Cours Corps Ebuissiere

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    Evelyne Buissire

    (2005)

    Cours sur le corps

    P h i l o S o p h i e C o u r s s o u m i s c o p y r i g h t

    s e p t e m b r e 2 0 0 8

    http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/
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    Table des matires

    Bibliographie cours sur le corps ............................................... 4Pour une vision matrialiste et scientifique du corps. ................ 4Pour rflchir sur les rapports du corps et de lesprit................. 4Des synthses destines aux tudiants. ....................................... 6

    2004-2005 LE CORPS. KH Champollion. ............................... 7Cours n1 : De la matire inerte au corps vivant. ........................ 9

    Introduction. .............................................................................. 9I - Le corps matriel et le corps vivant. ..................................... 171/ Matire et corps dans latomisme antique.......................... 18II-La grande mcanique du corps. ........................................... 601/ De lanimal machine lhomme machine........................... 64III Comment penser le corps ? .............................................. 83

    Cours n2 Les rapports du corps et de lesprit......................... 112Cours n3. Lexprience du corps et le corps des autres......... 252

    I-Le corps comme chair : Husserl. ......................................... 254II- Le corps propre : Merleau-Ponty. ......................................271III-Le corps inconnu : Sartre. ................................................. 292

    DM N1 : Corps et individu. Octobre 2004. ......................... 301

    DM N2 Peut-on penser le corps ? Novembre 2004. ........... 319DS 3. Quel Sens donner la vie des corps vivants ? ............ 337DSn4 Quest-ce quun corps humain? Janvier 2005 ......... 355DS N5 PHILOSOPHIE Fvrier 2005 .................................. 372DS N6 Y-a-t-il une sagesse du corps ? Mars 2005.............. 391

    DS. N7 Suis-je mon corps ? Avril 2005. ............................. 406

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    propos de cette dition lectronique ................................. 421

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    Bibliographie cours sur le corps

    Pour une vision matrialiste et scientifique ducorps.

    *Epicure, Lettres.*Lucrce, De la Nature.

    Marx, Diffrence des systmes de Dmocrite et Epicure.*La Mettrie, Lhomme-machine.*Diderot, Lettre sur les Aveugles.Le Rve de dAlembert.Condillac, Trait des Animaux.Condillac, Trait des Sensations.Dagognet, Les animaux selon Condillac.*Canguilhem, La Formation du concept de rflexe au 17me

    et 18mesicle.Koyr, Chute des corps et mouvement de la terre de Kepler Newton. Histoire et documents dun problme.

    *K. Lorenz, Trois Essais sur le comportement animal ethumain.

    C. Debru, Philosophie molculaire : Monot, Weyman,Changeux.

    Edelman, Comment la matire devient conscience.

    Edelman, Biologie de la conscience.

    Pour rflchir sur les rapports du corps et delesprit

    Boyer, Kant et Epicure, le Corps, lme, lesprit.Platon, Le Phdon.

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    Alcibiade majeur.Aristote, Trait de lme.Corps et Ame, Sur le de Anima, dirig par C. Viano et Ro-

    meyer dHerbey.Descartes, Trait de lhomme.Trait des Passions. `*Cottimgham, Descartes. La Philosophie cartsienne de

    lesprit.Baertschi B., Les rapports de lme et du corps. Descartes,

    Diderot, Maine de Biran.Spinoza, Ethique, Livre II.

    Misrahi, Le corps et lesprit dans la philosophie de Spinoza.Jaquet Chantal, Lunit du corps et de lesprit chez Spino-za.

    *Kant,Anthropologie dun point de vue pragmatique.Schopenhauer, Le monde comme Volont et comme repr-

    sentation.Bergson, Matire et mmoire.Husserl, Mditations Cartsiennes.

    F. Didier, Chair et Corps chez Husserl.Merleau-Ponty, Phnomnologie de la perception.*Merleau-Ponty, Sur la phnomnologie du langage, in,

    Eloge de la Philosophie.M. Lefevre, Merleau-Ponty au-del de la phnomnologie

    du corps.Sartre, LEtre et le Nant.*Ruyer, La conscience et le corps.

    Des rflexions plus contemporaines sur le corps.

    *Foucault, Surveiller et Punir.* Foucault, Histoire de la sexualit (trois volumes)Serres, Philosophie des corps mls. `*Dagognet, Corps rflchis.Onfray, Fries anatomiques : gnalogie du corps faus-

    tien.

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    G. Deleuze, F. Guattari, LAnti-dipeD. Vasse, Le Temps du dsir. Essai sur le corps et la parole.Dolto, Limage inconsciente du corps.

    *Damasio, Le sentiment mme de soi : corps motion,conscience.

    *Galimberti, Les raisons du corps.

    Des synthses destines aux tudiants.

    Braunstein, Ppin, La Place du Corps dans la philosophieOccidentale.

    *C. Bruaire, Philosophie du corps.Jacquet C., Le Corps.*Brosse, Cinq Mditations sur le corps.B. Huisman, Les Philosophes et le corps.*J. M. Goddart, M. Labrune, Le Corps (textes choisis).B. Michel, Le Corps.

    Ambroise, Barsotti, De Buzon, Le Corps et lesprit.Le Diraison, Zernik, Le Corps des Philosophes.Michela Parisoli, Penser le Corps.Quillot, Le Corps et lEsprit.Touboul Lievain, Le Corps.Revue Internationale de Philosophie, n 223,2002 PUF. Le

    Corps.

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    2004-2005 LE CORPS. KH Champollion.

    Il sagit tout dabord de nous interroger sur le corps en tantque tel. Nous avons lhabitude de penser le corps en rfrence autre chose comme sil ne se suffisait pas lui-mme : en rf-rence lme dans la perspective dune ontologie, en rfrence la conscience dans la perspective dune philosophie du sujet, enrfrence lesprit dans la perspective dune philosophie de laconnaissance. Le corps est presque toujours le corps par rapport son autre qui lui donne consistance et le pense comme un ob-jet.

    Corps de lme, corps dans la conscience, corps commecorrlat dun esprit qui le connat. Peut-on penser le corps toutseul ? Cest ce quoi semble nous inviter notre thme de lanne

    qui isole la notion et nous met au dfi de penser de faon coh-rente le corps dans son isolement. Et si le corps se suffit lui-mme, la consquence nest-elle pas que nous pourrions toutaussi bien nous passer des notions dme, de conscience oudesprit? Ou tout au moins, renverser la situation et com-prendre en quoi ce sont ces notions qui ne peuvent tre pensesen dehors du corps.

    Nous allons structurer notre rflexion en trois grands mo-ments :

    1/ De la matire inerte au corps vivant.

    Comment passe-ton du corps entendu au sens de ce qui estcorporel, de la matire indiffrencie, au corps physique qui aune forme et une unit et enfin au corps en tant quorganisme

    vivant ? Peut-on penser le corps vivant sur le modle du corps

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    matriel ? Sinon, comment penser la vie du corps vivant ? Bienvidemment, cest dans cette perspective que prend sens la m-taphore du corps appliqu au domaine politique. Quest-ce

    quun corps politique? Dans quelle mesure lanalogie du corpspolitique avec le corps vivant est-elle lgitime ou bien une mys-tification idologique ?

    Nos auteurs de rfrence seront : Lucrce, Aristote, Des-cartes, La Mettrie, Condillac, Diderot, Sade et Kant.

    2/ Le corps et son esprit.

    Nous sommes parvenus lorganisme vivant. Il nous fautpasser cet organisme pensant et dot de conscience questlhomme. Comment penser les rapports du corps et de la cons-cience ? Le fait davoir un corps est-il pour lhomme un obstacle lpanouissement de sa rationalit ? Nous nous souvenonstous du Phdon et du corps dfini comme le tombeau delme. Certes, mais il y a des faons de penser plus pacifique-

    ment les rapports du corps et de lesprit, de les comprendrecomme une complmentarit, une expression mutuelle.

    Nous aurons ici laide de Platon, Descartes, Spinoza, Hegel,Nietzsche et Bergson.

    3/Mon corps vcu.

    Mais cest sans doute une impasse de penser les rapportsdu corps et du spirituel en nous comme si notre corps ntaitpas demble un corps anim dintentions (donc dune volontde nature spirituelle) et comme si notre esprit ntait pas unesprit demble incarn. Nous tenterons donc danalyser ltreau monde de notre corps pour nous comprendre comme uncorps situ dans un monde et approfondir lexprience de notretre au monde en tant que corps. Cest dsormais vers le corpsvcu et non vers le concept du corps que nous nous tournerons

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    pour en analyser les implications. Corps vcu aussi dans lemonde politique travers une analyse du pouvoir comme ma-trise des corps.

    Cest bien sr vers la tradition phnomnologique, versHusserl, Merleau-Ponty et Sartre que nous nous tourneronsavant de terminer par un parcours des analyses de Foucault.

    Cours n1 : De la matire inerte au corps vivant.

    Introduction.

    1 Quelques remarques prliminaires sur le corps et lamatire

    Le corps est la marque de ma matrialit. Dans lIliade. Lecorps est ce qui me rend visible. Aprs la mort de Patrocle, sonimage apparat en songe Achille semblable lui par la taille,son beau regard et sa voix, portant les mmes vtements. .Mais Achille ne peut le saisir. Lme conserve tous les traits ducorps pour les Grecs, la seule diffrence tant quelle est uneombre au lieu dtre tangible et solide comme un corps. Ce quicaractrise le corps, cest donc son caractre compact, matriel.Le corps situe lhomme dans le monde visible. Il est aussi lesigne de son inscription dans le temps, il est soumis la physis :ce qui crot et dcrot. Il vieillit, subit la maladie Par opposi-tion au corps humain, le corps des dieux est imagin comme un

    corps imprissable, soustrait au temps. Les dieux ne mangentpas, ne boivent pas, ils nont pas de sang. Ils ont un corps maissans les limites du corps, do leur capacit se transformer et apparatre sous des apparences multiples aux hommes. Le corpshumain est lui soumis au vieillissement, la maladie, la faim, la soif Etre un corps dans sa matrialit cest tre pris dansun jeu de causes et deffets qui affectent ce corps.

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    Le corps, cest ce qui peut se toucher, ce qui subit des effetsde lextrieur, ce qui est donc matriel. Lquation corps-matire nous vient spontanment lesprit. Le corps est

    de la matire. Rduire lhomme son corps, cest le rduire son aspect matriel. On rencontre cette identification du corpset de la matire dans le Sophiste de Platon. Dans le Sophiste,Platon oppose les amis des Ides et les amis de la terre quisaffrontent dans un combat de gants pour dfinir la nature deltre. Les amis de la terre sont dfinis ainsi:

    Les uns tirent sur la terre tout ce qui tient au ciel et

    linvisible, enserrant littralement rocs et chanes dans leursbras. Comme ils ntreignent que des objets de cette sorte, ilssoutiennent opinitrement que seul existe qui offre de la rsis-tance et se laisse toucher ; ils dfinissent le corps et lexistencecomme identiques et si un philosophe dune autre secte prtendquil existe des tres sans corps, ils ont pour lui un souverainmpris 1.

    Pour les amis de la terre, seul existe ce qui peut tre objetde sensation, cest--dire ce dont la prsence se manifeste parun contact matriel que nos sens peuvent apprhender : ce quipeut tre vu, touch Dans le passage de Platon, nous avonsdonc une identification entre matire, corps et tre. Platon visela philosophie matrialiste de Dmocrite, le premier penseurqui dfinit latome matriel comme origine de ltre et principedexplication matriel de toute existence et qui sera linspirateurdEpicure et de Lucrce.

    On peut au passage se demander si le matrialisme est unephilosophie de la matire ou du corps.

    1. Platon, Sophiste, 245e. .

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    Mais cette identification du corps et de la matirefait problme. Il ne faut peut-tre pas aller aussi vite enlacceptant comme argent comptant. En effet, la matire est le

    substrat matriel indiffrenci de toute existence. Aristote danssa Mtaphysique, livre H, rflchit sur une possible dfinitiondes substances individuelles et constate que la matire pourraitbien prtendre tre ce qui est substantiel dans les tres, aumme titre que la forme ou que le compos matire forme : Arrivons maintenant aux substances sur lesquelles tout lemonde est daccord. Ce sont les substances sensibles, et lessubstances sensibles ont toutes de la matire. Or le substrat est

    substance, et cest en un sens la matire (et jappelle matire cequi, ntant pas un tre dtermin en acte, est, en puissanceseulement un tre dtermin), en un autre sens, la forme ouconfiguration (ce qui, tant un tre dtermin, nest sparableque par une distinction logique), et en un troisime sens, lecompos de la matire et de la forme. 2. La matire est le subs-trat indtermin. Elle ne peut suffire dfinir un corps particu-lier, cest--dire une substance individuelle, distincte des autres

    substances par sa dfinition.Aristote continue : Quand on dfinit, on ne peut dfinir

    une maison comme tant des pierres, des briques et du bois :on parle alors de la maison en puissance, car tout cela est de lamatire. Proposer dautre part de la dfinir: un abri destin protger les vivants et les biens, ou quelque autre chose de cettesorte, cest parler de la maison en acte; enfin unir dans la d-finition la fois la puissance et lacte, cest parler de la troi-sime espce de substance, savoir le compos de la matire etde la forme. 3. Le corps rel cest la substance individuelle. Lamatrialit ne suffit pas la dfinir. La matire nexiste pas en

    2. Aristote, Mtaphysique, H, Vrin, p. 455.

    3. Aristote, Mtaphysique, L.H2, Vrin, p. 461.

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    acte, elle nexiste quen puissance4 affirme Aristote. En B 5Aristote va jusqu crire: Le corps est assurment moinssubstance que la surface, la surface moins que la ligne, la ligne

    moins que lunit et le point. Cest en effet par ces grandeursque le corps est dfini et elles peuvent exister, semble-t-il bien,sans le corps, tandis que le corps en peut exister sans elles. 5.Le corps dans sa matrialit est moins substantiel que les gran-deurs qui le dlimitent car ce sont ces grandeurs qui constituentson individualit tandis que la matire indiffrencie nest quela puissance de sa prsence au monde. Non dlimite, la matireen serait pas ce corps prcis. Certes, Aristote ne mconnat pas

    le fait que la matire relle nest souvent pas aussi indiffrencieque dans la thorie : dans ses analyses de la technique, il nousdit bien quon ne fait pas des haches en bois. Mais nous sommes un niveau de matire qui se laisse dj penser par des catgo-ries qui la spcifient. Si je pense la matire comme simple subs-trat, elle est bien pure puissance qui en peut sactualiser que pardes grandeurs qui la dlimitent.

    Bref, le corps est bien matriel mais la matrialitnest pas ce qui permet de caractriser le corps.

    Pour passer de la matire au corps, il faut une forme quilimite la matire et dlimite les contours dun corps particulier.On saperoit demble que le corps ne peut tre caractris parsa seule matrialit. La matrialit est peut-tre mme ce qui estle moins dterminant pour ce qui est de lessence particuliredun corps. Il nous faut donc rflchir sur ce qui nous permet depasser de la matire au corps, cest--dire sur ce qui constituelidentit dun corps: est-ce sa forme, est-ce lunion de la formeet de la matire ? Est-ce la synthse quopre ma propre activitperceptive auquel cas le corps serait lobjet corrlat de ma sub-

    4. Aristote, Mtaphysique, L.K2, Vrin, p. 585.

    5. Aristote, Mtaphysique, L.B5, Vrin, p. 161.

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    jectivit ? Lidentit du corps est loin dtre vidente malgr lecaractre en apparence massif de sa prsence qui simpose mes sens ! Je vois bien et je sens bien quil y a des corps parce

    quils simposent ma sensibilit mais lorsquil sagit de dfinirce quest un corps, les choses sont nettement plus complexes !

    Dans un article intitul Des corps au corps lui-mme 6,F. Dagognet pose le problme du passage de la matire aucorps. Les termes de corporel, corpulence, incorporation,prcisent bien ce cot quasi matrialisant (p. 182) note-t-iltout en nuanant quelques lignes plus loin : Le corps renvoie

    un objet saisissable en mme temps quunifi.. Il faut com-prendre lunit du corps puisque la matire est divisible linfini et non spcifie. Le corps est donc une faondunifier de la matire, des lments matriels. Le nom decorps revt un sens assez gnral : il convient toute substancecohrente qui fdre des lments et les absorbe. (p. 281).Ainsi, on peut changer, remplacer des lments, tout en conser-vant le mme corps sans aller jusquau paradoxe du bateau de

    Thse, cest monnaie courante dans la vie pourvu que llmentremplac ait des caractristiques semblables celui quil substi-tue. Lorganisation clipse par son importance ce quelle or-ganise et ce qui la compose. (p. 282). Nous nous acheminonsvers une conception du corps comme structure, comme principedorganisation conception qui culmine lorsque lon traite descorps vivants. Le corps vivant et principalement le corps delhomme portera son paroxysme lide de corps, tel pointque lorsque lon parle corps, cest lui quon voque tant il inclutde proprits et de caractres que la seule matrialit en sau-rait dtenir. Il nen demeure pas moins que le corps minimumdsigne des tres riches de qualits. (p. 283).

    6. In, VVV, Le Corps, dirig par J.C. Goddard et M. Labrune, Vrin,1992.

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    Le corps a une structure qui pour Dagognet vaut commeune relle intriorit, cest--dire un ensemble de caractres nonvisibles mais qui dterminent ce qui est visible du corps. La

    structure est lintriorit du corps mme pour les corps simples(non vivants, on peut penser la structure des minraux). Cestpourquoi il conteste la dfinition de Descartes qui voit le corpsseulement comme substance tendue. Un corps a un principedorganisation interne. Un corps nest pas un tas (un tas desable nest pas un corps). Il na pas une structure composi-tionnelle . Encore, les lments sont des corps mais on peutaller plus loin dans la dsagrgation : A la dernire extrmit

    ses situent les broyats et bouillies qui ont renonc entirement toute forme. (p. 287). Ce sont peine des corps. A la limitesuprieure, il y a le corps vivant : Il ajoute aux attributs ant-rieurs (la figurabilit, la solidit, la stabilit) lauto-production et lauto-ralisation mme. (p. 287).

    On voit donc bien dans la description que nous fait Dago-gnet que le corps ne peut se rduire une simple portion de ma-

    tire.Il nous faut donc tenter de penser lidentit du corps

    au-del de sa matrialitmais aussi les rapports de cetteidentit du corps avec la matrialit qui lui est tout demme essentielle.

    Comment passe-t-on de la matrialit du corps une unitqui fait que la matrialit devient un corps puis un corps que jereconnais comme mien ? Lunit du corps peut-elle se faire auniveau matriel ou a-t-on besoin dun esprit, dune me qui uni-fie le corps ? Faut-il autre chose que de la matire pour faire uncorps ou peut-on dfinir le corps sans recours une instanceimmatrielle ? Cest ce que nous tenterons de comprendre tra-vers les diffrentes approches matrialistes du corps.

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    Peut-on se contenter de pointer son aspect matriel pourcomprendre le corps, la physique nous en dit-elle tout ? Lecorps est en partie comme une mcanique matrielle, comme

    un ensemble compos dlments qui interagissent entre eux etavec lextrieur. Mais le corps est aussi sensible. Peut-onpar la physique rendre raison de la sensibilit ? Ne faut-il paspenser lorganisme vivant pour rendre raison de ce questun corps ?

    2 Un corps part : le corps vivant ?

    Dans le roman de Mary Shelley, le docteur Frankensteincomme vous le savez va dans les cimetires pour trouver desmorceaux de cadavres, il les recoud entre eux pour faire uncorps humain et nous dit-il je rassemblais autours de moi lesinstruments qui devaient me permettre de faire passerltincelle de la vie dans la crature inerte tendue mespieds . La vie est une tincelle qui se transmet et anime lecorps auparavant inerte. Je vis souvrir lil jaune et terne de

    cet tre ; sa respiration pnible commena, et un mouvementconvulsif agita ses membres. ; Le roman nous donne unebonne version de la reprsentation habituelle de la vie : elle estcomme un tincelle qui vient animer le corps. Pour preuve, lecorps reste ltatde cadavre lorsque la vie le quitte. Mais cettereprsentation ne nous dit pas grand chose car do vient cettetincelle de vie ? Quelle est sa nature ? (Dans les films tirs dulivre, le docteur Frankenstein attend un orage pour quellectricit transmette la vie sa crature, dans le roman, MaryShelley ne donne aucun indication sur la technique qui fait pas-ser la matire de linertie la vie). A moins de penser une tin-celle de vie dorigine divine ou surnaturelle, il faut rendre raisonde lanimation de la matire dans lorganisme vivant.

    La vie nest-elle quun degr suprieur delorganisation de la matire? Peut-on lexpliquer par lesseules lois de la mcanique ? Lorganisme vivant en serait

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    quune mcanique un peu plus complexe et sophistique quunminral. Ou bien devons-nous prendre en compte une autrefaon de penser le vie de lorganisme et en tirer les cons-

    quences ? Il y aurait une diffrence qualitative entre la matireinerte et la matire vivante.

    Lunit du corps vivant est difficilement rductible lunitdun corps inerte. Un membre nest pas comme une pice dunemachine. Il sagit donc de comprendre comment on doit penserun corps vivant et quelles dductions sont lgitimes.

    De plus parmi les corps vivants, il faut compter lhomme.Nest-il pas un corps qui fait exception encore parmi les orga-nismes ? On convient facilement du fait quun cheval amputest moins cheval quun cheval intgre. Par contre, nos yeux,un homme amput reste totalement un homme. Faut-il ajouterune me pour penser le corps humain par diffrence aux autresorganismes vivants ? Ou du moins une conscience qui faitlunit de notre moi par del ses variations physiques tandis que

    lanimal se rduit la somme de ses alas physiques? La cons-cience est-elle rductible au corps ou en assure-t-elle la conti-nuit dans le cas de lhomme?

    Il sagira donc de penser lorganisme et parmi les orga-nismes de penser lhomme comme tre vivant.

    3. La mtaphore du corps politique.

    Dans tout ce parcours, nous tentons de penserlorganisation du corps. La mtaphore du corps politique prendici toute son importance. Un corps politique nest pas un agr-gat dindividus. Dans son Contrat Social, Rousseau sinterrogesur ce qui fait quun peuple est un peuple, cest--dire sur leprincipe dorganisation qui sous-tend le corps politique. Com-ment le corps politique est-il un corps ? Est-ce la peur, une libredcision volontaire, un contrat qui le fait tenir ensemble comme

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    un tout ? Avons-nous raison de penser le fait politiquesous la notion de corps ? Dans un corps, les lmentsnexistent pas en dehors de ce corps et vivent par ce corps. La

    fable de Menenius Agrippa raconte par Tite-Live (Livre II, 32des Histoires) illustre parfaitement cette conception : le consulMenenius Agrippa est envoy pour parlementer avec la plbequi stait retir sur lAventin et voulait fonder sa propre ville(493 av. J. C.). Agrippa leur raconte la fable du ventre et desmembres : le ventre se contente de digrer la nourriture que lesbras apportent la bouche, que la bouche mche et avale pourlui. Le reste du corps dcide de se rvolter contre le ventre et de

    ne plus lui fournir de nourriture puisquil en fait rien. Mais ra-pidement, les bras perdent de leur force, cest tout le corps quidcline. Morale de la fable : chacun doit accomplir sa tche cartous les organes sont solidaires. Il en va de mme dans la cit :les plbiens travaillent et les patriciens semblent profiter deleur travail mais il ne faut pas se rvolter car au fond, tout con-court au bien tre du corps social dans son entier. La socit estcomme un organisme vivant.

    La mtaphore est-elle vraiment valide pour le domaine po-litique ? Plutt que lharmonie de lorganisme, ne faut-il pasvoir dans la socit un ensemble de tensions maintenues dansun bien fragile quilibre ? De plus, peut-on rduire lindividuhumain qui est une unit en soi, indpendante, ntre quunepartie dun tout qui le dpasse? Ne vaut-il mieux pas penser lepolitique sous une autre mtaphore, plus respectueuse delindpendance des individus qui composent lEtat? Il nous fautdonc interroger le sens et les limites de cette mtaphore ducorps social.

    I - Le corps matriel et le corps vivant.

    Nous partirons du matrialisme antique pour nous de-mander dans quelle mesure le corps peut ou non se dfinir partir de sa simple matrialit. Le matrialisme dEpicure et deLucrce nous prsente une tentative pour dfinir le corps par-

    tir de sa matrialit au prix dune identification de la matire

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    un certain type de corps. Peut-on penser le corps sans avoir re-cours la notion dune forme qui viendrait informer une ma-tire ? En dautres termes, le corps peut-il se penser

    sans recours la notion de forme qui est de nature spi-rituelle ?

    La forme est en effet la limite qui donne lidentit. Elle estobjet de pense car elle permet de dfinir lessence dun tre, depenser son identit (pensez lidentit de la forme et de lidedans la pense platonicienne.). Mais le corps a-t-il ncessaire-ment une limite ? Nest-il pas justement une faon dtre sans

    limite fixe ou plutt avec des limites toujours provisoires etmouvantes ? Nous verrons donc comment Lucrce conserve lanotion de corps en abandonnant celle de forme ce qui lui per-met de penser les corps dans leur seule matrialit et de cons-truire une conception du monde fonde sur la corporit destres.

    1/ Matire et corps dans latomisme antique.

    1 les atomes.

    On qualifie la pense dEpicure et de Lucrce datomismepuisquils soutiennent lide que tout est compos datomes etde vide. Et nous avons souvent tendance identifier latome lamatire indiffrencie qui est lorigine des corps. Or, si lonregarde les textes, on saperoit trs vite que latome tel quenous le dcrivent Epicure comme Lucrce, est dj un corpsplutt que de la matire indiffrencie. Le corps est matrielmais nest pas une simple dtermination quantitative de ma-tire indiffrencie.

    Lucrce identifie la matire et les corps premiers que sontles atomes ds le livre I de son pome : Nous les appelons or-dinairement matire, ou corps gnrateurs, ou semences deschoses, leurs donnant galement le nom de corps premiers,

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    puisque cest eux les premiers que tout doit son origine.7.Dans le texte latin nous avons bien cette quivalence de la ma-tire et des corps premiers : materiem et gnitalia corpora

    rebus et semina rerum appelare suemus. . Quelques pagesplus loin, alors que la traduction utilise le terme de matire, Lu-crce lui utilise en latin celui de corps : La nature se com-pose donc essentiellement de deux choses : les corps et le videdans lequel les corps prennent place et se meuvent en tout sens.Pour la matire, le sens commun suffit en affirmerlexistence8. Le texte latin nous dit : Corpus enim per secommunis dedicat esse sensus. . Un peu plus loin, la traduc-

    tion nous dit : matire et vide dans lequel tout saccomplit9et le texte latin corporis atque loci res in quaeque geruntur ,cest--dire, le corps et le lieu plutt que la matire et le vide. Eneffet, le corps est dj quelque chose de qualifi, qui a une struc-ture propre, et le lieu est toujours relatif au mouvement descorps, tandis que le vide pourrait tre pens sans mouvementcorporel. Dans le texte de Lucrce, cest donc bien latomecomme corps qui est premier.

    Que sont alors ces corps premiers : pour Epicure, lesatomes sont des complexes faits de parties insparables, ils peu-vent donc se diffrencier par leur forme, par la disposition diff-rente de leurs parties. Leur diversit de forme nest cependantpas infinie, sinon, il existerait des atomes gigantesques. Latomedemeure toujours en dessous du seuil du visible. Lunivers estcompos datomes. Ils sont inscables, inengendrs, impris-sables. Les atomes sont ternels.

    7. Lucrce, De Natura Rerum, vol1, Les Belles Lettres (Bud), 1978,p. 4.

    8. Lucrce, vol I, p. 17.

    9. Lucrce, vol I, p. 19.

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    Lucrce nous invite considrer : combien ils diffrentde forme et quelles varit prsente leurs multiples figures :non quils soient peu nombreux prsenter la mme forme

    mais en gnral, tous ne sont pas compltement pareils. 10.Latome a donc dj une forme qui lui est propre, il composeune figure. La forme et la figure ne viennent pas simposer delextrieur la matire mais elles sont dj dans llment pri-mordial de latome. Ce sont plutt les notions de forme et defigure qui sont des abstractions de la ralit des corps premiers.Le corps est demble une matire informe. Les atomes se dif-frencient donc entre eux par leur forme (A, N), par leur ordre

    AN, NA) ou leur position (N, Z). Les atomes peuvent tre trsdiffrents.

    Texte de Lucrce.

    Leurs diffrences expliquent les diffrents effets quils pro-duisent sur nos corps : Lucrce : Ne va donc pas croire, parexemple, que laigre grincement de la scie stridente soit d

    des atomes aussi lisses que les chants mlodieux que les doigtsagiles des musiciens veillent et modulent sur la lyre. Il y a en-core des atomes dont on en saurait penser justement quils sonttout fait lisses, ni non plus quils sont entirement crochus etarms de pointes, mais ils prsentent plutt de petits angles,lgrement en saillie et plus propres chatouiller les sens qules blesser : tels sont ceux du tartre et de laune. Enfin, le feu etla gele glaciale mordent et piquent nos sens comme nous lervle le toucher de lun et de lautre. Car le toucher, dieuxpuissants ! cest le sens de notre corps tout entier.11

    Latome a toutes les caractristiques dun corps ce qui vitede poser le problme du rapport matire-forme.

    10; Lucrce, Vol I, p. 54.

    11. Lucrce, Vol I, p. 56.

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    Cependant, latome est distinct des corps que nous voyonsdans notre exprience quotidienne. Dabord, il est au dessous

    du seuil de la perception mais surtout, latome est un corps so-lide dans lequel il ny a pas de vide et cest ce qui explique sonimmortalit : il y a des corps forms dune matire solide etternelle. Ces corps dans notre doctrine sont les semences et lesprincipes des choses par lesquels a t cre et constitulunivers. 12. Pas besoin dtre de nature spirituelle pour treimmortel, il suffit dtre assez compact pour quaucun choc nepuisse dcomposer les parties, et comme latome est inscable,

    rien ne peut le dtruire. A la page suivante : Les corps pre-miers sont de matire pleine et sans vide. , La matire quiest forme dlments solides, peut tre doue de lternit alorsque tout le reste se dcompose Plus un corps contient en lui devide, plus il est attaqu profondment par ces agents de des-truction. Si donc les corps premiers sont, comme je lai montr,solides et sans vide, ils sont ncessairement dousdternit. 13. Ce qui distingue latome des corps visible cest

    outre sa petitesse (qui nest que relative nos organes percep-tifs) le fait quil est compact et sans vide. Il est le seul corps quirpond la dfinition de la stabilit car nous verrons que tousles composs sont instables.

    Quelles sont les consquences de cette thse ?

    1/On ne peut remonter au-del du corps, le corps est pre-mier.

    2/ Le corps est un tout. Il nest pas penser comme uncompos que lon pourrait analyser en matire et forme.

    12. Lucrce, vol I, p. 19.

    13. Lucrce, vol I, p. 20.

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    3/ Puisque latome est dj un corps, le problme de laforme de la matire ne se pose pas. De fait, pour Epicure, laforme nest pas une structure stable, signifiante dune identit.

    Cest une agrgation due au hasard des chocs datomes qui vacomposer une figure instable et mouvante.

    4/ Puisque le corps-atome est premier, on peut tout expli-quer partir du corps. Cest le principe du rel et donc delintelligibilit de ce rel.

    Quen est-il des corps de notre exprience, des corps vi-

    sibles et sensibles, de notre corps ?

    2 Les corps visibles.

    Ce que nous appelons corps, cest pour Lucrce un agrgatde ces corps lmentaires que sont dj les atomes.

    Et maintenant, par quels mouvement les lments gn-

    rateurs de la matire engendrent-ils les diffrents corps et d-sagrgent les corps engendrs ; par quelle force sont-ils con-traints de le faire ; avec quelle mobilit leur est-il donn deparcourir le vide immense ? Je vais lexpliquer.14Lucrce uti-lise la mtaphore des lettres de lalphabet qui servent compo-ser des mots pour nous expliquer comment les atomes compo-sent des corps visibles : Pour les mmes lments, il faut sou-vent tenir grand compte des mlanges quils forment entre eux,des positions quils occupent dans leurs combinaisons, desmouvements quils se communiquent rciproquement. Car lesmmes atomes qui forment le ciel, la mer, les terre, les fleuves,le soleil, forment galement les moissons, les arbres, les tresvivants ; mais les mlanges, lordre des combinaisons, lesmouvements diffrent. Ainsi, en tout endroit de nos vers

    14. Lucrce, LI, p. 44.

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    mmes, tu vois une multitude de lettres communes une multi-tude de mots, et pourtant, il te faut reconnatre que vers etmots diffrent et par le sens et par le son ; tel est le pouvoir des

    lettres par le seul changement de leur ordre. Quant aux prin-cipes des choses, ils mettent en uvre bien plus de moyenspour crer les tres les plus varis. 15. La mtaphore est int-ressante car pas plus que le sens qui se dgage des mots et desphrase na besoin de plus que la matrialit des lettres pour treexpliqu, le sens que nous croyons parfois lire dans la structuredes tres vivants ou la beaut de la nature, na besoin pour Lu-crce dautre chose que la matrialit de la nature pour tre ex-

    pliqu.

    Les atomes vont ainsi former des agrgats qui se font et sedfont : rien ne nat de rien, rien ne retourne au nant. Tout esttransformation des agrgats. Aprs avoir subi mille change-ments de mille sorte travers le tout immense, heurts, dpla-c de toute ternit par des chocs sans fin, force dessayer desmouvements et de combinaisons de tout genre, ils en arrivent

    enfin des arrangements tels que ceux qui ont cre et consti-tuent notre univers. 16

    Lucrce introduit le clinamen, une dclinaison sans raisondes atomes qui explique les agrgats (sinon, les gros tombe-raient plus vite et ne feraient pas dagrgats avec les autres).Mais le clinamen sert plus expliquer la libert humaine que leschocs des atomes car on pourrait imaginer quils rebondissentles uns sur les autres.

    Les corps visibles se forment donc par le hasard des chocsdes atomes qui ont des formes qui vont leur permettre desagrger ou non. Pourtant, il ne faut pas croire que tous les

    15; Lucrce, vol I, p. 31.

    16. Lucrce, vol I, p. 38.

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    lments puissent se combiner de toutes les faons : autrement,partout, on verrait se crer des monstres, des tres mi-hommesmi-btes17. Il y a une logique propre aux atomes. Ce nest pas

    une structure extrieure qui correspondrait un dessein de lanature. Cest deux-mmes, spontanment, par le hasard desrencontres que les lments des choses, aprs stre unis demille faon ple-mle, sans rsultat ni succs aboutirent enfin former des combinaisons qui, aussitt runies, devaient deve-nir jamais les origines de ces grands objets : la terre, la meret le ciel et les espces vivantes. 18.

    Cest la combinaison qui engendre galement les qualitssensibles des corps visibles, les couleurs, les sons, les gots, lesodeurs. Pas plus quil ny a des atomes rieurs, il ny a des atomescolors ou parfums.

    La forme et la figure des corps sont donc effet duhasard. Elle nexiste pas dans un ciel des intelligibles avantdexister dans la ralit. La gomtrie nest quune abstraction

    de la physique dans la perspective de Lucrce.Les corps se dsagrgent par chocs : Comme des nuds

    de diverses sortes relient les lments entre eux des lmentsdes corps, comme la matire est imprissable, les corps conser-vent leur intgrit jusqu ce quil se trouve une force dont lechoc soit assez puissant pour dtruire leur tissu. Ainsi donc,aucun corps ne retourne au nant mais tous par la dsagrga-tion, retournent aux lments de la matire. 19. Leur dispari-tion nest donc quapparente. En fait, il sagit dune recomposi-tion des lments.

    17. Lucrce, vol I, p.6718. Lucrce, vol I, p. 81.

    19. Lucrce, vol I, p. 10.

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    Rien donc nest dtruit tout fait de ce qui semble prir,puisque la nature reforme les corps les uns laide des autreset nen laisse se crer aucun sans laide fournie par la mort

    dun autre. 20

    Et dailleurs, la destruction nest quun cas extrme de cequi se passe continuellement. Les corps nont pas de limite fixe,un perptuel flux, un va et vient. Le corps est dans unchange continuel et imperceptible. Tout ce que lesjours et la nature ajoutent peu peu aux corps pour leur assu-rer une croissance rgulire, nul regard, si tendu soit-il, ne

    saurait lapercevoir, non plus quon ne peut distinguer ce queperdent chaque instant les corps que lge dessche et fltrit,ou les roches qui baignent dans la mer et que ronge le flot sa-l. 21. Tous les corps, anims ou inanims, sont dans un fluxperptuel car ils sont soumis des chocs continuels, la ren-contre dautres corps qui les modifient de manire incessante.Le changement est ce flux continuel qui constitue la faon dtredes corps. Lucrce ne se pose pas le problme du changement,

    de la permanence de lidentit dune substance travers les mu-tations des accidents. Tout corps est invitablement changeantparce quil est un agrgat. Lidentit des corps nest que dans lacontinuit de leur existence. Lucrce donne lexemple de lme(qui est aussi une forme de corps). Le corps na pas la stabilitdune substance. Son identit nest que quantitative: si les chocslaissent intacte la structure densemble ou lui laissent possibilitde se reconstituer, alors, cest du mme corps quil sagit. Si leschocs conduisent une dsagrgation complte, le corps dispa-rat. Lucrce va mme jusqu faire lhypothse dun puisementde la terre dans une vision pessimiste du monde : tout dprit

    20. Lucrce, vol I, p.11.

    21. Lucrce, vol I, p. 13.

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    peu peu et marche vers la bire, puis par la longueur duchemin de la vie. 22

    Tout est flux, vie et mort mles car au fond, pour la na-ture, vie et mort sidentifient: Aux gmissements funbres semlent les vagissements que poussent les nouveau-ns abor-dant aux rivages de la lumire. 23.

    Michel Serres dans La naissance de la physique dans letexte de Lucrce (d. De minuit, 1977) synthtise cette thse deLucrce : Le corps, systme ouvert est le lieu ou le sige dun

    change de flux, ils y entrent, ils en sortent. Mais ces flots sontunitairement de nourriture et de boisson, dros ou de percep-tion et dinformation intellectuelle. (p. 88).

    Si tout corps nest quun agrgat, il ny a aucunespcificit du vivant. Lanimal nest quune forme dagrgat. Passant aux corps que tu vois dous de sentiment, il te fautmaintenant convenir quils sont pourtant forms dlments

    insensibles dlments insensibles peuvent natre, comme je ledis, des animaux vivants. 24. Lucrce donne lexemples desvers qui naissent dans la boue, des poussins qui sortent desufs,de la nutrition par laquelle la nature convertit en corpsvivant toute espce de nourriture. Lucrce propose aussi unepreuve par contraire : si un corps reoit un coup violent, quidrange trop son ordre, il meurt, preuve donc que la sensibilitest bien un arrangement des lments.

    Texte p. 76.

    22. Lucrce, vol I, p. 85.23. Lucrce, vol I, p. 63.

    24. Lucrce, vol I, p. 73.

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    Tout rside donc dans lagencement, il ny a que desstructures, pas de substance. Ds le dbut de luvre, lepremier livre souvre par une invocation Vnus: Tu suffis

    seule gouverner la nature 25. Vnus est principe de vie et ellegouverne la totalit de la nature sans quon ait besoin de penserune finalit. Lucrce explique comment la nature forme par es-sais successifs, comment elle a cr des monstres non-viableavant de parvenir crer des vivants aptes se reproduire. Lesagrgats se rajustent progressivement. Au commencement dela composition de la terre partout o la disposition des lieuxsy prtait, il poussait des matrices fixes la terre par des ra-

    cines ; et quand, le terme venu, ces matrices staient ouvertessous leffort des nouveau-ns avides de fuir leur humidit et degagner lair libre, la nature dirigeait vers eux les canaux de laterre quelle forait leur verser par leurs orifices un suc sem-blable au lait. 26. Pour Lucrce, lhomme nengendre paslhomme, il ny a pas la permanence dune forme mais des essaissuccessifs et parfois des rats ! Nombreux furent aussi lesmonstres que la terre en ce moment seffora de crer et qui

    naissaient avec des traits et des membres tranges. tres pri-vs de pieds ou dpourvus de mains ou encore muets et sansbouche, ou qui se trouvaient tre aveugles et sans regard, oudont les membres captifs demeuraient entirement souds aucorps et qui en pouvaient rien faire, ni se mouvoir, ni viter ledanger, ni pourvoir leurs besoins. 27

    Comme les atomes sont en nombre infini, on peut supposerune infinit de mondes o se produisent des agrgats diffrents.

    Ainsi, latome suffit tout expliquer. Tout est corps, le videnest dmontr qu partir de lexistence des corps: Il existe

    25. Lucrce, vol I., p.2.26. Lucr ce, vol II, p. 81.

    27. Lucrce, Vol II, p. 81.

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    un espace intangible et immatriel, le vide. Sans lui, les objetsne pourraient aucunement se mouvoir 28.

    Quen est-il de notre corps ? Car notre corps nest pas seu-lement un corps parmi les corps, cest un corps qui a consciencede ses sensations, qui a des perceptions conscientes, bref quirflchit les autres corps et rflchit lui-mme.

    3 La sensation et la connaissance.

    Le passage de la sensation la perception pourrait donner

    lieu lintroduction de la notion non corporelle de conscience.En effet, la sensation peut sexpliquer comme la rencontre phy-sique entre un objet extrieur et nos sens. Mais la perception,cest llaboration dun ensemble de sensation en un tout repr-sentant un limage dun objet pens comme origine de ces sen-sations : je sens la douleur mais je me reprsente labeille quima pique. La reprsentation suppose une laboration, doncune activit et en consquence un sujet de cette activit. Comme

    la sensation est passive, le sujet de cette activit est ce que nousnommons conscience (pour Kant, la conscience cest le pouvoirde synthse) La sensation elle est passive, elle est une donnebrute, une rencontre entre lhomme et le monde, un contactentre corps. Pour Lucrce, il ny a pas de construction intellec-tuelle dune reprsentation partir de la sensation. La reprsen-tation nous est donne toute faite par lobjet matriel lui-mme.Donc pas de forme, pas de sujet conscient qui construit la repr-sentation. Le sujet nen est pas un, il est pure rceptivit pas-sive. Lobjet envoie notre esprit une reprsentation dj for-me. Mais cela suppose que notre esprit soit matriel car sinon,un corps matriel ne pourrait pas laffecter (il faudrait dgagerdes formes dans la sensation pour les reconstruire en percep-tions et en concepts comme Kant nous le dcrit avec le temps et

    28. Lucrce, vol I, p. 14.

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    lespace, puis les catgories, bref, il faudrait un sujet, une cons-cience, quelque chose dautre que le corps). Lucrce doit doncmontrer que lesprit est matriel et que les corps envoient direc-

    tement des reprsentations et non de simples sensations.

    Si lesprit est aussi un corps, la reprsentationpeut donc tre dcrite comme un contact entre deuxcorps. Pour Lucrce, lesprit nest quune partie de lhomme:Lesprit ou la pense, comme on lappelle souvent, dans lequelrside le conseil et le gouvernement de la vie, est partie delhomme non moins que la main, le pied et les yeux sont parties

    de lensemble de ltre vivant. 29.

    La preuve que donne Lucrce est la causalit rciproque ducorps sur lme et de lme sur le corps. Ainsi je peux par mavolont commander mon corps si nous la voyons porter nosmembres en avant.. comme aucune de ces actions ne peut seproduire sans contact, ni le contact sans matire, ne devons-nous pas reconnatre la nature matrielle de lesprit et de

    lme? 30

    . Inversement, le corps agit sur lesprit. Sous un choctrop violent, on va svanouir.

    Lesprit est donc aussi form datomes: chaleur, air, souffleet substance sans nom sont les 4 types datomes dont la compo-sition produit lesprit: lesprit nest pas un corps simple mais unagrgat, ce qui explique la diffrence entre les esprits et aussi lefait que lesprit se dsagrge avec la mort. La substance sansnom est celle qui cre le mouvement. Le corps et lesprit sontlis de faon indissoluble dans la vie : on ne peut pas plus spa-rer une me de son corps quun grain dencens de son odeur.Leurs principes en senchevtrant entre eux ds leur origine

    29. Lucrce, vol I, p. 89.

    30. Lucrce, vol I, p. 92.

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    premire leur assurent dans le vie une destine commune. 31Lme nat et grandit avec le corps de mme que le corps delenfant est tendre et frle, sa dmarche incertaine, de mme la

    pense qui laccompagne est sans vigueur. Puis quand lesforces se sont accrues avec lge, la rflexion grandit aussi et lapuissance de lesprit augmente. Ensuite, quand les vigoureuxassauts du temps ont battu le corps en brche, quand nosforces smoussent et que nos membres saffaissent, lesprit de-vient boiteux, la langue sgare, lintelligence chancelle, toutmanque, tout sen va en mme temps.32. De plus lme est su-jette aux maladies, ce qui montre bien son aspect corporel. Lu-

    crce distingue animus (la conscience) et anima (le principe vi-tal). Lme sensitive est aussi matrielle. Pour preuve, les mor-ceaux de corps qui continuent sagiter quand ils sont spars: une tte coupe dun tronc encore chaud et vivant garde terre un visage anim et les yeux ouverts jusqu ce quelle aitrendu les derniers restes de lme. 33. Lme est donc un corpsintrinsquement li au corps visible, les atomes de lme sontpris dans lagrgat du corps.

    Dun autre ct, la reprsentation est donne directementpar lobjet: cest la thorie des simulacres. Les objets projet-tent des simulacres sur nous. Les simulacres sont des par-ticules qui vont se dtacher deux et venir nous toucher: tout sefait par un contact. Ces pellicules se dtachent des objets, touten ayant la mme forme queux. Lucrce utilise la mtaphore dela peau du serpent. Elles vont directement rentrer dans nos or-ganes. Il y a donc une objectivit totale de nos sensations.

    De mme que nous sentons les diverses odeurs que r-pandent les corps, et jamais pourtant nous les voyons venir

    31. Lucrce, vol I, p. 98.32. Lucrce, vol I, p. 102.

    33. Lucrce, vol I, p. 109.

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    nos narines, et nous ne pouvons ni voir les manations de lachaleur, ni saisir du regard le froid, ni apercevoir le son, touteschoses qui nanmoins sont de nature matrielle, puisquelle

    peuvent branler nos sens : car toucher et tre touch ne peuttre que le fait dun corps.34Le toucher est ainsi le sens prin-cipal car il nous donne directement accs un corps sans inter-mdiaire. Dun beau visage ou dun joli teint, rien ne se donne la jouissance du corps sauf des simulacres tnus, misrableespoir emport par le vent. constate tristement Lucrce.Toute sensation est donc une sorte de toucher mais au lieu detoucher directement le corps, ce sont des simulacres de sons,

    dodeurs, de visibilit qui manent du corps et viennent noustoucher. des lments superficiels scoulent et rayonnentsans relche de tous les objets. 35

    De mme que les corps mettent des simulacres, nousmettons aussi des simulacres, Lucrce prend lexemple delextinction de voix de qui a trop cri, il a us toute sa rserve desimulacres et plus rien ne sort quand il veut parler ! De plus il a

    la gorge irrite par le passage de trop de simulacres en mmetemps.

    des figures et des images subtiles sont mises par les ob-jets et jaillissent de leur surface : ces images donnons leur par peu prs le nom de membranes ou dcorce puisque chacunedelle a la forme et laspect de lobjet, quel quil soit, dont ellemane pour errer dans lespace.36.

    Ainsi, tout est toucher. Les corps touchent les corps. Toutesensation est contact et non reconstruction intellectuelle duneperception.

    34. Lucrce, vol I, p.12.35. Lucrce, vol II, p.11.

    36. Lucrce, vol II, p.7.

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    Marx crit dans sa thse de Doctorat portant sur la Diff-rence des systmes de Dmocrite et dEpicure: Les simulacres

    sont les formes des corps de la nature, ils sen dtachent commedune peau qui ple et les font passer au phnomne. Cesformes des choses sen coulent constamment, pntrant dansles sens, et cest par l mme quelles font apparatre les objets.Dans laudition, cest donc la nature qui scoute elle-mme ;dans le sentir, elle se sent elle-mme ; dans la vue, elle se voitelle-mme. La sensibilit humaine est ainsi le mdium o,comme dans un foyer, les processus naturels se rflchissent et

    sallument pour devenir la lumire du phnomne.. Cest lanature qui scoute elle-mme : la formule de Marx nous montrebien que dans la perspective dEpicure (ou de Lucrce), pas be-soin dune conscience pour quapparaisse de la rflexi-

    vit. La nature est rflexive : elle sentend elle-mme traversles simulacres qui arrivent nos oreilles. On peut aller plus loinet dire que le corps suffit, il a sa propre rflexivit : lorsque jeme touche moi-mme ou mentends moi-mme.

    Les simulacres ne sont pas des reprsentations. Ils sontvraiment des corps matriels. Pour preuve, ils vont suser envoyageant, ce qui explique les erreurs de la perception. Sou-vent, les tours carres dune ville, vues dans le lointain noussemblent arrondies ; car de loin, tout angle apparat mouss,ou plutt mme, il nest plus visible. Le choc de son imagesarrte avant de frapper nos yeux parce que, dans leur longtrajet, les simulacres, force dtre repousss par lair quilsdplacent, perdent peu peu toute vigueur. 37. Tout se produitpar contact physique. Michel Serre a cette belle phrase : Laphysique dAphrodite est science descaresses. Les objets dis-tance changent leur peau, ils senvoient des baisers. Dans le

    37. Lucrce, vol II, p. 18.

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    lointain, la tour carre, anguleuse, raide, rugueuse ; elle vient moi, ronde, lisse et douce. (p. 134.)

    La diffrence entre les sens sexplique par les diffrencesentre les simulacres qui se produisent et touchent nos sens.

    La connaissance ne suppose pas un sujet, uneconscience qui slve au dessus du phnomne pour lecomprendre et le rfracter. Tout peut se situer au niveaudes corps, y compris la reprsentation et la pense qui en d-coule.

    La sensation est ainsi le critre du vrai Rien ne peut rfu-ter la sensation. Une sensation semblable ne peut pas rfuterune sensation semblable car toutes deux sont de la mme force,une sensation dissemblable ne peut pas non plus en rfuter uneautre parce quelles ne sappliquent pas aux mmes objets. Laraison ne le peut pas davantage car toute raison dpend de lasensation. Maximes dEpicure.

    Lesprit nest donc jamais productif pour Epicure. On peutprendre deux exemples : le cas des tres imaginaires comme lecentaure. Pour Epicure, ce sont des simulacres mis par unhomme et un cheval qui interfrent et donnent un homme corps de cheval. De mme, les rves sont des simulacres errants.

    Pour ce qui est de la pense abstraite, les notions gnralesne sont que des anticipations. Elles ont toujours besoin dtreconfirmes par les sensations. Epicure les appelle opinionsdroites . Pour ce qui est de laffirmation des atomes et du vide,l encore, ce nest pas un effort spculatif et actif de lesprit.Epicure parle de reprsentations intuitives de la pense .Certes, le terme peut faire penser une activit spirituelle, maisil sagit plutt dune non-infirmation par lexprience. En par-tant de lvidence sensitive du mouvement, lesprit en arrive lexistence du vide comme condition du mouvement. Mais cette

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    existence du vide nest jamais objet dune constatation directe.Elle nest que le fait dune non-infirmation toujours tout demme lie lexpriencesensitive. Lucrce donnera une image

    des atomes avec les poussires qui tourbillonnent dans le vide.

    Il ny a donc pas de valeurs qui sont des incorporels. Parexemple, la justice nest quun contrat. Maxime XXXIIIdEpicure La justice nexiste pas en elle-mme, elle est un con-trat conclu entre les socits, dans nimporte quel lieu et nimporte quelle poque, pour ne pas causer et pour ne pas su-bir de dommages.

    La seule morale possible est de suivre la sagesse du corps. la chair demande imprieusement de ne pas souffrir de lafaim, de la soif et du froid. Celui qui est labri de ces besoins etqui a lespoir de ltre dans lavenir peut rivaliser de flicitavec Zeus. fragment 33 dEpicure.

    Lucrce nous dit plus potiquement : Il nous suffit ten-

    dus entre amis sur un tendre gazon, le long dune eau courante,sous les branches dun grand arbre, de pouvoir peu de frais,apaiser agrablement notre faim Les fivres brlantes nequittent pas plus vite le corps que lon sagite sur des tapis bro-ds, sur de la pourpre carlate, ou quil faille saliter sur unetoffe plbienne. 38.

    Ainsi, on peut penser le corps comme principe. Il nest pasconstitu dune forme et dune matire. Il est premier en tantque donne matrielle dj informe. Le corps na pas besoindtre pens (dune forme qui viendrait le rendre pensable).Mais il est dj auto-suffisant avant que la pense ne sattache lui.

    38. Lucrce, L.I, p. 43.

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    De plus le corps est surface, il est entirement visible. Lasurface se suffit elle-mme et on peut tout penser partir des superficies. La thse de Lucrce soppose tous

    les arrires mondes platoniciens imaginables. On peut se fieraux superficies et aux apparences car il ny a rien dautre de rel.

    Gilles Deleuze dans sa Logique du Sens consacrelAppendice II Lucrce et le simulacre. Il montre comment ense centrant sur la matrialit du corps, la philosophiede Lucrce vite de tomber dans le pige de la re-cherche dune unit illusoire et mystifiante. Les corps

    sont demble multiples comme les atomes qui sont diffrentsles uns des autres. Le corps ? Plutt les corps au pluriel carchaque corps est unique et prend place dans une diversit quine peut se sommer autour dun principe unique (diversit desatomes, atomes et vide). Alors que lesprit nous invite nouscentrer sur la recherche dun principe unique dont tout pourraittre dduit, penser en partant du corps cest souvrir la diversi-t, la pluralit, aux diffrences. Ce nest pas la pense qui doit

    matriser le corps mais cest icile corps qui apprend la pensele respect de la diversit.

    Au terme de lanalyse de Lucrce, il nous faut conclure quesi lon veut dfinir le corps comme un tre ayant stabilit etforme, il ny a que les atomes qui sont de vritables corps. Lesautres ne sont que des agrgats provisoires et plus ou moinsinstables dont la structure nest que le fruit du hasard. Entreune poussire datomes et un tre vivant, la diffrence nest quecelle des chocs qui ont permis lagrgat dans un cas et ne lontpas produit dans lautre. Dfinition minimale du corps. Ne peut-on pas tenter de donner une relle identit ce que nous appe-lons couramment des corps ?

    2/ La vie du corps.

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    La rflexion de Lucrce se centre sur le corps et nousmontre comment on peut reconstruire la pense partir ducorps. Mais notre interrogation sur les caractres du corps (sa

    figure, sa relative stabilit, sa consistance) et sur le passage ducorps inerte au corps vivants restent en suspens, car au fond ceque Lucrce nous a montr cest que le vivant nest quuneforme darrangement de linerte et que la forme des corps nestquun agrgat instable puisque les seuls vrais corps sont lesatomes.

    Nous allons poursuivre avec Aristote pour tenter de donner

    consistance la notion de forme dun corps et de vie.

    1 Les corps physiques

    La notion de substance est au centre de la rflexiondAristote. On peut dfinir la substance comme ce qui subsistedun tre derrire les changements quil subit. La substance,cest le noyau stable qui constitue lidentit dun tre. La subs-

    tance nest donc attribue daucun autre tre, elle nest pas unequalit. Par exemple, Blanc nest pas une substance, cest unattribut dune substance. Elle est donc la base de la dfinitionpuisque dans une dfinition, on attribue des qualits unesubstance. Quelles substances y-a-t-il ? Est-ce quil existe ounon des substances en dehors des substances sensibles ? Com-ment les substances sensibles elles-mmes existent-elles ?39.Nous laisserons de ct le fait de savoir sil y a ou non des subs-tances non sensibles (pour Aristote, il existe au moins une subs-tance intelligible, le Dieu pense de la pense de la Mtaphy-sique). Le fait est que pour lui, les corps sont des subs-tances sensibles, cest--dire quun corps nest pas unsimple agrgat instable, il a une identit, un noyaustable qui peut tre dfini.

    39. Aristote, Mtaphysique. Delta 8.

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    Aristote part de lavis commun qui voit dans les corps ma-triels des substances sensibles. Celles sur lesquelles tous

    tombent daccord sont les substances naturelles, comme le Feu,la Terre, lEau et les autres corps simples; ensuite, les planteset leurs parties, les animaux et les parties des animaux, enfinlUnivers physique et les parties de lUnivers physique. 40. Ilfaut donc demble distinguer trois types de substances sen-sibles : les corps premiers qui sont les lments, puis les corpsvivants et enfin les corps physiques. Tous sont des substances,cest--dire quau del du fait quil est constitu par exemple de

    terre et deau, un corps a une identit, une figure, une consis-tance qui lui est propre. Les lments ont une identit, les corpsaussi. On retrouve la mme affirmation un peu plus loin :Dans lopinion courante, cest aux corps que la substance ap-partient avec le plus dvidence. Aussi appelons-nousdordinaire des substances, non seulement les animaux, leplantes et leurs parties, mais encore les corps naturels tels quele Feu, lEau, la terre et chacun des autres lments de ce

    genre. 41

    .Les corps sont sans aucun doute des substances

    sensibles. Il nous faut donc maintenant dfinir la subs-tance pour dfinir le corps.

    On peut partir de lopposition de la substance et des attri-buts et considrer que la substance est ce qui reste lorsque lon aenlev tous les attributs. Dans ce cas, ce qui reste cest la ma-tire brute. Si on supprime tous les attributs, il ne subsistevidemment rien dautre quelle.42. En effet, la longueur, lar-geur, la figure sont des attributs. Je peux attribuer lairain

    40. Arsitote, Mtaphysique, H1.41Aristote, Mtaphysique, Z2.

    42. Aristote, Mtaphysique, Z3.

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    dtre de forme circulaire. Je peux abstraire lafigure dun corpset lattribuer sa matire. La longueur, la largeur, la profon-deur ne sont elles-mmes que des quantits et non des subs-

    tances, mais cest la substance qui est plutt le sujet premier qui appartiennent ces attributs. Mais si nous supprimons lalongueur, la largeur et la profondeur, nous voyons quil nereste rien sinon ce qui est dtermin par ces qualits. La ma-tire apparat donc ncessairement ce point de vue comme laseule substance. Jappelle matire ce qui nest par soi ni exis-tence dtermine, ni dune certaine quantit, ni daucune autredes catgories par lesquelles lEtre est dtermin. 43. La ma-

    tire est bien ce qui nest attribu de rien dautre et ce quoitout est attribu. Dans ce cas, lidentit du corps rsiderait danssa matrialit, dans ses composants physiques : lidentit de lastatue serait dtre marbre, lidentit de la flte serait dtrebois Mais on voit tout de suite surgir le problme: une telleidentit nidentifie pas grand chose car une statue dAphroditenest pas celle dun faune, une flte nest pas un lit bien que leurmatire soit identique ! De plus, la matire elle-mme est diffici-

    lement connaissable. Aristote note quon ne la connat que paranalogie. Ce que lairain est la statue, la matire lest toutesubstance. La matire enfin est inconnaissable par soi 44: defait, si je veux remonter la matire primordiale, laquelle tousles prdicats peuvent tre attribus et qui elle-mme nest attri-bue rien, je ne peux quimaginer une matire totalement in-diffrencie qui ne soit quun support neutre. La matire estconnue par ngation de la forme45. La matire nest donc passuffisante pour constituer lidentit dun corps.

    On peut alors se tourner vers la forme du corps, vers saseule configuration abstraite. Autant on peut abstraire facile-

    43Aristote, Mtaphysique, Z3 .44. Aristote, Mtaphysique, Z10.

    45. Aristote, Mtaphysique, I9.

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    ment une forme lorsquil sagit de gomtrie (je peux concevoirmon cercle en bois, en airain, en papier..) autant lorsque noussommes face une substance sensible et surtout face une

    substance sensible dote de vie, il est trs difficile de sparermatire et forme : Il est difficile dliminer la matire par lapense. Par exemple, la forme de lhomme parat toujours rsi-der dans la chair, les os et les parties analogues. Seraient-cedonc l des parties de la forme, et par suite de la dfinition ?Ou bien nen est-il pas ainsi et nest-ce pas plutt de la ma-tire ? Seulement, la forme de lhomme ne venant pas simposer dautres matires, nous sommes incapables deffectuer la s-

    paration. La sparation de la forme apparat donc possiblemais on ne voit pas toujours clairement dans quel cas. 46. Deplus, la forme est la configuration du corps. Cette configurationest faite de grandeurs mathmatiques quand on considrelaspect extrieur du corps : or, ces grandeurs vont tre attri-bues au corps concret. La forme nest pas substance en elle-mme. Si je considre la forme comme lessence (par exemple,la forme de lhomme ou du cheval) cette forme est un universel,

    elle est attribue aux substances individuelles (Socrate est unhomme, Bucphale est un cheval). Aristote reprochera Platondavoir fait des mtaphores potiques en faisant des universelsdes substances (le Beau, le Bien, Lhomme). Les seules ralitssont les substances individuelles. La forme nest donc pas suffi-sante pour dfinir le corps car la forme ne peut tre considrecomme une substance.

    Force est donc de conclure que la substance est le composde matire et de forme. Par matire, jentends par exemplelairain, par forme la configuration quelle revt et par le com-pos la statue, le tout concret. 47. Cest bien le compos qui estun corps individuel. La substance cest en un premier sens la

    46. Aristote, Mtaphysique, Z11.

    47. Aristote, Mtaphysique, Z3.

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    matire, cest--dire ce qui par soi nest pas une chose dtermi-ne ; en un second sens, cest la figure et la forme, suivant la-quelle ds lors, la matire est appele un tre dtermin ; et en

    un troisime sens cest le compos de matire et de forme. 48.La matire ne peut tre substance car elle est indtermine. Laforme seule ne suffit pas constituer un tre concret. La subs-tance vritable est un individu compos de matire et de forme.On a une hirarchie de dtermination pour aller du moins auplus dtermin. On a donc diffrents sens de la substance sui-vant son degr de dtermination, la seule substance effectivetant la substance individuelle.

    Il ne faut cependant pas croire que la matire soit entire-ment indtermine et que la forme simpose elle de lextrieur.Aristote distingue une matire indiffrencie, la matire quelon obtient par la pense lorsque lon abstrait toutes les dter-minations dun corps, et une matire prochaine qui est le mat-riau rel dont le corps est constitu : Si la mme matire sertde point de dpart leur gnration, chaque tre possde ce-

    pendant une matire prochaine qui lui est propre. Par exemple,la matire prochaine du phlegme est le doux ou le gras, celle dela bille, lamer ou quelque autre chose ; mais sans doute cesdiverses substances viennent-elles dune mme matire origi-naire. 49. La matire originaire est celle qui constitue les quatrelments, corps premiers. Certes, une mme matire peut don-ner des corps diffrents Du bois peut procder un coffret ouun lit. 50. Mais la plasticit de la matire est limite : une sciepar exemple ne saurait provenir du bois. continue Aristote.Lorsque dans la dfinition dune substance, Aristote fait tat dela cause matrielle, ce ne sont donc pas les 4 lments indiff-rencis quil faut entendre mais la matire propre de la

    48. Aristote, de anima, II1.49Aristote, Mtaphysique, H4.

    50. Aristote, Mtaphysique, H4.

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    chose. . Cette matire propre ne prend cependant sens que parune forme qui la ralise comme un vritable corps. La formedonne au corps lunit en laquelle rside dans sa dfinition, sa

    quiddit. Mais il est en pratique impossible de sparer matireet forme dans la dfinition : La matire prochaine et la formesont une seule et mme chose, mais en puissance dun ct et enacte de lautre.51.

    Nous arrivons donc lide quun corps, une substancesensible est un compos de matire et de forme et que ce nestque par abstraction que lon peut sparer la matire et la forme:

    la matire abstraite nest pas la matire prochaine, la forme abs-traite nest pas un corps particulier mais une longueur, une lar-geur, un universel qui sattribue une substance individuelle.Le corps est la substance individuelle.

    Tout le problme rside dsormais dans la dfini-tion des substances individuelles. Or, une dfinition estune connaissance universelle, elle a un caractre de ncessit.

    Les substances individuelles sont toujours contingentes : ellespeuvent tre ou ne pas tre. Leur dfinition ne sera donc jamaiscomplte et ne comportera jamais une ncessit interne. Je nepeux pas dfinir Socrate comme je dfinis un cercle car la dfi-nition du cercle nat dune ncessit interne, la dfinition deSocrate nest possible que parce que Socrate existe et il aurait pune pas exister. (Les cercles auraient pu ne pas exister dans lanature mais partir du moment o il y a une rflexion gom-trique, les cercles doivent exister comme figures gomtriquesmme si rien de circulaire nexistait dans la nature). Les subs-tances sensibles sont donc contingentes et elles nont pas dedfinition complte. La raison pour laquelle des substancessensibles individuelles il ny a ni dfinition ni dmonstration,cest que ces substances ont une matire dont la nature est de

    51. Aristote, Mtaphysique, H6.

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    pouvoir tre et ntre pas; et cest pourquoi toutes celles quiparmi les substances sensibles sont individuelles, sont corrup-tibles La dfinition dun individu est toujoursprcaire. 52.

    Bref, nous savons quun corps est une substance individuellemais dans le mme temps, nous apprenons quon en peut le d-finir comme tel ! Ce qui est tangible, palpable est paradoxale-ment ce qui est impensable ! On peut dfinir un corps par saforme mais elle reste abstraite, universelle et ne dfinit que par-tiellement ce corps particulier : On ne peut en effet dfinir lecompos dans son union avec la matire qui est un indtermi-n. On peut seulement le dfinir par rapport la substance

    premire, par exemple dans le cas de lhomme, la dfinition delme.53. Je peux dfinir Socrate par la forme de lhomme,jattends ce quil y a en lui duniversel mais pas ce en quoi il estun individu particulier. Il ny a de science que de luniversel ex-plique Aristote dans ses Seconds Analytiques. Seules les par-ties de la forme sont parties de lnonciation, et il ny adnonciation que de luniversel, car la quiddit du cercle et lecercle, la quiddit de lme et lme sont une mme chose. Mais

    ds lors quil sagit du compos, tel que ce cercle-ci, cest--direune des cercles individuels, dans ces cas l, il ny a pas de dfi-nition : cest respectivement laide de lintuition ou de la per-ception quon les connat.. 54.

    Et de fait, la science se construit par induction. On part dela saisie dun individuel pour passer un universel. Le corpscomme substance individuelle est le point de dpart de lascience mais pas son point darrive. Les corps physiquesindividuels sont le dbut de la science, de linduction.

    52Aristote, Mtaphysique, Z15.53. Aristote, Mtaphysique, Z11.

    54. Aristote, Mtaphysique, Z10.

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    Dans la connaissance, la sensation, cest--dire la saisiedun corps individuel et matriel, est fondamentale. Il ny a pasde science sans la sensation. Certes, la science traite de

    luniversel et fait connatre les causes alors que la sensation esttoujours particulire. Mais cest partir de la sensation que seconstruit un universel. Si un sens vient faire dfaut, nces-sairement, une science disparat Nous napprenons en effetque par induction ou par dmonstration. Or, la dmonstrationse fait partir de principes universels et linduction partir decas particuliers. Mais il est impossible dacqurir la connais-sance des universels autrement que par induction. Mais in-

    duire est impossible pour qui na pas la sensation: car cestaux cas particuliers que sapplique la sensation.55. Luniverselse forme partir de ce qui dune sensation une autre est con-serv. On peut trouver du permanent, du stable dans une sensa-tion qui porte sur un corps individuel. On trouve confirmationdu fait que le corps est bien une substance : dans lopinioncourante, cest aux corps que la substance appartient avec leplus dvidence.56. Bien que changeant et individuel, le corps

    est donc quelque chose de substantiel puisque par la science ony retrouve une substance. A loppos de Platon pour lequel lecorps nest pas une substance mais seule est substance la forme,lide spare de la matire, pour Aristote, cest bien le composqui est substance. Mais nous sommes face un paradoxe dont ilfaut sortir : la science connat la forme et la ncessit, le corpsest contingent. La substance individuelle est-elle inconnais-sable ? Aristote doit relever le dfi de construire une physique,cest--dire une mthode pour connatre les causes des corpscontingents et changeants.

    Puisque la substance sensible individuelle est ce qui estcontingent, cest--dire ce qui change, cest naturellement le

    55. Aristote, Seconds Analytiques, I 18.

    56. Aristote, Mtaphysique. Z, 2.

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    changement quil faut tudier pour tudier les corps.Pour parler des corps, Aristote va donc analyser ce qui caract-rise tous les corps : le mouvement. Chaque substance indivi-

    duelle puisque matrielle en partie est soumise la gnrationet la corruption. Les substances sensibles ont toutes de lamatire. Or le substrat est substance, et cest en un sens, la ma-tire (et jappelle matire ce qui, ntant pas un tre dterminen acte, est, en puissance seulement un tre dtermin), en unautre sens, la forme ou la configuration (ce qui, tant un tredtermin, nest sparable que par une distinction logique) eten un troisime sens, le compos de matire et de forme seul

    soumis la gnration et la corruption, et existant ltatspar dune manire absolue. 57. Des corps, on peut tudier lemouvement puisque tous les composs sont soumis la gnra-tion et la production. Posons comme principe que les tresde la nature, en totalit ou en partie sont mus. Cest dailleursmanifeste par linduction. 58. La recherche sur la nature arapport au mouvement Si lon ignore ce quil est, lon ignoreaussi la nature invitablement. 59. Le mouvement est inspa-

    rable des corps. la substance sensible est sujette au change-ment. Les dterminations minimales de la matire sont lagrandeur et la figure. Mais lextension ne suffit pas rendrecompte du corps puisque la forme est un universel qui ne dfinitpas sa particularit. Tout corps a non seulement une ext-riorit qui se manifeste par sa forme visible mais il aaussi pour Aristote une sorte dintriorit: le principede mouvement qui lui est intrieur et qui correspond sa nature propre. Cest ce quAristote entend sous le terme de physis : La nature est un principe et une cause de mou-vement et de repos pour la chose en laquelle elle rside imm-

    57. Aristote, Mtaphysique, H2.58. Aristote, Physique, I2.

    59Aristote, Physique, III 1.

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    diatement, par essence et non par accident. 60. Cest pourquoiil va distinguer trs nettement les mouvements naturels et lesmouvements violents. Le feu et la terre sont mus sous laction

    de quelque chose tantt par violence quand cest contrairement la nature, tantt par leur nature quand, tant en puissance,ils sont mus vers leurs actes propres. 61. Naturellement, ce quiest compos de terre tombe, retourne son lieu propre vers lebas mais je peux jeter une pierre en lair et donc la faire monterce qui est contraire son mouvement propre. Le mouvementvient de lintrieur du corps, il nest pas seulement une forceextrieure qui agit sur lui. Les corps ont donc bien une intriori-

    t, cest--dire une spontanit propre et une sorte de volont(une orientation interne de leurs actions). Ils ne sont pas indif-frents ce qui leur arrive. Cest par cette intriorit quon peutparvenir les apprhender.

    En consquence, on peut distinguer les productions artifi-cielles concernant les objets produits par lart et les productionsnaturelles. Les productions artificielles ont leur principe de

    mouvement lextrieur delles-mmes (dans lartisan oulartiste qui les a produites) tandis que les corps naturels ontleur principe de mouvement en eux-mmes. Un corps ne se ca-ractrise donc pas seulement par sa figure, je peux classer lescorps en corps artificiels ou corps naturels, classification im-pensable pour notre physique moderne : si vous devez calculeren physique des solides le temps de chute dun bloc de pierre, lefait de savoir sil a t sculpt par un artiste ou si on la trouvtel quel dans la nature na aucune importance. Parmi lestres, les uns sont par nature, les autres par dautres causes :par nature les animaux et leurs parties, les plantes, les corpssimples tels la terre, le feu, lair et leau. Tous ces tres diffrentmanifestement de ceux qui ne sont pas constitus par nature ;

    60. Aristote, Physique, II1.

    61. Aristote, Physique, VIII, 4.

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    car tout tre naturel possde manifestement en soi-mme unprincipe de mouvement et de repos. 62.

    Il sagit donc dtudier le mouvement pour tudier lescorps. Le changement nest pas signe dirrationnel, il nest pasce qui donne le vertige selon le Thtte de Platon, il est ceque nous pouvons connatre des corps et donc des substances. Chaque tre naturel a en soi un principe de mouvement et defixit63.

    Aristote distingue quatre types de mouvement : selon la

    substance (gnration et corruption), selon la quantit (accrois-sement et dcroissement), selon la qualit (laltration) et selonle lieu (translation).

    Et il recherche les causes du mouvement : cest la thorieclbre des quatre causes. On retrouve la matire comme causecar tout tre produit lest partir dune matire. Les gnra-tions qui sont naturelles sont celles des tres dont la gnration

    provient de la nature. Ce dont un tre provient, nouslappellerons matire; ce par quoi il est produit, cest un trequi existe naturellement ; ltre produit, cest un homme ou uneplante, ou quelque autre ralit de cette sorte, et ce sont cestres que nous appelons principalement des substances. Deplus, tous les tres qui sont engendrs, soit par la nature soitpar lart, ont une matire car chacun deux est capable la foisdtre et de ne pas tre et cette possibilit, cest la matire quiest en lui. 64. Pour tout tre, il y a donc une cause matrielle.Mais mme si la matire a une certaine spontanit de mouve-ment en tant que matire prochaine, matire propre (les pierresvont vers le bas) elle ne suffit former un corps (les pierres ne

    62. Aristote, Physique, II1.63. Aristote, Physique, II1.

    64. Aristote, Mtaphysique, Z7.

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    se groupent pas toutes seules pour faire une maison. Il fautdonc tenir compte dune cause formelle: La maison vient dela maison qui est dans lesprit. 65. La forme de la maison est

    dans lesprit de larchitecte. Pour ce qui est des tres naturels, lhomme engendre lhomme : la forme de lhomme setransmet travers la gnration. Nous retrouvons le couple ma-tire-forme. Mais nous avons vu quil en suffisait pas caract-riser les corps. Aristote constate que ce qui est produit, cest lasphre dairain, et non la sphre ni lairain.66. Il faut doncprendre ne compte la cause efficiente, cest--dire ce qui faitpasser lacte la potentialit de la production. Ce nest pas le

    bois qui fait le lit ni lairain la statue mais il y a quelque autrechose qui est cause du changement rechercher cette autrechose, cest rechercher lautre principe ou comme nous dirions,ce dont vient le commencement du mouvement. 67 Je peuxavoir de lairain et lide de la sphre, sil ny a pas une causeefficiente (quelque chose qui me motive pour produire unesphre dairain), il ny aura pas de sphre dairain. La cause effi-ciente fait passer lacte ce qui est potentiel. Il faut aussi penser

    une cause finale car tout passage lacte se fait dans un but. Etpour Aristote, ce ne sont pas seulement les hommes qui agissentintentionnellement, la nature aussi a une finalit et tous lesmouvements naturels sont finaliss (loiseau fait son nid pourpondre ses ufs). La thorie des quatre causes permet doncde comprendre comment une matire donne prend une formedonne et constitue ainsi un corps.

    Le mouvement est donc un passage lacte. Cest un pas-sage progressif et continu de la puissance lacte et non unesuccession dtats discontinus du fait de chocs extrieurs.Lentlchie de ce qui est en puissance en tant que tel, voil le

    65Aristote, Mtaphysique, Z9.66. Aristote, Mtaphysique, Z9.

    67Aristote, Mtaphysique, Z9.

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    mouvement. 68. Le corps nest pas ce qui est soumis aux chocsintempestifs dune extriorit in contrlable, il a en lui son prin-cipe de mouvement qui correspond sa nature ou ce qui peut

    tre attribu sa substance. Le mouvement seffectue toujoursentre deux contraires, cest--dire entre deux qualits que jepeux attribuer une substance. Par exemple, un homme denon-savant peut devenir savant mais savant est une qualit quinest pas contradictoire avec lessence de lhomme. Il narrive un corps que ce que sa nature autorise, cest--dire quil nechange que selon un attribut quon peut logiquement lui attri-buer La gnration de tout ce qui est engendr et la destruc-

    tion de tout ce qui est dtruit ont pour point de dpart et pourtermes les contraires ou les intermdiaires. 69. Sans aller jus-qu lide leibnizienne selon laquelle un corps contient tout sonavenir et tout son pass, pour Aristote, la nature dun corps d-limite le champ des expriences quil peut faire ou subir.

    La matire est donc la substance en puissance qui passe lacte sous laction dune cause efficiente et prend ainsi forme

    pour devenir une substance individuelle, un corps particulier. Quand on dfinit, on peut dfinir une maison comme tantdes pierres, des briques et du bois : on parle alors de maison enpuissance car tout cela est de la matire ; proposer dautrepart de la dfinir un abri destin protger les vivants et lesbiens, ou quelque autre chose de cette sorte, cest bien parler dela maison en acte ; enfin, unir dans la dfinition la fois lapuissance et lacte cest parler de la troisime espce de subs-tance, savoir le compos de la matire et de la forme. 70.

    Aristote va ainsi reconstruire les corps premiers partir desmouvements premiers entre les contraires dans saPhysique. Le

    68. Aristote, Physique, III1.69. Aristote, Physique, I5.

    70. Aristote, Mtaphysique, H3.

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    mouvement se fait entre les contraires. Aristote tentedidentifier les contrarits fondamentales. La vue comme letoucher identifient des sensibles communs. Aristote choisit les

    contrarits lies au toucher qui est plus fondamental car ilnous met en contact direct avec les corps. Il choisit des couplesaction/passion comme chaud, froid, sec humide. On peut cons-truire les corps premiers : la terre (froid-sec), leau (froid-humide), lair (chaud-humide), le feu (chaud-sec) partir de cespremires contrarits.

    Le corps est donc une substance individuelle constitue

    dun passage lacte dune matire qui ntait quen puissance.Le corps doit donc tre analys dans son mouvement et nondans sa seule configuration. Cest la physique et non lagomtrie qui nous livre le secret des corpset pour Aris-tote, le mouvement nest pas gomtrisable car il provient delintriorit des corps et non dun jeu de forces extrieures. Ilappartient au physicien de spculer sur cette sorte dme quinexiste pas indpendamment de la matire. 71.

    Puisque tout corps se dfinit par son intriorit, les corpsvivants en diffrent gure des corps naturels, si ce nest que leurintriorit est plus articule. Lucrce pensait les corps vivants,sur le modle des corps inertes, pour Aristote, ce sont plutt lescorps vivants qui servent de modles au corps inertes. Il consi-dre dailleurs la nature comme une tincelle de vie72 dansles tres inanims.

    2 Lme du corps.

    Le corps vivant est un corps anim de mouvements natu-rels Lanimal est un tre sensible et ne peut tre dfini sans le

    71Arisote, Mtaphysique, E3.

    72. Aristote, De Caelo, IV1.

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    mouvement. 73. Mais le mouvement est orient vers la vie,cest--dire vers la croissance et la conservation de soi : descorps naturels, les uns ont la vie et les autres ne lont pas et

    par vie nous entendons le fait de se nourrir, de gran-dir et de dprir par soi-mme. 74. Un corps inerte a bienune certaine spontanit, comme nous lavons vu, mais il nepeut pas crotre ou dcrotre par lui-mme. Cest ce qui fait laspcificit premire des corps vivants. Le premier mouvementdu vivant cest donc la nutrition et la croissance. Comme il y amouvement, il y a actualisation dune matire dans une forme.La matire, cest le corps dans son aspect matriel densemble

    dorganes. La forme est ici ce quAristote appelle me . Cepremier mouvement est donc celui qui va vers une me vgta-tive qui est commune tous les vivants. Le second mouvement,cest la sensibilit tactile (la chair est la fois milieu et organesensoriel). Elle slve chez les animaux mobiles au mouvementlocal par lequel lorgane tactile se distingue du milieu extrieur.Chez les animaux plus complexes, la sensation est compltepar limagination, le souvenir, lexprience et par une forme de

    pense pratique (certains animaux ne sont pas dnus de sa-gesse pratique dira Aristote dans son Ethique Nicomaque,cest--dire quils ont une certaine facult de prvision fondessur des inductions). Il sagit de lme apptitive, ainsi nommecar elle suppose le dsir. Ce dsir peut tre plus ou moins labo-r, accompagn ou non de reprsentation, suivant la complexitde lanimal mais il est toujours le principe du mouvement. PourAristote, lintellect seul ne meut pas. Il faut dsir pour quil y aitmouvement. Puis, il y a lme rationnelle, celle qui est capablede slever aux premiers principes thoriques, mais elle a unefonction purement contemplative et nexiste que dans lhomme.

    73Aristote, Mtaphysique, Z11.

    74Aristote, De Anima, II1.

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    Lme est ainsi le principe qui anime ltre vivantdans ses diffrentes fonctions.

    Et cest autour de ce principe que ltre vivant trouve sonunit. Aristote dfinit lme comme la forme dun corps natu-rel ayant la vie en puissance. II1. Lme est la forme organisa-trice du corps. La substance formelle, principe dunit quelon omet quand on se contente de faire mention des lmentsmatriels. 75.

    Par elle les diffrents lments matriels qui composent le

    corps sunifient. Mais il ne faut pas la comprendre comme unesimple synthse ou une structure, comme la cl dun puzzle quilfaudrait reconstituer. Lme est un principe de vie, donc dyna-mique. Lunit se fait autour dune fonction remplir,dune action accomplir: elle est passage lacte ducorps matriel qui nest quen puissance. Il est mani-feste que mme parmi les choses qui sont considres commetant des substances, la plupart sont seulement des puis-

    sances : telles sont les parties des animaux (car aucune nexistesparment, et mme si une sparation survient, ellesnexistent alors toutes qu ltat de matire), et aussi la terre,le Feu, lAir. En effet, aucun de ces lments ou partie nest uneunit : ils sont comme une pure juxtaposition avant quils ensoient labors et quils ne forment quelque chose qui soitun. 76. La simple juxtaposition ne peut faire un agrgat mmesi lon suppose une infinit de combinaisons possibles car pourAristote, il y a un passage qui ne peut se faire au hasard. La vieest accomplissement dune fonction, elle a donc une finalit, unbut. Et lorganisation de la matire en vue dun but ne peut seproduire que par un principe dunification qui soit cause dunetelle organisation en vue dune telle finalit. De fait, pour les

    75Aristote, Mtaphysique, H3.

    76Aristote, Mtaphysique, Z16.

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    tres naturels, la cause formelle et la cause finale se recoupent.Lagrgat en peut donc tre vivant sans que la vie ne soit sacause finale et laccomplissement de cette cause finale ne peut

    passer lacte sans quune me, principe de vie, ne soit la causeformelle de ltre vivant. Ltre vivant est un tre finalis et onne peut penser la vie sans une finalit. Lme est donc bien laforme dun corps naturel ayant la vie en puissance. 77.. Lmenest pas elle seule une substance. Le corps lui seul nest pasvivant : Le corps est seulement ce qui est en puissance. 78.

    Aristote claire ce quest lme par la diffrence entre un

    cadavre et un corps vivant. La diffrence, cest la fonction que lecorps vivant remplit et que le cadavre ne peut plus remplir.Lme est nergie, activit, acte de lensemble des organes ducorps. Cest la vie. Cest elle qui fait la cohsion du corps maiscest une cohsion dynamique et finalise. La structure ne suffitpas expliquer le vivant. Un corps mort a exactement lamme configuration quun corps vivant et avec cela, ilnest pasun homme. 79Parties I1. Ce qui le faisait homme ctait la ca-

    pacit remplir les fonctions humaines. La vie donc est une ac-tivit et non une structure. Lme est dfinie comme lentlchiepremire dun corps qui a la vie en puissance. Aristote distingueentre entlchie premire et entlchie seconde. Lentlchiepremire cest la possession dune potentialit (par exemple, lesavant qui dort possde la science mais il ne lexerce pas),lentlchie seconde cest lexercice effectif (lorsque le savant faitune dmonstration). Lme est entlchie premire car elle estforme de lanimal par exemple mme quand lanimal dort etnexerce pas ses facults.

    77Aristote, De Anim