragédie d'Ariane, aban- donnée par Thésée, nue, sans voile, sur l'île de Naxos :

« Plus de voile léger qui couvre sa poitrine mise à nu..., elle n'a plus aucun souci de son bandeau, ni de son voile, emportés par les flots »

(v. 64-65, 68).

Car l'histoire d'Ariane est bien celle d'une tragédie, ou plutôt d'une vision tragique du monde, dans laquelle le drame, c'est celui de la séparation, de la déréliction, du clivage, de l'impossibilité du tissage - de même qu'Ariane reste la « non-mariée », comme les Danaïdes. Ce fil orphelin métaphorise la tra-

gédie de la condition humaine, projetée dans le temps - le voyage sur mer

d'Ariane, dans la nef de Thésée -, le long du fil unique d'une destinée dont le sort inéluctable est d'être coupée par les Parques, dans une métaphore fatale « du fil et du ciseau » dont parle Gilbert Durand?. Ce temps linéaire, de la flèche du temps, du sablier et de l'écoulement, c'est celui d'Ariane, à laquelle le voile

nuptial est refusé, en même temps que le tissage complexe qui se retrouve, à des niveaux différents, dans le mariage humain, et dans le statut ontologique de l'initié.

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146 Joël Thomas

II- Thésée, et le temps « tissé » :

Le fil dit « d'Ariane » a une tout autre signification pour Thésée. Il lui permet de relier le centre et la périphérie du labyrinthe, et ainsi de mener à bien son aristie, son épreuve héroïque qualifiante : la victoire sur le Minotaure, être hybride et monstrueux pris comme métaphore de tout ce qui, au coeur même de Thésée, et de l'âme humaine, est régressif et animal. Grâce au fil d'Ariane, Thésée ne se contente pas de sortir prosaïquement du Labyrinthe, et de « sauver sa peau » : il en sort vainqueur, modifié et régénéré.

Comment expliquer, alors, la conduite à proprement parler scandaleuse de Thésée vis-à-vis d'Ariane, et cet « oubli » de la fiancée - oubli dont on sait

que, dans ce type de récits, comme dans le roman de chevalerie, il constitue la grande faute ontologique4 ?

Remarquons d'abord que la faute de Thésée est sanctionnée par un drame qui le touche dans son affection la plus intime : un autre oubli, celui de replier la voile noire - elle-même autre objet tissé : toujours l'effet spéculaire et « circu- laire »...-, dont la vue à l'horizon fait croire à Egée que son fils Thésée est mort, et le conduit lui-même au suicide.

Par ailleurs, dans certaines versions du mythe, Thésée était contraint par Dionysos de renoncer à Ariane; dans d'autres, Ariane mourait en couches, en donnant le jour à l'enfant de Thésée.

Donc, il serait trop simple de faire de Thésée une sorte de Don Juan du labyrinthe, venu séduire les filles des îles grecques, et qui a ensuite « filé », si nous osons continuer ainsi la métaphore... Il est dans la même situation qu'Enée, autre « lâcheur », qui, sur la route de l'Italie, laisse Didon à Carthage. L'explication est, là aussi, symbolique : leur vocation est ailleurs, elle n'est pas dans le bonheur « ordinaire » et l'institution du mariage ; ils sont appelés sur des routes plus escarpées, pour des tissages plus collectifs, dans le cadre de la cité.

C'est pourquoi le mythe reprend le paradigme du tissage, lors de l'escale de Thésée à Délos, lorsqu'il organise la célèbre « danse des grues » (cf. Plutarque, Me de Thésée, 21, 1-2), avec les jeunes gens et jeunes filles rescapés de l'épisode du Minotaure, et qu'il ramène à Athènes'. Les deux groupes de danseurs, l'un masculin, l'autre féminin, se séparent d'abord, pour former deux deltas, puis s'entrelacent, et les deux deltas s'interpénétrent, sans se mélanger : symbole de l'union des contraires, unitas multiplex, où chaque groupe garde sa

spécificité, mais où les deux groupes sont reliés. , Nous retrouvons presque la même figure dans la Rome d'Auguste, lors

des Ludi Apollinares, et du Lusus Troiae, du « Jeu de Troie », où des pelotons de douze hommes se séparent en deux cercles, puis entrelacent cercle et cercle. Virgile reprendra l'image, en la situant dans l'lllud Tempus fondateur de Rome : au ve livre de l'Enéide, lors de leur escale en Sicile, Enée organise avec ses compagnons un Lusus Troiae qui est une véritable mise en scène de la métapho-

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Deux figures « circulaires » du temps dans l'initiation gréco-romaine 147

re du tissage (v. 545-602), et dont Virgile compare les figures à un labyrinthe qualifié de textum iter, « chemin tissé » (v. 589) : là aussi, de Cnossos à Délos, les images du labyrinthe, du tissage, de la danse, du voyage, constellent, par delà la chronologie, dans une circularité signifiante, qui tisse l'espace équilibré, harmonieux, homéostatique des cités de l'Attique autour d'Athènes, comme

sunoikismos, synoecisme. Cette vocation à être le « tisseur » de la communauté athénienne, Thésée

la confirme, comme fondateur d'Athènes, en posant les principes de l'interrela- tion et de la complémentarité des contraires comme bases de la concorde entre

citoyens, et du « tissu » social perçu comme équilibre de tensions. C'est sans doute pour cela que, dans un long développement du Politique (279 b sqq.), Platon compare l'art « royal » de la politique à celui du tisserand : la navette ne

sépare que pour mieux assembler; et il n'est sans doute pas inopportun de faire

remarquer que le mot stasis, « guerre civile » est de même racine que stémôn, et stamen latin, « chaîne » du tissu, et que histos, « métier à tisser », « tissu », mais aussi « mât » du navire : le tissu social et politique n'est qu'une guerre civile savamment maîtrisée ; et, par delà un temps « horizontal », les figures embléma-

tiques du roi, et du voyageur (évoqué par le mât du navire) sont associées à celle du tisserand : dans une belle circularité, c'est bien le même héros initiatique, symboliquement - et réellement - roi en exil, voyageur errant, qui réintègre sa

royauté perdue, en la fondant sur le principe du tissage, et de l'équilibre des ten-

sions, comme secret du vivant qui transcende le « cours » de l'espace-temps. Virgile retrouvera la même constellation en faisant se succéder, dans les cinq derniers livres de l'Enéide, la guerre (comme opposition), puis l'alliance

(comme complémentarité entre Troyens, Etrusques et Latins). Pour bien souligner cette structure « tissée » comme base de la polis,

Thésée fait des Panathénées la fête fondatrice d'Athènes, avec comme rituel central le tissage du voile d'Athéna par les arrhéphores. Ce voile - dont le tissa-

ge commence, tous les quatre ans, au moment où les grues donnent au paysan le

signal d'entreprendre les labours -, est terminé neuf mois plus tard, pour l'anni- versaire de la déesse; et il représente une gigantomachie ; la légende de

Dionysos nous éclairera sur ce point : il faut canaliser l'hybris et la sauvagerie des Titans, à l'oeuvre dans la psyché humaine. Le péplos est alors transporté du

Céramique à l'Acropole, sur un mât couronnant un « char naval », un char en forme de navire (et symbolisant l'union de la Terre et de l'Eau, comme dans les rituels de Dionysos, et d'Isis, où un véhicule semblable apparaît)6. Le voile d'Athéna - patronne du métier à tisser, histos, mais aussi de l'araire (dont une

partie, le timon, s'appelle histoboeus, et dont le « coït » avec la terre n'est pas sans évoquer le « coït » de la chaîne (stémon, masculine, bien proche de stêma, le pénis) et de la trame (kroké, féminine), dont nous parle Sénèque en Ep. 90, 207) et du navire (dont nous rappelons que le mât se dit histos et les voiles

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148 Joël Thomas

histia) - se charge donc de tous les tissages précédents - dont la « danse des Grues » -, dans une « circularité » globale.

La vocation de Thésée est donc d'organiser le temps et l'espace de la cité dans une socialisation et dans une relation harmonieuse, symbolisée par le tissage.

Mais il est d'autres voies, qui ont été provisoirement délaissées. Ariane, séduite et abandonnée sur l'île déserte de Naxos - une forme de la périphérie -, va connaître la rédemption, en même temps que, dans une sorte de fulgurance, l'union mystique avec la divinité : c'est l'épisode de son rapt par Dionysos qui, la voyant abandonnée, en tombe amoureux, l'enlève au ciel, et l'épouse. Ariane fait ainsi une tout autre expérience que Thésée : celle d'un passage soudain de l'autre côté du miroir, dans un espace-temps absolu, alors même qu'elle se croyait abandonnée ; c'est au plus bas qu'elle coïncide avec l'absolu ; il lui faut aller chercher l'unité et la fusion au coeur même de la déréliction, et sa victoire dans ce qu'elle croyait sa défaite. Il y a là une rupture du temps, et de l'ordre des choses, qui est le propre de l'éblouissement mystique, celui que connaît l'initié, dans un espace-temps qui n'est plus celui, diurne, de la sociabilité tissée

par Thésée, mais qui déchire les voiles de la nuit initiatique des mystères de Dionysos. D'ailleurs, lorsque Thésée - conscient de ce manque? - voudra

prendre lui aussi les routes de la nuit, et descendre aux Enfers, en compagnie du

brigand Pirithoos, pour le rapt de Perséphone, son voyage sera à la fois une cari- cature et une perversion de descente initiatique, qui se terminera très mal : il ne joue pas son rôle, il n'est pas dans sa partition, et le rapt de Perséphone est exac- tement l'inverse négatif de celui d'Ariane.

Ce temps de l'expérience mystique de la présence de Dionysos, c'est, pour Ariane, celui de la conversion, au sens étymologique - le retournement, le moment où l'avers coïncide avec le revers, où les ombres portées de la vie se dissolvent devant l'éblouissement du monde divin. C'est aussi, symbolique- ment, le temps du sacrifice : celui qui fait coïncider le démembrement de la déréliction avec le remembrement de la fusion mystique, et la mort avec la vie ; il révèle un champ unitaire de l'espace-temps, qui cantonne les notions de vie et de mort à être des « descriptions » partielles du vivant dans sa complexité, à être des ombres portées dans l'esprit et le coeur des mortels.

Ainsi, Thésée et Ariane ont tous deux une vision de l'absolu, mais par des voies bien différentes, dont l'on pourrait dire que l'une passe par l'espace- temps diurne de la sociabilité, de la cité, et que l'autre emprunte la route noctur- ne des mystères.

Finalement, Thésée et Ariane forment bien un couple. Car on ne peut pas faire l'économie d'une de leurs expériences : elles sont nécessaires pour décrire le champ complexe de la relation du sacré au profane, de l'un au multiple, du centre à la périphérie, dans les dynamismes organisateurs du vivant.

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Deux figures « circulaires » du temps dans l'initiation gréco-romaine 149

C'est bien ce qu'exprime l'histoire même de Dionysos, telle qu'elle était

enseignée dans ses mystères, et telle qu'Ariane en fait l'expérience. Elle nous oriente vers la notion de temps sacrificiel, et en même temps elle nous permet de mieux comprendre la synchronicité essentielle qui est au centre des

mystères : la relation spéculaire entre le temps de l'lllud Tempus et celui, humain, de l'initié : d'où, cette fois, la notion de temps en miroir.

III- Dionysos et le temps en miroir.

Dionysos, le dieu qui est né deux fois, est mis à mort par les Titans, qui démembrent son corps, le font cuire, et le mangent8. Zeus, outré, foudroie les Titans. De leurs cendres fumantes naît la race humaine. Les hommes sont donc les héritiers des Titans, et de leur « péché » prométhéen de « théophagie », tem-

péré toutefois par la subsistance en eux d'une infime portion de la substance divine, la substance même de Dionysos, mangé par les Titans juste avant leur mort, et qui travaille encore en eux - et dans l'homme, leur descendant -, comme une force et une présence occulte de Dionysos, qui est bien alors lusios, au sens de : celui qui peut aider l'homme à s'arracher aux forces dissolvantes de la violence qui sont en lui - et dont le Minotaure était une métaphore.

On comprend alors pourquoi, au coeur même de l'Athènes « diurne » et

civique, sur le peplos d'Athéna, figurait une gigantomachie : les Géants sont des

Titans, et l'image du peplos tissé exorcise le « déliage » et la violence des Titans, comme forces du désordre et de l'incohérence, « liées » dans la structure ordonnée du voile tissé, affirmant la victoire des forces de l'harmonie sur celles de la sauvagerie (qui sont quand même à l'intérieur du peplos : elles ont été canalisées, pas évacuées).

Dionysos immolé renaîtra justement pour inaugurer le règne de l'Unité dans le temps humain de la Différence.

Et ce rôle messianique est souligné par le symbole du miroir. Le miroir jouait déjà un rôle dans le récit fondateur. Il faisait partie, avec

la toupie, des jouets que les Titans avaient montré au petit Dionysos pour l'atti- rer dans un piège et le tuer. Si l'on songe à l'une des particularités du miroir

(brisé, il réfléchit une multitude d'images miniatures de ce qui n'en composait qu'une originellement9), si l'on ajoute à cela le fait que le miroir ne renvoie

qu'un reflet, une apparence, on comprend qu'il symbolise la « chute » de l'Un

originel dans la multiplicité du monde créé, ou, si l'on veut, la dualité/duellité du tissu et de sa doublure. Dionysos, avant d'être démembré par les Titans, et « mangé » par la pesanteur entropique du monde de la création, a cédé aux attraits de ces deux icônes emblématiques : le miroir, et son homologue ciné-

tique : la toupie, dont la rotation centrifuge symbolise le vertige des forces

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150 Joël Thomas

dissociatrices et pulsionnelles qui s'emparent de l'homme, et le font sombrer dans le vertige de la folie, l'arrachent à lui-même.

Par une mise en abyme, un effet spéculaire qui porte sur la symbolique même du miroir, nous allons retrouver ce même miroir, dans le monde des hommes, en train de jouer un rôle à la fois symétrique et inversé lors d'une scène d'initiation dionysiaque. Dans la célèbre mégalographie pompéienne de la Villa des Mystères, datée du 1 er s. av. J.C., nous remarquons un détail, où un Silène tend une coupe à un myste (fig. 1). On a prétendu que le myste ne pou- vait distinguer les reflets du liquide, du fait de l'étroitesse du col du vase.

L'argument semble peu évident, surtout si l'on considère que ce détail s'inscrit dans l'ensemble d'une mise en scène : un autre personnage dispose, derrière le

myste, un masque du dieu, sous sa forme grotesque, suivant un savant effet de

perspective qui exclut le hasard, et tend à faire que le myste voie se refléter en même temps, dans le liquide de la coupe, son image et l'image du dieu, super- posées, mélangées et confondues : il s'en dégage, pour le myste, l'idée méta-

phorique, essentielle pour notre réflexion sur le temps, qu'il est à la fois lui- même et le dieu. Il voit le dieu, et il est le dieu, ce qui est le principe même,

janiforme, de cette fusion du Même et de l'Autre, qui est au centre du rituel de

Dionysos. On le voit, la mise en scène de l'initiation est elle-même un reflet inversé de la scène fondatrice de la légende de Dionysos « au miroir », et elle est une incitation pour le myste au dépassement du danger évoqué par le miroir montré par les Titans. Nous sommes bien, là encore, en temps « circulaire » : le même épisode est intégré à deux niveaux différents, dans un rapport dynamique d'inversion, destiné à provoquer, chez l'initié, la modification attendue par un effet de synchronicité qui, dans le « flash » et l'intensité de la cérémonie initia-

tique, le fait coïncider avec le dieu, par delà les forces dissociatrices, qui s'effa-

cent, se dissipent, et sont vaincues par les forces de l'unité reconstituée.

Dionysos est celui qui conduira l'initié à la vérité, par delà les apparences. Le miroir de Dionysos est donc un dépassement du miroir de Narcisse : il affirme, par delà la dispersion, l'existence de l'unité, à partir de cette étrange propriété du miroir - que nous relevions supra - de refléter autant d'images du sujet total

qu'il y a de fragments, lorsqu'il est brisé. Le miroir de la coupe, tel qu'il est uti- lisé dans le rituel d'initiation à Dionysos, exprime alors la même chose que le démembrement de Dionysos par les Titans, (qui l'avaient attiré avec un miroir...) dans le récit étiologique : à la fois la dispersion et le rassemblement. Suivant le

principe holistique selon lequel chaque partie de la structure reflète toute la

structure, chaque initiation coïncide avec le mythe central, jusqu'à fusionner en

lui, de même que chaque lékané, chaque coupe-miroir, symbolise métaphorique- ment le miroir où Dionysos enfant se regarde.

*

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Deux figures « circulaires » du temps dans l'initiation gréco-romaine 151 l

L'histoire mythique de Thésée et d'Ariane, et son prolongement diony- siaque, nous apparaissent donc bien comme une description complexe des diffé- rents visages du Temps, dans leur complémentarité signifiante : temps tissé du citoyen et temps en miroir de l'initié, il n'y en a pas un qui est plus vrai que l'autre; car, en Grèce et à Rome, le citoyen est un initié, et l'initié est un

citoyen. L'homme grec a besoin, pour sa réalisation ontologique, de ces deux modes d'être, l'un masculin et volontariste, l'autre féminin et mystique, l'un dans la sociabilité de la cité, et l'autre dans la continuité du tissu cosmique. Il ne

peut faire l'économie de l'un d'eux, car l'harmonie de son être, dans ce que nous appellerons son éco-système socio-culturel, et d'autre part dans le lien qui le relie au cosmos, est à ce prix. Sur ce plan, la mythologie antique et la science contemporaine jouent le même rôle : celui d'une relation, d'une médiation grâce à laquelle le cosmos ne nous soit pas inconnaissance, l'homme ne reste pas insu- laire, comme Ariane à Naxos, ou Philoctète abandonné par les grecs sur son île ; et grâce à laquelle le sens se tisse à partir de la relation. Le peintre Georges Braque disait : « Je ne crois pas aux choses, mais aux relations entre les choses » ; il est émouvant, et important, de constater que, par delà le temps, science contemporaine et mythologie classique se fixent cet objectif comme essentiel ; et en ceci, les mythes grecs nous aident à dépasser ce qui a été long- temps une infirmité de la pensée occidentale : prendre un mode de description pour la réalité, la carte pour le paysage, et tomber dans cette lamentable situa- tion du schizophrène dont parle Paul Waltzlawickw, et qui, au restaurant, mange le menu au lieu des plats qui y sont décrits.

NOTES:

1. F. J. Varela, Autonomie et Connaissance. Essai sur le Vivant, Paris, Seuil, 1989. 2. Cf. J. Carcopino, La Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris,

L'Artisan du Livre, 1926. 3. G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969,

p. 371. 4. Cf. P. Gallais, Perceval et l'Initiation, Paris, SIRAC, 1972. 5. Les pages qui suivent doivent beaucoup au beau livre de John Scheid et Jesper

Svenbro, Le métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, La Découverte, 1994.

6. cf. J. Scheid et J. Svenbro, op. cit., p. 29. 7. Cela explique sans doute que dans la tradition des Berbères il y ait une étroite

parenté entre le tissage et le labour, qu'il faut soigneusement éviter de mettre en « concurrence » : une femme ne doit pas nouer ses cheveux devant le métier à tisser, ou quand elle accompagne son mari aux champs ; tout ouvrage sur le métier doit être termi- né pour le début janvier, c'est-à-dire quand les champs commencent à verdir. Cf.

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152 Joël Thomas

J. Servier, Les Portes de l'Année. Rites et symboles. L'Algérie dans la tradition méditer- ranéenne, Paris, Laffont, 1962, pp. 134-135.

8. Cf. là-dessus le beau texte de M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977, et J. Thomas, « Dionysos : l'ambivalence du désir », Euphrosyne XXIV, Lisbonne, 1996, à paraître.

9. Lors de la discussion qui a suivi cette communication, M. Bruno Curatolo me fait judicieusement remarquer que le support matériel des miroirs antiques (métal, ou liquide) n'impliquait pas forcément cette idée connexe de fragmentation. A cela on peut répondre

- que les Anciens avaient nécessairement fait l'expérience du principe de cette frag- mentation (à partir de verre brisé, etc...). ).

- que le reflet sur une surface liquide « éclate » à sa manière lorsque celle-ci réagit, en ondes centrifuges, à une onde de choc.

10. P. Waltzlawick, « Avec quoi construit-on des réalités idéologiques? », in L'Invention de la Réalité (P. Waltzawick dir.), Paris, Seuil, 1988, p. 233.

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Le fil du temps et le temps des fées De quelques figures du temps alternatif

dans le folklore médiéval

Philippe Walter (Grenoble)

herchant à définir le caractère essentiel du temps, Platon dans le Politique C(XIII) développe une image fondamentale qui résume une conception plutôt étrangère à notre pensée « moderne ». Le philosophe y définit le temps comme un mouvement alternatif (susceptible de retournements ou d'inversions) et non comme une accumulation infinie d'instants. Le Démiurge tient le monde en main comme une sorte de grand balancier à torsion. Il le lance d'abord dans un sens puis, lorsque ce premier mouvement arrive à son terme, le balancier s'im- mobilise et repart dans l'autre direction. Le premier mouvement du balancier correspond au temps de Cronos, le second au temps de Zeus. Ainsi le temps obéit à deux rotations et postulations contraires ; il est mû par deux divinités de volontés opposées (Zeus et Cronos).

Cette image du balancier et du mouvement alternatif se retrouve à travers diverses variations dans des textes et des mythes de l'Antiquité et même du Moyen Age qui hérite sur ce point des conceptions antiques. Toutefois, comme on le verra, le Moyen Age chrétien, oppose une autre conception du temps plus linéaire à la conception alternative qu'il recueille de l'Antiquité. La réflexion de saint Augustin sur le temps constitue l'étape décisive de cette mutation intellec- tuelle qui aboutira au temps quantifié (et marchand) de la fin du Moyen Age. Il s'agit, bien évidemment, d'un phénomène de longue durée qui ne peut s'appré- hender qu'à grande échelle sur près d'un millénaire.

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154 Philippe Walter

Temps de Zeus, temps de Cronos

On raconte qu'Omphale, après avoir épousé Héraklès, se revêtit de la

peau de lion du héros et brandit sa massue. Au contraire, Héraklès habillé d'une

longue robe se mit docilement à filer le lin aux pieds de la reine Omphale. Au rouet féminin manipulé par Héraklès est associée l'image d'une inversion des

sexes, métaphore de l'inversion alternative du temps qu'opère le rouet. Ce mythe d'Omphale permet de cerner d'emblée la particularité du mouvement alternatif,

métaphore du temps inversé et figure du retournement. D'autres mythes peuvent prolonger l'observation, s'il est vrai comme l'a

montré Georges Dumézil, que beaucoup de mythes parlent du temps L'âge de

Pénélope est une énigme ; Pénélope ne semble pas vieillir. Pas plus qu'Ulysse d'ailleurs qui bénéficie de la sollicitude d'Athéna pour échapper à la loi du vieillissement. Appelée à tisser, Pénélope participe par ce travail à un mouve- ment alternatif qui lui permet d'échapper au temps commun. Elle trompe ses

prétendants en défaisant la nuit ce qu'elle a fait le jour. En liant et déliant le fil, elle appartient ainsi aux deux mouvements opposés du temps et neutralise l'effet destructeur du temps humain.

Dans l'Odyssée, l'antre des nymphes nous renvoie au même symbolisme alternatif du tissage. « On voit là des cratères, des amphores toutes en pierres et là encore les abeilles font leur miel. Là sont de longs métiers de pierre où les naïades tissent, merveilles à voir, des étoffes pourpres de mer. Là sont d'intaris- sables eaux. Il est deux portes, l'une vers le Borée par où descendent les

humains, l'autre vers le Nautos plus divine par où les hommes ne passent pas, c'est le chemin des immortels ». Pour les commentateurs de l'Antiquité et en

particulier Porphyre,2 Homère évoquerait dans ce passage l'incarnation des

âmes, c'est-à-dire le moment où l'âme encore spirituelle entre dans la chair

(pourpre) et dans le temps terrestre. Le métier de pierre où l'on tisse des voiles

pourpres suggère la fabrique du corps qui enveloppe les âmes et leur permet de s'incarner dans le monde. Cet antre des nymphes rappelle par ailleurs la caverne aux deux portes qu'évoque le Coran. La sourate 18 décrit la caverne des Sept Dormants orientée Nord-Sud. Dans cette caverne se trouvent sept jeunes gens qui ont été enfermés et qui, finalement, parce que Dieu les balance et les retour- ne de part et d'autre (avec le mouvement alternatif du tissage) ne vieillissent

jamais.3 Ce temps alternatif et « saturnien » (qui va à l'encontre d'une conception

fondée sur l'écoulement normal et irréversible du temps) survécut à l'effondre- ment des systèmes religieux qui l'avaient établi en dogme. En s'implantant en

Occident, le christianisme dut naturellement composer contre cette vieille

croyance, elle-même rattachée à des rites « carnavalesques » persistants. La

longue liste des anathèmes contre les mascarades, les carnavals ou les saturnales médiévales ne s'explique pas seulement par un souci de bienséance ou une

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Le fil du temps et le temps des fées 155

nécessité de maintien de l'ordre social. Un problème de temps (d'ordre du

temps) était posé par ces fêtes qui reposaient sur l'inversion de toutes choses et sur le renversement de toutes les valeurs.4 Comme l'écrit C. Gaignebet, « ce que la diatribe chrétienne n'a cessé de condamner en termes de libertas decembrica (liberté de décembre) - reprenant, sans la vouloir comprendre, une expression d'Horace (Satires II, 7) -, c'est précisément la représentation du temps alternatif platonicien, de ces moments où l'univers sans pilote va de son libre mouvement ».5 Et encore : « En ce non-temps, tout redevient possible comme en l'âge d'Or de Cronos-Saturne, maître du temps : images mêmes du mouve- ment pendulaire, alternatif, du temps, ces douze jours ramènent le monde dans le temps de Cronos et parcourent le retard de douze mois, avant de laisser de nouveau Zeus au gouvernail de la nouvelle année. »

Les rites de cette période de non-temps (ou de temps inversé) sont en accord avec le renversement général qu'il introduit : jeux de hasard, déguise- ments, étrennes et dons, etc. Il est un rite toutefois qui prend un relief particulier dans cette période. Au Moyen Age, l'activité même du tissage pose un réel pro- blème aux évangélisateurs. Elle reste entachée des croyances superstitieuses du monde antique et se vit toujours comme un rite susceptible d'agir sur le cours normal du temps.

Les Dits de saint Pirmin (753) qui témoignent de l'évangélisation dans la vallée du Rhin affirment que « c'est un culte démoniaque quand les femmes en tissant invoquent Minerve »6. De manière encore plus significative, un évêque du XIe siècle7 rédige un manuel de confession où se retrouve la lancinante inquiétude suscitée par le tissage. Tisser participe d'un acte démiurgique suscep- tible d'agir sur le temps réel. Certes, l'évêque condamne la croyance en la puis- sance magique du tissage mais l'on sent en même temps qu'il n'est pas lui-même totalement affranchi de cette conception magique qu'il croit pourtant combattre. En faisant du dimanche et de certains jours de fête des jours chômés, l'Eglise ne fait sans doute que remplacer un interdit par un autre. Elle trouve une justifica- tion chrétienne (le jour du Seigneur) à une vieille croyance païenne. En condam- nant le travail du tissage à certaines dates critiques du temps astral, l'Eglise tente de neutraliser une croyance et une pratique qui contredisent la nouvelle concep- tion du temps qu'elle cherche à imposer. Simultanément, elle disqualifie un mode d'emploi rituel du temps mythique pour le remplacer par son propre calen- drier liturgique. L'Eglise a compris dès le très haut Moyen Age que le contrôle de la société passait par la maîtrise de l'imaginaire du (ou des) temps de cette société.8

As-tu fait comme certains aux calendes de janvier (= nouvel an), le jour octave de la Nativité ? Durant cette sainte nuit, ils filent, tissent, cousent, commencent toutes sortes de travaux, sous l'instigation du

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156 Philippe Walter

diable, à l'occasion de la nouvelle année ? Si oui, 40 jours de jeûne, au

pain et à l'eau.9

Cette condamnation doit être rapprochée de certains faits de folklore per- sistant bien au-delà du XI siècle et qui entérinent le vieil interdit ecclésiastique. Pierre Saintyves relève par exemple qu'en « Ecosse, sous aucun prétexte le rouet ne doit être transporté d'un endroit de la maison à un autre pendant la fête de Noël. A Corgoff, on ne doit pas filer pendant la Noël ; l'interdiction s'étend de Noël au Premier de l'An à Cawdor et à Portknockie. A Aberchirder la filerie est

prohibée de Noël à la Chandeleur. Pendant la semaine de Noël, aucun rouet ne doit fonctionner au Danemark »1°. De fait, la période dite des « Douze Jours »

entre Noël et l'Epiphanie correspond à un événement cosmique important : le solstice d'hiver. A ce moment critique, le soleil semble hésiter dans sa course. Il

s'agit donc de lui éviter la fonction entravante des noeud. Filer, c'est lier, c'est-à- dire accomplir un acte qui risque de paralyser le temps ou de le détraquer. Gilbert Durand a bien commenté l'enjeu temporel du tissage : « La fileuse (...) est maîtresse du mouvement circulaire et des rythmes, comme la déesse lunaire est dame de la lune et maîtresse des phases (...) Les mots qui signifient inaugu- rer, commencer, ordiri, exordium, primordia sont des termes relatifs à l'art du

tissage, ordiri signifie primitivement disposer les fils de la chaîne pour ébaucher le tissu ». Ce tissu n'est pas qu'un chiffon grossier; c'est aussi et surtout celui de la vie humaine et du destin.

Du soupçon induisant que les filandières sont capables de lier le soleil à l'idée qu'elles pourraient de la même façon lier les hommes en entravant leur

puissance génitale par exemple, il n'y a qu'un pas, allègrement franchi au Moyen Age. L'évêque de Worms réprouve toute magie du liage, signe d'un pouvoir dan-

gereux. Car si l'évêque déniait toute efficacité à ces pratiques, il ne mettrait sans doute pas autant d'énergie à les condamner :

As-tu cru ou participé à des pratiques auxquelles se livrent cer- taines femmes ? Elles prétendent avoir le pouvoir, par leurs charmes et

maléfices, de changer les dispositions des êtres humains, changer leur haine en amour ou inversement et enlever leurs biens par des ligatures ? Si oui, un an de jeûne.

As-tu lié les aiguillettes ? As-tu fait des envoûtements et des charmes comme le font les impies, tels que les porchers, les vachers et

parfois les chasseurs, quand ils récitent des incantations diaboliques sur du pain ou des herbes et sur des bandelettes nouées qu'ils cachent dans les arbres ou qu'ils jettent aux bifurcations ou aux croisées des chemins, afin de guérir leurs chiens de la peste et des maladies ou, au contraire,

pour ruiner le cheptel du voisin ? Si oui, deux ans de jeûne.

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Le fil du.temps et le temps des fées 157

As-tu assisté ou participé aux sottises auxquelles se livrent les fileuses de laine ? Quand elles commencent leur toile, elles prétendent pouvoir entremêler si inextricablement, par leurs envoûtements et mani- gances diaboliques, les fils de l'ourdissure et la trame du tissage au point que sans nouvelles incantations la pièce tout entière est inutilisable ? Si oui, 30 jours de jeûne. 12

Toutes les pratiques stigmatisées par l'évêque de Worms et relatives à la puissance magique des liens ou des noeuds s'expliquent fort bien en référence à celui que Mircea Eliade a appellé « le dieu lieur et le symbolisme des noeuds ».13 Elles rejoignent une conception primitive des rapports de l'homme et du cosmos que rappelle d'ailleurs l'étymologie de religion (re-ligere, relier).

Filer n'est pas un acte gratuit mais bien un acte magique qui donne à la filandière un pouvoir fatidique sur les hommes et sur le temps. Cette action néfaste du liage est réputée perturber le temps universel et entraîner de graves catastrophes pour l'humanité entière. A la fin du Moyen Age, on la retrouvera naturellement dans les procès de sorcellerie. Dans les Evangiles des Quenouilles, précieux recueil de croyances populaires du xve siècle, on note que, le samedi, les femmes « dévident et hasplent leur fusees » mais ne filent pas car « filer ne povoient pour l'onneur du samedi et de la Vierge Marie ». Elles se conforment de la sorte aux préceptes de l'Eglise. En affectant le samedi au culte marial et en marquant le filage par un interdit religieux, l'Eglise dénonce la sorcière sabbatique derrière la filandière du samedi. Le fil utilisé ce jour-là représente un lien dangereux pour l'homme parce qu'il influe à rebours sur les destinées et parce qu'il contrarie le mouvement normal du temps. Un miracle de Jean le Marchant rapporte l'histoire d'une femme décidant de filer le samedi soir au lieu d'honorer la Vierge. 14 Dès qu'elle a fini son travail, elle constate que ses mains s'engourdissent et refusent de lui obéir. Elle ne retrouvera effectivement l'usage de ses mains qu'après s'être confessée. Le samedi correspond au sabbat ; c'est le moment où les fées-sorcières peuvent retrouver leur nature monstrueuse (ou divine) comme Mélusine qui, le samedi justement (le jour du sabbat), reprend sa forme de serpent. Sous cette apparence, Mélusine semble retrouver le temps archaïque du mythe, ce temps des origines, le « temps inducteur du numi- neux » (J. J. Wunenburger),15 régi par une autre logique que celle qui préside au temps ordinaire de la vie.

Burchard condamne les pratiques du liage au nom d'une nouvelle conception du temps qui, depuis saint Augustin, tente d'abolir l'idée primitive d'un temps alternatif. Les Confessions de Saint Augustin contiennent en effet une conception à la fois profane et théologique du temps 16 qui sera appelée à se diffuser systématiquement en Occident durant tout le Moyen Age. Saint Augustin s'élève contre le temps magique du paganisme : il refuse aussi la

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158 Philippe Walter

conception alternative du temps magique, manipulable à volonté, qui peut aussi être deviné grâce à l'astrologie. Idolâtré à travers les figures des astres, ce temps ne saurait se confondre, selon saint Augustin, avec le mouvement du soleil, de la lune et des astres. Contre ces conceptions antiques et superstitieuses, saint Augustin (Confessions, livre XI) propose une tripartition temporelle qui va ser- vir de véritable cadre mental à l'appréhension nouvelle du temps prônée par le christianisme : le passé, le présent et l'avenir constituent les trois pôles d'une nouvelle définition d'un temps posé comme consubstantiel à Dieu.

Participant à ce lent travail d'acculturation chrétienne, Isidore de Séville (VIII siècle) met en relation la tripartition augustinienne du temps et la triplicité des Parques :

« Trois Destinées façonnent le Destin sur leur quenouille et leur fuseau, de leurs doigts qui tordent les fils de la laine; c'est qu'il y a trois périodes dans le Temps, le passé qui est déjà filé et dévidé dans le fuseau, le présent qui passe dans les doigts de la fileuse ; le futur, c'est la laine enroulée sur la quenouille qui doit passer par les doigts de la fileuse sur le fuseau comme le présent doit devenir le passé. On les appelle Parques parce qu'elles n'épargnent guère. On a voulu qu'elles fussent trois : l'une pour ourdir la vie de l'homme, la deuxième pour la tisser, la troisième pour la rompre.

La tripartition augustinienne du temps sera très longue à pénétrer dans la société et les mentalités. Elaboration savante, elle n'atteindra que très tardive- ment les milieux populaires peu touchés par l'instruction ou la culture écrite et attachés aux vieilles croyances du temps alternatif selon lesquelles il est pos- sible de « remettre le temps ».18 Le folklore médiéval et moderne a évidemment gardé, sous forme de tabous ou de superstitions, des traces de cette mentalité magique à l'égard du temps.

Traces médiévales du temps alternatif

Une interprétation des thèmes mythiques issus des cultures pré-chré- tiennes où le temps alternatif était en vigueur doit tenir compte de cette spécifi- cité d'un temps « différent » qui explique certains motifs de l'imaginaire médié- val.

Dans les mythes celtiques colportés par les romans arthuriens, les arché- types du temps alternatif se retrouvent souvent appliqués à l'Autre Monde, que l'on pourrait aussi appeler le non-monde, le monde de la non-manifestation. Le Moyen Age retrouve la conception alternative du temps à travers les rites du filage et du tissage qui en miment le mouvement. Ces activités qui sont généra-

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Le fil du temps et le temps des fées 159

lement le propre des fées définissent par excellence l'autre monde, régi par un

temps autre. Dans le Conte du Graal, le héros Gauvain est convié à un voyage vers

l'Autre Monde. Il retrouve au pays de la Roche Sanguin, une triade de fées

occupées à tisser. Ces femmes mortes ne subissent plus le sort commun des mortels, elles vivent néanmoins dans l'autre monde, dans l'attente d'un retour

possible chez les mortels, à certaines périodes du temps astral. Dans l'autre monde,le temps est comme suspendu; il relève d'une autre logique et appelle une perception différente.

A la fin de sa vie, Arthur est conduit vers l'île féerique d'Avalon. Le nom d'Arthur évoque l'ours.l9 C'est en Avalon qu'il dormira en attendant de revenir un jour parmi les siens pour commencer un nouveau règne. L'ours est un animal

qui hiberne. Durant cette hibernation, tout au moins dans la logique du mythe, il ne vieillit pas ; il suspend son vieillissement voire se rajeunit. Il se retourne dans sa caverne périodiquement pour regagner du temps sur sa propre vie. Il choisit les moments de « retournement » du temps pour disparaître ou réapparaître dans le temps humain. Au début de l'hiver (à la Saint-Martin) commence son hiberna- tion. Puis vers le 2 février (jour de la Chandeleur), il est le véritable baromètre du printemps en gestation. Il sort alors de sa caverne pour étudier le temps et

pour annoncer éventuellement la saison nouvelle.2o

Dans les mythes celtiques, le temps de l'autre monde (ou du non-monde) ne s'écoule pas de la même manière que dans le monde humain.21 C'est le cas dans l'île d'Avalon où se réfugie Arthur mais c'est le cas aussi dans tous les sites

féeriques. Un récit anonyme du XIIe siècle, le lai de Guingamor,22 illustre ce sentiment de la relativité des deux temps. Au cours d'une chasse au sanglier blanc, le chevalier Guingamor s'égare dans la forêt. Il arrive devant un château

féerique où une demoiselle l'accueille. Il reste trois jours auprès d'elle puis sou- haite revoir sa famille. La demoiselle qui est une fée lui explique alors qu'il est resté en fait non pas trois jours mais trois cents ans et que, s'il veut retrouver le monde des hommes, il doit éviter de boire et de manger après avoir traversé le fleuve. Guingamor mange trois pommes et devient aussitôt très vieux.23 Il tombe de cheval ; deux demoiselles lui portent secours et le reconduisent au-delà du fleuve qui marque la limite entre le monde humain et l'autre monde.

Un prédicateur du XIIe siècle, Maurice de Sully, raconte l'histoire d'un moine qui reçut sur terre, par faveur spéciale, un avant-goût du Paradis. Dieu lui

envoya un jour un bel oiseau qui le séduisit par son chant. Le moine voulut sai- sir l'oiseau mais celui-ci l'emmenait toujours plus loin de son domaine familier. Il l'emmena dans une belle forêt, hors de son abbaye. Le moine écoutait toujours l'oiseau subjugué par ce chant céleste. Soudain, en entendant sonner midi, il se décida à rentrer dans son abbaye mais, quand il fut revenu, il n'y reconnut plus rien. Tout avait changé ; les moines présents ne le reconnaissaient plus. Ils lui

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160 Philippe Walter

apprennent que les personnages qu'il cherche sont morts depuis trois cents ans.

Alors, le moine s'aperçoit de la merveille que représente le Paradis et prend conscience de la véritable nature du temps paradisiaque. Ces récits prouvent que le monde féerique (l'Autre Monde devenu le Paradis chrétien dans le second

récit) est régi par un temps différent qui s'apparente au temps de Cronos-Saturne

(c'est-à-dire au temps de l'âge d'or, au temps où le temps n'existait pas de la même manière que de nos jours).24

Le motif du temps différent relève à l'évidence d'une croyance mytholo- gique archaïque, probable survivance d'une conception alternative du temps dans les mythologies pré-chrétiennes.25 Le folklore contemporain (d'origine cel-

tique) en garde d'importants témoignages. Un ethnologue américain étudia au début du siècle la tradition celtique en Bretagne et consacra trente années de sa vie à rassembler des récits populaires sur des êtres surnaturels et leurs contacts

supposés avec les humains.26 Une vieille couturière de Saint-Cast (Côtes d'Armor) lui déclara qu'elle avait tellement peur des fées que, si elle devait se rendre dans la campagne à la nuit tombée, elle faisait un détour pour éviter de

passer près d'un champ connu sous le nom de « couvent des fées ». On y voyait de curieux cercles d'herbe rase, comme piétinée, appelés dans le pays « anneaux des fées ». Une femme voulut un jour labourer l'intérieur d'un anneau pour bien

marquer son scepticisme et sa réprobation. Elle fut enlevée par les fées irritées et ne revint au pays que dix ans après sa tentative, bien que croyant n'avoir été absente que dix jours.

Cette relativité du temps bien antérieure aux travaux d'Einstein ou

Langevin fut la grande découverte de Wentz qui en rapporta plusieurs cas légen- daires, notamment celui de Jim Griffith, le fils d'un fermier de Bridgent (au Pays de Galles). L'histoire présente évidemment tous les traits d'une légende recon- vertie en fausse histoire vraie. L'enfant du fermier disparut un jour et fut tenu

pour mort. Deux ans plus tard, il revint chez lui vêtu d'un habit que lui avaient confectionné les fées. Il n'avait absolument pas changé depuis sa mystérieuse disparition. Il pensait n'être parti que la veille. Sous le bras, il tenait un autre habit tout neuf que les fées lui avaient tissé en gage d'amitié.

Tributaires d'anciens récits mythologiques d'origine celtique, les romans arthuriens du Moyen Age adaptent d'anciennes croyances relatives au temps mythique.27 Dans ces romans, il est un personnage qui incarne fort bien la

conception alternative du temps ; il s'agit de Merlin qui peut à volonté remonter dans le passé et voyager dans l'avenir, c'est-à-dire vivre le passé ou l'avenir au

présent. Merlin échappe à la séparation des périodes du temps telles que saint

Augustin avait pu les définir. Il peut choisir d'appartenir indistinctement et simultanément à n'importe quelle période du temps : il peut vivre le temps de Zeus comme le temps de Cronos. C'est la raison pour laquelle Merlin apparaît tantôt sous une apparence humaine normale (il appartient alors au temps de

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Le fil du temps et le temps des fées 161 1

Zeus) tantôt sous une apparence saturnienne (temps de Cronos) : vieillard, infir- me, etc. Cette vêture saturnienne est la plus efficace pour exprimer le temps alternatif, le temps à rebours : elle inclut en outre quelques schèmes symbo- liques comme la boiterie, la démarche à rebours, le rire à contretemps, le carac- tère ogresque (Saturne-Cronos mange ses enfants après les avoir engendrés). Merlin incarne une sorte de démiurge du temps qui peut à volonté voyager dans toutes ses dimensions.

Les croyances du folklore breton conservent la vieille conception d'un temps alternatif, le temps que l'on peut remonter ou que l'on peut vivre sur le mode du renversement. Les lavandières de la nuit sont les héritières directes des anciennes divinités celtiques ou des fées de l'autre monde.28 Elles lavent le linge des humains mais celui qui entend dans la nuit le bruit alterné de leurs battoirs doit savoir que les lavandières sont en train de laver son propre linceul. Comme les Parques filandières susceptibles de couper le fil des destinées, les lavandières préparent l'entrée des mortels dans l'autre temps de leur existence, celui qui commence avec la mort : le temps alternatif (ou le non-temps) de l'autre monde. Du reste, il arrive très souvent que les lavandières se manifestent dans la nuit de Samain (du 1er au 2 novembre) en lavant le linceul des personnes qui les aper- çoivent et qui, de ce fait, sont appelées à) mourir. Leur épiphanie est aussi liée à l'apparition du char de la mort. Samain était pour les Celtes l'équivalent d'une fête de Nouvel An. Confondue par le christianisme avec la Toussaint (1er novembre) et la commémoration des défunts (2 novembre), elle célèbre le retournement du temps, le moment où le temps recommence un nouveau cycle saisonnier dans la nuit et la brume de l'automne. C'est dans cette faille saison- nière que le temps se retourne et qu'il fait appel au mythe ou aux rites pour dire le mystère de ce renversement.

Descartes et la nuit de la Saint-Martin

Il arrive que les vieilles croyances jugées superstitieuses laissent parfois leur marque inattendue sur des esprits épris de la plus parfaite rigueur philoso- phique. A priori, on ne peut guère suspecter le « cartésianisme » d'une quel- conque complaisance avec l'imaginaire ou la « forêt des symboles ». Pourtant, l'étrange rêve que fait le philosophe Descartes dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 témoigne de la persistance, à l'ère du rationalisme naissant, de vieux modes d'appréhension du temps encore mal refoulés.29 Ce rêve carté- sien contient le schème rémanent d'un mythe alternatif lié à une date-clé du calendrier et qui marque le basculement dans l'hiver : la Saint-Martin du 11 novembre.

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162 Philippe Walter

Le soir du 10 novembre, « tout rempli de son enthousiasme », Descartes se couche très exalté d'avoir « trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable ». Il fait trois songes consécutifs :

« Après s'être endormi, son imagination se sentit frappée de la représen- tation de quelques fantômes qui se présentèrent à lui, et qui l'épouvantè- rent de telle sorte que, croyant marcher par les rues, il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir avancer au lieu où il voulait

aller, parce qu'il sentait une grande faiblesse au côté droit dont il ne

pouvait se soutenir ».

Dans ses rêves, le philosophe est confronté à l'irruption onirique de l'Autre Monde (celui des revenants). Il est soudain plongé dans un univers irra- tionnel justement après avoir découvert « les fondements (rationnels) de la science admirable ». Cette double expérience, très contradictoire, trahit l'incerti- tude du temps de l'esprit. Après avoir dégagé la méthode de la Science dans le

temps de Zeus, Descartes en découvre l'envers dans le temps de Cronos, comme si la nuit venait soudain défaire ce que le jour avait construit. Point n'est besoin ici de voir en Descartes un ancêtre de Freud ou de Jung qui découvrirait les forces cachées de l'inconscient. Il s'agit plus simplement de l'interférence d'une réalité folklorique (la nuit de la Saint-Martin) et d'une expérience intellec- tuelle.3° C'est l'intuition des deux temps platoniciens (le temps de l'endroit et

celui de l'envers) qui semble ici revenir en force. La nuit de la Saint-Martin, les trois songes de Descartes entraînent le phi-

losophe dans une véritable pensée alternative traduite par des retournements

physiques : il se couche tantôt sur le côté gauche puis ressent un malaise et

change de côté (c'est exactement le comportement de l'ours lors de son hiberna-

tion)31 ; il ouvre puis ferme les yeux alternativement; enfin un personnage de ses songes lui montre une pièce intitulée Est et Non (métaphore d'un véritable retournement intellectuel)'2. Cette omniprésence de la dualité alternative super- pose le temps ordinaire et le contre-temps (ou temps à l'envers) comme les deux

phases d'un processus nécessairement unique. La présence d'une citrouille parachève le décor du temps alternatif de

l'autre monde dans cet ensemble véritablement mythique du rêve « cartésien ».

Le potiron est encore aujourd'hui le symbole du Halloween anglo-saxon (nuit du 31 octobre au 1er novembre). En Europe, ce légume sert, dans la nuit de la

Saint-Martin, à fabriquer des lampions en forme de têtes de morts à l'intérieur

desquelles on fixe des chandelles. C'est le moment où les âmes et les revenants

sont en train d'errer (ces revenants, Descartes les aperçoit également dans son

rêve). Dans la nuit de la saint-Martin, le temps se retourne et les âmes des morts

peuvent alors éclairer le monde des vivants. Avec la saint-Martin carnavalesque, Descartes fait cette expérience du retournement alternatif; il expérimente l'en-

vers du temps et de la pensée rationnelle.

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Le fil du temps et le temps des fées 163

L'étude du cadre temporel et rituel des mythes oublie parfois que le

temps va alternativement en avant et en arrière et qu'il ne s'écoule pas d'une manière simplement cumulative comme on le pense ordinairement. Du moins cette conception d'un temps qui revient sur lui-même, d'un temps que l'on peut « remettre » ou inverser imprègne un certain nombre de mythes antiques et se

perpétue dans le folklore médiéval et post-médiéval à travers rites, légendes et coutumes.

Dans l'histoire culturelle de l'Occident, l'élimination du temps alternatif a été la condition sine qua non de l'édification du temps marchand de l'écono- mie." Un monde dominé par les mécanismes du calcul économique n'a que faire d'un temps à l'envers, d'un temps festif qui défait celui de la production. C'est

pourquoi, l'ère économique vise l'estompement du caractère alternatif du temps, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'aspect numineux de la fête et sur la sym- bolique festive du sacré. Aussi, comme l'écrit Paul Ricoeur : « si nous ne pou- vons plus vivre, selon la croyance originaire, les grandes symboliques du sacré, nous pouvons, nous modernes, dans et par la critique, tendre vers une seconde naïveté. Bref, c'est en interprétant que nous pouvons à nouveau entendre ; aussi est-ce dans l'herméneutique que se noue la donation de sens par le symbole et l'initiative intelligible du déchiffrage »."

NOTES

1. G. Dumézil, Temps et mythes, Recherches philosophiques, 5, 1935-1936, p. 235- 251.

2 Porphyre, L'antre des nymphes dans l'Odyssée (édition bilingue, traduite du grec par Y. Le Lay), Paris, Verdier, 1989.

3. F. Jourdan, La tradition des sept dormants, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983. 4. Ph. Walter, La mémoire du temps. Fêtes et calendriers de Chrétien de Troyes à La

Mort Artu, Paris, Champion, 1989. 5. C. Gaignebet, « Les Pères de l'Eglise contre les fêtes païennes. Fous du Christ et

Anes saturniens » in Carnavals et mascarades (sous la direction de P. G. d'Ayala et M. Boiteux), Paris, Bordas, 1988, p. 43-9.

6. C. Vogel, Le pécheur et la pénitence au Moyen Age, Paris, Cerf, 1969, p. 116. 7. Sur Burchard de Worms, voir les éléments de bibliographie dans C. Vogel,

« Pratiques superstitieuses au début du XIe siècle d'après le Corrector de Burchard de Worms (965-1025) », Mélanges E. R. Labande, Poitiers, 1974, p. 751-61.

8. De même, dans les monastères, l'ordre repose sur la discipline du temps : N. Gradowicz-Pancer, « Le paramètre du temps comme stratégie disciplinaire dans le monachisme occidental ancien », Revue de la Bibliothèque nationale de France, 4, 1994, p. 2-9.

9. C. Vogel, op. cit., p. 96.

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164 Philippe Walter

10. P. Saintyves, Les contes de Perrault et les récits parallèles, Paris, (réédition : R. Laffont 1987), p. 85-94.

11. G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 370 et suiv.

12. C. Vogel, op. cit., p. 88-89 (pour les trois citations). 13. Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard,

1952. 14. Il s'agit du miracle 25 dans l'édition de P. Kunstmann, Miracles de Notre-Dame

de Chartres, Chartres et Ottawa, 1973. Sur le caractère mythologique de ces textes : B. Robreau, Les Miracles de Notre-Dame de Chartres, Chartres, Société archéologique d'Eure-et-Loir, 1994.

15. J. J. Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, Paris, Editions universitaires, 1977. 16. Sur cette question essentielle, on lira en dernier lieu les pages de P Ricoeur,

Temps et récit, Paris, Seuil 1983, t. 1, en particulier p. 19-53. 17. Isidore de Séville, Etymologiae, éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1911, VIII, 11, 92 et

93 cité d'après L. Harf-Lancner, Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Paris, Champion, 1984, p ; 21.

18. Il serait nécessaire d'analyser ici les expressions populaires relatives au temps dans des milieux peu cultivés ou réfractaires à une définition intellectuelle et savante du

temps. Cette notion, très difficile à définir et à appréhender, surtout à des époques où les

moyens de mesure du temps étaient très approximatifs, possède un vécu subjectif et cul- turel important pour les études anthropologiques et sociologiques.

19. Ph. Walter, La mort de « l'ours » Arthur, L'Information littéraire, 47, 1995, p. 9- 18.

20. Sur ce thème important : C. Gaignebet, Le carnaval, Paris, Payot, 1974. Sur le folklore de l'ours : M. Praneuf, L'ours et les hommes dans les traditions européennes, Paris, Imago, 1988.

21. Comme l'expliquent très simplement F. Le Roux et C. Guyonvarc'h pour le monde celtique : « les dieux, et d'une manière générale tous les habitants du sid (autre monde) échappent au temps fini puisqu'ils sont étemels et immortels : un jour et une nuit, un an, un siècle ou une période plus longue encore ont pour eux exactement la même durée » (Les Druides, Rennes, Ouest-France, 1986, p. 296.)

22. Les lais anonymes des XIIE et XIIIe siècles, éd. par P. M. O'Hara Tobin, Genève, Droz, 1976. Il existe une édition plus ancienne par G. Paris dans Romania, 8, 1879, 50-9. Le texte a été réédité avec une traduction d'A. Micha, Lais féeriques des Xlle et XIII' siècles, Paris, Gamier-Flammarion, 1994.

23. Sur les mythes relatifs à la pomme et au temps dans le monde celtique et le monde grec : J. L. Le Quellec et B. Sergent, La pomme : contes et mythes, Chevilly- Larue, Maison du conte, 1995.

24. P. Sébillot, Le folklore de France, Paris, Guimolto, 1904-6 (réédition : Imago, 1983, t. 2. La terre et le monde souterrain, p. 92-4).

25. Sur l'étude de ce motif : G. Gatto, « Le voyage au paradis. La christianisation des traditions folkloriques au Moyen Age », Annales E.S.C., 34, 1979, 929-42.

26. Walter E. Wentz, La tradition celtique en Bretagne, Rennes, Oberthur, 1909. 27. Ph. Walter, Mythologie chrétienne. Mythes et rites du Moyen Age, Paris, Entente,

1993.

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Le fil du temps et le temps des fées 165

28. F. Le Roux et C. Guyonvarc'h, Morrigan-Bodb-Macha : La souveraineté guerriè- re de l'Irlande, Rennes, Ogam Celticum, 1983 (2e édition), p. 79-87.

29. G. Poulet a commenté ces songes sans tenir compte toutefois de la symbolique carnavalesque qu'ils contiennent : Etudes sur le temps humain - 1, Edimbourg, 1949 (réédition : Paris, UGE, 1972) : « Le songe de Descartes », p. 63-92.

30. Sur la nuit de la Saint-Martin : M. W. Walsh, « Martinsnacht as an early locus of carnivalesque study », Medieval folklore, 3, 1994, p. 127-65.

31. M. Praneuf, L'ours et les hommes dans les traditions européennes, Paris, Imago, 1989, p. 19.

32. D'ailleurs, l'exégèse de ces rêves (consignée à la suite de leur narration) insiste sur le fait que Descartes applique à sa propre quête de la vérité la pensée altemative du oui et du non. On ne peut accéder à la vérité qu'en usant d'une démarche alternative qui admet la contradiction au sein d'une dynamique temporelle.

33. J. Le Goff, « Au Moyen Age : temps de l'Eglise et temps du marchand », (p. 46- 65) puis « Le temps du travail dans la « crise » du XIVe siècle : du temps médiéval au temps moderne » (p. 66-79) dans Pour un autre Moyen Age. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1977.

34. P. Ricoeur cité par J.J. Wunenburger, op. cit., p. 16.

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L'idée de Zeitigung chez Paracelse

Lucien Braun (Strasbourg)

« die zeit deren sie bisher nie gedacht (VII, 75) »

« le temps auquel, jusqu'ici, ils n'ont pas prêté attention »

oeuvre littéraire de Paracelse semble plus relever de l'étrange, voire du Lbizarre, que du philosophique ou du scientifique. Aussi a-t-elle été l'objet de jugements contradictoires : les uns l'ont rejetée, les autres l'ont admirée. Mais chez ceux qui l'ont simplement prise au sérieux, elle fut trop vite rangée sous des rubriques reçues : tantôt du côté du mysticisme, du gnosticisme ou du néoplatonisme - tantôt du côté de l'empirisme, du vitalisme ou de l'animisme. On est en droit de se demander si ces déterminations, insuffisamment attentives à l'originalité de cette oeuvre, n'ont pas manqué l'essentiel de ce qui s'est annoncé en elle.

En fait, les multiples développements de cette pensée - qui ne s'est fixé à elle-même aucune limite - ne procèdent pas d'une idée ou d'une doctrine et n'empruntent pas pour s'exposer un cheminement logique. Paracelse n'est pas un dialecticien, ni un philosophe-historien qui construirait sa pensée en argu- mentant essentiellement avec d'autres penseurs.

Au contraire, Paracelse cherche fondamentalement à correspondre, avec des mots, des mots nouveaux et une discursivité nouvelle, à la richesse d'une expérience (ce terme mérite explication, il est d'ordre métaphysique). Cet effort pour correspondre passe par un bouillonnement spéculatif ininterrompu (dont nous tenons une dizaine de milliers de pages) - effort discursif qui jamais n'at-

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168 Lucien Braun

teint sa stabilisation : ce sont des notations inchoatives, répétitives ; des préfaces toujours réécrites, une course après la formulation juste qui pourtant ne le sera jamais. Une oeuvre ouverte donc, dans laquelle les affirmations ne cherchent pas à se mettre d'accord entre elles, et qui ne tirent leur accent d'authenticité que de la source d'où elles procèdent.

D'où, pour nous, la question préjudicielle : comment un discours de l'ex- périence - le discours de l'impossible à dire, de l'inobjectivable - peut-il se conjuguer ici avec le discours du savoir, le discours rassurant de la philosophie ? Ce discours ne déforme-t-il pas, ne pervertit-il pas l'impossible à dire en le disant, et en le disant à travers les concepts de la tradition dont nous faisons la charpente de nos expositions ? Quel est le contre coup pour la philosophie, l'ef- fet de retour, dès que l'on prend en charge ces développements qui jamais ne se referment et ne cherchent à se refermer sur eux-mêmes ? La question reste posée.

Dans ce maquis discursif nous cherchons à isoler un concept (mais il n'y a pas de concept chez Paracelse ! Le mot, ici, n'est qu'une commodité) : celui de Zeitigung, un concept-clé. Traduisons-le provisoirement par mûrissement ou maturation. Ces termes, toutefois, sont inadéquats parce qu'ils désignent un rythme circonscrit (la maturation d'un fruit, par exemple), alors que l'idée de Zeitigung ne se réduit pas aux cycles des maturations ; il renvoie à l'irrépressible altération - devenir-autre - de tout être naturel existant, et à l'imprévisible ad- venir de concomitances et de rencontres entres les innombrables altérations qui se produisent en tous êtres dans le vaste monde.

Nous n'avons pas, en français, de terme, pour traduire Zeitigung, dérivé du substantif temps. Peut-être est-ce bien ainsi ; cela évite les méprises. Car il n'est pas question de temps, terme abstrait, chez Paracelse. Lorsqu'il lui arrive d'utiliser ce mot, il ne parle pas du temps comme nous le ferions, mais d'un moment de la Zeitigung. Die Zeit ist da : le moment est là; c'est-à-dire les choses se sont modifiées à tel point qu'à présent il est temps de dire ou de faire.

« Le temps de mon message est là : je dois écrire. Tout montre que c'est l'heure du travail à accomplir. Le temps de la géométrie est achevé, le temps du quadrivium est derrière moi, la neige de la misère a fondu, et ce qui mûrissait est venu à maturité. D'où cela vient, je ne sais ; où cela va, je ne sais, mais cela est là ! Je dois écrire ! ». (Liber in vitam beatam).

Voilà l'idée de Zeitigung appliquée à Paracelse lui-même. Il a mûri. Une sorte de nécessité interne le convainc qu'il est temps d'écrire - d'écrire sur la vie bienheureuse, sur la pratique religieuse, sur la peine de mort ou sur La Trinité, bref, sur toutes ces questions qui, apparemment, ne sont pas du domaine du médecin.

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L'idée de Zeitigung chez Paracelse 169

Mais nous savons qu'il n'y a pas de catégories disciplinaires chez Paracelse, et qu'il ne peut y en avoir. L'expérience n'en connaît point; c'est le discours qui les introduit. Et cette prédisciplinarité concerne directement l'idée de Zeitigung puisqu'elle traverse, de bout en bout, tout le règne de l'existence naturelle : tout étant zeitigt, se modifie incessamment, l'homme comme le reste du monde; et l'esprit - car l'esprit aussi est de la nature. Rien ne demeure. Il s'annonce ici un mouvement profond, inouï, qui fait que soudain le sol se dérobe.

Mais pour bien l'entendre on ne peut faire l'économie d'un autre « concept », celui de Gestim, d'Astre, de Ciel.

Le Ciel n'est pas chose offerte à nos yeux ; c'est une puissance invisible, toujours en acte (le Ciel ne se repose jamais), qui traverse toute la nature, qui la porte. Il est cette puissance qui du pépin noir fait surgir l'arbre vert, ses feuilles, ses fruits - et cela de façon invisible ; il est la science du poirier. Il est aussi l'in-

telligence de nos organes ; il nous pénètre, nous envoie nos dons et nos talents, la santé comme la maladie, la faim et la soif. Tout vit du Ciel de façon naturelle et quasi magique, parce que cachée à nos yeux. Et pourtant le Ciel atteint sa fin (son oeuvre) dans le champ du visible ; et c'est, dit Paracelse, ermerveillant de savoir l'y voir. Il faut garder présent à l'esprit que cela n'a rien de surnaturel, même si cela excède la capacité de notre entendement (IX, 578 - XIV, 19); le Ciel agit en le païen comme il agit en le chrétien.

Or, Ciel et temps sont intimement liés. Car le Ciel n'est pas extérieur aux choses : il pousse toutes choses (et nous-mêmes) vers l'état futur d'elles-mêmes. Il ne s'agit pas du mouvement des étoiles dans le ciel visible - nous n'aurions alors affaire qu'à une mobilité extérieure, toute mécanique. Ce qui est neuf, et décisif, c'est que Paracelse ne fait pas dériver le temps - comme cela se faisait depuis Aristote - du mouvement (le temps comme mesure du mouvement). Les termes utilisés pour parvenir à l'intelligence du temps sont ceux de mûrisse- ment, d'altération, de vieillissement, de dégénérescence aussi et de mort; bref, de Zeitigung. Cette vision des choses va apporter aux deux « concepts » de Ciel et de temps des contenus nouveaux, contenus qu'ils ne connaissaient pas pris séparément.

Le Ciel est vie, et comme tel est imprévisible. Aucun calcul n'a prise sur lui, car rien dans le Ciel ne vient jamais plus comme cela a été. Tout ce qui se tient dans la puissance du Ciel participe de cette altération irrépressible, de cette instabilité. Et cette altération c'est la Zeitigung qui porte tous les êtres existants vers l'autre d'eux-mêmes, vers l'avant d'eux-mêmes.

Déjà deux traits semblent s'imposer. 1. Les différents êtres de la nature se développent chacun selon son ryth-

me, selon son espèce. « Chaque être croît selon son rythme propre, selon l'espè- ce à laquelle il appartient. Comme sont multiples les espèces, ainsi se trouvent scandés les temps : de telle manière ici, d'une manière différente là. Le temps ne

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170 Lucien Braun

suit donc pas une seule voie, mais emprunte des milliers de chemins » (II, 316). Chaque être est ordonné à sa propre maturation, et a son temps pour s'accom-

plir. Nous n'avons donc pas affaire à un développement linéaire à l'intérieur d'un cadre chronologique universellement valable. Le temps n'est pas un conte- nant homogène : il est la croissance même des êtres ; il n'est réel que dans la chose.

Ce qui fait que ce que nous appelons jour, mois ou saison varie avec

chaque être, varie en chaque région. « Une année, c'est ce qui va du début jus- qu'à l'exaltation (plénitude). Il y en a de différentes espèces. L'une ne dure, par exemple, qu'une moitié d'été, comme l'année des roses; une autre dure l'été

entier, comme celle du crocus; l'une en entier comme celle du blé; une autre trois entiers comme celle du juniperus. » (II, 317). Chaque chose a ainsi son été

propre, son automne à elle. Paracelse sait que chaque être doit mûrir, avoir son temps ou être dans

son temps : ce qui vient trop tôt n'est pas bon, ce qui vient trop tard non plus. Tout dépend du juste moment, et l'intempestif peut tout gâcher (II, 65, 179). Il y a toujours un rythme, un développement à surprendre et à observer. Le médecin le sait mieux que personne : chaque maladie ne doit-elle pas être soignée et trai- tée selon son évolution spécifique ? Le remède ne doit-il pas être administré le moment idoine ? La plante ne délivre-t-elle pas une vertu différente selon le

jour, selon la saison, selon son été ou son automne ? « La térébinthe a son temps, a son heure où il convient de la recueillir sur le pin. Comme il est en notre pou- voir de choisir l'heure de recueillir la térébinthe et sa vertu balsamique, il

importe que le médecin soit parfaitement versé dans la connaissance de l'Astre... sachez que si la térébinthe reste trop longtemps dans l'arbre, elle n'est

plus térébinthe, n'a plus de vertu balsamique, mais se trouve brisée en elle- même comme le lait qui caille, et n'est plus bonne à rien » (II, 65).

Si le médecin doit ainsi être attentif au développement, il en va de même du pédagogue : il est un temps pour l'enfant pour apprendre, ni trop tôt, ni trop tard. Les dons que l'Astre met en nous doivent s'épanouir selon le rythme propre à chacun. « Chaque être se modifie en prenant de l'âge, les performances aussi se modifient. Et lorsque les oeuvres se modifient, à quoi servirait d'utiliser les verges avec lesquelles on a sévi en bas âge ? » (XI, 135).

2. L'autre trait, c'est que chaque heure, chaque jour apporte avec lui du neuf - car le Ciel est chaque jour autre, et chaque jour aussi d'une autre efficien- ce. Il n'y a pas d'arrêt dans la naissance, dans la création, que ce soit pour notre bonheur ou pour notre malheur.

La nature, c'est précisément ce qui est là, toujours sur le point de naître : natura (de nascor), de se proposer. Et la Zeitigung est l'attribut essentiel de cette manifestation, car elle tient par le « grunt » - donc radicalement - tout

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l'univers, le mégacosme comme le microcosme, de sorte que se trouve manifes- té, chaque jour, chaque heure, ce qui est venu à plénitude.

Autres temps, autres arts, autres remèdes, autres lois, autres pensées. A chaque époque la Zeitigung fait naître d'inédites figures.

A l'énoncé de ces deux traits l'on a déjà compris que le temps chez Paracelse, n'est pas un produit du sujet, ne relève pas de l'expérience vécue (empirique) du sujet. Paracelse réfute explicitement Augustin et sa conception du temps - où l'instant n'est qu'un punctum entre la memoria et la spectatio, c'est-à-dire une représentation du sujet.

Mais l'on a compris également que le temps n'est pas un pur écoulement. La Zeitigung est institutrice d'un ordre, comme l'est toute maturation; elle insti- tue un mouvement, un rythme, une scansion. Elle apporte la naissance, comme elle apporte la mort. Le monde n'est pas une harmonie : mais la lutte de toutes choses les unes contre les autres. Rien n'existe dans le monde qui ne soit exposé à un orage...

Voyons quelques conséquences qui découlent de cette vision. 1. Si le temps est inégal - s'il est instituteur de rythmes, s'il est tantôt

rapide, tantôt lent - il est important pour qui veut agir de savoir lire et de savoir saisir le moment favorable - savoir prendre les choses lorsqu'elles sont mûres, pour ceci ou pour cela.

Certes, s'agissant de Paracelse, on pense d'abord à la médecine : le médecin doit savoir voir le moment favorable pour intervenir, ni trop tôt, ni trop tard; doit savoir interpréter les jours de crise (où la Zeitigung est la plus vive) ; doit savoir cueillir le simple lorsqu'il recèle la vertu au point le plus haut. Etc.

Tout cela est facile à entendre. Mais cet impératif - être attentif au mûris- sement des choses - s'applique en tous domaines. Et Dieu sait que cela concer- ne éminemment notre propre existence. Il y en a, dit Paracelse, qui meurent sans avoir fleuri, sans avoir eu leur été, ni leur automne. Le moment est passé à côté d'eux : ils étaient distraits, ou ils dormaient !

Et nous avons cet étonnant exemple : de voir Paracelse condamner la peine de mort à partir de ces considérations ! Certes, Dieu a dit : tu ne tueras point ! Paracelse le répète. Mais, comme il le fait pour tous les articles de la doc- trine chrétienne, il le justifie. En effet, puisque tout mûrit et se transforme, chaque homme connaît dans son existence des moments de grâce et d'inspira- tion (qu'il peut saisir ou négliger). Or, tuer quelqu'un c'est lui enlever définiti- vement la chance de connaître ce moment - car ce moment peut venir tard, voire la veille de sa mort.

Et Paracelse poursuit et dit qu'il en va de même en ce qui concerne

chaque individu : personne, dit-il, n'a le droit de se supprimer car, sain ou souf-

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172 Lucien Braun

frant, on ne peut savoir si le cours de la vie n'apportera pas ce moment de lumière qui, pour l'instant, fait défaut.

2. Une autre conséquence - qui a beaucoup heurté les humanistes, contemporains de Paracelse - est que l'esprit et les oeuvres de l'esprit sont, comme toutes choses, soumises à la Zeitigung.

En effet, l'esprit aussi est dans le temps. N'importe quelle pensée n'est pas possible n'importe quand (VIII, 212). Et ce que nous pensons aujourd'hui ne sera plus de saison demain. Les plus remarquables productions, ou inven- tions, naissent ainsi d'un profond accord entre l'injonction de l'Astre et la dis- ponibilité de l'homme. Le grand homme, c'est celui en qui le don a mûri et en

qui il s'épanouit; ce n'est jamais l'homme de la volonté impatiente, ou de la volonté centré sur le sujet. C'est grâce à ces hommes profondément attentifs

que Ciel peut, à travers eux, accomplir son oeuvre. C'est ainsi qu'à chaque époque fleurissent des arts nouveaux. Aux hommes en qui ils fleurissent succé- deront d'autres hommes, différents, eux aussi attentifs - mais autrement - aux injonctions du Ciel.

Il ne convient donc pas de vouloir, dans l'impatience, ce qui aujourd'hui ne peut mûrir. Le présent de l'esprit est de demeurer ouvert à ce qui, là, en nous et hors de nous, se propose.

Paracelse introduit de la sorte une conception épochale du temps : chaque époque a ses vertus propres, ses potentialités, ses permissions. Comme

chaque plante a son rythme, ainsi l'homme, ainsi le monde. Le rythme de la plante est celui des feuilles, des fleurs, des fruits. « Et chaque fruit a son terme, a son temps de croissance. Lorsque ce terme est atteint, il convient alors de le cueillir » (II, 179). Le rythme du monde est celui de la succession des époques. Paracelse appelle monarchie, l'ensemble des forces, des évidences, des institu- tions, des arts et des connaissances qui, à un moment donné forme l'équilibre caractérisant une époque. Or « chaque chose est régie par une monarchie déter- minée. Mais c'est la présente monarchie qui doit retenir notre attention, et non pas la monarchie passée. Que nous sert la pluie tombée il y a mille ans ? Est utile celle qui tombe aujourd'hui. A quoi nous sert le cours du soleil d'il y a mille ans pour l'année présente ? » (XI, 127).

C'est une philosophie de la veille ininterrompue qui est réclamée ici : demeurer attentif à l'injonction du Ciel - père des arts, de l'intelligence, de la Sagesse. L'homme y est pensé comme disciple de l'Astre : le Ciel est son maître. L'homme tire du Ciel sa nourriture, mais aussi son habileté, son courage - comme l'abeille tire le miel de la fleur. Les métaphores abondent : le Ciel nourrit tous les jours l'homme comme son enfant; il collabore avec celui qui cherche, mais ne donne rien à celui qui se croit trop malin (witZig). Mais chez l'homme docile, chez l'homme attentif, le Ciel permet à la volonté individuelle de s'élever, de se hausser au-dessus d'elle-même, comme chez Alexandre le

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L'idée de Zeitigung chez Paracelse 173

grand ou chez Barberousse. Il conduit vers des sommets dans le dépassement de l'intérêt subjectif et immédiat. C'est la totalité du monde qui est en écho en ces hommes hors du commun : ils ont laissé agir en eux l'injonction venue du Ciel.

Lorsque le temps est là les choses naissent comme l'enfant du ventre de la mère. Aux uns le Ciel donne une moisson précoce, aux autres une moisson tardive. Il faut nager selon (comme dirait Rimbaud) - car le moment manqué ne reviendra jamais. Ce qui conduit directement à une troisième conséquence.

3. A quoi sert le vent qu'il a fait hier? On ne peut faire voile avec le vent de la veille ! t

Or, les « médecins errants » répètent ce qui est dit dans les livres écrits il y a mille ans. Ils veulent soigner aujourd'hui avec les remèdes d'hier. Mais chaque époque a ses maladies, chaque époque ses remèdes. On n'apprend pas la médecine dans les livres ! Paracelse réclame l'attention à la monarchie présente : tout savoir est actuel. Il ne faut pas regarder en arrière, mais demeurer attentif à la Zeitigung des choses.

La même exigence conduit Paracelse à refuser les prédictions fondées sur des relations causales, par exemple entre un corps visible (une étoile, une planè- te) et un événement à venir. L'astrologie est condamnée avec une vigueur égale à celle qui le conduit à brûler les textes de Galien.

De sévères condamnations ! A partir de l'idée de Zeitigung se découvre la profondeur, mais aussi le tragique de la destination même de l'homme. Et cela se trouve encore accentué lorsque Paracelse fait référence au non-achève- ment du monde et de l'homme. Qu'est l'alchimie sinon cet impératif de condui- re les choses en leur fin, de tirer le fer du minerai et le pain du blé? L'homme est appelé à parfaire (per-ficere) ce qui est simplement offert et proposé. Si le Ciel nous gratifie d'un don (de la musique, par exemple), à nous, par le travail, de devenir un musicien accompli. Ici, le travail et la Zeitigung ont partie liée.

Mais il faut, avant de conclure, revenir sur un terme, celui d'expérience. Car s'il est des modifications visibles à l'oeil dans le champ empirique (on voit la poire mûrir), elles ne nous livrent pas la Zeitigung elle-même, c'est-à-dire l'invisible puissance, donc cachée à nos yeux, qui est dans les choses mêmes.

Le terme d'expérience est un mot traître, car on croit immédiatement

comprendre ce qu'il y aurait à entendre sous ce terme : ce qu'on observe, ce

qu'on expérimente. Or, il ne s'agit de rien de tout cela. Bien au contraire.

L'expérience dont parle Paracelse (Erfahrung) ne relève pas de l'obser- vation, a fortiori pas de l'expérimentation. Quand il dit que « la philosophie n'est rien d'autre que la connaissance de l'invisible nature », il indique que cette connaissance s'acquiert dans l'expérience.

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174 Lucien Braun

Notons que cet invisible n'est pas derrière le visible, à la manière d'une substance : il n'y a rien derrière le visible - l'invisible est dans le visible, et n'est rien sans le visible. Ce n'est pas un spiritualisme qui s'annonce ici.

L'expérience représente cet acte par lequel l'invisible se donne en

quelque sorte à voir. Cela a lieu lorsque nous laissons paraître en nous la lumiè- re que la nature cherche à allumer en nous. La nature, en effet, ne se connaît pas elle-même ; mais le Ciel qui la pénètre de part en part (le Sidus) fait naître le

desiderium, le désir de connaissance, et fait luire en nous, dans la mesure où nous ne la contrarions pas (donc en le sujet disponible), une lumière, la lumen

naturae, en laquelle la nature invisible se connaît elle-même pour ce qu'elle est. Cette illumination - voir l'invisible dans le visible - est d'emblée métaphysique.

Ce qu'il y à voir n'est pas chose parmi les choses, et pourtant habite toute chose. Le philosophe ne voit pas plus de choses que l'ignorant, mais il voit autrement et voyant autrement il voit autre chose. Il voit, dans ce qu'il a sous les

yeux, la nature qui y est active. La Zeitigung fait partie de l'épiphanie de la

nature, de la phuséophanie - elle fonde ontologiquement le destin du monde (il

n'y a pas de théophanie : Dieu n'apparaît pas - mais il a parlé).

A consulter l'histoire de la pensée occidentale, force est de constater que personne avant Paracelse n'a vu et su ce qu'il en était de la terrible puissance du

temps maturant, qui porte toutes choses et qui les emporte, installant l'homme en sa condition d'être précaire comme l'est un navigateur en haute mer, sans amarres fixes. Subitement tous les facteurs sécurisant - les essences, les lois, les

remèdes, les cadres sociaux, tout ce qui passaient pour pérenne - se mettent à fondre comme beurre au soleil. Il est réclamé une attention de tout instant à ce

qui, insensiblement, transforme toute chose, qu'elle soit plante ou minéral, remède ou pensée. La Zeitigung réunit en elle aussi bien le kairos antique (l'ins- tant favorable) que le fond de la croyance germanique au destin, alliant l'heu- reux et le tragique, où le trop tôt et aussi maléfique que le trop tard.

Mais tout cela est-il vraiment intelligible pour nous ? Nous pensons le monde à partir des possibilités du sujet : le monde est ma représentation, donc il est soumis aux lois de cette représentation, donc il y a des choses impossibles. Or, pour Paracelse tout est possible. Il ne pense pas le monde à partir d'une

représentation a priori des choses : il part de ce qui se donne - don immaîtrisé

auquel il cherche à correspondre en jetant des feux, sans chercher à accorder entre elles ses propositions. Dans une certaine mesure il ne conduit pas sa pen- sée, et ne l'institue pas comme centre de légitimité ou de gravité. Elle n'est que l'éclair - l'autre - qui illumine autant que faire se peut le fond des choses qui nous porte : le réel c'est l'expérience.

Cela nous heurte, aujourd'hui. Et dans cette mesure-là, on peut se demander si Paracelse est, pour nous, encore pensable.

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Entre l'« advenu » et l'« advenir »

Configuration du temps à la Renaissance

et à l'âge des réformes

Claude-Gilbert Dubois (Bordeaux)

a temporalité, qui est la manière de vivre le temps, utilise, pour sa transcrip-

tion en termes culturels communicables, pendant la période de la Renaissance, deux figures matricielles qui sont un legs du passé : le cercle et la ligne, projection dans un espace symbolique de figures géométriques qui préten- dent ramener à leurs formes toute chronologie et toute chronométrie.

Il reste à signifier géométriquement le dynamisme temporel. Le cercle est doté d'un mouvement rotatif, successivement ascendant puis descendant. La ligne est vectorisée suivant un axe où le mouvement est irréversible (on ne peut revenir en arrière) et dotée d'une direction à valeur symbolique : le plus souvent ascendante (pour signifier une finalité), ou horizontale (pour signifier la répéti- tion), quelquefois descendante (pour signifier le déclin). Mais ces deux der- nières idées sont généralement inscrites dans le mouvement rotatif de la premiè- re figure.

Les configurations du temps, à la Renaissance, reposent sur une réutilisa- tion de ces deux figures, avec des variantes qui leur donnent une possibilité de multiplication des sens. La figure circulaire est un héritage de l'Antiquité païen- ne : le platonisme l'a sans doute empruntée au pythagorisme, et l'a enrichie au cours des siècles (De Sphaera de Proclus est un traité très souvent réimprimé au XVIe siècle). La cosmologie stoïcienne repose sur un principe analogue appli- qué à la physique. Le christianisme médiéval la reprend, en l'amalgamant à quelques formules empruntées à l'Ecclésiaste, pour signifier que l'agitation ter-

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176 Claude-Gilbert Dubois

restre n'a pas de sens, ou en tout cas pas d'issue. C'est la figure de la roue qui est utilisée, à laquelle est donné un mouvement rotatif dont le point originel est le point le plus bas : toute forme d'évolution se définit dès lors par une croissance et un déclin. La principale variation apportée par la Renaissance consistera à modifier le point originel sur le cercle : dès lors toute la signification du mouve- ment est changée et permet des configurations du temps historique et psychique tels que décadence-mort-renaissance, dégénération-régénération, formation- déformation-reformation. Les deux termes de Renaissance et de Réforme qui définissent les deux mouvements culturels essentiels de cette époque résultent en toute logique de cette simple variation dans la position du point-origine.

La configuration linéaire est un legs de l'Antiquité judaïque. Il s'agit bien évidemment d'une ligne ascendante que dynamise l'espérance messianique. L'histoire a une fin, l'apothéose rendue visible matériellement d'un peuple, dont l'histoire n'est que le préambule. Le christianisme, en établissant comme une réalisation historique l'avènement du Messie, aurait pu éteindre la fonction dynamique du principe d'espérance. En fait celui-ci est reporté dans le futur soit sous forme mystique (désir d'union au Christ retrouvé dans l'au-delà) soit sous forme eschatologique (espoir du retour du Christ à la fin des temps). Il est vrai cependant que les impatiences mystiques ou eschatologiques appelleront de la part des autorités en place quelques remises au point, obtenues par infléchisse- ment dans le sens de l'horizontalité (nil novi sub sole) ou franchement du déclin, par rappel de la puissance du péché et de la distance qui sépare la terre du ciel. Dans les variations opérées autour de la figure matricielle, le rôle de la Renaissance est de renforcer dans un sens irénique l'aspiration ascendante. Par contre coup, l'effet des Réformes aura été de mettre l'accent sur les brisures et les écarts, et d'instituer une conception dialectique de l'évolution.

Le mouvement rotatif de la temporalité, vécue individuellement ou ima- ginée sous forme collective, est régi par un rythme quaternaire. L'histoire de l'humanité comprend quatre périodes successives ponctuées par l'apparition d'une figure représentative : Adam, Noé, Moïse, Jésus. L'histoire politique repo- se sur une théorie du « transfert de pouvoir » (translatio imperii) qui permet de lire la montée et la chute de quatre empires : Chaldée, Perse, Macédoine, Rome. La vie individuelle se décompose en quatre saisons calquées sur le rythme de l'année : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse. Inversement les saisons de l'an- née sont allégorisées par des personnages à l'âge évocateur, de l'enfance d'Eros à la vieillesse de Saturne. La journée se répartit en quatre temps : matin, midi, « esprée », « serée ». On voit donc s'inscrire dans le cercle une figure à quatre côtés ou à quatre branches, qui prend la forme d'un carré ou d'une croix. C'est dans un carré inscrit dans une circonférence que Vinci met en croix la figure de l'Anthropose. La mappemonde imaginaire antérieure à la découverte de l'Amérique représente l'océan sous forme d'un bassin circulaire entourant la

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figure cruciforme des terres émergées, dont le centre est Jérusalem, à la manière d'une croix celtique.

Le schéma linéaire du temps est dynamisé par une division ternaire. Les trois moteurs de la création du monde, suivant la cosmogenèse hermétique, l'Intelligence ou Noûs, la Parole ou Logos, la Main ouvrière ou Demiourgos mythologisent les phases créatrices de la conception, de l'énonciation et de la réalisation. Les personnes de La Trinité chrétienne, projetées dans l'histoire, ser- vent dans le joachimisme à définir trois étapes dans la trajectoire de la révéla- tion : âge du Père ou révélation de la loi injonctive, âge du Fils ou révélation de la règle relationnelle qu'est l'Amour, âge de l'Esprit ou de la transparence com- municative. Lorsque les néo-platoniciens ou les kabbalistes ont joint un quatriè- me âge - l'âge de nature qui aurait précédé la révélation de la Loi -, tout change et l'on bascule du schéma linéaire à une figure circulaire qui réalise à la fin l'union de la Nature et de l'Esprit.

Dans la période qui recouvre la Renaissance et les Réformes, on constate une série de manipulations sur ces données léguées par la tradition. Les opéra- tions consistent en une contamination des deux figures, ou en des variations qui ôtent au schéma circulaire son aspect de fermeture ou de répétition. On recon- naît là deux caractéristiques de la mentalité renaissance : la volonté de syncrétis- me et une conception optimiste du temps. Le cercle perd son caractère d'espace clos pour ne garder que celui d'espace parfait. D'autre part l'extension des limites assignées à l'univers, qui ne cesse de se fortifier, avec Nicolas de Cuse, puis Copernic et Bruno, aère l'espace cosmique en lui ôtant toute fonction d'en- fermement ou de séquestration. La contamination, opérée avant la Renaissance, des nombres trois et quatre, pour obtenir les nombres plus complexes de sept et de douze, ainsi que leurs composés (notamment soixante douze, soit 23 X 32),

connaît des développements multiples. Les recueils poétiques ou biographiques adoptent souvent une composition sérielle dont la base est sept ou douze ou leurs composés. Paraphrases des sept paroles du Christ, allégorisation corporelle des sept collines de Rome effectuée par Du Bellay, division de l'histoire en sept âges qui assument les divisions quaternaire et ternaire, gloses poétiques sur la « semaine » de la création, avec une distinction entre les quatre premiers jours où sont créés les éléments et les jours suivants, qui renvoient à la hiérarchie des êtres animés. La variation la plus importante consiste en un déplacement du point originel : au lieu de partir du point le plus bas, on place l'origine au point le plus haut. Le temps change dès lors complètement de sens : l'origine est un apogée, suivi d'un déclin et d'une mort, suivie à son tour - c'est là le point essen- tiel de la transformation - d'une « renaissance ». C'est sur ce schéma que Vasari propose une théorie de l'histoire des arts en Italie : la référence originelle en est

l'Antiquité, conçue comme un haut lieu de civilisation ; vient ensuite le déclin

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des temps barbares, puis la restauration des arts que Vasari place vers le XIIIe siècle, pour atteindre à nouveau un point d'excellence en son temps. De la même manière, dans l'histoire des institutions politiques, Postel ramène à un point pre- mier l'institution, suivi d'une destitution par infidélité à l'état originel, et propose une restitution qui rejoindrait l'origine dans la fin de l'histoire.

Le mouvement linéaire, généralement ascendant, par lequel se transcrit une autre conception de l'histoire, manifeste une confiance en la fin des temps, illustrée d'abord par la promesse messianique du judaïsme, et par la révélation

apocalyptique en trois temps de la théologie joachimite. Sans doute voit-on aussi s'exprimer des visions pessimistes sous la forme d'une ligne descendante. Ces conceptions prennent appui sur la métaphore hésiodique des sept âges métalliques - âge d'or, d'argent, de bronze, de fer, etc. - transcrite par Ovide. Ces textes, contaminés par des fragments appropriés du Livre de Daniel (le géant aux quatre parties corporelles métalliques) servent à construire, comme chez Pierre Viret, une théorie de « l'empire » comme évolution de mal « en

pire » des puissances temporelles. L'utilisation de la direction descendante est

replacée dans un contexte global par les promoteurs de la Réforme, avec un

dynamisme accru et des intentions polémiques visibles. L'affirmation de la véri- té est inséparable de l'action négative des forces d'opposition à son avènement. L'histoire de l'Ancien Testament est perçue en termes conflictuels, comme l'af- frontement permanent de la loi à ses transgresseurs, dans une perspective dialec-

tique : législation, transgression, punition. L'histoire de la parole, dans les temps du christianisme, subit les mêmes affrontements : formation de la doctrine au temps du Christ et des Apôtres, déformation dans les temps dits de l' « Antéchrist » assimilé au triomphe de l'Eglise Romaine, d'une manière polé- mique, reformation au temps des nouveaux apôtres chez lesquels s'exerce l'Esprit. Les Réformes introduisent dans le triangle à pointe élevée de la linéarité ascendante son double à pointe renversée qui à chaque phase de réalisation appose une action contradictoire, suivant une figuration symbolique qui prend la forme du « bouclier de David » ou du « sceau de Salomon ». Sans doute le sym- bolisme du Sceau s'applique-t-il généralement aux rapports des éléments et aux opérations de la matière. L'introduction d'une diachronicité peut s'y effectuer par le symbolisme des six pointes, correspondant aux six jours de travail de la Genèse, le septième étant représenté par la circonférence qui clôt l'ensemble.

D'autres emblèmes à signification temporelle peuvent être évoqués. L'étoile à cinq branches, d'origine pythagoricienne, est un élément symbolique destiné à illustrer l'harmonie générale d'un ensemble perçu globalement plutôt que sa construction en phases échelonnées dans le temps. La rose de Luther, à

cinq pétales blancs rayonnant autour d'un coeur incrusté d'une croix, veut signi- fier le rayonnement de l'esprit purifié par la foi en son sauveur. L'image est ins-

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crite dans un cercle doré à fond d'azur. Cette figuration est le point de départ d'une emblématique qui sera reprise par le rosicrucisme (rose stylisée et allégo- rique à sept pétales dont Robert Fludd a transcrit la configuration). A l'époque de la Renaissance, l'association de la vie des roses au temps qui passe facilite le symbolisme temporel de la fleur. Le schéma ternaire est reporté sur une repré- sentation emblématique du lys, tel qu'il est conçu par exemple dans le commen- taire du « Candélabre de Moïse » réalisé par Guillaume Postel. Cette figure complexe conduit sur les voies d'un ésotérisme qui ne représente que des che- mins parallèles de la pensée mystique renaissante, mais restent exemplaires d'une forme poussée d'allégorisation. Un autre type de méditation sur l'histoire utilise, d'une manière qui se veut réaliste, et non allégorique, les combinaisons ingénieuses de proportions et de rapports numériques : Jean Bodin, dans la Methodus historiae, part d'une infrastructure géographique, pour expliquer les phénomènes de transfert et de migrations par des raisons d'ordre climatique. La division des hémisphères en trois zones ne peut échapper à une allégorisation d'ordre mathématique. Pour expliquer l'illusion que nous avons, dans l'histoire, d'un éternel retour, et le confronter à ce qu'il estime être la réalité d'un progrès, il contamine les deux figures du cercle et de la ligne ascendante : il voit l'évolu- tion historique comme une sorte de ligne spirale ascendante sur les parois d'une tour conique, que l'on pourrait assimiler à une des nombreuses tours de Babel

représentées par les peintres de son temps. Pour Bodin, il est vrai que la contem-

plation de l'histoire peut donner l'illusion que rien ne bouge, et que l'image de la roue qui tourne en revenant sans cesse à son point de départ est l'expression fidèle de ce sentiment. Mais s'il est vrai qu'on constate une alternance d'âges de lumière et de ténèbres, chaque cycle nouveau se reconstruit sur les vestiges du

précédent, qui lui servent de socle : il y a des leçons du passé, servant à la construction d'un avenir qui peut lui ressembler, mais en mieux. L'illusion que tout empire, est le résultat d'une négligence de l'observateur, qui ne tient pas compte de ce qu'il vieillit, et attribue sa propre déchéance au spectacle qui l'en- toure. L'histoire n'enseigne ni le déclin (qui est une illusion subjective) ni le statu quo (qui est une illusion de l'ignorance du passé). Bodin intègre ainsi la notion de progrès discontinu, dans une construction imagée qui donne sa place à

l'espérance en évitant l'écueil des illusions naïves qui oublient que le progrès est une conquête active.

Le catalogue de ces représentations imagées dont nous ne pouvons four- nir qu'un échantillon, pourrait laisser penser que « tout est écrit » d'avance, même si les signes n'en sont pas immédiatement déchiffrables. Or le temps refu- se précisément toute inscription dans l'espace et tout enfermement dans une écriture : il est le lieu (si lieu il y a) de réalisation de la liberté. De l'advenu on ne saurait déduire systématiquement l'avenir : de là les attaques contre toutes les formes de « mancie » ou de divination dont on trouve le catalogue dans

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180 Claude-Gilbert Dubois

quelques chapitres du Tiers livre de Rabelais. Panurge mène une enquête à tous vents sur les moyens de connaître son avenir, et notamment s'il doit se marier. La connaissance de ce qu'on sait de lui, du caractère des femmes, l'apport des sciences et des techniques de conjecture apportent autant d'éléments décisifs dans un sens que dans l'autre. Le raisonnement et l'expérience ne conduisent en définitive qu'à l'indécision. Ce n'est ni par savoir ni par raison qu'on pourra y mettre fin, mais par un acte de volonté prise en connaissance des causes, mais en pleine méconnaissance des effets. Il faut choisir, si l'on veut avancer. Non pas choisir par raison, puisque la raison n'arrive à rien décider. Il faut choisir parce qu'on est embarqué. Il y a une sorte de pari rabelaisien sur l'avenir de l'homme, analogue au pari pascalien sur l'au-delà. C'est sa manière à lui de préserver le libre arbitre dans un choix initial qui, à défaut d'arbitrage rationnel, ne peut être qu'arbitraire. C'est là le premier agent moteur de la vie humaine qui n'est pas une destinée écrite à l'avance : un acte de liberté fondateur de l'existence, aussi absurde qu'inévitable. Mais une fois la chiquenaude initiale librement donnée, l'embarcation n'obéit plus à la volonté du navigateur. Il est impossible de faire que l'avenir soit ce qu'on veut qu'il soit. Les forces qui mènent les événements, et qui dépassent les capacités humaines, se distribuent en trois étages séparés avec des antagonistes internes qui rendent vain tout effort de pronostication. Il y a, au plus bas, sévissant dans le monde infralunaire, la « Fortune », sorte de motus agens qui n'a d'autre loi que sa propre liberté, perçue au niveau humain sous forme de caprices imprévisibles. Au-dessus, il y a la Nature, organisme plus stable, qui obéit à des lois. Mais la connaissance de ces lois ne peut être que partielle : elle nous échappe par ignorance, et il n'est pas possible, en l'état de nos connaissances, d'atteindre un savoir total. Tout au plus peut-on avoir quelque espérance dans les progrès d'une technologie, comme semblent l'indi- quer les derniers chapitres de l'oeuvre. Au-dessus encore, il y a le libre arbitre divin, la Providence, dont on peut estimer qu'elle exprime les seuls actes pris par un sujet en état de connaissance totale des causes et assuré de l'efficience de ses effets. Mais les voies de la Providence, en raison de la transcendance de Dieu, sont impénétrables. Entre les caprices de la Fortune, l'ignorance des lois de la nature en tous leurs effets, et le mystère des voies de la Providence, Panurge est ramené au seul acte dont il puisse assumer la responsabilité : vouloir ce qu'il veut, ici et maintenant dans le seul instant de vie et de vouloir qui lui appartien- ne et qui meurt plus vite que les roses, même pas l'espace d'un matin. Par d'autres voies, Montaigne aboutit aux mêmes conclusions : vouloir étreindre le temps, c'est faire la brassée plus grande que le bras ; « ce sont gens qui passent voyrement le temps ; ils outrepassent le présent et ce qu'ils possèdent pour servir à l'espérance/i.e. pour se fier à de vains espoirs/et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au devant » (Essais, III, XIII). Alors que convient-il de faire? Il convient d'utiliser la seule figure du temps dont nous n'avons pas parlé : celle du point. A condition bien entendu qu'avec une série de

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points, on arrive à construire une ligne, qui n'est pas forcément belle, ni ascen- dante, mais qui est sienne, ce qui est la principale de ses qualités. Il n'est plus question de figuration, mais d'appropriation, ce qui est la seule manière d'échap- per aux figures pour transférer le temps dans le registre sonore, sous forme de mélodie ou de romance sans parole.

Les figures du temps, à l'époque de la Renaissance et des Réformes, sui- vent toutes les voies ouvertes à l'imagination du futur. Tout dépend de l'instant où l'on place son présent pour imaginer l'avenir. Les hommes de la Renaissance le placent soit à l'heure des petits matins, « au mois de mai », « en son jeune avril », « à l'aube », « en la prime jeunesse » : et on a alors toute la vie devant soi pour rêver à un avenir radieux, dans l'apothéose de la lumière ; soit en fin de soirée, à la fin d'un temps qui meurt, et on attend alors que la nuit passe et s'éva- nouisse pour entonner l'hymne des réveils, des renaissances et des résurrections. Il y a chez tous un phototropisme, qui a appelé sur l'époque l'image d'« aube de temps modernes ». L'automne de la Renaissance, assimilée au maniérisme, n'a plus cette confiance. L'inquiétude l'amène à transformer l'étoile de David en rose des vents tournant à tous vents ou en labyrinthes aux voies inextricables dont l'issue n'appartient, après un parcours sinueux et des obstacles initiatiques, qu'à ceux qui ont gardé en main le fil d'Ariane, le message ésotérique du « monde comme labyrinthe », suivant le terme utilisé par Hocke. A l'époque d'Erasme, de Pic de la Mirandole et de Rabelais, on n'en est pas là. Si l'advenu ne peut fournir une claire lecture de l'advenir, il reste ces deux petits présents faits à l'esprit dont, même à la porte des Enfers, les hommes n'arrivent pas à se dépouiller : la capacité de conjecturer - qui maintient la valeur relative du savoir - et l'espérance, graine d'avenir - l'avènement - que porte en soi l'événement - l'advenu -.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de référence : - BODIN (Jean), Methodus ad facilem historiarum cognitionem ( 1566) ; BOUELLES

(Charles de), Aetatum mundi septem supputatio (1520); BROCARDO (Jacopo), Mystica et prophetica libri Genesis interpretatio (1580) ; BUDE (Guillaume), De Transitu helle- nismi ad christianismum (1539); LE ROY (Louis), De la Vicissitude ou variété des choses en l'univers (1575); MEIGRET (Amédée), De Generatione et Corruptione Aristotelis (1519); MONTAIGNE (Michel de), Essais, Il, XII (1580), 1lI, XIII (1588); POSTEL (Guillaume), La Doctrine du siècle doré (1553) ; RABELAIS (François), Le Tiers livre (1546); RONSARD (Pierre de), Hymnes (1555); STEUCO (Agostino),

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182 Claude-Gilbert Dubois

Cosmopoeia (1535), De perenni Philosophia (1540); TYARD (Pontus de), Discours du temps, de l'an et de ses parties ( 1578).

Ouvrages critiques : - DUBOIS (Claude-Gilbert), La Conception de l'histoire en France au XVIIE siècle,

Paris, 1977; L'Imaginaire de la Renaissance, Paris, 1985; FRAISSE (Simone), L'influence de Lucrèce au XVIe siècle, Paris, 1962; GOLDSCHMIDT (V.), Le Système stoïcien et l'idée de temps, Paris, 1969 (2e éd.) ; JOUKOVSKI (Françoise), Montaigne et le problème du temps, Paris, 1972.

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Les formes du temps selon Vico

Bruno Pinchard (Tours)

Une première métaphysique du temps : le temps et le point

Plus qu'un philosophe du temps, Vico est un philosophe des âges. Mais parce

- que la doctrine des âges est en mesure de bouleverser tout le rapport de la pensée au temps, on peut admettre sans difficulté que la méditation du philo- sophe de Naples peut être exposée à partir de la question du temps sans perdre de sa spécificité et de sa nouveauté.

Pourtant on aura soin de distinguer l'abord de la question du temps dans le traité de 1710, le De antiquissima Italorum sapientia, qui expose une synthè- se éclectique de toutes les métaphysiques traditionnelles, et la problématique plus mûre qui va résulter du passage d'un singulier à un pluriel : DU TEMPS AUX

TEMPS. Cette simple flexion résume, au-delà du premier essai de 1710, l'innova- tion intellectuelle qui caractérisera les éditions successives des Scienza nuova de Giambattista Vico, à partir de la première édition en 1725.

En 1710, le temps est interprété à partir d'une métaphysique pythagori- cienne du point, qui tente de reprendre à son compte la réflexion du siècle pré- cédent sur le conatus. Le temps n'est alors qu'une catégorie dérivée, subordon- née à une dynamique de l'espace, elle-même référée à un Effort universel d'inspiration galiléenne. Ce temps en son fond est un temps déduit. Si la future temporalité vichienne est à l'oeuvre dans ce premier traité, ce n'est que dans la quête, héritière de Bacon, qui l'inspire : retrouver le savoir spéculatif véhiculé par les langues anciennes, et en particulier par le latin. Le temps de l'origine est

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déjà présent dans cette interrogation sur la langue antique, mais il n'est pas encore thématisé comme tel, si ce n'est par l'idée humaniste d'une translatio studii au travers de l'histoire des civilisations.

Je ne rappellerai pour mémoire que les principales étapes de la théorie du temps de 1710 :

1) il y a des puncta ou conatus d'extension, sources métaphysiques, c'est-à-dire in-formes et dynamiques, des formes physiques de l'extension.

2) Parce qu'ils sont la vertu même de l'être, seuls ces points peuvent arracher les choses à leur néant, car l'être ne peut procéder que de l'être.

3) Dans l'ordre de l'existence (c'est-à-dire du « être sorti de »), le plus grand et le plus petit sont à égale distance du rien, puisqu'ils ne commencent à être que par le principe purement métaphysique de leur essence. Une même vertu d'extension se tient dès lors sous les choses inégalement étendues.

4) Le temps, comme l'espace, se divise comme tout l'ordre physique, mais l'éternité, qui procède de l'essence universelle, se tient dans l'indivisible.

5) Du point, dans l'ordre du temps, sourd l'opportun, le kairos grec; hors de ce point, où s'insère l'énergie de tout l'univers, il n'y a qu'accident et hasard1, gouvernés par un fatum2.

6) Le temps enfin est un mode « composé », car il résulte du rapport de deux lieux dont l'un est en repos, et l'autre se meut : le temps se confond alors avec le lieu, c'est-à-dire avec la spatialité du monde en tant qu'elle s'étend3.

Ces rappels tracent le cadre de la métaphysique du point : c'est une phy- sique de l'extension fondée dans une ontologie de l'effort. Le temps n'y est qu'un accident secondaire. Sur la base de ce résultat, nous sommes en mesure de formuler la question qui guide les études vichiennes : cette Scienza nuova, qui résume à elle seule la philosophie que Vico a transmis jusqu'à nous, est-elle encore à son tour une telle métaphysique du point ? Elle qui se définit comme «Théologie civile raisonnée de la providence divine4» et « Métaphysique de l'esprit humains », c'est-à-dire, tour à tour, comme une théologie et une anthro- pologie, est-elle même encore une métaphysique conçue comme la science de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire de l'être qui ne procède pas de son histoire, mais seulement de lui-même6g Cette question, qui engage la continuité de l'oeuvre de Vico et qui permet d'interroger la perpétuation inavouée dans la Scienza nuova de l'ontologie de l'effort, nous ne pourrons l'envisager qu'après avoir considéré la doctrine du temps qui s'annonce effectivement dans la philo- sophie plus mûre de l'auteur.

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Les formes du temps selon Vico 185

La découverte de l'esprit du temps : la doctrine des âges et les « suites » du temps

Dans sa version ultime, la Scienza nuova se présentera comme un systè- me complet du temps qui, partant d'une Table chronologique censée proposer la « matière » de l'aeuvre, avance les principes qui permettront d'« inforiner7 »

cette matière pour la rendre intelligible. Mais plutôt que de s'en tenir à une architectonique trop maîtrisée peut-être pour exprimer entièrement les ressorts de l'ceuvre, il convient de désigner avec précision le lieu où émerge l'ampleur de la révolution qui s'annonce. Or, dès la première version de la Scienza nuova (1725), Vico aura été très explicite. A cette époque en effet, il est en polémique contre Grotius, Selden et Pufendorf. Dans le chapitre V du livre I, où il reprend un ouvrage antérieur perdu, celui qu'il nomme lui-même la Scienza nuova in forma negativa, un livre où il critiquait systématiquement les thèses des jusnatu- ralistes, il précise sa position propre en opposant les présupposés qu'il dénonce aux principes des jurisconsultes romains dont il se veut l'héritier.

Les philosophes modernes du droit auraient manqué, selon notre auteur, leur projet de réaliser un système du droit naturel, parce qu'ils ont voulu faire une philosophie morale sans référence métaphysique, c'est-à-dire, dans le langa- ge de Vico, sans faire de la Providence un principe constitutif. Faute de cette puissance supérieure d'ordre, bien commun de l'antique romanité et du moderne christianisme, ces philosophes de l'abstraction confondent, continue Vico, l'Idée éternelle du droit naturel et les systèmes effectivement nés au cours de l'histoire des hommes qu'ils ont la prétention de réformer selon cette norme absolue. Mais seule une métaphysique pourrait réellement partager, et donc relier, l'ordre idéal et l'histoire. De fait, le véritable droit naturel ne peut jamais se confondre avec les moeurs des nations, puisqu'à la fois il s'en détache par sa part rationnel- le, quoiqu'il en procède sous sa forme historique. Son essence, prise entre le temps et sa négation, résiste ainsi à toute forme de spéculation, à moins qu'on parvienne à ce résultat : le véritable droit naturel n'est pas une norme intempo- relle : sous la condition de l'idée de providence, il a une histoire et vaut non comme norme mais comme totalité. Voilà la découverte que l'observation du droit romain inspire à Vico. Si, inversement, il y a quelque chose de véritable- ment universel dans le droit naturel, ce ne saurait être sa formulation rationnelle tardive par des jurisconsultes frottés de philosophie, c'est la loi de sa transfor- mation selon les époques, son histoire donc, procédant depuis le fond religieux archaïque jusqu'à la clarté du droit rationnel. Les concepts-clés ne sont plus ceux de système et de nature, mais d'origine et d'« économie totale » :

Aucun de ces trois auteurs ne découvrit les origines véritables et jusqu'ici demeurées cachées des parties qui constituent l'économie totale du droit naturel des gens, qui sont les religions, les langues, les coutumes, les lois, les sociétés,

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les gouvernements, les propriétés, les commerces, les ordres, les commande- ments, les jugements, les peines, la guerre et la paix, les restitutions, l'esclavage, les alliances8.

Le vrai droit naturel naît avec les moeurs des nations, en suivant un prin- cipe organique de développement qui en fait proprement un droit et non pas simplement un état des moeurs. Oui, cet ordre a bien en lui quelque chose d'éter- nel, qui ne vient pas du temps et de l'histoire, quoiqu'il s'y exprime nécessaire- ment. Cette forme d'éternité n'est que la régularité de son cours selon un ordre immuable. Si le temps rejoint l'éternel, ce ne peut être que par son rythme et son ordre au sein du temps.

Vico lit cette conception résolument évolutive, et pourtant ordonnée du droit, chez les jurisconsultes romains. Elle annonce une singulière révolution dans l'Eternel. L'Eternel n'est plus une essence intemporelle, mais une loi de croissance. La légitimité d'un droit n'est pas dans sa seule promulgation, mais dans la régularité de ses origines. Des religions les plus primitives au droit rationnel des Modernes, le cours du temps suit des moments, ce que Vico appel- le certaines « sette di tempi », qui en constituent la forme absolue et la part d'es- sence.

Vico distingue alors les « SERRE Di TEMPS » archaïques, et l'époque plus particulière qui a retenu jusqu'ici l'attention des jusnaturalistes, la « SETTA DI

FILOSOFI », ce temps des philosophes, qui aura finalement établi un droit systé- matiquement fondé sur l'idée rationnelle de la justice. Le droit naturel ne se limite pourtant pas à ce dernier âge qui n'en est que la phase terminale. Quelle n'est pas dans ces conditions l'erreur de Grotius ! Grotius en effet confond le droit naturel conforme aux temps de Rome avec celui qui n'appartient en propre qu'à l'école philosophique. Grotius manque du sens de la suite des temps9. Aussi se pique-t-il, d'une façon particulièrement naïve, de réformer le droit romain.

Revenons à cette suite des temps que Vico oppose aux Modernes, enfer- més dans leur suite particulière. Cette notion de « setta » appartient au vocabu- laire juridique et signifie la forme de vie, la conduite, les moeurs. Provenant de sequor, elle implique toujours une forme de dépendance entre un temps et une forme d'idéologie. Associant le temps, avec sa division par époques, et une école de pensée, c'est-à-dire la forme d'une culture et d'un savoir, cette notion renonce à toute conception abstraite du temps, limitée à son écoulement phy- sique ou simplement subjectif, pour devenir l'expression d'une totalité vécue

qui fonde la nouvelle philosophie de la temporalité. C'est en effet une maxime du droit romain que de dire, selon l'indication

de Du Cange, l'inspirateur constant de Vico, dans son Dictionnaire de la basse latinité au mot Secta : « Quod est Sectae temporum meorum alienum », ce qui

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Les formes du temps selon Vico 187

est étranger au style de mon temps (c'est-à-dire aux écoles juridiques de mon temps); ou encore, à propos des héritages : « Hujusmodi autem testatorum voluntates valere, Secta meorum temporum non patitur », reconnaître le droit de ces formes de testament, cela est étranger au style de mon tempsio.

C'est donc sur une référence au droit romain, et à son organisation inter- ne, si ouverte à la variété historique de ses composantes unifiées sous une codi- fication unique, que la notion de forme, ou d'« esprit » du temps a été forgée par Vico. Elle concentre tout l'apport de Vico à la transformation de la philosophie, dont l'oeuvre n'est plus de définir les catégories de l'être éternel, mais de décou- vrir une logique de l'immanence dans la complexité de ses régimes temporels. On peut résumer cet acte de naissance d'une certaine éthicité du temps de la façon suivante :

1) La pensée ne s'exerce pas seulement dans l'éternel, il lui faut désor- mais reconnaître que l'éternel lui-même est un fruit du temps qui ne peut plus se libérer de sa propre histoire. Il n'existe pas de pensée indépendante des moeurs du temps où elle se formule. Désormais toute pensée a un âge : celui de la totali- té vivante au sein de laquelle elle se conquiert.

2) Cependant les formes du temps social ne sont pas en nombre infini, elles sont susceptibles dans leur répétition à travers l'histoire d'être classées : à

chaque type temporel correspondra un droit différent, une forme de représenta- tion différente, qui permet de marquer les régularités qui rythment l'histoire. « L'ordre des idées doit procéder selon l'ordre des choses », lira-t-on dans la dernière Science nouvelle 11 , cela ne signifie pas qu'il faille renoncer au point de vue de l'idée. Il faut plutôt concevoir que Vico introduit une nouveau parallélis- me ontologique qui n'est plus celui des attributs de Dieu, mais celui des actions des hommes et de leurs représentations. La logique de la substance est devenue intérieure à l'humanité. Ce parallélisme est la forme même de la providence vichienne. Comme l'écrit si justement Michelet :

Dans la philosophie de l'histoire, Vico s'est placé entre Bossuet et Voltaire qu'il domine également. Bossuet avait resserré dans un cadre étroit l'histoire universelle, et posé une borne immuable au développement du genre humain. Voltaire avait nié ce développement, et dissipé l'histoire comme la poussière au vent, en la livrant à l'aveugle hasard. Dans l'ouvrage du philosophe italien, a lui pour la première fois sur l'histoire, le dieu de tous les siècles et de tous les peuples, la Providence. Vico est supérieur même à Herder. L'humanité lui apparaît, non sous l'aspect d'une plante qui, par un développement orga- nique, fleurit de la terre sous la rosée du ciel, mais comme système harmonique du monde civil. Pour voir l'homme, Herder s'est placé dans la nature ; Vico dans l'homme même, dans l'homme s'humanisant par la société. C'est encore par là que mon vieux Vico est le véritable prophète de l'ordre qui commence, et que son livre mérite le nom qu'il osa lui donner : Scienza nuova 12.

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« Le dieu de tous les siècles et de tous les peuples », le « système harmo- nique du monde civil » : on ne saurait mieux annoncer la restitution de la Providence théologique à son socle humain. De Vico en effet on datera la conception d'une entité nouvelle, qui pourtant ne naîtra réellement qu'avec la Révolution et les savoirs romantiques qui en expriment tout l'effet : la SUBSTAN-

CE SOCIALE. Cette substance n'est d'ailleurs pas seulement l'« esprit des peuples » de Hegel, c'est d'abord, comme on le verra, l'union indissoluble de la richesse des peuples et du noeud mythique des puissances qui la gouverne. Vico met au centre de son oeuvre cette substantialité « mythique », qui devient à elle- même son propre soutien :

Les puissances civiles sont les maîtresses de la substance des peuples « sostanza de' popoli », qui soutient, contient et maintient tout ce qui se pose et s'appuie sur ellel3.

A quoi tient cette force de la substance sociale ? A la force de ses dieux et des hommes, suggère Vico tout au long de ce passage central, reprenant la vieille formule romaine. L'esprit universel n'est l'esprit du monde que s'il est l'esprit du peuple, mais l'esprit du peuple n'est un esprit effectif que s'il fonde ce peuple dans l'unité de ses mythologies fondatrices. Nous sommes loin, nous le voyons, de la dépendance des formes physiques à l'égard d'une substance transcendante, ou plutôt il faut dire que toute la vertu du point est venue se pla- cer dans le centre même des corps sociaux et qu'il n'y a pas d'autre Effort uni- versel que celui que s'accordent les peuples en développant leurs virtualités :

« Cette force, cette foi [...] et cette protection, que les puissants devaient avoir à l'égard des faibles (en ces deux choses consiste toute l'essence de la féodalité), est la force qui soutient et régit le monde civil, dont le centre fut ressenti, sinon raisonné, par les Grecs [...] et les Romains [...], comme le fond de chaque orbe civil?4. »

3) Il n'y a pas lieu dans ces conditions de distinguer entre la forme socia- le du temps et sa forme philosophique. Vico propose bien une révolution dans l'éthique. Elle n'est plus le privilège des philosophes, mais elle étend sa signifi- cation à toute forme de vie, à toute forme de temps : il n'y a d'éthique que du temps de l'époque. Ainsi la setta rejoint-elle un de ses sens les plus tardifs, tou- jours selon Du Cange : une « façon », un mode - de quoi ? De la substance temporelle universelle. Un axiome de la Scienza nuova énonce ce point sans ambage : « Les propriétés inséparables de leurs sujets doivent être produites par les modifications ou manières dont les choses sont nées. 15 » Toute nature est donc naissance. L'être est temps et les événements sont ses modes.

Cette parfaite égalité de la forme et de sa naissance dans le temps ne veut pourtant pas dire que l'histoire des hommes n'est qu'une succession de formes de vie dépourvues de sens. Car toute modification temporelle est elle-même la

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modification d'une « unité substantielle » du droit universel dans sa forme pro- videntielle, dont les moments temporels ne sont que des approches successives par les communautés humaines (par leur sens communs historiques) de l'organi- cité archétypique du droit. Cette réalisation ne donne pas lieu à une parousie : toujours désirée, elle ne s'accomplit que comme totalité historique, et intègre à ses cycles aussi bien son achèvement que la certitude de sa destruction :

Le sens commun du genre humain est le critère enseigné aux nations par la providence divine pour définir le certain « les institutions » concernant le droit naturel des peuples. A partir de ces institutions en effet, les nations se déterminent, en visant cependant toujours les unités substantielles du droit naturel des peuples en quoi, chacune avec leurs diverses modifications, toutes les nations conviennent. 16

On ne peut aujourd'hui, après Dilthey, Croce, Aron, et toutes les formes européennes de l'historicisme, qu'être sensible au double mouvement qui carac- térise cette théorie :

D'une part on y voit magnifier la critique de l'ontologie grecque par les jurisconsultes latins. La philosophie perd son privilège, elle n'est qu'une forme de la culture. Ses abstractions doivent être relues à partir d'un point de vue glo- bal et de sa périodisation. La pensée Vico est dès lors une typologie de formes de l'agir dont une théologie agnostique de la providence assure la cohérence ultime.

D'autre part la pluralisation des temps ne conduit cependant pas pour autant au relativisme car cette histoire, on l'a vu, reproduit toujours le même ordre de développement selon l'axiome : « La nature des choses n'est que leur genèse en certains temps et selon certains modes : tant qu'ils demeurent tels, telles naissent les choses et pas autrementl7 ». Cette conception n'est ni dialec-

tique, ni structuraliste et classificatoire, elle révèle un regard morphologique sur l'histoire, qui annonce celui que Goethe posera sur la nature : le principe en effet n'en n'est ni la négativité de l'esprit, ni les formes de sa fonctionnalité, mais la récurrence de ses formes et l'ordre de leur croissance.

La référence providentielle permet ainsi de maintenir un point de vue

métaphysique sur le temps au-delà de la réduction de la philosophie à une activi- té particulière. Aussi bien la prétention de la philosophie « particulière » à un universel abstrait est-elle le seul moyen par lequel la connaissance humaine peut s'élever aux lois universelles. Vico distinguera donc une métaphysique de l'es-

prit humain contemplée dans l'homme particulier, et une telle métaphysique, cette fois contemplée dans l'esprit des nations. On passe ainsi d'une « philoso- phie théorique universelle » à une « philosophie pratique effectivement univer- sellel8 ». Le platonisme spontané de l'homme ne s'accomplit ainsi qu'à quitter la sphère de l'individu où l'esprit ne saisit que la part théorique de son savoir

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pour entrer dans l'agir universel où la matière et la forme du tout concourent à l'information substantielle.

La pluralité des temps comme critique des gnoses

Penser le temps selon ses âges, c'est, dans la langue de Vico, penser l'unité du vrai et du certain, du pensé et de l'institué, et introduire « l'esprit humain des nations » dans la pensée'9. Ainsi seront enfin remises à leur vraie

place les abstractions des idéalismes et des empirismes subjectifs, qui ne connaisssent pas la vraie loi du savoir moderne : la domination du temps, la plu- ralité de ses âges, le cycle de leurs successions et l'obsession de l'origine qu'elles engendrent.

La puissance de l'invention conceptuelle chez Vico se mesure cependant à l'effort critique immense qu'elle suscite. Comprenons bien que les jusnatura- listes que Vico critique si constamment, qui semblent résumer en eux cet oubli du temps qui les condamne, ne sont que les fruits tardifs d'une attitude plus générale de toute philosophie dans sa provenance platonicienne : elle n'existe qu'à dénier le travail de l'origine pour lui substituer les immédiatetés de l'en- thousiasme ou de la conscience de soi. La philosophie en Occident, sous le pré- texte de sagesse, ne procède que d'un déni radical de l'origine : tel est le verdict. Son culte de l'éternel n'est qu'une falsification du temps réduit à n'être jamais qu'une allégorie de l'éternel. Soutenir contre les Modernes précisément, que l'homme n'a pas toujours été moderne, ni même « homme », c'est aussi soutenir contre les Anciens que l'éternel ne s'est pas toujours précédé lui-même, que l'éternel lui-même est advenu.

Commence ici un jeu profondément paradoxal, et peut-être sans issue, qui caractérise l'auto-réflexion de Vico sur l'histoire de la métaphysique : Vico à tout moment en appelle au platonisme comme seule forme d'intelligibilité du devenir auquel puisse parvenir l'humanité réflexive; et dans le même temps, il traque dans le platonisme la dénégation perpétuelle du temps au travers duquel il a pu conquérir l'éternel.

La profondeur de cet auteur tient donc au fait qu'il n'a pas cru pouvoir accéder à la profondeur du temps sans passer par une critique du platonisme, au moins du platonisme allégorique de la Renaissance florentine. Et la question qu'en dernière analyse il pose est celle de savoir si la Scienza nova est bien le dévoilement de la face de l'être que le platonisme a dû dénier pour se conquérir lui-même - ou si elle n'est qu'une gnose platonicienne parmi d'autres.

Reconnaissons à tout le moins que Vico a orienté son oeuvre vers une cri-

tique systématique de toute gnose possible. Remonter à la « lontanissima anti- chità20 », interroger les poètes théologiens et découvrir leur sagesse vulgaire et non pas initiatique, tout cela constitue une déclaration de guerre à la falsification

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Les formes du temps selon Vico 191 1

sacerdotale du temps et des lois de la nature. La puissante organicité de la Science nouvelle ne doit jamais faire oublier quelle machine de guerre elle constitue à plusieurs égards d'abord à l'égard de l'humanisme hermétique. Ainsi la reprise critique de la triade égyptienne des âges (âge des dieux, des héros, des hommes) à partir de la triade varronienne (temps obscurs, fabuleux, histo- riques2l)@ l'application à toutes les traditions antiques de ce nouveau feuilletage du temps fondé sur le dévoilement de l'archaïque, l'invention de l'homme poé- tique originaire, distinct par son corps et par ses sources de connaissance de l'homme rationnel, l'interprétation enfin de la mythologie comme poème poli- tique vont toutes dans ce sens et n'ont pas encore épuisé leur pouvoir d'interro- gation en une époque de gnoses comme la nôtre :

Pour retrouver le mode de ce premier penser humain qui soit né au monde du paganisme, nous avons rencontré de terribles difficultés qui nous ont coûté la recherche de près de vingt années pour descendre de nos natures humaines civilisées aux natures totalement sauvages et inhumaines qu'il nous est absolument défendu d'imaginer, mais qu'il nous est seulement permis, et à grand peine, de concevoir.22

Derrière la répétition de tous les grands gestes mythiques de descente aux Enfers, c'est bien de la transgression d'un interdit qu'il est question, dont la

répétition constituera désormais la marque de toute modernité dans la pensée. Vico en assume loyalement toutes les conséquences :

Et à cause de toutes les faits dont nous avons fait nos arguments, on renverse tout ce que l'on a dit depuis Platon à propos de l'origine de la poésie [...]. On trouvera alors importuns tous les sens mystiques de

philosophie transcendante conférés par les doctes aux fables grecques et aux hiéroglyphes égyptiens. D'autant plus naturellement seront alors pro- duits au jour les sens historiques que les uns et les autres devaient natu- rellement contenir.23

L'homme est naturellement historique. Le sublime prend la place du

mystique. La chaîne de la Tradition n'est que la chaîne de l'humanité dans sa misère et ses grandeurs. La part mythique de l'homme prend la place de sa part transcendante; elle seule révèle notre double destination dans sa radicalité :

politique et terrestre.

La philosophie vichienne du temps est ainsi à la fois une rupture avec l'ontologie traditionnelle et la restauration d'une genèse cosmique saturnienne et herculéenne. Cette fois le cosmos n'est plus celui du ciel intelligible, mais celui des hommes dans la nature. La métaphysique de l'esprit humain dont il se réclame est d'abord fondée sur l'intériorité à l'esprit de toute représentation, à commencer par la métaphysique elle-même. De même que l'astrologie est vraie

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selon lui comme projection des activités et des intérêts humains au ciel, de même la procession néoplatonicienne, en tant qu'elle répète elle-même les tradi- tions homérique, orphique ou chaldéenne, appartient au développement poli- tique et spirituel du sujet total de l'humanité. Il en découle qu'Homère est seul en mesure d'enseigner la vérité de Platon, retournement des priorités qui man- quait à la série des renversements du platonisme.

La critique du néoplatonisme qui anime la Scienza nuova ne signifie cependant pas l'invalidation de celui-ci, c'est une libération de sa forme théogo- nique pour ordonner l'obscurité irréductible du destin humain : si cette forme de genèse vaut dans l'éternel pour les platoniciens, elle vaut dans le temps de l'his- toire chez Vico. Il en découle que la nouvelle Doctrine des temps se suspend sur cette question : Vico a-t-il effectivement réalisé une révolution copernicienne en ordonnant autour du sujet toutes les illusions de la raison - ou bien son succès dans la maîtrise des illusions ne marque-t-il pas une dernière dépendance à l'égard de ce qu'il dénonce, comme une sorte de participation infiniment éloi- gnée, quoiqu'encore réglée, à la procession des classes divines ?

C'est le genre de doute qui frappe à la lecture de chaque page de cette épopée du temps, comme de tout livre qui veut réécrire le Timée dans le même ordre, même s'il cherche à le transgresser en refusant d'adhérer aux révélations de la sagesse des Anciens. C'est Platon qui écrivait :

Il nous a paru que Timée, celui d'entre nous qui est le meilleur astronome et qui a donné le plus de travail à pénétrer la nature de l'Univers, devait prendre la parole le premier, et, partant de la naissance du monde, terminer par la nature de l'homme. 24

Ce chemin ancestral est bien évidemment encore celui qui conduit du ciel de la Scienza nuova à la découverte des âges de l'homme. Alors Vico pourra bien, comme Critias, recevoir les hommes nés de la parole démiurgique pour en faire des citoyens d'Athènes. Cet engendrement de l'humanité, à la fois mythique et vraisemblable, est toujours celui de Vico. On pourrait en conclure que la tâche critique est une des illusions les plus tenaces des modernes et qu'il n'existe que des répétitions. C'est l'un des sens de l'éternel retour sur lequel se clôt la Scienza nuova. Celle-ci n'échappe pas à l'antique récit, car ce récit est celui des dieux eux-mêmes. On ne défie pas impunément, surtout à Naples, les mythes et leurs auteurs.

NOTES

1. Giambattista Vico, De l'antique sagesse de l'Italie, trad. Michelet, éd. par Bruno Pinchard (DA), Paris, GF, 1993, IV, II, p. 98.

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Les formes du temps selon Vico 193

2. DA, VIII, II, p. 132. 3. DA, IV IV, p. 102-103. 4. Giambattista Vico, Scienza nuova de 1744, éd. Nicolini (SN), § 2. 5. SN, § 347. 6. « L'être est une propriété des principes, parce que l'être ne peut naître du néant. »,

Giambattista Vico, Riposta 1 (il s'agit de la première réponse de Vico aux objections por- tées contre le DA), 1711, III, Ricardo Ricciardi, p. 326.

7. SN, § 119. 8. Giambattista Vico, Scienza nuova prima (1725), éd. Battistini (SNP), § 19. 9. SNP, § 20. 10. Du Cange cite encore Valère Maxime qui use de ce mot « pro vitae instituto seu

agendi ratione », pour dire la forme de vie ou la forme d'action, ou encore Cicéron qui traduit ainsi l'airèsis grecque. Mais fondamentalement la secta, c'est l'éthos grec, comme le remarque toujours du Cange. Nous assistons à la naissance d'une éthicité du temps, ce que Hegel appellera la moralité objective, les moeurs.

11. SN, § 238. 12. Jules Michelet, Introduction à l'histoire universelle, Notes et éclaircissements,

OEuvres Complètes, éd. Viallaneix, II, p. 297 (ce texte date de 183 1). ). La conception d'une « philosophie de l'histoire » venant prendre le relai de l'ancienne métaphysique repose naturellement dans cette mutation du sens de la Providence.

13. SN, § 602. A partir de cette notion politique et mythologique de la substance, Vico explique les notions romaines de substance « paternelle », qui n'est qu'une part indivise de la République, et de substance « des Etats », qui en est la totalité indivisible. Nous n'avons pas affaire à une ontologie (substantialiste) du politique, mais à une fonda- tion politique et mythologique régissant l'ontologie moniste de la substance. Cette fonda- tion est tellement puissante qu'à chaque pas Vico risque de réduire tous ses efforts pour fonder une métaphysique de l'être et il finit par engendrer une pure et simple mythologie universelle des principes. Eric Alliez a appelé justement cette forme de pensée une onto- mythologie. On remarquera enfin que la propriété d'indivisibilité de la substance sociale au coeur même de la division des biens des pères retrouve les propriétés les plus incom- préhensibles de l'infini chez Spinoza et chez Malebranche : « C'est une propriété de l'in- fini d'être en même temps un et toutes choses, composé pour ainsi dire d'une infinité de perfections, et tellement simple que chaque perfection qu'il possède renferme toutes les autres sans aucune distinction réelle », Nicolas Malebranche, De la Recherche de la véri- té, Xe Ecl., éd. Pléiade, I, p. 920 ; cf. Il, p. 692. Comme par hasard, ce sont ces textes qui ont été dénoncés comme spinozistes. Mais l'objection de Vico est de tout autre portée : et si l'ontologie n'était qu'une mythologie politique ? Qu'elle ne soit que la traduction d'un rapport de classe dans l'ordre de la théorie, Vico ne le dit pas. Il suggère plus radicale- ment que l'ontologie est l'accès au fondement mythique des sociétés. Elle n'est pas seu- lement la traduction d'un intérêt de classe, mais la recherche d'une forme divine à travers laquelle les rapports de production se stabilisent et reconnaissent la légitimité du pouvoir politique.

14. SN, § 602. Dans la théorie de « l'esprit du peuple » Hegel se contente de marquer un moment de nature au sein de la médiation universelle de l'esprit objectif : « L'esprit- du-peuple renferme une nécessité relevant de la nature et il se tient dans un être-là exté- rieur ; la substance éthique infinie en elle-même est, pour elle-même, une substance

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éthique particulière et bornée [...]. Mais c'est l'esprit pensant dans la vie éthique qui supprime dans lui-même la finitude qu'il a a [ ... », Enc., § 552. Le schème hégélien est un schème d'intégration par le degré supérieur qui est esprit, le schème vichien est un schè- me à croissance concentrique : le centre est toujours le même et il est indissolublement nature et temps.

15. SN, § 148. 16. SN, § 145. 17. SN, § 147. 18. SNP, § 40. 19. SNP, § 40. 20. SN, 331. 21. SN, § 52. 22. SN, § 338. 23. SN, § 384. 24. Timée, 27a.

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Les représentations du temps dans la littérature de science-fiction

Denise Terrel (Nice)

n peut sans crainte affirmer, même si cela peut paraître quelque peu auda- cieux, que la littérature de science-fiction est la seule forme de fiction qui traite du temps sous toutes ses formes thématiques. A ce titre, ce genre littéraire récent, est une véritable « machine à explorer le temps ». La fréquence des réfé- rences au temps dans les titres des ouvrages de science-fiction français ou anglo-saxons est éloquente à cet égard. Je citerai, au hasard : La Machine à explorer le temps, bien sûr, Les Masques du temps, Le Temps incertain, La Fin de l'Eternité, De temps à autres, Lord Kalvan d'outre-temps, A rebrousse temps, Demain les chiens, En attendant lannée dernière, Voyage au-delà du temps. Une étude lexicale des textes de science-fiction ferait apparaître que le champ sémantique temporel y est particulièrement envahissant. La science-fiction oeuvre avec le temps : elle projette son lecteur dans l'avenir, extrapole notre pré- sent, bricole parfois notre passé ; elle voyage dans le temps et les univers paral- lèles, joue en abondance de tous les paradoxes possibles grâce aux fonctions d'une création imaginaire qui injecte un sang neuf dans les vieux organismes mythiques ou génère de nouvelles formes poétiques bien spécifiques, chez les auteurs les plus talentueux.

La science-fiction se meut dans un univers à quatre dimensions tout en se conformant, dans ses formes les plus classiques, mais aussi les plus courantes, à des schémas narratifs bien répertoriés qui renvoient ses diverses appartenances à l'utopie, à l'épopée, à la fable, au conte philosophique et au conte merveilleux* 1.

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196 Denise Terrel

Sauf, dans certains exemples de science-fiction « New Wave » 2 cette littérature

n'est pas à proprement parler un genre expérimental. Comme toutes les formes

voisines auxquelles j'ai fait alllusion, elle transporte le lecteur dans un ailleurs

qui garde sa cohérence interne (contrairement au fantastique) avec la double

intention de lui offrir le plaisir d'une évasion tout en défendant un point de vue

moral, voire philosophique. Contrairement à la fable, elle a tissé ses affabula-

tions à partir de spéculations rationnelles depuis ce tournant de notre ère occi-

dentale au début du XIXe siècle où Prométhée, le Créateur rival de Dieu selon

Ovide, a été « délivré », pour reprendre le titre d'une oeuvre du poète romantique

Shelley, l'un des plus ardents défenseurs des audaces scientifiques. Le postulat du « et si » des récits fabuleux («et si les chiens parlaient....») et des utopies

classiques ont puisé une matière plausible dans les découvertes scientifiques qui ont bouleversé l'humanité depuis lors (le darwinisme, la 2ème loi de la thermo-

dynamique, la nature ondulatoire de la lumière, la relativité, la psychanalyse,

puis la génétique et l'informatique). Ces découvertes ont soulevé des questions fondamentales sur notre évolution, réduisant de ce fait la distance métaphorique

du texte de fiction, puisque la fiction semblait devenir réalité. C'est alors que la

dynamique temporelle s'est ajoutée au récit traditionnel.

Mary Shelley fut parmi les premiers écrivains à matérialiser dans sa fic-

tion les peurs contemporaines face à l'audace de certains (dont son mari, on

vient de le voir) à vouloir libérer les pouvoirs de l'homme. Frankenstein et Le

Dernier Homme contiennent les germes d'une vision évolutive, le second étant

peut-être le premier embryon de ce qui allait devenir au XXe siècle la dystopie. La théorie de Darwin a porté cette agitation à son maximum : à partir de là, une

apparente distance fut prise par rapport aux théories religieuses et, pour la pre- mière fois, la destinée de l'homme fut considérée selon la dynamique sociale,

historique et biologique de son évolution. Il n'est donc pas étonnant que ces

paramètres à la question « Où allons-nous ? » aient pu coïncider avec l'événe-

ment littéraire que constitua en 1895 la publication de la Machine à explorer le

temps de H.G. Wells. Auparavant on avait pu rencontrer ça et là des visions fic-

tionnelles du passé et du futur3

mais jamais on n'avait conçu de machine trans-

portant physiquement le héros'à travers l'histoire de l'humanité. Même si cette

machine ne constitue qu'un prétexte poétique4, l'invention illustre un formidable

changement dans les mentalités et les concepts de l'imaginaire. Le roman pré- sente un nouveau topos pour l'évasion du lecteur, qui n'est pas celui des planètes extra-terrestres lesquelles ne seront à leurs débuts que des versions métapho-

riques modernisées de l'île du roman d'aventure classique, contemporain de

Wells rappelons-le. L'intention moralisatrice de l'auteur est claire : « Regardez ce pays qui est le nôtre ! Regardez ce qu'il deviendra et ce qu'il adviendra de

nous ! » La démarche de Wells est antithétique de celle que Mark Twain entre-

prendra six ans plus tard, en projetant son yankee du Connecticut à l'époque du

roi Arthur. Twain cherche à démontrer que le temps suit une ligne de progrès

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Les représentations du temps dans la littérature de science-fiction 197

(tout au moins dans la première partie, car la deuxième est bien plus pessimiste).

Mais, malgré leurs différences d'intention, les romans de Twain et de Wells

attestent de la fascination contemporaine récente pour la dynamique de l'histoire

humaine, stimulée au milieu du XIXE siècle par Darwin et par les philosophes

allemands, essentiellement Kierkegaard. C'est une véritable préoccupation nou-

velle qui reflète les inquiétudes d'une époque confrontée à de formidables muta-

tions et qui culminera au début du XXe siècle avec les théories de Spengler et

Toynbee, les plus ardents théoriciens de l'histoire cyclique. Tandis que vers la

fin du XIXe siècle on assistait à la renaissance de l'utopie avec les néo-primiti- vistes tels que Samuel Butler (Erewhon) et William Morris (News from

Nowhere), la plupart marqués par la nostalgie de l'Eden perdu face à la techno-

logie galopante, la première moitié du XXI siècle sera, elle, résolument tournée

vers le futur et les « histoires de l'humanité » seront nombreuses dans la fiction

de l'époques Elles seront suivies d'un nombre croissant de récits de Science-

Fiction imaginant notre évolution future, proche ou lointaine : des premières

grandes dystopies de Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes) et de George Orwell (1984) à la célèbre trilogie de Fondation d'Isaac Asimov ou à Demain

les chiens de Clifford Simak, sans oublier la Planète des Singes de Pierre Boule.

En fait, nous sommes presque en train de résumer l'histoire de la Science-

Fiction classique, appelée parfois « fiction spéculative ». Comme Doris Lessing l'a fait remarquer :

« L'idée maîtresse de la Science-Fiction est que nous, l'humanité, sous

une forme ou sous une autre, nous engageons dans la voie d'une évolu-

tion contrôlée. C'est ce qui se passe exactement dans la réalité ; c'est la

nouvelle grande étape que nous franchissons à l'heure actuelle, qui consiste à penser d'abord et à agir ensuite »6

et elle donne l'exemple du roman de Frank Herbert Dune, bien connu pour ses préoccupations écologiques. Les visions eschatologiques de l'évolution temporelle commencent à disparaître, bien que pour une élite très restreinte. La plupart des écrivains de Science-Fiction sont culturellement nourris de savoirs et de sagesses datant de l'antiquité qu'ils ont adaptés à leur époque, tout comme ils ont probablement aidé à l'accélération du changement culturel. La machine à explorer le temps et l'Ile du Docteur Moreau de Wells témoignent d'un renou- veau de la croyance chrétienne, celle de l'homme enchaîné au mal depuis la Chute, mais, par la crédibilité du récit, en envoyant son héros dans le plus loin- tain futur à l'aide d'une machine, il donne à cette vieille croyance l'aspect d'un fait irréfutable. Dans des contextes fictionnels rationalisés, quelques visions de l'avenir, comme celle du Meilleur des mondes ou de 1984, par exemple, ressem- blent plus à des probabilités scientifiquement raisonnées qu'à des contes prophé- tiques, même particulièrement véhéments. C'est pourquoi la fonction d'avertis- sement de la Science-Fiction joue son rôle dans l'auto-régulation de notre

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198 Denise Terrel

système. Ces récits s'efforcent de diffuser une morale à l'adresse de la collectivi- té par l'impact de représentations visuelles réalistes de notre avenir. Comme l'a

dit Jean Cocteau : « Si je dis qu'un homme passe à travers le miroir, on hausse les épaules ; mais si je le montre, plus personne ne hausse les épaules.

Pourtant, il est curieux de constater qu'à une époque aussi influencée que la nôtre par le matérialisme scientifique, l'histoire de l'homme soit aussi mar-

quée par le déterminisme dans la plupart des ouvrages de Science-Fiction. Celui-ci peut prendre une forme quelque peu optimiste comme dans les oeuvres d'Arthur C. Clarke qui adopte résolument un point de vue orientaliste dans sa vision des mutations successives de l'humanité (je pense ici à 2001 et aux Enfants d'Icare). Mais, même chez lui, l'homme ne domine pas sa destinée qui est soumise à la volonté d'entités supérieures, représentations de Dieu ou « sages-femmes » 8 de la mutation, comme les Overlords dans Les Enfants d7care ou le monolithe dans 2001.

Les dimensions de la scène spatio-temporelle varient selon les auteurs. Dans La Fondation d'Asimov, l'intérêt pour la dimension spatiale est réduite à son minimum : seul compte le cours de l'histoire pour exalter et valoriser le Rêve Américain symbolisé par le plan des mille ans de Seldon. Asimov a sans doute écrit la première utopie vue dans sa gestation. Mais si le discours méta-

physique sur la destinée humaine n'est pas au coeur de ses préoccupations, la notion de déterminisme rejoint ici celle de Doris Lessing : le plan Seldon est oeuvre humaine est doit mener à l'utopie.

Brian Aldiss, ne croit pas à l'utopie au contraire, mais il s'acharne à mettre l'accent sur les erreurs de parcours qui peuvent mener à l'apocalypse d'origine humaine. Il exploite toutes les possibilités créatives du temps et de l'es- pace pour mettre en scène ses réflexions morales largement inspirées de Platon, des philosophies orientales et des plus anciennes mythologies. Son talent d'écri- vain culmine dans la trilogie d'Helliconia (en partie inspirée du Seigneur des Anneaux de Tolkien) : il y développe son scepticisme religieux et met l'accent sur le déterminisme aveugle de la Nature qui adapte l'homme aux cycles saison- niers de la vie et de la mort (reprenant en cela la pensée de Lucrèce) et aux algo- rithmes du Tao9. La planète Helliconia (« l'hélice d'Enfer ») devient littéralement le miroir de la Terre (puisqu'un écran géant projette ses images jusque vers les terriens spectateurs) en même temps que celui de la destinée humaine grâce à son intégration dans un système spatio-temporel à l'échelle universelle, superbe- ment imaginé mais de manière scientifiquement cohérente. Aldiss peut ainsi mettre en parallèle d'un côté le mouvement cyclique du temps cosmique naturel incarné par la Grande Année d'Helliconia de mille six cents ans terrestres où l'Hiver engloutit tout le savoir accumulé au cours des siècles, mais toujours suivi d'un Printemps où tout recommence à zéro, de l'autre la course folle linéai- re de l'humanité qui peut mener à l'impasse définitif, l'Hiver nucléaire en l'oc-

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currence. La vision d'Aldiss est sombre : pour lui, nul nirvana ne peut nous faire

échapper à la roue des saisons, mais sa leçon de morale, bien qu'intemporelle et universelle, est dictée par les échéances possibles de notre histoire actuelle.lo

Les mises en scène du temps méritent notre intérêt. Pour l'imaginaire d'Aldiss et de quelques autres créateurs de vastes fresques épiques (comme Tschaï de Jack Vance ou Villes Nomades de James Blish), le continuum espace- temps offre un extraordinaire champ d'exploration aux dimensions infinies, un peu à la manière d'Homère, c'est à dire en situant la destinée de l'homme moder- ne à l'intérieur d'un cadre à la mesure de sa dignité et sous un éclairage qui resti- tue la lumière divine de la scène grecque. A une époque où les dieux auraient dû battre en retraite devant la science et le matérialisme et où le roman réaliste a tué les mythes et les légendes, seul l'espace quadri-dimensionnel pouvait resti- tuer métaphoriquement à l'homme sa dimension transcendée et paradoxalement faire renaître en lui le sens du divin. Là encore, on voit que la science-fiction reflète, ou a même peut-être anticipé, certains émerveillements quasi mystiques récents (sur le cristal et la théorie du chaos, par exemple) et les interrogations du savant, repris par le vertige de Pascal.

Les découvertes du XIXe siècle en astronomie, puis la théorie de la relati- vité ont mis en pièces l'ordre de Newton, mais simplement pour une élite bien informée. L'affabulation scientifique, aidée en cela par les médias, a fait prendre conscience à l'homme de la rue qu'il faisait partie d'un univers infini qui défiait les lois de la logique terrestre. Le rôle de la dimension temporelle dans la consti- tution de l'ordre cosmique lui a été présenté comme un fait nouveau qui ouvrait la voie vers des mystères insondables. Ainsi, le temps fournit aux écrivains de

l'imaginaire moderne un excellent prétexte à l'édification de thèmes plus ou moins délirants mais souvent réussis pour soutenir leurs intrigues : « les mys- tères du continuum » est le cliché bien connu pour justifier les inversions tem- porelles, les décalages entre le temps cosmique et le temps biologique et d'époustouflants paradoxes temporels (le plus étonnant étant imaginé par Stefan Wul dans L'orphelin de Perdide, où, par-delà le temps et l'espace, un vieil homme parvient à communiquer avec lui-même enfant... On peut aussi citer le remarquable paradoxe des Enfants d'Icare de Clark). Cette littérature contribue considérablement à réactualiser les interrogations de Pascal sur notre place dans l'univers et à reconsidérer l'espace dans lequel nous vivons ainsi que la logique qui le régit. En même temps, nous sommes encore crucialement conscients, plus que jamais, que nos sens ne sont pas fiables. Tous les créateurs de ces organisa- tions spatio-temporelles sont les descendants de Lewis Carroll dont le monde « de l'autre côté du miroir » témoigne d'une époque pleine d'incertitudes dérou- tantes qui déstabilisaient l'ordre ancien et défiaient la raison. Le roman de Christopher Priest Le Monde inverti commence par la phrase suivante : « J'avais atteint l'âge de mille kilomètres ». Elle place immédiatement le lecteur, en

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même temps que le narrateur, au départ d'une quête d'initiation difficile à une autre réalité, celle d'un monde hyperboloïde qui peut justifier un tel système de mesure en même temps que tout une nouvelle logique conceptuelle de la socié- té. Le récit de Priest est cohérent et fort bien soutenu sur le plan dramatique. Il réussit brillamment à donner vie à son jeune héros qui, butant sur des faits irra- tionnels successifs, peut être considéré comme le répondant de l'homme de la rue des temps antérieurs à Galilée cherchant à se représenter la nature de l'espa- ce du monde où il vivait, mais à une époque postérieure à Lewis Carroll où la raison se doit de combattre les illusions de la perception.

Einstein et ses précurseurs (Riemann, par exemple) ont bouleversé notre conception de l'univers en donnant des preuves scientifiques de l'existence objective d'une quatrième dimensionll, mais la science s'est bornée à fournir une structure opérationnelle à fonctionnement conceptuel, tandis que pour nos sens le temps demeure insaisissable et abstrait. La Science-Fiction s'est précipitée dans le vide imaginaire de cette notion en concevant des représentations ima-

gées du temps comme matière tangible, dans une nouvelle veine de créations

poétiques 12 Le temps a été soumis à de nombreuses réifications, toutes relevant du champ lexical de l'imagerie liquide. Le flux temporel est assimilé par analo-

gie au flot aquatique, ce qui contribue à la réactivation de métaphores usées telles que « au cours du temps », « les années écoulées », voire à la création de nouvelles allégories telles que « le Temps est contre nous ». On peut comparer la méthode à celle de certains poètes surréalistes et le traitement de certaines

images peut, dans certains textes parvenir à des sommets de création poétique. Je tiens à donner quelques exemples les plus représentatifs de cette veine,

en commençant par un extrait des Chroniques martiennes de Ray Bradbury :

« Il y avait ce soir là une odeur de Temps dans l'air (...) Quelle était l'odeur du Temps ? Celle de la poussière, des horloges et des gens. (...) Le Temps faisait le bruit de l'eau qui court dans une grotte souter- raine.

Et ainsi de suite. Ce long passage s'achève par ces termes :

C'était cela, l'odeur du Temps, l'aspect du Temps, le bruit du Temps. Et ce soir (...) on pouvait presque toucher le Temps. » 13

Bradbury parle du temps d'une manière presque habituelle ; mais dans le contexte étranger de la planète Mars, un glissement sémantique s'opère, joint à des effets synesthésiques grâce aux images sensorielles suggérées par les termes « odeur », « aspect », « bruit » et surtout « toucher ». La valeur métaphorique traditionnelle est alors évacuée et le lexique donne au Temps une épaisseur par- ticulièrement tangible.

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Les représentations du temps dans la littérature de science-fiction 201 1

Brian Aldiss essaie, quant à lui, de représenter le non-représentable, c'est à dire l'infini du continuum espace-temps, en combinant les images sensorielles et les abstractions mathématiques :

« Le continuum était vide et obscur et présentait le même rapport à l'uni- vers que les plis d'une robe de soie à la robe elle-même. (...) On pouvait aussi le comparer à la valeur négative de la racine carrée de moins deux.

(...) C'était un vide à l'intérieur d'un vide. Les machines y étaient indétec- tables et perçaient la lumière sombre de part en en part, sombrant comme des pierres en traversant les millénaires qui planaient au-dessus d'elles.» 14

L'histoire de J.G. Ballard « Tomorrow is a milllion year » commence de la manière suivante : « le soir, les vents du temps soufflaient sur la mer des rêves » et poursuit par la vision de « voiles gonflées par les vents du temps »15.

On ne saurait contester que de telles images peuvent se rencontrer dans la poésie ordinaire, mais là, dans le contexte d'un récit où un guetteur solitaire a été aban- donné sur une planète lointaine, leur signification est régénérée. Elles s'intègrent dans le vaste champ métaphorique qui identifie l'espace à l'océan, attribuant toutes ses turbulences, ses vents, ses vagues, ses tempêtes et ses maelstrôms aux effets de la dimension temporelle. Les antiques odyssées mythiques sont alors ressuscitées dans un nouvel espace poétique.

Les écrivains de science-fiction trouvent leurs sources dans d'anciens

mythes qu'ils s'emploient d'abord à détruire en tant que mythes en les dotant de

plausibilité rationnelle, puis qu'ils réinscrivent sous de nouvelles formes icono-

graphiques dans l'espace de l'altérité d'anticipation. Par l'intermédiaire de cet

imaginaire traité avec des méthodes narratives pas très éloignées de la littérature

mimétique, la science-fiction est implantée dans la réalité et crée l'illusion que les mythes et les concepts abstraits sont maintenant scientifiquement vérifiés. Dans Helliconia de Brian Aldiss, le Minotaure grec est une créature de chair et de sang dont l'existence en tant que membre d'une espèce biologique spécifique est soumise aux conditions de vie de la planète et à son système de révolution

depuis les premiers temps. Non seulement la portée du mythe est préservée, mais elle gagne en force de conviction car elle est présentée comme la réalité

tragique d'un monde peint avec une extraordinaire richesse réaliste : les anciens

mythes et symboles sont enchâssés dans l'exubérance naturelle de la planète Helliconia et cette dernière possède tous les éléments aptes à faire d'elle un véri- table mythe de Science-Fiction parce que toutes les composantes du réel sont sous-tendues par un cadre d'irréel, l'ensemble constituant une gigantesque fresque morale.

Ubik de Philip K. Dick est un autre exemple de l'exploitation brillante de

concepts abstraits changés en représentations concrètes. Dick emprunte la même

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dynamique analeptique que celle de la réminiscence de Platon, même si ce n'est la plupart du temps que formellement. De manière inexplicable, le personnage principal se retrouve dans un plan de réalité où le temps régresse et où les objets de l'environnement régressent en même temps jusqu'à leur forme antérieure (l'ascenseur de ces temps futurs technologiques redevient celui de nos vieux hôtels, par exemple). Le texte est ainsi riche en effets dramatiques, tandis que le personnage se retrouve pris au piège d'une scène de plus en plus tragique, mais

qui le mène vers le plan de vérité absolue. Comme dans toute son oeuvre, Dick présente des plans simultanés de réalité qui s'enchevêtrent. Le lecteur apprendra à la fin que le plan de régression temporelle est en fait la zone d'espace-temps intermédiaire de vie suspendue avant la mort clinique définitive. La représenta- tion est originale, cohérente et rationnellement justifiée par une époque où la science maîtrise les technique de la cryogénie. Ce qui fait la force du texte est sa

ligne dramatique linéaire qui ne brise pas la chronologie narrative et reste focali- sée sur le personnage et sa quête de la vérité. Tous les romans de Dick sont han- tés par des questions sur la vie et la mort dans leur rapport avec le temps : s'y mêlent le temps vu comme instant au plan des perceptions et le temps vu comme éternité au plan d'une réalité absolue que l'on peut voir comme une ten- tative de représenter le plan des « aions » d'Aristote, ces êtres qui appartiennent simultanément à tous les temps et au non-temps.

Dick avait déjà utilisé le thème de la régression temporelle dans un pré- cédent roman, A Rebrousse Temps, où il avait trouvé une façon originale d'ex-

ploiter le thème de la résurrectionl6 grâce à l'utilisation d'un autre postulat rationnel, celui d'un « effet-rétroactif » temporel inversant le sens du temps. Ainsi, la première page du roman avertit le lecteur sur la nature de la fiction

qu'il va lire : « C'est ce qu'il aimait le moins dans son travail, les cris des morts », où le ton prosaïque élimine toute probabilité d'un récit de fantastique gothique malgré les scènes nombreuses ayant lieu dans un cimetière où les cadavres se remettent à vivre. L'émotion et le suspense sont d'une nature tout à fait différente à la lumière de ce postulat : « et si... le temps régressait ». Il per- met à l'écrivain d'insérer quelques effets scéniques (par exemple, les gens enfi- lant leurs vêtements sales et retirant leur pyjama après une nuit de repos ou régurgitant honteusement leur repas, ou les mégots des cigarettes s'allongeant au fur et à mesure qu'on les fume), de fabriquer quelques termes comme « vieux- né » ou « vitarium ». Mais avant tout le roman vise à poser une fois de plus les éternelles questions sur la nature de la vie et de la mort, sur Dieu et la valeur de l'individu d'un point de vue tout à fait original qui complète le point de vue, disons, « traditionnel ». En effet, au lieu de tomber dans la décrépitude puis dans la corruption de la mort, les gens régressent jusqu'à leur première enfance avant de se dissoudre dans la non-existence. Les vies et les réalisations humaines ressemblent à des pull-overs détricotés : quel que soit le sens de son flux, le temps demeure le Grand Destructeur et la ligne définitoire de la tragédie

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humaine. Les oeuvres de Dick témoignent que toutes les interrogations fonda- mentales peuvent être représentées sur une nouvelle scène allégorique de maniè- re tout à fait convaincante. Les lecteurs ont ainsi droit à boire « du vieux vin dans de nouvelles bouteilles », pour reprendre une expression anglaise bien connue.

Les écrivains de science-fiction jouent avec les postulats temporels pour créer des effets narratifs qui sont de temps à autre, surtout dans la science-fic- tion de la New Wave, de véritables expérimentations d'écriture. A partir de Bergson, donner une épaisseur au temps de la mémoire et de l'espace mental est l'intention principale des écrivains du XXI siècle depuis le « courant de conscience » de Proust, Woolf et Joyce, depuis Faulkner, depuis le nouveau roman français, jusqu'à l'école post-moderne, Nabokov en tête, dont on ne peut oublier la dernière partie d'Ada intitulée « la texture du temps » où il élabore sa

propre conception du thème. Mais la science-fiction elle-même peut se vanter de connaître ses tentatives personnelles dans ce domaine avec des écrivains comme Philip K. Dick et Christopher Priest, on l'a vu. De ce dernier on peut également citer le recueil L'Archipel du rêve dont le titre à lui seul évoque la constitution d'un espace où le temps de référence est avant tout psychique. Un autre roman est exemplaire et mérite d'être mentionné pour les qualités d'un auteur qui passe pour l'un des plus reconnus par l'Establishment littéraire : il s'agit d'Abattoir Cinq de Kurt Vonnegut. La structure narrative y est déconstruite. On a affaire à une métafiction dont l'intrigue, difficile à suivre en tant que telle, échelonne les épisodes dans une progression spatiale et temporelle de New-York en 1967 à la planète Trafamaldore en un temps futur détaché du temps terrestre, mais sans cohérence dramatique apparente. Seul semble exister l'enfermement temporel circulaire, puisque périodiquement et obsessionnellement, le romancier-narra- teur au nom éloquent de Bill Pilgrim est ramené au temps et lieu unique du bombardement de Dresde, décrit avec réalisme dans toutes les situations diverses que l'auteur a vécues personnellement et dont il a voulu faire le temps pivot de son roman. Le leitmotiv du roman est « so it goes » (ainsi va la vie) : il contient toute la signification sombre de l'oeuvre et la vision morbide de Vonnegut toujours focalisée sur l'instant cataclysmique.

Le grand maître du genre est J. G. Ballard qui a inventé la notion d' « espace intérieur » qu'il faut littéralement interpréter comme l'espace concret matérialisant l'espace mental des rêves, des fantasmes et des obsessions névro- tiques. Ballard morcèle le paysage mental qu'il projette dans un espace extérieur où ses personnages mènent des quêtes folles de leur identité. Ballard part de postulats d'affabulation scientifique très minces, mais qui lui permettent de constituer une matière narrative et d'ancrer son imaginaire très proche du surréa- lisme dans un environnement réaliste. Prenons l'exemple de La Forêt de cristal, le plus connu de ses premiers romans : le postulat scientifique, auquel il est très

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discrètement fait référence au milieu du roman, est encore celui d'un mystérieux phénomène d'origine cosmique qui a provoqué une sorte d'inversion du temps. Les premiers effets de cette catastrophe mondiale se manifestent dans une forêt d'Afrique où une étrange alchimie cristallise la végétation, la faune et les corps humains eux-mêmes, transforme cet espace clos en un magnifique musée de joailleries étranges. Cela donne à l'auteur l'occasion de se livrer à des descrip- tions d'étonnante poésie. Mais la forêt représente avant tout l'espace mental de son personnage enchaîné à ses souvenirs du passé et à ses fantasmes présents : ces lieux enchantés l'attirent irrévocablement comme un aimant : il y pénétrera d'abord pour rencontrer des doubles de lui-même, figures errantes dans un décor aux tableaux morbides et suggestifs qui réfléchissent les composantes de son esprit malade ; puis là il finira par retourner pour trouver la mort rêvée dans une extase finale.

Je ne peux m'empêcher de donner deux autres exemples de ce que Ballard peut faire avec la notion du temps dans la science-fiction. Son histoire « le jour de pour toujours » commence par ces lignes : « A Colombine sept- heures, c'était l'éternel crépuscule »17. Ces quelques mots définissent l'aspect double du temps : temps des rêves d'abord (Colombine, l'heure en français), puis temps rationnel du postulat de science-fiction, car dans cette histoire la terre a cessé de tourner sur son axe et chaque lieu du globe est fixé au « temps de pour toujours » (d'où Colombine fixé à sept heures). Les images du temps arrêté abondent chez Ballard, comme la montre cristallisée de La forêt de cristal ou dans cette vignette poétique extraite de la présente histoire : « le temps dont les aiguilles étaient presque gelées sur des douzaines de pendules »18. Comme dans l'imaginaire surréaliste (on ne peut s'empêcher de penser aux montres molles de Dali) les représentations déformées des indicateurs du temps ouvrent la voie sur un espace subjectif. Dans le texte de Ballard, le temps subjectif est détaché du temps chronologique tout en préservant la cohérence de la trame narrative. Les étendues du désert africain habitées par la mort (les dunes, les eaux stagnantes, les squelettes de sauriens desséchés) fixent l'environnement au temps de l'apoca- lypse qui correspond aux heures figées sur les pendules. Là encore le protago- niste poursuit sa quête morbide : un peu comme dans Le Monde inverti de Priest (où aller vers le nord signifie aller vers l'avenir et aller vers le sud vers le passé), le temps et l'espace sont en corrélation, mais Ballard transforme l'espace géogra- phique en espace mental : marcher vers le sud signifie pénétrer dans une zone sinistre de plus en plus crépusculaire. Lorsqu'à la fin le personnage s'échappe vers le nord ensoleillé, il se libère ainsi de ses fantasmes de mort. Même s'il n'est pas très cohérent sur le plan scientifique, le postulat permet au monde sub- jectif de se matérialiser et aux personnages de fiction d'y évoluer. Dans ce décor et sous cet éclairage particuliers, chaque scène possède un double sens subtile- ment ambigu. La dimension imaginaire de Ballard est la dimension onirique rendue tangible, tout en préservant suffisamment de sa nature intangible pour

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Les représentations du temps dans la littérature de science-fiction 205

être légèrement détachée du réel ; le temps narratif donne alors l'impression d'être suspendu. Avec des sujets plus clairement rattachables à la science-fiction, Ballard peut atteindre des sommets de grande poésie comme dans « Prisonnier des profondeurs de corail »19 où sur une plage extra-terrestre, le personnage est soudain pris au piège dans un repli de l'espace-temps ; il trouve alors un

coquillage dans lequel il entend le « bruit du temps », en l'espèce les cris d'un ancien marin (une allusion évidente à Coleridge) emprisonné depuis des millé- naires dans le même repli du continuum : le temps est alors devenu un piège à deux niveaux qui se renforcent mutuellement, l'objectif et le figuratif.

La complexité de l'espace-temps soumet depuis toujours le rythme de la vie humaine à la révolution des planètes et au cycle des saisons, mais le flux du

temps suit toujours la même direction qui est celle de notre vie et de notre his- toire. Malgré les théorisations scientifiques et les expériences qui ont démontré l'existence matérielle du temps, le temps ne sera toujours ressenti qu'en fonction de ses effets sur l'être humain et non comme paramètre mathématique. La quali- té originale de l'imagerie de Science-Fiction, déclenchée par les découvertes

scientifiques est de nous présenter le temps doté de texture, liquide nourricier dans un nouvel espace allégorique.

Dans La Forêt de Cristal, on peut lire :

« C'est peut-être notre seule réusssite comme seigneurs de la création d'avoir dissocié le temps et l'espace ; nous seuls leur avons donné des valeurs séparées, des mesures distinctes qui maintenant nous définissent et nous lient comme la longueur et la largeur d'un cercueil. »Zo

L'imaginaire de science-fiction a su isoler le temps comme acteur spéci- fique du drame humain et lui donner de nouvelles formulations, malgré notre inconscience indicible de son existence, qu'elle soit chronologique ou psycholo- gique.

NOTES

1. Ce dernier exemple ayant été particulièrement mis en lumière par Tzvetan Todorov dans Introduction à la littérature fantastique, Paris Seuil, 1970. On aura remar- qué que j'exclus le mode fantastique, bien que certains récits soient parfaitement hybrides, mais le débat, trop complexe, n'a pas sa place ici. Pour les distinctions entre le fantastique et la science-fiction, je renvoie à de nombreux chercheurs entre autres Tzvetan Todorov (ibid), Jean Fabre, Le miroir de sorcière, Paris, Corti, 1992, Roger Bozzetto, L'Obscur objet d'un savoir. Fantastique et Science-Fiction : deux littératures

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de l'imaginaire, Publications de l'Université de Provence, 1992, pour les plus convain- cants.

2. Née en Grande-Bretagne sous l'égide de Michael Moorcock, cette science-fiction s'est libérée des carcans rationalistes américains et a véritablement aidé à la floraison d'auteurs de science-fiction anglo-saxons, parmi les plus grands (comme Brian Aldiss, J.G. Ballard, Norman Spinrad).

3. Restif de la Bretonne, par exemple, dans Les Posthumes (1802) conçoit l'idée du voyage dans l'avenir. Autre exemple : Flammarion dans Récits de l'infini (1873) imagine une machine, l' « historioscope », qui permet de recevoir des images du passé. L' engin fut repris par Eugène Mouton dans L'historioscope en 1883.

4. Bien que pour certains elle ait eu une certaine réalité, même de farce, puisqu'elle a permis à Alfred Jarry d'écrire en 1899 : « Commentaire pour servir à la construction pra- tique de la machine à explorer le temps ».

5. On peut citer Les Premiers et les derniers d'Olaf Stapledon et Fragments d'une histoire universelle d'André Maurois, pour les plus célèbres.

6. Conférence pour le colloque international organisé par le Centre d'Etude de la Métaphore : « Science et Science-Fiction », Nice, 3-4-5-6 avril 1991. Métaphores N° 20- 21-22, de 1992.

7. In Claude Abastado, Le Surréalisme, Paris, Hachette, « Espaces littéraires », 1975, p. 221.

8. Le terme est d'Arthur C. Clarke dans les Enfants d lcare. 9. Le Taoïsme est également magnifiquement exploité par Ursula le Guin, dans La

Main gauche de la nuit. 10. Sur la Trilogie d'Helliconia, cf : - Denise Terrel : « Is Helliconia a Metaphorical Earth ? » in Métaphores 12-13, 1986,

Actes du Colloque International de SF de 1985 organisé à Nice par le Centre d'Etude de la Métaphore.

- Denise Terrel : « Au coeur du labyrinthe : le phagor dans la trilogie d'Helliconia de Brian Aldiss », Paris, Didier, Etudes Anglaises, N°3, juillet-septembre 1988.

11. Bien que d'Alembert en ait déjà eu l'intuition dès le début du XVIIIe siècle. 12. Sur la science-fiction et la relativité, cf Denise Terrel, « La Science-Fiction et

l'espace einsteinien », Caliban, N°XXIl, L'esthétique de la Science-Fiction, Toulouse-le- Mirail, 1985.

13. « There was a smell of Time in the air tonight. (...) What did Time smell like ? Like dust and clocks and people. (...). lt sounded like water running in a dark cave. (...). ). That was how Time smelled and looked and sounded. And tonight (...) you could almost touch Time. » The Martian Chronicles, New-York, Doubleday, 1958, p. 203-204. Traduction de moi-même.

14. « The continuum was empty and lightless and stood in the same relationship to the universe as a fold to a silk dress stands to a dress. (...). Or you may liken it to the negativity of the square root of minus two. (...). lt was a vacuum inside a vacuum. The machines were undetectable, piercing the dark light itself and sinking through the hove- ring millenia like stones. » Brian Aldiss, « T » in Space, Time and Nathaniel, London, Panther, 1957. Traduction de moi-même.

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Les représentations du temps dans la littérature de science-fiction 207

15. « In the evening the time-winds would blow across the sea of dreams. » « sails lif- ted by the time-winds » J. G. Ballard, « Tomorrow is a million year », The day of for Ever, 1967, London, Panther, 1971. Traduction de moi-même.

16. On remarquera avec intérêt que le thème de la résurrection a été également emprunté à Platon dans « Er le Pamphilien », La République.

17. « At Columbine sept-heures, it was always dusk. » J. G. Ballard, « The day of for Ever », The day offor Ever, 1967, op. cit. p. 9. Traduction de moi-même.

18. « time whose hands were almost frozen on the dozen clocks », ibid. p. 9. 19. « Prisoner of the Coral Deep » ibid. 20. « It is perhaps our unique achievement as lords of this creationto have brought

about the separation of time and space. We alone have given to each a separate value, a distinct measure of their own which now define and bind us like the length and breadth of a cofin. » J. G. Ballard, The Crystal World, 1966, London, Panther, 1968, p. 84.

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Borges et la destruction du temps

Roland Quilliot (Dijon)

'une des caractéristiques les plus immédiatement frappantes de l'oeuvre de LBorges réside bien sûr dans l'utilisation proprement esthétique qu'elle par- vient à faire de la spéculation métaphysique, pourtant d'apparence si aride. Les personnages presque abstraits des contes réunis dans Fictions ou dans L'Aleph, ne se contentent pas, on le sait, de discuter passionnément des grands problèmes soulevés par la tradition métaphysique, comme ceux de la réalité du monde extérieur ou de la nature du temps, ils enrichissent les théories qu'elle nous a laissées de variantes d'apparence fantastique, qui pourraient sembler ne refléter

que leur présomption intellectuelle et leur dérisoire naïveté, si les événements ne venaient parfois étrangement leur donner raison. Car les mondes décrits par ces contes sont en fait structurés selon des principes logiques et philosophiques dif- férents de ceux qui semblent régir le nôtre : dans tel d'entre eux par exemple, l'idée d'une réalité extérieure à l'esprit passe pour invraisemblable, dans tel autre la vie est entièrement soumise aux tirages d'une toute-puissante loterie, tel autre encore a la forme d'une bibliothèque où sont réunies, en des livres d'une lon- gueur identique mais dont chacun n'existe qu'à un seul exemplaire, toutes les combinaisons de lettres possibles. Chacun de ces mondes et des événements dont ils sont le cadre semble ainsi la figuration et la concrétisation d'une méta- physique, au point qu'on a précisément pu parler à propos des récits qui les décrivent de métaphysique-fiction. Quel sens, se demandera-t-on, faut-il donner à une démarche littéraire aussi insolite ? A un premier niveau, il n'est pas absur- de de soupçonner Borges d'être un esthète et un sceptique, qui ne s'intéresse aux idées que pour leur beauté formelle, et pour l'occasion qu'elles lui donnent de jouer avec elles. Ce n'est cependant que l'aspect le plus superficiel de la vérité,

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210 0 Roland Quilliot

qui correspond sans doute plus à l'état d'esprit de sa jeunesse qu'à celui de sa maturité. Quand on observe la façon dont son oeuvre a évolué, de la sophistica- tion la plus virtuose au plus extrême dépouillement, quand on lit notamment les magnifiques poèmes qu'il a écrits dans sa vieillesse, et surabondent les interro- gations angoissées et les intuitions fulgurantes, on ne peut douter du fait que son

jeu avec les idées métaphysiques reflète une perplexité très profonde et une

inquiétude, pour ne pas dire une anxiété, très sincère. En fait toute son oeuvre tend bien à exprimer ce sentiment qu'il a toujours éprouvé de vivre dans un monde déconcertant, dont la nature et les structures sont pour le moins difficiles à penser - un monde qui est comme un labyrinthe où l'homme est condamné à errer, confondant sans cesse les apparences et la réalité, ne sachant jamais s'il rêve ou s'il est éveillé. Et non seulement elle exprime ce sentiment, mais elle tend à le susciter chez le lecteur, dont elle vise, à coup de paradoxes et d'énigmes incarnés littérairement, à déstabiliser les certitudes et le sens spontané du réel. En ce sens, il s'agit bien d'une oeuvre qui, aux qualités traditionnelles de l'artiste, celles de créer des formes harmonieuses et de susciter l'émotion, ajoute une vertu proprement philosophique, celle de susciter l'étonnement et de faire naître l'interrogation.

Parmi les énigmes qui fascinent Borges, l'une des plus centrales est en tout cas incontestablement celle de la nature du temps, dont il affirme plusieurs fois qu'elle est un « problème inquiétant, exigeant, le plus vital peut-être de la métaphysique », et à laquelle il consacre plusieurs essais et conférences. Le temps est de fait selon lui plus essentiellement lié au monde que l'espace par exemple, qui passe à tort pour son symétrique : nous pourrions vivre sans perce- voir d'objets localisés spatialement - un écrivain aveugle est bien placé pour en témoigner -, mais quand bien même notre monde ne serait constitué que de musique, nous ne ne saurions l'imaginer intemporel. Et en même temps, ce temps qui est l'étoffe même de notre être nous reste obscur : comme le constatait déjà saint Augustin dans le célèbre passage où il affirme que nous savons ce qu'il est tant qu'on ne nous le demande pas, et que nous cessons de le savoir dès qu'il nous faut le dire explicitement, il est à la fois l'évident et l'incompréhen- sible. Pour rendre compte de cette obscurité, on peut avancer trois raisons essen- tielles. La première est que si nous savons très bien ce qu'est la temporalité tant que nous la réduisons à une relation - cette relation abstraite et inaccessible aux sens en vertu de laquelle tout processus, hors de nous ou en nous, nous paraît se dérouler de façon successive et irréversible, et demande pour s'accomplir une certaine durée, qui s'avère mesurable objectivement -, nous sommes en revanche complètement incapables de rendre compte plus concrètement de cette relation en termes de substance. Nous ne savons même pas dire par exemple ce qui passe quand le temps passe : s'agit-il du temps lui-même, conçu comme s'écoulant immuablement à la manière d'un fleuve, même dans un monde vide d'événements ? Ne s'agit-il pas plutôt des choses elles-mêmes, hors du devenir

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concret desquelles le temps serait inconcevable? Ou ne faut-il pas dire, avec les

philosophes idéalistes, que seul l'esprit humain fait apparaître la temporalité dans un monde objectif en lui-même immuable ? En fait, nous ne sommes même pas en mesure, note Borges, d'indiquer dans quel sens le temps s'écoule, puisque à l'encontre du sens commun, certains ont soutenu qu'il va du futur vers le passé, tel Unamuno qui affirmait « nocturne, le fleuve des heures coule, depuis sa sour- ce qui est le lendemain éternel ». Faut-il s'étonner qu'une réalité aussi insaisis- sable ait engendré les spéculations les plus folles, recensées avec délectation par l'auteur d'Enquêtes, des paradoxes des sceptiques de l'Antiquité ou des penseurs bouddhistes aux théories provocatrices d'un John Dunne par exemple, cet écri- vain anglais qui soutint dans son Nothing Dies de 1940 que le temps se dédouble en une infinité de dimensions dont chacune contient l'autre, et que l'éternité nous appartient déjà sans que nous le sachions. Encore l'écrivain argen- tin ignorait-il certaines des hypothèses les plus hardies des physiciens modernes, envisageant la possibilité d'un retour en arrière dans le passé (suggéré selon cer- tains par les fameux diagrammes de Feynman) ou le dédoublement permanent (selon la théorie d'Hugh Everett) du temps en temporalités parallèles, dont on peut imaginer à quel point elles l'eussent ravi s'il les avait connues.

La seconde raison qui explique l'obscurité de l'idée du temps, est qu'elle semble corrompre notre idée spontanée de la réalité, et transforme partout dans le monde l'être en non-être. L'un des paradoxes qu'elle engendre n'est-il pas de nous forcer à reconnaître que l'avenir n'est pas encore, que le passé n'est plus, et que le présent, qui présente déjà le caractère étonnant d'être à la fois toujours permanent et toujours changeant, semble se réduire à un instant infinitésimal et de plus insaisissable ? Comme le dit Boileau en des vers que Borges aime rappe- ler, « Hâtons nous, le temps fuit et nous traîne après nous. Le moment où je parle est déjà loin de moi ». Qu'est-ce donc que l'être du temps, pourrait-on du coup demander, s'il n'est constitué que d'inexistences ? La notion d'instant, appa- remment nécessaire pour définir le présent le plus immédiat, est d'ailleurs elle- même source de bien d'autres difficultés. Si l'on fait du temps une suite d'ins- tants indivisibles et discontinus qui en seraient comme les atomes, comment penser sa continuité apparente? Et peut-on vraiment concevoir le changement en faisant du temps une succession d'immobilités, sans rien pour nous aider à

comprendre comment on passe de l'une à l'autre ? On retrouve ici les paradoxes de Zénon, concluant de la possibilité de diviser toute distance ou toute durée en un nombre infini d'étapes à l'impossibilité du mouvement, paradoxes qui n'ont cessé d'obséder Borges auquel ils avaient été expliqués dès la petite enfance par son père. Enfin une autre difficulté majeure, soulevée elle aussi par les présocra- tiques, est bien entendu que le changement temporel semble menacer l'idée d'identité, et impliquer qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Mais si vraiment rien ne subsiste de stable, le langage devient impossible, et la notion même de changement, qui semble supposer un sujet qui change, inintelli-

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gible. Et n'est-on pas par ailleurs contraint de reconnaître que pour parvenir à prendre conscience du temps qui s'écoule, l'esprit doit être capable de s'arracher au moins en partie à lui ?

Enfin le dernier paradoxe du temps tient sans doute au contraste saisis- sant qui existe entre ces difficultés intellectuelles que nous éprouvons à com- prendre ce qu' il est en soi, et l'évidence de sa signification existentielle. Car en pratique nous savons bien ce qu'est pour nous, au fond, le temps : la marque même, pour parler comme Lagneau, de notre impuissance. Sans doute peut-on concéder que dans un premier moment la logique de la temporalité semble coïn- cider avec celle de la maturation et avec celle de l'action efficace, et donc possé- der une certaine positivité. Mais ce n'est vrai qu'à court terme : et il ne nous faut guère attendre pour découvrir qu'elle est fondamentalement ce qui nous altère, nous détruit, nous entraîne vers la vieillesse et la mort. Ce sentiment de la cruau- té de la fuite du temps, chanté par tant de poètes, Borges l'éprouve avec une intensité particulière, et choisit souvent pour l'exprimer d'affecter un étonnement désarmé : dans le poème intitulé Adrogué par exemple, il évoque minutieuse- ment le parc de la villa où il passait ses vacances d'été, avec sa gloriette et ses eucalyptus, et la conscience du caractère inaccessible de ce passé lui arrache ce cri douloureux :

« comment ai-je perdu cet univers précis de choses humbles et aimées,/ inaccessibles aujourd'hui comme les roses dont l'Eden fit offrande au pre- mier Adam ?/ L'antique étonnement de l'élégie m'écrase quand je pense à cette maison :/et je ne comprends pas comment le temps passe, moi qui suis temps et sang et agonie ». 1

Mais c'est précisément parce que le temps est ce qui nous écrase que nous ne devons pas nous incliner devant lui : déjà portée par nature à le mécon- naître, la raison doit profiter de son caractère abstrait pour en démontrer l'impos- sibilité, elle doit mettre son point d'honneur à tenter, sans se faire d'illusions, de le « réfuter ». Il est vrai que dans sa jeunesse, Borges semble avoir été un moment attiré par l'attitude plus classiquement philosophique qui consiste à ten- ter d'en résoudre les énigmes apparentes, et avoir notamment demandé à Bergson de l'aider à penser la continuité du changement et la permanence du passé dans le présent. Mais dans l'essentiel de son oeuvre, c'est un autre projet, plus héroïque, qui l'obsède, celui de nier la réalité de ce qui le détruit, de le rendre impensable. Pour dissoudre le temps donc, plusieurs voies paraissent envisageables. Dans le petit livre de jeunesse intitulé, de façon provocatrice, Histoire de l'éternité, deux d'entre elles sont étudiées d'un point de vue histo- rique : celle de l'éternel retour, et celle qui affirme l'intemporalité foncière du monde véritable. Cette dernière attitude est en fait propre à toute la grande tradi- tion rationaliste : de Parménide qui à l'aube de la pensée grecque, affirme le caractère immuable et inengendré de l'être («cela n'a jamais été, cela ne sera

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jamais car cela est »), à Platon qui n'admet le changement que dans le monde des apparences sensibles et fait du temps l'image mobile de l'éternité, jusqu'à Einstein qui soutient que pour le physicien le temps n'est qu'une illusion. Ceci dit, il ne s'agit encore ici que d'une intemporalité négative, qui doit être distin- guée de l'éternité positive, ce concept quasi irreprésentable que l'idéalisme occi- dental va élaborer et dont il va faire l'un des attributs essentiels du divin. Borges croit pouvoir en repérer la naissance historique à deux moments voisins mais distincts : le premier lorsque Plotin définit l'Eternité comme la simultanéité pour l'esprit du passé, du présent et du futur ; le second dans la tradition chrétienne, chez saint Augustin, quand il soutient que le temps est créé avec le monde par un Dieu qui lui échappe, et peu auparavant chez saint Irénée, lorsque celui-ci affirme que l'engendrement du Fils et du Saint Esprit par le Père se fait hors du

temps et vaut éternellement. A vrai dire, les sentiments que suscitent en lui cette « invention » intellectuelle sont plutôt des sentiments de perplexité et de scepti- cisme : les premières lignes de L'histoire de l'éternité affirment qu'à l'évidence seul le temps est réel, et que l'éternité est une création de l'homme, une image à

peine intelligible engendrée par notre désir. La fin du texte nuance cependant cette affirmation en soutenant que « si l'éternité n'est pas concevable, l'humiliant

temps successif ne l'est pas davantage ». De toute façon s'il n'y a que du tempo- rel la vie est absurde : « sans une éternité, sans un miroir sensible et secret gar- dant ce qui s'est passé dans les âmes, l'histoire universelle n'est que temps perdu - et avec elle notre histoire personnelle, ce qui nous réduit à l'état de fantômes » 2. On comprend pourquoi malgré ses doutes, Borges ne parvient jamais à renoncer à l'espoir que le temps ne soit qu'une illusion, et que l'univers soit une sorte de mémoire, conservant dans son éternité chacune des plus infimes péripéties de l'histoire. Dans un poème de vieillesse, Everness, on l'en- tend ainsi affirmer : « Tout existe hormis une chose : l'oubli/. Dieu sauve le métal ; il sauve aussi la cendre/et sa mémoire prophétique peut comprendre les lunes de demain, d'hier et d'aujourd'hui/. Tout est encore et tout est déjà ».

L'autre grande solution au problème du temps entrevue dès le début par l'auteur de Fictions est celle de l'éternel retour. Historiquement, explique-t-il encore dans l'Histoire de l'éternité, on la rencontre sous trois versions princi- pales : la première est la doctrine des cycles semblables mais non identiques, que tant de civilisations traditionnelles, dont celle des Hindous et celle des Grecs ont parfois faites leur. Plus précise et plus radicale est déjà la théorie

pythagorico-platonicienne de la grande année, au terme de laquelle toutes les planètes se retrouvent à leur point de départ. Mais la plus radicale est celle qui s'appuie sur l'idée que le monde est constitué d'un nombre fini d'éléments - atomes ou formes - dont les combinaisons ne peuvent donc être en nombre illi- mité : dans un temps infini chaque combinaison ne pourra manquer de se repro- duire, et nous revivrons donc exactement ce que nous revivons aujourd'hui. A

l'époque moderne c'est Nietzsche, on le sait, qui a repris à son compte le plus

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fortement cette hypothèse étrange, en s'appuyant sur l'idée d'une force limitée, se déroulant dans le temps infini mais incapable d'un nombre infini de transfor- mations. Ses motivations ne sont évidemment pas d'ordre cognitif mais d'ordre éthique : « Nietzsche, écrit Borges, voulait être minutieusement amoureux de son destin. Il adopta une méthode héroïque : il déterra l'intolérable hypothèse grecque de l'éternel retour et essaya de trouver dans ce cauchemar de l'esprit une raison de se réjouir... L'optimiste superficiel s'imagine volontiers qu'il est niet- chéen. Nietzsche le met face aux cercles de l'éternel retour et ainsi le vomit de sa bouche »3. En fait l'écrivain argentin ne comprend si lucidement le projet de l'auteur de la Volonté de puissance que parce qu'il est lui aussi fasciné par l'idée du temps circulaire, bien que pour d'autres raisons que celles de son aîné : ce qui le séduit en elle, c'est qu'elle supprime l'unicité dramatique des événements que nous vivons, qu'elle relativise ce qu'il y a de pathétique dans la singularité de notre existence, qu'elle nous réduit à l'état de reflets. Elle apparaît en tout cas très souvent dans son oeuvre : dans le conte Les Théologiens par exemple, où elle est attribuée à une secte imaginaire, les annulaires ou monotones, qui vénè- rent la roue et dont le chef, l'hérésiarque Euphorbe, proclame au moment de monter sur le bucher : « ceci est arrivé et arrivera encore. Vous n'allumez pas un bûcher mais un labyrinthe de feu. si l'on réunissait tous les bûchers que j'ai été, ils ne tiendraient pas sur terre et les anges en seraient aveuglés »4. Elle inspire aussi certains poèmes de vieillesse, où derrière l'évidence du devenir corrupteur se laisse entrevoir la répétition du même : « L'épée mourra aussi bien que la

grappe,/ le rocher n'est pas plus dur que le verre,/les choses sont leur futur de poussière./Le fer est rouille. Echo est notre voix./ Il est ta cendre, Adam, le jeune père./Le dernier jardin sera le premier...»5. En fait ce principe selon lequel la nouveauté apparente est en réalité une répétition cachée, et selon laquelle nous sommes habités sans le savoir par d'autres, dont nous reproduisons les paroles et les gestes - principe qu'il tire aussi de Schopenhauer, pour qui toutes les mouches qui ont vécu sur terre sont au fond la même mouche - possède dans sa pensée le statut d'un schème obsessionnel : c'est ainsi qu'on le voit affirmer dans des articles ou des entretiens que la bataille de Waterloo est une bataille cyclique que les deux guerres mondiales n'ont fait que rejouer, ou que la littéra- ture universelle est faite de variations indéfinies autour de quelques archétypes fondamentaux inventés dès l'Antiquité (parmi lesquels quatre, prétend-il, sont essentiels : celui de la cité assiégée, celui du retour contrarié, celui de la quête de l'objet magique, celui du sacrifice d'un dieu). Chaque fois que l'on croit inno- ver, ou affirmer quelque chose d'original, on ne fait que répéter sans s'en rendre compte les paroles prononcées au fond par d'autres, ce qui amène le narrateur de la Bibliothèque de Babel à affirmer : « Parler c'est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j'écris existe déjà dans l'un des 30 volumes des 5 étagères de l'un des innombrables hexagones - et sa réfutation aussi. La certi- tude que tout est écrit fait de nous des fantômes ».

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Il est vrai pourtant que s'il est sensible à la beauté du temps circulaire, Borges l'est aussi à celle des critiques que lui ont adressées saint Augustin et les doctrinaires du christianisme, et à la grandeur de l'idée selon laquelle chacun de nos actes prend sa valeur du fait précisément qu'il ne se répètera pas. Dans Les

Théologiens, Jean de Pannonie reprend avec une suprême élégance leurs argu- ments : partant de L'Epître aux hébreux où il est dit « que Jésus ne fut pas sacri- fié plusieurs fois depuis le commencement du monde, mais présentement une seule fois jusqu'à la consommation des siècles », et du passage où Pline souligne que dans le vaste univers il n'y a « pas deux visages qui soient semblables », il déclare « qu'il n'y a pas non plus deux âmes qui se ressemblent et que le pécheur le plus vil est aussi précieux que le sang que pour lui versa le Christ. L'acte d'un seul homme pèse plus que les neuf ciels concentriques, et rêver qu'il peut dispa- raître et refaire son apparition est une brillante frivolité. Ce que nous perdons, le

temps ne le refait pas, l'éternité le garde pour la gloire et aussi pour le feu »6. En même temps, prise pleinement au sérieux, cette idée qu'il ne peut exister deux instants rigoureusement semblables s'avère plus difficile à penser qu'on ne le croit communément : si l'on prétend que chacun de ces instants possède une identité repérable par l'esprit, elle semble suggérer que leur nombre total est fini, et que l'histoire doit donc un jour atteindre son terme : c'est ce qu'ont soutenu les membres d'une secte hérésiarque rivale de la précédente, celle des histrions ou spéculaires, qui affirmaient « que le monde prendra fin quand s'épuisera le nombre de ses possibilités ; puisque il ne peut pas y avoir de répétitions, le juste doit éliminer - commettre - les actes les plus infâmes pour que ceux-ci ne souillent pas l'avenir et pour hâter l'avénement du royaume de Jésus » : et leurs crimes ont eu du coup pour effet de provoquer la perte de Jean de Pannonie, dénoncé aux inquisiteurs par son rival Aurélien. Si l'on admet en revanche, avec le sens commun, que le nombre de ces instants, dont chacun diffère de l'autre, est illimité, on proclame la faillite radicale de la raison, puisque la vocation de celle-ci, qui, on le sait, a pour fonction de trouver des similitudes et des identi- tés, est en contradiction avec la nature d'un univers qui ne connaît jamais que l'hétérogénéité.

Laissons maintenant l'éternel retour, et tournons-nous vers une troisième forme de négation du temps : celle que Borges développe, de façon mi-ludique mi-sérieuse, dans l'essai sceptique intitulé ironiquement Nouvelle réfutation du temps. Il y soutient deux thèses relativement distinctes bien que liées. La pre- mière est qu'un idéalisme subjectif cohérent, comme celui qu'a développé Berkeley et qu'il est tenté lui-même d'adopter, ne peut conserver, comme il le fait trop souvent, l'idée d'un temps indépendant et objectif. L'auteur des

Dialogues dhylas et de Philonous a montré, on le sait, qu'il n'est nul besoin de

postuler une inconnaissable matière derrière nos sensations et nos idées, et

qu'être se réduit toujours à être perçu, mais n'a pas été jusqu'à mettre en question le principe d'un temps objectif : or, soutient Borges, « si nous nions ces conti-

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nuités que sont l'esprit et la matière, si nous nions également l'espace, je me demande de quel droit nous revendiquerions cette autre continuité qu'est le

temps ». Et du coup il propose, au moins à titre expérimental, de considérer qu'il n'y a pas de succession ou de simultanéité absolue : « les relations entre deux termes se réduisent aux sentiments que nous avons de ces relations. Un état pré- cède un autre état s'il se sait antérieur à lui ». Pour prendre un exemple, « l'amant qui pense « tandis que j'étais si heureux à la pensée que j'étais fidèle- ment aimé, elle me trompait », cet amant se trompe. Si chaque état que nous vivons est absolu, ce bonheur et cette trahison n'ont pas été contemporains ; la découverte de la trahison est un nouvel état, qui ne peut nullement modifier les états antérieurs, bien qu'il puisse en modifier le souvenir »7. En bref, « chaque instant est autonome », et il n'existe pas d'histoire de l'univers dans laquelle on

pourrait lui assigner sa place objective. Le second argument, encore plus déconcertant, développé par Borges

dans sa Nouvelle réfutation du temps, est qu'en vertu du principe des indiscer- nables emprunté implicitement pour l'occasion à Leibniz, deux instants qui sont

qualitativement parfaitement identiques ne sont pas simplement semblables mais sont le même instant. Or il est clair, soutient encore de façon en fait problé- matique notre auteur, que « le nombre des moments humains n'est pas infini ». Il est donc impossible que les mêmes perceptions, les mêmes émotions n'aient pas lieu plusieurs fois : elles ne sont du coup que la même expérience, située hors du

temps. En bref, « la vie est trop pauvre pour ne pas être immortelle ». Le sens concret de cette curieuse théorie est donné par une expérience quasi mystique que Borges raconte plusieurs fois : se promenant dans un quartier mal connu de Buenos Aires, l'écrivain éprouve en contemplant un petit mur rose, l'impression de le voir comme il a été vu cinquante ans auparavant, et une sensation étrange s'empare de lui. « Cette pensée facile, je suis en mille huit cent et tant cessa d'être un groupe de mots approximatifs et atteignit la profondeur d'une réalité. Je me sentis mort, je sentis que je percevais abstraitement le monde : crainte indé- finie, imbue de connaissance, qui est la clarté la meilleure de la métaphysique. Non, je ne crus pas avoir remonté les eaux présumées du temps ; bien plutôt je me crus en possession du sens réticent ou absent de ce mot inconcevable : l'éter- nité ». En fonction de sa théorie générale, il explique son expérience quelques années plus tard en ces termes : « cette pure représentation de faits homogènes - nuit sereine, petit mur limpide, odeur du chèvrefeuille - n'est pas seulement

identique à celle qui se produisit au coeur de cette rue, il y a tant d'années, c'est sans ressemblance ni répétition la même »8 ; et cette idée suffit bien sûr à désin-

tégrer le temps. Si l'on dépouille ces idées de ce qu'elles ont de volontairement artificiel,

on comprend vite que l'éternité « pauvre » que défend Borges est en définitive celle qu'avait déjà fait entrevoir Schopenhauer, certainement de tous les philo- sophes celui dont Borges se sent le plus proche : l'histoire objective est une créa-

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tion artificielle de l'esprit, et seul est vraiment réel le présent - « personne disait

Schopenhauer n'a jamais vécu dans le passé, personne ne vivra jamais dans l'avenir »-. L'idée est d'ailleurs formulée dans le poème L'instant qui affirme « seul est vrai le présent, ce désert, l'année est simulacre aussi bien que l'histoire » ou plus profondément dans le Jardin des sentiers qui bifurquent, où le narrateur constate avec perplexité, après s'être étonné devant sa mort immi- nente : « Il me parut incroyable que ce jour sans prémonitions ni symboles fut celui de ma mort implacable. Malgré la mort de mon père, malgré mon enfance

passée dans un jardin symétrique de Haï Feng, allais-je maintenant mourir moi aussi ? Puis je songeai que tout nous arrive précisément maintenant. Des siècles de siècles et c'est seulement dans le présent que les faits se produisent; des hommes innombrables dans les airs, sur terre et sur mer, et tout ce qui se passe réellement c'est ce qui m'arrive à moi »9. On voit tout de suite qu'un lien rattache cette affirmation du caractère absolu du présent, d'une part au solipsisme, et d'autre part à l'affirmation du caractère illusoire des différences individuelles. S'il n'existe jamais en définitive, et en dépit des apparences, que « moi-ici-main- tenant », (même s'il est de l'essence de ce moi de se vivre unique, différent des autres, et doté d'un avenir et d'un passé), c'est que tous les présents sont « le »

présent, et que tous les hommes sont un seul, ce qui veut dire notamment que ce

que fait l'un de nous concerne tous les autres, et que chaque homme est à sa manière propre tout l'homme. C'est là en tout cas l'une des convictions que Borges affirme avec le plus de force et de sincérité : « un seul homme est né, un seul homme est mort sur la terre... Un seul homme a vu la vaste aurore. Un seul homme a senti dans sa bouche la fraîcheur de l'eau, la saveur des fruits ou de la chair. Je parle de l'unique, de l'un, de celui qui est toujours seul »lo.

Si l'on quitte maintenant le domaine de la spéculation paraphilosophique pour revenir à celui de l'écriture littéraire, et des structures qu'elle peut mettre en ouvre, on constate sans surprise que l'auteur de Fictions ne cesse dans ses contes d'explorer toutes les conséquences de cette idée simple, que notre

conception usuelle d'un temps linéaire et irréversible n'est pas la seule envisa-

geable. D'autres représentations sont selon lui possibles : celle, on l'a vu d'un

temps circulaire, secrètement répétitif : dans Guayaquil par exemple, deux uni- versitaires en compétition pour une mission destinée à mieux comprendre la rencontre fameuse qui vit San Martin céder la première place à Bolivar repro- duisent sans s'en rendre compte les événements passés qu'ils veulent étudier. Celle aussi d'une pluralité de séries temporelles distinctes incluant soit des évé- nements différents qui existent tous, malgré leur incompatibilité, soit les mêmes événements dont ce sont alors les durées qui varient. Le premier cas est celui de L'Autre mort : dans ce récit ceux qui se souviennent de la défaillance du gaucho Pedro Damian, qui fut pris de panique dans une bataille, semblent peu à peu frappés d'amnésie : et seul le souvenir de sa mort glorieuse au cours d'une char-

ge revient à leur mémoire. Y a-t-il eu deux Damian ? En fait il n'y en a eu qu'un

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seul, qui a attendu quarante ans après sa fuite déshonorante qu'une occasion lui soit donnée pour se racheter. Au moment de sa mort, le destin lui a donné une seconde chance : non seulement il lui a permis de revivre la bataille manquée et

d'y mourir cette fois en héros (en délire seulement il est vrai), mais il a effacé de toutes les mémoires les traces de sa faiblesse. Dieu a en ce sens substitué au

passé authentique un nouveau passé, ce qui signifie d'ailleurs qu'il ne s'est pas contenté de transformer un fait isolé mais qu'il a créé, puisque tout est lié, une seconde histoire universelle. Ce pouvoir de faire que ce qui fut n'ait pas été ne lui a en fait été que rarement accordé dans l'histoire de la théologie : l'un des théoriciens qui le lui ont accordé fut un moine appelé précisément Piero Damiani, et le conte de Borges est une concrétisation de sa métaphysique...

Cette coexistence d'événements manifestement incompatibles reçoit une théorisation plus rigoureuse dans un autre conte, Le jardin aux sentiers qui bifurquent : l'un des personnages de ce récit, le sage chinois Tsui Pen construit avant de mourir un livre-labyrinthe sur le thème du temps, où s'exprime sa foi « à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent et s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les pos- sibilités. Nous n'existons pas dans la majorité de ces temps, dans quelques uns vous existez et pas moi »11. En d'autres termes Tsui Pen refuse la première caractéristique du temps, qui est de sélectionner des possibles et d'en exclure d'autres, et tente de concevoir et de décrire, au risque de ne donner à voir qu'un chaos inintelligible, une pluralité de temps parallèles permettant à tous les évé- nements concevables de se réaliser.

A côté de la coexistence d'événements incompatibles, la possibilité d'une relativité des durées est aussi explorée. Le conte qui l'illustre le plus clairement est Le miracle secret. On y voit un poète juif que les nazis ont condamné à mort obtenir de Dieu, juste avant son exécution la faveur qu'il lui a demandée, cette année supplémentaire qui lui est nécessaire pour terminer le drame qu'il a entre-

pris, qui est à ses yeux la justification de sa vie. Mais ce « miracle » reste secret, car c'est pour lui seul que la dernière minute qui précède la salve du peloton est transformée en une année. La conception du temps suggérée par cette histoire est d'un relativisme strict puisque les durées semblent varier selon les cadres de référence. Il est certain de fait qu'aux yeux de Borges, l'objectivité chronolo- gique est mensongère : les mathématiques déjà nous apprennent que le moment le plus bref contient déjà une infinité non dénombrable d'instants, et l'expérience nous enseigne aussi que l'instant le plus ordinaire peut recéler, et recèle toujours en fait si l'on sait regarder, une éternité. Comme l'affirme un poème, « la minute la plus quelconque est plus profonde et plus diverse que la mer ».

D'autres schémas peuvent encofe à l'occasion se rencontrer. Parmi les- quels, on ne s'en étonnera pas, celui du classique voyage dans le temps : L'autre nous montre par exemple Borges en personne, et au soir de sa vie, dialoguant

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avec son double, le jeune homme qu'il a été, et lui révélant l'avenir qui l'attend. Ce dialogue tourne d'ailleurs au malentendu, car chacun des deux interlocuteurs, le jeune et le vieux, accueille les certitudes de l'autre avec ironie et dédain. On pourrait citer encore de nombreux autres cas de figures. Ils montrent que sur le thème du temps, Borges nous propose moins une doctrine cohérente que des variations complémentaires. Ses contes explorent la pluralité des structures tem-

porelles concevables, et ses poèmes semblent revendiquer le droit de l'écrivain à proclamer, à la différence du philosophe, une vérité éclatée, faite d'une juxtapo- sition d'affirmations qui toutes expriment avec radicalité un aspect des choses, et dont l'hétérogénéité est appelée par le caractère énigmatique de l'objet sur lequel elles portent. En fait la seule idée qui sert de point commun à ces variations, c'est bien sûr, répétons-le, l'affirmation de l'irréalité de ce temps irréversible qui paraît nous détruire. Par cette affirmation l'écrivain argentin donne au fond une forme spectaculaire et provocatrice à un sentiment que nous éprouvons tous : celui de vivre parfois des expériences absolues, celui de ne pas être tout entier contenu dans ce flux qui nous emporte vers la mort. On peut se demander si à transformer ce sentiment de l'inessentialité subjective du temps en une affirma- tion de son irréalité objective, il ne retire pas à sa pensée autant de sérieux qu'il ne lui donne de brillant et de séduction ludique. Ce serait oublier la part d'an- goisse authentique qui est présente derrière ce qui semble n'être qu'un jeu de l'esprit : Borges répétons-le, n'entreprend de nier le temps par la parole que parce qu'il sait qu'il s'agit là d'une entreprise en fait sans espoir, et qu'il croit que l'homme doit mettre son point d'honneur à refuser la réalité qui l'écrase. Les der- nières lignes de la Nouvelle réfutation du temps sont à cet égard parfaitement éclairantes sur le sens de son projet :

« And yet and yet... Nier la succession temporelle, nier le moi, nier l'uni- vers astronomique, ce sont en apparence des sujets de désespoir, et en secret des consolations. Notre destin (à la différence de l'enfer de Swedenborg et de la mythologie tibétaine) n'est pas effrayant parce qu'il est irréel. Il est effrayant parce qu'il est de fer. Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m'entraîne, mais je suis le

temps ; c'est un feu qui me consume, mais je suis le feu. Pour notre mal- heur, le monde est réel, et moi, pour mon malheur je suis Borges »12.

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NOTES

1. L'Auteur, Gallimard, p. 191. 2. Histoire de l'éternité, collection 10/18, p. 163. 3. Ibid., p. 215. 4. L'Aleph, Gallimard, p. 171. 5. Histoire de la Nuit, Gallimard, p. 171. 6. L'Aleph, Gallimard, p. 53. 7. Enquêtes, Gallimard, p. 264. 8. Ibid., p. 271. 9. Fictions, Gallimard, p. 117. 10. L'or des tigres, p. 179. 11. Fictions, p. 129. 12. Enquêtes, p. 283.

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Figures de l'après-coup (le temps de l'événement dans le roman moderne)

Dominique Rabaté (Bordeaux)

1

B ernard Pingaud, s'interrogeant sur le secret que recèle tout récit, note ce

paradoxe avec laquelle la littérature de notre siècle, plus consciemment sans doute que celle des siècles précédents, doit composer :

« Le travail de l'écriture a rapport avec l'absence. La parole littéraire peut bien se représenter comme une simple « expression » qui se réfère à du déjà là. Mais à peine l'écrivain a-t-il tracé les premiers mots sur la page que cette certitude s'évanouit : il découvre qu'il n'avait rien « à dire », que la chose à dire n'existe pas, ou plutôt qu'elle n'existe pas encore, pas en dehors du texte. Elle est à découvrir, et c'est le mouve- ment de l'écriture qui va la faire apparaître. En ce sens, il s'agit bien d'une absence que tout mon travail sera de combler. Je ne saurai donc qu'après coup ce que je voulais dire. L'énigme (ou le miracle) de l'écri- ture peut se formuler ainsi : je découvre, en écrivant, ce que je savais déjà. Chaque pas est une surprise, chaque pas est aussi une reconnaissan- ce. L'opération réussit si et seulement si l'avènement de la « chose » - qui n'était pas en réalité une chose discernable, dicible - se confond avec l'avènement du texte lui-même : je ne pouvais pas dire autre chose que

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ce que j'ai dit, et ce que j'ai dit est exactement ce que, l'ignorant, je vou- lais pourtant dire » (p. 159). 1

On voit ce que cette analyse doit à Maurice Blanchot. L'écriture est ainsi le mouvement paradoxal d'un présent incertain qui ne trouve son vouloir-dire antérieur qu'au moment où l'auteur met un point final au texte en cours. Mais l'après-coup de cet achèvement qui fait du texte ouvert une totalité immuable, une oeuvre, expulse son auteur au dehors de l'oeuvrez et la rend à une autre aven- ture temporelle, celle de la lecture.

La figure de l'après-coup peut ainsi caractériser toute écriture. Je vou- drais, limitant si j'ose dire mon champ à celui du roman, m'interroger sur les formes qu'elle peut y prendre, et tenter de montrer qu'elle s'incarne en certaines

configurations temporelles qui sont spécifiques au roman moderne, depuis un siècle, et qui permettront de caractériser schématiquement son mouvement parti- culier. Je voudrais ainsi jeter les bases d'une réflexion sur le statut qu'y acquiert l'événement, dès lors qu'il se mesure à cet étrange procès à la fois linéaire et cyclique de l'écriture, dessinant selon l'heureuse suggestion de Bernard Pingaud la forme d'un Oméga majuscule.

II

Deuxième point d'attaque, et deuxième citation pour mettre en perspecti- ve ce qui serait un statut inédit de l'expérience à la fin du dix-neuvième siècle. Walter Benjamin note dans ses « Fragments sur Baudelaire » :

« La remémoration est le complément de l'expérience vécue. Elle cristal- lise la croissante aliénation de l'homme qui fait l'inventaire de son passé comme d'un avoir mort. L'allégorie a quitté au XIXe siècle le monde extérieur pour s'établir dans le monde intérieur. La relique provient du cadavre, la remémoration de l'expérience défunte qui, par euphémisme, s'appelle l'expérience vécue » (fragment 32, p. 239-40).3

Cette curieuse remarque se fonde sur l'opposition, fondamentale aux yeux de Benjamin, entre deux types d'expériences que rendent en allemand les mots : Erfahrung, qui désigne l'expérience immémoriale et transmise par le récit, et Erlebnis qui renvoie, lui, à l'expérience singulière et non-communi- cable. La première est le fait de la narration traditionnelle du conteur ; la deuxiè- me a pour site privilégié le roman. Même si l'on peut discuter le contenu de cette opposition et l'étrange aura de nostalgie qui baigne pour le philosophe allemand l'idée d'Erfahrung, je crois que cette dichotomie peut nous servir de

premier fil conducteur pour réfléchir au statut de l'événement, tel qu'il se mani-

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Figures de l'après-coup 223

feste dans la littérature moderne, au tournant du siècle dernier. Il s'agira ainsi

d'envisager ce moment de l'histoire comme crise de l'expérience, et d'en exa- miner les répercussions ou les signes dans le roman, pour autant que l'on veuille bien admettre premièrement, que cette crise concerne au premier chef une crise de la temporalité, et deuxièmement, que le roman, comme forme littéraire vouée à la configuration du temps, s'en fait l'une des premières chambres de réso- nance.

Il n'est pas aisé de caractériser la nature exacte de cette « transformation » (p. 151) de l'expérience dont l'oeuvre de Baudelaire offrirait une image frappante. Dans des pages à la fois riches et au fil incertain, Walter

Benjamin examine ainsi les thèses de Dilthey, de Bergson, puis passe à Proust et Freud. Il y oppose le régime moderne de l'information à « l'ancienne relation »

(p. 154), où le vécu rapporté est marqué par l'empreinte du narrateur qui le fai- sait sien. Comme dans « Le narrateur », l'accent est mis sur le régime particu- lier de la communication moderne, depuis la rupture d'un cercle communautaire

(sans doute idéalisé) vers deux nouvelles formes : d'un côté, une circulation

désubjectivisée de l'information par les journaux ; de l'autre, la lecture solitaire des romans. Plus profondément, Benjamin suggère que l'événement, que ce qui arrive au sujet moderne, advient selon une structure nouvelle, sur le mode du choc. La violence de l'événement le fait surgir comme un traumatisme, une

déchirure, dont le poème « A une passante » peut donner une idée. Mais dès lors ce qui est vécu par le sujet moderne déborde ses facultés conscientes, dépasse ses capacités défensives et doit donc être contourné, mis en réserve ailleurs, s'inscrire comme trace dans la mémoire. Selon le modèle à la fois proustien et

freudien, c'est sous le signe de la remémoration que pourra donc se réaliser,

après-coup, la nature véritable de cet événement. Le vécu (en allemand, Erlebt) a ainsi la structure du traumatisme, selon Freud, ou du souvenir involontaire, selon Proust : il n'arrive authentiquement que lorsqu'il fait retour.

III

Cette structure de l'après-coup s'inscrit dans un cadre dont je voudrais examiner les contours. Pour Benjamin, la tâche de la poésie lyrique moderne, depuis Baudelaire, est double : elle consiste en un affranchissement pour le

poète de ses expériences vécues, qui faisaient encore le fonds de la poésie romantique; elle doit aussi inventer les formes nouvelles pour dire le choc.

Qu'en est-il du côté du roman ? Quelles révolutions formelles, quelles « trans- formations » sont exigées pour dire cette structuration nouvelle du vécu ? Est- elle réductible à un appauvrissement de l'expérience collective? Il n'est pas indifférent que Benjamin réfléchisse à partir de Freud et de Proust ; c'est bien là

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224 Dominique Rabaté

le signe que c'est au début du XXe siècle que s'élaborent de nouvelles réponses, de nouveaux modèles temporels. C'est bien en notre siècle que le roman prend conscience que sa tâche spécifique est dans le rapport au temps, qui règle essen- tiellement ses choix formels. Il suffit ici de penser à La Promenade au phare de Woolf, à Proust, ou à La Montagne magique de Thomas Mann, pour prendre la mesure de cet impératif littéraire.

Ce rapport au temps, la chose est bien connue, passe par une délinéarisa- tion du modèle chronologique qui s'était plus ou moins imposé au roman clas-

sique. Je voudrais risquer l'hypothèse que cette délinéarisation (partielle) s'im-

pose comme choix formel aux romanciers pour répondre à la tension de plus en

plus vive qui se produit entre ce que j'appellerai, d'un côté, « le sens de la vie », et de l'autre, « le sens du vécu ». Si le roman a le privilège de nous représenter la totalité d'une existence fictive à la fois de l'extérieur et de l'intérieur, il me semble que le roman moderne découvre les contradictions entre le trajet de cette existence singulière, dont elle peut nous figurer le destin, selon la forme d'une

ligne, et les représentations intérieures que s'en fait le personnage réflecteur. Et que ce « sens du vécu », c'est à dire ce que la conscience (fictionnelle) du per- sonnage élabore comme temporalité propre ne recoupe pas forcément cette ligne que le récit trace. C'est l'espace de ces distorsions, les ressources d'ironie qu'il il recèle que le roman de la fin du XIXe siècle exploite, surtout à partir de Flaubert.

On peut ainsi constater, en une première observation superficielle, que le roman moderne creuse l'écart entre ce que l'on peut appeler le « temps objectif », celui des horloges, et le « temps intérieur ». Paul Ricoeur l'a suffisam- ment mis en évidence, dans son analyse de Mrs Dalloway, pour que je m'y attar- de pas trop 4 Les coups de Big Ben rythment tout le roman, lui donnant son fil linéaire implacable, alors que les temporalités privées s'ouvrent au flux des remémorations, des projets. Cette distorsion entre deux régimes du temps est déjà perceptible dans Madame Bovary, dans l'opposition du temps de la rêverie de la jeune femme et du déterminisme de plus en plus pesant d'une temporalité sociale et objective. La même remarque pourrait s'appliquer à Une vie, qui poursuivrait ainsi le filon flaubertien, puisque « Maupassant ne cesse d'opposer temporalité circulaire et instant punctiforme, durée étale d'une existence sou- vent vide de projets et frémissement de l'instantané », comme le résume juste- ment Jean-Louis Cabanès5. L'étirement de certaines plages temporelles, les accélérations sous forme de résumés, les ellipses foudroyantes (dont la deuxiè- me partie de La Promenade au phare offre sans doute le plus saisissant

exemple) deviennent ainsi, pour le romancier, de Henry James à Claude Simon, les lieux stratégiques de son travail formel, pour donner au lecteur à appréhen- der les rythmes hétérogènes, les vitesses incompatibles de temporalités conflic-

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Figures de l'après-coup 225

tuelles. C'est dans Le Bruit et la fureur que ce conflit est le plus patent. On se souvient que la deuxième partie, le monologue de Quentin, est obsessionnelle- ment tramée par les tic-tac des montres. En un geste à la fois révélateur et déses- péré, Quentin fracasse la sienne, comme pour arrêter le cours de cette journée du dix juin 1910 qui le conduit pourtant fatalement au suicide.

IV

Cette première distorsion temporelle en implique sans doute une autre, que les écrivains du début de notre siècle ont exploré en plusieurs directions : schématiquement elle constituerait l'opposition entre, d'un côté, un temps déroulé selon un modèle progressif et de l'autre, une trame temporelle déchirée, ou bien enroulée autrement. Je précise les éléments de définition de la première structure. Soit donc d'abord, un temps que l'on pourra dire (j'emprunte l'ex- pression à Yves Vadé) « cumulatif » : temps linéaire, du progrès et de l'accumu- lation - des savoirs comme du capital, des richesses ou même de l'hérédité qui hante toute la fin du XIXe siècle. Ce temps triomphe dans le roman réaliste et naturaliste, pour lequel la causalité événementielle se resserre en déterminismes inéluctables. Mais c'est aussi le temps propre à un certain mode d'autobiogra- phie, que je dirais pour faire vite « romantique », où le sujet parvenu au point culminant de sa vie, envisage son entier déroulement comme une suite orientée (où hasards et déceptions ont évidemment leur place), comme ce par quoi il est devenu ce qu'il est. La ressaisie de ce passé se fait rétrospectivement et ne prend sens qu'à se constituer en continuité ordonnée. Il y a donc bien remémoration mais selon la perspective d'un acte totalisant où le sujet écrivan t retrouve l'in- tégrité de son passé, dans le présent de sa mémoire.

Le modèle romanesque majeur de ce modèle reste ainsi la narration rétrospective d'événements passés, racontés depuis un site d'énonciation fixe, sans interférence du mouvement de l'énonciation sur le narré. Car ce sont bien des événements, des faits divers qui prennent valeur des crises que raconte le roman réaliste, de Balzac à Dostoïevski. Ce sont ces drames cachés qu'il convient de percer, de reconstituer, de déplier dans toute leur complexité, afin de leur donner leur intelligibilité. Telle est, grossièrement esquissée, la mission du narrateur balzacien.

Comme je l'ai suggéré ailleurs 6, le modèle biographique qui triomphe au XIXe siècle emprunte à ce que j'appelle le modèle autobiographique, dans un jeu d'influences réciproques. De ce point de vue, il me semble intéressant de considérer l'histoire du roman occidental comme l'exploration quasi métho-

dique de ce qui fait justement événement dans la vie d'un individu, aussi bien

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que d'une société. Et l'autobiographie a partie liée à ce mouvement général. Si elle naît avec Les Confessions de Rousseau, c'est aussi parce qu'elle peut se

développer sur le terreau du roman de son siècle qui a pris pour objet privilégié l'intimité individuelle (mémoires fictifs ou romans par lettres), qui a préparé les outils d'une écriture du moi, qui prendra son plein essor dans le journal intime du XIXe siècle. Mais Rousseau opère justement un déplacement fondamental du statut même de l'événement (déplacement qui ne touche pas encore le statut du

temps, mais auquel il donne peut-être l'incitation initiale).

V

Les Confessions bouleversent, en effet, la hiérarchie classique de l'im-

portant et du futile. Rousseau en a nettement conscience, surtout dans les pre- miers livres qui ont trait à l'enfance, et s'excuse constamment d'évoquer ses « enfantillages », dont il justifie pourtant la relation du point de vue affectif sin-

gulière et qu'il revendique. Si l'une des questions que posent le roman comme

l'autobiographie est de savoir ce qui arrive, ce qui compte, c'est à dire ce qui fait événement pour l'individu (car ces deux genres ne peuvent être dissociés de l'histoire même de l'individu), la place des Confessions me paraît capitale. Un

épisode apparemment futile de la petite enfance peut tracer la voie au comporte- ment de toute une vie : cette constatation a, pour nous aujourd'hui, valeur d'évi- dence mais elle était bien de nature scandaleuse à la fin du XVIIIe siècle...

Il faudra presque un siècle pour que ce soit l'événement lui-même qui soit remis en question. Avec Flaubert, c'est l'idée même qu'il arrive quelque chose (important ou futile en regard des canons d'une époque, peu importe) qui se dérobe. Madame Bovary est, de ce point de vue, une étape essentielle, non

pas exactement au sens où se réaliserait l'idéal du « livre sur rien » (formule dont on a abusé à propos de Flaubert), mais qu'il ouvre le roman sur la vacance du temps vide, sur l'attente et le rêve, qu'il introduit dans la linéarité dramatique de l'intrigue - linéarité à laquelle le roman de Flaubert ne déroge pas - et de la

représentation du temps qui lui est consubstantielle, des trouées vides, des moments d'extase silencieuse. Cet évidement de l'événement participe à cette crise de l'expérience que notait Benjamin, et dont je suis parti. On pourrait pour en profiler la perspective cavalière lui pointer quelques autres repères dans l'his- toire du roman : Le Rivage des Syrtes comme triomphe de l'imminence, de l'at- tente des signes prophétiques où l'événement central - la destruction d'Orsenna - n'est plus dit qu'au détour d'une fugace prolepse. Ou encore l'histoire de La

Modification de Butor qui se résout par l'annulation de la décision première, dont l'intrigue n'est finalement rien, ou plutôt les péripéties de ce rien.

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Figures de l'après-coup 227

On constatera ainsi, plus généralement, que s'ouvre à l'époque moderne toute une série de narrations déceptives, où l'énigme suscitée par le récit reste en suspens, cette énigme qui tire en avant notre lecture et que la fin d'un roman devrait résoudre, selon le paradigme du roman policier où le dénouement nous livre avec le nom du meurtrier la clé de la devinette. C'est peut-être l'oeuvre de Henry James qui fournirait les plus fascinants exemples de cette évaporation de l'événement autour duquel se construit précisément le récit comme attente trom- pée. Je pense à L'Image dans le tapis ; mais cette déception joue aussi un rôle moteur pour La Bête dans la jungle où le héros consume sa vie dans l'attente de ce qui était déjà arrivé, ou pour Le Tour d'écrou.

VI

Nous voici loin du « temps cumulatif », ou plutôt nous voici dans d'autres modalités temporelles qui ne s'opposent pas absolument à lui, puisque c'est sur fond d'un temps linéaire que ces modalités différentes prennent le plus souvent leur relief. Il conviendra donc d'envisager comment ces différents

régimes temporels se conjuguent, de façon plus ou moins conflictuelle, selon les représentations romanesques. Les tentatives du début du vingtième siècle font une place privilégiée à ce qui apparaît comme des trouées ou des déchirures de ce temps linéarisé : primat de l'instant notamment, qui prend des contours variés, de l'épiphanie au « moment de l'être » (pour citer Virginia Woolf). L'événement brise la continuité factice d'un temps qui n'est plus homogène, dont les modes d'enroulement et de déroulement suivent des voies complexes. En règle générale, on peut dire que le roman moderne travaille sur une déliaison temporelle, ou tout du moins sur des variétés inédites de liaison temporelle qui n'obéissent plus simplement au schéma linéaire dominant auparavant.

Et ceci suivant trois axes principaux, me semble-t-il : premièrement en accentuant l'énonciation même de l'entreprise narrative, en en faisant presque le moteur dramatique essentiel. Deuxièmement, en essayant de saisir ce qui arrive au présent et non plus ce qui est arrivé, découvrant par là peut-être d'ailleurs des apories nouvelles quant à la structure de l'événement. Troisièmement, en déconstruisant la linéarité de la durée pour privilégier une représentation de ce que j'appellerai la valeur traumatique de l'événement, suivant un schéma qui est celui de l'après-coup, tel que Freud l'a théorisé.

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228 Dominique Rabaté

VII

Si le conteur raconte son histoire en lui donnant sa tonalité particulière, son accent caractéristique, son rapport reste neutre ou de commentaire des effets de sa fable. Tout autre me paraît l'attitude du narrateur de roman moderne, qui nous donne à partager la difficulté de son entreprise, ce qu'elle lui coûte, qui fait de la diction de l'aventure une nouvelle aventure. Je prendrai pour emblème de cette posture nouvelle de narration le héros de Conrad, Marlow, dans le récit intitulé Coeur des ténèbresg. Il fait bien la relation à un cercle d'auditeurs silen- cieux de son aventure africaine, de sa rencontre (plus ou moins ratée) avec Kurtz. Mais c'est le retentissement de cette série d'événements qui est au coeur de son récit, l'empêchant de se dérouler de façon linéaire. Marlow doit reprendre à son compte la terreur de cette plongée dans la sauvagerie, lui donner ses mots pour la conjurer. Nous suivons fascinés à la fois le récit de l'aventure et l'aventure, redoublée, de ce récit. L'événement est ainsi autant dans le fait passé que dans son retentissement actuel. Il est ce qui continue de hanter la narration, même lorsqu'elle s'est achevée.

Conrad est conscient de cette nouveauté. Je cite la fin de la « Note de l'auteur », rédigée en 1917 :

« Coeur des ténèbres est également le résultat d'une expérience, mais c'est l'expérience légèrement poussée (très légèrement seulement) au-delà des faits eux-mêmes, dans l'intention parfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus sensible à l'esprit et au coeur des lecteurs. C'était comme un art entièrement différent. Il fallait donner à ce sombre thème une résonance sinistre, une tonalité particulière, une vibration continue qui, je l'espérais du moins, per- sisterait dans l'air et demeurerait encore dans l'oreille, après que seraient frap- pés les derniers accords ».

Esthétique de la résonance et du contre-temps. La remémoration du passé ne l'épuise pas, n'en donne pas le sens, mais trace la vibration d'un événement appelé à se répéter à chaque lecture, à chaque remémoration pour le lecteur de cette histoire terrifiante. L'après-coup narratif ne peut plus enclore l'événement qu'il avait pour mission de délimiter. Et si la narration vient ainsi au premier plan, il suffit d'un déplacement d'accent pour atteindre des récits qui seront, eux, construits sur le soupçon que leur narrateur fait peser sur leur véracité, pour toucher une limite du roman. La fin de Molloy de Beckett ou Le Bavard de des Forêts témoignent, entre autres, de cette montée du soupçon, de cette irréalisa- tion du contenu diégétique au profit d'une interrogation sur le mouvement même du récit.

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Figures de l'après-coup 229

VIII

Je poursuis ces indications schématiques pour baliser - grossièrement, j'en ai conscience - ce parcours du roman moderne. La deuxième voie ouverte au roman du XXe siècle est de restituer au présent sa valeur d'ouverture, de refuser comme le propose Sartre en 1940 la narration rétrospective parce qu'elle livre du « vécu repensé ». Il faut donc au nouveau « roman de situation » rendre « à l'événement sa brutale fraîcheur, son ambiguïté, son imprévisibilité, au

temps son cours, au monde son opacité menaçante » 9 Dans la lignée de Gide

qui opposait déjà « roman » et « récit » selon la modalité temporelle du présent ou du passé comme régime narratif, et dans le cadre d'une réflexion polémique sur la liberté des personnages, Sartre veut donc redonner à l'événement sa force de surgissement, son incomplétude. Rendre le roman au présent, cela revient à lutter contre la causalité narrative qui produit, nécessairement, le vraisemblable de ses enchaînements.

Si la « solution » sartrienne laisse sceptique, c'est parce qu'elle multiplie, notamment dans L'Age de raison, le dilemme comme dramatisation de cette valeur d'ouverture du moment, mettant en scène une série de personnages confrontés à d'angoissantes questions sur leur avenir. Mais son interrogation témoigne de l'acuité du problème chez les romanciers de notre siècle, et trouve

peut-être une étonnante postérité dans l'usage (systématique parfois) du présent de narration que fait, quelques années plus tard, le Nouveau Roman. Mais ici, encore une fois, ce présent tend à se confondre avec celui de l'écriture du livre. Il est même impossible, dans le cas de La Jalousie de Robbe-Grillet, de distin-

guer entre une narration objective contemporaine des faits narrés et, à l'inverse, la pure affabulation d'un jaloux projetant ses fantasmes.

Ce primat du présent vient aussi, en partie, du développement massif du discours du personnage dans le roman moderne, dont l'aboutissement le plus visible reste le monologue intérieur. Joyce est le premier à avoir conçu, dans le

chapitre terminal d'Ulysse un personnage qui se constitue par ce qu'elle (puis- qu'il s'agit en l'occurrence de Molly Bloom) se dit. Mais la plongée brutale dans l'incohérence relative des pensées du personnage, dans son discours muet, provoque en fait d'autres conséquences sur la temporalité romanesque, l'expo- sant à d'autres schémas d'écriture où la circularité cyclique (dans le cas de Molly, pour laquelle elle joue un rôle fondamental) est un élément parmi d'autres d'un brouillage temporel généralisé. Le cadre de l'énonciation devenant une conscience mobile, les événements surgissent selon une logique qui ne peut plus respecter la stricte chronologie.

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230 Dominique Rabaté

IX

Dans le flux de conscience, en effet, les lignes temporelles clairement distinctes se confondent, s'entrelacent. Un mot prononcé, un souvenir en appel- lent un autre, qui appartient à une autre série temporelle. Ce qui vient d'être vécu, le remémoré immédiat, à savoir pour Molly l'adultère avec Boylan fait ressurgir plusieurs strates de souvenirs qui s'entremêlent, conjoignant plusieurs strates temporelles éloignées, comme l'épisode de Gibraltar, évoqué par bribes.

Le présent de la remémoration est ainsi le lieu d'un réaménagement du passé, ou plus exactement, c'est lui qui reconfigure les événements passés en les éclairant à la lumière des événements récents, lesquels ne sont à leur tour que la répétition inconsciente des actes enfouis, rendus à leur force oblitérée. Le sché- ma complexe de cette interaction entre présent remémorant et passé déterminant relève bien de cette logique de l'après-coup que Freud a découverte, et dont la formule célèbre reste : « les hystériques souffrent surtout de réminiscences ». L'événement, vécu une première fois de façon incomplète, ne trouve son sens et sa force que lorsqu'il est revécu autant que remémoré. Deux écrivains me paraissent avoir poussé très loin cette structuration traumatique de l'événement, au point d'en faire la tonalité propre de leurs univers romanesques : je veux par- ler de William Faulkner et Claude Simon. Il conviendra, d'ailleurs, de préférer, pour caractériser leurs systèmes d'énonciation narrative, l'étiquette de « mono- logue remémoratif », comme le propose Dorrit Cohnl°, pour bien marquer ce qui les différencie du courant de conscience.

Dans Le Bruit et la fureur comme dans La Route des Flandres, le moment de la remémoration ne peut être fixé avec certitude (du moins en ce qui concerne, chez Faulkner, le monologue de Quentin, puisqu'il semble bien qu'il ne puisse raconter qu'après son suicide) 1 Le présent semble happé, entraîné dans le souvenir traumatisant d'épisodes passés qui surgissent comme des flashes morcelés. Il n'est pas plus loisible de dire depuis quel point temporel le narrateur de La Route des Flandres évoque ses souvenirs des champs de course, la mort de Reixach, ses discussions avec Blum, sa relation avec Corinne, etc 12.

L'ensemble de son discours revient obsessionnellement sur les mêmes épisodes. En risquant un mauvais jeu de mot, je dirai que, chez Faulkner comme Simon, le passé est ce qui ne passe pas. La réélaboration consciente du souvenir trauma- tique ne réussit pas à canaliser la violence de l'événement qui gagne par conta-

gion l'ensemble de la chaîne discursive. Mais ce faisant, ces deux oeuvres réus- sissent à produire une fascinante équivalence entre le travail d'une mémoire blessée et le travail de l'écriture. Tous deux obéissent à la loi du frayage, repas- sant toujours par les mêmes chemins, déplaçant l'énergie d'un affect refoulé à une autre série temporelle, procédant avec les mêmes embrayeurs que sont

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Figures de l'après-coup 231 1

devenus certains mots, au confluent de plusieurs lignes temporelles. Ainsi pour Quentin, l'évocation du chèvrefeuille lié à sa soeur, ou pour Benjy, le jeu de mot, dès le début de l'oeuvre sur « Caddie », qui fait basculer la promenade dans le golf dans un autre espace-temps, celui de l'enfance heureuse avec la soeur per- due.

X

Serait-ce dire que la pente du roman moderne est de fondre la temporalité diégétique dans celle de l'écriture, au risque de sortir du romanesque en renon- çant à créer un univers fictif ? Si Jean Ricardou avait pu se réjouir, à l'époque du Nouveau Roman triomphant, d'assister au passage « de l'écriture d'une aventu- re à l'aventure d'une écriture », cette victoire ne serait pas sans danger pour le roman. Car il faut souligner un autre axe temporel fondamental, à savoir le temps même de la lecture d'un roman. Un roman se lit, normalement, du début à la fin, selon la tyrannie (aurait dit Valéry) de cet ordre imposé. Il y a là un trait, je crois, définitoire. La « configuration » du temps, selon le mot de Ricoeur, que le récit accomplit est indissociable de cette expérience de lecture, elle-même temporalisée. Ce déroulement fléché de la lecture est la base du roman. Julien Gracq le rappelle justement dans En lisant, en écrivant. De plus, cette vectorisa- tion transforme le temps en espace. Le roman, presque nécessairement, spatiali- se le temps. Il lui donne, à tous les sens du mot, son volume.

Le roman classique, ce pourquoi il continue à avoir la réputation d'être plus facile à lire, égalise le temps de la lecture et celui de l'univers ficitf qu'il raconte. Il gomme leurs différences, les aplanit, repliant l'un sur l'autre. Le temps du lire projette même sur ce temps configuré un de ses caractères princi- paux : celui d'avoir une fin. Le principe de clôture romanesque a ainsi imposé une certaine représentation du déroulement temporel. Or, c'est justement ce principe d'achèvement (là où le mot FIN s'écrit) qui se voit contester dans les grands romans de notre siècle. Je pense au Gide des Faux-monnayeurs. La boucle ouverte du Temps retrouvé en serait une autre illustration célèbre. Ainsi l'oeuvre, qui n'existe que dans l'après-coup de son dessaisissement pour l'écri- vain, se rouvre pourtant, à chaque lecture singulière, sur une expérience renou- velée du temps comme imminence d'une révélation toujours à venir.

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232 Dominique Rabaté

NOTES

1. Bernard Pingaud : « Oméga », in Les Anneaux du manège, Folio Essais, Gallimard, Paris 1992.

2. Ce mouvement est très souvent « décrit » par Maurice Blanchot; notamment dans un texte qui s'intitule justement Après coup (éditions de Minuit, Paris 1983) et dans lequel Blanchot s'interroge sur le rapport qu'il entretient avec deux récits écrits dans les années trente et publiés tardivement.

3. in Charles Baudelaire, traduit par Jean Lacoste, Petite bibliothèque Payot, Paris 1979.

4. Voir l'ensemble du chapitre 4 dans Temps et récit II, Seuil, Paris 1984. 5. page 86 de « Une vie ou le temps perdu » in Maupassant multiple, Les Cahiers de

Littératures, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse 1995. 6. Voir mon article « « Qu'on n'en parle plus » : modèles biographique et autobiogra-

phique dans Voyage au bout de la nuit », in Romans 20/50 W19, Lille, juin 1995. 7. L'Equipe « modernités » de l'Université de Bordeaux-III va consacrer ses sémi-

naires 1996-1998 à cette question de l'instant. 8. Je me permets de renvoyer à l'étude que j'ai consacrée à ce récit dans « Le chu-

chotement de la sauvagerie. Ethique et esthétique du roman dans Cœur des ténèbres », Modernités 7, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux mars 1996.

9. cité in Michel Raimond, Le Roman, Cursus Armand Colin, Paris 1989, page 153. 10. voir pages 279-289 de La Transparence intérieure, Poétique Seuil, Paris 1981. Il. Je renvoie aux belles analyses d'André Bleikasten dans Parcours de Faulkner,

Presses Universitaires de Strasbourg, 1982. Voir pages 51-161. 12. Voir l'étude de Dominique Lanceraux : « Modalités de la narration dans La Route

des Flandres », in Poétique nOl4, Seuil, Paris 1973.

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Figures du temps cyclique

Pierre Somville (Liège)

Les deux principales visualisations de la notion de temps sont la flèche et le

- cercle. Qu'elles constituent chacune une métaphore spatiale n'a pas de quoi nous étonner. Gaston Bachelard ne disait-il pas que l'espace nous est plus confortable que le temps ? On s'y installe en effet avec l'aisance du promeneur ou du cavalier, alors que le temps est instable, insaisissable et, que, de plus, il nous ronge par le dedans.

Dans le savoir contemporain, c'est en tout cas l'image linéaire de la flèche qui prédomine : une flèche attachée à son point de départ et constamment étirée en une direction donnée, ou supposée. Cette linéarité est aussi bien celle de la Bible ou de l'Histoire que du tracé, continu ou discontinu, du temps des

physiciens. L'autre modèle, circulaire, aurait pourtant quelque droit encore à nos

égards. C'est lui qui continue à rendre compte, - tout comme il en procède sans

doute, - des phénomènes saisonniers et du retour des astres, non moins que de

rythmes physiologiques aussi fondamentaux que les pulsations cardiaques ou la circulation sanguine. Le transit digestif n'y est pas étranger lui non plus. Certes, la nostalgie des joies de l'oralité perdue ou les rêves de retour au règne d'or du dieu Saturne sont insuffisants à connoter ce grand schème que constitue l'image de la roue, du cercle et de l'anneau. On pourrait même y voir, opposé au précé- dent, l'un des deux grands régimes de l'imaginaire selon Gilbert Durand . Ainsi

s'opposent et se complètent le denier et le bâton comme l'épée et la coupe. Histoire et Nature, en tant que thèmes romantiques, pourraient également sym- boliser pareille complémentarité.

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234 Pierre Somville

Envisageons à présent deux points, parmi d'autres, d'émergence philoso- phique de ce thème du temps cyclique. D'abord, le fragment d'Anaximandre2. Il s'y agit sans doute d'une spécification de l'Apeiron perçu comme le principe pre- mier de la vie et du monde. On pourrait le traduire comme ceci : «...cet ensemble de choses à partir desquelles advient la naissance (genesis) pour les êtres, c'est ce même ensemble de choses auxquelles ils retournent quand sur- vient pour eux l'anéantissement (phthora), selon la nécessité, car ces choses se rendent mutuellement paiement et justice de l'injustice subie, selon l'ordre du temps (1Cœcà. Ifiv TOD xpàvov iàyv) »

Bien que ce fragment nous ait été conservé par le biais d'un commentaire à la Physique d'Aristote, la teneur en semble proprement métaphysique ainsi que l'a définitivement montré Karl Jaspers3. Or, même sous les termes aristotéliciens utilisés par le commentateur antique (l'honnête Simplicius), on peut voir se pro- filer aussi le mythe cyclique du retour des êtres, transitant de la vie à la mort, de la limite à l'illimité, et réciproquement. Et l'ordre du temps dûment invoqué en fin de période est sans nul doute cyclique lui aussi, à l'image du cercle où la vie et la mort se complètent, se joignent et, comme il y est dit, se rendent mutuelle- ment jUStiCe4.

Heidegger, lui-même, plus attaché ailleurs à la temporalité linéaire, cède, lorsqu'il commmente le Spruch des Anaximander, à la métaphore d'une tempora- lité récurrente : il évoque l'eschatologie de l'être où nous sommes à présent et dit qu'il nous faut attendre «le jadis de l'aurore dans le futur de l'à-venir» et « méditer aujourd'hui le jadis à partir de là »5.

Dans sa Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, Nietzsche commente lui aussi l'incontournable fragment :

Thalès témoigne du besoin de simplifier le règne de la pluralité et de le réduire au simple déploiement ou au déguisement de l'unique qualité existante. Anaximandre, en deux pas, le dépasse. Il se demande d'abord, « S'il y a une unité éternelle, comment la pluralité est-elle possible ? » Et il en trouve la raison dans le caractère contradictoire de cette pluralité qui sans cesse se dévore et se nie elle-même. L'existence de cette pluralité devient pour lui un phénomène moral ; elle n'est pas justifiée, mais elle

s'expie sans cesse par la mort. Mais alors se pose à lui ce problème : « Pourquoi tout ce qui est devenu n'a-t-il pas péri depuis longtemps, puis- qu'il s'est déjà passé une éternité de temps ? D'où vient le torrent toujours renouvelé du devenir ? » Il ne parvient à échapper à ce problème que par une nouvelle hypothèse mystique : le devenir éternel ne peut avoir son

origine que dans l'être éternel'.

La problématique devient ici celle de l'un et du multiple débouchant sur une évocation de l'antinomie de l'être et du devenir qu'Anaximandre résout, selon Nietzsche, par un recours à la notion d'éternité. C'est elle, d'ailleurs, qui

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Figures du temps cyclique 235

bientôt viendra cautionner, chez le même Nietzsche, la grande intuition du Retour. On se rappelle l'illumination à Sils-Maria un beau jour d'août 1881, dont l'un des derniers poèmes du Gai Savoir nous a gardé le plus pur écho :

J'étais assis, j'attendais toujours, à vrai dire rien Par-delà le bien et le mal, jouissant tantôt De la lumière et tantôt de l'ombre, tout entier jeu Tout entier lac, tout entier midi, tout entier temps sans terme

Puis, soudain, mon âme ! , d'un nous fûmes deux Et Zarathoustra vint à passer près de moi

Si le temps est dit « sans terme » ou « sans but » ou « sans fin » (ohne Ziel) c'est bien à l'éternité que s'adresse le génial porte-parole enfin revenu, Zarathoustra « tel qu'en lui-même... » Nous en sommes aux derniers versets de la troisième partie de Also sprach Zarathustra :

« Si j'aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer...[...] Si je porte en moi cette joie de chercher...

[... ] L'immensité sans bornes bouillonne autour de moi... Jamais encore je n'ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des

enfants, si ce n'est cette femme que j'aime : car je t'aime ô Eternité »7

La pensée de l'éternel retour chez Nietzsche est donc, après le « dit »

d'Anaximandre, le second moment où nous apparaît cette figure du temps cyclique. Que l'instant vécu, jusque dans sa plus vive intensité, soit, malgré sa

fugacité, destiné au retour, c'est là une sorte d'hypostase du « kairos », de valori- sation totalisatrice et récurrente de l'ici et du maintenant. Et cette possibilité me fait aimer le cercle de la nécessité où, comme chez le Présocratique, se contre- balancent et s'annulent mutuellement craintes et désirs, projections et hantises. Si c'est là l'image du destin, comment ne pas l'aimer ? L'amor fati est la consola- tion suprême où se concilient l'éthique et l'esthétique comme s'y accordent la liberté et la nécessité.

C'est aussi, à vrai dire, un bel oxymore.

Le poète-philosophe trouve la promesse d'un plérôme, en découvrant la boucle du temps. L'ouroboros est une image de paix, de havre et de bonheur. Les termes mêmes du verset précité, associant la mer, la femme, la mère et le

temps clos sur lui-même, sont là pour nous le dire avec force et beauté. Sans oser l'affirmer encore, le dernier aphorisme des Aurores semblait

pressentir déjà le grand bonheur, mais dans une sorte de tremblement, de peur que cela ne soit pas. Nietzsche nous y rappelait qu'il n'est de meilleure aurore

que le crépuscule, par la promesse du retour qui s'inscrit dans la ténèbre progres- sive de l'Abendrote. Le soleil du matin, fraîchement lavé, comme au sortir d'une

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236 Pierre Somville

belle Upanishad ou d'un fragment d'Héraclite, en sera l'indéfectible preuve. Et Nietzsche de ponctuer : « peut-être racontera-t-on un jour que nous aussi, tirant vers l'ouest, nous espérâmes atteindre une Inde... » (aph. 575).

Pour conclure ces quelques variations philosophiques, rappelons que le modèle cyclique du temps reste, par excellence, celui des religions. Il n'est pas de célébration de l'acte fondateur qui puisse se concevoir sans une année litur- gique reposant sur un principe de récurrence et de chronologie régressive. Il s'agit là purement et simplement d'ontologie « décontaminée » comme le dit Mircea Eliade dans son étude du mythe de l'éternel retour8. Bien sûr, il serait imprudent de séparer radicalement la métaphysique d'Anaximandre ou la poésie nietzschéenne de l'appréhension du sacré dans les diverses religions.

Enfin, quant aux origines de l'univers dont traitent à la fois les cosmogo- nies mythiques et les hypothèses de l'astro-physique, j'aime à rappeler que, face à la vulgate de la « grande-explosion » primordiale qui répond assurément à une vision linéaire et évolutive du temps, l'idée d'« état-stable » est tout aussi stimu- lante, ni plus aveugle. Elle a en tout cas le mérite de rompre avec cette linéarité envahissante et, comme le rappelait tout récemment Botho Strauss, de privilé- gier la « tache » par rapport à la « ligne », le cercle par rapport à la flèche. Lisons, en guise de clausule, quelques lignes toutes nietzschéennes de son der- nier essai intitulé Die Beginnlosigkeit : .'

« Univers non créable, non destructible. Entrelacements, ondoiements, entrechoquements. Pas de début, pas de fin. La métaphore du premier et de l'unique, la « singularité », s'évanouit comme toutes les autres. Allées et venues, taches et bonds, nuages et brumes. Fluctuations. Rien ne com- mence, tout est suspendu et s'attarde. Steady state. En dérobant à Dieu son commencement, on ne fait que corroborer son Toujours ! L'éternité, unique absolu sans métaphore »9.

NOTES

1. Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1980, 10 éd. L'auteur y oppose, on se le rappelle, un régime diurne et un régime nocturne autour des- quels gravitent les grandes constantes - non moins complémentaires qu'oppositionnelles - de la verticalité posturale face au repli nocturne de l'ingestion, de l'intériorisation et de l'intimité prolifique.

2. H. DIELS-W. KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1961, 10 éd., 1, p. 89, 10-15 = 12 B 1.

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Figures du temps cyclique 237

3. K. JASPERS, Les grands philosophes, (trad. J.-P. Leyvraz), Paris, Plon, 1963, p. 611. Voir aussi mon Parménide d'Elée, Paris, Vrin, 1976, p. 14-15.

4. Voir à cet égard l'éclairante exégèse de M. DE CORTE, Mythe et philosophie chez Anaximandre, dans « Laval théologique de philosophique », vol. XIV, n° 1, 1958, pp 9- 29, où l'auteur montre combien l'apeiron, de teneur religieuse et mythique, se définit exclusivement par sa relation, non moins mythique et religieuse, à un peras où s'exprime, même en son sens premier, l'image du cercle et du lien.

5. Dans Holzwege, (trad. W. Brokmeier), Paris, Gallimard, 1962, p. 267. Voici le texte allemand plus explicite : « Denken wir ans der Eschatologie des Seins, dann müs- sen wir cines Tages das Einstige der Frühe im Einstigen des Kommenden erwarten und hente lernen, das Einstige von da her zu bedengen »(5 éd.), V. Klostermann, Francfort/Main, 1972, p. 302.

6. Trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p. 53. 7. D'après la traduction d'Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1958, p. 244. 8. M. ELIADE, Le mythe de l'éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, rééd. coll.

« Idées », 1975, v. notamment p. 108 et sq. 9. B. STRAUSS, L'incommencement, réflexions sur la tache et la ligne, (trad. C.

Kowalski), Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1995, p. 9.

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Le problème de la synthèse temporelle chez E. Cassirer

Olivier Feron (Liège)

ne des raisons de l'originalité de la philosophie de Ernst Cassirer provient Usans doute de sa double référence aux pensées de Kant et de Leibniz. Cette double filiation lui permet de passer plus facilement des résultats des sciences de la nature aux développements des sciences de l'esprit, qu'il nomme lui-même science de la culture. Car si l'apport de Kant fut déterminant pour Cassirer, notamment pour tout ce qui touche à la théorie de l'Esthétique transcendantale et au rôle de l'imagination productrice (dont on peut trouver des exemples systé- matiques dans son commentaire de la troisième critique'), Cassirer fera fructi- fier l'héritage leibnizien dans le domaine de la formalisation scientifique et mathématique. C'est notamment dans l'étude des termes de la fameuse dispute entre Leibniz et Clarke sur la nature absolue du temps et de l'espace chez Newton, que Cassirer trouvera un des paradigmes du dépassement de la méta- physique dogmatique par la science. Face à l'espace et au temps absolus newto- niens, Leibniz pose la relativité de ces derniers, qui varient en fonction du systè- me idéel de référence dans lesquels ils sont conçus. Ce temps relatif tel que Leibniz le conçoit, c'est encore, mutatis mutandis, celui de la science actuelle.

La révolution qu'introduit Leibniz est de ne plus partir de l'intuition du temps, mais de le réduire à un système de relations idéelles, coordonnées selon un principe abstrait. L'exigence d'universalité qui préside à la définition du

temps conduit Leibniz à le concevoir sur le modèle du nombre ordinal : celle-ci naît d'une relation de succession idéale qui se développe selon une fonction déterminée2. Le temps n'est plus intuitionnable. En fait, son caractère purement

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240 Olivier Feron

abstrait permet d'en faire un médium parfaitement homogène, dont chaque sec- tion est neutre, c'est-à-dire interchangeable. Le renversement est tel, que ce n'est

plus le nombre qui naît du temps, mais c'est au contraire le temps, entendu comme forme pure du sens interne, qui présuppose « le nombre, sans que réci-

proquement le nombre présuppose le temps »3. Bref, le temps physico-mathé- matique est conçu comme un pur ordre de succession, et la nature, comme l'ordre des événements.

Tel est le premier ordre temporel que Cassirer définit. A côté de ce temps complètement détaché de l'intuition, qui se réduit à une règle abstraite de déve-

loppement, il distingue encore deux types de formes temporelles : le temps vécu (Erlebnis-Zeit ou Wahrnehmungs-Zeit) et le temps de l'histoire4. La référence du

temps vécu aux perceptions marque le retour à une conception kantienne du temps, une conception intuitive. C'est pourtant à partir de ce phénomène de

temps vivant que toute analyse temporelle doit partir. Car le temps métaphy- sique, qui enveloppe les choses mêmes, nous est définitivement inaccessible5.

Le point de départ de toute appréhension du phénomène temporel reste le

présent de la conscience. Car ce « maintenant » compose et articule la totalité de l'extension temporelle. C'est ici que la temporalité vécue diffère fondamentale- ment du temps physico-mathématique. En effet, si chaque membre de la série temporelle mathématique est interchangeable, la succession vitale se compose de segments qualitativement différenciés, dont chaque instant contient en lui

chaque moment précédent. Reprenant le mot de Leibniz, « le présent est chargé du passé et gros de l'avenir ». Si l'on devait comparer la structure temporelle de la conscience avec le modèle du temps mathématique, on pourrait dire que les places vides qui se distribuent dans la série temporelle abstraite sont détermi- nées par la règle qui produit la série ; tandis que le temps organique se compose de phases, « et chaque phase est un moment obligé de passage pour la réalisa- tion (Erfüllung), l'épanouissement (Entfaltung) de la forme - un moment de son actualisation »6.

Cette phase d'actualisation peut prendre différents visages, selon la com- binaison des facultés qui sont mises en oeuvre lors de cette opération de mise en forme du vécu intentionnel. Or nous avons vu que la grande différence qu'il y avait entre le temps physico-mathématique et la temporalité de la conscience, c'est que cette dernière faisait appel à l'intuition. Cassirer va donc rendre ses droits au domaine de la sensibilité, en lui reconnaissant la capacité de donner accès à un sens sans devoir être discursif. Pour y arriver, il est obligé de créer une nouvelle notion : la prégnance symbolique. Il la définit comme étant « la façon dont un vécu de perception, en tant que vécu sensible, renferme en même temps un certain « sens » non intuitif qu'il amène à une représentation immédia- te et concrète. Il ne s'agit pas alors de simples données « perceptives » sur les- quelles se grefferaient ensuite des actes « aperceptifs » qui serviraient à les interpréter, à les juger et à les transformer. C'est au contraire la perception elle-

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Le problème de la synthèse temporelle chez E.Cassirer 241 1

même qui doit à sa propre organisation immanente une sorte d'« articulation »

spirituelle et qui, prise dans sa texture intérieure, appartient aussi à une texture déterminée de sens. Dans sa pleine activité, dans sa totalité vivante elle est en même temps une vie « dans » le sens. Elle n'est pas reçue seulement après coup dans une sphère, mais paraît en quelque sorte née en elle et avec elle. C'est cet entrelacement, cette relativité du phénomène particulier de la perception, donné ici et maintenant, à une totalité de sens caractéristique, que sert à désigner l'ex- pression de « prégnance ». [...] Le processus symbolique forme comme un cou- rant unique de vie et de pensée qui traverse toute la conscience à laquelle seule sa fluidité apporte la complexité et la cohésion, la plénitude comme la continuité et la constance

Ce concept permet de circonscrire le phénomène de saisie du sens à même l'intuition, sans devoir nécessairement en référer à des actes de jugement, toujours seconds. En fait, l'organisation de la totalité de la structure dans laquel- le viennent se projeter les phénomènes, incline déjà l'angle de leur lecture'. Par là, Cassirer cherche à montrer combien il n'existe pas de fait en soi que l'on pourrait isoler du contexte de son appréhension. En la reprenant au niveau le plus primitif de saisie du sensible, il radicalise la fameuse formule kantienne : « les conditions de l'expérience sont également les conditions des objets de l'ex- périence ». Cette manière de concevoir les conditions d'appréhension de l'objet, non plus en se référant à un élément substantiel, mais aux relations fonction- nelles qui président à son appréhension, se rapproche de la méthode scientifique qui se développe non plus sur base de substances stables, mais de relations idéelles.

En ce sens, la vie de la conscience ne peut se découper en vécus succes- sifs, qu'il serait possible d'isoler les uns des autres. Au contraire, chaque instant comprend la reprise des moments précédents, leur synthèse constituant la condi- tion de l'unité de la visée qui les enveloppe. C'est-à-dire que l'unité de la conscience dépend aussi de la synthèse de ces vécus de sens. « Seul le va-et- vient entre le « représentant » et le « représenté » produit un savoir du moi et un savoir d'objets, idéels ou réels. Nous atteignons ici la pulsation authentique de la conscience, dont le secret consiste justement en ce que chaque battement y fait jaillir mille liaisons. Il n'y a pas de perception consciente qui se réduise à un pur « datum », dont le donné ne serait que celui d'un reflet ; toute perception renfer- me un certain « caractère de direction » et de monstration grâce auquel elle ren- voie au-delà de son ici et de son maintenant. En qualité de simple différentielle de la perception elle n'en contient pas moins l'intégrale de l'expérience »9.

Cette présentation de la notion de prégnance permet de mieux saisir la

conception que Cassirer se fait de la temporalité de la conscience vécue. Celle- ci ne peut être découpée selon le schéma de Zénon. Tout au contraire, la corréla- tion noético-noématique embrasse la totalité du champ de la conscience. Si cette corrélation s'effectue dans le présent de la conscience, ce présent toujours éphé-

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242 Olivier Feron

mère ne peut gagner sa survie que dans sa double référence au futur et au passé. Le passé et le futur sont dès lors des domaines de sens qui ressortissent à une visée spécifique. En retour, les trois dimensions du temps ne naissent que sous le

regard particulier de la conscience; cette « conscience unitaire du « maintenant » qui englobe trois directions distinctes ne se constitue que grâce à cette triade »10. L'unité de la conscience transcendantale ne s'acquiert donc que grâce à l'enchaînement des trois phases temporelles.

L'intuition temporelle se distingue ainsi radicalement de l'intuition spatia- le. Dans l'espace, les différentes composantes semblent pouvoir coexister dans leur indépendance réciproque. Au contraire, le temps tisse une toile de relations indémaillable. L'unique gage de permanence que le moi puisse avoir, toujours en équilibre instable sur le fil du maintenant évanescent, repose dans l'ancrage irréductible du contenu intentionnel présent dans l'anticipation de sa future

perte. L'objet pour la conscience ne naît que de son inclusion dans la double

perspective de sa prévision et de son souvenir. A l'opposé de la partition de l'es-

pace en différentes provinces, une telle décomposition ne peut s'exercer sur le

temps, car « chaque moment y implique immédiatement la triade des rapports de temps et des intentions temporelles. Le présent, le maintenant ne reçoit sa

marque de présent que par l'acte de re-présentation (Vergegenwârtigung), par la référence au passé et au futur qu'il implique. La « représentation »

(Repriisentation) ne s'ajoute donc pas ici à la « présentation » (Prâsentation) : c'est elle qui produit le contenu et le noyau de la « présence » même. La disjonc- tion tentée entre le « contenu » et la « représentation » (Darstellung), entre l'« existant » et le « symbolique » toucherait et détruirait aussi, en cas de réussi-

te, le nerf vital de la temporalité même La mise en forme de cette visée temporelle est une activité spécifique-

ment humaine. A l'intérieur du règne du vivant, Cassirer fait occuper à l'« ani- mal symbolique » qu'est l'homme, une place particulière puisqu'il est le porteur exclusif du mouvement de réflexivité que la vie dessine dans son propre course L'animal vit dans le présent du désir; il est lié à une chaîne rigide de comporte- ments dont le dernier maillon se dissout dans l'immédiateté évanescente de sa satisfaction. Dans sa forme réflexive, la vie donne à l'homme la possibilité de se

régler idéalement sur une réalité qui n'existe pas encore. L'imagination produc- trice, en projetant au devant de la conscience l'image d'un être à venir, la libère du cercle étroit d'un présent statique. Elle ouvre ainsi la voie à la volonté d'agir sur une réalité qui n'est pas seulement reçue, mais à conquérir. Le simple temps de la conscience, que Cassirer appelle aussi temps monadologique, élargit ainsi le champ des possibles, pour s'élever vers cet « acte purement symbolique », qui unit la faculté idéale de l'imagination et la puissance de la volonté. Il se transfor- me ainsi en temps historique spécifiquement humain l3.

Mais la transformation de la visée temporelle que ce passage implique n'est pas naturelle. Au contraire, l'analyse cassirérienne s'attache à retracer le

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Le problème de la synthèse temporelle chez E.Cassirer 243

mouvement qui conduit du temps fractionné de la conscience magique au temps cyclique du mythe, puis de ce dernier au temps prophétique de la religion, pour aboutir à la temporalité indéfinie du monde de la culture.

Ce n'est pas sur base de notions théoriques que l'étude de la conscience

temporelle peut commencer ; il faut au contraire partir de la réalité d'un affect, le désir. Le désir enferme la conscience dans un état que l'on pourrait presque qua- lifier de pré-temporel, dans la mesure où il ne s'exerce que dans l'immédiateté de sa présence. C'est pourtant sur la base de la pression exercée par le désir que la conscience sort du cercle étroit du présent, lorsqu'elle lui associe la capacité de se représenter sa satisfaction même. L'homme arrive ainsi à orienter le cours de son action, et à décomposer les étapes qui conduiront à sa libération de l'étreinte présente du désir. La mise en scène magique de la capture d'un animal

qui précède une chasse, ou la figuration de la victoire qui constitue la première étape, nécessaire dans la temporalité magique, d'un raid punitif, sont autant de manifestations primitives de la faculté naissante de représentation. La réduplica- tion mimée d'une réalité qui est simplement pré-vue marque le passage à une conscience temporelle primitive, et délimite ainsi les frontières du royaume humain.

Pourtant, la forme de la temporalité magique reste encore trop attachée à la ponctualité du sentiment, et la conscience, si elle les distingue, saute encore immédiatement du désir à son accomplissement. Le moi désirant s'identifie à l'ordre du monde, et l'objectivité n'y est pas encore indépendante de la conscience.

Ce n'est qu'au moment où la conscience primitive se sépare de la succes- sion des présents vécus, pour passer à l'intuition du rythme du monde qu'il lui devient possible d'accéder à la représentation d'un ordre universel qui régit toute chose. Son regard n'est plus attaché aux phénomènes particuliers, mais à la

forme de leur enchaînement nécessaire, qui lie chaque esprit et chaque vivant à la toute puissance du destin 14. Le cours des événements n'est plus désormais soumis à l'arbitraire des appétits subjectifs du magicien, mais chaque être se doit d'obéir à une règle objective, qui régit les dieux et les hommes. Cassirer perçoit là le passage capital à une conscience éthique, qui, dans un premier temps, calque ses actions sur le modèle que lui offre la nature. L'existence d'un ordre

cosmique implique la soumission de l'agir humain (et de son double divin) à des

règles qui assurent cet ordre du monde. Mais si le mythe parvient à se détacher du monde de l'objet qui possède

la pensée magique, il reste prisonnier du rythme particulier qui encercle le vivant. La relation directe que la conscience mythique entretient avec chaque vivant enferme sa représentation temporelle dans la récurrence biologique. Ce cercle mythique sera brisé par les prophètes. L'orientation de la visée temporelle se déplacera, jusqu'à se porter exclusivement vers le futur. La pensée mythique s'attachait aux phénomènes qui se succédaient dans le temps. La religion pro-

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phétique ne valorise plus le temps que dans sa visée eschatologique ; elle ne considère plus son cours que par opposition à un autre ordre, qui n'est plus celui des événements naturels. Le temps n'est plus valorisé que dans sa fin, lorsqu'il basculera dans l'éternité de la réconciliation.

Cassirer, pour sa part, ne propose pas de véritable réconciliation, puisque, comme nous l'avons vu, la conscience humaine est fondamentalement consti- tuée par ses trois dimensions temporelles. Aussi, reprend-il la position des pre- miers philosophes présocratiques, qui soumettent la versatilité du temps à la nécessité intemporelle du Logos. C'est en dépassant la multiplicité des différents moments temporels, en la travaillant de manière interne et immanente, que l'homme pourra en orienter le cours. Le passage de la pensée mythique à la pen- sée philosophique implique une modification radicale de la conscience tempo- relle. L'avènement d'un temps historique suppose avant tout une réorientation de la visée pragmatique. En recueillant les trois dimensions de la conscience tem- porelle, la conscience historique unit à la faculté de contemplation du passé la volonté d'agir sur l'avenir. La technique joue à cet égard un rôle remarquable.

Car si le magicien sautait les différentes étapes qui le séparait de l'assou- vissement de son désir, la pensée technicienne se caractérise par sa capacité à se

projeter dans un monde à venir. Elle est capable de mettre l'objet sur lequel elle

s'applique à une distance qui lui octroie une indépendance qu'elle n'avait pas conquise sur l'objet magique. Comme telle, l'autonomie de l'objet se constitue selon certaines règles indépendantes du simple désir individuel de la conscience

mythique. Dès lors, la multiplicité des manifestations mythologiques se plie et se soumet à une seule norme. L'homme ne s'approprie plus l'objet, mais doit le

conquérir via l'exercice de sa volonté. Or celle-ci n'est rien sans cette faculté de prévision, qui lui permet de se

représenter un être en dehors de sa présence. Dans ce nouveau mode d'appré- hension du monde, Cassirer y voit autant une entreprise de domination que de connaissance. Lorsqu'il renonce peu à peu à la saisie immédiate de l'objet (par le

corps, par exemple), pour le recours à des outils, une distance s'introduit entre l'homme et son but. Il n'en est plus prisonnier, et parvient ainsi à s'en abstraire. La technique est fondamentalement libératrice, dans la mesure où elle modifie les rapports d'immédiateté que l'homme entretient avec son environnement. Elle lui apprend l'abstraction, « et c'est cette abstraction qui devient le moyen et la condition pour atteindre ce but ». Il y a donc une analogie de structure entre l'usage de la technique et le développement du concept.

Il ne fait aucun doute pour Cassirer que l'outil correspond, dans le domai- ne pragmatique, à une des modalités fondamentales de la pensée, qui est la médiateté. Sa forme d'activité passe par la multiplication des intermédiaires. De là, la parenté entre la fonction de l'outil et celle du concept. « L'outil remplit dans la sphère des objets une fonction identique à celle qui se présente ici dans la sphère logique : il est en quelque sorte le terminus medius conçu dans l'intui-

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Le problème de la synthèse temporelle chez E. Cassirer 245

tion des objets et non dans la pensée pure. Il s'intercale entre le premier élan de la volonté et le but, et permet grâce à une telle interposition de les différencier l'un de l'autre et de les placer à la distance requise » 15,

Par là, la conscience gagne une indépendance par rapport à l'objet, qui ne

peut se concevoir qu'après avoir multiplié les intermédiaires, les représentations, qui lui permettent de le circonscrire. La conscience historique se conçoit dès lors comme le libre jeu entre l'activité de contemplation tournée vers le passé, et le vouloir qui produit le mouvement de son propre développement. « Le véri- table temps historique n'est donc jamais un simple temps du devenir; sa conscience spécifique ne rayonne pas moins à partir du foyer du vouloir et de

l'accomplir qu'à partir de la contemplation »16. Ce temps est fondamentalement la dimension qui permet à la temporalité humaine finie de dépasser cette condi- tion de finitude.

Elle se distingue ainsi radicalement de la temporalité heideggerienne tournée vers le futur de l'être-pour-la-mort, dans la mesure où cette dernière s'enferme dans la finitude de la vie individuelle. La troisième synthèse kantien- ne, la synthèse de la recognition dans le concept, est ontologiquement limitée par Heidegger au plan de l'existence du Dasein individuel. Toute dimension de généralité de la synthèse temporelle y est perçue comme chute (Sündenfall) dans le « on » (man). Cassirer distingue la conscience temporelle spécifiquement humaine de celle de l'animal dans la mesure où toute perception, tout sentiment immédiatement perçu, est, dans la conscience orientée, intentionnellement orientée, remis en perspective temporelle. L'homme est le seul être à connaître son caractère mortel. Cette réflexivité modifie la nature du simple fait de la mor- talité. « Dans ce savoir, la simple réalité de la mort est dépassée - le simple fatum devient nécessité - que l'homme connaît et reconnaît. Seul l'homme est capable de cet amor fati, car il est le seul à être pourvu de cette « capacité fon- damentale de la distanciation ». Il « pense la nature et transcende ainsi la mort ». Cet amor fati « est pensé à la manière antique - cela peut paraître très païen - mais telle est la réelle tendance (Stimmung) philosophique, qui accueille la mort même dans le royaume de la nécessité »17.

NOTES

1. Cf. E. Cassirer, Kants Leben und Lehre, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1975, pp. 289-385, et particulièrement p. 327 et svt.

2. « Le sens de l'espace et le temps est simplement d'exprimer les relations à l'inté- rieur des phénomènes, et de les former; de ce fait, ils perdent leur signification, dès lors que le problème se déplace vers un être, qui précède la totalité des phénomènes ».

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E. Cassirer, Leibniz system in seinen wissenschaftichen Grundlagen, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1962, p. 248.

3. E. Cassirer, Substance et fonction, Trad. P. Caussat, Paris, Minuit, 1977, p. 55. 4. La différenciation entre les trois ordres de temporalité (vécue, physico-mathéma-

tique et historique) se trouve développée dans les manuscrits qui contiennent le matériel qu'il avait prévu d'intégrer dans le quatrième tome de la Philosophie des formes symbo- liques. L'exil en empêcha la réalisation. Cf. E. Cassirer Zur Metaphysik der symbolischen Formen, Hamburg, Felix Meiner, 1995, pp. 226-229.

5. Cf. E. Cassirer Philosophie des formes symboliques, la phénoménologie de la connaissance, tome III, Trad. C. Fronty, Paris, Minuit, 1972, p. 195.

6. E. Cassirer Zur Metaphysik der symbolischen Formen, op. cit., p. 228. 7. E. Cassirer Philosophie des formes symboliques, tome III, op. cit., p. 229. 8. « On ne peut jamais penser la pure visibilité en dehors d'une forme déterminée de

« vision » [Sicht] et indépendamment d'elle; en tant que vécu « sensible » il est toujours déjà porteur d'un sens et en quelque sorte au service de celui-ci ». E. Cassirer Philosophie des formes symboliques, tome 111, op. cit., p. 226-7. Cassirer appuie ses analyses phéno- ménologiques à la fois sur la corrélation noético-noématique husserlienne et sur les expé- riences de la Gestaltpsychologie, de son cousin K. Goldstein. Cf. Philosophie des formes symboliques, tome III, op. cit., p. 223-237. Sur les rapports entre la théorie de la forme et la philosophie des formes symboliques, ainsi que le profit qu'y a trouvé Merleau-Ponty, cf. J. M. Krois « Problematik, Eigenart und Aktualitât der Cassirerschen Philosophie der symbolischen Formen » in Über Ernst Cassirers Philosophie der symbolischen Formen, ForM?M » ;/! ForMe/t, hrsg. H.J. Braun, H. Holzhey, E. W. Orth, Suhrkamp, Frankfurt, 1988, pp. 22-26.

9. E. Cassirer Philosophie des formes symboliques, tome III, op. cit., p. 230. On retrouve ici la distinction établie par Kant entre « la forme de l'intuition qui donne sim- plement le divers, et l'intuition formelle qui donne l'unité de la représentation », cette der- nière étant « antérieure à tout concept, bien qu'elle suppose à vrai dire une synthèse ». Kant, Critique de la raison pure, Trad. A. J-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, 1980, III 125 note, Pl. I, p. 873.

10. Op. cit., p. 193. 11. Op. cit., p. 196; traduction modifiée. 12. « La vie, la réalité, l'être, l'existence ne sont rien d'autre que différents termes se

référant à un seul et même fait fondamental. Ces terme ne décrivent pas une chose fixe, rigide, substantielle. Ils doivent être compris comme les noms d'un processus. L'homme est le seul être qui non seulement est engagé dans ce processus mais qui en devient conscient; le mythe, la religion, l'art, la science ne sont rien d'autre que les différentes étapes accomplies par l'homme dans cette prise de conscience, dans cette interprétation réflexive de la vie ». E. Cassirer « Langage et art - Il » in Ecrits sur l'art, trad. C. Berner, F. Capeillères, J. Carro, J. Gaubert, Paris, CERF, 1995, p. 172.

13. « Temps essentiellement éthique : temps du « pur futur »», E. Cassirer Zur Metaphysik der symbolischen Formen, op. cit., p. 228.

14. « Ce n'est qu'à la condition d'être conçu comme destin que le temps mythique peut devenir une puissance véritablement cosmique, un pouvoir qui contraint les démons et les dieux aussi bien que les hommes, parce qu'il rend seul possible, grâce à ses mesures et à ses normes inviolables, la vie et l'activité des hommes et des dieux

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Le problème de la synthèse temporelle chez E. Cassirer 247

mêmes ». E. Cassirer Philosophie des formes symboliques, tome II, Trad. J. Lacoste, Paris, Minuit, 1972, p. 141.

15. E. Cassirer « Forme et technique » in Ecrits sur l'art, op. cit., p. 78-9. 16. E. Cassirer Philosophie des formes symboliques, tome lll, op. cit., p. 207. 17. E. Cassirer Zur Metaphysik der symbolischen Formen, op. cit., p. 222. Il est à

remarquer combien l'analyse que Cassirer consacre au concept d'être-pour-la-mort hei-

deggerien joue de l'opposition entre la philosophie grecque « païenne » et une conception du temps qui privilégie le destin de l'âme individuelle, telle qu'on la retrouve chez Luther et Kierkegaard (notamment lorsque Cassirer thématise la Verfallenheit heideggerienne comme Sündenfall, comme chute - dans le monde inauthentique. Cette chute est mar-

quée, quoi qu'on puisse en dire - Cf. la remarque de E. Martineau à propos de la traduc- tion de Vefallen, dans M. Heidegger, Etre et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 318 - par un caractère inauthentique et aliénant. Cf. Heidegger, Etre et temps, op. cit., § 38, pp. 137-139). On peut retrouver dans le texte du débat de Davos la même

thématique dans l'opposition partageant Cassirer et Heidegger, autour de la possibilité pour un individu fini d'être en possession de vérités universelles (cf. E. Cassirer - M.

Heidegger, Débat sur le kantisme, trad. P. Aubenque, J. - M. Fataud, P Quillet, Paris, Beauschene, 1972, p. 32). L'enjeu de ce débat sera, pour Cassirer, de donner à un être vivant marqué par la finitude de sa condition, la possibilité d'accès au royaume de l'uni- versalité. Cependant, Cassirer ne limite plus ce dernier au seul domaine du concept, mais

l'élargit aux autres modalités de formation spirituelle. Tout autant que la science, l'art per- met à l'homme de « surmonter » (aujheben) sa condition finie. Mais c'est également parce que l'homme est fini qu'il est capable des formes que prend la réflexion sur sa

propre condition. Il serait par ailleurs intéressant de déterminer les rapports que la cri-

tique que Cassirer adresse à une certaine tradition métaphysico-théologique, entretient avec la théorie cohénienne de la religion, notamment relativement aux profondes ana-

lyses que Cohen a consacrées à la religion juive.

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Conscience et intentionnalité L'instant de la décision

Daniel Giovannangeli (Liège)

Dans ses Carnets de la drôle de guerre, le 18 janvier 1940, Sartre jette les

linéaments d'une pensée de la temporalité. La nécessité s'en impose désor- mais à lui : c'est que, jusque-là, il s'était enfermé dans une philosophie de l'ins- tant : « J'ai, remarque-t-il, une espèce de vergogne à aborder l'examen de la tem-

poralité. Le temps m'a toujours paru un casse-tête philosophique et j'ai fait sans y prendre garde une philosophie de l'instant (ce que Koyré me reprocha un soir de juin 1939) faute de comprendre la durée De cette philosophie de l'instant, sans doute Sartre a-t-il lui-même dévoilé la source cartésienne. Le commentaire qu'en 1946 il a donné de la liberté selon Descartes, soustrait celle-ci à la durée pour la resserrer dans ce qu'il appelle « l'éternité de l'instant »2. Cette interpré- tation situe Sartre dans une lignée qui mène, entre autres, de Jean Wahl à Jacques Derrida. Ce dernier pose d'ailleurs en exergue de l'étude qu'il consacre à l'examen des Méditations par Michel Foucault, le mot de Kierkegaard, qu'il devait plus tard réactiver dans Donner le temps3.

Ainsi les Carnets de la drôle de guerre inaugurent-ils une réflexion que L'Etre et le néant allait, en 1943, prolonger et développer : l'analyse de la tem- poralité y figure dans la partie centrée sur l'être-pour-soi. C'est nettement que s'y confirme le rejet de l'instantanéisme. Cependant, ce rejet, souligné et sans équi- voque, semble s'accompagner d'une manière de repentir : L'Etre et le néant réserve à l'instant un rôle crucial. C'est ce repentir que je me propose de com- mencer à interroger.

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250 Daniel Giovannangeli

Quand Sartre cherche à cerner ce qu'il désigne comme la conversion, c'est-à-dire cette décision par laquelle je modifie, en le renvoyant au passé, mon projet originel, Sartre décrit la rupture qui s'y accomplit en un instant. Cette décision inattendue, radicale, met exemplairement en jeu la liberté, quoique celle-ci, Sartre le précise, ne s'y ramène pas sans reste. A cette radicalité, le simple choix volontaire n'oserait prétendre. La liberté sartrienne est spontanéité, elle précède le partage de la volonté et des passions qu'elle traverse également. La puissance de la volonté reste elle-même dérivée du projet originel. C'est dire que sa dépendance à l'égard de celui-ci lui interdit de l'atteindre et de le corriger : « Comme, en effet, le surgissement d'une décision volontaire trouve son mobile dans le libre choix fondamental de mes fins, elle ne peut s'attaquer à ces fins mêmes sinon en apparence ; c'est donc seulement dans le cadre de mon projet fondamental que la volonté peut avoir de l'efficace ; et je ne puis me « délivrer » de mon « complexe d'infériorité » que par une modification radicale de mon projet qui ne saurait aucunement trouver ses motifs et ses mobiles dans le projet antérieur, même pas dans les souffrances et les hontes que j'éprouve, car celles-ci ont pour destination expresse de réaliser mon projet d'infériorité »4.

L'instant prend ici sa signification par son rapport au passé qu'il achève et par son rapport au futur qu'il commence. C'est donc qu'il n'est pas conçu dans l'in- différence à la durée. Mais il est vrai aussi que ce qui fait son instantanéité l'ex- cepte de cette durée qu'il déchire en la suspendant : « Ces instants extraordi- naires et merveilleux, où le projet antérieur s'effondre dans le passé à la lumière d'un projet nouveau qui surgit sur ses ruines et qui ne fait encore que s'esquisser, où l'humiliation, l'angoisse, la joie, l'espoir se marient étroitement, où nous lâchons pour saisir et où nous saisissons pour lâcher, ont souvent paru fournir l'image la plus claire et la plus émouvante de notre liberté. Mais ils n'en sont qu'une manifestation parmi d'autres »5.

Ces lignes - où se dessine le qui perd gagne dont l'oeuvre sartrienne sol- licitera à différents niveaux les potentialités -, Francis Jeanson avait, très tôt, en 1947, su en dégager la portée : il avait indiqué, d'abord, que « nous ne deve- nons pas libres dans ces moments de conversion, puisque notre choix antérieur était lui-même un choix libre » ; ensuite, que ces conversions restent insuffi- santes au regard de la conversion radicale que L'Etre et le néant évoque, dans une note de la page 4846, pour la renvoyer à plus tard. Il importe surtout ici de marquer l'inscription de l'instant de la conversion dans la durée. C'est en tant qu'il engage un avenir dépris du passé, ou moins inexactement, délesté du projet passé auquel il substitue un projet nouveau, qu'il donne à voir l'image de la liberté. A l'opposé, l'instant coupé de l'avenir, l'instant sans lendemain entraîne l'arrêt de tout projet. Sartre souligne que l'instant de la mort fige une vie dans le passé : « A la limite, à l'instant infinitésimal de ma mort, je ne serai plus que mon passé »7. C'est que la mort me frappe du dehors et qu'elle me livre tout entier à autrui. L'homme mort est son passé. Mais il l'est sans pouvoir le modi-

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Conscience et intentionnalité. L'instant de la décision 251 1

fier, et il cesse dès lors d'en être responsable. Si la rancune s'éteint à l'égard de celui qui est mort, c'est dans la mesure où « elle s'adresse au vivant qui est libre- ment dans son être ce qu'il était »8.

L'instantanéisme, L Etre et le néant le condamne sans réserves. Concevoir le temps comme un émiettement d'instants, c'est s'interdire de com- prendre la durée. Comment faire surgir la durée une fois qu'on a commencé par juxtaposer des instants séparés ? Dans cette perspective, l'instant est intemporel et le monde de Descartes, par exemple, s'effondre en une poussière infinie d'instants9. Sans mener aux extrémités de l'empirisme, La Recherche du temps perdu soulève une énigme fabriquée de toutes pièces, quand Proust se demande « comment son Moi peut passer d'un instant à l'autre, comment par exemple il retrouve, après une nuit de sommeil, précisément son Moi de la veille plutôt que n'importe quel autre »1°. La description phénoménologique chargée, avant toute analyse ontologique, de fixer le sens des trois dimensions du temps, du même geste qui repousse la détermination éléatique du temps comme « succession d'immobilités »11, figure l'instantanéisme par l'illusion de la lanterne magique. La comparaison reviendra dans l'entretien de 1966, où sera dénoncée la démarche qui préside au livre de Michel Foucault, Les Mots et les choses : « Certes, sa perspective reste historique. Il distingue des époques, un avant et un après. Mais il remplace le cinéma par la anterne magique, le mouvement par une succession d'immobilités »12. Sur ces fondations phénoménologiques, l'ontolo- gie peut alors refuser l'abstraction qui ignore l'essence de la succession comme liaison interne de l'avant avec l'après et suspend l'instant dans « une-sorte-de- néant-intemporel » 13. Lorsqu'il lui faudra à son tour en saisir la spécificité, Sartre cernera l'instant -, précisera-t-il en passant, mais cette nécessité fait peut-être tout le problème - non comme un néant, mais à partir d'un double néant, et plus exactement, comme « borné-par-un-double-néant ». L'instant ne précède pas la temporalisation. La durée est originaire et ne résulte pas d'une suite d'instants eux-mêmes intemporels : « dans le développement même de notre temporalisation, nous pouvons produire des instants si certains processus surgissent sur l'effondrement des processus antérieurs. L'instant sera alors un commencement et une fin. En un mot, si la fin d'un projet coïncide avec le com- mencement d'un autre projet, une réalité temporelle ambiguë surgira qui sera limitée par un néant antérieur en ce qu'elle est commencement et par un néant postérieur en ce qu'elle est fin »14. L'exemple est de Sartre : un athée converti n'est pas un simple croyant ; il est un croyant qui a renoncé, en le renvoyant au passé, en le dépassant, à son « projet d'être athée ». Ainsi son nouveau choix apparaît-il inséparablement comme un commencement et comme une fin, il est, écrit Sartre « borné par un double néant et comme tel, il réalise une cassure dans l'unité ek-statique de non être »15.

Dire que le temps est essentiellement succession, c'est considérer qu'il est aussi séparation de l'avant et de l'après. L'ontologie sartrienne se détourne de la

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252 Daniel Giovannangeli

pure continuité de la durée bergsonienne ou leibniziennel6 autant que de la dis- continuité de l'instantanéisme. L'hésitation quant à l'instant et à sa réalité éclate ici. D'un côté, Sartre donne raison à Bergson « lorsqu'il supprime l'instant »17. Mais il s'oppose, d'un autre côté, à la solution du continuisme qui revient à esca- moter l'instant en ignorant la séparation : « En affirmant la continuité du temps, nous nous interdisons de concevoir celui-ci comme formé d'instants et, s'il n'y a

plus d'instant, il n'y a plus de rapport avant-après entre les instants [...]. C'est oublier que l'avant-après est aussi une forme qui sépare »18. C'est au temps que s'applique le plus justement le concept d'« une-unité-qui-se-multiplie » 19. Une telle relation d'intériorité est exclusive de l'inertie qui caractérise l'être-en-soi ; elle commande de rapprocher à l'extrême le processus de la temporalisation de la spontanéité du pour-soi. Aussi L'Etre et le néant voit-il la temporalité comme « l'être du pour-soi »2°. Comprenons que le temps est l'être du pour-soi -

lequel n'est, à proprement parler, rien - parce que le pour-soi, sans se confondre lui-même avec le temps, « se-temporalise-en-existant » 21. La formu- le demanderait à être explicitée. A la lettre, en tout cas, elle semble introduire une divergence vis-à-vis des Carnets. En 1940, Sartre identifiait déjà le temps à l'être du pour-soi, puisqu'il notait de la temporalité qu'elle n'est « ni en-soi ni

pour-soi, elle est la manière dont l'en-soi se ressaisit du pour-soi ou, si l'on pré- fère, l'existence en soi du pour-soi »22. La coïncidence semble complète et la

spécificité de la temporalité, sa facticité irréductible sont d'ores et déjà aperçues, que L'Etre et le néant n'aura qu'à déplier. Mais il n'est peut-être pas tout à fait

insignifiant que, dans les Carnets, Sartre dégage plus fortement qu'il ne le fera ensuite ce qui sépare le pour-soi de la temporalité. Il est clair que nous ne sommes pas dans le temps; mais cela ne revient pas à constater que nous sommes notre propre temps. En s'opposant expressément à Heidegger, Sartre en

appelle à la juridiction du cogito. Le plaisir - il le répétera dans l'Introduction de L'Etre et le néant23 - est conscience de soi, conscience de plaisir. Il n'en va

pas de même de la temporalité. La conscience est temporelle. Mais elle n'est pas temporelle en tant qu'elle serait conscience de temps : « Je n'ai pas besoin de me faire temps pour être temporel. Le temps est la limite opaque de la conscience. C'est d'ailleurs une opacité insaisissable dans une translucidité totale »24. Le

pour-soi est temporel et c'est pourquoi son néant se distingue de la temporalité qu'il est : « nous sommes temps, mais nous ne nous temporalisons pas »25. Non

que le temps ne nous soit donné : Sartre ne rompt pas là-dessus avec Husserl. Mais la donation en personne du temps ne peut s'opérer dans le présent de la

présence à soi. Il n'est en somme d'intuition du temps que passé et futur. Le

pour-soi n'est pas ce qu'il est ; il se néantise et n'est donc pas le temps qu'il est : « dans la mesure où nous sommes temps, nous sommes quelque chose sur un mode autre que celui du pour-soi » 26.

Pourtant, si le temps ne se manifeste en tant que tel que grâce au passé et

grâce à l'avenir, il n'en résulte pas un évanouissement pur et simple du présent

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Conscience et intentionnalité. L'instant de la décision 253

lui-même. C'est au contraire le présent qui constitue le point de vue à partir duquel le passé et le futur se phénoménalisent. De là que le présent, dans sa relation d'intériorité avec le passé et avec le futur, n'est pas l'instant insécable. Sur cette confusion, L'Etre et le néant reste intraitable : « Ce qu'on nomme faus- sement le présent, c'est l'être à quoi le présent est présence. Il est impossible de saisir le présent sous forme d'instant car l'instant serait le moment où le présent est. Or le présent n'est pas, il se présentifie sous forme de fuite La confusion entre le présent et l'être instantané résulte du caractère intentionnel de la conscience, puisque le présent ne saurait être en réalité « que présence du pour- soi à l'être-en-soi »28. Michel Henry a mis en cause l'excès de la dette que fait

peser le modèle de la conscience intentionnelle sur la temporalité des Leçons husserliennes de 190529. C'est quant à lui l'insuffisance ontologique de la conscience intentionnelle que déplore Sartre : « Husserl a été, tout au long de sa carrière philosophique, hanté par l'idée de la transcendance et du dépassement. Mais les instruments philosophiques dont il disposait, en particulier sa concep- tion idéaliste de l'existence, lui ôtaient les moyens de rendre compte de cette transcendance : son intentionnalité n'en est que la caricature. La conscience hus- serlienne ne peut en réalité se transcender ni vers le monde, ni vers l'avenir, ni vers le passé » 3°. L'article de 1936 sur La transcendance de l'ego accentuait, contre Husserl lui-même, l'intentionnalité transversale des Leçons sur le temps. La définition husserlienne de la conscience intentionnelle lui paraissait à

l'époque autoriser l'abandon du Je transcendantal : « En effet, la conscience se définit par l'intentionnalité. Par l'intentionnalité elle se transcende elle-même, elle s'unifie en s'échappant. L'unité des mille consciences actives par lesquelles j'ai ajouté, j'ajoute et j'ajouterai deux à deux pour faire quatre, c'est l'objet trans- cendant « deux et deux font quatre » [...] L'objet est transcendant aux consciences qui le saisissent et c'est en lui que se trouve leur unité. On dira que pourtant il faut un principe d'unité dans la durée pour que le flux continuel des consciences soit susceptible de poser des objets transcendants hors de lui. Il faut

que les consciences soient des synthèses perpétuelles des consciences passées et de la conscience présente. C'est exact. Mais il est typique que Husserl, qui a étu- dié dans La Conscience interne du temps cette unification subjective des consciences, n'ait jamais eu recours à un pouvoir synthétique du Je. C'est la conscience qui s'unifie elle-même et concrètement par un jeu d'intentionnalités « transversales » qui sont des rétentions concrètes et réelles des consciences pas- sées. Ainsi la conscience renvoie perpétuellement à elle-même, qui dit « une conscience » dit toute la conscience et cette propriété singulière appartient à la conscience elle-même, quels que soient par ailleurs ses rapports avec le Je 31. Au moment de L'Etre et le néant, l'éloignement vis-à-vis de Husserl s'est accru, et les ressources de la temporalité interne paraissent à Sartre compromises par l'idéalisme. Husserl est désormais abandonné à l'instantanéisme qui grève sa

conception du temps : « si le cogito est donné d'abord comme instantané, il n'est

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254 Daniel Giovannangeli

aucun moyen d'en sortir ». Il en va des rétentions comme des protentions : elles viennent « se cogner en vain aux vitres du présent sans pouvoir les briser »32. Le

diagnostic est probablement outrré. Mais il est vrai que la conception husserlien- ne du temps est traversée par une tension entre l'instantanéité originaire de l'im-

pression et la nécessité d'une dimension originairement synthétique de la conscience temporelle. Dans son mémoire de 1953-1954, Le Problème de la

genèse dans la philosophie de Husserl, Jacques Derrida avait opposé à l'origina- rité de l'impression originaire, que le § 31 désigne comme « le non-modifié absolu » 33, l'impossibilité phénoménologique, affirmée au § 32, d'« maintenant

que rien n'aurait précédé »34. Comment, interrogeait Derrida, les modifications rétentionnelles et protentionnelles sont-elles possibles à partir d'une originarité non modifiée ? L'enseignement qu'il en tirait apparaît désormais comme l'amor- ce de sa réflexion à venir, puisqu'il concluait déjà qu'« en contradiction avec l'idée d'une impression originaire non modifiée, le présent phénoménologique n'est pur et ne s'apparaît comme tel qu'en tant que génétiquement composé »35.

L'ontologie phénoménologique corrige l'intentionnalité husserlienne en

soulignant que la transcendance est constitutive de la conscience en son être, autrement dit en définissant l'immanence par la saisie d'une transcendance : « la conscience implique dans son être un être non conscient et transphénoménal » 36. La phénoménologie sartrienne décrit le présent en ce qu'« il n'est pas ce qu'il est (passé) et [...] est ce qu'il n'est pas (futur) Reconsidérée au niveau onto-

logique, cette description phénoménologique de la temporalité conduit à déter- miner le pour-soi comme ce qui doit « 1) ne pas être ce qu'il est ; 2) être ce qu'il n'est pas ; 3) dans l'unité d'un perpétuel renvoi, être ce qu'il n'est pas et ne pas être ce qu'il est. Il s'agit bien de trois dimensions ek-statiques, le sens de l'ek- stase étant la distance à soi »38. Comment, dès lors, sans le chosifier, isoler l'ins- tant présent si le présent coïncide au plus près avec le non-être de la conscience ? Puisque toute conscience est conscience de quelque chose d'autre, tout l'être du présent est donc hors de lui. C'est-à-dire, aussi bien, derrière et devant lui. Derrière : il était son passé ; devant : il sera son futur. C'est, d'un côté, « par le pour-soi que le passé arrive dans le monde »39 ; c'est, de l'autre, « par la réalité humaine que le futur arrive dans le monde »4°. Les structures du futur sont, dit Sartre, « analogues » 41 aux structures du passé. L'accent mis par L'Etre et le néant sur le présent de la présence à l'en-soi qu'il n'est pas, entraîne la restriction au seul passé de ce que les Carnets, surtout soucieux de séparer de la conscience son être temporel, étendaient, semble-t-il, à la temporalité elle- même. Quand les Carnets considéraient que « le temps est la facticité de la tem-

poralisation » et avançaient que « notre temporalité et notre facticité sont une seule et même chose »4z, L'Etre et le néant déclare que « facticité et passé sont deux mots pour désigner une seule et même chose »43. C'est en effet à l'être-en- soi que l'ontologie phénoménologique identifie la facticité, en coupant par là le

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Conscience et intentionnalité. L'instant de la décision 255

contingent du possible : l'être-en-soi est, tout simplement, ce qui signifie qu'il n'est « jamais ni possible ni impossible 44.

On comprend pourquoi, en l'articulant au passé qu'il nie exactement comme le pour-soi nie l'en-soi, Sartre peut conserver l'instant et contester qu'il soit en fin de compte « une vaine invention des philosophes » 45. Bien reconsi- déré, l'instant, « s'il doit pouvoir exister [...] sera alors un commencement et une fin »46. En écho, Merleau-Ponty le redira à son tour : « Il est vrai que l'ins- tant n'est pas une finction des philosophes. C'est le point où un projet s'achève et où un autre commence »47. Comme Kant le faisait dans la Critique de la rai- son pure (A 533 ; B 561), Merleau-Ponty assimile la liberté à un « pouvoir de commencer » qui ne se distingue pas réellement de son « pouvoir d'interrompre »48. Cependant, cet accord initial n'est que provisoire : Merleau-Ponty marque ses distances lorsque Sartre refuse de concevoir la liberté comme la persévéran- ce à l'être d'une spontanéité qui « deviendrait de l'acquis »49. Il va même jusqu'à prendre à son compte la position récusée par Sartre et acquiesce à l'idée d'un « acquis-préalable »50 que la conversion ontologique s'emploie à modifier. La liberté ne détruit pas instantanément notre situation et il est « peu probable », écrit Merleau-Ponty, que ces complexes dont parlait Sartre, « le geste de la liberté » puisse, d'un coup et une fois pour toutes, « les faire voler en éclats à l'instant»51. Non qu'ils pèsent sur moi à la façon d'une fatalité. Mais il n'est pas vrai non plus que ce passé dans lequel « j'ai élu domicile », cette infériorité reste loin de moi et extérieure à moi : elle reste mienne et constitue « l'atmo-

sphère »52 de mon présent. Il n'est pas question de refuser l'existence à l'instant. La conversion trou-

ve probablement sa condition de possibilité dans la réalité de l'instant critique. Parce qu'elle est ce complexe de liaison et de séparation dégagé par Sartre, la durée autorise en droit, sinon la déliaison, du moins la séparation de l'instant. Mais si la durée est elle-même originairement supportée par l'unité intrinsèque et l'identité souterraine d'un même projet individuel, comment fonder en raison la surprise de la conversion ? A quelle source s'alimente l'acte libre qui brise

l'homogénéité d'un projet pour en instaurer un nouveau qui modifie en un ins- tant, de fond en comble, mon mode d'être au monde ? Si la conversion échappe elle-même en quelque mesure au projet qu'elle suspend, sa négativité est-elle en son principe tout autre chose qu'une décision passive ou un abandon actif ? Et ne fait-elle pas signe vers cette spontanéité impersonnelle à laquelle La Transcendance de l'ego subordonnait la liberté elle-même ?

C'est légitimement que Francis Jeanson avait relevé le passage de L'Etre et le néant qui reconduit la radicalité ultime de la conversion à l'examen de la réflexion purifiante : « Ce type particulier de projet qui a la liberté pour fonde- ment et pour but mériterait une étude spéciale [...] Mais cette étude ne peut être faite ici : elle ressort en effet à une Ethique et elle suppose qu'on ait préalable- ment défini la nature et le rôle de la réflexion purifiante (nos descriptions n'ont

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256 Daniel Giovannangeli

visé jusqu'ici que la réflexion « complice ») ; elle suppose en outre une prise de

position qui ne peut être que morale en face des valeurs qui hantent le pour- soi »53. C'est dire que l'examen des Cahiers pour une morale demanderait à être

entrepris dans la perspective ouverte par le grand livre de 1943. Je ne l'entame- rai qu'à peine, pour en détacher ces pages où Sartre décrit la rencontre inatten- due de deux libertés. De la plate-forme de l'autobus en marche où je me trouve,

je tends la main à cet homme qui cherche à s'y hisser. Il est remarquable que Sartre voie dans ce geste « un commencement premier » qui établit « un nou- veau choix »54. La description sartrienne marque à l'extrême la soudaineté de cette modification : « A court vers l'autobus, B, sur la plate-forme, tend la main. A voit surgir par miracle, dans la totale gratuité d'une liberté, un instrument entre lui-même et sa fin. En le saisissant comme instrument, il contribue à réali- ser son propre projet, donc à imprimer sa liberté dans le monde; mais ce faisant il réalise une fin proposée par l'autre [...] Tout se passe comme si une seule liberté [...] glissait d'un large mouvement temporalisateur enveloppant le temps existé de la subjectivité et le temps objectif de l'autre, vers une fin qu'elle se donne et s'aliène à la fois »55. L'ontologie sartrienne s'arrêtait à juste titre au seuil de l'éthique qu'elle appelait comme son complément - peut-être comme son fondement. En suggérant ensuite de rapporter l'instant de la conversion à la rencontre de deux libertés comme au choc de deux temporalités, les Cahiers

pour une morale rejoignaient, fugitivement, le point de vue de Levinas : en

1946-1947, Le Temps et l'autre jugeait - précisément contre Sartre56 - que l'accomplissement du temps passe par la relation avec autrui.

NOTES

1. J.P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 2e éd., 1995, p. 436. 2. J. Sartre, Situations l, Paris, Gallimard, 1947, p. 327. L'Etre et le néant, Paris,

Gallimard, 1943, s'efforcera précisément, on le redira, de montrer que « la conquête réflexive de Descartes, le cogito, ne doit pas être limitée à l'instant infinitésimal »(p. 202).

3. Cf. J. Derrida, L'Ecriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 51 ; Donner le

temps, Paris, Galilée, 1991, p. 21. 4. J.P. Sartre, L'Etre et le néant, op. cit., p. 554. 5. Ibid., p. 555. 6. F. Jeanson, Le Problème moral et la pensée de Sartre, Paris, Le Seuil, 1965,

p. 239-240. 7. L'Etre et le néant, op. cit., p. 158. 8. Ibid., p. 159. 9. Ibid., p. 176. 10. Ibid., p. 176.

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Conscience et intentionnalité. L'instant de la décision 257

11. Ibid., p. 160. 12. L'Arc, (30) 1966, p. 87. 13. L'Etre et le néant, op. cit., p. 178. 14. Ibid., p. 544. 15. Ibid., p. 545. 16. Ibid., p. 179 et sv. 17. Ibid., p. 181. 18. Ibid., p. 180. 19. Ibid., p. 181. 20. Ibid., p. 182. 21. Ibid., p. 182. 22. Carnets, op. cit., p. 444. 23. L'Etre et le néant, op. cit., p. 21 : « Le plaisir ne peut se distinguer- même logi-

quement - de la conscience de plaisir ». 24. Carnets, op. cit., p. 437. 25. Ibid., p. 437. 26. Ibid., p. 438. 27. L'Etre et le néant, op. cit., p. 168. 28. Ibid., p. 165. 29. Cf. M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F., 1990. Par exemple,

p. 43 : « La phénoménologie du temps est une phénoménologie de l'impression qui démet celle-ci de son pouvoir propre pour le confier, de façon exclusive, à la donation extatique ».

30. L'Etre et le néant, op. cit., p. 152-153. Husserl, ajoute plus loin Sartre, a, comme Descartes, privilégié la réflexion « parce qu'elle saisit la conscience dans un acte d'im- manence présente et instantanée »(p. 197). Il faut notamment lui répondre que « le réflexif n'est pas saisie d'un réfléchi instantané, mais il n'est pas lui-même instantanéité »(p. 203).

31. J.P. Sartre, La Transcendance de l'ego, Paris, Vrin, 1978, p. 21-22. 32. L'Etre et le néant, op. cit., p. 152. 33. E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps,

tr. H. Dussort, Paris, P.U.F., 1964, p. 88. 34. Ibid., p. 91. 35. J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris,

P.U.F., 1990, p. 128. 36. L'Etre et le néant, op. cit., p. 29. 37. Ibid., p. 168. 38. Ibid., p. 183. Pour sa part, Sartre estime qu' « il convient malgré tout de mettre

l'accent sur l'ek-stase présente - et non comme Heidegger sur l'ek-stase future [...] ,>(p. 188).

39. Ibid., p. 157. 40. Ibid., p. 168. La Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 246,

alourdira de pratico-inertie la temporalité : « l'avenir vient à l'homme par les choses dans la mesure où il est venu aux choses par l'homme ».

41. Ibid., p. 168. Pour résumer lapidairement la phénoménologie des trois dimensions du temps : « A la différence du passé qui est en-soi, le présent est pour-soi »(p. 164) ; « le

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futur[...] n'est pas en soi et il n'est pas non plus sur le mode d'être du pour-soi puisqu'il il est le sens d'être du pour-soi. Le futur n'est pas, il se possibilise »(p. 174).

42. Carnets, op. cit., p. 438. Sartre, il est vrai, nuance quand il note déjà (p. 441) que la facticité n'est donnée au pour-soi que parce qu'il la nie comme « ce qu'il n'est plus ».

43. L'Etre et le néant, op. cit., p. 162. 44. Ibid., p. 34. 45. Ibid., p. 544. 46. Ibid., p. 544. 47. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945,

p. 500. 48. Ibid., p. 500; Merleau-Ponty refuse cependant - je le remarque simplement

mais la divergence avec Sartre est ici poussée à son extrémité - l'idée, qu'il juge contra-

dictoire, d'un choix premier. Pour sa part, Sartre distingue du choix kantien le choix fon- damental qui, s'il n'est pas instantané, puisqu'il échappe au temps, reste cependant phéno- ménal de part en part (cf. L'Etre et le néant, p. 559).

49. L'Etre et le néant, op. cit., p. 194. 50. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 501 ; le texte de Sartre est cité

p. 488-489. 51. Ibid., p. 504. 52. Ibid., p. 505. 53. L'Etre et le néant, op. cit., p. 670 ; cf. F. Jeanson, Le Problème moral et la pensée

de Sartre, op. cit., p. 240. 54. J.P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, 1983, p. 298. 55. Ibid., p. 299-300. 56. Cf. E. Levinas, Le Temps et l'autre, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1989, p. 64

et 68.

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Synthèse temporelle et forme rythmique

Jean-Jacques Wunenburger (Dijon)

. Bergson, soucieux de dépasser en philosophie les catégories binaires, Hparce que sources d'antinomies, n'est pourtant pas parvenu à les dépasser toutes. Son analyse de la temporalité n'a pas peu contribué, en effet, à opposer, de manière dualiste, une représentation abstraite du temps, issue d'une construc- tion de l'intelligence, jugée inadéquate du fait de sa spatialisation, et l'intuition d'une durée, constitutive de l'être même de la conscience-vie, qui exclut toute détermination spatiale. G. Bachelard a tenté d'une certaine manière de défaire cette dualité en cherchant dans la notion de rythme une structuration discontinue de la durée lui permettant d'échapper à une continuité bergsonienne jugée trop intimiste et euphorisante. Même si Bachelard lui-même n'a sans doute pas conduit à terme cette critique, ne pourrait-on, pas, à tout le moins, réinterroger, à sa suite, la notion de rythme et se demander si elle ne serait pas porteuse d'une intelligibilité prometteuse pour approcher de la nature profonde de la temporali- té .1 Le phénomène rythmique ne permettrait-il pas, en particulier, de mieux comprendre pourquoi le temps, appréhendé dans la vie active, semble nouer ensemble ces déterminations apparemment contradictoires, que sont la continui- té et la discontinuité, la structure stable et l'événement imprévisible, une syn- thèse active et une donation passive ? Un tel déplacement vers la constitution originaire et complexe du temps conduirait dès lors à ne plus isoler radicalement la temporalité d'une certaine spatialité, même entraînée dans une mobilité pério- dique. Et s'il était avéré que le temps se développe bien autour d'une figure mixte, ne faut-il pas la rattacher à la révélation d'une essence, ou, à l'inverse, à une simple construction représentative et subjective ? Bien plus, si l'on veut, à nouveau, sortir de ce dilemme, ne faut-il pas poser comme condition d'intelligi-

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260 Jean-Jacques Wunenburger

bilité du phénomène un mode de présentification de l'être, pour la conscience

incarnée, qui échapperait à la disjonction de l'objectif et du subjectif? La mani- festation originaire du temps ne conduirait-elle pas alors vers une catégorie en « méta » ou en « proto », que le concept aurait cependant le plus grand mal à

transposer dans les cadres de sa discursivité ? Il s'agit donc de se demander en

quoi la rythmicité du temps nous incite, voire nous oblige, à remettre en ques- tion une certaine philosophie intimiste, substantialiste et romantique du temps- durée, sans pour autant nous faire revenir aux déterminations trop conceptuelles léguées par une science du temps, inaugurée par Aristote.

*

G. Bachelard, à qui l'on doit aussi une approche inédite de la poétique de

l'espace, a fortement contribué à renouveler la compréhension du temps, en l'as- sociant à une structure dialectique, subsumée sous le terme de rythme. Dans L'intuition de l'instant (1932), et surtout dans La Dialectique de la durée (1936), G. Bachelard, à grand renfort d'arguments tirés de la science quantique et de la théorie de la causalité2, s'est démarqué fermement de l'analyse bergsonienne, qui malgré ses immenses mérites, à ses yeux, aurait survalorisé indûment la conti-

nuité, en fondant le temps dans le magma fluide de la durée (De Bergson, il

accepte « presque tout, sauf la continuité » p. 7). Pour G. Bachelard, au contrai-

re, le temps vécu comme le temps abstrait témoignent d'une discontinuité primi- tive, où l'instant prend le dessus sur la durée, où la plénitude substantielle laisse

place à des vides, à des lacunes qui constituent des intervalles. « La phénoméno- logie comporte toujours une dualité des événements et des intervalles », « une durée précise et concrète fourmille de lacunes » 3. De ce point de vue, G. Bachelard a cherché à penser la discontinuité temporelle en la rattachant à une

conception mathématique de l'espace, fait de points à l'infini, de sorte qu'elle se ramène à une « arithmétisation numérique » d'instants.

Le rythme devient dès lors la notion-clé qui permet d'inscrire la structure

instantanéiste, trouée et hachée, du temps, dans une nouvelle forme de répéti- tion, dans une continuité qui n'est plus substantielle, mais plutôt formiste. Car c'est bien par une vibration, qui parcourt les instants, que le temps « lacuneux » se mue en une synthèse dynamique, que G. Bachelard rattache, comme souvent, au terme plurivoque de « dialectique »4. Bref la continuité résulte d'une saisie constructiviste de dialectisation « du son et du silence » (pour la musique, p. 122), par des « systèmes d'instant » (IX) et par une superposition de rythmes pluriels (VIII). La dialectique de la durée, après avoir mis en place l'argumen- taire critique contre une sorte d'héraclitéisme subjectif bergsonien, opère d'ailleurs par la suite des développements plus marqués par l'éthique, l'esthé-

tique et la métaphysique, d'où émergent, entre autres, les thèmes d'une hiérar-

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Synthèse temporelle et forme rythmique 261 1

chie des instants, qui crée les conditions d'une créativité poétique, et celui d'une solitude tragique, thèmes qui conduisent à un certain affaiblissement de la thèse initiale.

Ne pourrait-on pas cependant accorder davantage encore au rythme que ne le fait G. Bachelard? Ne laisse-t-il pas en friche, comme souvent, une intui- tion vigoureuse et ne cède-t-il pas, comme le suggère M. Richir, à une rationali- sation plus cartésienne que phénoménologique5 ? En effet, pour G. Bachelard, le temps présente au fond de lui-même une organisation lacunaire, où les inter- valles l'emportent sur la durée, le rendant ainsi comparable à un archipel de points épars entouré par une mer lisse. Ce point accordé, il reste à saisir la rela- tion et surtout la représentation -même pré-conceptuelle ou intuitive- de la rela- tion qui permet de composer ensemble ces instants qui se présentent comme des syncopes discontinues, condition pour qu'émerge vraiment une conscience uni- taire des instants pluriels. Comment apparaît donc à la conscience cette onde vibratoire qui parcourt les pics successifs des instants saillants, pour les orienter et les dynamiser à l'intérieur d'une totalité subjective, qui devienne vraiment

temporalité pour une conscience de soi ? Ne pourrait-on pas voir dans cette « forme » moins une construction intellective, une synthèse de l'entendement, comme le voulait Kant, qu'une figure spatialisée, qui soude à travers le change- ment les différences, qui fait se cheviller dans la succession le même et l'autre, qui permet de jeter des ponts entre les instants comme un filet maintient des entités séparées et libres ? Du point de vue subjectif, si le temps est bien un dif- férentiel, fait de pauses et d'accentuations, de temps faibles et de temps forts, on ne peut se l'approprier comme un temps, comme mon temps, que si l'on dispose d'une forme de liaison et d'intégration qui, d'un côté prend appui sur les conte- nus de conscience passés et de l'autre anticipe des contenus de conscience à venir. La synthèse des instants donnés ne relèverait ainsi ni d'une aperception spontanée sous forme de durée spontanément intégrative ni d'un jugement intel- lectuel, mais d'une structure originaire du sujet incarné, capable de configurer du plein et du vide, de la répétition et du changement.

En effet, les philosophies de la durée ont tendance à valoriser la continui- té fluidifiante qui lisse les passages du présent au passé et du présent à l'avenir. Les philosophies de l'instant accordent au contraire la primauté à un événement actuel, le présent, qui par sa présence même forme une unité, qu'on appellera instant. Mais comment faire pour que l'instant en lui-même intemporel, devien- ne temps, que l'instant répété ne se ramène pas à une juxtaposition d'atomes de temps qui ne forment toujours pas de temps différencié pour la conscience ? Husserl, en partant d'une impression originaire, l'élargit en temporalité par une synthèse qui permet d'internaliser dans la conscience le présent, le passé et l'ave- nir, par le moyen de rétentions et protensions6. Mais cette synthèse n'est-elle pas, en un certain sens, encore inerte, statique et aussi muette sur elle-même? ? Ne pourrait-on donc pas formuler l'hypothèse que cette synthèse relève plutôt

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262 Jean-Jacques Wunenburger

d'un processus rythmique, qui seul permettrait de faire que les instants soient à la fois liés (durée) et séparés (sinon on aurait une sorte d'immobilisation catato- nique), et de rendre compte aussi bien de la conservation, de la répétition que de la différenciation, de la nouveauté et de la singularité du contenu temporel ?

*

Dans cette perspective, il faut donc présupposer que le rythme constitue le soubassement premier du temps, qui lui confère à la fois une différenciation

spécifiquement temporelle et une configuration spatiale. L'hypothèse peut sur-

prendre. En effet, du fait d'un flottement sémantique chronique de la notion de rythme, on l'a souvent rattaché seulement à un mouvement (métabolè), généra- lement doté de périodicité (periodos), ce qui permet de mettre en valeur surtout les variations d'un devenir ordonné, les pics et les creux de ce qui évolue dans une durée, les phases qui séparent deux accentuations et la scansion qui vient interrompre la répétition par une intensification'. Mais peut-on pour autant

négliger que cette dualité constitutive du rythme exige aussi une structure (skèma) ? Car, comme le rappelle E. Benvéniste à propos de l'étymologie grecque, le rythme désignait d'abord moins un flux aquatique, un mouvement alternatif d'agitation de la mer, ce qui entraînerait une valorisation unilatérale de l'écoulement, qu'un espacement, qu'une organisation spatiale, en particulier un « arrangement des parties d'un tout »9. Ne s'agit-il que d'indications secondaires ou du rappel opportun d'une composante essentielle de tout rythme ? P. Sauvanet a d'ailleurs mis justement en relief, en accord avec la psychologie expérimentale du rythme'", la composante structurelle et spatiale du rythme qui s'associe, en une combinatoire certes souvent lâche, au mouvement et à la période.

Dans ces conditions, on peut soutenir que le temps n'accède à une consis- tance propre pour la conscience que si les différents événements qualitatifs et quantitatifs (variations intensives de son, par exemple) se trouvent organisés dans un ensemble, dans une forme holistique, ce qui lui permet de sentir un rythme et de disposer précisément d'un schéma d'ensemble des instants qui se suivent. Réciproquement, l'intuition, voire, bien plus sûrement, l'activation pro- prioceptive d'une forme rythmique, sans doute souvent obscure ou aveugle, en tout cas pré-conceptuelle, permet d'assurer et de maintenir une conscience de la liaison d'au moins deux événements temporels séparés par un intervalle, et devient par là la condition pour que le sujet éprouve la figure du temps et ait la

possibilité de le schématiser avant d'en établir une représentation. La forme rythmique se constitue donc dans et comme la conscience perceptive du temps, à mi-chemin entre une rétention, un souvenir qui garde actif le référentiel de l'instant antécédent, et une anticipation, qui permet précisément d'attendre, de

prévoir et de rendre actuel, selon un délai plus ou moins rapproché (selon la

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Synthèse temporelle et forme rythmique 263

cadence et la fréquence du mouvement), le prochain événement d'accentuation

rythmique. Cette forme, immanente au rythme temporel, dont on ne peut rendre

compte sans lui attribuer une dimension spatiale, au moins métaphoriquement, ne doit sans doute pas être assimilée à une structure organisée, achevée, qui don- nerait lieu ou prise à une représentation stable et globale. On a sans doute abusé, comme le note H. Meschonnic, d'une réduction du rythme à une métrique, qui tente de décomposer la forme du rythme en unités, en groupes (binaires, ter- naires, sur fond d'oppositions formelles), afin de mieux le mesurer et le codi- fier". Si cette méthode structurale permet d'étudier des rythmes canoniques achevés (poétiques, musicaux), elle ne rend pas compte du rythme naissant, vécu, autour duquel se développe primitivement la conscience du temps. Il serait plus approprié de rattacher alors la structure rythmique à une sorte de schème, à travers lequel le sujet perçoit la suite des instants, à la fois activement en les constituant et passivement en les découvrant. Dans le sillage des analyses léguées par la psychologie de la forme, on pourrait voir dans le schème ryth- mique une esquisse dématérialisée d'une totalité, une sorte de champ d'organisa- tion dont tous les éléments constitutifs ne sont pas en tant que tels fixés et déter- minés. De même que des objets dans l'espace sont perçus à partir d'une forme d'ensemble invisible (Gestalt), qui les organise subliminalement 12, de même les événements successifs (percepts, affects) de la conscience sont perçus comme temporalité signifiante à partir de l'activation d'une forme transitionnelle, imma- térielle, qui les syntonise et assure leur enchaînement par variations réglées. On peut donc associer au rythme une forme composée, mouvante, au statut double, dont une partie est actuelle, se manifeste au présent, une autre est virtuelle, parce qu'elle porte seulement la trace du sillage passé et qu'elle dessine en poin- tillé le plan, encore vide, des événements à venir au terme du mouvement. Le rythme apparaît alors comme une forme sans fin, sans bord, qui n'est jamais objectivée ni objectivable comme telle. Tout au plus pourrait-on présupposer, en empruntant le langage de R. Ruyer, que la conscience rythmisante relève d'une sorte de conscience de survol, qui saisit l'actuel et le virtuel ensemble, grâce à un processus mnésique qui se prolonge en anticipation, qui se situe comme au- dessus de la conscience intra-spatio-temporelle1 3.

*

Une telle approche peut-elle être corroborée par des analyses et des des- criptions de rythmes ? P. Valéry, par ses nombreuses définitions du rythme, pourtant toutes imparfaites à ses yeux, est peut-être celui qui a le mieux cerné cette nature et cette fonction du rythme : « Il y a rythme toutes les fois qu'un ensemble d'impressions simultanées ou successives est saisi par nous de telle

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264 Jean-Jacques Wunenburger

sorte que la loi d'ensemble, par laquelle nous saisissons l'ensemble, soit aussi bien loi de réception, de distribution que loi de production, ou reproduction. Le mot loi n'est pas tout à fait juste. Liaison serait peut-être plus exact, moins intel- lectuel. » 14. Plus loin : « Le rythme est la corrélation sensible des actes comme formant un seul acte ; les actes en liaison -en loi- d'où la sensation de prévision, d'attente »15. « Le rythme est la qualité (inconnue) de la disposition d'événe- ments quelconques qui engendre la mémoire immédiate des intervalles de pro- duction - ou reproduction, de ces événements. La reproduction de ces intervalles est essentielle »16. Le rythme, pour Valéry, semble donc bien assurer une liaison structurelle qui confère au temps une continuité répétitive à l'intérieur même d'une innovation par différenciation. Sans la médiation d'une figuration ryth- mique, le temps oscillerait entre une immuabilité sclérosante et des ruptures chaotiques et saccadées. Le schème rythmique agit donc comme une sorte de chréode, de canal à l'intérieur duquel se détermine un certain ordre d'événe- ments, doté d'une orientation qui fait sens puisqu'elle place la conscience entre un passé et un futur.

De manière plus concrète, le schéma spatialisant du rythme pourrait être mis en évidence dans le temps vécu, particulièrement dans la dynamique psy- cho-organique d'une improvisationl7. Ainsi comment le musicien-interprète (de jazz, par exemple) met-il en oeuvre une succession de sons, selon une cadence et un tempo ? Le temps du joueur se présente comme un mouvement du passé vers le futur, un élan où l'advenu fait place à un à-venir nouveau : soit ce dernier est alors radicalement imprévu, inédit et il se produit par pur accident, soit il est entièrement programmé à l'avance, sans surprise. Or l'improvisation musicale ne se situerait-elle pas dans une troisième catégorie, révélatrice du temps originaire de la conscience ? Car l'interprète n'est pas le simple agent illustrateur d'un code, la notation, inscrit une fois pour toutes, mais il ne se trouve pas non plus devant un futur éminemment vierge, ouvert à tous les possibles. Le rythme d'improvisa- tion, soutenu par l'ensemble du corps, de ses mouvements, de ses vibrations, apporte précisément à l'interprète une structure souple, plastique, qui canalise les sons à produire, afin d'éviter la création d'une suite discontinue et cacopho- nique, tout en n'imposant pas le carcan d'une information pré-établie. Le rythme permet de donner une ossature, un cadre acoustique et esthétique, qui pré-définit des notes, des types de périodes et de cadences, tout en laissant la matière sono- re évoluer de manière propre et jamais vraiment déterminable à l'avance.

Semblablement, la danse, essentiellement contemporaine, permet de déceler chez le sujet incorporé un processus souple où la succession des pos- tures du corps est à la fois à l'abri de discontinuités incohérentes, de brusques déchaînements du corps saccadé, qui annihileraient l'effet esthétique, et d'un enchaînement mécanique, aveugle, sans vie. Danser c'est précisément mettre en image corporelle le temps, concentrer la conscience sur un mouvement pur, faire l'expérience de la durée des instants, de la succession linéaire, de la continuité

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Synthèse temporelle et forme rythmique 265

des actes qui se donnent en spectacle. Mais comment assurer la vie même d'un

corps qui change de forme, sans faire appel à un schéma sensori-moteur, le schéma corporel, où le rythme même du corps dans l'espace ne se ramène pas seulement au mouvement et à la période ? Le corps du danseur ne peut dérouler successivement des attitudes et postures de son corps que s'il dispose d'une structure schématique qui lui permet de relier ensemble, de manière plus ou moins contraignante, ce qui vient d'être inscrit dans le geste antérieur et ce qui va s'inscrire dans le geste suivant. Cette mémoire sensori-motrice, qui assure la continuité d'une forme gestuelle, ne peut que s'appuyer sur une forme informan- te qui assure la fluidité dans le changement même d'un instant à l'autrel8.

Ainsi donc le temps vécu du musicien ou du danseur (et l'on pourrait sai- sir des processus semblables chez le sujet marchant, grimpant, travaillant, par- lant, chantant, etc.), lorsqu'il s'inscrit vraiment dans la chair vive de l'être, lors-

qu'il descend dans un corps en mouvement, à l'oeuvre, bref se trouve incorporé dans la vie, ne se ramène pas seulement à l'impression d'un flux homogène et continu, ni à une saccade d'instants séparés par des intervalles, mais est insépa- rable d'une sorte d'image intérieure qui assure une véritable synthèse de l'avant et de l'après, qui confère aux vécus temporels une architecture mobile, source du sens, bref qui les introduit dans une représentation dynamogène qui fait de la conscience du présent un noeud où sont co-présents, dans une sorte de passage perpétuellement mouvant, ce qui vient d'arriver et ce qui va se produire. C'est

pourquoi M. Richir peut dire du rythme temporel d'une musique, à la suite d' une relecture de Husserl, qu'il « n'est pas un « système d'instants », qui serait tout statique, non plus système d'impressions originaires plurielles avec leurs « queues de comète » respectives de rétentions, qui serait tout autant statique, mais la cohésion de mobilités multiples qui co-organisent les sons à travers la phase de présence en faisant de la pièce musicale, selon des transgressions mul- tiples vers l'avant-rétentionnel et l'après-protentionnel, des retardements et des accélérations dans et à travers la phase, par rapport à ce qui serait l'écoulement uniforme mais abstrait d'une temporalité uniforme..»19. Et cette « cohésion » qui « co-organise » marque bien, nous semble-t-il, l'intrusion d'une figure spatialisée au coeur de la temporalisation de la conscience.

*

Si l'expérience active du temps renvoie donc à une configuration schéma-

tique, qui fait s'interpénétrer temporalité naissante et spatialité figurative, faut-il voir dans cette spatialité un attribut intrinsèque du temps ou plutôt, comme le pensait Bergson, une représentation artificielle et déformante? Sans pouvoir insister, on peut se demander si le procès bergsonien fait à l'espace n'est pas pro- fondément biaisé, dans la mesure où l'espace se réduit pour lui au seul espace

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266 Jean-Jacques Wunenburger

abstrait, géométrisé, coextensif à l'intelligence abstraite. Or l'espace, comme l'a développé la phénoménologie, se livre de manière multiforme et son vécu enfer- me au contraire une plénitude qualitative incontestable2°. Car l'espace est, en un sens, moins la forme a priori de l'intellect, que l'abstraction mathématique abolit plus qu'elle ne le fonde, que de l'imagination ou de la perception, bref de fonc- tions actives ou passives d'intuition sensible. De ce point de vue, l'espace parti- cipe à la dimension constitutive de toute schématisation ou typification des contenus intellectuels et donc à une production originaire de « figures ». Il n'est donc pas aussi surprenant de penser que la perception active et incarnée du temps mette en jeu, à travers le médium rythmique, une figuration spatialisante.

Il serait cependant hâtif de donner un statut définitif à cette figuration spatiale. Si la forme rythmique d'organisation de la conscience vécue du temps n'est pas une construction artificielle de l'intellect, une projection inutile et déformante, elle ne peut être d'emblée considérée comme une révélation de la nature intime du temps en soi. Toute solution unilatérale risque d'être inadaptée à nouveau. En effet, l'image synthétique, flottante et plastique, proche d'un jeu, qui accompagne rythmiquement mon vécu du temps qui passe, qui prépare des

changements à accueillir dans mon agir, semble à bien des égards produite par le sujet et non émaner d'un quelconque fond des choses, d'un en-soi dissimulé sous la phénoménalité des événements qui viennent remplir le temps. La struc- ture rythmique du sujet incorporé fait certes l'objet d'une expérience de dona- tion, d'une réceptivité passive, parce que je ressens la contrainte de cette forme

qui n'est pas librement produite par mon corps ou ma conscience21 ; mais, en un autre sens, l'expérience de cette structure rythmique ne livre nulle source de ce rythme, nul substrat informant qui produirait l'effet « rythme ». Le rythme n'existe que pour autant qu'il est actualisé par un être singulier, vivant, qui s'ap- proprie les informations pré-constituées du corps propre, qui se comporte donc comme une condition nécessaire mais non suffisante. Le rythme spatio-temporel n'est donc ni subi ni produit, mais plutôt co-engendré par le mouvement lui- même, ce qui signifie qu'il ne préexiste pas au vécu, comme un cadre détermi- nant, ni n'est vraiment inventé par création libre, mais constitue précisément une structure semi-objective semi-subjective, à la croisée d'une réceptivité et d'une spontanéité, se comportant comme une forme synthétique plastique, à la fois faite et à faire, à la fois constituée et constituante. Dès lors, il n'importe plus de savoir si le rythme est une cause ou un effet, puisqu'il transcende précisément ce

couple trop rationnel. Le rythme est donc plutôt ce par quoi le sujet se tempora- lise, il surgit en même temps qu'émerge la conscience incarnée en son corps, qui s'y expose comme temporelle et qui y découvre un mode de surgissement selon le temps.

*

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Synthèse temporelle et forme rythmique 267

Ainsi, la mise en évidence de la dimension rythmique de l'expérience intime du temps pour un sujet vivant nous confronte à plusieurs paradoxes : d'abord, que le rythme introduit dans la temporalité un schème figuratif et donc une forme de spatialité semi-physique, semi-psychique ; ensuite, qu'à travers ce dispositif, il se révèle que la rythmicité du temps, condition générale de son double jeu de continuité et de discontinuité, n'est ni une donnée objective, un attribut spécifique d'un temps chosifié, ni une projection psychologique du sujet sur le temps, qui entraînerait sa méconnaissance, mais un processus complexe, à la fois passif et actif, rythmé et rythmant, par lequel le sujet surgit au temps. Au

principe originaire de l'expérience temporelle, se trouverait donc une configura- tion, irreprésentable selon les catégories habituelles, où le sujet accède à la conscience temporelle en engendrant la forme de son aperception en même

temps qu'il en serait affecté. Par la rythmicité, le temps, dans sa condition origi- naire, se révèle donc comme un nexus indécomposable de donné et de construit, de subi et de créé, sans que l'on puisse déterminer, si ce n'est conventionnelle- ment, la part qui revient à chacun. On peut donc en tirer la conséquence que le

temps est de ce point de vue antérieur même à la discrimination entre sujet et

objet, véritable manifestation proto-phénoménale de l'être. A travers le rythme, le temps apparaît dans sa manifestation primordiale comme synthèse à la fois

passive et active, comme image pré-conceptuelle de l'unité subjective d'une

multiplicité objective. La figure rythmique n'est plus une représentation secon- de, une forme occasionnelle du temps, mais ce dans et par quoi l'être naît au

temps, dans une expérience qui échappe à toute détermination unilatérale et identitaire.

NOTES

1. Notre démarche se situe dans le prolongement des travaux du Groupe de recherches sur le rythme en philosophie et d'une première publication de ses résultats. Voir P. Sauvanet et J.J.Wunenburger, Rythmes et philosophie, Kimè, 1995.

2. Voir l'analyse de H. Barreau, « Critique de la continuité dans la conception bache- lardienne de la temporalité du temps vécu ou Bachelard contre Bergson », dans Op. cit.

3. G. Bachelard, La dialectique de la durée, PUF, 1950, chap VII 4. Sur la notion de dialectique chez Bachelard, voir G. Canguilhem, « Dialectique et

philosophie du non chez Gaston Bachelard » dans Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968; et notre analyse : « Bachelard et la séduction dialectique », dans Gaston Bachelard, du rêveur ironiste au pédagogue inspiré, CNDP, Dijon, 1984.

5. M. Richir, « Discontinuités et rythmes des durées : abstraction et concrétion de la conscience du temps », dans Rythmes et philosophie, Op. Cit.

6. Ed. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, 1964.

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268 Jean-Jacques Wunenburger

7. Sur les difficultés de l'analyse husserlienne, voir M. Richir, Méditations phénomé- nologiques, J. Millon, Grenoble, 1992.

8. Pour l'analyse classique du rythme et ses problèmes, voir P. Sauvanet, « Le ryth- me, encore une définition », dans J.J.Wunenburger (ed), Les rythmes, lectures et théories, L'Harmattan, 1992.

9. E. Benvéniste, « La notion de rythme dans son expression linguistique » dans Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, tome 1.

10. Voir P. Fraysse (et alii), Du temps biologique au temps psychologique, PUF, 1979.

11. H. Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982. 12. Sur la psychologie de la forme, voir P. Guillaume, La psychologie de la forme,

Flammarion, 1979. 13. R. Ruyer, Néo-finalisme, PUF, 1952. 14. P. Valéry, Cahiers, 1, Gallimard, Pléiade, p 1301 15. Op. cit., p 1306 16. Op. cit., p 1320 17. Sur une approche générale de l'improvisation : voir F. De Raymond,

L'improvisation, Vrin, 1981. 18. Sur la temporalité rythmique dans la danse, voir Lapierre A., Aucouturier B., La

symbolique du mouvement, psychomotricité et éducation, Desclée de Brouwer, 1984; Paczynski St.G., Rythme et geste, les racines du rythme musical, Zurflus, Paris, 1988.

19. M. Richir, Op. cit. p 106. 20. Sur la pluralité des espaces qualitatifs, qui ne se laissent pas ramener à la concep-

tion bergsonienne, voir, par exemple, E. Straus, Du sens des sens, J. Millon, 1989. 21. C'est bien cette forme « constituée » du rythme que la chronobiologie étudie de

nos jours à travers ses matérialisations neurobiologiques. Voir A. Reinberg, Les rythmes biologiques, PUF, Que sais-je ?, 1993.

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Le temps, le sens et le bruit

Essai sur la psychophysiologie et la psychophysiopathologie des temps cycliques et linéaires

Claude Leroy (Paris)

Seul ce qui demeure nous initie (Rilke)

Le rôle du temps dans la prise et la perte de sens

On ne sait pas ce qu'est le temps et on n'a pas beaucoup avancé depuis saint

Augustin. D'ailleurs, il n'y a pas de représentation du temps mais seule- ment de ses contenus et de leur enchaînement séquentiel ; même la flèche du temps n'est pas universelle puisque certaines ethnies africaines ignorant sage- ment le futur ne connaissent que le conditionnel ; d'autres vont utiliser des expressions analogues pour le passé et ce qui est spatialement derrière et le futur et ce qui est devant.

Nous sommes très limités dans notre appréhension du temps : si deux événements sont plus proches l'un de l'autre de moins de 1/10 e de seconde, il nous est impossible de dire si l'un précède ou est la cause de l'autre, sans instru- ment.

Du côté des temps longs, parler de ce qui se passe à plus de deux généra- tions en amont ou en aval se fait dans un certain brouillard, et pourtant, on ne peut envisager l'évolution sans la situer dans le temps. Il est important de bien distinguer les phénomènes rythmiques et les transitoires.

Page 257: Couloubaritsis, Wunenburger (sous la direction de)- Le Figures Du Temps

270 Claude Leroy

On sait bien que l'aléatoire surprend (bang supersonique) à l'opposé d'un phéno- mène rythmique.

Un cas est intéressant : celui de l'association de ces deux éléments dans la prise de sens. Par exemple, des violonistes expérimentés sont capables, au

premier coup d'archet de l'attaque d'une note d'identifier les violons qui les produisent.

Si l'on enregistre le son sur bande magnétique, et que l'on coupe le tran- sitoire de départ de la note, le violon n'est plus reconnu.

Autrement dit, le sens disparaît quand la séquence transitoire + fréquence stable (avec ses harmoniques) est détruite.

Un physicien s'étonnait un jour, que l'on puisse entendre le sifflet d'un

agent dans une ambiance de carrefour où une analyse de fréquences montrait

que toutes les fréquences du sifflet étaient noyées dans le bruit des voitures. Il eut alors l'idée de faire un sonogramme où les fréquences sont relevées en même temps que le moment où elles sont produites. On voit alors que le transi- toire du sifflet « sort » très bien du bruit. En faisant des sonogrammes de chants de criquet, on note des organisations de ce type. L'enregistrement de ces chants lu à l'envers n'a plus de sens pour l'insecte qui le perçoit.

Mais on peut l'étendre au niveau phonétique. Dans les langues sémi-

tiques comme dans les hiéroglyphes égyptiens anciens, les consonnes sont seules écrites et reliées à la dénomination ; les voyelles servent à situer le mot dans son contexte environnemental et affectif. Ainsi, le phénomène physiolo- gique précédent s'étend à la linguistique et c'est la même association de transi- toires et fréquences sinusoïdales qui va donner le sens total.

Ceci ne se fait pas sans apprentissage, puisque l'on a montré que tous les nouveaux-nés du monde entier perçoivent tous les phonèmes alors qu'à l'âge de quelques mois, seuls ceux qui sont utilisés dans la langue maternelle sont identifiés.

Un excès de fréquences de transitoires ou un son sinusoïdal monotone produit un phénomène proche de l'isolement sensoriel.

Le conditionnement classique ne peut s'opérer que si le stimulus condi- tionnant précède le stimulus absolu, et de préférence, dans un délai fixe surtout de l'ordre de la seconde.

Un stimulus placé après le stimulus absolu devient inopérant. Il faut voir là un effet séquentiel de transfert de sens entre stimulus abso-

lu et stimulus conditionnant par expectance de stimulus absolu. La disparition de l'effet au bout d'un certain nombre de répétitions

traduit un échec de l'expectance. Dans le conditionnement opérant, c'est le but qui est fixé et c'est l'expec-

tance, le désir d'arriver au but qui va, à travers hasards, essais, erreurs, aboutir à la réussite, la stratégie devenant de plus en plus économique par lissage de la courbe dans le temps.

Page 258: Couloubaritsis, Wunenburger (sous la direction de)- Le Figures Du Temps

Le temps, le sens et le bruit 271 1

L'effet de séquence est souvent oublié. Freud raconte qu'il se trouvait un jour devant la porte de ses amis avec la clef de sa propre maison à la main et il interprète ce fait en disant qu'il se trouvait chez eux comme chez lui.

Le même phénomène m'est arrivé; j'habitais, adolescent, chez mes parents et me trouvais automatiquement avec mes clefs à la main en sortant de l'ascenseur au 6e étage. Ma tante, que mon frère appelait « Maman bis », habi- tait aussi dans un immeuble au 6e étage et je m'aperçus, un jour en allant chez elle et sortant de l'ascenseur que j'avais mes clefs à la main. Cette prise de conscience fit petit à petit disparaître cette erreur que l'on pourrait classer dans les « ratés automatiques de la séquence » quand les situations ne sont pas assez différenciées, y compris affectivement.

Un autre phénomène mérite d'être noté; lorsque l'on va pour la première fois en voiture à un rendez-vous dans un lieu inconnu, on retrouve aussitôt son véhicule. Par contre, si l'on se rend fréquemment à son bureau qui dispose de plusieurs parkings potentiels, au bout d'un certain nombre de fois, on a plus de mal à retrouver sa voiture car la probabilité de retrouver le parking correct est beaucoup plus basse que dans le premier cas.

Il faut donc introduire dans la démarche, le projet, la temporalité, l'en- chaînement stochastique des probabilités et bien sûr l'affectivité sans laquelle il n'y pas de désir ni de projet.

Mais les représentations sont un phénomène lié à la matière vivante, même au niveau des tropismes les plus élémentaires, chimiques : quand une amibe étend un pseudopode vers une particule de nourriture plutôt que vers un grain de sable, il faut bien qu'il y ait à l'intérieur de cet organisme une représen- tation innée et acquise par apprentissage du monde extérieur.

Tout apprentissage vise à économiser l'énergie et réduire le délai pour aboutir à un certain but. On le voit bien quand on apprend à nager en réduisant progressivement les gestes nécessaires pour flotter et avancer en lissant la courbe des gestes.

La neuro-éthologie des insectes a permis d'analyser comment se font les stratégies de ces animaux. Il existe une première phase (très brève) au cours de laquelle des capteurs sensoriels agissant en parallèle captent des signaux totale- ment dépourvus de sens, ce ne sont que des indices qui vont devenir pertinents ensuite, dans un délai plus long au niveau des interneurones. Ce n'est que la confrontation de ces indices groupés synchroniquement qui va, dans un proces- sus diachronique, rencontrer les informations internes apprises antérieurement. L'ensemble sera au service d'un projet (par exemple trouver le nectar d'une fleur) en identifiant ladite fleur.

L'histoire des stimulations que l'on a rencontrées est marquée par les expériences positives et négatives passées. Le premier stimulus (la nouveauté) produit un grand événement électro-physiologique (On effect) qui n'a pas de signification autre que « je suis surpris, je ne connais pas ce stimulus ». Quand

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272 Claude Leroy

on répète assez longtemps un stimulus neutre, par exemple un flash, dix fois par seconde, le sujet modifie ensuite sa réponse électrophysiologique qui devient relativement stable. On dit qu'il y a eu une habituation (ce qui signifie que ce stimulus n'a pas d'intérêt pour orienter les conduites). Lorsqu'elles sont intéres- santes, leur valeur psychologique augmente (sensitisation).

Si l'on poursuit des stimulations neutres rythmiques, à fréquence basse, l'habituation débouche sur un assoupissement (Pavlov l'appelait « l'inhibition interne » ; il rappelait aussi la chanson Meunier tu dors et montrait que l'arrêt du moulin réveillait le meunier). En effet, si l'on interrompt la stimulation ryth- mique, on obtient un On effect; il en résulte que l'arrêt d'une stimulation est une stimulation par modification de l'expectance. Ainsi, il n'y a pas de stimulus en soi, mais une modification de la situation-stimulus où un événement compte pour moi (sensitisation) ou non (habituation). Il importe de noter qu'habituation et sensitisation se font dans les mêmes délais. Le temps est donc indispensable pour juger de la pertinence d'un signal, toujours pour soi, jamais en soi.

Il faut donc prendre en compte la dimension synchronique d'un certain

pattern composé de stimulations élémentaires qu'on isole du monde et celle dia-

chronique qui permet de l'identifier dans un certain but. On peut alors présenter un modèle d'articulation des stimuli du monde, des comportements, des repré- sentations et du flux du temps objectif et subjectif.

Mais comment extraire le sens du bruit. D'abord, on ne trouve que ce

qu'on cherche. La répétition d'un signal par rapport à une certaine base de

temps va permettre d'extraire du « bruit de fond du monde » les faibles signaux astronomiques que l'on tentera ensuite d'interpréter. Un signal ou un bruit n'ont

pas de sens en soi. Le bruit de fond cosmique à 3 degrés Kelvin peut être considéré comme

un bruit ou comme une des preuves du mythique Big-Bang des origines, recher- ché comme le Graal.

Plus prosaïquement, on a beau aimer La Petite Musique de Nuit, il n'en reste pas moins que c'est un bruit quand il réveille à trois heures du matin l'amateur qu'il sort de son sommeil.

Lorsque l'on amène à son réparateur un transistor qui émet des craque- ments, celui-ci identifie ce « bruit » comme caractéristique d'un défaut du potentiomètre qu'il va changer.

Bref, signal et bruit n'ont pas de statuts différents (en dehors du bruit blanc); la prise de sens dépend de notre décision, c'est une construction qui consiste à isoler du monde quelque chose qui nous intéresse.

Dans une étude expérimentale, nous avons montré que le statut de signe pertinent s'acquiert par un contexte, une rencontre avec d'autres signaux histori- quement associés dans leur apparition simultanée et/ou organisés en séquence

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Le temps, le sens et le bruit 273

fixée. Seul, un signal élémentaire même s'il est reconnu est un bruit. On retrou- ve le même modèle que celui qui a été mis en évidence chez les insectes, à la différence essentielle du rôle des stimulations internes historiquement construites; signalons ici que dans une étude effectuée jadis par un groupe de

psychiatres et de vétérinaires de l'Ecole d'Alfort, nous avons montré que l'on retrouve chez les mammifères domestiques, toute la pathologie mentale aiguë, mais jamais un délire chronique construit comme on le connaît chez l'homme, ce qui montre une différence du temps vécu chez l'homme et l'animal.

Mais ceci dépend de l'âge du sujet; avant 30 ans, il est facile d'acquérir de nouvelles structures. Ensuite, cette fonction diminue de puissance : après 65

ans, les performances de ce type s'effondrent à 10 % de celles des sujets de 20 ans tandis qu'un signal élémentaire isolé est à cet âge davantage perçu mais c'est alors un « bruit ».

On pourrait y voir deux phases dans l'évolution d'un être : la première qui lui permet d'apprendre de nouveaux modèles, la seconde de les utiliser, éventuellement par transfert analogique pour les situations inconnues; les

performances de la vie quotidienne sont alors longtemps conservées (c'est « l'expérience » de l'adulte mûr).

Il faut aussi signaler l'évolution du projet selon l'âge : le jeune enfant réclame une réponse immédiate à son désir (un bonbon); l'adolescent veut pas- ser ses examens à un an ; l'adulte construit (ou devrait...) construire sa vie à cinq ans au moins ; le vieillard ne s'intéresse plus qu'au passé.

Ainsi, nous construisons des entités en comprimant les informations en leur donnant une « étiquette », éventuellement un nom mais pas toujours.

Nous ne percevons pas des entités, nous les construisons et les retenons une fois comprimées.

Ceci est très économique mais pose un problème de fond. Nous n'avons pas le droit de dire qu'un objet ou un homme est une Unité

en soi. Chaque unité est construite et il faut un délai pour le construire après une histoire et en vue d'un projet. Le temps est indispensable à la prise de sens à

l'opposé de l'espace qui est quantitatif. Comme le disait Heidegger, l'homme n'a pas d'espace, il n'a que des lieux, c'est-à-dire des morceaux du réel aux-

quels il donne une signification. Rappelons au passage, que l'espace des repré- sentations et de l'action est topologique et non euclidien. Nous avons montré

que le dessin d'un espace (quartier, ville, hôpital-village...), ce qui donne une idée des représentations (cartes subjectives ou mental maps de Lynch) évolue, selon le temps de séjour dans le lieu, de la constellation de quelques points à

l'organisation d'un réseau.

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274 Claude Leroy

On peut alors opposer l'espace du touriste et celui de l'autochtone dont les organisations topologiques sont différentes du fait de la durée et du type des

pratiques. Mais il faut aussi parler de la chronobiologie et des temps cycliques dont

on connaît l'importance sociale depuis toujours (fêtes religieuses, alignements de Carnac...). Au niveau de leur signification biologique, ils traduisent l'adapta- tion de l'être et de ses comportements (veille-sommeil par exemple) à son envi- ronnement ici et maintenant ; les rythmes circadiens endogènes spontanés (en caverne) sont plus longs que ceux observés à l'extérieur. On peut aussi obtenir une compression du temps vécu en isolement sensoriel ; c'est pourquoi la prison classique est mieux supportée que celles qui disposent de larges vues sur l'exté- rieur, et par là même ne permettent plus cette compression.

Le soleil et surtout chez l'homme les événements sociaux vont constituer des synchroniseurs ou donneurs de temps « phasant » le sujet avec son milieu & les autres êtres ; en ce sens, construire un théâtre ou un grand stade, c'est intro- duire un donneur de temps pour le groupe concerné ; il en est de même pour les émissions de radio et de télévision (le journal de vingt heures).

Il faut relier temps linéaire et temps cyclique. Le premier doit être consi- déré comme l'enveloppe du second; on peut se représenter leurs rapports comme ceux de la rotation de l'hélice d'un bateau et du trajet parcouru.

Pathologie

Comme toujours depuis Claude Bernard, il est intéressant d'envisager la

pathologie pour mieux comprendre la physiologie. Il faut distinguer le temps linéaire d'une part, et d'autre part les temps

cycliques.

Le temps linéaire :

Schizophrénie Le « temps figé » du schizophrène est une donnée clinique classique ; le

temps ne coule pas, il est stable et le présent est étalé. Il est possible de le ressentir, comme je l'ai fait moi-même sous psilocy-

bine (drogue psychodysleptique). Un autre signe est classique dans le domaine psychomoteur : la catatonie

ou conservation des attitudes.

Ce tableau montre l'étude expérimentale du temps de réaction (exprimé en secondes) par appui de l'index sur un bouton chez une population normale et un groupe de schizophrènes.

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Le temps, le sens et le bruit 275

Sujets normaux Schizophrènes

Temps de réaction simple :

Moyenne 0.25 0.32 Écart-type 0.04 0.12 2 Écart-type/moyenne 0.15 5 0.37

Temps de réaction complexe :

Moyenne 0.48 0.67

Écart-type 0.07 0.24 Écart-type/moyenne 0.15 5 0.36

Durée d'appui sur la clef morse :

Moyenne 0.36 3.00 Écart-type 0.38 10.19 9 Écart-type/moyenne 1.05 3.40

On remarquera que, certes, le temps de réaction est allongé, mais c'est surtout le passage de l'appui au lever du doigt qui est tout à fait anormal par rap- port à une population de contrôle puisqu'il est très variable et en moyenne dix fois supérieur à la durée observée dans la population normale. On met en évi- dence, ainsi, une sorte de micro-catatonie, c'est-à-dire la rupture de la séquence appui-lever du doigt avec étalement du présent au moment d'un changement. Mais le trouble existe aussi au niveau sensoriel. On connaît bien les post-effets des stimulations colorées qui sont constituées d'une couleur complémentaire de celle de la stimulation causale lors de son arrêt (post-effet [ou post-image] néga- tif). Au niveau spatial, les impressionnistes ont beaucoup utilisé ce phénomène (les oranges bleues) et Albers l'a formalisé pour le champ spatial entourant la sti- mulation principale dans ses carrés (relation figure-fond).

Chez ces malades, à l'arrêt de la stimulation colorée, la perception conti- nue avec la même couleur (post-image positive) puis se modifie progressive- ment souvent sur un mode hallucinatoire.

Là aussi, on obtient le même effet par la psilocybine chez le sujet normal. Il s'agit donc d'un trouble global portant sur la perception et la motricité,

mettant en question le flux temporel. On peut montrer, en utilisant une logique booléenne, que cette indistinc-

tion de la stimulation et de sa suite correspond à un trouble de l'identification des classes d'objets au sens de Husserl.

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276 Claude Leroy

Il existe aussi un trouble majeur dans l'histoire des stimulations car elle n'existe pratiquement pas chez les schizophrènes. L'histoire de la relation du sujet au monde ne se marque plus; le malade est toujours en présence d'un sti- mulus nouveau.

Enfin, la simple observation clinique montre une perte de la valeur relati- ve des informations : la moindre poussière va modifier éventuellement le champ perceptif; il y a perte de la constance du monde au sens de Piaget : le sujet est

pris par les effets de champ dans un présent permanent. Par exemple, un de ces sujets émaillant un pot en terre qu'il vient de

fabriquer avec un émail noir, refuse de le reconnaître comme le sien quand il sort du four, rouge vif après cuisson.

Il ne peut non plus se décentrer; ainsi au cours de la construction d'une statuette de forme humaine, il ne peut tourner autour et ignore le dos de la sta- tue.

Paradoxalement, il est extrêmement peu sensible aux perturbations transi- toires (sirène durant quelques secondes) auxquelles il attribue très peu d'impor- tance, là où le sujet normal sursaute. Le signal et le bruit ne sont donc plus dis-

tingués. Au total, ces perturbations temporelles s'accompagnent d'un trouble de

la perception des ensembles. La pathologie touche les domaines synchroniques et diachroniques.

Dépression Le trouble est moins massif mais il atteint surtout la « flèche du temps »

associé à une humeur triste : No future, le passé seul est intéressant. Il y a perte de projet; c'est l'enfer puisqu'il faut quitter toute espérance. Sutter insiste sur le trouble de « l'anticipation » qui caractérise les dépressions. D'autre part, divers auteurs, et surtout Widlôcher, ont mis en évidence un ralen- tissement dans l'énonciation (et l'action) qui porte surtout sur les intervalles entre deux mots successifs.

Manie Ici le trouble est inverse ; le projet mégalomane part dans toutes les direc-

tions ; seul le futur est intéressant et utopique. La vitesse est accélérée ; le sujet est toujours pressé.

Psycho-névrose obsessionnelle Le refus du sens amène le sujet à répéter indéfiniment le bouclage de

rites conjuratoires, comme dans les prières jaculatoires, afin de remplir le temps en évitant le risque de la décision toujours dangereuse par exemple en se lavant les mains plusieurs fois à l'eau de Javel pour éviter les microbes.

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Le temps, le sens et le bruit 277

Au fur et à mesure, le risque infectieux passe de 1/10 à 1/100 puis 1/1.000.000 etc. Mais ce risque, plus il est infime, plus il devient « intéressant »

pour le sujet à l'opposé de la probabilité majeure de quasi-certitude de la stérili- sation.

Si les mélancoliques ont inventé l'Enfer, les obsessionnels sont les inven- teurs du Purgatoire. Niant le risque lié à tout phénomène vivant, ils ne s'intéres- sent qu'aux objets c'est-à-dire à la mort, par peur du sens.

Démences (sénile et Alzheimer) Au début, on sait que les faits récents sont plus oubliés que les faits

anciens, ce qui montre le statut différent des informations manipulées par un sujet selon son âge et son histoire. En ce qui concerne le post-effet, il tend à dis- paraître en même temps que les phénomènes projectifs d'organisation significa- tive du monde. Le sujet se chosifie peu à peu, il ne construit plus le monde mais est construit par lui.

Epilepsies Nous n'avons parlé que des troubles chroniques mais il faudrait évoquer

tous les troubles critiques et en particulier certaines épilepsies telles « l'absence ou petit mal » qui s'accompagne d'un arrêt transitoire de la pensée et de l'ac- tion. Il faudrait aussi signaler, lors d'une crise « temporale » la bande magné- tique rejouée comme le dit Penfield ou encore le sentiment de « déjà vu » ou « déjà fait » que ressentent certains de ces malades confrontés, en fait, à une situation nouvelle pour eux.

Le temps cyclique

Il est perturbé avec avance de phase dans toutes les dépressions graves, mais il faut noter que ce « déphasage » par rapport aux synchroniseurs du Monde s'accompagne d'une diminution d'amplitude de ces variations cycliques, ce qui montre que l'on y trouve surtout une perte d'organisation des différents rythmes donc de l'unité de l'être dans sa relation à l'environnement. Ce phénomène existe aussi chez les travailleurs qui font les 3x8. Dans les dépressions saisonnières, le trouble est dû à la diminution de la lumière en automne ; il suffit d'illuminer fortement le matin le sujet pendant deux heures

pour le remettre en phase.

Conclusion

Au total, il est impossible de parler de signification sans introduire le

temps, qu'il s'agisse du passé pour l'apprentissage, du présent pour les patterns

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278 8 Claude Leroy

synchrones, ou du futur pour le projet, l'expectance et l'orientation de l'action; de plus les faits s'organisent séquentiellement avec des probabilités stochas- tiques variables qui nous permettent de prévoir (relativement) la suite des évé- nements.

La pathologie permet de montrer différents troubles de ce traitement des informations, incompréhensibles si l'on ne prend pas en compte les dimensions

temporelles. Enfin, il n'est pas raisonnable de parler d'espace ou de temps ; il vaut mieux parler d'espace-temps même en dehors de la relativité.

Il faudrait encore parler de l'attente dont Minkowski a bien montré qu'el- le bloquait les potentialités du flux de la vie en les mettant entre parenthèses. On peut rapprocher tous ces phénomènes de l'étude moderne des systèmes dyna- miques et des attracteurs étranges qui vont orienter les projets des individus dans une sorte de cascade d'événements successifs plus ou moins pertinents jusqu'à la mort, enfin.

Il n'y a donc pas de représentation du temps, mais le temps est sur les choses, comme le disait Merleau-Ponty.

BIBLIOGRAPHIE

Une bibliographie complète peut être consultée dans les publications suivantes : Leroy Cl. et coll., « Proposition d'un nouveau modèle descriptif psycho-physio-

pathologique des schizophrénies », Ann Méd.-Psychol vol. 142 N°8, sept.-oct. 84, pp. 1049-1085, Masson éd. PARIS

Leroy Cl. et Filhol G., Bruit Sens & Redondance, l'effet de l'âge dans l'apprentissa- ge de nouvelles structures perceptives. Un rapport, 34 p., Sretie/Mere/90329; Ministère de l'Environnement ( 1991 )

Leroy CI., Le concept de territorialité. in Psychiatrie et Société, un vol. ; ERES éd. PARIS (1981)

Leroy CI., Lemperière Th., Angiboust R. et Roussel A., La Perception et l'Imaginaire, Film 35 min. ; Sandoz Science-Film (1964)

Leroy CI., Les modèles cycliques et historiques du temps et la psychopathologie. Temporalistes N°9, octobre 1988, pp.19-25

Leroy CI., (sous la direction de) Comportements et Communication, Séminaire O.M.S. : 1 vos. 246 p., Medsi/Mac Graw Hill éd. PARIS (1989)

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Du temps en question dans les relations à autrui

Hilda Danon (Paris)

'ethnologue qui entre en fonction en ces moments de déplacements de civi- Llisations apparaît comme l'historien conscient d'une perte. Tout historien est, certes, conscient de la perte annoncée de ce qui est « en train de se passer ». Pour lui, il n'existe pas de groupes humains sans mouvance et sa tâche consiste justement à rationaliser le mouvement d'une tranche d'événements, tombés hors du mouvement lorsqu'il l'étudie. Evénements d'une époque devenue autre parce que révolue et datée : Moyen-Age, Antiquité, Siècle des Lumières... L'historien les retient par la connaissance qu'il en donne.

Or lorsqu'il s'agit de traditions, c'est-à-dire non plus d'événements mais de croyances et de comportements, la problématique de la perte s'étend à la pos- sibilité même de retenir cet autre - relégué dans le passé parce qu'ayant aujourd'hui des croyances et des comportements autres que les nôtres -, par la seule connaissance discursive.

En effet, croyances et comportements, dont nous voulons être informés, sont inséparables de leur communication. D'où une récolte hâtive, pressante, du moindre détail typé qui, à défaut de remplacer un mode de transmission immé- diate, inventorie cet autre en sa particularité, sa désignation, sa connotation essentielle. Récolte, à mon avis, tributaire d'un outillage mental fourni d'abord par une représentation du temps.

Si l'historien a prise sur les événements, c'est qu'il hérite d'un découpa- ge du temps en terme de « ruptures » : mutations ou révolutions, contradictions internes ou agressions extérieures, turbulences et bouleversements imprévi-

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280 Hilda Danon

sibles... Découpage qui manifeste une intelligence des choses par leur disconti- nuité. L'Occident, depuis l'instauration de l'horloge au XIIe siècle, considère le temps comme homogène, orienté, mesurable, segmenté en unités monnayables t . Pour l'ethnologue, le temps ne peut être ce cadre neutre où se déposent les évé- nements. Car lui se penche sur des « cultures », c'est-à-dire sur les diverses dra- matisations qui cherchent à reconnecter les événements en un ensemble « sans Histoire ». En d'autres termes, comment peut-il avoir prise sur la continuité du vécu ? Sur la possibilité d'une globalisation au-delà des fragmentations ?

On pourrait, d'une manière abstraite, dire que la globalité contient en

germe la fragmentation événementielle. Et que toute fragmentation contient en puissance la globalisation qui donne sens. Une explication par succession de ces deux états dans le temps apparaît inefficace. Plutôt chercher un schéma premier qui les assemblerait : modèle logique sur lequel, par analogie, la diversité des situations deviendrait intelligible. Car vivre une tradition n'est point remonter le temps vers une origine que l'on sait périmée, c'est surtout ne pas éprouver de

décalage dans le temps, c'est suivant l'expression de Maurice Leenhardt « Vivre le temps du modèle » z.

J'ai, ainsi, raconté3 comment lors d'une réception à Napoëmien, un villa- ge de Nouvelle-Calédonie, un homme me dit que le nom de l'ancêtre « stimule la personnalité du descendant ». Lui-même est appelé Necaxé, littéralement « panier chargé », d'où pour l'homme : « celui qui prend en charge », celui qui assume des responsabilités. Combatif et entreprenant, il fut, un jour, interdit d'initiatives par le représentant local de son église. Il en mourut. Et l'on me raconta avec conviction que la cause de cette mort venait de la contradiction imposée à son nom, c'est-à-dire à son identité psychique. De fait, tant que le comportement social est modélisé par celui de l'ancêtre, porter le nom de l'an- cêtre rend ce dernier contemporain. Et le nom de l'ancêtre périodiquement réat- tribué fait de ceux qui l'endossent sa réplique, et non sa réincarnation.

Il ne s'agit point de quelque fonction magique du nom ou de l'ancêtre mais de l'appropriation morale et psychique d'une personnalité. Lévi-Strauss donne l'exemple des churingas australiens qui désignent d'une manière équiva- lente l'ancêtre et son descendant comme une seule « chair » 4.

Est-il possible de vivre le temps d'un nom, le temps d'une chair, pour qui a un corps autonome et anatomiquement distinct de celui de l'ancêtre, corps lui- même voué au temps de la mort?

Signalons d'abord que le Canaque, l'Aborigène, n'ont eu la représenta- tion de la délimitation physique de leur corps, de sa discontinuité, que depuis leur christianisation (discontinuité qui leur a apporté plus d'inconvénients que d'avantages).

Le corps est une fonction plutôt qu'une substance. Il joue le rôle de « support », support de la hache, poteau de danse, corps humain ou pied de

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Du temps en question dans les relations à autrui 281 1

table. Fonction, le corps se meut dans un univers spatial à deux présupposés de continuité.

1

Il n'existe pas d'opposition radicale, essentielle, entre moi et le monde, entre les être humains, les êtres surnaturels, les espèces naturelles. Tous sont des vivants. Le vocabulaire calédonien ne possédant pas de substantifs abstraits, la vie se manifeste par les états du « vivant », qui consiste « à échanger et à

réagir » 5.

Le vivant, à partir de ses différents supports, prend ainsi des aspects variés. Les êtres distincts ne sont pas classés en espèces et genres, ils deviennent les signes manifestes du flux de vie qui les traverse : ils peuvent alors s'échan-

ger sans que l'on ait à tenir compte de leur « nature » respective, ou des contra- dictions soulevées par leurs alliances. Par exemple, on trouvera dans une des

langues vernaculaires de la Grande Terre l'expression « Trois est un ». Est n'est

pas un verbe, encore moins le verbe être, mais un connecteur logique indiquant que trois éléments distincts ne prennent consistance qu'en formant un seul ensemble signifiant. Aussi les jeunes cathécumènes ne sont nullement troublés

par le « mystère » de la Trinité'. Dans nos cultures issues du quantitatif, 3 est le résultat d'une somme

d'éléments de même espèce. Dans les cultures archaïques, le premier nombre est 2. Le problème n'est plus celui de l'addition des éléments (problème de leur coexistence pour la philosophie rationaliste), mais celui de leur organisation à

partir de leur incomplétude. D'un élément on dira l'autre élément : par exemple le frère et la soeur seront désignés par le même mot (beeri) qui se traduit par « complément de naissance ».

Si 2 est le premier nombre, si le couple est la forme normative de l'entité

grâce à laquelle la caractéristique d'un individu lui vient de l'autre individu plu- tôt que de sa définition, on aura besoin, pour exprimer des significations plus amples, d'alliances plus complexes de signifiants.

Avoir la « coutume » dans un village mélanésien, c'est recevoir de mer- veilleux assemblages de produits, telle une igname vêtue d'une robe indigène (dite robe « mission ») et couronnée de fleurs. Ensemble d'un quadruple symbo- lisme : l'igname représente l'homme, la robe c'est la femme, en sa modalité de circulation, indiquant que l'homme qui reçoit et celui qu'il reçoit peuvent désor- mais aller librement l'un chez l'autre. Quant au bouquet, il est le sceau de la sin- cérité, car « se serrer la main ne suffit pas ».

Ici, le manque de terme abstrait définissant l'ambivalence de notre mot « hôte » est pallié par une structure sensorielle puisée dans l'environnement

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282 Hilda Danon

immédiat. Elle éclaire la réalité des circonstances ponctuelles, ainsi que son retentissement émotif sur l'assistance.

L'optique d'une homogénéité entre vie de la nature et vie psychique7 détermine une sensibilité à l'ambiguïté, alors que notre sensibilité séparatiste est aiguisée à la contradiction. La première récite le Mythe de l'identité entre tout ce qui vit. La seconde établit le Principe d'identité contre toute confusion.

A partir de là, Lévy-Brühl a cru percevoir dans les mythes une attitude mentale qu'il a qualifiée de « mystique ». Le positivisme qui le motivait lui fait assimiler imaginaire et irrationnel. Préoccupé par la vraisemblance et la cohé- rence des données « participant » l'une de l'autre, il lui fut difficile de dégager une épistémologie plus fondamentale concernant le travail que l'imaginaire accomplit sur les représentations symboliques. Aujourd'hui, si nous utilisions la terminologie de Lévi-Brühl, nous répondrions, à titre posthume, que l'esprit scientifique, ayant perdu sa réceptivité à la parole de l'imaginaire, est obligé de faire appel à l'imagination comme possibilité de lui faire entrevoir des détermi- nations autres que celles objectivement possibles.

Car ces cultures, plus qu'efficaces sur le plan de leur technicité, ne déri- vent pas d'une attitude mentale sur fond de sentiment fusionnel entre l'homme et le monde. Elles ont élaboré une véritable discipline de l'esprit, découpant et reconnectant, comme toute discipline mentale, l'ensemble des éléments utiles à un savoir. L'axiomatique établissant une continuité entre tout ce qui « vit » per- met des moyens presque infinis de retournements symboliques. De certifier qui est d'abord apparu de la poule ou de l'oeuf, on dira tantôt la poule, tantôt l'oeuf, en fonction du message à transmettre.

Etre sensible à la contradiction conduit à chercher l'objectivité. Etre sen- sible à l'ambiguïté conduit à chercher le sens. Le scénario suivant était-il illo- gique ou aberrant? Nous sommes en 1984 et voici deux leaders politiques anta- gonistes : l'un, J.M. Tjibaou, indépendantiste, l'autre H. Wetta, pour une Nouvelle-Calédonie dans la France. Tjibaou perd ses deux frères dans une embuscade anti-indépendantiste et, par mesure de sécurité se cache. Et l'on voit Wetta recevoir les visites de condoléances pour ces décès.

La contradiction disparaît si l'on quitte l'idéologie pour la parenté. L'explication devient claire : Wetta, frère de la femme de Tjibaou, est l'oncle maternel des enfants de Tjibaou. Il forme avec ses neveux une dualité fonda- mentale avec prérogatives similaires aux deux parties. Présenter les condo- léances à Wetta en cette circonstance, oblitère « anti-indépendantiste » au profit « d'oncle maternel ». Lui présenter des condoléances revient à les présenter aux fils de Tjibaou.

La réversibilité des personnages n'est qu'une redistribution imagée des positions spatiales. Nous sommes en face d'un système informatique combinant au mieux des attitudes obligatoires (les condoléances) avec une situation appa- remment inconciliable.

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Du temps en question dans les relations à autrui 283

La logique utilisée est celle de l'espace occupé. Pour décider et agir, l'in- dividu n'éprouve aucune gêne à occuper simultanément des positions contraires tant qu'elles s'inscrivent dans une typologie des relations qui lui dicte un com-

portement adéquat. Coutumier de ce genre de déplacements, il se « transporte » à l'intérieur

de lui-même dans l'être symbolisant son état d'âme : si, par exemple, il sent fai- blir sa vitalité, il ira, par le biais de peintures corporelles, dans son totem et

récupérera santé et dynamisme. A être toujours engagé dans un autre pour se désigner à lui-même, ses

motivations et ses décisions lui semblent imposées : non par un schéma causal déduit d'un raisonnement ou d'une pulsion, mais par sa place dans une relation,

place avec laquelle il coïncide, et qui coïncide elle-même avec la signification à émettre.

Ainsi, pour que tout « vivant » parle d'autre chose que de son « essen- ce », un second présupposé de continuité reste à découvrir.

il

La signification d'un être (il ne s'agit jamais de sa définition) est donnée

par le contexte de signes, et aussi par la portion d'espace où il se tient. Elle devient une de ses déterminations.

Premier exemple : en pleine revendication d'autonomie, la Nouvelle- Calédonie se voit octroyer, en plus des Assemblées existantes, un Conseil des Anciens. Comment faire comprendre à la métropole que ces Anciens, chefs de clans sur leur territoire, perdaient leur représentativité lorsque déplacés à Nouméa?

Deuxième exemple : il concerne les manières de table. J'ai rencontré cer- tains Canaques désireux de nous voir manger avec les mains aux repas offerts dans leur case, comme ils avaient appris à se servir de couverts lors d'invitations dans nos maisons.

L'espace se trouve constitué de segments que leurs différenciations trans- forment en séquences, étroitement juxtaposées sur un plan horizontal qui leur

permet de se réverbérer l'un l'autre en continu. Grâce à cette réflexion l'enten- dement saisit leurs caractéristiques, en une extension suffisante pour englober tout ce qu'il est capable de concevoir et tout ce qu'il veut désigner.

Troisième exemple : une infirmière de brousse apprend que son amie

parisienne lègue son cadavre à la science. Elle désapprouve et me dit : « Si Suzanne ne revient pas sur sa décision, je ne mettrai plus les pieds en France ». Joute verbale? Non, engagement : Suzanne et son espace sont indissociable- ment projetés (à la manière d'une projection géométrique) en une figure de

réprobation.

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284 Hilda Danon

L'espace France de Suzanne et celui de Poya, le village de l'infirmière, ne peuvent plus être juxtaposés. Un écart se creuse qui n'est ni le vide ni le non- sens mais le lieu d'une altérité ayant perdu (momentanément ou définitivement) ses possibilités d'échange, donc ses attributs d'humanité. L'humain dépasse l'anatomique et le physiologique, le contour corporel, et se loge dans des don- nées esthétiques et affectives (beauté, bonté, courage, respect...), c'est-à-dire sociales, lui assurant le statut de « vivant authentique ». Vivant = humain = social.

Si le Mélanésien rencontre un semblable qui ne respecte pas l'échange, il doutera de son humanité, implicitement de sa « nature » de vivant. N'est pas humain le cadavre. Ayant perdu ses fonctions sociales, il se situera dans l'espace des dieux. N'était pas humain le colonisateur. Son espace d'origine avait planté sur cette terre, où il n'avait pas été invité, un drapeau à signification univoque : le pouvoir n'est pas réversible. Alors que l'ancêtre cède à l'héritier de son nom sa place et sa puissance.

Cette longue approche de la représentation de l'espace s'avère nécessaire pour comprendre une culture qui ne pose pas le problème de l'immobilité du concept (au sens aristotélicien). La réalité des êtres ne réside pas dans leur défi- nition mais dans la valeur qu'ils manifestent en se situant d'emblée dans l'espa- ce correct. Celui-ci assure aux éléments, quels qu'ils soient, leur statut de signes.

L'espace nous renvoie directement au Temps. A ces espaces polysé- miques et indistanciés (le « vivant » comme dénominateur commun rendant impossible une hiérarchie des espèces) va correspondre un temps sans profon- deur, sans durée. M. Leenhardt qualifiait cet espace/temps de bi-dimensionnel8. Même terminologie chez les chercheurs anglo-saxons contemporains. Le temps, dans cette représentation, n'a pas de direction par lui-même. La chronologie de l'action est donnée par des indicateurs spatiaux, mis avant ou après le verbe (toujours invariable) pour indiquer que celle-ci est faite (passé) ou à faire (futur).

Les questions d'âge, de durée d'un travail, d'écoulement par rapport à un événement antérieur ou attendu, ne se mesurent pas. Le temps c'est l'existence même de l'événement. Je l'ai su le jour où, allant interroger des informateurs du village de Bâ, sur la côte Est de la Grande Terre, je m'éclipsai à l'heure présu- mée de leur dîner. Ils me dirent plus tard l'étonnement causé par mon départ : il fallait en priorité épuiser l'entretien. Le temps de manger viendrait en « son » temps.

Vincent Guerry dans La vie quotidienne d'un village Baoulé montre de la même façon que si, pour l'occidental, le temps est un avoir, le Baoulé a toujours « le temps pour lui puisque le temps fait partie de lui-même ». C'est pourquoi on le verra, au moment de la récolte, déguster des ignames avec un bonheur complet, sans songer aux jours de disette. C'est pourquoi les notions d'épargne,

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Du temps en question dans les relations à autrui 285

d'investissement, de développement, ont des connotations étrangères à notre langue économique.

Nous ne sommes pas en présence d'un état d'esprit infantile mais d'une métaphysique qui nous renseigne sur le pouvoir totalisant du présent, soit du temps de l'expérience personnelle. Les élèves de Nédivin (village de la côte Est) rédigeaient, il y a encore dix ans, des rédactions sur leurs projets d'avenir au présent. Les enseignants m'avaient également avoué leurs difficultés au cours d'Histoire.

Car l'avenir ne se nomme pas, et le passé, en tant que « quantité » révo- lue n'a pas de pertinence. La fonction intégrante du présent atteint surtout sa dynamique dans la parenté classificatoire, là où, quelle que soit la génération à laquelle ils appartiennent, les membres d'une même classe sont confondus en un vocable qui leur donne équivalence par symétrie.

Exemples : La relation oncle maternel/neveu sera dite l'entité « beau- père/gendre », même s'ils ne le sont pas vraiment. Ils le sont virtuellement, pos- sédant la même réalité en leurs rôles sociaux. L'oncle en tant que beau-père veille au bon déroulement des échanges totémiques dans les mariages. Le neveu dans son rôle de gendre veille au bon déroulement de la grossesse de sa femme. On retrouve en arabe la bru appelant son beau-père « oncle » (mais cette fois oncle paternel car les lignées sont patrilinéaires).

La relation aïeul/petit-fils sera dite l'entité « frères ». Le petit-fils découvre dans le grand-père sa personnalité. Le grand-père découvre dans son petit-fils le renouveau de sa personnalité. Sur un axe horizontal, deux espaces juxtaposés reflètent que l'un monte et que l'autre descend dans une parfaite syn- chronicité. Le petit-fils occupant une place équivalente à celle du grand-père ne sera pas surpris de s'entendre appeler « grand-père » par son père ou sa mère.

La fonction totalisante du présent conduit surtout à deux conséquences permettant d'avoir prise sur la continuité.

1. Il n'y a pas de situation sans issue. Tout scénario de rencontre duelle obéit à une statégie réparatrice (tout être étant dans l'échange à la fois donateur et débiteur) qui permet de réguler désirs et ambitions, frustrations et rancunes, dans la mesure où chaque protagoniste, en un lieu et à un moment déterminés, est reconnu dans son rôle, c'est-à-dire dans son identité ponctuelle. D'un point de vue formel nous voyons apparaître la réciprocité normative qui permet à cha- cun, et à tour de rôle, l'accès à un temps fort, valorisant, à « son » temps, au gré des circonstances de l'existence : naissance, mariage, décès, construction d'une case, adoption, litige foncier, infractions diverses.

2. Seuls les événements intemporels impriment la mémoire. Paradoxe de l'existence de l'ancêtre par la réattribution de son nom : celui qui porte son nom n'en est point la réincarnation (comme le pense Mircéa Eliade). La réincarnation s'articule sur une idée de succcession dans le temps qui n'est pas prise en comp- te. En nommant l'ancêtre on ne « recommence » pas le passé en tant que le

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286 Hilda Danon

moment révolu et auquel il faut donner consistance. On nomme le passé comme

référence toujours légitimée d'une personnalité actuelle. Le nom ne répète pas l'ancêtre indéfiniment (il tombe en désuétude quand il perd sa signification), il le répète perpétuellement.

Nous ne sommes pas en présence d'un temps circulaire mais d'un temps alterné, symbole de vie pérenne puisque les tronçons qualitativement différents

qui alternent se donnent sens l'un l'autre sans se succéder. Le temps est manipu- lé comme l'espace. Sauf que les segments se juxtaposent dans l'espace alors

qu'ils se superposent dans le temps. Ainsi, l'héritier de l'ancêtre, symétrique de son être, est déjà et en même temps l'ancêtre potentiel de l'héritier suivant. Il

représente trois époques en leur concordance sociale, trois époques de tradition

dynamique. A titre d'exemple je citerai le test donné par une psychologue genevoise,

dans les années soixante-dix, à des enfants mélanésiens. Elle proposa à un ado- lescent de 15 ans de tracer une image de lui-même. Il dessina un homme portant casque pointu, large pantalon, moustaches tombantes; à côté le chiffre 5. Il

explique à la psychologue étonnée du peu de ressemblance du portrait, que 5 « c'est 50 ». A 50 ans il sera un ancêtre et que, dorénavant, l'ancêtre est « gau- lois ».

J'ai émis une explication : 5 est le graphisme commun à 15 et à 50, l'in- variant indiquant que l'adolescent ne s'appréhende qu'en relation duelle avec un

passé et un avenir, en leur accord présent. Il montre que cet accord est l'essen- tiel d'une personnalité qui a su intégrer une mutation importante en offrant

l'image inaugurale du Gaulois qu'il a à devenir. Se sensibliliser à l'alternance du temps c'est percevoir les symétries et

non point, comme nous, le changement,. c'est poursuivre une finalité d'équilibre plutôt que de compétition. Lorsque les Mélanésiens apprirent à jouer au football, chaque camp gagnait à son tour. Car l'équilibre s'établit grâce à une configura- tion de complémentarité qui rend l'altérité indispensable à la constitution de

chaque être, qu'il soit homme, chose ou événement. Les structures de parenté ne sont qu'un exemple (sans doute le plus stable) de ce jeu de miroirs réglé par les relations duelles. Là où nous, occidentaux, voyons des rapports de dépendance s'élaborent, en fait, des liens de reconnaissance. Un Mélanésien m'a bien préci- sé : « Par réflexe on se réfère à l'autre ». Il occupait un poste de responsabilité à Nouméa et, à mesure de son ascension dans la hiérarchie administrative, il avait de la peine à ajuster son comportement face à un collègue tantôt subalterne, tan- tôt supérieur. Car, dans une dualité traditionnelle « aucun des deux ne l'emporte par une préséance d'âge, de titre, ou de place » 9.

La reconnaissance est donc fonction d'une alternance, elle-même mainte- nue par le rythme des échanges. Or, depuis la christianisation des clans, les notions d'échange et de partage se mêlent et sèment une certaine confusion dans les sensibilités.

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Du temps en question dans les relations à autrui 287

La notion d'échange est justifiée par les mythes totémiques. On ne man- gera pas, on ne parlera pas, on ne copulera pas, avec ce qui ressortit de son totem, c'est-à-dire de soi-même, afin d'obtenir ce qui ressortit de l'Autre. Se sensibiliser à l'échange c'est apprendre obligatoirement à renoncer pour obtenir, à s'interdire pour recevoir.

D'autre part, échanger implique une permutation de dons différenciés (leur différence renvoyant à la spécificité des donateurs) en des temps qualitati- vement distincts. La notion de partage naît, au contraire, de la scission d'un ensemble homogène plutôt que de la permutation d'ensembles variés mais équi- valents en valeur. Basé sur la division quantitative, le partage ignore le renonce- ment et ôte de son importance à la réciprocité et à son corollaire : l'établisse- ment de systèmes compensatoires, base de tout équilibre dans la répartition des médiations fondamentales, qu'il s'agisse de prestations matérielles, comme la nourriture, ou spirituelles, comme les paroles... L'interdit demeure essentiel à leur distribution.

L'interdit n'est pas une règle : il est le mécanisme de toute réglée méca- nisme qui articule, par la récurrence des comportements autour du « permis » et du « défendu », la conduite (la tradition) de chaque groupe, lui forge une identi- té et le distingue d'un autre.

Le partage n'a que faire de l'interdit ou d'équivalences qualitatives concrètes ; il opère sur base d'égalité abstraite, se jouant sur un espace indéfini et sur une durée incolore.

D'où la difficulté, dans les pays dits en voie de développement, de com- prendre et d'accepter la notion « d'être de droit ». Elle est perçue comme inca- pable de résoudre les problèmes empiriques du groupe ou de l'ethnie, par igno- rance de l'ordre des équivalences réelles ou symboliques entre les acteurs de la vie publique.

Dans la poursuite « d'égalité » formelle, l'interdit n'est plus ce qui donne présence à l'être du donateur (à celui qui offre ce qu'il s'interdit), il devient ce qui le frustre de son avoir, considéré comme son « avoir droit ». On exigera une modification de la situation, d'où l'aspiration au changement. Le comportement de chacun ne tire plus sa référence dans un passé à réfléter mais dans ce qu'il apporte de nouveauté.

Nous abordons le temps discontinu de la dialectique qui, à l'opposé du temps de l'alternance, enlève aux contraires (permis/défendu) leur complémen- tarité, les rend contradictoires et par là-même féconds en situations nouvelles.

Seulement on n'est plus très sûr de la réalité dont ces situations témoi-

gnent. Par la perte des repères duels, autrui nous devient étranger, alors qu'il nous était constitutif, et nous rend étranger à nous-mêmes. Désormais notre identité ne se cerne que par la relation que nous choisissons d'avoir avec lui. Rien ne garantit que ce choix sera réciproque.

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288

De cet échange, continuellement en porte-à-faux, naît le mythe eschato-

logique : idée de nature humaine, d'universalisme des valeurs, de société sans classes, de citoyenneté du monde...

Une étude du temps biblique nous mettrait, peut-être, sur la voie d'un

développement de l'Homme par son futur plutôt que par ses origines, cela constituerait un éclairage important.

L'objet de ce propos essayait surtout de retrouver un impensé des com-

portements respectifs de l'ethnologue et de « l'ethnologisé » qui les replace sur des espaces et en des temps susceptibles de se réverbérer.

Afin de ne plus se satisfaire de comprendre... c'est-à-dire d'admettre que l'Autre a déjà disparu.

NOTES

1. Cf. l'historien J. Le Goff. 2. Le temps et la personnalité chez les Canaques de Nouvelle Calédonie, 1937. 3. H. Rouah-Danon « Lire Maurice Leenhardt aujourd'hui » in Objets et Mondes,

1976. 4. La Pensée Sauvage, p. 319. 5. M. Leenhardt « La Personne mélanésienne ». 6. H. Rouah-Danon in Objets et Mondes, 1976 (article cité). 7. « Cosmomorphisme » pour M. Leenhardt.

« Physiomorphisme » pour C. Lévi-Strauss. 8. Cf. Do Kamo : la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Gallimard-71,

réed. 1985. 9. M. Leenhardt « Gens de la Grande Terre ». 10. H. Rouah-Danon « Les Règles du Mariage et le Mariage comme Règle » in Le

Couple Interdit, Mouton 1980.

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Lueurs sur le temps des techniques

Jean-Claude Beaune (Lyon)

La question du temps est la question majeure du XXe siècle : il n'est plus

possible de réduire celui-ci à l'espace, comme tout bon cartésien clair et dis- tinct le voudrait. On pourrait passer en revue ainsi les oeuvre, les théories, les systèmes - on retrouverait partout les mêmes incertitudes.

Il est encore un domaine auquel on pense toujours en second lieu, peut- être, parce que son développement est souvent sous tutelle : tutelle de la science exacte, tutelle des stratégies de mesure du monde, tutelle de l'appréciation de plus en plus fine des rapports du vivant et du mort, du normal et du pathologique... Il s'agit des machines, des techniques, de ces objets, nous semble-t-il qui définis- sent, qui « dévoilent » les points phénoménologiques où deux mondes clos : les « choses-mêmes » d'une part, l'intentionnalité de la conscience de l'autre risquent de converger. Du point de vue de l'homme, du sujet empirique et transcendantal, corps et âme impliqués, la question est de durer et de mesurer à la fois. Une suc- cession d'instants discontinus nous tue - nous mourons par morceaux, nous le savons aujourd'hui mieux qu'hier - la médecine et la biologie ont su nous en convaincre. Mais nous vivons par flux, par jaillissements brusques et périodiques de durées épuisantes et ressourçantes qui expriment pour notre gouverne le flot de notre immanence. Entre le corps et l'âme, l'esprit et la matière pour reprendre l'archaïque question, entre le pathologique (le monstrueux, forme initiale de la normalité) et le normatif qui se gagne comme on perd au jeu pour mieux y revenir toujours, on trouve les artefacts, les machines, éléments réels ou symboliques de ce monde de metaxu qui proposent à notre destin les couleurs de l'interrogation suprême : non pas qui suis-je mais que fais-je dans cet ensemble de pièges, dans

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292 Jean-Claude Beaune

ce labyrinthe de rêves où mon esprit est en accord, comme on le dit d'un instru- ment de musique, avec l'ordre du monde. Sur cet ordre, mon corps se projette en effet, comme un art, un sport, comme lorsque Kairos parle enfin son langage. Rythmes, durées et instants complices, espaces et figures recensés et démultipliés, possibilité pour la conscience de bien correspondre à son ego : la question de l'âme et du corps est au coeur de ce préambule; à travers cette part finalement

mystérieuse de notre civilisation, celle qui se ramène à la machine vue sous cet

angle, c'est un peu plus qu'un épisode adjacent ou extrinsèque de nous-même qui nous revient : c'est la capacité où nous sommes de régler notre image à celle du monde, c'est aussi la cohérence propre de ce réglage, cette fonction de contrôle, de catalyseur du sens que les machines ont acquise dans une histoire nocturne et

paradoxale puisque c'est l'énergie, la puissance de ses caves que la culture s'inter- dit à moitié de mettre en oeuvre dès que l'esprit risquerait d'y perdre son image régalienne.

L'horloge

Il est une image pourtant qui synthétise bien ce souci - et qui condense aussi ce rapport de l'âme et du corps, enjeu et pari de notre être : depuis ses pre- mières et assez mystérieuses émanations médiévales jusqu'aux développements les plus sophistiqués d'une technologie de la précision et de la vie programmée, de la pensée artificielle aussi sans oublier le fantasme du jeu, l'horloge, les hor-

loges, pièces maîtresses de notre temps à la fois instantané et périodique, auto-

matique à force d'être erratique, enjoignent à la conscience et aux choses de se

rejoindre pour se déterminer réciproquement. Dans le Troisième éclaircissement du Système nouveau de la Nature,

Leibniz délimite bien le débat : « Figurez-vous deux horloges ou deux montres

qui s'accordent parfaitement. Or cela peut se faire de trois façons. La première (celle de l'influence) consiste dans l'influence mutuelle d'une horloge sur l'autre; la seconde (l'assistance) dans le soin d'un homme qui y prend garde; la troisième (celle du consentement préétabli) dans leur propre exactitude »... «Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux horloges. Leur accord ou sympathie arrivera aussi par une de ces trois façons ». Mais comme la première requiert des particules matérielles, la seconde un Deus ex machina, « il ne reste que mon hypothèse, la voie de l'harmonie préétablie par un artifice divin prévenant lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances d'une manière si parfaite et réglée avec tant d'exactitude qu'en ne suivant que ses propres lois, qu'elle a reçues avec son être, elle s'accorde pourtant avec l'autre »... De ce texte, on retient deux perspectives : d'abord, l'accord originel posé par l'auteur entre les exigences d'une métaphysique et métascience abso- lues et l'image de l'horloge, artefact désigné comme tel et bien intégré au cours

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Lueurs sur le temps des techniques 293

des choses et des signes qui les désignent. Ensuite, l'enjeu constitué par le temps de l'être, problème décisif et obscur : la technicité constitue de près ou de loin un milieu de sens capable de mettre en valeur l'éternelle immanence du réel.

La philosophie contemporaine a repris à sa manière ces dilemmes, en particulier celui qui consiste à concilier une vision monovoque du temps avec ses émergences individuelles, singulières et plurales ; à concilier aussi les mou- vements discontinus et violemment rythmés du vivant avec la continuité des mouvements de l'horloge bien remontée.

Contre Bergson et la plénitude d'une visée somnambulique, G. Bachelard

pose l'avènement d'une philosophie du repos dans la Dialectique de la durée. Sa volonté à fonder une alternative de l'action et du repos propédeutique à la conscience efficace, s'appuie sur deux principes importants : 1) d'abord la mise en question des représentations « pleines » et de l'obligation postulée de la continuité : toute durée est pour lui pleine de lacunes, il n'existe pas de principe psychique du continu et l'idée-même de rythme doit nous débarrasser de ce pré- jugé - on pense encore à ce propos à l'importance du silence en musique; 2) ensuite, qu'il existe des temps variés et variables, adaptés au cours des actes et au flux des événements fait que le modèle est encore technique - non plus l'immense horloge d'un monde trop plein et trop vivant qui finit par identifier la durée à l'être et pour qui « s'arrêter c'est mourir », mais une dynamique de la détente, de l'échappement qui permet de surseoir au mouvement pour le mieux relancer. « Il faut laisser, comme dans toute bonne machine, du temps au temps pour faire son oeuvre ». Faire remonter certaine expression de la négation ainsi assumée jusqu'à la réalité temporelle est en effet un projet technique et philoso- phique à la fois, un projet actif. L'essentiel de l'action, c'est qu'elle commence. Mais le rythme - et la latence qu'il implique - s'imposent : on ne peut analy- ser une action qu'en la recommençant, en la décomposant en ses éléments simples, en dégageant le « verbe » qu'elle met au jour. L'attente, la détente, les étapes d'hésitation et d'essai sont déterminantes dans cette « sagesse de la fonc- tion » qui correspond à la « réalité de l'ordre ».

L'homo faber est maître en ce royaume même s'il risque d'être parfois qualifié de « bricoleur ». Le bricolage est d'ailleurs, comme la ruse technique, une expression de la sagesse modeste du temps réellement vécu. La matière est un obstacle mais avec lequel il faut ruser, biaiser - il faut s'en faire le complice jusqu'à développer ces dialectiques qui n'ont rien de logiques mais sont d'ordre temporel, qui nous persuadent que l'on doit combattre avec le temps et contre lui la trop belle illusion de la continuité. On peut le faire de diverses façons : en ménageant les latences, les échappements mentionnés ; en cultivant les rimes et les rythmes des choses pour les accorder au mieux de leurs passions avec le grand automate narquois qui n'a jamais fini de dire que l'immobile bougeait encore, en préservant des stades, des paliers, des étapes où ces diverses tempo-

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294 Jean-Claude Beaune

ralités trouvent un semblant de continuité - mais ne se prévalent jamais de celle-ci pour arrêter l'horloge. Apparences et jeux de miroirs sans doute : Zénon n'avait peut-être voulu dire que cela et il n'est pas étonnant que Platon, Aristote, Antisthène mais aussi Bergson et Bachelard soient passés par les cadres qu'il a fixés. Autant que l'opposition entre l'âme et le corps, c'est le statut de la matiè- re qui est alors en jeu. On cherche toujours à rassurer Saturne, à se le ménager. Le temps discontinu comme être est continu comme néant. Entre les deux extrêmes, les rythmes et les équilibres scandent la Technicité polyvalente, celle qui anime les mécanismes horlogers, avec leur balancier synchrone, celle qui explose un peu trop violemment dans le travail usinier, celle qui laisse encore au bricolage la possibilité de répondre « par en dessous » aux mécaniques-théo- riques trop bien léchées, celle que l'on entend enfin renaître lorsque les arts et les sciences du temps et du hasard contemporains retrouvent le goût de leur propre mystère. On n'a jamais, en fait, perdu le fil de cette technicité qui formu- le à nouveau la question : concevoir un temps sans mouvement, c'est se convaincre de l'Etre immobile ou du néant insignifiant. L'instant, Aristote l'a montré, nous enjoint de tenir les deux extrêmes mais de louvoyer entre eux, au gré des mécaniques et des théories utiles. Prométhée n'a pas perdu le fil de Saturne. Rythmes, périodes, séquences correspondent à des expressions émi- nemment technicistes du temps et à des données humaines et biologiques par- fois imperceptibles mais toujours importantes. Aucune technicité ne se confon- dra jamais à un ordre mathématique absolu des possibles, pas plus qu'à son symétrique inverse, l'immédiateté de la création surnaturelle et surprenante. Comme la technique aristotélicienne qui évolue entre un projet d'imitation de la nature qui ne peut jamais s'accomplir absolument et le désir de reconstruction d'un monde, tout aussi inconcevable, la machine n'ignore pas ces deux échéances : elle vogue entre elles, conforme à sa fonction, ménageant la « troi- sième voie » et parlant un autre langage : on n'a plus à choisir entre l'Ame et le Corps, entre la vie et la mort, la nature et la culture, le normal et le patholo- gique. Une philosophie de la précarité régit cette zone intermédiaire où le temps se heurte à la fois à la continuité ardemment désirée et à l'aléa complice. C'est dans cette précarité que la technique possède quelques chances de restaurer sa signification philosophique première, c'est là peut-être que l'essence de la tech- nique et la technique elle-même, en leurs définitions heideggeriennes, courent quelque chance de se rejoindre.

Mais quel temps apparaît alors, si l'on essaie d'approfondir encore? Zénon a posé les dilemmes originaires et Spinoza déclare : « il est de la nature de la raison de percevoir les choses sub specie aeternitatis » (Ethique, II, 44). Le temps n'est pas une chose mais une connaissance de celles-ci, une approche - la plus profonde peut-être - de ces êtres. Et puisque notre discours tourne en rond comme son objet, l'Un revient en force sous trois modes (d'ailleurs d'es-

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Lueurs sur le temps des techniques 295

sence kantienne) : l'Un absolu et réel; l'Un considéré comme possible; l'Un comme existant.

Le temps rationnel.

Les apories de Zénon, imprenables sur le plan logique (Aristote en témoigne) nous placent dans le domaine physique et surtout cosmologique selon la distinction de la puissance et de l'acte, selon la distinction (mais aussi les liens) entre le monde sublunaire et le monde céleste ou divin, ce monde supralu- naire à la fois soumis et libre comme peut l'être une machine programmée à

adapter son fonctionnement à sa propre évolution. De fait, ce qui frappe alors, c'est l'inexistence d'un logos total et intrinsèque, permettant d'unifier un temps déjà plural et soumis à de très fortes charges symboliques - ce qui va condam- ner plus tard le temps à se voir fixé par les puissances extérieures de la religion et de la science. Le besoin d'éternité qu'il recèle se nourrit on le sait d'une forte

image : Dieu est l'horloger du monde, même si tout n'est pas aussi harmonieux

qu'il y semble. L'homme de Copernic, décentré de son univers, l'emporte sur l'homme de Vésale pourtant bien au chaud dans sa sphère médicale. La raison aime se savoir souffrir. Il reste à définir non plus le centre du monde ou de l'hor-

loge mais son axe : il faudra attendre les physiciens contemporains pour com- prendre que le problème n'a pas de sens si toutes les lois de la physique clas-

sique sont réversibles ; et si le monde est un ensemble quasiment juridique et normatif, les lois humaines et les lois physiques s'énoncent selon les mêmes

signes.

La présence.

Reste cependant une autre rationalité, une nouvelle problématique qui emprunterait par exemple, contre certain réductionnisme cartésien, à l'empiris- me de Hume. Une rationalité autre, une irrationalité radicale ? Le temps serait un mouvement qui nous échappe, qui ne peut que nous échapper car la Nature le veut ainsi. Que tirer de cette hypothèse ? La grande voie ouverte par Bergson converge sur la notion de présence, synthèse de la durée et de l'intuition et ouverture sur de nouvelles analyses conceptuelles applicables aussi bien aux mécanismes de la mémoire qu'à la création, dans le domaine vital, de vraies nouveautés. Cette philosophie doit, en bonne logique, se proposer comme pro- gramme la réinterprétation de la notion de force - une réinterprétation confor- me au « présent » où se joue l'essentiel du tableau. Ainsi, les philosophies du surplus et de la part maudite (Nietzsche mais aussi Bataille) s'accordent le droit de fonder le sens dans la gratuité du surplus. En fait, l'expérience de ce « sur- plus » comporte toujours un élément « mortel » - qui fait appel à la liberté de

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296 Jean-Claude Beaune

chacun. Le temps serait alors le lieu libre car il serait un lieu vide, sur le plan sensible au moins (les seules expériences sensibles bien codifiées seraient alors les enterrements !). La réponse à ces questions est souvent double : elle fait

appel à la fois à des éléments à peu près rationnels puisque le mouvement de la raison est récurrent : cela revient à dire en fin de compte que le temps se justifie lui-même, par sa propre force et les finalités qu'il adapte à son cours ; mais les

réponses sont également passionnelles : il reste, pour la mémoire au moins, tou-

jours quelque chose qui résiste et constitue la madeleine proustienne de notre

cogito. Les arts et leur pratique le prouvent, chacun pour soi. La sculpture indique le mouvement le plus pur, le plus minéral ; le cinéma la mécanique exemplaire d'un mouvement découpé et qui finit par retourner à Zénon par la

puissance du continu qu'il recèle; la photographie est le sommet de l'art artifi-

cieux, du mortel atemporel ; la poésie est d'abord le dire premier du faire et la

musique s'assoupit chaque fois qu'elle en a besoin (elle « soupire ») pour mieux laisser le mouvement bercer son rythme par ses silences. Dans tous ces cas - et bien d'autres - il y a sublimation du mouvement par le temps (sacré, magique, créatif...) ; il peut aussi y avoir répétition et pulsion de mort, travail sans débou- ché, maladie, ennui. Entre ces deux puissances (sublimation et adhésion), notre liberté erre comme prise aux pales d'un mouvement rotatif et alternatif à la fois. Notre liberté est gouvernée mais se laisse aller au rêve de son propre hasard. Ce n'est plus la causalité qui nous régit mais la présence du nouveau, autre façon de retrouver quelque part l'ek-stase de Kierkegaard ou la question de saint

Augustin. A ce point apparaît bien un impensé (impensable?) qui dans notre existence quotidienne mais surtout marqué par ses formes pathologiques, corres-

pond pour le temps, à l'instable, à l'impossible. Un acte pur irréductible instau-

re, avec lui, le souvenir d'Héraclite : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve mais on peut se baigner autant de fois qu'on veut dans des fleuves différents. C'est la leçon de l'humain trop humain qui cherche encore sa route.

Le présent puisque c'est de lui qu'il s'agit alors revendique une continui- té limitée et alanguie, à la fois l'idéal d'un acte pur, irréductible et la sécurité de la périodicité bien maîtrisée. On touche à des formes phénoménologiques du

temps dont les attributs désignent autant de qualificatifs : attention, espoir, atten- te, détente, échappement, rythmes et périodes, mémoire et souvenir, oubli, déca- dence, récurrence... En robotique, le « répliquant » est un homme artificiel mais si parfait qu'il ne sait pas qu'il en est un. Il sert par exemple à localiser des maladies qui se déclarent tard mais dont on peut tester la probabilité sur l'indivi- du, sa technicité s'affirme porteuse des actuels petits secrets provisoires de l'ar- tifice.

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Lueurs sur le temps des techniques 297

L'ustensilité.

Et l'on retrouve encore Héraclite, toile de fond, physicien dionysiaque qui pense que « tout s'écoule » mais qui s'affronte aussi aux questions du mou- vement pur et des limites du monde. Entre l'homme et le cosmos, les apho- rismes du Centenaire établissent des jeux de correspondance continuels, où la machine tient sa place. Le modèle d'Héraclite n'a pas de centre fixe - il refuse celui-ci au profit de la perpétuelle floraison des autres et des contraires. Le flui- de gagne le monde par l'eau, par le feu, monnaie universelle, par la foudre et la lumière. Le temps, partout présent et jamais stabilisé, rajeunit sans cesse le mouvement des choses. Le plus bel aphorisme du vieillard toujours jeune est sans doute celui qui définit le temps : « le temps est un enfant qui joue en dépla- çant les pions : la royauté d'un enfant ». Héraclite connaît aujourd'hui le succès

légendaire qu'il mérite : l'enfance de nos raisons trouve en lui son meilleur rêve, le film que l'on a conservé du début jusqu'à la fin, comme un visiteur du soir.

Zénon, c'est un autre film, plus intériorisé et sarcastique. Mais il faut les deux

pour se refaire un monde. Enfin, si l'on accepte le « compromis » entre la durée et l'instant, le

monde aura peut-être un sens. Aristote, Spinoza mais aussi Leibniz et Hegel nous ont mis sur orbite : le monde nous apparaît d'abord selon des objets simples, en général manufacturés (une table, une chaise, ceux que les peintres ont tracés pour nous au XXe siècle souvent, jusqu'à la dérision incluse de l'objet inattendu ou des fausses-vraies machines-folles). L'ustensilité des objets, leur technicité vagabonde ou latente détermine alors la forme de l'objectivité : la conscience peut poser en elle l'extériorité de ces choses à condition de les poser sur l'horizon de ses possibles. Le travail synthétique accompli par la conscience, son unité même établie dans la réduction transcendantale qui identifie l'objet et la chose en soi suppose que les perceptions vécues sont préalablement unifiées

par une temporalité fondamentale. Cette temporalité doit être constituée pour que l'objet ne soit pas un simple phénomène empirique mais une expression intentionnelle et utile. Car le tabouret que je rencontre dans le monde est un arti- fice, mais quelque chose sur quoi je me hisse, un instrument. Le monde est un ensemble d'ustensiles qui, reliés les uns aux autres et toujours justiciables d'une

appréhension plurielle détermine la connaissance théorique que je puis en

prendre. Sans doute l'ustensile n'est-il jamais directement l'objet d'une percep- tion : il n'existe que par l'usage que j'en fais et, le plus souvent, la conscience le

néglige - mais il signifie alors que l'être de la chose n'est plus dans le sujet mais dans le monde. Dans le cadre de ma vie quotidienne et des activités qu'elle commande, je ne rencontre le plus souvent des ustensiles que s'ils sont en

panne, obsolescents ou imparfaits : l'ustensilité apparaît vraiment quand un ins- trument devient incapable d'accomplir son ouvrage. L'objet m'échappe alors et, comme dirait Heidegger, sa disparition est conjointe à son apparition même :

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298 Jean-Claude Beaune

l'apparaître peut d'abord ne pas apparaître. C'est la leçon fondamentale de l'us- tensilité qui dévoile la totalité des obligations tacites et des soucis que je dois nourrir à l'égard d'un monde qui, dans cette perturbation, sanctionne l'apparte- nance de l'objet à son réseau de sens et à sa structure ontologique. Mais alors la mémoire des choses intervient : elle concerne l'horizon, l'invisible lointain dont le visible est tiré. Elle concerne toutes les structures phénoménologiques de « renvoi » par lesquelles l'ustensilité suppose toujours une finalité auparavant énoncée ou supposée telle. Il y a un poids de la « chair », du corps vivant ou mort, pour lequel toute expression ontologique est une réinterprétation. Le

temps intervient conformément à la perception chez Husserl, à la mort pour Heidegger. L'essence des techniques me fait « habiter une maison » et mon

corps lui-même, tombeau où la conscience s'éclaire des lueurs successives des finalités enchaînées, ressuscite la lueur présocratique de l'élémentaire.

La pluralité du temps

Dans un récent interview, C. Levi-Strauss affirmait que l'homme se trou- ve à son avis en position essentiellement schizophrène : il doit d'une part tra- vailler, se convaincre du sens de ses actes et des progrès qu'il inscrit sur le monde. Il doit construire des objets, faire marcher et tourner des machines et des idées - c'est à ce prix qu'il peut éviter le suicide ou le retrait solitaire sur

quelque montagne encore sauvegardée. Mais il doit savoir de manière rigoureu- se et sans dramatisation superflue que tout cela ne sert à rien, est d'une futilité absolue. Ce n'est que s'il parvient à équilibrer ces deux savoirs qu'il peut pré- tendre survivre.

On connaît le pessimisme à froid de l'auteur de Tristes Tropiques. L'opinion alors émise ne fait que confirmer celui-ci. L'histoire de l'homme est un jeu d'ombres où la mort est toujours au rendez-vous, mort de soi, mort de l'autre, sur le fond de ce temps qui s'enroule à sa propre inactualité. On mesure aussi combien des auteurs fort différents se rejoignent sur un point au moins : le « rapport au monde » qui est toujours un rapport instrumental donc artificiel et technique a bien des chances et des malchances de nous renvoyer, sous une autre approche, à l'« être pour la mort » qui se détache sur le décor du temps. Celui-ci rapporté à sa finalité, condition de sa connaissance-même, se présuppo- se lui-même par un système de renvois qui rendra l'objet solitaire impossible -

et constitue donc le monde déjà révélé comme une enfance perdue mais toujours appelée.

Le temps ne s'arrête pas - cette constatation simple et triviale rappelle Héraclite. Ne s'arrêtant jamais, il change, il est lui-même souple et multiple, il ondule comme un serpent flexible. Il s'adapte au monde comme un virus

s'adapte à son vaccin. La science contemporaine, la physique en particulier, a

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Lueurs sur le temps des techniques 299

repris à son compte certains aphorismes du Vieil Homme. Le projet possède quelques nouveautés par rapport à la science classique souvent très réductrice : le temps est pris au sérieux dans le contexte d'une réévaluation de la Nature et de son sens. Poincaré a montré la voie en « assignant au non-calculable un domaine inaliénable au sein du modèle le plus rigoureux et le plus ambitieux, l'univers newtonien ». Le calcul ne permet pas souvent de trancher - le temps se définit déjà par cette limitation qu'il lui impose; l'instable a trouvé sa place dans la physique selon des enroulements de mouvements à l'infini qui rappel- lent, en un autre langage, celui du repliement successif de bandes itérées comme dans l'attracteur en fer à cheval de Smale, selon une expérience de durée et de

rupture concomitantes. D'autre part le qualitatif (celui auquel Poincaré voulait recourir lorsque le déterminisme quantitatif trouvait sa limite) est stable et res-

taure, à sa façon, des conditions initiales voisines (mais non identiques) de celles de l'état primitif du système. L'instabilité des processus individuels s'ac- corde presque avec la stabilité globale du système, comme si l'instant et la

durée, l'être et la division (ou le pli) à l'infini trouvaient enfin une synthèse poé- tique vraisemblable.

La théorie des catastrophes au sens de Thom (le Timée des temps modernes pour Ekeland) veut pousser au-delà des systèmes dissipatifs et des

angoisses relatives à l'irréversibilité du mouvement la qualité heuristique de la

temporalité mise en jeu. Un système dissipatif suppose l'état stable d'un équi- libre dynamique modélisé, cherche les états de transition conduisant à l'équi- libre. Un potentiel de Thom définit, par des paramètres extérieurs, les limites ou valeurs critiques qui font que le système ne revient pas en arrière; les para- mètres sont alors intégrés à l'expression du potentiel et le modifient par effet rétroactif - mais la limite toujours demeure. La nature aurait-elle intérêt à conserver ses valeurs-limites correspondant à des monstres ou des exceptions ? Le ferait-elle pour nous, pour soigner notre intentionnalité appliquée au réel ? Sûrement pas, dit Thom et quelle que soit la modification des paramètres, les

catastrophes initiales, comme les figures simples, elles, ne varient pas. Ce géo- métrisme serait sans doute la dernière expression en date d'un rationalisme réductif si le temps n'intervenait lorsqu'un modèle biologique (ou physique) déploie ses formes simples. On retrouve toujours, après l'ambition régulatrice de Platon, le bricolage de la nature associé par le temps qui court à la morphoge- nèse. Ces formes obtenues ne sont d'ailleurs pas calculables, certaines en tout cas - on peut simuler de faire abstraction du temps et de privilégier les équi- libres : l'univers alors compris par la pensée est ouvert et plural. Prigogine le dit aussi, en son discours. C'est un univers qui passe, qui vit sa durée comme un

gros plan et ses instants comme des instantanés, comme les photographies du faux direct des choses - qui mêle d'ailleurs ces optiques pour créer quelques minutes d'éternité ou étaler dans un temps stratifié et divisé à l'infini quelque évolution néo-darwinienne qui saura proposer les pertinences ménageant à la

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fois l'aléa et la nécessité, le hasard et l'irruption de nouveautés instables mais intégrées. On peut penser techniquement l'imprévisible à défaut de connaître totalement l'irréversible. C'est l'accomplissement de la science contemporaine qui réside en ce point, et celui-ci retrouve, on le voit, nombre des hiatus des phi- losophies précédentes. L'accomplissement concerne au premier chef le domaine

technique : mieux, ce dernier permet de mobiliser cet imprévisible, de proposer des métaphores, des simulacres - simples et complexes à la fois, telles ces machines de Tinguely nourries de roues et de courroies - qui en plus de leur

qualité esthétique, posent la question « pragmatique » : quelles sont les pièces utiles et à quoi ? Où est le moteur et où est l'enveloppe ? Comment le décor de

l'horloge, de l'automate peut-il ne pas fausser le bon ordre de l'ensemble ? L'utilité est une notion temporelle, même si on ne la limite pas à de pures expressions finalistes : elle nous dit que l'on ne peut rien dire d'une pièce parmi d'autres mais que chacune et toutes n'ont de sens que par rapport à la totalité de la machine. C'est cela, aussi, le nouvel ordre temporel du monde qui, peu à peu, s'élabore sur des bases anciennes mais qui possède toujours ses éternelles jeu- nesses. Le temps est un écheveau qui tisse et récupère très vite ce qu'il vient de détruire - Pénélope est bien l'autre face d'LJlysse lâché en son monde souter- rain et monstrueux : mais elle, pas plus que lui, ne pourra conjurer l'incertitude du dernier jour, du dernier homme - celui qui, comme Ishmail de Moby Dick, n'est là que parce qu'il est le seul sauvé qui doit revenir pour raconter l'histoire.

Saturne et Prométhée.

Il faut retrouver l'essentiel. A travers les méandres et les contraintes d'une existence technicisée de toutes parts, se redonner le goût du temps. Peter Handke exprime fort bien ce programme :

« J'avais le temps. Circonstances et questions divergeaient. Avoir le temps ce n'était pas une sensation, c'était la résolution de toutes les sensations contradictoires. Cela voulait dire : secousse et élargissement. On était sans attaches, tourné vers les choses, on était désarmé et on avait la force de résister ; on était en repos et plein d'envie d'entreprendre; un tel état était chose rare : ce qu'on appelle d'ordinaire « état de grâce » devrait peut-être être appelé « état de temps ». Cela correspondait à une définition traditionnelle du concept de seuil en tant que « transition entre la privation et le trésor » ' .

Entre privation et trésor, tout (re)commence comme une fable, comme un conte de fées, lorsqu'on y met le mythe et assez de chaude spiritualité pour enfants sages. Le temps, Ouranos, est l'oncle de Prométhée le technicien. C'est bien une affaire de famille mais sur laquelle plane, comme dans la poiesis antique, l'aile noire d'un crime inédit. Le beau souvenir de l'enfance même

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(surtout?) malheureuse est la monnaie privilégiée des moralismes lucratifs. Il reste à peupler la caverne du temps de monstres et de vampires, de bonnes fées aussi un peu perverses au fond du coeur. Le seigneur doit être tragique et le

pédagogue quelque peu théâtral. Elémentaire, Watson. Les bandes dessinées, véritable système de mise en fiches des enfances convenues définissent un genre très codifié : rien n'est laissé au hasard, surtout pas le remords des hommes ni les puissances d'évocation du passé où se fondent les responsabilités envers l'autre et le bien familial que l'on devra faire fructifier. Le Procès arrive à son heure. Enlevez le remords, vous aurez une utopie - une éternité au présent

pauvre - un monde atemporel et qui ne se soucie que de sa propre rigueur, sta- linienne ou non. On obtient aussi, lorsque le désert est trop proche, la famine de l'être et la solitude de soi qui infléchit le cours du temps vers la grande dépres- sion de l'absence. Il reste heureusement quelques Tartares au cinéma. On vient de voir combien il est difficile, aujourd'hui, y compris sur le plan existentiel, de tracer des lignes fermes permettant de bien différencier les trois « dimensions »

du temps, si l'on veut tenter de le considérer sans trop le réduire à des modèles

spatiaux et géométriques : la durée et l'instant se répondent et se limitent l'un

l'autre, chaque atome d'éternité est une « détente » permettant à l'horloge du monde de relancer sa course vers des équilibres en péril. Zénon darde toujours la pointe de sa flèche vers le fleuve de la barbe d'Héraclite.

Le temps reste, en lui-même, inconnaissable - l'expérience proustienne de l'écriture gouverne toute volonté à en terminer l'idée. Ce que j'écris en ce moment n'était pas sur le papier voici quelques instants et pourtant était peut- être quelque part en puissance sous une autre forme ; pour que cela soit formulé et par la suite lu, peut-être commenté, il faut qu'une répétition s'inscrive comme un processus rétroactif mais aussi potentiellement chargé de tous les aléas

concevables, y compris celui de sa totale destruction. Il ne suffit pas de manger la madeleine, il faut aussi la digérer et la renvoyer aux poussières telluriques qui constituent déjà sa matière. Reste, bien sûr, sa forme, son âme - on n'en finit

jamais avec elle - pourvu que l'on soit bien convaincu que celle-ci, création ex nihilo ou miracle d'Epicure, enfermait bien tout acte qui devait être le sien. Or ces certitudes ne nous sont jamais acquises, pour des raisons métaphysiques (ou esthétiques) mais surtout par des limitations techniques, parce que lorsque l'ob-

jet nous saute au visage et aux mains, il est déjà instrument, aussi sauvage se

présente-t-il. Cette instrumentalité-là n'est pas qu'une dénaturation de la nature

première et mystique : elle est une connaissance relative de l'inconnaissable, la

première connaissance qui soit. Du cosmos à la machine célibataire une liaison

intime, philosophique et phénoménologique associe le temps et la technique -

pas seulement l'essence des techniques, lointaine et finalement trop morte pour l'être vraiment - mais le jeu global d'images et d'idées que l'on a rapporté à la « mobile éternité » et ses « imitations » multiples. Depuis l'horloge - cosmos semblable à quelque Dieu-automate jusqu'au bidet de Dali, la technicité nous

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apprend les limites et les lisières de notre connaissance. Car si cette technicité est si difficile à exactement décrire, c'est par sa qualité temporelle d'abord, par le fait que l'instrumentalité qui définit notre premier rapport au monde que l'on lit avec les mains avant de le soumettre aux périscopes de l'esprit, nous donne à la fois la chose-même et son absence. Dans ce cadre, toute conscience est égale- ment action ou réplique cinématographique, au moins duplication de celle-ci : l'objet sans doute ne suffit pas, le martellement n'est pas non plus le marteau mais l'action engagée dans l'objet cherche un être par les répétitions et divisions indéfinies du geste et de la machine. Le temps des choses se cherche entre l'im- mortalité solitaire des objets de musée et le flux relationnel et ludique des para- digmes techniques d'un monde auto-suffisant. L'ambiguïté n'est pas que théo- rique : elle engendre de belles machines exploratoires, l'automate entre autres, être des lisières et des aller-retours sur soi - trop chargé d'artifices pour paraître naturel ou curiosité futile qui disparaît dans son propre décor : jeu de l'esprit semble-t-il mais aussi connaissance technique par ce jeu qui préserve la durée narquoise c'est-à-dire consciente de sa propre limite contre la plus-value métaphysique ordinairement confondue au rationalisme strict.

Le temps joue tous les jeux à la fois, comme l'enfant d'Héraclite : il se plaît à brouiller les cartes mais il est le ressac de mon être-au-monde perdu et inachevé, il donne au rire des têtes de mort les couleurs de l'anthropophagie phénoménologique - de l'auto-anthropophagie lorsque le sujet cherche en son miroir une reconnaissance que l'autre seul peut lui donner - Et l'Autre n'est jamais conjugué dans le même temps, selon le même verbe que lui : la pluralité cosmologique s'expérimente alors dans des registres plus ordinaires. Entre moi et l'Autre, il y a le travail et la mort, il y a toute une zone éparse de technicité que la culture et la raison ne maîtrisent guère car chaque fois qu'un objet me parle de la chose en soi qu'il rêve d'être, c'est mon être qui s'évanouit davanta- ge dans cette osmose trop forcée. L'être que je ne suis plus se trouve et se perd à la fois dans l'être qui me revient des choses et par les multiples détours que l'Autre me tend alors pour exprimer ma propre finitude. Et la mort rit toujours, jusque dans l'Esprit absolu qui nourrit le dernier projet. Entre moi et moi, elle n'est que la voix de mon propre crime. Rien ne ressemble tant au temps vécu quotidien que le scénario d'un film policier où l'assassin est aussi détective. Ce qui est remarquable, dans ces films, c'est qu'on a bientôt oublié le scénario pour le geste, la structure pour le mouvement - et que tout continue quand même. Au bout d'une heure, on ne sait plus bien qui est qui, qui a tort qui a raison, pourquoi le mystère risque encore de garder quelque charme : c'est le temps, le temps technique de la caméra, de l'écran, de la salle qui est devenu le sujet prin- cipal et il peut tout noyer, en tout cas en tisser son brouillard à décomposer les contours de l'intrigue, l'individu est pris au piège. Il est pris comme Drogo l'était dans son château des Tartares impossible et réel à la fois, si réel que son être, âme et corps pour une fois réunis, ne peut accepter le départ qui le délivre-

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Lueurs sur le temps des techniques 303

rait. « C'est seulement quelques mois plus tard que, regardant derrière lui, il reconnaîtra les misérables choses qui le lient au fort... mais il y avait déjà en lui la torpeur des habitudes, l'amour domestique pour des murs quotidiens ».

Habitude, habitude dans la dérisoire attente d'un idéal bandit : plus on en rajoute de ces nomades sur leur piste, et plus Ulysse s'englue dans des outils et des

objets de son rêve. A la fin, la route est terminée mais les étrangers disparais- sent, laissant une menace et des brumes. Pour cette absence, Drogo n'a plus qu'à mourir. Le temps des rythmes et des silences, où tout est à la fois instant et durée mais où tout est récurrent, réglé comme dans ce film absurde a gardé son

prestige : chez Buzzati, il n'est pas indifférent peut-être qu'il concerne la disci-

pline d'un fort, d'une armée en veilleuse - plutôt que la kafkaïenne répétition d'un fonctionnaire halluciné. On sent plus clairement ainsi sa qualité mortelle et mortifiée. Tout peut-être est parti en effet de cet acte : chercher dans la nature un élément capable de tuer son semblable.

Conclusion.

Avant de se vouloir humain, l'homme a taillé quelques silex, dérisoire mémoire instrumentale d'un projet qui allait en nourrir d'autres. Entre l'os et la

pierre, il n'y a que la frêle distance d'une action et quelques millénaires tech-

niques, de plus en plus lourds à porter pour notre être-là-bas. Rien n'a changé, au fond des choses, depuis cette révolution : le fil était tracé : la technicité la

plus simple est malgré tout connaissance philosophique de l'autre et du monde car elle dit le Temps lui-même en son frémissement, elle invoque le vieux

Saturne, morne et taciturne, qui joue à tuer le temps comme il peut et qui, par l'accumulation des petits silences qu'il nous a légués, finit par nous faire croire à notre éternité. La machine et déjà l'outil nous tracent la route d'une présence absente en laquelle passé et futur ne sont plus discernables et qui, pour mieux nous perdre, nous fait croire enfin que nous sommes. Le film policier a le goût du sang, surtout l'horreur du vide. Zénon et Héraclite ont choisi leur héros :

Aristote, leur protégé lointain qui se laisse même aller à des mouvements vio- lents. Le détective Platon a toujours une image d'avance sur la reconstitution des faits. à technique ne cherche pas tant à imiter la nature qu'à soutenir

quand elle le peut la nécessité défaillante : la machine n'est jamais aussi essen- tielle que quand elle amène à repenser l'essence des choses. Nous voulons alors être en synergie avec elle, selon toutes les horloges qu'elle nous propose. Il nous

appartient de lire entre les lignes la durée provisoire de notre innocence perdue dans la détente de notre corps, aux confins d'un esprit qui erre encore sur les frontières ou peut-être, comme Antisthène, ne pouvant qu'écouter le silence des anciens aphorismes, nous amène à nous lever et nous mettre à marcher tout

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304 Jean-Claude Beaune

droit, sans oublier que les machines marchent aussi, obstinées mais sans répit, jusqu'à se confondre à leur ombre.

Un dernier mot, ultime. Il est une perspective qui relève d'un autre débat, d'un autre problème, immense - traité par exemple par G. Poulet2 -, d'un autre livre : la dimension muséale et esthétique des objets techniques concerne de très près le pouvoir qu'ils ont de jouer avec le temps, de fixer celui-ci, de le concrétiser. Un objet technique possède, en lui, son histoire, ses normes de pro- grès, sa genèse et sa démiurgie (c'est la balance qui « fait » la notion scienti- fique de masse et non l'inverse). A cet égard, la qualité intellectuelle de l'objet technique vaut bien, on le voit, toutes les interprétations tendancieuses et péjora- tives selon lesquelles l'homo faber se servirait de lui non pour mieux penser (pour penser, tout d'abord) mais pour éviter de penser.

Il est enfin un objet technique dont l'apparition sur cette planète a modi- fié sans recours le temps des hommes puis des choses jusqu'à se trouver modifié lui-même dans son sens et ses informations vivantes : le livre, bien sûr et tous les outils et machines ultérieurs à conserver les signes, à les traiter, à les rendre et les mettre en communication de manière claire et rapide, à enregistrer des sons, des images, constituant autant de procédés qui ne se contentent pas de répéter notre temps mais qui le taraudent de l'intérieur. Lucien Febvre nous lais- se, à ce moment, sur notre faim : « Le livre imprimé, nous dit-il a été autre chose qu'une réalisation technique commode et d'une ingénieuse simplicité, la mise au point d'un des instruments les plus puissants... pour maîtriser le monde »3. Autre chose mais quoi ? Le livre, c'est la synthèse et la limite intrin- sèque de toutes les horloges du monde. C'est un petit outil, en effet, qui ne paie pas de mine souvent, qui se feuillette, qui se jette et se brûle. Il n'a pas la belle prestance des horloges immortelles ou presque, pas plus que la puissance des machines à vapeur qui le dispersent aux quatre coins du monde - mais il est là, toujours présent, instantané comme un insecte aristotélicien dont il possède la ténacité burlesque. Enfin il propose une expérience pratique du temps technique, une expérience qui fait surgir un instant le paradigme qui retrouve l'horlogerie des débuts et l'automatisme des fins ou des confins : il doit tourner ses pages pour avancer; il y a en lui quelque chose de l'électron ou de la planète. Et l'homme, mal ficelé à son destin, demeure comme un personnage de Zénon embarqué dans sa vieille ambiguïté : c'est lui qui « tourne » page après page le livre qui lui échappe encore à mesure qu'il croit s'approprier son message. Héraclite avait raison, sans doute : toutes les mémoires du monde et des mondes sont comme des fleuves que l'on descend ou comme des enfants qui jouent avec des pions. Le livre, outil et machine, n'est pas la rive mais le courant des eaux. En lui, l'art et la nature se rejoignent enfin : on le tourne comme on tourne une clé et comme si cette clé faisait tourner et se mouvoir un monde. C'est par auto- matisme et par obstination mentale qu'un livre est aussi un automate.

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Lueurs sur le temps des techniques 305

NOTES

1. Handke (Péter) : Le Chinois de la douleur, Gallimard, 1986, p. 28. 2. Poulet (E. Georges) : Etudes sur le temps humain, 4 vol., Plon, Paris, 1964. 3. Febvre (Lucien) et Martin (Jean-Henri) : L'Apparition du livre, A. Michel, Paris,

1958 et 1971. L'extrait est tiré de la préface de L. Febvre, p. 13.

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La garde du temps, des astres aux atomes

Grégoire Wallenborn (Lyon)

Le problème de la mesure du temps

Le temps, considéré comme un paramètre, est difficile à compter et à mesurer

- car, contrairement aux unités de longueur ou de masse, on ne peut pas sim- plement déplacer, translater ce qui serait un étalon de temps. Le problème de la mesure du temps consiste donc tout d'abord à suivre ce qui apparaît comme une « loi de la nature », comme une répétition toujours pareille à elle-même. C'est pour cela que le problème de la mesure du temps est constitutif de l'histoire de l'astronomie, et ensuite de la physique. En effet, les mouvements des astres fas- cinent pour leurs périodicités régulières, leurs rythmes immuables ; et les dispo- sitifs de la physique qui mesurent un mouvement comparent celui-ci avec ce qui représente la marche la plus régulière possible. L'étalon, qu'il soit astronomique ou physique, est constitué par la marche qui se donne avec le minimum de fluc- tuations vis-à-vis des autres types de phénomènes et de ses semblables. Il n'y a pas d'horloge sans la superposition des rythmes de différents phénomènes, et de la mesure de leurs interférences. Lorsqu'un rythme particulier offre l'invariant le plus stable, il prend le pouvoir de redéfinir les autres rythmes.

La mesure du temps présuppose donc que l'on possède un garde-temps qui sert de référence pour cette mesure. La question de savoir qui est le gardien du temps recouvre aussi bien la constitution technique des horloges que la manière dont elles coordonnent les rythmes sociaux. Cependant, en me centrant sur les garde-temps en tant que dispositifs scientifiques, je n'aborderai que briè-

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308 Grégoire Wallenbom

vement la construction des rythmes collectifs, pourtant tout aussi cruciale que la constitution des horloges pour comprendre l'autorité des garde-temps.

L'histoire de la mesure du temps se ramifie dans des instruments, des dis-

positifs, des garde-temps qui ont pour charge de reproduire au mieux le temps. À chaque manière de mesurer ou de garder le temps correspond une activité de mise au présent d'un rythme, une certaine figure du temps. Je n'ai évidemment

pas la place ici pour décrire la série historique complète des moyens de mesurer le temps, et je ne m'attarderai que brièvement aux méthodes de projection qu'utilisaient les anciens. Je m'attacherai à montrer comment est redéfini pro- gressivement le garde-temps initial, les astres, grâce à l'intégration de lois et de

procédures dans les horloges mécaniques, pour aboutir au renversement complet que sont les horloges atomiques.

La mesure du mouvement des astres

Pour résoudre le problème à objet pratique (religieux et administratif) et

théorique (détermination de la durée des différents cycles) de la mesure du

temps, les anciens se sont tournés très tôt vers le ciel, sans nuage : les mouve- ments journalier et annuel de la voûte céleste et du soleil apparaissent immuables. Puisque le changement y semble pouvoir être ramené à la révolution du même, ces mouvements constituent en quelque sorte les premiers garde- temps : la mesure du temps est donnée par le cycle éternel des astres. Y a-t-il un

cycle de tous les cycles, un « cycle du Même » après lequel toutes les révolu- tions des astres seraient comme rien, comme l'affirme Platon 1 L'astronomie ne

répond pas à cette question, quoique pour observer le mouvement des corps célestes, elle doive postuler un cycle stable afin d'établir un étalon auquel rap- porter les différents cycles. En ce sens, l'astronomie se pose la question de repé- rer, puis représenter, l'image mobile de l'éternité2.

Le cadran solaire ou le gnomon sont représentatifs des méthodes de mesure du temps reposant sur la projection des trajectoires des astres, établissant la proportion de trois points, l'un céleste, un autre projeté, et le troisième inter- médiaire. La prédiction et la mesure du temps, au-delà de la journée, se fait en mettant en rapport le nombre de deux ensembles3 (lunaisons et jours par exemple). Les ensembles sont ici très simples puisqu'il s'agit de cycles. Cela

suppose néanmoins un repérage systématique du mouvement de certains astres à l'aide du dénombrement en termes d'une unité (le jour solaire par exemple). Il faut également se donner les points de repère initial et final du grand cycle considéré et, enfin, savoir additionner et diviser pour établir des proportions. Prendre une mesure revient à créer une proportion afin d'ordonner des familles de phénomènes - les projections de points de certaines trajectoires en l'occur- rence. La proportion est possible car l'on peut décider de la fin, dénombrer les

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La garde du temps, des astres aux atomes 309

cycles de la série. Pour dénombrer une série, pour trouver son invariant le plus simple, il suffit de compter selon un rythme donné. C'est ainsi que les comp- tines servent à apprendre autant à compter qu'à battre la mesure.

Les Babyloniens ont fait de remarquables mesures de la lunaison car ils ont étendu leurs observations sur un grand nombre de cycles ; la répétition de mouvements réguliers et circulaires est cruciale pour la mesure moyenne d'une période. Les observations astronomiques, toujours plus précises par les instru- ments et leur répétition, ont progressivement affiné les différentes périodes des

corps célestes et mis en rapport le jour, l'année, la lunaison, le mouvements des

planètes. Mais si les mesures ont besoin sans cesse d'être répétées c'est qu'elles font face à un problème insoluble : les différentes périodes (jour, mois lunaire, année solaire,...) sont en général incommensurables, elles ne peuvent être repré- sentées par un rapport de deux nombres entiers, par un nombre dit « rationnel ».

Cependant rien n'empêche de continuer à supposer une sorte de temps théo-

rique, immuable en lui-même : entre la mesure et la théorie, il y a l'écart des nombres rationnels et des nombres réels, c'est-à-dire un infini en puissance. Et comme il n'y a pas de limite à la précision de la détermination de l'incommen- surabilité des mouvements, la course aux mesures toujours plus précises n'a pas de raison de s'arrêter. On peut toujours espérer faire mieux.

Ce que l'on peut appeler des mécaniciens (Laplace, Poincaré,...) ont

depuis longtemps reconnu l'importance de l'astronomie pour la constitution de l'idée de loi dans les sciences naturelles4. Le mouvement éternel de la voûte céleste est non seulement le premier garde-temps, et il l'est resté longtemps, mais aussi une représentation idéale pour des savants qui cherchent à mettre des phénomènes sous forme mathématique. C'est à partir de cette représentation idéale que seront jaugés les garde-temps terrestres.

Les garde-temps mécaniques : des automates aux dispositifs

On a souvent souligné l'équipement axiomatique dont s'arme le mécanis- me pour aborder les phénomènes naturels : en se donnant les éléments premiers (les machines simples que sont le levier, la poulie, le tour, le plan incliné, etc.) et les règles de leur combinatoire, les animations de machines complexes (telles celles des ingénieurs italiens de la renaissance ou des imprimeries) sont systé- matisées par la mathématisation de mouvements de corpuscules - géométrisa- tion de portions spatiales - et de leurs chocs. Ainsi, la permanence de mouve- ments, dont l'éventuelle cause de changement est toujours locale, et mise sous le sceau de « lois de la nature », prend pour prototype principal l'automates.

En revanche, on note plus rarement la nécessité qu'avait un Galilée ou un Newton à élaborer, simultanément aux lois du mouvement des corps, une théo- rie de la résistance des matériaux ou des milieux'. La prescription d'une matière

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310 Grégoire Wallenborn

dont a été épurée toute « qualité secondaire » va de pair avec la définition de tout système mécanique, c'est-à-dire d'un milieu susceptible d'attester la loi des mobiles.

Comme tout dispositif technique, l'horloge mécanique, ou la clepsydre, est constituée d'un milieu dans lequel se produit des phénomènes entretenus par de régulières procédures. Le milieu mécanique est celui des engrenages et de l'enchaînement de leurs découpes qui permet à une énergie potentielle, réguliè- rement alimentée, de se libérer et de se transmettre progressivement. La clep- sydre et le sablier, qui mesurent l'écoulement d'une durée, sont également constitués d'un milieu bien déterminé, et « remontés » régulièrement. Cependant, leurs milieux ne sont pas séparables du principe moteur de leurs mouvements réguliers, la pesanteur. C'est pourquoi le grand intérêt des horloges mécaniques est de circonvenir la gravité, d'opérer la démarcation entre travail de la loi et matériau, entre raison du mouvement et son support. En fait, c'est le

pendule qui procurera à l'horloge mécanique son caractère légal, et en fera ce

qu'on peut appeler un dispositif scientifique'. Soumis ainsi à une loi, immuable par définition, un garde-temps mécanique peut espérer rivaliser avec le mouve- ment éternel des astres. En revanche, les clepsydres, même si elles ont eu une

importance capitale dans le développement du décryptage mathématique des

phénomènes (Galilée mesurait le temps en pesant l'eau écoulée d'un vase), n'in- téressent pas le récit de l'autorité des garde-temps.

Le milieu d'une machine mécanique se constitue d'un ensemble de

rouages qui jouent chacun un rôle propre. Sans rentrer dans les détails tech-

niques, il suffit de savoir que le milieu de l'horloge est divisé en quatre fonc- tions interdépendantes : le moteur, le train d'engrenages, l'échappement et le

régulateur. Le moteur fournit l'énergie, emmagasinée sous forme potentielle. Il fait tourner l'ensemble du train d'engrenages, mouvement qui se transmet en bout de course à une aiguille qui tourne sur un cadran. L'énergie du moteur serait rapidement épuisée si le mouvement du train n'était pas régulièrement stoppé par un obstacle qui oscille, appelé l'échappement. À chaque choc, le moteur est bloqué, l'énergie s'échappe et relance l'oscillateur. L'oscillateur sert à réguler le mouvement, à donner son rythme à l'ensemble car, effectuant un mouvement alternatif, il revient bloquer le mouvement des engrenages après un laps de temps déterminé. La partie délicate d'un tel système mécanique est l'échappement qui met le train d'engrenages en relation avec le régulateur : si l'énergie varie, le mouvement oscillatoire aussi, et la marche ne sera pas régu- lière. Il s'agit ici d'une symbiose technique, où chaque partie a besoin de l'autre mais pour d'autres raisons : une partie de l'énergie est transmise au régulateur tandis que celui-ci détermine la régularité à laquelle l'énergie est libérée.

L'ensemble fonctionne au même rythme, formant ainsi un milieu dans lequel cause et effet s'entremêlent. D'une certaine manière les différentes par- ties de l'horloge sont mises en résonance de telle sorte que l'on peut dire que

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La garde du temps, des astres aux atomes 311 1

l'on a affaire à un seul système. En physique, la résonance correspond à un prin- cipe de maximum : en accomplissant tel agencement de gestes, on recueille une augmentation de la durée ou de l'intensité d'un phénomène. En ajustant douce- ment les paramètres de contrôle du garde-temps, on examine ce qui fait durer son mouvement le plus longtemps et le plus régulièrement possibles. Dans le cas de l'automate, le phénomène en question est donc son auto-entretien : com- ment boucler le système pour qu'il dure, et ceci de manière régulière.

Pour comprendre l'innovation des horloges à pendule, il est important d'en marquer le contraste avec les horloges à foliot8. Ces dernières, qui appa- raissent au XIVe siècle, appartiennent à la vieille lignée des automates, et elles font pourtant voir de nouvelles choses. Depuis longtemps les automates ont sus- cité curiosité et émerveillement; ils ont été créés pour cela. Ils apparaissent comme une « mêkhanê », où l'on ne sait si c'est l'homme qui ruse avec la natu- re ou la nature qui fomente une véritable machination. Ils relèvent d'un art d'in- géniosité qui tente de feindre la vie en cachant la cause première de son mouve- ment9. En ce sens, l'horloge innove car elle déplace l'interrogation de ce qui fait mouvoir l'automate à ce qu'il nous dit, en nous rendant visible le nombre d'un rythme.

L'horloge à foliot est bien une ruse : elle requiert une série de gestes habiles. Le régulateur de l'horloge à foliot est une verge horizontale à laquelle sont attachées deux palettes de rencontre de la roue et dont le rythme des oscil- lations se règle par la disposition de deux poids, appelés « foliots », placés sur la verge. Non seulement, il faut relancer périodiquement le système en lui fournis- sant de l'énergie potentielle, mais il faut également régler quotidiennement les foliots pour que l'ensemble du système revienne au point de départ après une révolution solaire. L'horloge à foliot a l'inconvénient de ne pas posséder de fré- quence propre car la période des oscillations de la verge dépend de l'impulsion initiale. Cette horloge n'est pas isochrone : la mesure qu'elle bat dépend de l'amplitude des oscillations. Garder le temps impose ici un retour régulier vers l'horloge et la comparaison de sa marche avec la positon des astres. Les hor- loges à foliot étaient parfois associées à des astrolabes, qui reproduisaient en miniature le mouvement des astres. La figure du temps qui leur est associée est le reflet du firmament produit par des ruses et des procédures, sorte de miracle perpétuel. En revanche, l'horloge à pendule figure le temps selon une loi méca- nique. Une représentation qui lui est associée, et que l'on voit fleurir au XVIIe siècle est celle du dieu horloger. Tandis que l'automate est un art d'ingéniosité soumis à des principes, énoncés empiriques généralisés en contraintes, le balan- cier obéit à une loi, référent exact érigé en idéal, construit pour être indépendant du milieu.

Lorsque, au XVIIe siècle, le pendule devient le régulateur des horloges, le contrôle de la marche du temps est transposé au garde-temps lui-même. Concernant l'étude des mouvements du pendule, les physiciens reconnaissent

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312 Grégoire Wallenborn

leur première dette envers Galilée. Mais celui-ci ignorait que le pendule circu- laire n'était pas isochrone : la période d'oscillation le long d'un cercle dépend de l'amplitude de l'oscillation, de son point de départ. Or, il est très important qu'un pendule soit isochrone afin que les inévitables effets du frottements (dimi- nution de l'amplitude et de la vitesse) n'aient pas d'incidence sur la période : c'est ainsi qu'une période constante, qui ne dépend pas de frottements, est dite « propre ». Comme le calcul le démontrera à Huygens, l'isochronie est parfaite si le pendule décrit une courbe appelée cycloïde. Courbe essentiellement connue des mécaniciens puisqu'il s'agit de la trajectoire du point d'une circonférence

qui roule sur une droite. Mais la réalisation pratique d'un tel pendule, dont la

longueur varie avec son angle de rotation, s'avère délicate car elle nécessite une très grande précision de la verticalité ; le pendule à barre rigide demeure plus praticable.

Par ailleurs, pour les petites oscillations, le cercle décrit un mouvement isochrone avec une grande précision. Et d'autres calculs montreront que le mou- vement isochrone est d'autant mieux approché sur un cercle que l'impulsion est de courte durée et qu'elle a lieu près de la position d'équilibre du pendule. Par

conséquent, les horloges et les montres vont se développer autour de petites oscillations circulaires, maîtrisées par des échappements toujours moins dépen- dants des conditions initiales de l'impulsion. Les oscillations circulaires pour- ront être ajustées de telle sorte que la limitation qui leur incombe ne soit pas res-

ponsable des imprécisions des horloges : l'horloge est construite de telle sorte

que ces oscillations ont une période propre. Puisque le pendule possède une période propre, il est appelé résonateur.

Le phénomène de résonance est illustré par la balançoire. Pour entretenir le mouvement d'une balançoire, il faut faire résoner le mouvement de ses bras avec la période du balancement. Des résonances sont également présentes en

musique. Deux violons s'accordent si l'un peut faire vibrer l'autre : en se recon- naissant une période propre, ils établissent une relation sans présupposer un référent extérieur. Et l'on vous a sans doute déjà conseillé de ne pas marcher au

pas cadencé avec des camarades sur un pont ! Alors que le fonctionnement de l'horloge à foliot repose sur un écheveau

de règles empiriques et pratiques, la période du pendule obéit à une loi, elle est calculable en fonction de sa longueur et de la force de gravité. Le principe de maximum peut être évalué. En procurant son autonomie à l'horloge, le pendule permet de contrôler théoriquement l'écart à l'idéal de la loi, de calculer les

approximations. Comme l'idéal de la cycloïde n'est pas praticable, le mouve- ment circulaire réel et l'approximation théorique se déterminent, s'évaluent et se

jaugent mutuellement. L'intégration de la loi au sein d'un dispositif permet de séparer les causes

et les effets. Au plan de l'énergie, le moteur procure son mouvement au pendule via l'échappementlO. Au plan de la régulation, c'est le pendule qui rythme l'en-

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semble des engrenages. Mais parce qu'il est isochrone le pendule règle lui- même la manière dont il reçoit l'énergie nécessaire à son maintien : il devient sa propre cause. Et sa cause est celle de l'invariant qu'il représente : sa période propre, l'unité qu'il donne à voir.

L'horloge à pendule est un dispositif scientifique, car elle doit son auto- nomie à trois éléments : un milieu, une loi et des procédures. Le milieu purifié - le découpage des engrenages au sein desquels le rythme a lieu - est celui de la concaténation des rouages qui correspond au fonctionnement interne du dis- positif, créant ainsi une disposition pour le déroulement régulier de phénomènes ; ce milieu est transportable car il profile à sa frontière le monde des rouages, qui en est la limite interne, et les procédures, qui en sont la limite externell. La loi donne la causalité au dispositif, ou du moins une causalité dont on maîtrise les approximations. Lorsque le dispositif fonctionne, ce que donne à voir le milieu constitue le positif du dis-positif, et la loi son pré-dispositif. Mais il s'agit ici d'une position juridique : le dispositif est l'énoncé final du jugement; ce qui assure sa reproductibilité. Par ailleurs, on sait qu'un automate, même muni d'une loi, laissé à lui-même finit par s'arrêter. Si bien que les gestes font partie intégrante du dispositif, ne fut-ce que pour permettre au dispositif de continuer à apparaître autonome. La maintenance (de manu tenere, tenir avec les mains, ce qui préserve un « maintenant ») est dissimulée lors du jugement, la procession des gestes oubliée, les procédures deviennent l'extériorité du disposi- tif. La procédure est également un terme juridique, qui définit ce qui maintient le fonctionnement, et est d'autant plus nécessaire que les lois changent. Tandis que le dispositif s'impose à la procédure dans la mesure où il rythme la fréquen- ce des retours à l'appareil, la procédure permet dans certaines limites de calibrer cette fréquence.

Les dispositifs ont donc pour effet de brouiller la réponse à la question « qui respecte la loi ? ». Qui est auteur de la mesure du temps ? Est-ce l'horloge qui est réglée pour que ses rouages résonnent au nom de la loi du pendule ? Est- ce le milieu dont les aiguilles indiquent son rythme ? Est-ce le fait de remonter sa montre ? Est-ce chaque coup d'oeil jeté à un cadran ? Il s'agit ici de la grande innovation que constituent les dispositifs : donner son autonomie, sa loi propre, à un phénomène, tout en rendant dépendant ceux qui se confient au phénomè- nel2. Cette confiance repose sur le fait qu'un tri s'est opéré entre variables perti- nentes et perturbations négligeables, sur base d'une continuité à la fois de chaque variable et des enchaînements causaux.

L'objectif d'un dispositif serait d'identifier, exactement et précisément, une loi à un milieu univoquement causal. Chaque variation doit devenir variable ou être réduite au « bruit » - ce qui est une autre manière de faire le silence : cette perturbation ne parle pas, ne « cause » pas. Expérimenter c'est chercher des procédures, évaluer des effets, réduire le bruit au silence. Néanmoins, l'identification n'est jamais parfaite, ça coince toujours quelque part; mais ça

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314 Grégoire Wallenbom

avance, ça peut avancer, les arrêts sont provisoires. L'exactitude n'est pas trou- vée au laboratoire, mais le phénomène peut exister pour d'autres. L'identification de la loi et de causes est un processus qui a besoin de confidents et d'alliés confiants. Le milieu du dispositif est purifié de telle sorte que d'autres milieux, sensibles à ce que pourrait représenter telle loi, peuvent reprendre à leur compte ce phénomène.

Les garde-temps intègrent pratiques et milieux

L'horloger dispose les différents engrenages, les place en les séparant distinctement, il les rend disponibles les uns pour les autres dans un milieu

fabriqué pour des mouvements homogènes. Mais s'il veut améliorer sa tech-

nique, il doit sans cesse évaluer les dispositions des différents éléments, les accorder et les emboîter, sans cesse s'entraîner lui-même pour que la mécanique s'entraîne toute seule. Et il n'est pas assez que la montre soit montée, encore faut-il la « remonter » - de ce point de vue, la montre électronique, qui incor-

pore une pile, réduit la fréquence de la procédure et accroît par conséquent l'au- tonomie des garde-temps individuels.

L'astronome qui veut améliorer ses mesures a besoin d'une bonne horlo-

ge pour repérer le passage des étoiles à un méridien déterminé. La seule manière dont il peut retracer le mouvement horizontal des étoiles est de connaître l'heu- re. Mais une horloge exige de lui une suite de gestes déterminés. Et c'est à force de répéter des mesures, véritable rituel où la pensée de la loi prend corps, qu'il établit des moyennes et des relations de plus en plus plausibles entre ces nombres. L'horloge fait partie ici d'un dispositif élargi : sa loi procure une coor- donnée (la longitude) de la carte du ciel.

Le développement de garde-temps précis et autonomes intéresse égale- ment au premier chef les navigateurs, qui n'ont d'autres points de repère que ceux du ciel : pour pouvoir partir en de grands et longs voyages, le commerçant a besoin d'une horloge qui donne les longitudes. Quand il fait le point de la situation, il consulte l'horloge. Le bourgeois se fie aux horloges des clochers

pour ne pas être en retard à un rendez-vous, ou pour déterminer l'argent qu'il donnera à ses ouvriers. Ce seront ensuite les ouvriers, au XIXe siècle, qui devront se soumettre et intégrer la loi de l'horloge. Les horloges réglées les unes sur les autres constituent un axe du milieu dans lequel nous nous coordonnons. Bref, tandis que l'on crée une série d'usages pour les horloges, on se place éga- lement un peu plus dans leurs rythmes. La multiplication des horloges, puis des montres, est simultanée à l'intégration sociale du tempsl3.

Les garde-temps ont d'abord servi à rythmer la vie monacale, avant de devenir le symbole de la vie urbaine régulant, entre autres, le travail salarié dès le XIIIe sièclel4. Mais le temps indiqué par les cloches et les cadrans restera

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La garde du temps, des astres aux atomes 315 5

longtemps local : le milieu mécanique de l'horloge est transportable mais n'est pas susceptible d'une extension qui permettrait aux garde-temps d'échanger transversalement des informations sans référence aux mouvements des astres. Pour que la notion d'un temps supralocal soit possible, des milieux favorisant de nouvelles possibilités et demandes doivent apparaître.

L'unification du temps s'est faite petit à petit au travers de réseaux, véri- tables coordonateurs collectifs. C'est d'abord le chemin de fer qui a exigé que l'on unifie les temps à l'échelle nationale. Les télégraphes les ont rapidement remplacés : l'électricité sert de relais pour l'information, et l'élément électromé- canique « bobine » permet la conversion réciproque de phénomènes électriques et mécaniques. Et aujourd'hui l'échange d'informations entre horloges passe par les voies hertziennes, milieu qui n'a besoin d'être purifié que lors de l'émission et de la réception.

L'électricité permet donc de mettre les horloges en réseaux, mais n'en change pas le fonctionnement, qui demeure mécanique. Avec les horloges à quartz, le milieu de résonance change : il passe d'éléments mécaniques dans un champ gravitationnel à un cristal qui fait la jonction entre phénomènes méca- niques et électriques. En effet, un quartz a la propriété (piézzoélectricité) de transformer une oscillation électrique en vibration mécanique, et inversement. La fréquence de résonance du quartz dépend de ses dimensions et de sa forme : placé dans le vide, ou une atmosphère neutre, il est un excellent résonateur. Le fait que le résonateur soit directement lié à un phénomène électrique permet de le placer dans un nouveau type de milieu, des circuits électriques, qui seront de plus en plus miniaturisés (circuits intégrés). Cela modifie également les procé- dures de calibrage des horloges : de nouveaux instruments sont nécessaires pour jauger le régulateur. Cependant, la forme de la loi qui régit la régularité tempo- relle ne change pas : les oscillations, qu'elles soient mécaniques ou électriques, sont décrites par le même type d'équation.

En se mettant en réseaux, en s'universalisant en quelque sortets, les hor- loges défient les éphémérides. Le calcul de ces tables de prédiction d'événe- ments astronomiques, qui est un métier à part entière, s'appuie sur la loi de gra- vitation et permet une plus grande précision de la mesure du temps, en paramétrisant temporellement les événements. La loi est ici une hypothèse confirmée en retour par la vérification de ses prédictions : le paramètre temps injecté dans les équations est le même qui confirme l'heure qu'il est. Cette « autofondation » de la loi se retrouve également en mécanique où sont mis à

l'épreuve des instruments, dont l'horloge, inspirés par la discipline elle-mêmel6. À première vue cette codétermination d'une théorie et des instruments qui la vérifient, qui est celle en général de l'attestation par des faits reproductibles qu'un dispositif fonctionne bien, est une espèce de cercle vicieux. C'est oublier que la stabilisation d'un phénomène au sein d'un dispositif a lieu après un pro- cessus dans lequel intervient le problème de l'étalonnage des mesuresl7.

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316 Grégoire Wallenborn

L'étalon, toujours provisoire, arrête pratiquement la régression vers une meilleu- re précision. Comme simple définition, l'étalon est arbitraire, mais comme

jauge, il est évaluation active des phénomènes. Le temps devenu paramètre est nécessaire pour la comparaison quantita-

tive de différents mouvements : la détermination de variations indépendantes peuvent devenir des variables car un invariant est établi. À partir de l'accumula- tion de mesures, les mouvements des astres constituent un tel étalon invariant. Comment les horloges vont-elles alors passer du statut de machination à celui de nouvelle autorité du temps ? Comment vont-elles imposer leur autonomie ?

Des horloges de plus en plus précises et de moins en moins exactes

Le problème de la régularité, de la reproductibilité d'un rythme est à la fois le plus évident et le plus compliqué dans la mesure du temps. Il est évident, car le temps mesuré est justement celui que l'on a mis en forme de telle sorte

qu'il se répète. Il est compliqué, car ce qui est stable n'arrête pas d'être redéfini

par l'agencement de nouveaux phénomènes purifiés. Au fur et à mesure que les horloges deviennent plus précises, elles se

décrochent des astres. En fait, un paradoxe accompagne toute l'histoire de la

garde du temps. D'une part, l'invention de garde-temps qui construisent des

rythmes de plus en plus fins et précis, a pour objectif de constituer des inter-

prètes d'une période immuable. Un dispositif parfait serait susceptible de repro- duire une relation absolument répétable, c'est-à-dire intemporelle. À la limite de la série des mesures, devrait se trouver un rythme éternel, infiniment reproduc- tible et observable. D'autre part, les dispositifs sont toujours inscrits dans des

rythmes moins fiables que ceux qu'ils composent; ils se constituent en séparant ce qui est répétition du même et perturbations extérieures, que l'on ne cesse de découvrir grâce, entre autres, à ces dispositifs. Par conséquent, la précision de la suite des mesures ne s'arrête jamais, sa convergence est à chaque fois redéfinie en même temps que les nouvelles manières de produire un temps invariant. Il

n'y a pas de passage à la limite du côté expérimental des dispositifs. Le para- doxe de la mesure du temps revient donc à savoir comment constituer un rythme intemporel, qui se résout par des négociations incessantes avec la fiction constructive de l'éternel.

Il y a deux méthodes pour vérifier la bonne marche d'une horloge : on la

compare soit au mouvement des étoiles, soit à certaines de ses congénères. Il est utile de distinguer ici exactitude et précision. Des mesures sont dites exactes si elles correspondent à une valeur déterminée théoriquement, supposée être la « vraie » valeur, celle donnée par le mouvement des étoiles en l'occurrence. Des mesures sont dites précises si leurs valeurs sont relativement groupées, si la

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La garde du temps, des astres aux atomes 317 7

variance statistique de leur ensemble est réduite, si par exemple des horloges indiquent toutes la même heurel 8.

Alors que l'on définit l'erreur de mesure par la différence entre la valeur mesurée et la vraie valeur, cette dernière ne peut être déterminée exactement puisqu'elle est dite exister entre les limites de tolérance de la valeur mesurée. D'où la nécessité d'une théorie qui définit, fixe (provisoirement) une référence exacte à laquelle la mesure sera rapportée. D'autre part, puisque de deux montres il est impossible de dire laquelle fonctionne le mieux, il faut sans cesse rapporter les garde-temps les uns aux autres, en choisissant l'unité la plus stable possible, l'étalon qui sera désigné comme précis en se mesurant à d'autres phé- nomènes à l'aide d'un traitement statistique plus ou moins élaboré; sans cesse procéder à l'étalonnage des garde-temps. C'est tout le problème d'« être à l'heure ».

La coordination d'horloges de plus en plus précises va progressivement contredire le postulat d'un temps exact : les divergences entre horloges et ciel peuvent de moins en moins être imputées à l'infidélité des instruments. Ou plu- tôt, de même que chaque théorie possède un domaine de validité qui se détermi- ne au fur et à mesure des épreuves qu'elle s'oblige à créer, le domaine de fidéli- té des instruments se précise de plus en plus.

La technique des échappements s'est sans cesse améliorée, et a réduit considérablement les frottements. Mais ceux-ci ne sont pas la seule perturbation de la régularité des horloges. Malgré que l'on ne puisse juger de l'exactitude des horloges, il est possible de comparer les causes des perturbations de leurs marches. On s'aperçut que la température et la pression atmosphérique doivent être minutieusement contrôlées. On remarqua également que la gravité n'est pas partout identique, ce qui influe sur le mouvement du pendule. Comme souvent, lorsqu'une perturbation a été identifiée, lorsqu'elle ne fait plus partie du bruit, est instaurée comme variable, elle peut devenir phénomène décrit par le disposi- tif. Ainsi les pendules pourront en retour servir d'instrument de mesure de la gravité, exprimant l'invariance de la loi.

Tandis que la précision des horloges augmente, l'exactitude se dérobe. Tandis que le jour solaire moyen demeure l'étalon, la précision croissante des garde-temps fait apparaître des comportements insoupçonnés du mouvement de la terre par rapport au ciel. On sait depuis Hipparque que le point vernal, qui sert d'origine pour les coordonnées célestes, n'est pas fixe sur la voûte céleste. Puis on apprend que l'axe de rotation du monde décrit un cône approché, et que la vitesse de rotation de la terre ralentit, les jours étant de plus en plus longs. Du côté des étoiles les choses bougent également ; elles naissent, se déplacent les unes par rapport aux autres, et meurent. Tous ces nouveaux phénomènes rendent de plus en plus difficile le calcul d'un rythme immuable sur base du mouvement des astres par rapport à la terre. Par ailleurs, ces nouvelles donnes n'ont pu être précisées que grâce à une maîtrise toujours plus grande du temps. En effet, tant

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318 8 Grégoire Wallenborn

que la comparaison d'un mouvement à un rythme stable n'indique que des variations aléatoires, cet écart demeure sans explication, indéterminé, relevant d'erreurs expérimentales. En revanche, si une dérive systématique est observée entre la mesure d'un phénomène et ce que la théorie prédit, aidée par un étalon-

nage, cette variation peut éventuellement être qualifiée, puis déterminée comme variable indépendante, et en fin de compte attribuée à une cause. Bref, dès lors

que la procédure de la coordination des différentes horloges conduit à des garde- temps plus stables que les mouvements apparents des astres, il devient nécessai- re de changer d'étalon 19.

Les fréquences atomiques comme nouveaux éternels

C'est en 1967 que la seconde a été redéfinie grâce à l'invention d'hor-

loges atomiques, et équivaut à la durée de neuf milliards et quelques poussières (9 192 631 770 exactement) de périodes correspondant à « la transition entre les deux niveaux hyperfins de l'état fondamental de l'atome de césium 133 »20

(sic). Sans rentrer dans les détails de la mécanique quantique, il s'agit de voir

l'enjeu d'une telle définition qui nous propulse véritablement dans l'ère

atomique. L'hypothèse fondamentale qui préside à cette redéfinition du temps pos-

tule que les atomes d'un même élément sont tous identiques quelques soient le lieu, l'époque ou les conditions de leur production. Puisque le physicien ne peut pas purifier le ciel, il suppose que le très-petit peut être pur. L'atome est consi- déré comme éternel... tant qu'il n'est pas perturbé.

Les données de la physique atomique viennent des spectres des atomes, c'est-à-dire de la décomposition de la lumière - et des autres rayonnements électromagnétiques - qu'ils émettent, en fonction de leurs fréquences. L'ensemble de ces fréquences constituent l'information primordiale que nous avons sur les atomes. Chaque fréquence correspond à la transition d'état d'éner-

gie d'un électron, au passage d'une couche à l'autre. Chaque électron au sein d'un atome subit différentes interactions qui lui confèrent son état d'énergie; et

chaque atome comporte une série d'électrons. Par conséquent, beaucoup de fré-

quences différentes peuvent être émises par un atome. Toutes ces fréquences sont donc propres à chaque atome d'un élément donné. Chaque atome se pré- sente dès lors comme un résonateur multiple. Les horloges atomiques utilisent ce principe que les atomes recèlent, rendre disponible une multiplicité d'éter- nels. Elles instaurent une transformation radicale : loi, milieu et procédures changent complètement.

Les lois qui sont supposées régir le comportement d'un atome à Z élec- trons sont trop compliquées, les interactions trop nombreuses, pour pouvoir les traiter simultanément et exactement. Il faut donc hiérarchiser le problème, et les

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interactions, en séparant une force « principale » et des perturbations à cette force; il s'agit alors d'un véritable jeu d'essai et d'erreur phénoménologique entre expérience et théorie. En considérant d'abord le champ coulombien, puis en déterminant par approximation les autres interactions, on obtient les quatre nombres quantiques qui donnent à chaque électron sa carte d'identité.

Les nouvelles horloges les plus précises tirent profit du principe de maxi- mum des résonances atomiques. Pour ce faire, il est important de choisir la meilleure transition atomique : elle doit posséder une raie de résonance très défi- nie, dont la fréquence de résonance est aussi indépendante que possible des conditions extérieures, et qui est facile à détecter. Parmi tous les choix possibles, la fréquence pour l'instant retenue est celle mentionnée plus haut. Cette fréquen- ce, émise par une cavité, entre en résonance avec la transition incriminée. Ainsi certains atomes changent d'état, ce qui permet de les différencier de ceux qui sont restés dans l'autre état préparé. Afin d'isoler une propriété particulière d'un atome, est donc créé un milieu très spécial : un flux d'atome le plus pur possible se déplace à grande vitesse dans espace saturé par une fréquence ajustable. Par définition, un maximum d'atomes sont observés quand l'émetteur est réglé sur la bonne fréquence. Une boucle de rétroaction permet d'ajuster en permanence la fréquence. Comme ceci se passe environ neuf milliard de fois par seconde, l'ajustement, pris en charge par un dispositif électronique, peut se faire très rapi- dement. Les horloges atomiques reposent donc sur un principe d'autorégulation à partir de la détection de légères fluctuations (en intensité dans un temps très bref) et de leur amplification.

La grande précision des horloges atomiques ne réside pas dans la stabilité d'une fréquence qu'elles fourniraient, mais dans la possibilité d'opérer des moyennes fiables très rapidement. Ainsi, à court terme les horloges à quartz sont plus stables, mais elles ont l'inconvénient de « vieillir », car le cristal se défor- me progressivement, ce qui provoque une dérive dans la fréquence de résonan- ce. L'astuce pour éviter cette dérive consiste donc à agir de manière permanente au travers de procédures de contrôle et d'ajustement, qui sont prises en charge par le dispositif lui-même. Le temps international est défini par la mise en cor- respondance d'environ deux cents horloges éparpillées dans certains pays. Elles s'entre-contrôlent en permanence, en vérifiant la bonne marche de toutes les autres. Cela n'évite pas bien sûr de devoir revenir régulièrement à chaque horlo- ge pour les arrêter, les nettoyer, les régler, les relancer2l.

Pour rester précises les horloges atomiques ne peuvent se déplacer. Les échanges d'information d'horloge à horloge se font donc par satellites. On voit ici la préfiguration de l'intérêt que comporte un tel réseau pour le développe- ment des échanges d'information. Les horloges atomiques sont en effet capables de procurer une unité de temps très petite aux télécommunications, et ainsi de cadencer le réseau informatique à grande fréquence.

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Conclusion : l'empyrée des atomes

Les applications de la mécanique quantique ne nous apportent pas uni- quement une nouvelle manière de mesurer le temps ; cette théorie permet égale- ment un renouvellement de la représentation des étoiles - leurs évolutions sont décrites par de nouvelles disciplines dont l'astrophysique. Il est remarquable que la suppression de l'éternité des étoiles aille de pair avec une redéfinition du

temps. Jadis, le temps des cieux était mis en correspondance avec l'heure des hommes; aujourd'hui, le temps est dérivé de phénomènes dont les petites dimensions défient toute imagination, et cette création permet la redéfinition de ce que sont les astres. En ce sens, ce sont les atomes qui satisfont aujourd'hui aux critères d'éternel céleste.

La sélection des nouveaux invariants, les fréquences atomiques, se fait à l'aide d'une technique théorique de perturbation et de l'élimination pratique des

perturbations. En définissant un système - l'atome comme champ d'interac- tions -, le calcul par perturbations propose la recherche de résonances, qui sont

dégagées comme mesures stables par les variations contrôlées du dispositif. Les

dispositifs font résonner, au nom de la loi et au sein d'un milieu purifié, des causes et des effets. Mais des pendules aux horloges atomiques le résonateur

change de statut. Par le mouvement qu'il procure aux engrenages, le pendule est homogène au milieu. Les résonances atomiques sont cause de différenciation de mouvements, mais ne sont pas mouvements eux-mêmes. La transition d'un élec- tron de son état initial à son état final se fait hors du temps, ou du moins en une durée qui nous échappe totalement. Les nouveaux invariants ainsi forgés sont non mécaniques car ils ne peuvent être mis en correspondance par un paramètre continu qui mimerait un mouvement. Cela bouleverse la figure traditionnelle du temps.

L'ancienne définition d'Aristote, qui affirme que le temps est nombre du mouvement, et qui s'appliquait aux descriptions céleste et mécanique du temps, n'a plus cours. D'une certaine manière la mécanique quantique déspatialise le temps. Le rythme, comme en musique, est donné par une mesure. Les mouve- ments mécaniques, qui pouvaient être cycliques, cèdent le pas à des informa- tions sous forme de « gamme » atomique. Le rêve, inspiré par le spectacle du firmament, de se donner un temps éternel s'est prolongé vers l'activation du très petit. Le nouvel empyrée est désormais au-delà des atomes.

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La garde du temps, des astres aux atomes 321 1

NOTES

1. Aspirant du Fonds National Belge de la Recherche Scientifique, attaché à l'Université Libre de Bruxelles.

2. Platon, Timée (39d), Ed. La Pléiade, trad. L. Robin et M.-J. Moreau. 3. Dans le 77mée, à propos du mouvement et du temps, Platon parle de « la révolution

du Même et du Semblable » (36c), d' « une sorte d'image mobile de l'étemité » (37d). 4. G. Deleuze et F. Guattari conçoivent la science comme création de fonctions dont

les « arguments sont des variables indépendantes sur lesquelles s'exercent des mise en coordination et des potentialisations nécessaires » (Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, p. 147, et le chapitre « Fonctifs et concepts »). Par ailleurs, le rapport de correspondance des variables est aussi un rapport de dépendance à des invariants.

La mesure du temps par projection utilise une fonction très simple : la pointe du gno- mon, fixe, est l'invariant de la proportion entre ombre projetée et mouvement sur la voûte céleste; la course de l'ombre est suivie sur un plan de référence qui, par règle de correspondance, permet de nombrer le mouvement du soleil.

5. « De toutes les sciences naturelles, l'Astronomie est celle qui présente le plus long enchaînement de découvertes. [...] L'exposition de ces découvertes et de la manière la plus simple dont elles ont pu naître et se succéder, aura le double avantage d'offrir un grand ensemble de vérités importantes, et la vraie méthode qu'il faut suivre dans la recherche des lois de la nature. » (Laplace, préface à l'Exposition du système du monde, réédité dans la collection Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Fayard, Paris, 1984, p. 13).

La « conquête de la Loi, c'est à l'Astronomie que nous la devons, et c'est ce qui fait la grandeur de cette Science, plus encore que la grandeur matérielle des objets qu'elle considère. Il était donc tout naturel que la Mécanique céleste fût le premier modèle de la Physique mathématique » (H. Poincaré, La Valeur de la Science, Flammarion, Paris, 1970, p. 22).

La « mécanique céleste » est le lieu de constitution de la mécanique, qui rétrospecti- vement peut être dite « appliquée ».

6. Voir, par exemple, R. Boirel, Le mécanisme hier et aujourd'hui, PUF (coll. Que sais-je ?), Paris, 1982; M. Tamny, « Atomism and the mechanical philosophy », in Companion to the History of Modern Science, Olby, Cantor, Christie & Hodge (ed.), London and New York, 1990, pp. 597-609.

7. Dans la première journée du Discours concernant deux sciences nouvelles, testa- ment scientifique de Galilée, le problème de la résistance des matériaux débouche sur celui de la raréfaction d'un milieu qui permettrait de comparer les mouvements de tous les corps, plume ou boulet. Newton, dans la totalité du livre Il des Principia mathematica, se consacre au problème de corps se mouvant dans un milieu résistant, afin de pouvoir en fin de compte déterminer le milieu qui correspond aux mouvements obser- vés des corps célestes.

8. I. Stengers a admirablement montré comment le plan incliné de Galilée est un « dispositif expérimental », qui affirme corrélativement le pouvoir d'une fiction - la vitesse instantanée - et la définition des objets soumis à cette fiction - les corps gali-

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322 Grégoire Wallenborn

léens -, grâce à la mise en variation des éléments du dispositif - les différents types de vitesse (L'invention des sciences modernes, La Découverte, Paris, 1993, pp. 98-101 ).

9. D. Gilles et I. Stengers, « Temps et représentation », Culture Technique 9, 1983, pp. 21-41, comparent finement l'horloge à foliot et l'horloge à pendule, du double point de vue légal et énergétique.

10. Un très bel exemple est celui des jacquemarts, figurines humaines au mouvement intégré à celui d'une horloge. L'histoire des automates est décrite par J.-C. Beaune, L'automate et ses mobiles, Flammarion, Paris, 1980.

11. Le fait que le pendule suive une loi permet de reporter la limite du dispositif sur d'autres éléments que le régulateur : alors que le foliot doit être impérativement fourni en énergie, le pendule peut fonctionner idéalement sans frottement, l'énergie servant uni- quement à mouvoir les aiguilles.

12. Distinguant le « milieu géographique » et le « milieu technique », G. Simondon pense l'objet technique comme « au point de rencontre de deux milieux » (Du mode d'existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, Paris, 1969, p. 52). L'objet tech- nique est dispositif scientifique lorsqu'un milieu a été élaboré, ou « purifié », pour soute- nir un phénomène reproductible qui dès lors répond à une loi. Un dispositif est lui-même reproductible, transportable, si l'on connaît les procédures de purification qui constituent son milieu. Un milieu est donc un champ d'action qui peut servir de médiateur entre des phénomènes et des informations.

13. La dépendance peut être celle de l' « auteur » du dispositif ou celle de son usager. L'auteur a la responsabilité de prendre la parole devant son invention. « C'est le sens même de l'événement que constitue l'invention expérimentale : invention du pouvoir de conférer aux choses le pouvoir de conférer à l'expérimentateur le pouvoir de parler en leur nom. » (1. Stengers, L'invention des sciences modernes, op. cit., p. 102). L'usager, quant à lui, emploie l'objet technique comme « boîte noire » au sein d'un dispositif plus large qui n'est pas forcément scientifique.

14. Pour une histoire plus complète de la mesure du temps inséparable de son institu- tion sociale, voir D. Landes, L'heure qu'il est, Gallimard, Paris, 1987; D. Howes, Grenwich Time, Oxford University Press, Oxford, 1980. Pour une analyse de la constitu- tion de l'autorité légale et citadine du temps en rapport avec ses représentations scienti- fiques, voir D. Gilles et I. Stengers, art. cit.

15. D. Landes, op. cit., pp. 89 sq. 16. E. Zrubavel, « La standardisation du temps : une perspective socio-historique »,

in « Codifications », Politix 10-11 (1990), pp. 21-32, décrit la bataille que se livrèrent Greenwich et Paris pour s'imposer comme le méridien de référence universel. Cela montre que l'universalisation d'un standard, si elle est considérée comme une nécessité pratique, révèle également une question d'autorité, et n'est en aucun cas un processus qui va de soi.

17. H. Poincaré, critique très fin des problèmes de fondement de la mécanique clas- sique remarque que les astronomes « définissent la durée de la façon suivante : le temps doit être défini de telle façon que la loi de Newton et celle des forces vives soient véri- fiées. La loi de Newton est une vérité d'expérience; comme telle elle n'est qu'approxi- mative, ce qui montre que nous n'avons encore qu'une définition par à peu près. Si nous supposons maintenant que l'on adopte une autre manière de mesurer le temps, les expé- riences sur lesquelles est fondée la loi de Newton n'en conserveraient pas moins le même

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La garde du temps, des astres aux atomes 323

sens. Seulement, l'énoncé de la loi serait différent, parce qu'il serait traduit dans un autre langage; il serait évidemment beaucoup moins simple. De sorte que la définition implici- tement adoptée par les astronomes peut se résumer ainsi : Le temps doit être défini de telle façon que les équations de la mécanique soient aussi simple que possible. » (« La mesure du temps » in La valeur de la science, op. cit., p. 46). Sans se référer à Poincaré, F. Gonseth, à propos du temps de la loi de gravitation et de l'horloge, développe la notion d'« autofondation » de la théorie (« A propos de la mesure du temps. L'aspect méthodo- logique du problème de la précision », in Philosophie de la physique, Actes du Colloque de l'Académie Internationale de Philosophie des Sciences (octobre 1961), Office International de Librairie, Bruxelles, 1962, pp. 8-16).

18. À partir des travaux de B. Latour (voir La Science en action, La Découverte, Paris, 1989 et, avec S. Woolgar, La vie de laboratoire, La Découverte, Paris, 1988), et de quelques autres, une série d'études se sont développées pour décrire le processus de fabrication des faits scientifiques.

19. Pour la distinction entre exactitude et précision, voir M. N. Wise (ed.), The values of precision, Princeton University Press, Princeton, 1995, pp. 7-9.

20. Entre 1956 et 1967, l'étalon de la seconde était défini comme une fraction de l'année tropique 1900. Prendre pour étalon une définition aussi arbitraire marque qu'un écart s'opère entre la notion de précision, devenue capitale, et le phénomène qu'elle représente. Cet arbitraire (pourquoi cette année-là ?) est possible car des algorithmes per- mettent d'en tirer des informations à n'importe quelle date. Dans les horloges atomiques, l'arbitraire (pourquoi cet atome-ci ?) est justifié par la stabilité de la reproduction.

21. Les garde-temps sont ainsi passé d'une précision d'un cent millionième à un dix billiardième.

22. J. O'Connel, « Metrology : The creation of universality by the circulation of par- ticulars », Social Studies of Science 23 (1993), pp. 129-73, décrit les procédures de net- toyage des horloges atomiques, procédures nécessaires à la reproduction des phéno- mènes. Par ailleurs, O'Connel compare la procédure du scientifique, qui doit régulièrement revenir à son appareil, au rite d'un croyant, qui chaque dimanche fait en sorte que « cela marche ». Si en effet les procédures sont des rites, dans la mesure où par une coordination de gestes elles font exister un invariant, il oublie cependant de montrer comment des objets fabriqués peuvent se rendre indépendants de leurs créateurs.

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Les plis du temps : science et expérience subjective

John Stewart (Compiègne)

La question du temps soulève d'une manière particulièrement aiguë une diffi-

- culté propre à toutes les sciences qui prennent comme objet d'étude les êtres humains. D'un côté il y a l'approche scientifique, par nature objectivante, qui s'emploie à construire une intelligibilité dans une perspective à la troisième per- sonne. Le temps de référence dans cette optique est cartésien; il se déroule linéairement et régulièrement de seconde en seconde. Les processus neurophy- siologiques, notamment, ont lieu dans ce cadre conceptuel. Mais d'un autre côté, il y a aussi l'approche dans une perspective à la première personne, qui s'exprime en termes d'expérience vécue d'un sujet. La difficulté provient du fait que l'articulation entre ces deux points de vue n'est pas aisée; et nous allons voir qu'en ce qui concerne les phénomènes de la temporalité elle s'avère fran- chement problématique.

Le problème est bien illustré par le phénomène dit du « mouvement apparent ». Ce phénomène était bien connu depuis 1875 ; il a été étudié systéma- tiquement par Kolers (1972). Le dispositif expérimental consiste en deux lumières clignotantes légèrement séparées par une distance qui peut aller jus- qu'à 4° d'angle visuel. La première lumière s'allume donc brièvement; une fraction de seconde après, la deuxième lumière clignote également. Trois cas de figures sont possibles, suivant l'intervalle temporel entre les deux lumières. Si cet intervalle est inférieur à 40 millisecondes (msec), les deux lumières sont subjectivement perçues comme simultanées. Si l'intervalle est supérieur à 100 msec, les deux lumières sont perçues comme distinctes, l'une clignotant après

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326 John Stewart

l'autre. Mais si l'intervalle est intermédiaire, entre 60 et 80 msec, la perception subjective est très clairement celle d'une seule lumière qui bouge de la position de la première lumière à celle de la deuxième.

Jusque-là, il ne semble pas y avoir de problème particulier. Le temps scientifique, mesuré ici en millisecondes (msec), se déroule linéairement. Le temps subjectif, celui dans lequel le mouvement apparent se produit, semble lui

correspondre dans une co-linéarité raisonnable. Mais un problème surgit si on considère une variante de l'expérience princeps due au philosophe Nelson Goodman (1992). Si les deux lumières sont de couleurs différentes - par exemple, la première est rouge et la deuxième verte - que se passe-t-il ? Eh bien, l'expérience vécue est claire : la lumière rouge parcourt la moitié du che- min, change brusquement de couleur pour devenir verte, et termine son parcours jusqu'à sa position finale. Le problème est alors le suivant : comment le sujet de

l'expérience vécue peut-il savoir que la deuxième lumière va être verte? En effet, le changement de couleur se produit à mi-parcours, c'est-à-dire avant que la lumière verte - qui se situe en fin de parcours - ne soit perçue. Pire encore : à bien réfléchir, comment le sujet peut-il savoir dans quelle direction la lumière rouge va bouger? Cette direction n'est définie que quand la deuxième lumière s'allume; mais la première lumière, rouge, commence d'emblée à bou-

ger dans la bonne direction. On pourrait penser que l'explication réside dans le fait que le sujet s'habitue à la situation, et peut donc anticiper sur le mouvement. Mais cette explication ne tient pas, et ce pour deux raisons. D'abord, le phéno- mène du mouvement apparent se produit dès la première expérience, avant

qu'une habituation puisse se former. Et deuxièmement, dans une autre variante également due à Goodman, la première lumière peut être entourée de quatre autres lumières, situées au nord, au sud, à l'est et à l'ouest par rapport à la pre- mière. Dans ce cas, alors que le sujet ne sait pas laquelle des quatre lumières sera allumée dans un deuxième temps, la première lumière commence infailli- blement à bouger dans la bonne direction. Comment est-ce possible ? - cela prend les allures troublantes d'une prescience magique. Et pour couronner le tout, comment le sujet peut-il savoir que la lumière va seulement bouger? En effet, si la deuxième lumière est tout simplement la première qui se rallume, aucun mouvement n'est perçu ; la lumière reste stationnaire.

En résumé, il est clair que l'expérience vécue est basée sur la relation spatio-temporelle entre les deux lumières. Le problème est que cette relation ne peut s'établir qu'à la fin de l'expérience, alors que le contenu intentionnel de l'expérience est celui d'une progression continue. Certes, on peut considérer que ce que l'on prend pour une « expérience vécue en temps réel » est en réalité une reconstruction rétrospective. Mais dans ce cas, il en résulte un décalage entre le « temps vécu » et le « temps scientifique ». Prenons comme référence le temps scientifique : nous avons trois événements dont l'ordre temporel est le suivant. a) La première lumière s'allume à un temps ti ; b) il y a un intervalle (de l'ordre

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Les plis du temps : science et expérience subjective 327

de 70 msec) à un temps t2; c) la deuxième lumière s'allume à un temps t3. Or, dans la construction du temps vécu, les expérimentations que j'ai présentées font apparaître que l'ordre temporel est qualitativement différent : a) La premiè- re lumière est perçue à un temps t, ; b) la deuxième lumière (qui s'allume à t3 dans le temps scientifique) est ensuite perçue; c) la perception de l'intervalle au sein de laquelle le mouvement se produit (t2 dans le temps scientifique) est construite. Le temps scientifique (1-2-3) et le temps vécu (1-3-2) ne sont pas co- linéaires. C'est ce phénomène déroutant que j'ai nommé « les plis du temps ».

Afin d'approfondir notre intelligibilité de ce phénomène, il est utile de calmer le jeu en ralentissant l'échelle de temps au moyen d'une expérience par la pensée. Imaginons que je me rends un samedi soir à une fête où j'espère vive- ment rencontrer une certaine jeune femme. En fait (référence scientifique), elle

n'y était pas. Cependant, le dimanche matin je me réveille avec la conviction consciente qu'elle y était et que je l'ai vue. Qu'est-ce qui a pu se passer? Deux scénarios sont envisageables. Le premier scénario, que Dennett (1991) a qualifié d'« orwellien », est le suivant. Dans la nuit du samedi au dimanche, des neuro-

physiologistes (bien intentionnés pour une fois, voulant remédier à ma décep- tion) ont manipulé mon cerveau pour y implanter l'état matériel correspondant à un souvenir de la jeune fille. Ce genre de procédé a été employé avec un bel effet dramatique dans le film « Future Recall ». Plus prosaïquement, un bon rêve pourrait aussi faire l'affaire. Ce qui est important, c'est que si toutes les traces mnésiques sont effacées et remplacées, comme dans le roman « 1984 », non seulement le sujet aura des souvenirs d'événements qui ne se sont jamais produits, mais en outre (et c'est le point capital), il sera rigoureusement impos- sible pour le sujet de se rendre compte qu'il y a eu manipulation.

Ce premier scénario permet de rendre compte du décalage entre l'expé- rience vécue (dimanche matin j'ai le souvenir de la jeune fille) et le fait scienti-

fique (samedi soir elle n'y était pas). Cependant, ce n'est pas la seule possibilité. Cette première version « orwellienne » est caractérisée par le fait qu'il y a bien eu un moment où j'étais conscient de l'absence de la jeune fille, même si cette conscience a été balayée par un oubli radical par la suite. Mais il se peut aussi - et c'est le deuxième scénario - que je n'aie été à aucun moment conscient de son absence. Il se peut que mon désir de la voir était si intense que j'ai réelle- ment cru qu'elle était là, soit par une pure hallucination, soit que j'aie été aidé

par des amis bien intentionnés qui, voulant prévenir ma déception, ont fait venir une autre jeune fille lui ressemblant et portant ses vêtements. Le décalage entre mon expérience vécue et le fait scientifique a pu se produire dès le départ. Dennett nomme cette hypothèse la version « stalinienne », en référence aux pro- cès truqués de sinistre mémoire dans l'Union Soviétique des années 1930. Pour retraduire cette analogie dans les termes du mouvement apparent, la question est la suivante : y a-t-il un instant, aussi fugitif qu'il soit, pendant lequel on a conscience que la première lumière ne bouge pas, même si cette conscience est

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328 John Stewart

oubliée par la suite ? Ou est-ce que le truquage, le décalage entre temps vécu et temps scientifique, s'installe dès le départ de sorte qu'à aucun moment on n'est conscient de l'immobilité de la première lumière ?

Pour le sens commun, il semble évident que ces deux hypothèses sont mutuellement exclusives; que l'une des deux (au moins) doit être fausse. Dennett s'emploie à montrer qu'en fait c'est l'alternative elle-même qui est fausse; nous sommes induits en erreur par notre attachement (implicite mais d'autant plus redoutable) au dualisme cartésien. La métaphore est ici celle du « Théâtre cartésien », selon laquelle « la conscience » se produit dans « l'âme »

(que celle-ci soit située dans la glande pinéale ou ailleurs est un détail secondai- re). Des événements inconscients - l'activation de la rétine par la lumière, le « traitement de l'information » par le cerveau - concourent à projeter une

image sur la scène du théâtre; et c'est quand l'âme, spectatrice confortablement installée dans son siège au théâtre, « voit » l'image que la conscience se produit. L'opposition entre les versions « orwellienne » et « stalinienne » nous semble incontournable car nous imaginons que l'une ou l'autre doit se jouer sur la scène du théâtre, et que l'âme-spectatrice omnisciente et infaillible ne pourrait manquer de faire la distinction.

Les apories du dualisme cartésien sont nombreuses et bien connues : par exemple, comment l'homunculus dans le théâtre pourrait-il « voir » s'il n'a pas lui-même des yeux, un cerveau, et.... son propre théâtre avec un deuxième homunculus, et ainsi de suite dans une régression infinie? Dennett déclare fer- mement qu'il n'y a pas de théâtre, pas de spectateur et pas de scène, et il est vrai qu'on n'en trouve aucune trace dans le cerveau. Cependant, la version cartésien- ne est si fermement implantée dans notre culture, et en chacun de nous, que si nous n'avons pas une version alternative capable de séduire définitivement notre intuition il est à peu près inévitable que nous rechutions sans cesse dans nos croyances cartésiennes, aussi incohérentes soient-elles par ailleurs.

Or il se trouve que certains résultats récents en neurophysiologie peuvent nous aider dans cette tâche de construire une intelligibilité alternative. Revenons donc au phénomène du mouvement apparent, mais avec une autre variante de l'expérimentation initiale due cette fois à Varela et ses collaborateurs (Varela et al. 1993). L'intervalle temporel entre les deux lumières est ajusté pour chaque sujet, aux alentours de 50 msec, de sorte que les deux lumières sont perçues tan- tôt comme simultanées, tantôt comme en mouvement, dans des proportions voi- sines de 50 %. La nouveauté consiste à mesurer le « rythme a » de chaque sujet, et à utiliser cette mesure pour déclencher l'allumage de la première lumière. En effet, l'ampleur de l'activité électrique du cerveau n'est pas constante mais aug- mente et diminue de façon ondulatoire. La période des fluctuations du « rythme a » est de l'ordre de 130 msec, c'est-à-dire qu'il y a 7 ou 8 « ondes » par secon- de. Or, si la première lumière est déclenchée quand l'onde est dans un « creux », dans plus de 90 % des cas les sujets perçoivent les deux lumières comme simul-

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Les plis du temps : science et expérience subjective 329

tanées. Par contre, si la première lumière est déclenchée quand l'activité ondula- toire est à son sommet, les lumières ne sont perçues comme simultanées que dans 20 % des cas, les 80 % restants étants perçus comme en mouvement. L'effet est très net et hautement significatif. Varela interprète ces résultats en disant que la conscience n'est pas continue, mais consiste plutôt dans une suc- cession de « moments de conscience » de durée finie (de l'ordre de 100 msec). Il y aurait donc une « granularité temporelle » de la conscience, une nature « quantique » non pas dans le sens de la mécanique quantique (il faut éviter toute confusion), mais dans le sens où la conscience est composée d'unités dis- crètes et insécables. Les bases neurophysiologiques de cette structuration « quantique » font actuellement l'objet de recherches intensives et prometteuses. Il semble en effet que plusieurs fois par seconde, une proportion importante de tous les neurones du cerveau - de 2-3 % jusqu'à 50 % - entrent en « résonan- ce de phase », c'est-à-dire qu'ils se mettent à osciller ensemble. Ces « assem- blées de neurones résonants » se constituent sur fond d'une « onde porteuse » d'une fréquence de 50 Hz; les mécanismes par lesquels, dans l'espace de 5 oscillations seulement (donc dans une durée totale de 100 msec), des neurones distribués sur tout le cerveau peuvent se mettre en phase commencent à être

compris, mais je ne puis entrer ici dans les détails scientifiques. Résumons donc en disant que le corrélat neurophysiologique d'un « moment de conscience » est un processus dynamique de mise en cohérence progressive des neurones du cer- veau dont la durée est de l'ordre d'un dixième de seconde.

Voyons d'abord comment ces connaissances neurophysiologiques per- mettent à Varela d'interpréter sa propre expérience portant sur la perception sub- jective des deux lumières soit comme simultanées, soit comme en mouvement. Si la première lumière se situe temporellement au creux de l'activité du « ryth- me a » - c'est-à-dire au tout début d'un « moment de conscience » - la deuxième lumière se situera au sein du même « moment de conscience », et l'on comprend que l'impression perçue soit celle de la simultanéité. Si par contre la deuxième lumière se situe au sommet de l'activité - c'est-à-dire vers la fin d'un moment de conscience - la deuxième lumière se situera dans le moment de conscience suivant. On conçoit aisément que le résultat en termes d'expérien- ce vécue soit différent; mais l'interprétation plus précise en termes de « mouve- ment » est ici plus délicate, car elle pose la question de la relation entre des « moments de conscience ». Je ne puis ici entrer de manière adéquate dans cette question fascinante et difficile; je résumerai succinctement en disant qu'il semble que la conscience est en effet un phénomène relationnel, et que ce qui permet ce genre de mise en relation est une « image du corps propre » (Rosenfield 1992).

Avant de poursuivre, il sera peut-être utile de répondre à une objection possible concernant cette hypothèse, surprenante en effet, selon laquelle notre conscience temporelle possède une structuration « quantique ». L'objection est

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330 John Stewart

simple : « s'il en était ainsi, cela se saurait car on s'en rendrait compte immédia- tement ». La réponse est tout aussi simple : « eh bien non ! » Exagérons pour que cela soit clair : si nous n'étions conscients qu'une seconde sur deux, nous en rendrions-nous compte ? Si l'on pense que oui, c'est qu'on est encore victime de la métaphore du théâtre cartésien - on imagine que l'homunculus spectateur, lui, possède une conscience continue qui lui permettra de remarquer l'intermit- tence du spectacle sur la scène. Mais rappelons ce que nous dit Dennett : il n'y a a ni spectateur ni spectacle. En fait, nous ne sommes pas (et nous ne pouvons être) conscients de ce dont nous ne sommes pas conscients. Comme le remarque si bien Jaynes (1976), comme c'est facile à dire et en même temps combien il est difficile d'en tirer les conséquences ! Une analogie peut ici nous aider. Nous avons tous fait l'expérience qui nous montre que nous avons une « tache

aveugle » dans notre champ visuel : en fermant l'oeil gauche, et en fixant un

point rond directement devant nous, une croix noir sur fond blanc située à l'ex- térieur droit de notre champ visuel « disparaît » quand elle tombe dans la « tache aveugle ». Ce qu'il convient de retenir, ce n'est pas simplement qu'il y a

quelque chose que nous ne voyons pas ; ce qui est proprement remarquable c'est

que normalement nous ne voyons pas que nous ne voyons pas. C'est comme s'il y avait une « suture » qui faisait se rejoindre les bords de ce que nous voyons, de sorte qu'il n'y a pas de tache noire là où nous ne voyons pas ; la page nous semble entièrement blanche, sans interruptions. De même, en ce qui concerne d'éventuels « trous » temporels dans notre conscience, on comprend que le phé- nomène de « suture » nous empêche d'en être conscients. Autrement dit, la conscience ne peut faire autrement que de se constituer dans une continuité par rapport à elle-même.

Si donc l'hypothèse concernant la nature « quantique » de notre conscience temporelle était juste, nous ne nous en rendrions pas compte - en tout cas, pas immédiatement et spontanément. Mais, pourrait-on se demander, une introspection plus rigoureuse et méthodique - en analogie avec l'expérien- ce des deux croix dans le champ visuel - ne permettrait-elle pas une mise en évidence du phénomène? Varela (1993) considère que c'est effectivement le cas, en se référant à la méthode bouddhique d'examen de l'expérience nommée

pratique de l'attention. En effet, la philosophie Madhyamika dit explicitement que notre expérience est discontinue - un moment de conscience surgit, semble demeurer un instant, puis se dissipe pour être remplacé par le suivant. Cette lit- térature mentionne aussi la durée effective du temps nécessaire pour passer d'un moment à un autre, qui se situerait entre 13 et 100 millisecondes. Il est tout à fait remarquable que des observations aussi fines puissent être effectuées, pré- sentées et validées par des pratiquants éloignés de plusieurs siècles, dans des termes qui sont mainfestement convergents avec le témoignage neuropsycholo- gique de la science occidentale contemporaine.

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Comment ce passage par la neurophysiologie peut-il nous aider dans notre compréhension des paradoxes du mouvement apparent et l'opposition apparemment incontournable entre les versions « orwellienne » et « stalinienne » ? Dennett - encore lui - nous propose une solution qu'il nomme le « modèle des versions multiples ». La métaphore est ici celle du monde de l'édition. Naguère, quand les livres étaient encore imprimés, « la

publication » (l'analogue de « la conscience ») avait une localisation temporelle précise, à savoir la sortie des presses. Il y avait donc une démarcation nette et sans ambiguïté entre les modifications antérieures à la publication (les versions successives de l'auteur, la correction des épreuves etc), et celles qui suivaient la

publication (errata, etc). Cependant, avec l'avènement de l'édition électronique, les choses deviennent moins claires. Dans le monde hautement concurrentiel de la recherche scientifique, notamment, où la priorité est un enjeu capital, la pra- tique dite de « pre-prints » est de plus en plus répandue. Les auteurs d'une découverte importante (pensons à l'identification du virus du SIDA) mettent en circulation des versions préliminaires de leurs résultats afin de se prévenir contre leurs concurrents qui pourraient les « doubler » sur le fil de la publica- tion. Ainsi, toute une série de versions successives circulent, et produisent leurs effets les plus importants dans le milieu scientifique concerné, bien avant la publication de la version « définitive » sous forme papier dans une revue. Alors, à quel moment peut-on dire que l'article « existe » ? Force est de reconnaître

que la localisation temporelle de l'événement « publication » est devenue nébu- leuse. Revenons donc de cette métaphore au cas qui nous intéresse, celui de la perception d'un mouvement. L'idée de Dennett est que pendant la durée de la formation d'un « moment de conscience » (de l'ordre de 100 msec, comme nous l'avons vu), et en fait pendant la période plus longue qui correspond au temps nécessaire pour l'émergence d'un percept descriptible (et qui peut être chiffrée à 150-500 msec, comprenant donc plusieurs « moments quantiques »), il peut exister simultanément une multiplicité de versions qui peuvent très bien être mutuellement incompatibles. En particulier, dans les limites de la nébulosité temporelle due aux mécanismes neurophysiologiques, les versions orwelliennes et staliniennes peuvent très bien co-exister. Evidemment, à la fin de ce proces- sus, l'une ou l'autre version aura triomphé de ses rivales, se stabilisera, et se présentera à la postérité comme la seule qui ait jamais existé. Mais « en temps réel », pour ainsi dire, si on cherche à traquer à la milliseconde près le venir à être d'une perception consciente, il y a un « flou » dans lequel les versions orwelliennes et staliniennes peuvent être « vraies » toutes les deux. Un autre exemple peut nous aider à comprendre la nature des processus en jeu. On connaît les « dessins doubles » chers à l'Ecole de la Gestalt - par exemple l'image que l'on peut « voir » soit comme deux silhouettes noires qui se font face, soit (en inversant la figure et le fond) comme un vase blanc. Chacun peut faire l'expérience des trois « états de conscience » possibles : soit on « voit » les

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332 John Stewart

silhouettes, soit on « voit » le vase, soit encore (si on essaie de faire des allers- retours rapides entre ces deux premières possibilités) le « flou » dont on ne peut dire s'il est les deux à la fois ou ni l'un ni l'autre. Il est tout à fait significatif que la fréquence maximale de ces passages aller-retour soit, précisément, de plu- sieurs fois par seconde. Nous sommes dans le même ordre de temps.

Que peut-on conclure de cette rencontre entre science et expérience vécue ? Premièrement, me semble-t-il, que la perception consciente n'est pas une représentation plus ou moins fidèle d'une réalité référentielle, pré-existante et pré-définie. Elle est plutôt une construction du sujet qui advient dans son cou-

plage dynamique avec son environnement. Il est intéressant ici de faire lien avec la phénoménologie, qui est en quelque sorte la « pratique de l'attention » propre à notre culture occidentale du vingtième siècle. La phénoménologie nous

enseigne que l'objet d'une « visée intentionnelle » (les couleurs ou les odeurs sont pour moi de bons exemples) n'existe que dans la relation entre sujet et

objet. Plus précisément encore, les pôles de cette relation - sujet et objet -

sont transductifs (Simondon 1989), c'est-à-dire qu'ils n'existent qu'en tant que constitués par cette relation qu'ils constituent en retour. J'espère avoir suffisam- ment insisté sur la nature relationnelle de la conscience temporelle pour que ce

rapprochement soit plausible. Cependant, je ne voudrais conclure sans avouer qu'en ce qui me concer-

ne il reste de cette rencontre entre science et expérience subjective un point obs- cur. Pour l'exprimer abruptement et naïvement : quelles que soient les corréla- tions, comment un événement neurophysiologique peut-il être une expérience vécue? Je n'ai pas l'ombre d'une réponse à cette question; ce qui signifie, sans doute, qu'il s'agit d'une question mal posée. Sans prétendre y donner une répon- se, donc, je souhaite néanmoins indiquer une piste possible. J'ai dit ci-dessus que l'expérience vécue n'est pas une représentation d'une réalité pré-existante, mais plutôt une construction du sujet. Appelons-la, pour la suite, « construction 1 ». Mais qu'en est-il alors de la science elle-même? Culturellement, nous sommes tous (à quelques exceptions près, dont je ne prétends pas faire partie) des scientistes objectivistes, c'est-à-dire que nous croyons que la science nous

renseigne sur La Réalité (sous-entendu la seule, la vraie, celle qui est référentiel- le et qui pré-existe indépendamment de nos activités cognitives). C'est cette croyance qui confère son piquant à la question « comment un événement neuro- physiologique peut-il être une expérience vécue? » Mais ne devrait-on pas appliquer à la science le même traitement de déconstruction-reconstruction auquel j'ai soumis l'expérience vécue ? Dans ce cas, les objets de la science - le temps cartésien et linéaire, les événements neurophysiologiques - seraient aussi des constructions d'un sujet (il s'agit d'un sujet collectif, certes, mais les

sujets d'expériences vécues sont culturellement socialisés et sont donc aussi « collectifs »). Appelons donc les objets de la science « construction 2 ». La relation entre science et expérience vécue ne serait donc pas une (impossible)

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Les plis du temps : science et expérience subjective 333

relation entre des entités de nature différente - l'une étant « matérielle » et l'autre « spirituelle » - mais une relation entre des entités, « construction 1 » et « construction 2 », qui sont ontologiquement homogènes. Cette remarque ne suffit certainement pas pour apporter une pleine réponse à la question des « plis du temps », mais elle contribuera peut-être à la rendre abordable.

RÉFÉRENCES

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mind. Houghton Mifflin, Boston. Kolers P.A. (1972). Aspects of motion perception. Pergamon Press, Oxford. Rosenfield 1. (1992). The strange, familiar and forgotten : an anatomy of conscious-

ness. Knopf, New York. Simondon G. (1989). L'individuation psychique et collective. Aubier, Paris. Varela F., Thompson E. & Rosch E. (1993). L'inscription corporelle de l'esprit.

Editions du Seuil, Paris.

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Le temps des gènes

Jean Gayon (Dijon)

En 1907, dans Identité et réalité, Emile Meyerson définissait ainsi le principe

de causalité : « le principe de causalité n'est que le principe d'identité appli- qué aux choses existant dans le temps »'. Meyerson pensait aux sciences phy- siques. Il estimait que celles-ci ont été animées depuis le dix-septième siècle par une « tendance causale » les conduisant à « éliminer le temps »2 et à construire des êtres théoriques « perdurables »3. Ainsi par exemple l'énergie, la masse matérielle, l'atome, l'électron, sont-ils des êtres théoriques dont la constance nous assure qu'ils « sont plus véritablement choses que les choses du sens com- mun »4. L'énergie ou la masse - estimait Meyerson - méritent d'être interpré- tées comme des entités réelles, car nous en connaissons des lois de conservation. Les atomes ou les molécules doivent aussi être interprétés comme tels, car ce sont des classes d'objets dont nous connaissons des propriétés permanentes (ce qui ne veut pas dire pour autant que tel atome ou telle molécule soit substan- tiellement permanent; chimiste, l'auteur d'Identité et réalité ne pouvait penser cela).

Notre ambition n'est pas ici de nous interroger sur la pertinence de cette vision étemitaire des sciences physiques. Certains savants et philosophes l'ont vigoureusement critiquée, au nom de développements récents des connaissances5. Nous voudrions simplement nous demander si le slogan meyer- sonien de « l'élimination du temps » peut avoir un écho dans les sciences biolo- giques, telles qu'elles se sont développées depuis le dix-neuvième siècle. Assurément, si l'on remontait plus haut dans l'histoire, la réponse serait assez

simple. Longtemps en effet le concept fixiste de l'espèce a joué le rôle de ce que Meyerson appelle une « entité perdurable », susceptible de conférer au discours

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336 Jean Gayon

de l'histoire naturelle l'allure d'une authentique « science »6 . Mais il n'en est plus ainsi. Les espèces du biologiste moderne sont des entités changeantes et transitoires ; leur structure spatio-temporelle aussi bien que logique est floue ; aussi est-ce leur singularité historique qui frappe l'épistémologue d'aujourd'hui avant tout, Nous pensons en revanche que le concept d'hérédité, qui a précisé- ment émergé en biologie dans le temps même où se dissolvait le vieux concept d'espèce, est à même d'éveiller la curiosité du philosophe en quête d'élimina- tion du temps dans le discours scientifique. La science expérimentale de l'héré- dité est née du projet d'identifier avec précision ce qui se conserve dans le cours des générations. Il serait sans doute artificiel de pousser trop loin le parallélisme entre les lois de conservation de la physique, où Meyerson voyait l'épitomé de cette science, et les mécanismes de transmission héréditaire des caractères chez les vivants. Mais il n'est pas indifférent que l'hérédité soit devenue d'abord, à la fin du dix-neuvième siècle, le problème prioritaire de la biologie expérimentale, puis l'objet d'une science qui, au cours du vingtième siècle, a pénétré tous les secteurs des sciences de la vie, et a construit une théorie de l'unité matérielle des vivants sans précédent.

En approfondissant ce concept, ou si l'on préfère en développant ce que l'on appelle la génétique depuis 1905, les biologistes n'ont sans doute guère eu conscience de travailler à éliminer le temps, car les gènes, avec leurs mutations, leur rappellent davantage la contingence historique du vivant que les équations fondamentales des sciences physiques. Nous voudrions toutefois montrer qu'en se donnant pour programme la description rigoureuse des entités qui se conser- vent dans la chaîne des vivants, les généticiens ont construit des concepts et des figures de langage qui témoignent d'une élimination du temps.

Cette élimination a revêtu deux aspects majeurs. Elle s'est d'abord mani- festée dans les schèmes opératoires de la génétique mendélienne : ils qui impli- quent une dissociation méthodologique drastique des phénomènes de transmis- sion héréditaire et de ceux de développement. Elle s'est ensuite exprimée dans une ontologie du gène comme entité matérielle : dans le cheminement qui les a conduits du mendélisme à la génétique moléculaire, les biologistes ont usé de métaphores et, plus généralement, de manières de parler qui reviennent à confé- rer aux gènes des pouvoirs causals exorbitants, et à les mettre littéralement en marge de la temporalité organique. Nous examinerons successivement ces deux modalités, opératoire et rhétorique, de l'élimination du temps dans l'histoire de la génétique.

La première figure de l'élimination du temps dans la science de l'hérédi- té a été celle de la dissociation entre phénomènes de développement et phéno- mènes d'hérédité. Il s'agit là d'une décision de nature méthodique, qui a signifié la dislocation du vieux concept naturaliste de génération. Elle n'a semble-t-il aucun précédent dans l'histoire des sciences. Historiquement, la disjonction

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Le temps des gènes 337

s'est opérée en deux temps, qu'il est commode, et justifié, de repérer par la date de 1900, qui marque la redécouverte des lois de Mendel. Avant 1900, l'hérédité s'est détachée du développement au nom de décisions conceptuelles inspirées par des faits, mais spéculatives. Après 1900, à la faveur de la méthode mendé-

lienne, une discipline expérimentale autonome se constitue, avec pour seul objet l'étude des phénomènes de transmission héréditaire. C'est cette discipline qui a

reçu en 1905 le nom de génétique8, terme dont on remarque au passage le carac- tère paradoxal, car la science en question excluait précisément de son champ l'étude des faits de développement.

Considérons d'abord la phase pré-mendélienne9 de l'autonomisation du

concept d'hérédité. Les spéculations de Charles Darwin sur la « pangenèse » fournissent un bon point de départ à cette histoire. En 1868'°, Darwin a exposé sous ce nom une « hypothèse provisionnelle », qui représente sans doute l'une des versions les plus radicales qui ait jamais été proposée de la notion d'hérédité des caractères acquis. Selon cette hypothèse, chaque cellule de chaque organis- me émet, à chaque moment de sa vie, des « gemmules », ou petits bourgeons qui conservent les propriétés de l'élément dont elles proviennent. Les gemmules ne sont pas elles-mêmes des cellules. Elles circulent dans l'organisme, et se ras- semblent dans les organes sexuels. Absorbées dans les cellules sexuelles, elles y acquièrent le statut de particules capables de se redévelopper ultérieurement en des cellules du type dont elles proviennent. Le mot de « pangenèse » exprime l'idée d'une représentation, dans chaque cellule reproductrice, de toutes les par- ties de l'organisme. Il est clair que, dans une telle hypothèse, il y a continuité entre génération et hérédité ; l'hérédité n'est en fait qu'une génération continuée.

Il y a une filiation terminologique directe et explicite entre la pangenèse darwinienne, et les termes de « génétique », « génotype » et « gène », introduits une quarantaine d'années plus tard, au cours des années 1900. Cependant, comme souvent en histoire de sciences, la permanence des mots a recouvert une inversion radicale du sens. L'hypothèse darwinienne des gemmules a été en fait très vite discréditée. D'abord elle était en contradiction avec la théorie cellulai- re, puisqu'elle postulait des éléments vitaux qui n'étaient point des cellules ; en second lieu, les gemmules se sont révélées rebelles à l'observation ; enfin les innombrables tentatives pour établir des faits d'hérédité des caractères acquis se sont révélées négatives les unes après les autres". Une nouvellle conception de l'hérédité a donc émergé, qu'August Weismann a formulée avec une vigueur particulière en 1885, sous le nom de « théorie de la continuité du plasma germi- natif ». L'on remarquera dans l'extrait ci-dessous la manière dont Weismann introduit cette théorie en se démarquant de la pangenèse de Darwin :

« S'il n'est pas possible (...) que toutes les cellules de l'organisme envoient aux cellules germinatives des parcelles d'elles-mêmes, on ne

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338 8 Jean Gayon

peut à mon avis, concevoir que deux possibilités permettant physiologi- quement aux cellules germinatives de manifester les qualités que nous leur reconnaissons. Ou bien la substance de la cellule germinative paren- tale jouit de la faculté de passer par un cycle de changements qui ramène de nouveau à des cellules germinatives identiques, après la constitution d'un nouvel individu; ou bien les cellules germinatives ne proviennent pas du tout, dans leur substance essentielle et déterminante, du corps de l'individu, mais de la cellule germinative ancestrale ».

Je tiens la dernière manière de voir pour la bonne (...). Je propose de

l'appeler théorie de la « Continuité du Plasma Germinatif » (...). J'ai

essayé d'expliquer l'hérédité en disant qu'à chaque ontogenèse, une par- tie du plasma germinatif spécifique que constitue la cellule-mère n'est

pas employée à la construction de l'organisme de l'enfant, mais demeure en réserve, non modifiée, pour la formation des cellules germinatives de la génération suivante »'2. 2.

Weismann se représente donc le mécanisme de l'hérédité sur la base d'une distinction tranchée entre cellules germinales et cellules somatiques. Tandis que celles-ci ne laissent pas de descendants à la génération suivante, il existe une lignée potentiellement immortelle de cellules germinales, qui court de

génération en génération. Quoique ce concept soit très délicat d'un point de vue anatomique, il est aisé de se le représenter par l'image d'une tige souterraine qui bourgeonne périodiquement des plantes développées (comme c'est le cas par exemple pour les rosiers)'3. Nous tenons là une première manifestation, spécula- tive, de la dissociation entre hérédité et développement, autrement dit de la mise à l'écart du temps propre de l'organisme. L'on ne retombe pas pour autant dans la vision éternitaire de l'espèce, car le plasma germinal de Weismann est une substance de composition moléculaire déterminée'4, qui admet des variations individuelles.

A la même époque, l'hypothèse se répandait parmi les anatomistes que le matériau héréditaire était localisé dans le noyau des cellules, et peut-être dans ces structures colorables que l'on commençait à appeler la les chromosomes (Hertwig, 1885). Or toutes les cellules d'un organisme étaient semblables de ce point de vue. C'est pourquoi le hollandais Hugo De Vries, futur redécouvreur des lois de Mendel, en vint à proposer en 1889 une hypothèse audacieuse qu'il nomma « pangenèse intracellulaire »'5, en référence, mais aussi en opposition explicites, à Darwin. Contre celui-ci, De Vries récusait l'idée que les particules héréditaires dérivassent de gemmules émise par les cellules du corps. Mais il retenait l'idée de particules organiques représentatives, en l'étendant à toutes les cellules de l'organisme. Chaque cellule, pour De Vries, contient dans son noyau une panoplie complète de « pangènes », c'est-à-dire d'organismes plus élémen-

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Le temps des gènes 339

taires que les cellules, et dépositaires des caractères héréditaires6. C'est ce terme de « pangène » qui, réinterprété à la lumière de Mendel, a donné par contraction le mot « gène » en 1909 (cf. infra, n.22). Nous remarquons toutefois

que les pangènes de De Vries étant conçus comme des organismes élémentaires, ils sont, comme les gemmules de Darwin, dotés des propriétés fondamentales de la vie, et laissent encore prise à une représentation de l'hérédité en continuité avec les phénomènes de génération. En outre, l'assemblée des pangènes pré- sents dans chaque cellule fait manifestement penser à un organisme miniature, ou plus exactement à un organisme préformé.

Venons-en cependant à la révolution mendélienne. C'est elle qui a en réa- lité pleinement accompli la dissociation entre hérédité et développement, en lui conférant un sens méthodologique défini, et en permettant ainsi l'émergence d'une discipline expérimentale autonome. La naissance de cette discipline, et sa diffusion fulgurante dans les années 1900, a souvent été racontées. Nous nous limiterons ici à souligner en quoi la méthode en question a durablement disjoint la représentation des phénomènes héréditaires de celle du temps de l'organisme, qu'il s'agisse du temps (orienté) du développement ou du temps (cyclique) du métabolisme.

Il nous faut ici faire face à une question épistémologique délicate, celle de l'induction d'une ontologie inédite par une méthode. Les mendéliens ont massivement insisté sur la justification opérationnelle de leur vision de l'hérédi- té. William Bateson, qui a joué un rôle essentiel dans la constitution du mendé- lisme en discipline, a très clairement exprimé, dès 1902, l'esprit de ce que l'on

n'appelait pas encore la « génétique », mais qu'il a lui-même proposé de nom- mer ainsi trois ans plus tard. De l'hérédité, déclare-t-il, nous voudrions connaître « la base physique, la nature intime et essentielle, « les causes» ». Mais, ajoute- t-il, cette connaissance échappe alors totalement au biologiste : « (...) de la base

physique de l'hérédité nous n'avons aucune conception. (...) Nous ne savons

pas quel est l'agent essentiel de la transmission des caractères parentaux, et nous ne savons même pas si c'est un agent matériel ou non »'8. Toutefois, ajoute Bateson, à défaut de connaître les causes, « nous pouvons étudier les faits exté- rieurs de la transmission », et en formuler les lois'9. Les lois auxquelles pensait Bateson sont les lois de Mendel, qui venainent à peine d'être redécouvertes, mais déjà corroborées en 1902 sur un nombre impressionnant de caractères et

d'organismes différents. Or ces lois ont quelque chose de particulier. Elles ne se contentent pas en

effet de mettre en formule un rapport régulier entre des observables, comme l'avait fait la loi d'hérédité ancestrale, qui reposait sur l'idée de corrélation entre

apparentés pour des caractères mesurables2°. La loi de disjonction des caractères de Mendel est une véritable hypothèse théorique, qui explique la distribution des caractères observés (par exemple le fait que des petits pois soit lisses ou ridés) sur la base d'une règle de combinaison entre des facteurs inaccessibles à l'ob-

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340 Jean Gayon

servation directe. De ces facteurs, tout ce que le mendélien sait, ou plus exacte- ment postule, c'est qu'ils se séparent à l'état pur dans les gamètes, et se réunis- sent dans le zygote. Mais c'est l'algèbre combinatoire définie à ce niveau invi- sible et hypothétique qui a seule un pouvoir prédictif, au demeurant sans

précédent et sans équivalent dans les sciences biologiques. Il est important ici de bien comprendre ce que l'on entend par « hypothè-

se ». Les mendéliens ont répété jusqu'au milieu de ce siècle que leurs schèmes de prédiction étaient libres de toute hypothèse sur la nature matérielle des fac- teurs héréditaires2', conventionnellement appelés « gènes » à partir de 1909 Zz.

L'hypothèse des gènes était compatible avec beaucoup d'interprétations maté- rielles : ce pouvaient être des molécules définies, ou des organoïdes complexes, ou des états physiologiques stables, ou encore des cycles récurrents d'états phy- siologiques. Dans son paradigme de travail, la génétique mendélienne n'a en fait rien à dire sur ces questions. Mais elle n'en repose pas moins sur une authen-

tique hypothèse, qui exige d'interpréter la transmission héréditaire en articulant deux niveaux d'analyse des caractères, dont l'un seulement est directement accessible à l'observation, et dont l'autre - celui des gènes - n'apparaît que sous la forme des lettres symboliques qui permettent d'exprimer la combinatoire

(par exemple : « Aa », « aa », etc.). En 1909, dans un livre intitulé Éléments de la science exacte de l'hérédité, le biologiste danois Johannsen a proposé un lan-

gage susceptible d'exprimer l'ontologie insolite de la nouvelle discipline biolo-

gique. Il a d'abord proposé d'appeler « phénotype » le type apparent d'un orga- nisme pour un certain caractère (Erscheinungstypus, et « génotype » la combinaison mendélienne sous-jacente. Le phénotype est mesurable, et suscep- tible d'une approche statistique. Le génotype est inféré à partir de l'analyse des croisements, sur la base de l'hypothèse mendélienne. Il consiste en une combi- naison de facteurs héréditaires, que Johannsen propose de nommer « gènes », en

remplacement des termes d'Anlage (« prédisposition) ou de terme allemand

signifiant déterminant héréditaire », jusque-là utilisés par les premiers généti- ciens. Le terme de « gène » était obtenu par abréviation du mot « pangène », que De Vries avait vingt ans plus tôt tiré de la « pangenèse » de Darwin. « Gène » avait aussi l'avantage de résonner avec « génétique », terme par lequel Bateson avait proposé de désigner la science mendélienne de l'hérédité dès 1905. Tous ces termes se sont imposés avec une facilité et une rapidité étonnantes.

A ce point de l'analyse, nous pouvons dire de manière philosophique- ment précise en quoi la génétique mendélienne a illustré l'adage meyersonien selon lequel la science est une entreprise d'« élimination du temps ». Elle l'a fait en trois manières. En premier lieu, la génétique s'est constituée comme discipli- ne sur la base de la décision heuristique de réduire le sens du mot « hérédité » aux seuls faits de transmission des caractères, à l'exclusion des faits de dévelop- pement. Thomas Hunt Morgan, le plus illustre des pionniers de la génétique, a très crûment exprimé ce parti pris : « A plusieurs occasions, j'ai souligné com-

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Le temps des gènes 341 1

bien il est important de séparer, au moins pour le moment, les questions rela- tives à la distribution des gènes dans les générations successives de celles concernant l'action physiologique des facteurs génétiques durant le développe- ment (...). Mon plaidoyer, je le crains, n'est guère fondé que sur des considéra- tions d'opportunité »23. Cette dissociation de l'hérédité et du développement avait sans doute été préparée par les spéculations de la fin du dix-neuvième siècle, mais ce sont les schèmes mendéliens qui l'ont véritablement accomplie dans la communauté des biologistes.

L'élimination du temps dans le mendélisme comporte aussi un aspect épistémique. Nous avons déjà signalé la vision instrumentaliste que la plupart des premiers généticiens ont eu de leur science, et de ses concepts fondamen- taux. Le gène, disait-on communément, ne devait pas être pensé comme une structure morphologique définie, mais simplement comme une « unité de calcul » qui permet des prédictions vérifiables24. Cette attitude épistémique, ren- forcée par les succès évidents le la méthode, a conduit les généticiens à définir le gène comme tout caractère qui se comporte de manière mendélienne dans les croisements, c'est-à-dire tout caractère qui, au cours de croisements successifs, persiste à se comporter en accord avec la loi de disjonction, et justifie l'emploi d'une notation symbolique conventionnelle. De là une vision proprement instru- mentale de la constance du gène, que le généticien américain East exprimait en 1912 en ces termes : « un facteur, n'étant pas une réalité biologique mais un terme descriptif, doit être fixe et inchangeable »25. Cette interprétation opéra- tionnelle du gène, qui revient à dire que l'on parvient à identifier des facteurs héréditaires rigoureusement constants pourvu qu'on les cherche, est peu satisfai- sante. Car l'étonnant est justement que l'on arrive à trouver de telles entités. Du moins de tels propos illustrent-ils l'embarras épistémologique des généticiens devant des objets biologiques insolites : des objets invisibles, hypothétiques, qui surplombaient la temporalité ordinaire des organismes, et prêtaient à des prédic- tions sans équivalent dans les sciences de la vie.

L'on ne peut ignorer enfin l'ontologie subtile dont s'est réclamé Johannsen lorsqu'il a proposé les néologismes « gène », « génotype », et « phé- notype ». S'il qualifie le gène comme une « unité de calcul », le biologiste danois ne se satisfait pas d'une caractérisation purement instrumentale de la théorie génétique. Le choix du mot « phénotype » (ou Erscheinungs typus, «

type apparent » a en effet des connotations philosophiques évidentes. Le phéno- type, écrit le généticien, résulte de « l'interaction entre des prédispositions et des éléments de l'environnement »26. Corrélativement, le génotype, quoiqu'atteint par inférence, n'en est pas moins jugé comme une « entité réelle »2'. Mais Johannsen refuse par ailleurs de voir dans le gène une structure morphologique définie, et en particulier un « organoïde (...), doué de vie indépendante »28. Le genre de réalité que Johannsen reconnaissait au génotype (la « constitution » en

gènes) est celle d'une forme aristotélicienne, dont le phénotype était une maté-

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342 Jean Gayon

rialisation imparfaite, et variable, selon les circonstancesz9. La plupart des géné- ticiens n'ont sans doute point eu une conscience philosophique aussi claire de ce qu'impliquaient le vocabulaire du « génotype » et du « phénotype ». Cependant, en adoptant ces mots, ils ont aussi fait leur l'ontologie clandestine que les mots

emportaient avec eux. Comme nous allons le montrer bientôt, cette ontologie clandestine d'une cause formelle non dite, loin d'avoir été chassée par les repré- sentations plus matérielles du gène qui se sont développées au cours du vingtiè- me siècle, s'est renforcée à leur occasion.

Nous nous sommes attardés sur les moments séminaux de l'histoire de la

génétique, car c'est en eux que s'est manifestée de la manière la plus probléma- tique la question du statut temporel des entités étudiées par cette science. Il res- sort de notre analyse que la génétique s'est constituée comme la science de « quelque chose » en marge du temps propre des organismes, le temps du déve-

loppement et celui du métabolisme. Ce « quelque chose », les premiers généti- ciens l'ont d'abord traité comme une hypothèse abstraite de travail, qui valait

par son pouvoir de prédiction. Cette attitude réservée n'a toutefois pas duré longtemps. A la faveur de l'interprétation chromosomique des lois de Mendel, et des travaux sur les mutations, naturelles ou artificiellement induites, une

conception explicitement « matérielle » du gène s'est vite répandue. Le princi- pal artisan a en a été Herman J. Muller, élève de Morgan, et auquel ses travaux sur les effets mutagènes des rayons X ont valu le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1946. Dès les années 1920, Muller s'est élevé contre ce qu'il appelait « le concept idéaliste » du gène3°. Dans un texte de 1926, intitulé « Le

gène comme la base de la vie »31@ il a exprimé sans ambages sa vision « maté- rielle » du gène. Relevons quelques déclarations remarquables de cet article :

« Par l'expression de matériau génique [« gene» material], l'on entend toute substance qui, dans un environnement donné - protoplasmique ou autre - est capable de causer la reproduction de sa propre composition, mais qui peut néanmoins changer de manière répétée - c'est-à-dire « muter» - tout en gardant la propriété de se reproduire dans ses nou- velles formes ».

Outre cette autonomie réplicative, que Muller appelle le « pouvoir auto- catalytique », le gène entretient des relations causales exceptionnelles avec les autres constituants de la cellule et de l'organisme entier :

« Les produits [des gènes] interagissent de la manière la plus compli- quée, à la fois entre eux et avec les conditions environnementales, pour déterminer les caractères des organismes. (...) Toutefois, il ne s'agit là que d'effets des gènes, puisque dans le processus immédiat de leur auto- synthèse, ceux-ci demeurent substantiellement indépendants ».

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Le temps des gènes 343

Dans la conclusion de l'article, Muller radicalise son propos :

« La plus grande partie du protoplasme n'est, après tout, qu'un sous-pro- duit originellement dérivé de l'action du matériau génique; la « fonc- tion» du protoplasme (sa valeur de survie) ne consiste qu'à entretenir les

gènes ; les secrets primaires de toute vie résident en amont, dans le maté- riau génique lui-même ».

Muller attribue donc aux gènes des propriétés d'autonomie substantielle et de causalité unilatérale. En particulier, les gènes sont caractérisés comme les

agents du développement. Comme l'a remarqué Evelyn Fox Keller, le côté le

plus surprenant de ces déclarations réside dans le fait qu'elles sont censées

exprimer le contenu d'une conception matérielle du gène 32. Or la biologie des années 1920 n'était pas à même de justifier les assertions de Muller. L'on ne savait pas quelles étaient les propriétés physiques du gène, l'on ignorait si c'était une molécule, ou un état physiologique, et l'on savait encore moins com- ment il agissait physiologiquement. C'est pourtant cette conception du gène, si familière aujourd'hui à nos oreilles, qui a motivé les programmes de recherche dont la génétique moléculaire a constitué l'aboutissement.

Nous ne raconterons pas ici cette aventure. A partir des années 1940, les découvertes se sont succédées, qui sont venues donner un contenu vraisem- blable aux déclarations aventureuses de Muller. Rappelons pour mémoire les découverte de la molécule constitutive des gènes (l'ADN), du mécanisme de sa

réplication, et de leur mode d'action (ils spécifient la séquence polypeptidique des protéines). Nous nous contenterons de souligner le genre de rhétorique qui a

accompagné la molécularisation de la génétique. Ce qui est frappant dans le dis- cours de la génétique moléculaire, c'est l'usage massif d'un langage de « l'in- formation », du « programme » de « l'instruction ». Dès 1942, donc avant la mise en place des doctrines fondamentales, Erwin Schrôdinger avait formulé les

métaphores qui ont structuré ce discours. Dans le texte célèbre où il proposait d'utiliser la notion de code pour penser le rapport entre les gènes et leurs pro- duits, il ajoutait ceci :

« Le terme de code [code-script] est bien sûr trop étroit. Les structures

chromosomiques contribuent à l'accomplissement du développement qu'elles anticipent. Elles ont à la fois valeur de code légal et de pouvoir exécutif, ou, pour utiliser une autre image, elles sont à la fois le plan de l'architecte et le métier de l'ingénieur »33.

L'on retrouve un même langage, et les mêmes métaphores, trente plus tard dans La logique du vivant de François Jacob :

« L'hérédité se décrit aujourd'hui en termes d'information, de messages, de codes. (...) Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont

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344 Jean Gayon

les « instructions» spécifiant les structures moléculaires. Ce sont les

plans d'architecte du futur organisme. Ce sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. Chaque oeuf contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son

propre avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l'être qui en émergera. L'organisme devient ainsi la réalisation d'un

programme prescrit par l'hérédité. A l'intention d'une Psyché s'est sub- stituée la traduction d'un message »34.

Evelyn Fox Keller analyse de manière très intéressante le réseau de méta-

phores impliqués dans ce qu'elle nomme le « discours de l'action génique 35».

Ce discours, dit-elle, a historiquement fonctionné comme s'il s'était agi de conférer simultanément au gène matériel les propriétés de la vie et de l'esprit :

« Comme unité de transmission, le gène est crédité de permanence; comme entité autonome capable de se reproduire, il est crédité de vitalité; en tant qu'il est ontologiquement antérieur à la vie, il est

premier; en tant que lieu de l'action c'est un agent; enfin, en tant qu'il dirige et contrôle le développement, il est doté des propriétés caractéris- tiques de l'esprit »36

Mesurons le parcours philosophique accompli par les généticiens depuis le début du siècle. En apparence, les conceptions fondamentales se sont renver- sées. Dans la génétique mendélienne des origines, la discipline tire sa fécondité d'une disjonction entre phénomènes d'hérédité et phénomènes de développe- ment ; corrélativement, les mendéliens, conscients du caractère hypothétique de leurs concepts, ne leur accordent de valeur qu'instrumentale. Dans la génétique telle que la voyait Muller, et telle qu'elle nous est aujourd'hui familière, les

gènes sont des structures matérielles qui ont le pouvoir causal de déterminer le

développement. Toutefois ce renversement n'est, croyons-nous que de surface. Nous avons insisté plus haut sur ce point : la seule ontologie réaliste qui semble avoir été compatible avec la génétique des origines était celle qui consistait à faire de la constitution génétique une cause formelle. Du moins était-ce là le point de vue de Johannsen, dont la distinction entre génotype et phénotype a durablement façonné les façons de parler et l'ontologie spontanée des généti- ciens (même s'il est peu probable que la majorité d'entre eux eussent accepté qu'on leur attribuât une telle inteprétation ontologique du statut des facteurs héréditaires). Or le « gène matériel » de Muller, et plus encore les versions documentées qu'en a données la biologie moléculaire, rappellent bien étrange- ment cette cause formelle quitte à ce qu'une oreille puriste souffre de ce court- circuit philosophique. Sans doute le gène qui nous est aujourd'hui familier est-il défini dans sa « matière » : nous connaissons sa composition et sa structure moléculaires. Mais par rapport à la cellule et à l'organisme, c'est bien le rôle

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Le temps des gènes 345

d'une forme qu'on lui fait jouer, comme le montre l'usage explicite et massif du concept d'information dans le discours de la biologie moléculaire. C'est donc bien un même sillon ontologique qui s'est trouvé approfondi, de la génétique mendélienne à la génétique moléculaire : au fondement de la théorie matérielle de la vie, celle-ci a en fait posé le concept d'un genre d'entité qui est en quelque sorte autonomisé par rapport au temps de l'organisme.

Rien ne permet mieux de comprendre ce qui s'est ainsi produit là que de prêter attention à l'écroulement du paradigme, qui s'opère aujourd'hui sous nos yeux. Depuis une vingtaine d'années, le génie génétique a profondément altéré notre vision du matériau génétique, et de son rôle dans la machinerie moléculai- re. De multiples phénomènes ont été découverts qui empêchent aujourd'hui de dire qu'un gène n'est rien d'autre qu'une séquence d'ADN qui spécifie unilaté- ralement la constitution en acides aminés d'une protéine. En vérité, il n'y a plus de définition satisfaisante du gène. Un même segment d'ADN peut spécifier plusieurs protéines, et il existe toute une cascade de processus susceptibles d'al- térer la séquence polypeptidique codée par une séquence donnée d'ADN. Nous nous contenterons ici d'un exemple. Les gènes des eucaryotes, c'est-à-dire de tous les organismes autres que les bactéries et les algues bleues, sont « morcelés ». Ceci signifie qu'ils contiennent en alternance des parties qui s'ex- priment (exons), et des parties muettes (introns). Lors d'un processus de matura- tion spécial, les ARN messagers transcrits à partir de ces séquences sont « épis- sés », c'est-à-dire découpés et raboutés : l'on obtient ainsi un ARN mûr qui ne contient plus que des séquences codantes. Or l'on observe que dans certains cas il y a « épissage alternatif » : selon le moment, en particulier selon l'étape de développement de l'organisme, ce sont des parties différentes de la même séquence qui se trouvent raboutées. Autrement dit, c'est la machinerie cellulaire qui détermine ce qui compte comme gène à un certain moment, en fonction de l'état de l'organisme. Par exemple, à partir de la même séquence d'ADN chro- mosomique, différemment éditée, une certaine protéine sera produite chez l'em- bryon, une autre version de cette protéine sera produite à l'âge adulte. Dans un tel contexte, il devient authentiquement possible de parler de développement et de maturation d'un gène. Il existe en fait beaucoup d'autres processus qui vont dans le même sens3?. Il y a là une belle ironie de l'histoire : le développement des techniques de l'ingénierie génétique, qui fut précisément portée par le dis- cours de l'action génique, conduit aujourd'hui à voir le gène, non plus comme une entité « qui éclipse l'organisme, mais comme signalant une dynamique organismique »38. Autrement dit, la génétique en vient à soumettre non seule- ment l'action des gènes, mais leur définition même, au temps de l'organisme. Ressource plutôt qu'acteur39, base de données plutôt que programme4°, le maté- riau génétique est désormais saisi par de nouvelles métaphores, qui l'intègrent dans l'ordre temporel propre de l'organisme.

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346 Jean Gayon

En conclusion, nous voudrions revenir sur l'adage meyersonien dont nous étions parti. Nous pensons avoir montré en quelle manière la science de l'hérédité a « éliminé le temps », retrouvant en cela le cheminement méthodolo-

gique et ontologique que Meyerson reconnaissait dans les sciences physiques et

chimiques. Le parallèle avec celles-ci ne doit cependant pas être mené trop loin. Comme aimait en effet à le dire Jean Piaget, les biologistes sont fondamentale- ment convaincus qu'ils ont affaire à des êtres, et pour cette raison cherchent moins l'intelligibilité dans des lois universelles que dans des concepts. Il faut donc adapter l'adage de meyersonien à cette situation particulière. S'il y a eu élimination du temps dans le discours génétique, ce n'est pas au sens où les bio-

logistes auraient boudé le temps pour l'éternité, mais au sens où ils ont rencon- tré sur leur chemin des entités qui ne rentraient pas dans les cadres temporels qui semblent les plus naturels à l'observateur moderne de la vie. Les gènes sont des entités matérielles qui font en réalité le pont entre deux niveaux d'organisa- tion et deux niveaux de structuration temporelle des phénomènes de la vie : celui de l'organisme individuel, dont le temps propre est celui d'un développe- ment, et les populations (et espèces), dont le temps est celui d'une accumulation de contingences - autrement dit une histoire. Le gène, a dit Sewall Wright, est la représentation que la population a de l'organisme individuel4l. C'est dans ce domaine intermédiaire d'organisation et de temporalité que se situe l'espace conceptuel du gène. Du point de vue de l'organisme individuel, les gènes contrôlent son développement, mais ils le débordent car ils sont la seule chose

qui en reste à la génération suivante. Mais du point de vue de la population et de

l'espèce, les gènes sont récupérés par la temporalité d'une histoire. A cette échelle, ce sont des entités qui ne cessent d'être altérées par des mutations, qui diffusent ou régressent sous l'action de diverses forces, et qui se recombinent, constituant, pour user d'une dernière métaphore, la mémoire morcelée d'une

espèce indéfiniment changeante.

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Le temps des gènes 347

NOTES

1. Emile Meyerson, Identité et réalité [lre éd. 1907], chap. 1 (Paris, Vrin, 5e éd., p. 38).

2. Emile Meyerson, loc. cit., chap. VI, « L'élimination du temps ». 3. Emile Meyerson, De l'explication dans les sciences, Paris, Payot, 1921, p. 40. 4. Ibid., p. 39. 5. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Entre le temps et l'éternité, Paris, Fayard,

1988. 6. Sur ce point, voir Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, chap.

V. 7. L'on se contentera ici de rappeler les controverses sur « l'individualité de

l'espèce » (Michael Ghiselin, "A Radical Solution to the Species Problem", Systematic Zoology, 23 (1975), 536-544; "Species Concepts, Individuality, and Objectivity", Biology and Philosophy, 1987, pp. 127-143 ; David Hull, The Philosophy of Biological Science, 1974, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, New Jersey, 1974; Jean Gayon, « The individuality of the species : a Darwinian theory ? - From Buffon to Ghiselin, and back to Darwin », Biology and Philosophy, 1995.

8. L.C. Dunn, A Short History of Genetics. New York, Mac Graw Hill, 1965 ; E.A. Carlson, The Gene : A Critical History. Philadelphia & London, Saunders, 1966. C'est William Bateson, qui a proposé le terme de « génétique », comme nom générique de la « physiologie de la transmission héréditaire ».

9. Par phase « pré-mendélienne », nous entendons la biologie de l'hérédité antérieure à la redécouverte des lois de Mendel en 1900; l'expression se justifie dans la mesure où le mémoire de Mendel, quoique présenté en 1865, est demeuré étranger à ce champ d'étude pendant trente-cinq ans.

10. Charles Darwin, The Variation of Animals and Plants Under Domestication, London, Murray, 1868, chap. XXVII, « Provisional hypothesis of pangenesis ».

11. Sur les discussions expérimentales relatives à la pangenèse, voir Karl Pearson The Life, Letters and Labours of Francis Galton, vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1924; William B. Provine, The Origins of Theoretical Population Genetics, Chicago, The University of Chicago Press, 1971 ; Jean Gayon, Darwin et l'après-Darwin : une histoire de l'hypothèse de sélection naturelle, Paris, Kimé, 1992, chap. IV.

12. August Weismann, « La continuité du plasma germinatif comme base d'une théo- rie de l'hérédité » [écrit en 1885], in Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle, Paris, C. Reinwald & Cie, 1892, pp. 165-166.

13. Cette image a été de fait souvent utilisée. Galton, avant Weismann, a proposé d'appeler stirpe (du latin stirps, « racine »), la lignée des cellules germinales (Francis Galton, « A Theory of Heredity », Contemporary Review, 27 (1975), pp. 80-95 ; trad. fr. ss le titre « Théorie de l'hérédité », Revue Scientifique, 10 (1876) : 198-205). ).

14. August Weismann, loc. cit., p. 166. 15. Hugo De Vries, Intracellulare Pangenesis, Jena, Gustav Fischer. Trad. angl. ss. le

titre : Intracellular Pangenesis, Chicago, Open Court, 1910.

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348 Jean Gayon

16. De Vries récusait la vision chimique du plasma germinatif soutenue par Weismann. « Ces minuscules granules [les pangènes] ne sont pas des molécules chi- miques ; ils sont beaucoup plus grands que des molécules, et doivent être considérés comme les plus petits organismes connus » (Hugo De Vries, op. cit. note précédente, 1910, p. 4).

17. l'ouvrage de référence demeure celui de L.C. Dunn, A Short History of Genetics, New York, Mac Graw Hill, 1965.

18. William Bateson, Mendel's Principles of Heredity, Cambridge, Cambridge University press, 1902, pp. 2-3.

19 Ibid, p. 3. 20. Karl Pearson, « Mathematical Contributions to the Theory of Evolution. On the

Law of Ancestral Heredity », Proceedings of the Royal Society of London, 62 (1898), pp. 386-412; « The Law of Ancestral Heredity », Biometrika, 2(1903), pp. 211-229; « Further Remarks on the Law of Ancestral Heredity », Biometrika, 8 (1911), pp. 239- 243.

21. En 1933, dans son discours de réception du Prix Nobel, Thomas Hunt Morgan, récompensé pour ses travaux sur la génétique de la drosophile, exprimait bien le senti- ment général des généticiens : « Au niveau où se situent les expériences génétiques, cela ne fait pas la moindre différence que le gène soit une unité hypothétique, ou qu'il soit une particule matérielle. Dans les deux cas, l'unité est associée à un chromosome spéci- fique, et peut être localisé par une analyse purement génétique » (T.H. Morgan, « The relation of genetics to physiology and medicine », conférence donnée le 4 juin 1933 à la fondation Nobel, Nobel lectures... : Physiology and Medicine, 1922-1941, Amsterdam, Elsevier, pp. 315-316.)

22. Wilhelm L. Johannsen, Elemente der Exakten Erblichkeitslehre. Gustav Fischer, Jena, 1909. Cit. in L.C. Dunn, A Short History of Genetics. New York, Mac Graw Hill, 1965, pp. 91-93.

23. Thomas Hunt Morgan, « The theory of the gene », The American Naturalist, 51 1 (1917), pp. 535.

24. Wilhelm L. Johannsen, loc. cit. 25. E.M. East, « Mendelian Notation as a Description of Physiological Facts », The

American Naturalist, 46 (1912), pp. 633-655. 26. Wilhelm L. Johannsen, loc. cit. (Dunn, 1965, p. 92). 27. « Le génotype est quelque chose que nous atteignons par inférence, et cependant

nous osons le tenir pour une entité réelle » (Wilhelm L. Johannsen, « Aristotle and Hippokrates » [1916], cit. Nils Roll-Hansen, « The Genotype Theory of Wilhelm Johannsen and its Relation to Plant Breeding and The Study of Evolution », Centaurus, 22 (1978), p. 124.)

28. Wilhelm L. Johannsen, Elemente... (1909), cit. in Dunn (1965), p. 93. 29. Nils Roll-Hansen (loc. cit.) a clairement établi ce point. 30. « Le gène a parfois été décrit comme un concept purement idéaliste, en divorce

avec les choses réelles (...). Quelques esprits critiques vont jusqu'à affirmer qu'il n'exis- te rien que l'on puisse qualifier comme matériau génétique, et qui soit distinct des autres constituants de la matière vivante » (Herman J. Muller, « The Gene », Proceedings of the Royal Society of London, B 134 (1947). Cit. in Raphael Falk, « What is a Gene? », Studies in History and Philosophy of Science, 17 ( 1986), p. 150.

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Le temps des gènes 349

31. Herman J. Muller, « The Gene as The Basis of Life », International Congress of Plant Sciences, 1 (1926), pp. 897-921.

32. Evelyn Fox Keller, « Is There an Organism in this Text ? », in Controlling our Destinies : Historical, Philosophical and Ethical Perspectives on the Human Genome Project (University of Notre Dame, Oct 2-5, 1995), P. Sloan ed., The University of Notre Dame Press (sous presse).

33. Erwin Schrddinger, What is Life ?, Cambridge, Cambridge University press, 1944, pp. 22-23.

34. François Jacob, La logique du vivant : une histoire de l'hérédité, Paris, Gallimard, 1970, Introduction, « Programme ».

35. Evelyn Fox Keller, « Language and Science : Genetics, Embryology, and the Discourse of Gene Action». In Great Ideas Today., Chicago, Encyclopaedia Britanica, 1994, pp. 2-29. Reproduit in E. F. Keller, Refiguring Life, Columbia University Press, 1995, pp. 3-42. Voir aussi l'article mentionné n. 32.

36. Evelyn Fox Keller, texte cité en note 32. 37. l'on trouvera une revue très détaillée de la question dans Petter Portin, « The

Concept of the Gene : Short History and Present Status », Quarterly Review of Biology, 68 (1993), pp. 173-223. D'un point de vue plus philosophique, voir Hans-Jorg Rheinberger, « Genes : A Disunified View from the Perspective of Molecular Biology », in Gene Concepts and Evolution, P. Beurton, W. Lefevre and H. J. Rheinberger (eds.). Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, Preprint n°18, pp. 7-13.

38. Ibid. 39. H. Frederick Nijhout, « Metaphors and the Role of Genes in Development »,

Biœssays, 12 (1990), pp. 441-446. 40. Henri Atlan, « ADN : programme ou données? (ou : le génétique n'est pas dans

le gène) », in 1 er Congrès mondial Médecine et philosophie, Paris, 30 mai 1994 (ms). 41. Sewall Wright, « Classification of the Factors of Evolution », Cold Spring

Harbor Symposia on Quantitative Biology, 20 ( 1955), pp. 16-24

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie' Darwinisme phylogénétique

et darwinisme neuronal

Bernard Feltz (Louvain)

S i l'on considère l'ensemble des sciences de la nature, c'est dans le domaine

des sciences de la vie que les concepts d'histoire et nouveauté s'imposent avec le plus d'acuité. Depuis le XIXe siècle en effet, l'évolution du vivant est

apparue de plus en plus comme une évidence dont il s'est agi de rendre compte de manière descriptive, tout d'abord, dont il s'est agi ensuite de pénétrer les mécanismes, de démonter la dynamique interne. Les théories biologiques de l'évolution apparaissent donc comme un lieu central où l'historicité du vivant est

explicitement thématisée. La première partie de mon exposé portera précisément sur l'historicité en jeu dans ces théories. Par une esquisse historique de ces théo- ries depuis Lamarck jusqu'aux développements contemporains, je voudrais ten- ter de préciser les modes d'historicité dont ces théories sont porteuses.

Mais l'évolution phylogénétique n'est pas le seul lieu d'historicité en bio- logie. A bien des égards, chaque organisme vivant est une histoire spécifique, marquée par un moment initial, une phase de développement, un stade adulte plus ou moins long et une phase de dégénérescence aboutissant à la mort. L'organisme individuel comme lieu historique, tel est le point de vue que je me propose d'analyser en une deuxième partie. Point de prétention à l'exhaustivité. Je me référerai plus particulièrement aux travaux de G. Edelman sur la genèse du système nerveux.

En un moment conclusif, je tenterai un rapprochement entre les historici- tés manifestées en chacun de ces niveaux et resituerai la problématique dans le contexte plus général d'une philosophie de la nature.

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352 Bernard Feltz

1. Nouveauté et évolution phylogénétique

1.1. Lamarck et la première théorie explicative de la transformation des espèces

La pensée évolutionniste dans la culture moderne a vraiment pris corps au début du XIXe siècle. Elle avait été préparée par les recherches des natura- listes des siècles précédents et, en particulier, par la classification des espèces et les regroupements par types d'organisation et par famille. Paradoxalement, en effet, alors que la classification linnéenne, par exemple, repose sur une concep- tion fixiste des espèces, son caractère hiérarchique devait ultérieurement prépa- rer l'idée d'une descendance d'ancêtres communs.

Par ailleurs, le développement de l'étude des fossiles suscita de nom- breuses questions. En effet, le XVIIIe siècle vit la découverte de nombreux fos- siles et en particulier de fossiles mammifères, les mastodontes en Amérique du Nord et les mammouths en Sibérie ; Cuvier décrivit des faunes entières de mam- miferes fossiles dans divers horizons du bassin de Paris. Bon nombre de ces

espèces n'existaient plus de telle sorte que se posait le problème de l'extinction des espèces.

Dans le contexte philosophique de l'époque, ce problème était complexe. En effet, la plupart des philosophes des lumières étaient déistes et recouraient à un concept de Dieu qui n'était pas autorisé à interférer avec l'univers une fois

qu'Il l'avait créé. Toute interférence était un miracle, lequel était tout à fait rejeté par la philosophie des lumières, Dieu contredisant les lois que lui-même avait posées. Une double question s'ouvrait dès lors. Comment préserver l'image d'une harmonie de l'univers avec ce phénomène d'extinction d'espèces ? Comment par ailleurs concevoir l'apparition de nouvelles espèces qui fasse l'ob- jet d'une programmation dès le moment de la création ?

C'est à Jean-Baptiste de Lamarck que l'on doit le premier essai cohérent et systématiquement développé visant à défendre la thèse de l'évolution des

espèces et proposant un mécanisme explicatif d'une telle évolution, notamment dans son ouvrage Philosophie zoologique, ou exposition des considérations relatives à l'histoire naturelle des animaux de 1809 et dans ses sept volumes de Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, publiés entre 1815 et 1822.

Pour Lamarck, deux mécanismes fondamentaux sont à la base du chan- gement évolutif. Le premier est la tendance à acquérir toujours plus de com-

plexité. Lamarck considérait ce pouvoir comme un potentiel inné de la vie ani- male. C'est une loi de la nature qui ne requiert aucune explication. Cependant cette unique loi devrait conduire à une évolution linéaire montant vers plus de

perfection sans déviation. La deuxième loi permet de comprendre la variété des formes de la vie. En effet, pour Lamarck, les animaux doivent toujours être en

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 353

parfaite harmonie avec leur environnement et c'est leur comportement qui restaure cette harmonie lorsqu'elle est perturbée.

Au niveau des mécanismes de transformation, Lamarck développe deux plans distincts. Le premier vise le rapport à l'environnement. En effet, un chan- gement important dans l'environnement d'une espèce animale entraîne des chan- gements dans les besoins de cette espèce. Ce changement dans les besoins induira lui-même un ajustement du comportement de l'animal pour satisfaire ces besoins, par conséquent engendrera de nouvelles habitudes au sein de cette espèce. Le deuxième plan vise le rapport à l'organisme lui-même. Les nouvelles habitudes ont un impact sur l'organisme en fonction de deux principes physiolo- giques. « La fonction crée l'organe », autrement dit l'usage provoque le dévelop- pement de tel organe et le non-usage entraîne sa disparition. Et, deuxième prin- cipe, les caractères nouveaux ainsi induits en fonction de ces nouvelles habitudes se transmettent de génération en génération, c'est le fameux principe de « la transmission des caractères acquis ».

On voit donc que la position lamarckienne articule rapports à l'environ- nement et mécanismes visant l'organisme. Sur base d'une tendance générale à la complexification, les variations environnementales induisent des modifications de comportements ; celles-ci conduisent à des modifications structurelles de l'or- ganisme qui se transmettent de génération en génération.

Pour lever tout malentendu parfois associé à la position lamarckienne, précisons encore que les explications proposées par Lamarck relèvent stricte- ment d'une logique mécaniste. Lamarck n'était pas vitaliste et il recourait au mécanisme largement admis à son époque. L'effet de l'usage et du non-usage des organes par exemple ou l'hérédité des caractères acquis relèvent typique- ment de croyances admises, au point que Darwin lui-même admettra ce dernier principe, sans lui conférer le même poids explicatif dans sa théorie.

Sur le plan du rapport à l'histoire et à la nouveauté, deux éléments impor- tants peuvent déjà être soulignés. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour qu'une première esquisse d'une véritable « histoire naturelle » du vivant soit développée. Dans une audacieuse construction théorique, Lamarck propose une image du vivant marquée par une véritable historicité. En effet, la transforma- tion des espèces - le concept d'évolution apparaîtra plus tardivement - ne relève pas du simple déroulement d'un plan univoquement défini. Sur base d'une tendance générale à la complexification, une multitude de formes vivantes dis- tinctes apparaissent qui sont autant d'adaptations aux multitudes d'environne- ments auxquelles elles sont confrontées. On est d'emblée dans le registre d'une histoire ouverte à la nouveauté où une tendance générale à la complexification, en interaction avec un environnement marqué par de constantes modifications

imprévues et non programmées, donne lieu à une étonnante diversité des

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354 Bernard Feltz

espèces qui, déjà, frappait les naturalistes des siècles précédents. Historicité, nouveauté et imprévisibilité apparaissent donc d'emblée étroitement liées dans les théories de l'évolution, en raison du fait que la diversité biologique est préci- sément un des phénomènes les plus déterminants dont les théories de l'évolution visent à rendre compte.

Deuxième élément important à souligner, le concept de création apparaît d'emblée avec une double connotation d'anti-transformisme et de référence théo- logique. L'hypothèse transformiste avait pour double rôle d'expliquer la multi- plicité des formes actuelles du vivant ainsi que les extinctions d'espèces dans le

passé et leur remplacement par de nouvelles espèces. Le refus du transformisme laisse ces questions ouvertes. L'hypothèse la plus simple est celle d'une création continuelle, impliquant l'intervention perpétuelle du Créateur pour remplacer les espèces et les faunes ayant subi une extinction. Une telle position, associée à une notion fixiste de l'espèce, met les scientifiques dans une situation très incon- fortable puisqu'elle revient à recourir d'une certaine manière au miracle comme

principe explicatif. Le créationnisme connut une multitude de formes pour ten- ter de « sauver » le caractère fixe des espèces, et partant l'action du Créateur dans l'apparition de l'être humain. Il disparut complètement des milieux scienti-

fiques vers la fin du XIXe siècle, mais il fit encore parler de lui au début des années 1980 aux Etats-Unis, dans la mesure où, au nom du respect de la liberté de conscience, certains courants religieux fondamentalistes refusent que les théories de l'évolution des espèces soient inscrites au programme obligatoire de sciences naturelles dans le secondaire. Au-delà de l'aspect anecdotique de ce phénomène, ceci montre la charge affective associée au concept de création dans les sciences de la vie. Recourir à ce concept en contexte scientifique revient à refuser l'hypothèse de l'évolution des espèces en référence à des convictions théologiques.

Nous reviendrons ultérieurement sur d'autres significations possibles du

concept de création à propos du vivant dans un contexte plus philosophique. Mais il nous faut au préalable progresser dans notre esquisse historique des théories de l'évolution et aborder sans doute l'oeuvre majeure de ce domaine, je veux parler de C. Darwin.

1.2. C. Darwin et l'hypothèse de la sélection naturelle

On sait que c'est dans l'ouvrage L'origine des espèces de 1859 que Darwin proposa une première formulation d'une théorie de l'évolution où la sélection naturelle joue un rôle central. La position darwinienne s'articule à des observations qui relèvent du domaine de l'écologie des populations et du domai- ne de l'hérédité. E. Mayr propose une synthèse de l'argumentation darwinienne en ce qu'il appelle cinq faits et trois inférencesz. Les trois premiers faits concer- nent les dynamiques de population. D'une part, les espèces ont un potentiel

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 355

reproducteur tel que leur population s'accroîtrait exponentiellement si tous les individus qui sont nés pouvaient à leur tour se reproduire. D'autre part, à l'ex-

ception de fluctuations annuelles mineures et de grandes fluctuations occasion- nelles, les populations sont normalement stables. Enfin, les ressources naturelles sont limitées et, dans un environnement stable, elles restent relativement constantes. Pour rendre compte d'une telle stabilité, il faut donc postuler une lutte féroce pour l'existence entre individus d'une même population qui entraîne la survie d'une fraction très petite à chaque génération.

A ces considérations liées à la dynamique des populations, Darwin asso- cie des analyses qui visent le point de vue de l'hérédité. Première observation, il n'y a pas deux individus identiques : en toute population existe une énorme variabilité. Deuxième observation, beaucoup de ces variations sont héritables. Darwin en conclut, tout d'abord, que la survie, à l'issue de la lutte pour l'existen- ce, n'est pas due au hasard mais dépend en partie de la constitution héréditaire des individus qui survivent. Pour Darwin, cette chance inégale constitue un pro- cessus de sélection naturelle. Deuxième inférence, liée à l'ensemble des

analyses : au cours des générations successives, ce processus de sélection natu- relle conduira à un changement graduel des populations, c'est-à-dire à un phéno- mène d'évolution, et à la production d'une nouvelle espèce.

Ainsi donc, Darwin fait reposer le processus d'évolution des espèces sur la variabilité préexistante des individus. Cette variabilité est à la source d'une probabilité variable de survie pour chaque individu, en fonction de la nature favorable ou défavorable des divers caractères dont il est porteur. La position darwinienne associe donc une pensée populationnelle à des considérations géné- tiques dont les mécanismes sont peu approfondis - Darwin admet, nous l'avons vu, l'hérédité des caractères acquis -. Par ailleurs, il propose une conception de l'évolution des espèces comme processus continu, où « la nature ne fait pas de saut ». Il prend de la sorte délibérément position contre toute hypothèse salta- tionniste, qu'il associe à une résurgence du créationnisme.

Par rapport au concept d'histoire déjà évoqué après l'analyse des posi- tions de Lamarck, on se trouve avec Darwin dans une situation d'indétermina- tion encore plus grande. Darwin n'admet pas, comme principe explicatif, la ten- dance à la complexification des systèmes. Même si, à titre descriptif, il reconnaît cette tendance générale en de nombreuses situations, cette tendance présente un trop grand nombre d'exceptions pour être considérée comme loi qui soit source d'explication. En fait, pour Darwin, c'est la sélection naturelle qui, parmi les multiples formes qui émergent du jeu de la variabilité génétique, retient les formes dont la complexification croissante assure un meilleur taux de survie. La complexification n'est pas une loi explicative, elle est une conséquen- ce a posteriori de l'action de la sélection naturelle.

L'historicité darwinienne est dès lors encore plus marquée d'imprévisibi- lité que l'historicité lamarckienne. Non seulement l'évolution des espèces ne

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356 Bernard Feltz

répond pas à une sorte de déploiement linéaire d'une planification magnifique- ment ordonnée, mais elle n'est même plus travaillée par une tendance à la com- plexification à laquelle se référait Lamarck comme principe explicatif explicite. La complexification elle-même est la résultante d'un processus de sélection sur base d'une variation aléatoire des individus. L'histoire darwinienne est complè- tement indéterminée, ouverte aux aléas des interactions avec l'environnement et avec les autres espèces en présence.

Les thèses darwiniennes reposent sur un principe de variabilité génétique et une héritabilité dont les mécanismes sont peu élucidés. On ne peut lui en tenir

rigueur lorsqu'on connaît l'état rudimentaire de la théorie cellulaire elle-même à cette époque. Il n'en reste pas moins vrai que Darwin a proposé un schéma explicatif qui a donné lieu à ce que Lakatos appellerait un « programme de recherche » particulièrement fécond. En effet, tant dans le domaine de la dyna- mique des populations, de l'écologie, de la théorie cellulaire, de la génétique, le vingtième siècle va produire des ensembles de recherches qui vont conduire à un enrichissement considérable du système explicatif de l'évolution des espèces mais où le concept de sélection naturelle gardera finalement une place détermi- nante. C'est ce processus que je voudrais maintenant évoquer.

1.3. Vers la théorie synthétique de l'évolution

Un enrichissement du schéma explicatif darwinien sur le plan de l'hérédi- té met en jeu les progrès dans l'ensemble de la biologie cellulaire et de la géné- tique. Pour éclairer cette période, peut-être est-il utile de rappeler quelques évé- nements majeurs de l'histoire de la biologie cellulaire.

La première formulation de la théorie cellulaire est classiquement attri- buée aux biologistes allemands Schleiden et Schwann qui, respectivement en 1838 et 1839, proposèrent un concept de cellule comme unité fonctionnelle fon- damentale du vivant. Cette théorie reçut un accueil enthousiaste, même si elle

comportait un caractère nettement spéculatif, notamment sur l'origine de la cel- lule. Pour Schwann en effet, la cellule apparaît à partir d'un phénomène de cris- tallisation du milieu extracellulaire. Pour Schleiden, ce sont les noyaux qui se cristallisent de la sorte. La deuxième moitié du XIXe siècle comporte tout un travail d'analyse morphologique et d'approfondissement conceptuel. C'est ainsi

que c'est en 1865 que Virchow, suite à divers travaux d'observation, posa son célèbre principe omnis cellula e cellula qui affirmait le caractère irréductible du vivant. Les progrès dans les techniques microscopiques et les techniques de fixation et coloration des tissus conduisent à la description du phénomène de la mitose cellulaire notamment par Schneider, Bütschi et Fol au début des années 1870 et à la description du phénomène de méiose notamment par Van Beneden au début des années 1880. La fin du siècle se consacra à l'analyse du comporte- ment des chromosome au cours de la fécondation.

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 357

Parallèlement à ces recherches sur la cellule, la génétique prenait son essor avec les travaux de G. Mendel. Son célèbre mémoire sur l'hybridation des plantes date de 1865 et reste inconnu du monde scientifique jusqu'en 1900. Il fut redécouvert par De Vries, qui reproduisit un certain nombre d'expériences ana- logues sur d'autres espèces végétales. Comme première interférence avec les théories de l'évolution, signalons le mutationnisme de De Vries. A partir du moment où les changements de caractères de la plante se font par mutations brusques, De Vries posa l'hypothèse que de telles mutations sont à l'origine de l'apparition de nouvelles espèces. Cette thèse correspondait à un saltationnisme, contre lequel Darwin avait abondamment argumenté. Ce débat entre conception graduelliste et saltationniste de l'évolution prendra de multiples formes jusqu'à la période contemporaine.

Au niveau de la théorie cellulaire, le début du XXe siècle voit donc la mise en présence de deux champs de recherche non articulés : l'analyse morpho- logique et fonctionnelle de la cellule d'une part, la génétique mendélienne d'autre part. En effet, avec Mendel et De Vries, on sait que le patrimoine hérédi- taire est décomposable en une multitude d'éléments dont chacun joue un rôle défini dans le développement de l'organisme. Sans connaître les travaux de Mendel, van Beneden et Weismann, sur base de leurs travaux sur la mitose et la méiose, avaient supposé que les chromosomes étaient le siège de la substance héréditaire. Dès 1902, Sutton et, en 1904, Boveri posent l'hypothèse que les chromosomes décrits au moment de la mitose et de la méiose sont le support des gènes mendéliens. Morgan fut d'abord très opposé à cette hypothèse mais, suite à ses travaux sur la drosophile, ou mouche du vinaigre, il fut un des grands pro- moteurs de cette conception qui est à la base de la biologie moderne. Dès 1915, dans un célèbre ouvrage intitulé The Mechanism of Mendelian Heredity, avec ses collaborateurs Sturtevant, Muller et Bridges, il présente divers concepts fon- damentaux de la génétique moderne : la distinction génotype-phénotype, la cor- respondance un gène-un caractère, la succession linéaire des gènes sur le chro- mosome. Ces hypothèses furent confirmées notamment en 1933 par Painter suite à ses travaux sur les chromosomes géants des glandes salivaires de Drosophile.

Parallèlement à ces travaux, dans le domaine de la génétique des popula- tions, Fisher, Haldane et Wright proposèrent des modèles mathématiques tentant de rendre compte de la composition génétique des populations et de la façon dont elles sont affectées par différents taux de mutation, diverses pressions de sélection et les dérives dues à l'échantillonnage. De caractère très théorique, ces modèles devaient être complétés par des recherches plus expérimentales notam- ment en Russie où Chetverikov, Timoféeff-Ressovsky et Dobzhansky testèrent les modèles populationnels sur des échantillonnages de mouches sauvages de l'espèce Drosophila melanogaster, notamment.

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358 Bernard Feltz

Dans son ouvrage Genetics and the Origin of Species, qui date de 1937, Dobzhansky propose précisément une confrontation des positions darwiniennes avec les résultats des travaux de l'époque en génétique. Se référant à la géné- tique morganienne - la correspondance un gène-un caractère, la distinction génotype-phénotype, le génome comme séquence linéaire de gènes - il intègre les résultats de la génétique des populations en proposant un concept d'évolution qui correspond à une modification de la fréquence de gènes au sein d'une popu- lation. L'intuition populationnelle de Darwin trouve là une expression mathéma-

tique rigoureuse, en même temps que la génétique morganienne propose une

explication argumentée de la variabilité génétique que Darwin ne pouvait que constater. En effet, dans le cadre de la génétique morganienne, la variabilité génétique est liée aux mutations aléatoires qui affectent les gènes. Le concept de mutation renvoie en effet à des modifications physico-chimiques qui affectent les gènes ou à des changements accidentels de la structure de certains chromo- somes. C'est le cas notamment des translocations, ou changements de position d'une partie du chromosome venant se souder à un autre chromosome, des

duplications, ou dédoublement d'une partie du chromosome, des phénomènes de déficience, ou disparition d'une partie de chromosome. Par ailleurs, le fait qu'une mutation puisse rester longuement occultée parce qu'à l'état homozygote constitue une source de variabilité et d'hétérogénéité encore plus grande que ce

que Darwin lui-même pouvait soupçonner. Cet ouvrage, qui donnait au darwinisme ses lettres de noblesse, fut rapi-

dement suivi de deux autres travaux émanant d'autres disciplines mais qui tous deux renforçaient la position darwinienne. Dans Systematics and the Origin of Species de 1942, E. Mayr fait le point des résultats des travaux en sciences natu- relles et propose un concept d'espèce et divers mécanismes de spéciation qui rencontrent précisément les positions de Dobzhansky. L'espèce se définit en effet comme l'ensemble de populations naturelles formant une communauté reproductive unique et reproductivement isolée d'autres communautés sem- blables. Par ailleurs, il propose deux mécanismes de spéciation. Dans la spécia- tion sympatrique, la répartition géographique d'une même espèce sur des terri- toires très éloignés peut conduire à des adaptations à des environnements très différents qui, en fonction d'un processus de sélection naturelle aboutissant à des adaptations différentes, peut conduire à des phénomènes d'isolement reproductif et, à terme, à une cassure de la communauté reproductive initiale. Le processus de spéciation allopatrique est très semblable au précédent dans la mesure où c'est un accident géologique, ou une séparation accidentelle, qui intervient au sein d'une population et conduit à l'isolement d'une partie de la population. Dans ces conditions, la sélection en fonction des différences d'environnement conduit également à des adaptations différentes, et ce processus se voit généralement accéléré par le fait que la barrière géographique conduit à la séparation de deux

sous-populations de dimensions très inégales. Dans la population de petite

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 359

dimension, le pool génétique disponible, la répartition des fréquences de gène dans cette sous-population est souvent très différente de la population générale de telle sorte que le processus de spéciation peut se marquer beaucoup plus rapidement.

On le voit, les perspectives de Mayr rejoignent les positions de

Dobzhansky en matière de mécanisme de spéciation. Dans son ouvrage de 1944 Tempo and Mode in Evolution, G. Simpson confronte les résultats de la paléon- tologie aux positions néodarwiniennes et développe une série de conceptions qui rejoignent précisément les positions de Dobzhansky et Mayr. En particulier, il reconstitue la généalogie des équidés qui selon une série continue depuis l'hyra- cothérium de l'éocène aboutit à la forme equus au pléistocène. Non seulement il

propose un processus continu, graduel, d'apparition de l'espèce mais il intègre son travail généalogique dans le système théorique de génétique des populations développé par Wright, Fisher et Haldane. Cette position du paléontologiste Simpson est importante en raison précisément du fait que, parmi les paléonto- logues, les tendances anti-darwiniennes sont très présentes. Les traces fossiles laissent en effet de nombreux chaînons manquants de telle sorte que les thèses saltationnistes sont souvent mieux acceptées que la position graduelliste. De même le travail sur les très longues périodes rendent les paléontologues plus sensibles au phénomène d'orthogénèse, de perfectionnement d'une lignée dans une direction particulière. Le ralliement des paléontologues au néo-darwinisme constitue donc un événement important.

On parle dès lors de théorie synthétique de l'évolution pour souligner la convergence d'une multitude de disciplines qui recourent au concept de sélec- tion naturelle pour rendre compte des mécanismes de la spéciation que chacune des démarches a pu mettre en évidence.

Sur le plan du rapport à l'histoire et à la nouveauté, la théorie synthétique présente une double caractéristique que nous ne ferons ici qu'évoquer car nous les développerons ultérieurement. D'une part, en effet, la théorie synthétique reprend et, à certains égards, pousse à l'extrême le caractère ouvert et indétermi- né de l'évolution des espèces. Le concept de sélection naturelle se voit large- ment renforcé aux dépens de toute perspective finaliste, voire orthogénétique. La vie est éclatement à profusion, diversité maximale confrontée à divers envi- ronnements, à diverses dynamiques populationnelles. Le point de vue popula- tionnel inauguré par Darwin dans les sciences de la vie se voit renforcé. D'autre

part, les mécanismes génétiques sur lesquels repose ce processus de sélection se voient mieux explicités. Et ici un certain paradoxe est à souligner. La génétique mendélienne en effet est fondamentalement conservatrice. Tant au niveau indi- viduel qu'au niveau populationnel, en l'absence de mutations, les mécanismes mendéliens conduisent à la reconduction des mêmes types d'organismes et à la

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360 Bernard Feltz

stabilité des fréquences des caractères dans une population. La remise en cause de l'hérédité des caractères acquis et la localisation des gènes linéairement dans les chromosomes conduit en fait à une rigidification extrême du rapport à l'héré- dité. Sans mutation, seule la répartition des divers chromosomes lors des divi- sions méiotiques et lors de la fécondation est source d'une variété, certes consi- dérable, mais non véritablement novatrice. Pour que surgisse la nouveauté, il faut mutation de certains gènes et sélection au cours d'une multitude de généra- tions. Par ailleurs, le rapport au temps prend une importance tout à fait considé- rable. Une meilleure évaluation des données temporelles permet une estimation

quantitative des taux de mutation nécessaires pour une évolution possible des

populations. Simpson a construit la généalogie des équidés dans cette pers- pective.

Histoire irréversible et imprévisible, l'évolution des espèces est novatrice mais selon des mécanismes dont la structure conservatrice est très marquée. Seules les échelles de temps géologiques permettent la mise en oeuvre de ce tra- vail novateur.

En fait, la notion de mutation, en dehors des mutations chromosomiques, reste encore fort mystérieuse à cette époque. Elle relève essentiellement de phé- nomènes observés par les généticiens lors de l'apparition de caractères nouveaux chez certaines espèces sans qu'une compréhension profonde des mécanismes ne soit encore effective. Ce sera un des apports importants de la biologie molécu- laire que l'élucidation de ces phénomènes.

1.4. Développements récents

Les années 1950-1960 vont être très riches en ce qui concerne la compré- hension des mécanismes du fonctionnement cellulaire. La biologie moléculaire va progressivement apporter un regard nouveau sur les structures fines de la cel- lule et sur les modalités du fonctionnement et de la reproduction cellulaire. La

. découverte de la structure des protéines, les travaux autour de la double hélice d'ADN, la mise à jour du code génétique, les travaux sur la synthèse des pro- téines et le « dogme central » de la biologie moléculaire qui reliait la séquence des nucélotides de l'ADN à la séquence des acides aminés de la Protéine, via l'action des ARN messager et ARN de transfert, enfin le lien avec les méca- nismes de la mitose et de la méiose permirent de mieux comprendre les modali- tés d'action des gènes.

En effet, si la séquence des nucléotides dans l'ADN détermine la séquen- ce des acides aminés dans les protéines en fonction du code génétique, une

simple modification de la séquence des nucléotides peut entraîner une modifica- tion de la structure de la protéine. Une telle altération en un locus actif peut conduire à des modifications profondes des propriétés de la protéine elle-même. Les études récentes ont mis en évidence une multitude de modalités de telles

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 361 1

mutations en même temps qu'elles ont montré une variabilité insoupçonnée au niveau des divers gènes. De telle sorte que la biologie moléculaire est classique- ment interprétée comme conférant les fondements biochimiques aux thèses dar- winiennes et qu'il y a sens à considérer la biologie moléculaire comme partie intégrante de la théorie synthétique.

Cette thèse est défendue avec vigueur par Jacques Monod dans son célèbre ouvrage Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, paru en 1970. Dans une conception strictement cyberné- tique de l'organisme, il montre comment les mutations aléatoires s'insèrent dans un double système de nécessité. Le premier consiste en la structure de l'appareil téléonomique que constitue l'organisme lui-même. Une mutation, en effet, ne peut compromettre le fonctionnement général de l'organisme, qui constitue par conséquent le premier niveau de la sélection pour toute mutation. D'autre part, l'organisme porteur de cette mutation est lui-même soumis à la pression de sélection par les conditions externes du milieu dans lequel il vit, c'est la sélec- tion darwinienne classique. Dans ce contexte, l'origine de l'innovation est stric- tement aléatoire. Bien plus, la biologie moléculaire confirme dans une grande mesure la rigidité des mécanismes de l'hérédité déjà soulignée par la génétique classique.'

Sur le plan du rapport à l'histoire et à la nouveauté, l'émergence évolutive prend sa source dans ce que Monod appelle l'« imprévisible essentiel ». Paradoxalement peut-être, Bergson constitue la référence la plus explicite et la plus proche de Monod. Celui-ci se réfère en effet à la distinction bergsonienne entre mécanisme et finalisme.

Dans L'évolution créatrice, Bergson recourt explicitement à la concep- tion laplacienne du monde pour caractériser l'explication mécaniste. « L'essence des explications mécaniques est en effet de considérer l'avenir et le passé comme calculables en fonction du présent, et de prétendre ainsi que tout est donné. Dans cette hypothèse, passé, présent et avenir seraient visibles d'un seul coup pour une intelligence surhumaine, capable d'effectuer le calcul. (...) Le mécanisme radical implique une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l'éternité, et où la durée apparente des choses exprime simplement l'infirmité d'un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois. » ° Cette concep- tion conduit Bergson à rejeter de la même manière le finalisme puisque le concept d'une évolution programmée rejoint le même monde laplacien où tout est donné. « Mais le finalisme radical nous paraît tout aussi inacceptable, et pour la même raison. La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais, s'il n'y a rien d'imprévu, point d'invention ni de création dans l'univers, le temps devient encore inutile. Comme dans l'hypothèse mécanistique, on suppose encore ici que tout est donné. Le finalisme ainsi entendu n'est qu'un mécanisme à rebours. »5 Ou enco-

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re : « Qu'on se figure la nature comme une immense machine régie par des lois mathématiques ou qu'on y voie la réalisation d'un plan, on ne fait, dans les deux cas, que suivre jusqu'au bout deux tendances de l'esprit qui sont complémen- taires l'une de l'autre et qui ont leur origine dans les mêmes nécessités vitales. C'est pourquoi le finalisme radical est tout près du mécanisme radical sur la plu- part des points. L'une et l'autre doctrines répugnent à voir dans le cours des choses, ou même simplement dans le développement de la vie, une imprévisible création de forme. »6 Ce rapport au temps chez Bergson le conduit à une conception de la durée comme moment de création et à une conception de la vie comme portée par un élan vital créateur de nouveauté radicale.

Monod, on l'aura compris, ne partage pas cette position bergsonienne, mais il se réfère explicitement à Bergson dans sa critique du mécanisme et du finalisme et prend distance par rapport à une conception laplacienne du monde. Dans le contexte de la théorie néodarwinienne de l'évolution, une double impré- visibilité est au coeur de l'explication de l'évolution : l'imprévisibilité des muta- tions génétiques interagit avec l'imprévisibilité des évolutions des écosystèmes et des relations avec les autres individus et espèces, et cette interaction constitue précisément le processus de sélection naturelle. Aussi, tout comme Bergson, Monod développe une conception de l'histoire évolutive comme productrice d'une véritable nouveauté. « Selon la théorie moderne, la notion de « révélation » s'applique au développement épigénétique, mais non, bien enten- du, à l'émergence évolutive qui, grâce précisément au fait qu'elle prend sa sour- ce dans l'imprévisible essentiel, est créatrice de nouveauté absolue. »' L'« impré- visible essentiel », Monod le distingue de l'« incertitude opérationnelle ». L'incertitude opérationnelle renvoie à une impossibilité pratique de gouverner précisément la trajectoire d'une bille à la roulette par exemple. Tandis que l'« imprévisibilité essentielle » renvoie à l'intersection de deux chaînes causales totalement indépendantes l'une de l'autre. Monod parle de « coïncidence absolue »e, laquelle ne revient à une incertitude opérationnelle qu'à la condition de présupposer un monde laplacien strictement déterministe à tous les niveaux de réalité. Prenant ses distances par rapport à une telle conception du monde, Monod développe par conséquent la thèse d'une nouveauté absolue, imprévi- sible, d'une évolution créatrice au sens fort, d'une création sans programme et sans créateur, d'une création produit d'un double niveau d'imprévisibilité.

La conception de l'histoire posée par la théorie synthétique, renforcée par les apports de la biologie moléculaire implique donc un processus irréversible, producteur de nouveauté absolue, imprévisible, liée à la rencontre de deux sys- tèmes d'imprévisibilité, les mutations et les conditions externes, le tout intégré dans un système fondamentalement conservatif de codification et reproduction moléculaire. Un tel système est producteur de complexité, mais non selon une loi générale d'orthogenèse, mais comme résultante du processus de sélection lui-même.9

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En une première partie, nous venons d'envisager le concept d'histoire et de nouveauté dans les phénomènes biologiques considérés du point de vue de la phylogenèse. Nous avons parlé à ce propos d'historicité au sens fort, de nou- veauté radicale. Et, dans ce sens, l'histoire est une catégorie qui spécifie remar- quablement les phénomènes biologiques. Il est un deuxième niveau de la réalité biologique marqué par ce rapport au temps, c'est l'ontogenèse individuelle. Chaque organisme, chaque individu biologique peut être considéré comme une histoire spécifique. Quelles sont les approches biologiques de l'ontogenèse ? Les mécanismes proposés induisent-ils un rapport à l'histoire analogue à ceux mis en oeuvre par les mécanismes de l'évolution phylogénétique ? C'est ce que nous voudrions analyser en une deuxième partie.

2. Histoire et ontogenèse

Il ne nous est pas possible, dans le cadre de ce travail, de procéder à une évocation historique des divers mécanismes embryologiques proposés au cours de l'histoire de la biologie. Bien plutôt, il nous a paru intéressant de nous centrer sur les développements les plus récents des recherches sur l'ontogenèse et, en particulier, sur l'ontogenèse du système nerveux qui nous paraît, par sa spécifici- té, être porteur d'un concept d'histoire plus complexe et particulièrement riche. Nous voudrions pour ce faire nous référer aux travaux de G. Edelman et compa- rer l'historicité qu'il développe dans ses théories qu'il qualifie de « darwinisme neuronal » avec l'historicité mise en évidence dans l'analyse du darwinisme phy- logénétique.

2.1. Variabilité génétique, nouveauté et ontogenèse

A strictement parler, l'ontogenèse individuelle commence au moment de la fécondation qui correspond à la fusion de deux gamètes, l'ovule d'origine maternelle, et le spermatozoïde d'origine parternelle. La constitution génétique de tout individu correspond dès lors à la mise en commun des patrimoines géné- tiques de deux cellules haploïdes, produits de méioses des cellules diploïdes de chacun des parents. A un niveau phylogénétique, ce phénomène a été qualifié de peu novateur, puisqu'il procède à une répartition différente de gènes de toute façon présents dans les génomes de la génération précédente. D'où l'importance du concept de mutation pour penser l'évolution.

Au niveau de l'ontogenèse, cependant, cette variabilité liée à la réparti- tion de chromosomes au moment de la méiose revêt une importance essentielle puisqu'elle est à l'origine de l'unicité génétique de chaque individu. Dans l'espè- ce humaine, chaque individu est porteur de 2x23 chromosomes. La répartition des chromosomes d'origine paternelle et d'origine maternelle au moment de la

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méiose est strictement aléatoire. Dès lors, chez chaque être humain, la méiose

peut conduire à 223 gamètes différents. De telle sorte qu'un couple peut donner lieu à 246 enfants différents, si on ne prend en considération que ce phénomène de répartition des chromosomes. C'est dire que la probabilité de donner naissan- ce à deux enfants de patrimoines génétiques identiques, en-dehors des vrais

jumeaux, est quasi nulle. Ce phénomène, peu novateur du point de vue phylogénétique, est prodi-

gieusement novateur du point de vue ontogénétique, puisqu'il contribue grande- ment à l'unicité génétique de chaque individu, par conséquent à l'originalité bio-

logique de chaque personne humaine. Sur le plan individuel, il y a donc sens à

parler de nouveauté, d'originalité irréductible de chaque individu. Par ailleurs, soulignons le caractère stochastique de ces répartitions au

moment de la méiose ainsi qu'au moment de la rencontre des gamètes lors de la fécondation. A ce niveau également, il y a donc sens à parler d'un hasard novateur.

2.2. Principes de base de l'organogenèse

D'une manière générale, la mise en place des tissus au cours du dévelop- pement embryonnaire et la formation des organes sont liées à toute une série de mouvements cellulaires, de divisions cellulaires et de différenciations cellu- laires. Comment se fait la régulation de tels processus ? Sans entrer dans le détail, il nous faut évoquer les principes généraux de tels mécanismes pour appréhender la spécificité du vivant et de la structuration du système nerveux.

Deux phénomènes distincts doivent être pris en compte : les mouvements cellulaires et la formation de tissus, d'une part, qui sont liés essentiellement aux

déplacements et aux divisions cellulaires, et les différenciations cellulaires, d'autre part, qui aboutissent à des types cellulaires distincts.

Les déplacements cellulaires et la formation des tissus sont liés à la pré- sence de molécules dites morphorégulatrices. La présence de ces molécules en des endroits particuliers de l'embryon est déterminée par des gènes spécifiques. La fonction principale de ces molécules consiste à modifier l'adhérence des cel- lules entre elles et vis-à-vis de substrat externe de manière à donner lieu à la for- mation d'épithélium. Trois familles peuvent être distinguées. Les molécules d'adhérence cellulaire (CAM) relient directement les cellules entre elles. Les molécules d'adhérence au substrat (SAM) relient les cellules à une matrice sur

laquelle se déplacer. Les molécules de jonction cellulaire (CJM) permettent aux cellules de former des couches épithéliales.

La présence en un moment donné et à un endroit donné de l'organisme de certains types de ces molécules conduit à divers déplacements cellulaires qui aboutissent à la formation d'épithélium. Par ailleurs, divers phénomènes méca-

no-chimiques peuvent faire que des couches formées par l'adhérence de cellules

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 365

entre elles se replient et donnent ainsi lieu à des formeformes spécifiques, pré- ludes à la formation des organes. On conçoit que la présence de molécules mor- phogénétiques différentes conduit à l'apparition de formes différentes. Et, dans la mesure où les types de molécules morphogénétiques présentes dépendent des gènes, ce mode d'action est héréditaire, strictement déterminé par le patrimoine génétique.

La poursuite du processus d'organogenèse implique d'autres molécules, ou facteurs de croissance. Une fois une structure en place, les divers contacts entre cellules induisent la production d'autres signaux inductifs, les facteurs de croissance, qui interagissent avec les gènes de telle sorte que d'autres molécules d'adhérence ou de jonction sont libérées qui conduiront aux phases ultérieures de l'organogenèse.

La différenciation cellulaire est régulée par des gènes appelés gènes homéotiques qui contrôlent l'expression des gènes qui conduisent à la formation des organes dans l'ensemble du corpscorps. Une mutation homéotique bien connue par exemple provoque la croissance d'une patte à la place d'une antenne chez la mouche du vinaigre. Ces gènes président donc à la différenciation des cellules aux endroits appropriés de l'organisme.

En fonction de ces mécanismes, on peut préciser diverses caractéristiques du développement embryologique. C'est un processus essentiellement épigéné- tique, en ce sens que les événements clés de l'évolution d'une cellule ne se pro- duisent que si certains autres événements ont eu lieu préalablement. Ces événe- ments ont un caractère topologique marqué en ce sens que la position de la cellule dans l'espace comporte une importance décisive sur son évolution dans le temps. Et c'est l'ensemble de ces processus qui aboutit à la formation des

organes et à la différenciation cellulaire. La morphologie est donc l'aboutisse- ment de ce processus épigénétique. '°

Ces mécanismes, strictement génétiquement déterminés, président à la mise en place de l'ensemble des tissus de l'organisme, y compris les structures de base du système nerveux. L'organogenèse est donc un phénomène essentiel- lement déterministe.

Pourtant, la mise en place de la structure fine du système nerveux central met en oeuvre des mécanismes différents qui ouvrent à une autre conception de l'histoire en jeu dans l'ontogenèse biologique.

2.3. Biologie du développement du système nerveux

Edelman propose une théorie dont il parle en termes de darwinisme neu- ronal ou plus précisément en termes de théorie de la sélection des groupes neu- ronaux dont nous allons présenter les principes de base, limitant cette évocation

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366 Bernard Feltz

aux aspects les plus intéressants en fonction de notre préoccupation d'analyse du concept d'histoire et de nouveauté." Il

2.3.1. Principes de base : la formation des répertoires

L'organogenèse du système nerveux met en évidence deux types de mécanismes : la sélection somatique et sélection des groupes neuronaux par ren- forcemenet fonctionnel.

Considérons par exemple la formation d'une carte visuelle chez la gre- nouille. La notion de carte de l'espace visuel est liée au fait que, chez la gre- nouille, la stimulation d'un point donné de la rétine par un point lumineux induit la stimulation des neurones d'une région bien définie d'une zone particulière, appelée toit optique. Les cellules y forment une carte bien précise en ce sens qu'il y a correspondance entre les régions du toit optique et les diverses zones de la rétine, celles-ci correspondant en fait à diverses zones du champ visuel, c'est ce que l'on appelle la rétinotopie.

L'apparition d'une telle carte visuelle est liée à une première mise en place des tissus en fonction de mécanismes strictement génétiques qui aboutis- sent à la formation de cartes grossières. Une seconde étape conduit à un affine- ment de la carte et est liée à l'activité des fibres en questions. C'est l'activité des fibres elles-mêmes qui est à l'origine de la sélection des fibres nerveuses qui assurent la jonction entre rétine et toit optique. Autrement dit, la rétine projette une profusion de prolongements vers le toit optique et c'est l'activité même des fibres et la rencontre avec des projections correspondantes en provenance du toit optique qui conduit à la sélection des fibres entrant dans la constitution de la carte définitive. Bon nombre de projections qui ne rencontrent pas les prolonge- ments correspondants dans le toit optique dégénèrent. C'est ce qu'Edelman appelle un processus de sélection somatique.

De tels mécanismes décrits pour l'apparition de ce qu'Edelman appelle répertoire primaire vont être à l'origine d'un nombre important de cartes pour un même sens. A titre d'exemple, le système visuel du singe comporte plus de tren- te cartes différentes, chacune présentant un certain degré de ségrégation fonc- tionnelle vis-à-vis de l'orientation, de la couleur, du mouvement...

A côté de la formation des répertoires primaires, d'autres répertoires vont se former selon un deuxième mécanisme : la stabilisation sélective des groupes neuronaux. En effet, à cause des comportements de l'animal, les connexions synaptiques au sein des répertoires primaires sont sélectivement renforcées ou affaiblies par des processus biochimiques spécifiques. Ce processus, qui inter- vient notamment dans la mémoire, aboutit à la formation de ce qu'Edelman appelle les répertoires secondaires.

Enfin, les multiples cartes sont reliées entre elles par des connexions

réciproques ou voies réentrantes. Ces voies réentrantes sont largement redon-

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dantes et se forment spontanément. Les comportements de l'animal mobilisent un certain nombre de ces voies qui se renforcent et se stabilisent au détriment des autres boucles. Cela signifie que la sélection de groupes de neurones dans une carte entraîne la sélection simultanée d'autres groupes situés dans d'autres cartes. C'est ce processus que vise Edelman quand il parle de sélection de groupes neuronaux.

2.3.2. Instruction et sélection

A ces mécanismes physiologiques, Edelman associe une réflexion sur la distinction entre modèle sélectif et modèle par instruction, distinction qui va s'avérer éclairante pour notre propos.

Dans un modèle par instruction, un réseau se constitue selon un plan de cablage déterminé, comporte un logiciel spécifique dont la mise en oeuvre doit faire l'objet d'interprétation par une conscience, un sujet, un élément extérieur au système.

Le système sélectif, par contre, présuppose l'existence d'une structure redondante sur laquelle opère une sélection en fonction des comportements les plus adaptés. L'ajustement s'opère a posteriori sur un répertoire diversifié déjà existant. On perçoit comment la structure finale peut rendre compte directement des comportements sans qu'il y ait besoin d'une référence à un « analyste » exté- rieur.

Les mécanismes de sélection somatique et de stabilisation fonctionnelle

par renforcement permettent précisément d'analyser la structuration du système nerveux en termes de modèle par sélection. En effet, des connexions entre cartes peuvent conduire à la coordination des activités d'un grand ensemble de cartes. Bien plus, dans ce qu'Edelman appelle des « cartographies globales », des cou- plages apparaissent entre les sorties de diverses cartes interconnectées et le com- portement sensori-moteur de l'animal. Une telle cartographie permet de relier des événements survenant dans des cartes locales à des comportements moteurs de l'animal. Ce lien donne lieu à la création de boucles dynamiques capables d'ajuster le comportement de l'animal aux divers signaux sensoriels qui lui par- viennent des cartes locales.

De telles boucles dynamiques ont une importance décisive puisqu'elles permettent l'adaptation du comportement aux contraintes environnementales. Et cette adapatation ressort du processus de sélection des groupes neuronaux liés aux comportements effectifs de l'animal. C'est donc bien l'activité sensori-motri- ce sur l'ensemble de la cartographie qui sélectionne les groupes neuronaux don- nant la sortie ou le comportement adéquats. On retrouve bien le mécanisme de la sélection à l'opposé du mécanisme de l'instruction.

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368 Bernard Feltz

2.4. Ontogenèse et historicité

En ce qui concerne le rapport à l'histoire et à la nouveauté, quatre niveaux d'analyse peuvent être distingués : épigenèse et sélection somatique, stabilisation sélective, mémoire et conscience primaire, langage et conscience d'ordre supérieur.

2.4.1. Epigenèse et sélection somatique

Les caractéristiques générales de la biologie du développement se prêtent à un rapprochement avec le concept d'histoire. En effet, parler d'un processus épigé- nétique et topobiologique revient à montrer que le développement d'un organisme se distingue radicalement de la fabrication d'un objet en fonction d'un plan. Il y a bien planification stricte à ce stade, mais le caractère épigénétique renvoie au fait

que la structure globale résulte originairement de l'évolution d'une seule cellule. A certains égards, chaque cellule est spécifiée par un comportement individuel. L'ensemble des tissus d'un organisme résulte donc d'« histoires de cellules » qui se

déplacent et se modifient au cours du temps. Certes, les contraintes sont spéci- fiques de l'espèce, ce qui explique que les structures globales soient identiques chez tous les individus de la même espèce, mais ces contraintes portent sur des cellules qui connaissent chacune un devenir individuel.

Dans la mise en place du tissu nerveux, ce caractère épigénétique se voit renforcé et devient tel que, même chez les vrais jumeaux, les nombres de ramifi- cations observées sur des neurones analogues ne sont pas identiques. Le concept de « sélection somatique » évoqué par Edelman renvoie bien à ce niveau de devenir cellulaire qui marque la mise en place des structures de base du système nerveux. En toute rigueur, ce niveau est très génétiquement déterminé de telle sorte que les variantes individuelles ne sont pas porteuses de véritables nou- veautés. Il faut pourtant garder à l'esprit que l'expression du génome lors du

développement d'un organisme s'insère dans un environnement spécifique et ce caractère épigénétique du développement rend l'organogenèse très sensible à son environnement.

2.4.2. Stabilisation sélective

Le processus de stabilisation sélective est au coeur de la théorie de la sélection des groupes neuronaux. Si l'activité des neurones tend à stabiliser les neurones actifs au détriment de neurones inactifs qui tendent à dégénérer, on entre dans un domaine où l'activité de l'organisme en développement participe du processus de constitution lui-même. Et ceci peut se marquer à plusieurs niveaux. Dans la mise en place des répertoires visuels primaires, la stabilisation est liée essentiellement à l'activité des cellules visuelles ; on reste dans le domai-

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 369

ne de la perception. Dans la mise en place des répertoires secondaires et des boucles réentrantes, interviennent également des stimulations des centres moteurs. De plus, dans les phénomènes d'apprentissage, notamment, des stimu- lations proviennent également des centres hédoniques... Cela signifie concrète- ment que l'activité de l'organisme participe de manière importante à la structura- tion finale du système nerveux. Le déterminisme génétique pose les structures de base, sur lesquelles les phénomènes de sélection par stabilisation en fonction de l'activité même de l'animal jouent de manière décisive pour l'image finale des structures fines du système nerveux.

2.4.3. Mémoire et conscience primaire

Et cette interaction avec l'activité de l'animal peut connaître elle-même plusieurs modalités. En effet, dans son approche de la notion de conscience, Edelman parle de la conscience des animaux supérieurs comme d'un « présent remémoré ». Les animaux supérieurs sont capables d'organiser des comporte- ments complexes en réaction à l'environnement et articulent leurs comporte- ments à une modalité de représentation de l'environnement marquée par l'immé- diateté, la non distance temporelle. Cela signifie concrètement qu'une situation

particulière, la chasse d'une proie par exemple dans le cas d'un prédateur, entraî- ne chez le prédateur l'évocation d'une scène complexe, qui correspond à la cor- rélation entre différents types de catégorisation liés aux situations analogues connues par l'animal dans le passé et où le comportement qu'il va adopter va immédiatement être intégré, y compris en prenant en compte les valeurs qui lui sont associées.

On perçoit combien, du point de vue adaptatif, cette conscience primaire est efficace. En effet, devant un environnement donné, l'animal doué d'une conscience primaire est capable de reconnaître des situations analogues et d'or- ganiser sa réponse en fonction de ce qui compte pour lui, étant donné le lien de la mémoire au système limbique qui met les signaux d'entrée en relation avec les actes et récompenses passées de l'animal. Cette conception de la conscience comme présent remémoré s'intègre donc à une théorie de l'histoire phylogéné- tique strictement darwinienne. Si la conscience primaire comporte une mémoire à long terme, elle ne permet pourtant pas de planifier le futur à long terme car les animaux ne sont pas conscients de cette mémoire à long terme. Seules des corrélations avec des catégorisations perceptives en cours peuvent mettre en jeu la mémoire à long terme. La conscience primaire est donc fortement sous l'em- prise de la succession en temps réel.

Du point de vue du rapport à l'histoire individuelle, cela signifie que le

comportement de l'animal fait l'objet d'une recatégorisation immédiate selon un processus où les modifications des forces synaptiques des groupes dans une car-

tographie globale constitue la base biochimique de la mémoire. Autrement dit,

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370 Bernard Feltz

l'activité de l'animal interfère de manière décisive sur les structures fines de son système nerveux. On est donc bien dans le registre d'une histoire individuelle, idiosyncratique dira Edelman, porteur de nouveauté dans la mesure où la struc- ture fine est spécifique de chaque individu, est liée à son comportement. A cer- tains égards, on pourrait dire que les systèmes de boucles réentrantes présentent une dynamique où, au niveau de leurs structures fines, la fonction crée l'organe, la structure elle-même est construite en fonction de l'usage ; c'est le comporte- ment qui détermine en retour les types de boucles qui vont se voir renforcées.

2.4.4. Langage et conscience d'ordre supérieur

Cet impact du comportement sur la structure et cette dimension idiosyn- cratique qui lui est corrélaire connaissent une dimension particulière chez l'être humain muni de ce qu'Edelman appelle une « conscience d'ordre supérieur ». Edelman se réfère à la notion de conscience développée par W. James à la fin du siècle dernier. Par la médiation du langage, les humains développent des sys- tèmes de représentation qui leur permettent de faire la différence entre des modèles du monde qu'ils construisent et l'expérience perceptive en cours. Il leur devient dès lors possible de mettre au point un concept de passé, de présent et de futur. Il leur devient dès lors possible d'intégrer le temps, l'identité propre de l'individu. La conscience devient conscience d'être conscient.

Dans ce contexte, si le comportement relève d'un choix conscient déli- béré, la dimension historique soulignée dans l'organogenèse des boucles réen- trantes se voit encore renforcée. C'est un comportement conscient, ou tout au moins en voie de l'être dans la mesure où l'apprentissage par exemple est le plus massif chez les tout jeunes enfants, qui préside au processus de renforce- ment des boucles réentrantes qui font l'objet d'une évaluation positive. On découvre un registre de sous-détermination par le génétique et de relative auto-détermination par le sujet en constitution, voire par le système parental auquel il participe. L'apprentissage du langage, par exemple, est sur ce point très significatif.

La dimension historique de la structure fine du système nerveux central s'avère donc décisive. Chaque individu est le produit de son histoire propre, jusque dans la structuration fine de son système nerveux. Et il y a bien idiosyn- crasie, non seulement en fonction de l'unicité génétique de chaque individu, en- dehors des vrais jumeaux, mais également en fonction de ce mécanisme spéci- fique de structuration fine qui fait du système nerveux de chacun un produit de son histoire propre, auquel il participe dans la mesure même où il s'autoconstruit dans son évolution personnelle.

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 371 1

2.4.5. Paradoxe

Je voudrais pour terminer relever un paradoxe. Lors de l'analyse de l'his- toricité dans la biologie de la phylogenèse, nous avons évoqué l'importance du paradigme darwinien associant variabilité et sélection. Ce schéma explicatif est au coeur des théories biologiques contemporaines de l'évolution qui évacuent tout concept d'orthogenèse. Ce même schéma explicatif est présent dans la bio- logie de l'organisme, que ce soit en immunologie ou dans l'ontogenèse du systè- me nerveux. Le paradoxe est que ce schéma conduit d'une part à une sorte de « déshumanisation » de l'évolution par l'évacuation de toute causalité finale dans la phylogenèse, tandis qu'il permet à Edelman de construire une anthropologie humaniste de la liberté à partir des données les plus récentes des neurosciences.

Le paradoxe n'est qu'apparent puisque, dans chacun de ces deux domaines, ce schéma explicatif permet de penser la survenue de l'imprévisible, de l'indéterminé. C'est bien l'historicité radicale de la phylogenèse que Darwin a voulu thématiser, l'ouverture radicale à la création de la nouveauté dans un pro- cessus interactif avec un environnement non constant ; ce même schéma permet à Edelman de penser le non déterminisme strict de la structuration finale du sys- tème nerveux et, en y associant une théorie de la conscience, de déboucher sur une anthropologie de la liberté.

Peut-être une telle communauté de modèle explicatif pourra-t-elle se prê- ter à diverses interprétations dans une philosophie de la nature. C'est un tel tra- vail dont je voudrais tracer certaines esquisses en guise de conclusion.

3. Philosophie des sciences et philosophie de la nature

La philosophie des sciences tend à analyser la pratique scientifique pour en expliciter les logiques éventuelles de recherche, en préciser les caractères explicatifs, en suggérer des enrichissements potentiels. La philosophie des sciences se développe par conséquent dans une attitude d'analyse rigoureuse de la démarche scientifique elle-même et de dialogue étroit avec les disciplines considérées.

Il me semble que, à côté d'une philosophie des sciences, il y a place pour une philosophie de la nature qui s'articule au discours scientifique mais s'en dis-

tingue radicalement parce qu'il se situe à un niveau plus général d'interprétation du réel. Il y a rupture de continuité entre la philosophie des sciences et la philo- sophie de la nature, car celle-ci passe par l'adoption de choix herméneutiques qui peuvent se justifier, mais jamais complètement indépendamment du choix des auteurs.

C'est dans cette perspective que je voudrais dire combien la critique berg- sonienne aussi bien du mécanisme que du finalisme me paraît éclairante. Au

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372 Bernard Feltz

niveau de l'évolution phylogénétique, le schéma darwinien a souvent été perçu comme anti-humaniste parce qu'il détruisait le schéma finaliste d'une évolution orthogénétique tendant de manière inéluctable vers l'apparition de l'être humain. Pour Bergson, le finalisme, comme le mécanisme, repose sur l'image laplacien- ne d'un monde complètement déterminé où le temps joue le rôle d'une insuffi- sance de notre esprit à maîtriser l'ensemble des conditions initiales et des lois qui structurent l'univers. Pas de nouveauté, à proprement parler, en stricte rigueur de termes, pas d'histoire dans un tel monde.

Le schéma darwinien permet au contraire de donner une véritable valeur créatrice au temps, une véritable ouverture à l'incertitude, à la surprise, condi- tion incontournable d'une véritable nouveauté. En ce sens, la phylogenèse appa- raît véritablement comme une pré-histoire et donne à penser sur le sens de l'his- toire elle-même.

Une telle position se nourrit également des recherches sur le réduction- nisme en biologie. E. Mayr distingue réductionnisme constitutif et réductionnis- me explicatif12. Le réductionniste constitutif affirme que la matière qui compose le vivant est identique à la matière inerte. Tout en acceptant ce réductionnisme constitutif, à l'encontre de tout vitalisme, E. Mayr défend la thèse de l'autonomie de la biologie par rapport à la physique, il parle d'un non-réductionnisme expli- catif. Selon lui, les buts de la biologie et les méthodes appropriées pour les atteindre sont différents de ceux des autres sciences de la nature et la pratique biologique doit rester isolée de manière permanente des méthodes et théories de la science physique. On perçoit d'emblée une position radicalement différente de celle développée par Monod et rappelée ci-dessus.

L'argument central de l'antiréductionnisme porte sur la spécificité de l'ap- proche fonctionnelle et son irréductibilité à une approche strictement mécaniste. Sans entrer dans le détail de l'argumentation, précisons simplement que la struc- ture d'une protéine telle que l'hémoglobine, par exemple, permet de comprendre la fonction de transport d'oxygène. Mayr parle de proximate explanation. Mais, si l'on compare la structure primaire de l'hémoglobine de diverses espèces, on constate que sur 140 acides aminés, seuls 9 sont conservés ou restent identiques chez les espèces mammifères. Ces 9 acides aminés sont conservés parce qu'ils sont les seuls à préserver la structure secondaire et la structure tertiaire de la protéine, autrement dit à préserver les propriétés fonctionnelles pour la cellule.

Si on se demande pourquoi ces 9 acides aminés sont conservés, le réduc- tionniste ne peut répondre que c'est à cause de leur contribution à la structure secondaire puisque ce serait recourir à un raisonnement fonctionnel qu'il s'agit précisément d'éviter. En fin de compte, les biologistes réductionnistes et anti- réductionnistes évoquent les mécanismes de la sélection naturelle. Mayr parle à ce propos d'ultimate explanation. Mais il faut admettre que ce sont là des méca- nismes difficilement réductibles aux lois de la chimie.

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 373

Au niveau phylogénétique, les mécanismes de la sélection naturelle, loin de contribuer à une conception réductionniste du vivant, permettent au contraire de casser le double carcan d'un univers laplacien strictement déterministe et de son corollaire épistémologique, le physicalisme extrême dans l'explication bio- logique. Sans souscrire au vitalisme quasi psychologisant de Bergson, l'antiré- ductionnisme explicatif de Mayr rejoint la conception de l'évolution créatrice où la nouveauté radicale devient pensable, le temps véritablement créateur.

Et il n'est dès lors pas étonnant que ce soit également le schéma darwi- nien qui permette à Edelman de libérer la biologie de ce nouveau carcan lapla- cien qu'est le déterminisme génétique absolu dans les mécanismes de l'ontoge- nèse et dans l'approche du comportement humain. Le modèle par sélection, qu'il oppose au modèle par instruction, ouvre lui-aussi à l'histoire individuelle. La structure fine du système nerveux central, par les mécanismes de renforcement par stabilisation fonctionnelle, porte la trace du comportement de l'individu au cours de son ontogenèse. Bien plus, en recourant au concept de conscience intentionnelle, Edelman réconcilie la biologie et les sciences humaines puisqu'il se prononce explicitement pour un non réductionnisme explicatif entre sciences biologiques et sciences humaines cette fois.

Ainsi donc histoire et nouveauté sont bien au coeur de la réalité biolo-

gique, dans sa double dimension phylogénétique et ontogénétique. La vie est profusion sur laquelle opère la sélection naturelle. Les réseaux nerveux sont redondants sur lesquels opère la stabilisation sélective. Création et nouveauté

marquent de manière radicale le phénomène vivant. Loin de contribuer à une conception réductionniste, le mécanisme de la sélection naturelle, en chacun de ces niveaux phénoménaux, libère la biologie d'un déterminisme physicaliste extrême et ouvre l'espace à une véritable historicité.

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University Press.

NOTES

1. Une version synthétique de cet article est parue dans les actes de la décade de

Cerisy-la-Salle ayant pour titre : Jean Ladrière, création et événement, publiés aux édi- tions Peeters, Leuven.

2. Mayr E., 1989. Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité. Fayard (1982).

3. Notons ici que Monod développe sa position au-delà de l'analyse de la phylogenè- se puisqu'il souligne l'importance du hasard au niveau même de ce qu'il appelle l'« onto- genèse moléculaire ». Il aboutit à une conception de l'épigenèsse comme « révélation », au sens du révélateur photographique qu'il oppose à la « création » que l'on observe dans la phylogenèse.

4. Bergson, H., 1991. L'évolution créatrice. Presses universitaires de France, (1907, 1941), p. 38-39.

5. Bergson, H., op cit. p. 39 6. Bergson, H., op. cit. p. 45. 7. Monod, J., 1970. Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la

biologie moderne, Seuil, Paris, p. 130.

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Histoire et nouveauté dans les sciences de la vie 375

8. Monod, J., op. cit. p. 128. 9. Une telle conception me paraît largement partagée dans la communauté scienti-

fique contemporaine. Dans le cadre de cette étude, il ne m'est pas possible d'évoquer les débats les plus récents notamment autour des travaux de S. J. Gould ou de S. Kauffman.

10. Il paraît important de souligner ici combien ce processus épigénétique détermi- niste se différencie radicalement de la position de Monod. Comme je l'ai évoqué plus haut, celui-ci parle en termes de « révélation », au sens du révélateur photographique, de structures présentes à l'état implicite. Monod se réfère à l'analogie des rapports entre structures primaire, secondaire, teitiaire et quaternaire des protéines. Le processus épigé- nétique prend appui sur une séquence d'évolutions de cellules individuelles et se dis- tingue nettement d'un simple effet de « révélation ».

11. Edelman, G., 1992. Biologie de la conscience. Odile Jacob, Paris. Edelman, G., 1987. Neural Darwinism : The Theory of Neuronal Group Selection, Basic Books, New York. Edelman, G., 1989. The Remembred Present : A Biological Theory of Consciousness, Basic Books, New York.

12. Cfr. Mayr, E. 1989. Réduction et biologie, in Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité, Fayard, Paris, p. 69-73. Pour un exposé plus détaillé, on peut se référer à : Feltz, B. 1995. Le réductionnisme en biologie. Approches historique et épisté- mologique, Rev Phil. de Louvain, 93, 1-2, p. 9-32.

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Les temps de l'histoire

Robert Bonnaud (Paris)

'histoire, dans l'acception la plus courante, est l'histoire des oeuvres Lhumaines, et non l'histoire des formes vivantes, ou l'histoire du cosmos : la confusion, l'annexion sont significatives.

Le temps de l'histoire, de cette histoire-là, est multiple, fait de rythmes partiellement désaccordés, de périodes emboîtées et parfois décalées, de tour- nants de type et de portée très variables, de régularités très irrégulières.

Le temps de l'histoire est multiple en un sens, il est unique dans un autre sens. Il est mondial, il est celui de tous les hommes. Et les tournants les plus importants, les rythmes les plus puissants, les mieux accordés, les régularités les moins irrégulières sont mondiaux eux aussi.

L'historien et le temps

L'histoire et le temps ont des rapports étroits. L'histoire est la science des dates, des chronologies. Il y a une façon simple de reconnaître un livre d'histoi- re, un signe qui ne trompe pas : les dates sur la couverture, ou du moins la men- tion « Des origines à nos jours ». Un livre de géographie contient peu de dates (nous sommes dans l'actuel ou l'intemporel). Un livre de sociologie moins enco- re (la sociologie est devenue celle du temps présent et seulement de lui). Un livre d'anthropologie ignore les dates le plus souvent (peuples ou genres ou groupes « sans histoire », domaines peu évolutifs ou dont l'évolution n'est guère datée, comme la parenté, la sexualité...). Un livre d'économie ne contient de dates nombreuses que s'il s'agit d'histoire économique, d'économie historique...

L'histoire est la dépositaire de monceaux de dates, réparties, inégalement, sur cinq mille ans, et sur les diverses aires continentales. Les découvertes, les

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378 8 Robert Bonnaud

nouveaux procédés de datation, grossissent le capital, notamment pour la « pré- histoire », avant -3000 environ. Si l'on y réfléchit, cette profusion, relative, de faits exactement datés, mieux datés que tous les autres faits de l'univers, appa- raît comme un privilège inouï, un élément unique de supériorité parmi les disci-

plines, disciplines humaines ou sociales, disciplines scientifiques en général. Les sciences dites dures, ici, sont particulièrement molles : quelques repères plus ou moins précis pour des milliards, des centaines de millions d'années.

Certes, leur capital de dates croît et croîtra. Mais en attendant d'être rejointe, l'histoire peut, si elle l'ose, tenter de tirer parti de son avance et de leur retard.

Quelle promotion pour une « petite science conjecturale », pour une « science de dates » établies besogneusement et laborieusement apprises à la

jeunesse, pour une « histoire événementielle » pas très fière de l'être, pas très sûre de ses atouts, et qui use des dates sans ambition théorique d'aucune sorte,

pour une histoire autre qui a cru se débarrasser du fardeau de l'anecdote en se débarrassant du fardeau de la chronologie, et s'est privée ainsi de ce qui est le

plus précieux de son héritage ! Bâtir une vraie chronologie, une science du

temps, une science des mécanismes temporels, ce serait une belle aventure. Un récent éditorial des Annales (novembre-décembre 1989) invite les historiens à relever le défi, à entreprendre l' « exploration des mécanismes temporels ».

Propos en l'air? Propos sans suite? Ils ne sont pas tombés seulement dans l'oreille de sourds...

La multiplicité des temps

Femand Braudel, dans la Méditerranée (1949), distinguait trois niveaux, trois temporalités différentes, avec des périodes de plus en plus courtes, des mouvements de plus en plus rapides : une « décomposition de l'histoire en plans étagés » (le socle géo-historique, les transformations structurelles, les événe-

ments). L'idée venait en droite ligne de Gaston Roupnel, philosophe et historien

dijonnais, admiré, à juste titre, par Braudel : la « hiérarchie à triple degré » des faits historiques (Histoire et destin, 1943). Malgré ma révérence pour ces deux hommes et pour ces livres, je préfère une autre tripartition, qui a été ébauchée

par Schumpeter, théoricien du changement économique et des fluctuations, et dont l'horizon était bien plus large que l'économie, la technique, la vie matériel- le.

Schumpeter revu et complété, interprété, généralisé, cela donne la théorie des trois sphères : l'invention, la haute pensée dans ses solitudes, la haute créati- vité scientifique, technique, politique, philosophique, artistique, etc. ; l'innova-

tion, les idées innovatrices, les actions pionnières, la praxis, l'avant-garde trans- formatrice des structures, qu'elles soient techniques, économiques, ou

politiques, sociales, culturelles ; l'expansion, les progrès et les régressions de

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Les temps de l'histoire 379

l'activité, des activités massives, des comportements sériels, habituels, des men- talités.

La cérébralité est partout, l'esprit est présent dans les trois sphères. Les trois sphères sont autonomes et interdépendantes. Aucune ne domine ou n'en- traîne les autres. Il n'y a pas de primum movens, sinon les trois sphères prises en bloc, la noosphère, dont le dynamisme, jusqu'à présent inépuisable, et les contradictions, apparemment insurmontables, produisent l'histoire humaine.

La tripartition schumpétérienne est lumineuse. Mais elle ne suffit pas, car le changement, dans chacune des sphères, se divise en deux : il y a le change- ment qualitatif, les modifications du contenu qualitatif du changement, les direc- tions changeantes, oscillantes, alternantes du progrès et de la régression, les ten- dances qui l'emportent à tel moment dans telle sphère; il y a le changement quantitatif, les fluctuations de la quantité globale de progrès, les dimensions du

progrès et de la régression dans telle sphère et à tel moment. Nous en sommes donc à six temporalités, à six périodisations. Ces pério-

disations sont partiellement concordantes et partiellement discordantes. Il y a de nombreuses discordances entre les trois courbes de la quantité :

le XVIIe siècle, sommet pour l'invention (la science moderne, de Galilée à Newton, Spinoza, Descartes et Leibniz, Shakespeare, Cervantes, Molière...), abîme pour l'expansion (de 1618 à 1695 en tout cas); la période 1780-1804, sommet pour l'innovation (révolutions américaine et française, révolution de la machine à vapeur, révolution de la vaccine...), plateau bas, vallonné, pour l'ex-

pansion ; etc. Il y a, toujours entre les courbes de la quantité, des concordances, au

moins approchées : la Belle Epoque de l'invention (1893-1917), et la Belle

Epoque de l'expansion (1886 ou 1893-1913), toutes deux superbes; les Trente Glorieuses de l'expansion (1945 ou 1949-1974), très glorieuses, les Trente Glorieuses de l'innovation, moins glorieuses mais dignes de ce nom (1945-1974, mutations technico-économiques, sociales et politiques, culturelles), les Trente Glorieuses de l'invention (1949-1974), plus qu'honorables.

Les courbes de la qualité maintenant : des concordances et des discor- dances, des discordances moins marquées, semble-t-il, que dans le domaine

quantitatif. Mais l'innovation sociale et politique, au XIXe siècle (du Code civil,

1804, à la Grande Guerre et à la Révolution russe), est dominée par les valeurs, les tendances, les directions libérales, capitalistes. Dans la sphère de l'invention la part de celles-ci est plus petite, la part des tendances, des directions, des valeurs socialistes plus grande (la plupart des théoriciens socialistes écrivent avant 1917).

Au XXe siècle, depuis 1917 et ses environs, c'est un peu l'inverse : inno- vation dominée par le socialisme et l'étatisme (jusqu'à la fin des années 1960); invention très partagée, et dans laquelle la critique du « socialisme réel », sous

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380 Robert Bonnaud

ses diverses formes, prend une place considérable. Quant à la sphère III, aux progrès de l'activité matérielle, au mouvement des comportements et des menta- lités, ils sont assez souvent, dans les profondeurs de l'Afrique, de l'Amérique latine, de l'Asie, et même de l'Europe, plus favorables encore qu'avant à l'écono- mie marchande, à la marchandisation : nouvelle discordance...

L'emboîtement des périodes

Nous avons rencontré la multiplicité des valeurs, leur complémentarité antagoniste. Nous n'en avons pas fini avec la multiplicité des temps. Nous n'en avons pas fini avec le modèle Braudel-Roupnel : nous l'avons écarté, c'était pour le retrouver ensuite.

Je soupçonne Fernand Braudel d'avoir, dans sa tripartition, mis des choses différentes, ses premières visions, proches de celles de Gaston Roupnel, sur la « hiérarchie à triple degré » des faits historiques, et à mesure que les conjonctures matérielles, que les courbes de la quantité de progrès de sphère III l'intéressaient, l'occupaient davantage, d'autres visions, plus précises, sur les cycles emboîtés de l'expansion, qui ne sont pas seulement trois, mais qu'il est

fréquent de réduire à ce nombre. Ces cycles emboîtés, fort irréguliers, ces pseudo-cycles, ces fluctuations

de plus ou moins longue durée greffées les unes sur les autres, ont révolutionné la conception de l'histoire, bouleversé la réflexion des historiens. Jusqu'aux années 1970, jusqu'au moment où les modèles abstraits ont subi le sort des « grands récits », où l'ont emporté le concret et l'image, les fluctuations de la conjoncture matérielle, les cycles Juglar et les mouvements Kondratiev (ou Simiand), voire les cycles Kitchin, ont été au centre des préoccupations histo- riennes.

Juglar est un médecin français de l'époque du Second Empire et de la IIIE République. Il est l'« inventeur » des crises périodiques de surproduction, des crises dites décennales (cycles de 8-12 ans en fait). Kondratiev, économiste soviétique, victime des purges staliniennes, a un double français très présen- table, François Simiand, agrégé de philosophie et socialiste modéré, cofondateur de la nouvelle histoire la plus nouvelle (avec Paul Lacombe, ancien sous-préfet de Gambetta et inspecteur des bibliothèques, et Henri Berr, professeur de fran- çais dans les classes préparatoires du Lycée Henri IV). Simiand et Kondratiev ont « inventé » des cycles plus longs, 40, 50 ou 60 ans, prospérité, puis renver- sement, dépression : les « phases A » de Simiand sont positives, les « phases B » sont négatives. Kitchin est un économiste américain. Il a décrit des cycles courts, quelques années.

On a découvert des cycles plus courts que les Kitchin (cycles saisonniers par exemple), et des cycles plus longs que les Kondratiev (un siècle ou plusieurs

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Les temps de l'histoire 381 1

siècles). Les travaux des historiens, - sous-produits titanesques d'une théorisa- tion sans peur (Schumpeter notamment, encore lui), - se sont accumulés. A la recherche des phases A et des phases B, des fluctuations économiques et démo- graphiques en général, l'histoire quantitative a remonté le temps : le XIXE et le XXe siècle, puis les siècles modernes, et même le Moyen-Age. Braudel diagnos- tique audacieusement, s'appuyant sur Simiand et Labrousse, et sur ses propres trouvailles, lectures et méditations : phase B de 1560 à 1580, phase A de 1580 à 1610. Avant 1560 ? Le « beau XVIe siècle », depuis 1510. Une phase A de cin- quante ans ? On perd le fil.

Mais on le rattrape, on le tire à soi, et l'on voit bien que le XIXe siècle, et le XXe jusqu'à nos jours, obéissent à des schémas qui ne sont pas étrangers à la pensée de Fernand Braudel (ou du Pierre Chaunu de Séville et l'Atlantique) : 45 ans de croissance tourmentée, difficile, de 1804 à 1849; 25 ans de belle crois- sance, de 1849 à 1873-1874 ; 20 ans de ralentissement quelque peu dépressif, de 1874 à 1893; 20 ans de prospérité, de 1893 à 1913. Et pour le XXe siècle : 1913-1945 ou 1949, plus de 30 ans de croissance irrégulière et de drames (les deux guerres mondiales, la crise de 1929...) ; 1945 ou 1949-1974, près de 30 ans de prospérité, plus belle encore, et mieux répartie dans l'espace, que celle de la Belle Epoque; 1974 et la suite, une vingtaine d'années, la nouvelle dépression de longue durée, la nouvelle phase B, en voie de résorption depuis 1992-1993, mais de façon très irrégulière.

Les cycles plus courts ne se laissent pas oublier. Ils sont surdéterminés, infléchis, positivement ou négativement, par leur situation dans le cycle long. Les dépressions sont moins sévères et les croissances plus brillantes si elles se situent en période longue de prospérité. Les croissances sont moins brillantes et les dépressions plus sévères en période longue de difficulté.

Les cycles emboîtés de l'histoire conjoncturelle ne sont pas les seuls cycles emboîtés de l'histoire. Ils sont les plus étudiés, les seuls dont l'étude soit considérée, à la rigueur, comme normale (au sens de la « science normale » de Kuhn). Cette étude donne un magnifique exemple, que les historiens ne dédai- gneront pas éternellement de transposer en dehors du domaine des conjonctures. Dans l'immédiat, la débraudélisation et la délabroussisation aidant (Camille- Ernest Labrousse, si influent, de 1945 à 1968), et malgré les confirmations apportées par le déroulement de l'histoire elle-même (les Trente Glorieuses, la

dépression de longue durée...), l'exemple est contesté. Les fluctuations écono- miques longues, les fluctuations Simiand-Kondratiev en particulier, ont des adversaires violents. Elles ont encore, heureusement, des partisans convaincus.

Il faut féliciter Fernand Braudel de s'être rangé avec constance parmi ces derniers. Il faut le féliciter aussi de ne pas être resté un instant prisonnier de l'hy- pothèse, fatale, fragilisante, de l'égale durée des cycles ou des parties de cycles, Juglar, Kondratiev ou autres. Deux périodes de même type n'ont pas nécessaire- ment la même durée. Il n'y a pas d'isochronisme, il n'y a pas d'isochronisme

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382 Robert Bonnaud

général. S'il y a des régularités, elles sont beaucoup plus complexes. Elles échappent au métronome et à l'horloge.

Il faut surtout féliciter Braudel d'avoir regardé au-delà des cycles conjoncturels, d'avoir pensé et proclamé (voir surtout le second chef-d'oeuvre braudélien, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979) que les oscil- lations sont partout dans l'histoire, qu'elles ne concernent pas uniquement la

conjoncture (la quantité de sphère III), ni même la quantité en général, qu'il y a des cycles, des faux-cycles qualitatifs, des changements de front, de direction, des changements de dominance, et que cela peut se peser, s'évaluer, se modéliser.

Echo lointain, chez Braudel, des théories « périodiques » de Pareto, défendues à Alger, entre les deux guerres mondiales, par l'économiste Bousquet? Influence des sciences dures, et des épistémologies inspirées par elles, où les combinatoires règnent, où les emboîtements, physiques et cosmolo- giques, ou biologiques, dominent la vision ? Pensée prémonitoire, vague mais insistante, rendue possible par une spécialisation peu marquée, par un « généra- lisme » de fait, une culture sans rivages, sans guère de limitations d'espace ou de

période. Pourquoi la durée historique, prise en bloc, ne s'organiserait-elle pas,

comme l'univers, en emboîtements ? Pourquoi l'univers serait-il une gigantesque hiérarchie de structures emboîtées, et pourquoi le temps, la durée échapperaient- ils à la règle ? Pourquoi les périodes emboîtées de la durée dite historique, la seule qui soit vraiment connue, échapperaient-elles à la science, dans leur uni- versalité et leur diversité ?

L'emboîtement des périodes, les suites chronologiques à trois temps, si

fréquentes, éclairent le problème des retours, de la réversibilité de l'histoire. L'irréversibilité et la réversibilité sont aussi réelles l'une que l'autre. La premiè- re, pour le moment, domine. L'histoire revient sur elle-même, elle retourne à un état plus ancien ; ce n'est jamais qu'un retour partiel. L'histoire progresse ; elle tourne, elle ne tourne pas en rond.

Les « revanches de Dieu » sont fréquentes. Chacune est originale. Celle de 1886 et années suivantes n'est pas identique à celle des premières années du XIXe siècle, de la première moitié du siècle. La « revanche » des dernières années 1960, des années 1970, 1980 et 1990 n'est pas identique à celle de la Belle Epoque.

L'individualisme, dans les années 1982-1992, revient nettement. Il s'effa- ce ensuite à nouveau devant les pulsions communautaires, sans que l'on retourne

pour autant aux années soixante-huitardes, si « groupistes ». La réversibilité ne supprime pas les trends quantitatifs, l'ascension

humaine, ni les trends qualitatifs (deux bonds en avant dans la même direction, deux avances successives sur le même front de progrès).

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Les temps de l'histoire 383

Trend comtiste, les trois étapes, les trois niveaux de la montée rationalis- te. Croissance de l'Etat, selon Bertrand de Jouvenel, dans les siècles modernes, malgré le progrès des libertés, croissance renforcée dans notre siècle. Tendance à la stabilisation démographique, freinage du populationnisme, dans l'étape moderne d'abord, puis, surtout, au XXe siècle. Trend descendant de l'importance relative des innovations orientées vers la maîtrise du temps : l'écriture vers - 3000, l'imprimerie depuis le XVe siècle, le computer depuis le XXe...

Des tournants articulés, hiérarchisés

L'image du tournant n'est pas innocente. Elle n'est pas parfaite (aucune image ne l'est). Le tournant permet, s'il n'est pas angulaire, d'évoquer vaguement le mélange de continu et de discontinu qui s'observe dans les mutations de l'his- toire. Il peut exagérer le continu.

Le tournant est articulé, la zone de passage n'est pas un clair-obscur, un entre-deux confus, ou élastique. On trouve, à l'intérieur de la zone, des tournants plus ou moins subalternes, des petites périodes qui ont leur originalité, leur rang dans la hiérarchie des périodes. Le tournant a une date centrale, axiale, et des dates extrêmes (les limites, antérieure et postérieure, de la période de transition). Mais beaucoup de dates jalonnent celle-ci, la morcellent, accélèrent ou ralentis- sent les changements.

Je pense aux tournants qualitatifs de sphère II, aux fluctuations du conte- nu qualitatif de l'innovation, à des périodes de transition aussi considérables que le XVI siècle, ou que les décennies 1910, 1920, 1930.

Le tournant du XVI siècle, plus précisément le tournant de 1393-1493 (dates extrêmes : de Brunelleschi à Aldo Manuce, des préparatifs maritimes chi- nois à Colomb et à Vasco de Gama), est axé sur les années 1467-1469, date cen- trale (Laurent de Médicis, les papes de la Renaissance, le complot humaniste à Rome, la première Eglise hussite, Louis XI contre Charles de Téméraire, les Rois catholiques, le franchissement de l'Equateur, l'arrivée à Lisbonne des esclaves et de l'or d'Afrique, le début du capitalisme selon Marx, le triomphe de la modernité selon Michelet et beaucoup d'autres, à commencer par Machiavel). Parmi les tournants intermédiaires qui jalonnent la transition, certains, comme 1418 et 1485, favorisent à la fois les forces d'accélération, notamment pour la Découverte et pour la Renaissance, et des forces de freinage, de ralentissement : tentations du repli, bouffées de religiosité, de traditionalisme...

Le tournant du XVe siècle, de 1393-1493, de 1467-1469, fait entrer l'hu- manité dans l'étape moderne de l'histoire (XVI siècle-début du XXe). Ce qui veut dire que les directions prises alors par l'humanité sont encore suivies par elle à la Belle Epoque, avant le nouveau grand virage, le nouveau tournant d'éta-

pe, axé sur 1917-1918, que les valeurs, les tendances qualitatives devenues

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384 Robert Bonnaud

dominantes au XVe siècle le sont toujours quatre siècles plus tard, que certains traits « géographiques », la concentration de l'initiative historique, du dynamis- me, du progrès en Europe de l'ouest et dans ses annexes, persistent également.

L'étape moderne se termine, par définition, quand cela commence de dis- paraître, quand une certaine dispersion de l'initiative se produit (le Mexique, dès les années 1911-1912, la Russie, l'Inde, la Chine, les pays arabes, etc.) et que l'histoire se désoccidentalise (l'Occident lui-même se décentre, au profit du reje- ton nord-américain, voire de l'élève japonais), quand l'industrie devient envahis- sante (le fordisme, depuis 1913), quand le capitalisme est contesté, se transfor- me ou s'écroule, quand la liberté perd du terrain devant l'égalité, surtout devant l'égalité « partageuse » (qui s'en prend à la propriété privée, la supprime, la pres- sure, la contrôle), quand les Etats-nations et les Etats-ethnies se généralisent et remplacent ce qui restait de structures impériales ou pseudo-impériales (l'empire austro-hongrois, l'empire ottoman, les empires coloniaux), quand l'individualis- me recule davant les pulsions communautaires, quand l'amour des choses cède au goût du concept, quand le rationalisme se mue en matérialisme déterminé, en scientisme hypertrophié...

Bien entendu, pendant ces quatre ou cinq siècles « modernes », la moder- nité change beaucoup : toute une hiérarchie de périodes est là pour en moduler, fort diversement, les thèmes. Mais au coeur de la phase 1635-1804, la plus com- munautariste des trois phases dont l'étape se compose, l'individualisme renais- sant, « moderne », est parfaitement reconnaissable. Et la phase la plus industria- liste de l'étape, la phase 1804-1917, est bien loin d'accorder à l'industrie, au travail et au travailleur ce que notre siècle, notre étape leur accordent (leur accordent toujours, malgré le recul récent des valeurs productionnistes-indus- trialistes).

Hiérarchie des tournants. Le tournant du XVe siècle domine l'histoire jus- qu'à la Belle Epoque comprise. Il surdétermine le contenu qualitatif des tour- nants de rang inférieur. Il est égalé par le tournant de 1917-1918 (dates extrêmes : 1911 et 1935). Ils sont dominés l'un et l'autre par le tournant de - 3000, qui permet non seulement l'entrée dans la première étape historique, l'éta- pe antico-médiévale (-3000/XVe siècle), mais l'entrée dans l'histoire elle-même : la croissance, la mise au travail, le primat de la politique, les Etats étendus et les hiérarchies sociales strictes, la maîtrise du temps par l'écriture et l'archive...

Pas d'isochronisme généralisé : la première étape historique dure 45 siècles, la deuxième étape 450 années, la troisième durera probablement autant. Les trois phases de l'étape moderne ne sont pas isochrones, si deux le sont, la première et la deuxième : 1467-1635, 1635-1804, 1804-1917. Les trois phases de l'étape antico-médiévale ne sont pas isochrones, mais la première et la troi- sième semblent l'être : -3000 environ/-1350, -1350/-220, -220/1467.

On comprend que la période de transition du XVe siècle soit particulière- ment longue : elle met fin à 45 siècles d'histoire. La période de transition qui

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Les temps de l'histoire 385

met fin à l'étape moderne est beaucoup plus brève : 1911-1935. De même, les zones de transition qui entourent les tournants moins importants, comme le tour- nant de 1967-1968 (la transition va de la fin de 1964 à l'année 1971-1972), ou le tournant, encore plus secondaire, de 1982 (la transition est presque aussi longue, elle va de 1978 à 1984 : Jean-Paul II, Khomeiny, Thatcher, Reagan, Mitterrand, Gonzalez, Kohl, Andropov et Tchernenko, Alfonsin, le libéralisme à son comble, les poussées de démocratie, l'agonie du communisme...). Les courbes de la quantité d'innovation interviennent, comme toujours, et peuvent donner à des tournants et périodes de contenu qualitatif semblable une allure très diffé- rente, régressive ou progressiste. De tous les tournants quantitatifs récents, c'est celui de 1984-1987-1989 qui se détache le mieux...

Des tournants généraux ou spéciaux, des tournants hiérarchisés, des tour- nants articulés, un peu saccadés et convulsifs, des tournants d'ampleur et de « raideur » variables. Des tournants dont l'humanité qui les vit prend une conscience imparfaite, incomplète, déformée, mais souvent immédiate. N'est-ce pas en 1469 que l'humaniste italien Giovanni Andrea invente le « Moyen-Age », la media tempestas, époque de ténèbres entre deux époques de clarté, époque intermédiaire qui se termine vers cette date ?

Des tournants mondiaux

Giovanni Andrea ne sut jamais qu'au Japon et en Chine, dans ce dernier tiers du XVe siècle, de fortes tendances à la marchandisation se manifestaient, ni que la religion sikh, « Réforme » hindouiste, était née en 1470, ni que les Coréens, en 1392, avaient créé l'imprimerie, les caractères mobiles en métal, ni que la « Renaissance » persane et turque, dès le début du XVI siècle, s'opposait aux intégrismes musulmans en Asie centrale et au Proche-Orient, ni que les expéditions maritimes chinoises, vers 1418, au moment même où Henri le

Navigateur s'établissait au cap Sagres et commençait de programmer ses

voyages d'exploration des côtes occidentales de l'Afrique, touchaient l'Afrique orientale. Le contenu qualitatif de ces virages les rapprochait des virages occi- dentaux, du virage occidental du XVe siècle. Mais l'aspect régressif et converva- teur, présent partout, l'emporta vite dans les contrées non-occidentales. Les Chinois se dégoûtèrent des voyages maritimes, ils rentrèrent chez eux et y restèrent...

Mystère de la percée occidentale du XVe siècle, du décollage occidental. Résultat sans doute de la nécessité, de besoins plus impérieux que les besoins chinois : trouver des métaux précieux, des épices, contourner les Ottomans, les prendre à revers... Résultat des fragilités mêmes de l'Occident, de son incapacité à s'unir, du pluralisme étatique : Portugal et Espagne, Gênes et Venise, fécondes rivalités...

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386 Robert Bonnaud

Pendant toute l'étape moderne, avec des oscillations, l'histoire se concentre en Occident. Ailleurs, elle avorte, laisse la place au rabâchage et à l'involution, à des nouveautés très mesurées et équivoques. Le progrès est

inégal, déséquilibré, beaucoup plus mal réparti qu'il ne l'était dans les 45 siècles précédents, qu'il ne l'est depuis la décennie 1910. Les tournants mondiaux, du coup, sont moins visibles qu'avant et après. Et pourtant le marché mondial exis- te, commence d'exister ! Les peuples se connaissent, se fréquentent ! Les tour- nants mondiaux sont plus faciles à reconnaître dans les siècles antiques et médiévaux parce que l'inégalité du développement est moins grande. Encore faut-il accepter de les reconnaître, surmonter le paradoxe, ne pas se laisser

impressionner par l'absurdité apparente : des tournants mondiaux, alors que le monde des hommes est fragmenté, que les fragments d'humanité ne se touchent pas !

Les tournants mondiaux existent dans l'étape moderne, comme dans l'étape antico-médiévale, comme dans la nôtre. Ils sont trop grands pour être vus du premier coup d'ceil. Il faut de longs travellings, des panoramiques, et des ins- truments de vision, des télescopes, autrement dit de bons gros livres d'histoire chinoise, japonaise, indienne, indonésienne, arabe, etc.

Pour voir les tournants mondiaux, il faut les chercher, collecter, totaliser les données, tenter des moyennes planétaires. Pour voir le fait, il le faut construire.

Les tournants mondiaux sont trop grands, peu visibles. Il faut se donner du mal, et des instruments, des télescopes.

Les microbes étaient trop petits, invisibles. Il a fallu, un beau jour, les chercher, se donner du mal, des microscopes. Les microbes aussi ont été construits...

Nota Bene Le lecteur qui désire s'informer plus complètement sur les thèmes de l'article pourra

consulter : Robert Bonnaud, Le Système de l'histoire, Fayard, 1989 ; Y a-t-il des tournants histo-

riques mondiaux ? Kimé, 1992 ; Les Alternances du progrès, Kimé, 1992 ; La Morale et la Raison. Une histoire universelle, Kimé, 1994; Et pourtant elle tourne! L'histoire et ses revirements, Kimé, 1995.

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Les temps des sciences

Isabelle Stengers (Bruxelles)

a figure dominante du temps, lorsqu'il s'agit de sciences, est sans conteste

Lassociée à l'obéissance. Je parlerai d'obéissance chaque fois qu'une des- cription d'un système peut aussi bien et en même temps constituer l'explication de son comportement au cours du temps. Cette figure trouve bien sûr son illus- tration majeure avec les comportements dynamiques stables, mais elle peut éga- lement résister avec succès à la perte de la propriété de prédictibilité qui corres- pond à la définition des systèmes que l'on dit chaotiques. Dans un cas comme dans l'autre, la description d'un état instantané met en scène toutes les relations pertinentes dans la détermination du comportement et celui-ci, qu'il soit prévi- sible ou erratique, ratifie sa soumission à une règle qui détermine l'existence de l'objet dans le temps.

Pourquoi cette figure du temps est-elle dominante alors même que sa per- tinence effective est, bien sûr, extrêmement limitée ? Pourquoi la figure du démon de Laplace, capable de déduire par calcul la totalité de l'évolution future du monde à partir de l'observation des positions et des vitesses relatives, en un instant donné, des corps qui constituent ce monde, a-t-elle la stabilité historique qu'on lui connaît? Et pourquoi, surtout, cette figure est-elle réputée corres- pondre à un idéal de type réaliste, et ce malgré la contradiction flagrante qu'elle affirme entre celui qui observe et décrit d'une part, et le monde qu'il décrit de l'autre. Le monde de Laplace peut certes contenir des configurations de masses en mouvement dont Laplace prétendra qu'il s'agit de lui. Mais jamais Laplace ne pourra rendre compte du fait que cette configuration précaire ait le moindre titre à produire une prétention quelle qu'elle soit. En d'autres termes, la contra- diction ne porte pas sur des propriétés objectives que nous attribuerions respec- tivement à Laplace et à son monde, mais sur les syntaxes que nous sommes contraints à utiliser d'une part à propos de l'objet d'une connaissance de type dynamique, d'autre part à propos de la pratique de construction de cet objet.

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388 Isabelle Stengers

Je rappellerai ici que Laplace a introduit la figure du démon dans sa pré- face à un traité portant sur les probabilités. Le démon n'a en fait aucune consé- quence opératoire quant au calcul des probabilités, mais il permet de construire la signification d'une connaissance qui doit en passer par les probabilités. C'est parce que nous ne sommes pas des démons, parce que nous ne sommes pas des calculateurs et des observateurs parfaits que le recours aux probabilités est nécessaire. Le démon de Laplace, figure d'un temps déterministe sans consé- quence opératoire lorsque l'on quitte le domaine de la dynamique, est donc aussi, et peut-être surtout, la figure d'une mise en hiérarchie de la « cité scienti- fique », d'une interprétation de la diversité des productions de savoir qui met cette diversité sur le seul compte de l'imperfection humaine. La stabilité histo- rique du démon de Laplace pourrait bien dans ce cas désigner une figure du

temps qui ne se rapporte ni à l'objet soumis ni celui au sujet qui explicite la

règle de soumission : un temps de type politique, maintenant à travers les muta- tions scientifiques une opposition stable entre l'idéal d'une connaissance de type unique et la multiplicité de nos pratiques de connaissance, niant de ce fait l'éventuelle multiplicité effective et non hiérarchisable des problèmes posés par ce que nous nous proposons de connaître.

Je viens de parler de la multiplicité de nos pratiques. C'est à cette multi-

plicité que je m'adresserai par la suite pour lui demander un antidote à cette

figure du temps que je veux associer à celle du juge que Kant a très judicieuse- ment mis en scène à propos de la « révolution copernicienne ». Car c'est bien de la possibilité de juger la multiplicité à une aune unique qu'il s'agit dans cette triple figure du temps que je viens de mettre en évidence : celle d'un objet qui fait rimer obéissance et intelligibilité, celle d'un sujet qui sait échapper aux

pièges de l'anecdote et des apparences diverses pour affirmer la règle unanime qui soumet cette diversité, celle enfin d'un jugement qui se reproduit de Simon de Laplace à Stephen Hawking et affirme l'universelle portée de cette règle. Mais, avant de le faire, je voudrais montrer la nécessité de cet antidote, c'est-à-dire le caractère piégé de toute généralisation de l'opération qu'a effecti- vement réussi la mécanique rationnelle, la convergence entre soumission et intelligibilité.

Soit un laboratoire d'étude expérimentale de l'hypnose. Si les expéri- mentateurs américains, à partir des années cinquante, se sont intéressés à l'hyp- nose, c'est que celle-ci semblait promettre à la psychologie expérimentale le champ d'une « révolution copernicienne » en un sens opérationnel qui générali- se celui de Kant : la définition d'une scène où le scientifique est le maître et où il peut interroger son objet à la manière d'un juge. En effet l'état hypnotique est tout à la fois décrit en termes de suggestibilité accrue et évalué à partir de la manière dont le sujet accepte les suggestions de l'expérimentateur. Comme l'in- duction hypnotique elle-même, la mesure de l'hypnose répond à un protocole garantissant la parfaite reproductibilité de l'expérience, c'est-à-dire la définition

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Les temps des sciences 389

explicite du phénomène à partir de variables définies par le protocole. Qu'il obéisse ou cesse, pour certaines performances demandées, de le faire, le com- portement de l'hypnotisé répond aux questions du laboratoire.

Or, dans les laboratoires d'aujourd'hui, la situation est très différente. Un groupe de sujets expérimentaux, reconnus comme réfractaires à l'induction hyp- notique, est prié de simuler l'hypnose et d'obéir au protocole expérimental, alors qu'un autre groupe est constitué de sujets qui, pour ce que nous en savons, seront vraiment hypnotisés. L'expérimentateur lui-même ignorera à qui il a affai- re, à un simulateur ou à un sujet sous hypnose. Cette configuration expérimenta- le traduit que l'obéissance du sujet hypnotisé n'a rien à voir avec celle d'un objet de laboratoire. Le sujet hypnotisé, a-t-on dû reconnaître, sait non seulement qu'il est hypnotisé, mais aussi qu'il est au laboratoire, entre les mains de scientifiques. Et s'il obéit, s'il accepte, par exemple, de jeter de l'acide à la figure d'un acoly- te, c'est apparemment parce qu'il sait qu'au laboratoire on ne laisse pas les gens être défigurés. L'intervention d'un groupe de simulateurs a donc pour fonction de tenter de faire la différence entre la manière dont le protocole informe le sujet quant à ce qui est attendu de lui, et que les simulateurs accompliront comme les sujets vraiment hypnotisés, et un résidu qui pourrait être rapporté à l'hypnose en tant que telle. Ce résidu a, depuis, fait l'objet d'un grand nombre de contro- verses, et l'hypnose oscille aujourd'hui entre une définition qui en fait un « état » spécifique, comme la veille, le sommeil, et le rêve, et une réduction à une forme de simulation, de jeu de rôle, l'obéissance aux suggestions traduisant alors l'acceptation du rôle d'hypnotisé par le sujet de l'expé-rience.

La figure du temps qui m'intéresse ici n'est pas celle d'un temps propre- ment humain, que j'opposerais au temps des sciences, c'est celle que crée la pratique scientifique lorsqu'elle maintient l'ambition du laboratoire au sujet des humains, lorsqu'il s'agit de transformer en témoins fiables, susceptibles de prouver, des êtres pour qui la preuve est une épreuve. A titre de contraste je rap- pellerai l'explosion de joie qui se produisit au laboratoire de Rutherford et Soddy, lorsque, en 1902, le thorium X témoigna pour eux de la désintégration radioactive. Soddy, valsant dans le laboratoire en chantant « Forward Christian Soldier », célébrait la production réussie d'un phénomène devenu capable de témoigner, par son obéissance, de la pertinence du dispositif expérimental qui l'a mis en scène. Et il n'avait pas peur que le temps de sa joie brouille celui du témoignage. On ne valse pas dans les laboratoires du comportement car l'obéis- sance des sujets, la soumission de leur témoignage aux catégories de ceux qui l'interrogent y est condition et non preuve.

Cette obéissance est requise dans l'ensemble des laboratoires où sont interrogés des êtres dont le comportement est susceptible d'intégrer, consciem- ment ou non, une interprétation quant à la situation où ils se trouvent. Elle se manifeste dès que le protocole expérimental - et c'est déjà le cas avec les rats - inclut des précautions quasi paranoïaques destinés à assurer le contrôle de

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390 Isabelle Stengers

l'expérience. Dans un laboratoire expérimental usuel, de la physique à la biolo- gie moléculaire, le contrôle expérimental correspond à la définition positive de ce qui est soumis à l'expérience, c'est-à-dire n'est en rien exhaustif. C'est pour- quoi Soddy pouvait danser et chanter. En revanche dans les laboratoires d'étude du comportement tout peut ou pourrait compter, la luminosité de la pièce, la couleur des murs, l'attitude de l'expérimentateur. Et tout compte en effet.

Je renverrai, pour le montrer à la célèbre expérience de Rosenthal, confiant deux groupes de rats à des étudiants. Les uns, leur dit-il, sont issus de lignées sélectionnées pour leur intelligence, les autres pour leur stupidité. L'expérimentation confirma l'anticipation. Mais Rosenthal avait confié à ses étudiants des rats quelconques.

L'impératif de l'expérimentation produit une indécidabilité qui enchevêtre ici non seulement les rats et les étudiants, mais Rosenthal lui-même, qui est le seul véritable expérimentateur. Rosenthal, qui dupe ses étudiants au nom de la science, les étudiants qui anticipent au nom de la science les résultats qu'ils jugent plau- sibles, et les rats qui courent, toujours au nom de la science, dans les labyrinthes expérimentaux, donnent certes à chaque fois une signification distincte au terme « science ». Mais dans chaque cas, la science intervient en tant que ce sans quoi le comportement correspondant n'aurait aucune raison d'être.

Lorsque le laboratoire, qui donne au scientifique la figure du juge cher- chant à comprendre ce à quoi il a affaire en termes de soumission, s'adresse à des êtres capables d'interpréter, sur un mode ou sur un autre, ce qu'on leur fait subir, la scène expérimentale connaît toujours une transformation qualitative du genre de celle que je viens de décrire. Elle devient lieu de création d'un artefact indéci- dable, car elle réunit sous une figure du temps commune l'ensemble des protago- nistes. Rosenthal, qui doute, les étudiants de Rosenthal qui se croient sujets expé- rimentateur alors qu'ils sont objets d'expérimentation, sont des êtres tout aussi artificiels, fabriqués au nom de la science, que leurs rats. Il en est de même pour l'expérimentateur qui hypnotise selon un protocole, et s'interdit de se demander s'il a affaire à un sujet vraiment hypnotisé ou simulateur, pour le sujet hypnotisé qui accepte d'obéir aux suggestions, et pour le simulateur qui accepte de tricher sur injonction du scientifique. Tous témoignent d'abord et avant tout du prix dont se paie la création d'une différenciation stable entre celui qui pose la question et celui qui y répond. Tous sont soumis, chacun à leur manière, au temps intention- nel du savoir scientifique à construire, de la preuve à établir.

La figure du temps qui domine les sciences, celle de l'obéissance, confè- re donc aux pratiques scientifiques une fausse unité, aveugle à la différence entre celles des sciences qui ont effectivement le pouvoir de définir leur objet, celles qui prétendent que leur incapacité à le définir provient, figure du démon de Laplace, d'un simple manque d'information ou de moyens de traitement, celles enfin qui affirment ce pouvoir et produisent des artefacts témoignant tous, sur des modes distincts, de la violence qui les a produits. En revanche, et c'est

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ce que je voudrais montrer maintenant, là où se produit une invention de pra- tiques scientifiques axées sur la question de la pertinence, les figures du temps scientifique se multiplient. Elles ne réconcilient pas, bien sûr le scientifique et ce qu'il interroge sur le mode de la ressemblance mais elles traduisent une étrange danse entre deux êtres disparates, qui fait correspondre à la pratique de l'un la manière dont l'autre pose le problème du temps.

Prenons l'exemple de la modélisation en matière de fonctionnement bio- chimique. Soit le comportement des amibes Dictyostelium discoideum, qui asso- cient un fonctionnement intracellulaire producteur d'AMP cyclique et un fonc- tionnement extracellulaire, une production rythmique d'AMP cyclique dans le milieu, qui fait office de « signal » pour la population, c'est-à-dire modifie le fonctionnement intracellulaire des amibes « réceptrices »1. L'ensemble des don- nées de l'analyse biochimique aboutit finalement à un modèle de neuf équations interconnectées, à neuf variables. Ces équations, auxquelles le comportement de l'amibe est censé obéir, sont susceptibles d'engendrer une multiplicité de com- portements qualitativement distincts. Or, ce qui va intéresser le modélisateur en biochimie est le défi que constitue le contraste entre cette multiplicité et le carac- tère relativement stable et reproductible des comportements effectifs de l'amibe. Il se donnera pour tâche non de vérifier la soumission mais d'interpréter le contraste, et cette tâche va lui demander ce que j'appellerai un « art du tact ».

Le caractère stable et reproductible du comportement des amibes exige du modélisateur qu'il pose le problème de ses équations et cherche à négocier comment stabiliser certains comportements particuliers parmi la prolifération des possibles. Il pourra chercher à en réduire le nombre en distinguant par exemple lesquelles sont « lentes » et peuvent être découplées, ou à identifier les limites à l'intérieur desquelles il faut maintenir les valeurs de certains para- mètres pour exclure certains comportements. Or, cette pratique du modélisateur, la négociation fine avec les valeurs des paramètres, le calcul de leurs consé- quences, crée pour lui la figure d'une correspondance. Sa pratique lui « parle » de l'évolution sélective qui a produit l'amibe. D'une manière ou d'une autre le comportement spécifique de l'amibe a dû lui-même être « négocié » à partir de la « luxuriance » des comportements temporels possibles, telle que les équations de départ du modélisateur en témoignent. L'art du tact du modélisateur entre ainsi en correspondance avec, épouse, en quelque sorte, la question du vivant en tant que produit par l'histoire sélective, et il fait apparaître le caractère risqué de la sélection qui a pu produire l'agencement du fonctionnement biochimique de l'amibe. Une mutation faisant varier une vitesse, introduisant, supprimant ou modifiant un couplage, peut avoir des conséquences incontrôlables, et sans doute catastrophique pour le vivant qu'elle affecte. Risques quelque peu simi- laires à ceux d'un apprenti pickpocket qui s'exerce sur un mannequin cousu de sonnettes : une variation inconsidérée et les sonnettes se mettent à résonner. Le tact, la négociation rusée pour obtenir ceci et non cela, ceci le plus souvent, et

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cela inévitablement peut-être, mais rarement, mettent en corrélation les obliga- tions de la pratique du modélisateur et ce qui a obligé l'histoire sélective.

Dans le cas des sciences de terrain, en revanche, le scientifique doit se faire tout à la fois limier, à la recherche d'indices ténus, et narrateur, reconsti- tuant non un comportement qui permettrait d'identifier les causes qui ont le pou- voir de l'expliquer, mais une intrigue au cours de laquelle des facteurs, qui dans d'autres circonstances auraient pu n'avoir qu'un rôle insignifiant, ont peut-être joué un rôle crucial. C'est parce que, sur le terrain, les causes n'ont pas, en elles-mêmes, le pouvoir de causer que le terrain ne confère pas au scientifique le

type de pouvoir que le laboratoire confère à l'expérimentateur. Chaque terrain

peut raconter une histoire différente, avoir été le site d'une intrigue distincte. Aucun terrain ne donne au scientifique le pouvoir d'anticiper ce qu'il est autori- sé à exiger d'un autre terrain.

Le limier doit donc apprendre à ne pas ressembler à un juge, à se défaire le plus radicalement possible de l'idéal de la révolution copernicienne selon Kant, qui légitime le pouvoir d'anticiper les catégories auxquelles ce qu'il a affaire doit être soumis, de reconnaître ce qui a titre de parasite, que sa mise en scène peut et doit éliminer. Il ne s'agit pas seulement, ici, d'éviter les catégories arbitraires, de mettre à l'épreuve la pertinence du jugement expérimental, d'ap- prendre à l'art du contre-interrogatoire qui permet de distinguer entre l'artefact

qui prouve et celui qui témoigne d'un abus de pouvoir. Il s'agit de se défaire de la

figure du temps qui traduit une activité orientée par la possibilité d'un jugement. La figure du temps qui est celle de l'activité du limier, à l'affût, aux

aguets, sensible au moindre détail, à ce qui pourrait constituer un indice épouse d'autre part une singularité tout à fait distincte de celle que j'ai mise sous le

signe de l'art du tact. Le comportement de l'amibe devait, en fin de compte, être

explicable, il devait conférer le pouvoir de l'expliquer à un ensemble d'équa- tions construites avec tact, pour la raison que ce comportement est spécifique, sélectionné pour se reproduire de manière stable à travers un ensemble de cir- constances variées, sélectionné pour être sensible à certains facteurs de l'envi- ronnement, et pas à d'autres. Le tact est nécessaire pour que le modélisateur réussisse à adopter la position de jugement qui est celle de l'amibe par rapport à son milieu. Le modélisateur ne peut imposer ses propres questions mais son activité intègre la stabilité de ce à quoi il a affaire. En revanche, le terrain a bien pu être le site d'histoires sélectives multiples, mais il n'a pas lui-même été sélectionné. Le tact, ici, ne s'impose pas, mais bien la lutte active, déterminée, à l'encontre de cette figure du temps humain que l'on appelle jugement.

L'art du limier épouse donc la temporalité du terrain, une temporalité que Stephen J. Gould, dans La vie est belle, propose de reconnaître comme propre- ment historique. Mais il présuppose pourtant un type d'histoire dont est absent un ingrédient crucial. Cet ingrédient, qui fait la différence entre l'intrigue policiè- re classique, ce que les anglais appellent le « whodunit », « qui a fait le coup », et

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Les temps des sciences 393

les essais littéraires plus élaborés, est que peut faire partie du problème le choix même de poser ce problème explicitement, en l'occurrence, en littérature, le fait de transformer ce qui est vécu en texte qui a pour vocation d'être lu. Or ce pro- blème s'impose, je l'ai dit, dès que l'on a affaire aux êtres dont le comportement implique une prise de position par rapport à la situation où le met la question. Et ce, y compris et peut-être surtout lorsque cette question requiert son obéissance.

Peut-on, ici, proposer à côté du juge et du limier une analogie qui rendrait perceptible ce qu'exigerait une pratique scientifique qui épouse la temporalité d'êtres qui, par définition, s'intéressent ou peuvent s'intéresser, ou sont capables de s'intéresser, à ce qu'on exige d'eux, à la manière dont on s'adresse à eux ?

Mon hypothèse est que le diplomate peut inspirer cette analogie. La pra- tique du diplomate a ceci de difficile et de très intéressant qu'elle l'expose très souvent à l'accusation de trahison. La méfiance de ceux-là même que le diplo- mate représente fait partie des risques et des contraintes du métier, et en consti- tue la véritable grandeur. Car ce métier est mis sous le signe d'une tension irré- ductible, c'est-à-dire d'une figure duale du temps. D'une part, le diplomate est censé appartenir à la population, au groupe, au pays, qu'il représente. Il est censé en partager les espoirs et les doutes, les effrois et les rêves. Mais d'autre

part le diplomate s'adresse à d'autres diplomates, et doit être pour eux un parte- naire fiable, acceptant avec eux les règles du jeu diplomatique. Le diplomate ne

peut faire purement et simplement corps avec ceux qu'il représente, mais le

cynisme, l'indifférence ou la trahison, alors même qu'il est très rare qu'il n'en soit pas accusé, ne constituent pas la vérité de son métier. Ils constituent bien

plutôt le risque spécifique de ce métier, la négation des obligations qui le font exister, comme serait négation des obligations de l'expérimentateur l'indifféren- ce envers la distinction entre le témoin fiable et l'artefact, comme serait néga- tion des obligations du chercheur de terrain l'exigence de causes ayant le pou- voir de causer et la constitution d'un terrain en scène d'une preuve qui devrait valoir pour d'autres terrains. L'activité du diplomate est toujours une traduction- trahison de ceux qu'il représente, mais elle accepte le risque de l'échec et refuse toute stratégie de duperie.

Je propose donc une analogie entre la danse du diplomate entre ceux qu'il représente et ceux auprès de qui il les représente, et les risques du scientifique qui s'adresse à des êtres pour qui la production d'un savoir qui les représente est aussi et en même temps, sur un mode ou sur un autre, production d'une manière d'être, de devenir, d'apprendre, de simuler, de dissimuler, de tricher ou de se soumettre. Si cette analogie tenait, on pourrait comprendre pourquoi les sciences dites « humaines » ont tant de difficultés à s'inventer, pourquoi constituent de telles tentations le temps de l'artefact qui intègre le sujet et son objet dans un même ser- vice de la science, ou le temps seulement historique ou le scientifique enquête sur un terrain sans se préoccuper de l'effet de ses questions sur ceux qu'il interroge. Car la conséquence de mon analogie est lourde, et assez contre-intuitive.

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Cette conséquence est en effet que les sciences dites humaines devraient éviter de s'adresser aux individus, au sens où ces individus seraient définis comme isolés, simples membres d'un échantillon statistique, car ceux-ci sont par définition incontrôlablement vulnérables à l'autorité du scientifique, suscep- tibles d'être dupés et parfaitement capables de simuler. Elle devrait s'adresser à des individus en mesure de mettre en risque ce qui est rapporté à leur sujet, affirmant un point de vue qui permet à la traduction-trahison que risquera à leur sujet le scientifique-diplomate de ne pas se risquer impunément. C'est-à-dire à des individus en tant que membres d'un groupe réel, caractérisé, comme celui du scientifique, par une pratique, par ses risques, par ses obligations.

C'est peut-être pourquoi un champ comme celui de la sociologie, et je préférerais dire de l'anthropologie, des sciences peut être aujourd'hui d'une très grande fécondité. L'anthropologue des sciences qui visiterait un « savant fou », ou un de ces autodidactes malheureux et illuminés qui construit à lui tout seul une nouvelle théorie de l'unification des forces, ou mijote une superbe explica- tion quantique de la télépathie, ne fait pas son métier. Car ce qu'il « rapportera » est une insulte pour l'autre, la pure et simple exploitation de sa position de fai- blesse, une explication éventuellement psychologique ou sociologique qui réduira l'autre à un humain parmi d'autres. En revanche l'anthropologue qui visite un laboratoire y a affaire non à des humains, mais à des praticiens. La manière dont ces praticiens manipulent leurs dispositifs ou construisent leurs interprétations, ainsi et pas autrement, dont ils tremblent, s'excitent ou s'indi- gnent face à une proposition, dont ils renvoient d'un haussement d'épaule une

suggestion, une question ou une objection qui traduit pour eux l'incompétence de leur interlocuteur, l'anthropologue devra apprendre à la décrire selon des mots qui sont ceux de son propre métier, mais il devra savoir que ces mots ne l'autorisent pas à mieux comprendre ce qui se fait au laboratoire que ne le font les praticiens eux-mêmes. Il pourra en revanche espérer, et telle est la danse qui spécifie l'activité du scientifique-diplomate, que les mots qui sont les siens, s'ils sont pertinents, créeront pour ceux qu'il décrit, de nouvelles figures du temps, c'est-à-dire une nouvelle possibilité de comprendre leur propre singularité. Celle-ci, en effet, aura été décrite en contraste avec d'autres pratiques singu- lières, et ce contraste produit en lui-même de nouvelles manières de se situer par rapport à ces autres, c'est-à-dire de nouvelles possibilités de mise en relation.

C'est le pari même de l'activité du diplomate que de penser que ceux

qu'il représente sont capables d'accepter les risques et les devenirs que suppo- sent les propositions qu'il avance. De même la présence de l'anthropologue en visite, la question dont elle est porteuse, « que nous veut-il ? », et la manière dont il dira ce qu'il y a appris, peuvent créer pour ceux qu'il visite un rapport nouveau avec leur milieu, avec les mots, avec les représentations qu'ils se font de leur propre activité.

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J'ai choisi cet exemple, en hommage à l'innovation que constituent à mes yeux les thèses que défend le CSI, Centre de Sociologie de l'Innovation, dont les chercheurs (notamment Bruno Latour et Michel Callon) m'ont appris ce qu'était l'anthropologie des sciences. Mais je l'ai choisi aussi parce que le champ des pratiques scientifiques est l'un de ceux où se paie cher, en termes d'incompréhension, d'effets de croyance et de soumission à l'autorité, la diffé- rence entre les pratiques effectives, d'une part, qui se transmettent avant tout par l'exemple, les consignes, le folklore et à travers les controverses entre collègues, et de l'autre les discours publics (épistémologiques) tenus sur ces pratiques. L'activité de chercheurs-diplomates trouve ici un site où elle est non seulement confrontée à ceux qui ont la capacité de la mettre en risque, mais en prise avec une situation où est vitale la création de relations pertinentes.

Mais d'autres exemples, négatifs notamment, ont possibles, qui permet- tent de rapporter certains problèmes de scientificité à des enjeux pratiques, voire politiques. Car le scientifique diplomate devra pouvoir dire l'impossibilité de construire un savoir digne de ce nom si sont absents les groupes réels dont ce savoir nécessiterait l'existence, des groupes habilitant leurs membres à construi- re à propos de leur propre pratique un point de vue, des obligations et des exi- gences. Ainsi, pour prendre un seul exemple, l'analogie « diplomatique » me mène à conclure que cette science qu'on appelle « pédagogie » n'existera pas tant que les enseignants n'auront pas les moyens de se définir en collectifs de praticiens, tant que le pédagogue se jugera libre d'expliquer comment procéder à un individu qui se trouve enseigner ou à un groupe d'enseignants tout aussi vulnérables, car affrontant chacun pour soi l'autorité (institutionnelle) du pédagogue.

Du juge anticipant les lois auxquelles pourrait être soumis son objet, au modélisateur explorant avec tact le mode sur lequel un être répète l'histoire qui l'a fait tel ou tel, au limier reconstituant l'intrigue que raconte son terrain, au scientifique diplomate liant les conditions de sa pratique à l'existence effective, pratique de ceux qu'il veut étudier, l'ensemble de ces figures sont relationnelles et disent le risque de la relation pertinente. Les figures du temps en science sont celles de relations, relations productrices de savoir certes, mais d'un savoir qui traduit la singularité de ce que signifie savoir dans chaque cas. Elles ne se

déploient dans leur multiplicité que lorsqu'elles sont délivrées de ce temps qui hante aussi bien les sciences, le temps du pouvoir.

NOTES

1. Voir A. Goldbeter, Rythmes et chaos dans les systèmes biochimiques et cellulaires, Masson, Paris, 1990.

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TABLE DES MATIÈRES

Couloubaritsis Lambros et Wunenburger Jean-Jacques Présentation .................................................................................................. 5

SOURCES ANTIQUES : Chronos, Aiôn et Kairos

Talon Philippe (Bruxelles) Le temps linéaire comme temps du mythe ou la pseudo-histoire des Mésopotamiens ....................................................................................... 9

Pieri Georges (Dijon) Destin et droit ................................................................................................ 23

Mattéi Jean-François (Nice) Les figures du temps chez Platon .................................................................. 29

Moutsopoulos Evanghélos (Athènes) Le statut philosophique du kairos .................................................................. 49

Destrée Pierre (Bruxelles) Temporalité et causalité ................................................................................. 57

Duvernoy Jean-François (Bruxelles) Donner une figure au temps .......................................................................... 67

Lacrosse Joachim (Bruxelles) Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin........... 75

Couloubaritsis Lambros (Bruxelles) Le temps hénologique ................................................................................... 89

Broze Michèle (Bruxelles) Temps réel, temps imaginaire et temps fictionnel dans la révélation hermétique .................................................................................... 109

Barreau Hervé (Strasbourg) Du mythe au concept de temps psychique et vécu :

l'héritage de Platon chez Plotin et saint Augustin ......................................... 121 Decharneux Baudouin (Bruxelles)

L'inscription du temps dans l'Apocalypse de Jean ....................................... 131

EXPLORATIONS DU TEMPS

Thomas Joël (Perpignan) Deux figures « circulaires » du temps dans l'initiation gréco-romaine : le temps « tissé » et le temps en miroir ............................... 143

Walter Philippe (Grenoble) Le fil du temps et le temps des fées. De quelques figures du temps alternatif dans le folklore médiéval .................................................... 153

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