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03/12/2015 http://agor a.qc.ca/docu m ents /m edeci ne- -l a cr ise de la pensee_m edi cal e par_ fra ncoi s_dagognet 1/13 Dossier: Médecine La crise de la pensée médicale François Dagognet Dans le domaine de la philosophie de la médecine, il y a en France deux grands maîtres. L'un est Georges Canguilhem, auteur de Le Normal et le Pathologique, l'autre est François Dagognet, disciple de Bachelard, auteur de  La Raison et les Remèdes. Les deux sont médecins et philosophes. François Dagognet a de plus fait des études en psychiatrie. Il est docteur ès lettres et professeur de philosophie à l'Université de Lyon. Texte d'une entrevue avec le professeur Dagognet, réalisée par Jacques Dufresne pour la revue Critère, en 1976. «  Le remède n'est pas une substance éternelle. Il s'inscrit dans l'histoire et il a sa  propre histoire. Il est relatif. On ne peut même pas parler d'objectivité à son  sujet. L'expérience parfaite qui permettrait de dégager cette objectivité n'a pas encore été possible et ne le sera sans doute jamais. La formule chimique n'est pas le remède. Elle en est une dimension. Il y en a plusieurs autres. Dans le processus de guérison, la réaction de l'organisme a probablement plus d'importance que le corps étranger qui la provoque. » «Voilà quelques-unes des idées que l'on a en tête pour toujours après avoir lu La  Raison et les Remèdes.  Et on se demande avec inquiétude: est-il possible que des francophones puissent terminer des études de médecine sans avoir lu et relu ce livre? CRITÈRE: Professeur Dagognet, vous êtes, entre autres choses, un historien de la médecine. Selon vous, la crise actuelle de la médecine est-elle un phénomène nouveau? François Dagognet. Il n'y a pas eu de crise semblable dans l'histoire. La médecine, ces dernières années, a été envahie par une scientificité considérable. Tant et si bien qu'elle a éclaté. Au dix-neuvième siècle, le progrès technique de la médecine était réel, mais il n'avait pas les dimensions véritablement géantes qu'il a aujourd'hui. Considérons l'enseignement actuel dans les facultés de médecine. L'étudiant est dans l'obligation de suivre plusieurs chemins totalement divergents. Il doit d'abord s'initier à l'aspect technique, qui est fondamentalement américain, et d'ailleurs assez mal conçu. Les Américains ont exporté le chancre de la

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Dossier: Médecine

La crise de la pensée médicale

François Dagognet

Dans le domaine de la philosophie de la médecine, il y a en France deux grandsmaîtres. L'un est Georges Canguilhem, auteur de Le Normal et le Pathologique,l'autre est François Dagognet, disciple de Bachelard, auteur de La Raison et lesRemèdes. Les deux sont médecins et philosophes. François Dagognet a de plusfait des études en psychiatrie. Il est docteur ès lettres et professeur de philosophieà l'Université de Lyon. Texte d'une entrevue avec le professeur Dagognet,réalisée par Jacques Dufresne pour la revue Critère, en 1976.

« Le remède n'est pas une substance éternelle. Il s'inscrit dans l'histoire et il a sa propre histoire. Il est relatif. On ne peut même pas parler d'objectivité à son sujet. L'expérience parfaite qui permettrait de dégager cette objectivité n'a pasencore été possible et ne le sera sans doute jamais. La formule chimique n'est pasle remède. Elle en est une dimension. Il y en a plusieurs autres. Dans le processusde guérison, la réaction de l'organisme a probablement plus d'importance que lecorps étranger qui la provoque.»

«Voilà quelques-unes des idées que l'on a en tête pour toujours après avoir lu La Raison et les Remèdes. Et on se demande avec inquiétude: est-il possible que desfrancophones puissent terminer des études de médecine sans avoir lu et relu celivre?

CRITÈRE: Professeur Dagognet, vous êtes, entre autres choses, un historien dela médecine. Selon vous, la crise actuelle de la médecine est-elle un phénomène

nouveau?François Dagognet. Il n'y a pas eu de crise semblable dans l'histoire. Lamédecine, ces dernières années, a été envahie par une scientificité considérable.Tant et si bien qu'elle a éclaté. Au dix-neuvième siècle, le progrès technique de lamédecine était réel, mais il n'avait pas les dimensions véritablement géantes qu'ila aujourd'hui.

Considérons l'enseignement actuel dans les facultés de médecine. L'étudiant estdans l'obligation de suivre plusieurs chemins totalement divergents. Il doitd'abord s'initier à l'aspect technique, qui est fondamentalement américain, etd'ailleurs assez mal conçu. Les Américains ont exporté le chancre de la

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technologie totale et envahissante. Eux-mêmes ne doivent sûrement pas l'avoir contracté! Mais enfin, ils l'ont exporté. On trouve en second lieu l'aspect clinique,qui est tout à fait différent. En France, on a réduit celui-ci au profit de l'autre.C'est malheureux. Il y a également l'aspect socio-éliminatoire. Un nombreconsidérable d'étudiants s'inscrivent en médecine. Il faut à tout prix en expulser un certain nombre. On utilise à cette fin des moyens très singuliers et très

pauvres. On donne par exemple d'importantes questions d'anatomie même si toutle monde sait qu'elles n'ont rigoureusement aucun intérêt, qu'elles n'ont qu'unefonction de rejet.

Tous ces axes sont divergents. Ils se chassent les uns les autres. Les étudiants enmédecine sont extrêmement mécontents de la formation qu'on leur donne. Ilssortent au bout de six ans, ayant reçu un enseignement misérable, fragmenté,incohérent. C'est pourquoi je pense que l'histoire de la médecine remplirait une

fonction importante: elle permettrait de mettre un peu de réflexion là où il n'y ena plus. Si vous avez la chance de rencontrer un ministre de la santé, dites-lui qu'àmon avis la première chose à promulguer, c'est la réforme des études demédecine. Elles sont trop fragmentées. Il faut leur donner une cohérence.

CRITÈRE: Cette cohérence suppose une conception claire de la santé. Quelle est votre conception de la santé? Est-ce que vos idées sur ce point ont changé depuisque vous avez écrit La Raison et les Remèdes?

F.D. : Les problèmes de la santé ont quitté le domaine assez étroit où on les avaitcantonnés ou enfermés. On pouvait jadis faire abstraction du milieu, fabriquer unghetto médical, soigner ponctuellement. Ce qui me frappe aujourd'hui, c'estl'interférence entre la société tout entière et le problème de la croissance et del'épanouissement de l'individu.

Je critiquerai mon livre puisque vous m'en avez parlé. J'avais subi un

conditionnement médical. Par suite, j'ai peut-être posé le problème médical àtravers un contexte trop strictement hospitalier. Je reconnais que c'est une erreur;d'autant plus que le malade important aujourd'hui est de moins en moins lemalade organique et de plus en plus le malade psychiatrique. Ce que je dis estencore plus vrai de la psychiatrie en ce sens qu'elle fait partie d'un contexte, d'unecommunauté, d'une ville. L'anti-psychiatrie a eu raison de mettre en évidence lesliens entre l'un et l'autre.

CRITÈRE: Dans le même livre, vous dites que le médicament se désubstantialise,qu'il se relativise. Vous écrivez que, pour faire un traitement d'ensemble, il faut un ensemble de médicaments et que les éléments de cet ensemble doivent varier en fonction de chaque individu traité. On en conclut que les progrès de la

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pharmacologie sont réduits à néant par la dépersonnalisation de la médecine. Pour que ces progrès ne se transforment pas en antiprogrès, on a l'impressionqu'il aurait fallu que le médecin ait de plus en plus de temps à consacrer àchaque patient. En soutenant une thèse semblable, n'annonciez-vous pas la criseactuelle?

F.D.: C'est la schizophrénie et la cassure! Les médicaments sont de plus en plussubtils et demandent des maniements de plus en plus ingénieux, par conséquentdes pensées de plus en plus complexes. Or, précisément, on les automatise. Lesmédecins sont assaillis, assiégés. Par suite, ils sont de plus en plus rapides là oùils devraient être de plus en plus attentifs. Leurs études les préparent de moins enmoins à l'intellectualité de la pharmocodynamie. Ils deviennent des prescripteursrobots. Ils multiplient les drogues. Ils ne veulent pas frustrer les patients, quid'ailleurs les renforcent dans cette attitude. Ils prescrivent donc des médicaments

aveugles, des thérapeutiques mal préparées. Il n'y a que les très grands médecinsqui peuvent proposer à un malade des remèdes simples, voire ne lui en proposer aucun. Le praticien moyen ne peut pas se le permettre. Il fait une polypharmacieabsolument incohérente, grossière et contradictoire. C'est catastrophique.

Dans le domaine psychiatrique, c'est encore plus grave. La psychiatrie a eu lachance d'avoir à sa disposition des neuroleptiques, des médicaments du systèmenerveux. Seulement, ces médicaments sont très nombreux, très compliqués; ils ne

peuvent pas être prodigués les uns pour les autres. Et ils ne sont que la conditiondu traitement. Ils n'en sont pas la fin. Voici un agité: il est très bienfaisant de pouvoir l'apaiser. Alors, il va être abattu, prostré. Mais avoir abattu la violencen'est que la condition sine qua non d'une psychothérapie qu'on va pouvoir commencer. Or, le médecin s'imagine volontiers que sa tâche s'arrête une foisqu'il a abattu la violence, ce qui est un contresens phénoménal. L'un est lacondition de l'autre. Ces pharmacies chimiques impressionnantes ne peuvent pasguérir, elles n'en ont d'ailleurs pas la vocation; elles ne font que préparer le

traitement, lequel demandera un temps considérable, des rééducations, desréinsertions, des sociothérapies.

CRITÈRE: Il semble que les problèmes de la santé s'expliquent en partie - l'élèvede Bachelard comprendra sûrement ce que je veux dire - par le fait que nous

sommes dans une civilisation où les facultés d'analyse se développent démesurément par rapport aux facultés d'intuition, à l'imagination créatrice, à la

puissance formatrice. En conséquence, les êtres sont de plus en plus divisés, la

schizophrénie est de plus en plus manifeste. Les hommes ne peuvent plus deviner les besoins de leur corps. Tant et si bien que l'angoisse monte, que les gens se précipitent chez le médecin, qu'ils y portent leur organisme comme on porte unevoiture au garage. La façon la plus efficace d'améliorer la situation ne serait-elle

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pas, paradoxalement, de plonger les gens dans la poésie, dans un environnement favorisant le développement des facultés d'intuition? Quand Illich rêved'autonomie biologique, c'est à cela qu'il pense, me semble-t-il...

F.D.: Cette question est très importante. Je vais répondre plusieurs choses. Vous parlez d'Illich. J'ai lu son livre sur l'école. Il m'a déçu. Moyennant quoi, je n'ai pas

lu la Némésis médicale. J'ai lu en revanche le compte-rendu du Monde et il y a un point sur lequel je suis entièrement d'accord. Illich, sans le savoir, auraitdéveloppé un thème mcluhanien: la technologie, qu'on soit en régime capitalisteou en régime socialiste, est un médium si fort que le message ne compte pas; ellea un pouvoir d'entraînement irrésistible.

Vous parlez aussi du corps. J'ai eu à la faculté de philosophie la confirmation dece que vous dites sur ce sujet. Le corps est effectivement une espèce de repli dans

lequel se cachent les individus vivant dans une société insupportable. Lesétudiants de philosophie sont littéralement happés par tout ce qui touche au corps, bien qu'ils soient habitués aux systèmes abstraits et aux considérations théoriques.Le corps est devenu un point de fixation. Il y a un malaise. L'individu est obligéde se réfugier dans les labyrinthes obscurs de la corporéité, qu'il brandit commemécanisme de défense dans une société qui le méconnaît. Je dis souvent auxétudiants: cet intérêt que vous portez au vécu montre bien que ce vécu est broyéailleurs. Puisque vous vous y réfugiez! Dans ces conditions, il n'y a qu'un pas à

faire pour qu'ils somatisent leur vie, pour qu'ils l'hystérisent. C'est ce qui explique pourquoi d'ailleurs la plupart des malades qui vont chez le médecin aujourd'huisont des sociopathes. À 90 ou 95%, ils ne relèvent pas véritablement d'unemédecine organique stricto sensu. Les médecins le reconnaissent eux-mêmes. Ilssont, malheureusement d'ailleurs, dans l'obligation de tenir une fonctionapostolique, parce que les religions jouent de moins en moins leur rôle et qu'on netrouve pas d'équivalent. Et voilà le paradoxe! On a mécanisé le médecin et il setrouve voué à une tâche de plus en plus sacerdotale. Le médecin est lui aussi de

plus en plus schizophrénisé. On lui a appris des techniques très précises et ilrencontre surtout des malades pour lesquels elles ne peuvent pas jouer. Alors, ilfuit lui aussi. Au lieu de se réfugier dans son corps, il se réfugie dans des activitésde luxe, que l'argent fouette. Mais c'est d'abord une fuite, une fuite en arrière.Tant et si bien que, d'un bout à l'autre de la chaîne, les malades et les médecins,entraînés dans la même avalanche, se fuient les uns les autres, chassés par unesociété qui les abîme et qu'ils ne comprennent pas.

Vous avez parlé aussi de Bachelard. Contrairement à ce que certains critiques ontaffirmé, il y a chez lui les deux courants. Je précise que je suis aussi pour unemédecine savante, armée, et qui se sert de ses armes lorsque cela convient. Si onest en présence d'un cancer dont l'évolution est très bien caractérisée, il n'est pas

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question de chasser le chirurgien. On est trop content de le trouver là. Il y a donc pour Bachelard la technologie d'un côté et, de l'autre, cette poésie à laquelle sonnom est plus fréquemment associé. Dans ce qu'on a considéré chez Bachelardcomme un divorce, moi je vois au contraire une synthèse. Bachelard tient lesdeux bouts de la chaîne. Le corps est double. Il a des activités poétiques. Il a

besoin d'entrer en contact avec les éléments. Bachelard montre très bien que,

quand on est dans un immeuble privé de cave et de grenier, il se produit - mêmesi l'analyse sur ce point est contestable - une frustration, une dépossession, unehorizontalisation. Il y a chez Bachelard une philosophie de la nature qui est trèsimportante et, de l'autre côté, une reconnaissance des pouvoirs rationnels de latechnologie. On n'a pas le droit de préférer un aspect à l'autre, de reconnaître l'unau détriment de l'autre.

CRITÈRE: Dans La Raison et les Remèdes , vous avez fait allusion à ce qu'on

appelle l'iatrogenèse. À ce propos, vous faites mention d'un certain Semmelweiss. Est-ce que ce Semmelweiss serait l'un des premiers à avoir parlé de l'iatrogenèsed'une façon un peu systématique?

F.D.: Semmelweiss est un médecin autrichien. Il y a un très beau livre écrit sur lui que je vous recommande. Il a été écrit par Céline.

CRITÈRE: Ferdinand Céline?

F.D.: Céline, avant de s'appeler Céline, s'appelait le docteur Destouches. Dans sathèse de médecine, le docteur Destouches a choisi de parler de ce médecin fou,

persécuté, banni, qui s'appelait Semmelweiss. L'ouvrage a 90 pages. C'est un brûlot, un incendie. Le docteur Semmelweiss a été chassé par ses pairs. Il a étéobligé de s'enfuir, en Hongrie, je crois, où il est mort dans un hôpital

psychiatrique. C'est l'un des premiers héros de la médecine nouvelle. Il a étécondamné au début du XIXe siècle. Son crime: il a montré, à propos des

infections, que le médecin était l'agent de la maladie, que c'était lui qui latransmettait. Quand les médecins sont mis en cause par l'un des leurs, c'est uncrime, un parricide. L'histoire a montré que ce que Semmelweiss avait vu -lestrajectoires de la contagion - était incontestable, mais le corps médical ne s'est pasincliné. Semmelweiss est un grand saint dans l'iconographie médicalefondamentale. Il est un martyr de la médecine. Martyrisé par les médecins. Desmartyrs, vous savez, ils en ont un certain nombre.

CRITÈRE: Pourriez-vous donner d'autres exemples?F.D.: Vous savez qu'il y a eu dans cette faculté de Lyon un très grand chirurgien,René Leriche.

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CRITÈRE: Celui qui a écrit : la santé, c'est l'harmonie dans le fonctionnement silencieux des organes?

F.D.: Celui-là même! Il a écrit un livre sur la philosophie de la chirurgie. Il est probablement le plus grand chirurgien de l'Europe continentale du XXe siècle.

Savez-vous qu'il a rencontré beaucoup de difficultés dans son enseignement?Lorsqu'il est allé à Paris, il a été isolé. Les chirurgiens n'ont cessé de contester sesthèses. Ils l'ont finalement mis au purgatoire. Je crois qu'il ne pouvait plus opérer à Paris. Ses thèses pourtant demeurent toujours très importantes pour lacompréhension du système neuro-végétatif et de la genèse des maladies. Ilmontrait que la chirurgie n'est pas une solution, qu'elle n'est qu'un pis-aller terminal et que le mal chirurgical n'est que l'aboutissement d'un long processusqu'il faut prévenir. Les idées de ce genre avaient le don d'irriter le corps médical.

Et Leriche, qui ne fut évidemment ni condamné, ni brûlé, a cependant été tenu àl'écart, de telle sorte que son oeuvre n'a pas eu toute l'audience qu'elle méritait. Cen'est pas un martyr. Disons que c'est un bienheureux.

Les progrès de la médecine ont très souvent été provoqués par des marginaux, par des non-médecins. L'histoire de la médecine sur ce point est catégorique, que cela

plaise ou non aux médecins. Si je soutenais cette thèse devant des médecins, ilsexigeraient sûrement des preuves. Et ils auraient raison. En dépit de leur

formation tout à fait cassée, ce sont quand même des hommes qui ont traversé lesmondes de la souffrance. Ils ont gardé de l'humanité, mais surtout un bonréalisme. Ils aiment ce qui est clair, bien défini. D'autant que les malades,souvent, mentent, fabulent.

Ils me prendraient sûrement pour un malade. Mais je maintiens ma position,même si je n'ai pas le temps d'apporter des preuves.

CRITÈRE: Comment définir le progrès en médecine? Quel est le sens del'histoire de la médecine?

F.D.: Il y a un progrès de la médecine, mais ce progrès a une caractéristique paradoxale: plus la médecine progresse, plus elle se supprime elle-même. Un bonremède supprime le mal. Par conséquent, il sombre. Voici une histoire caricaturéede la médecine des temps modernes. Au XVIe et au XVIle siècle, le grandmédecin, c'est le chirurgien. Qu'on songe aux opérations de la pierre et à la

médecine militaire. Au XIXe siècle, grâce à Pasteur et à Claude Bernard, lamédecine s'est davantage médicalisée, si l'on peut dire. Elle est devenue plusraffinée. On peut désormais écouter le coeur sans devoir ouvrir la poitrine ...

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Un vieillard mourait, par exemple, d'une congestion pulmonaire, d'une coronarite,d'un prolapsus quelconque. Aujourd'hui, la médecine peut guérir la plupart de cesmaladies d'un seul coup. Alors, que reste-t-il? Le grand médecin du XXe siècle,c'est le psychiatre. Les enfants mouraient, ils ne meurent plus. On supprime lesmaladies des adultes la médecine a des côtés triomphants que je ne veux pas nier - parfois mal, parfois brutalement. Il reste le reste, c'est-à-dire les problèmes

psychiatriques, qui sont fondamentaux. C'est pourquoi je reproche à la médecinede ne pas orienter davantage les étudiants vers la compréhension de la vieextérieure, de ne pas leur enseigner une sociologie sanitaire fondamentale, de ne

pas les initier suffisamment à cette psychiatrie qui sera leur fonction apostolique principale!

La peste, le typhus, la syphilis, toutes ces grandes épidémies n'existent plus. La pneumonie, la tuberculose ont pris un aspect très limité. Je l'ai dit: quand la

médecine progresse, elle supprime les maladies. Remontent alors à la surface les problèmes fondamentaux liés à la personnalité et à ses crises, qu'on ne peut plussoigner par les méthodes éliminatrices. Une névrose, ça ne s'enlève pas commeun corps au pied.

CRITÈRE: Est-ce que les méthodes éliminatrices grâce auxquelles on a triomphédes maladies organiques ne pourraient pas être considérées comme partiellement responsables des névroses?

F.D.: J'ai exagéré un peu. Au fur et à mesure qu'on élimine les infections, il y en ad'autres qui apparaissent. A partir du moment où il n'y a plus les maladiesmicrobiennes, il y a les maladies virales, par exemple. Et le problème rebondit.Tout ce que j'ai dit doit être arrondi, limé.

CRITÈRE: Penser, c'est exagérer, disait Ortega y Gasset.

F.D.: Dans ce cas, je dois penser, car j'exagère beaucoup, Vous me demandiez sil'élimination de certaines maladies organiques pourrait être l'un des facteurs de la psychopathologie montante. Cela me paraît incontestable. D'autant que lessociétés industrielles chassent les vieillards. Dans les pays capitalistes, et sansdoute aussi dans les Pays socialistes, que je connais moins, le vieillard est rejeté,mis sur la touche, du moment qu'il ne travaille plus. Et comme en plus il nous

présente l'image inacceptable de la décroissance et de la dégradation, il nous fautabsolument le supprimer c'est là un problème énorme pour les sociétés. Ces

vieillards, ils sont de plus en plus nombreux, en raison de l'efficacité des soinsorganiques. On est là en présence d'un verrou, d'un drame de la civilisation. Lasociété elle-même est psychiatrique. Elle élimine sans raison. Elle poursuit, elle

persécute, elle sépare, elle rejette. Le médecin sera bien obligé d'avoir le souci

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des ensembles, des problèmes architecturaux, des problèmes de diététique, pour une société qui n'a plus les problèmes très simples de l'infection à résoudre, maisqui doit faire face aux problèmes paroxystiques et insolubles de la personnalité.

CRITÈRE: Quelle démarche faudrait-il suivre pour faire valoir ces nouvelles priorités?

F.D.: Bien que je sois psychiatre, donc très porté à tenir compte des problèmesindividuels, je crois à la capacité transformatrice de l'ordinateur dans le domainemédical. Je vais vous donner un exemple. En France, à Lyon, la sécurité sociale ala fonction suivante: elle met sur ordinateur tous les traitements donnés par lesmédecins dans la région. Elle renvoie aux médecins, au bout de trois à six mois,l'image des traitements standards qu'ils donnent. Chacun se voit dans une glace.Elle peut aussi leur communiquer l'image de toutes les images des autres

médecins, de telle manière qu'ils sont amenés à saisir l'écart qui les sépare de ceque font les autres. Je ne dis pas que la moyenne globale est la norme à suivre,mais je trouve très important qu'on répercute sur le médecin l'image del'ensemble. Plus on multiplie les expériences de ce genre, plus on prendconscience de certaines pratiques néfastes.

CRITÈRE: Si, étant ministre de la santé, vous aviez à établir des Priorités,comment procéderiez-vous?

F.D.: Malheureusement, je ne suis pas ministre, mais si je l'étais, j'en serais ravi.Je pourrais vous démontrer que la santé dépend fondamentalement d'une

politique, de législations. Les gardiens de la santé, ce sont d'abord le ministre dela santé et ses collègues du travail, des loisirs, de l'environnement, etc. Je suisdonc prêt à reconnaître l'importance des mesures sociales. Cela dit, j'ai toujoursremarqué que chaque fois que les ministres ont voulu répartir des crédits, ils ontfait des choses étranges. il faudrait un romancier russe ou pirandellien pour en

rendre compte. C'était pire qu'avant. Je ne mets pas en cause la bonne volonté deshommes politiques, mais plutôt le diabolisme technocratique. Par exemple, ondépense des sommes colossales pour fabriquer des prisons modèles, des hôpitaux

psychiatriques de luxe, des maisons de retraite, qui se transforment vite - car ilfaut récupérer les fonds investis - en hôtels d'un standing désertique. Or, j'estimeque, à tous égards, c'est là un très mauvais investissement.

Je préférerais une psychiatrie plus communautaire. Que nos pauvres

psychologues, qui ne sont pas tous fous, puissent être orientés vers des fonctionsde contrôle et d'aide à domicile! Qu'il y ait des organisations dans le quartier,dans le milieu réel de vie. Evidemment, les édifices sont plus visibles que lessecours psychologiques. Très souvent on voit les deux extrêmes, en France en

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tout cas: des maisons pour personnes âgées qui sont d'un dénuement effroyableet, par ailleurs, des supercliniques d'une capacité d'accueil extraordinaire, pour une médecine de superpointe. On est mécontent aux deux extrêmes. Aussi biendans le superhôtel que dans l'abri lamentable où on va végéter. Toutes les

politiques sont à reprendre. Les investissements sont mal faits parce qu'ils sontinspirés par des économistes, des architectes et des constructeurs qui ne prennent

pas assez en compte les problèmes de santé.

CRITÈRE: Vous avez aussi écrit dans La Raison et les Remèdes: "La céléritéavec laquelle les médicaments se chassent et se remplacent les uns les autrestient de la frénésie".

F.D.: C'est souvent un problème dont le gouvernement porte la responsabilité. Par exemple, il bloque le prix de l'aspirine, qui est une grande source de profits. Que

fait le laboratoire dans ces conditions? Il prend la même aspirine, il l'enrobe dansx ou y produits plus ou moins superfétatoires; à ce moment-là, il échappe à lalégislation. Ce qu'il vendait 10 francs, il peut le vendre 40 francs. On devrait direaux marchands d'aspirine: vendez 20 francs, mais faites de la véritable recherche.

Les grands laboratoires sont très forts. Ils ont des spécialistes, des brevets et dumaquillage. Ils nous font prendre des vessies pour des lanternes. Mais moi quand

j'achète des médicaments - je suis un médecin qui n'a qu'un malade et ce malade

c'est moi - je regarde toujours la composition. Je suis frappé d'abord par le faitque les médicaments fondamentaux n'ont pas beaucoup varié et par la prolixitéenvahissante des spécialités et des boîtes les plus diverses. C'est une idée folle de

penser que les médicaments changent beaucoup. L'organisme ne change pas. Lesdilatateurs restent des dilatateurs, les sédatifs restent des sédatifs. Ce n'est pas dutout par goût du traditionalisme, mais par goût de la vérité que je reconnais queles médicaments anciens restent majeurs et que les folles fabrications actuellesn'apportent que des améliorations souvent fictives.

CRITÈRE: Vous avez aussi parlé de la fonction symbolique du lit.

F.D.: Si l'histoire de la médecine était mieux enseignée, on saurait qu'il y a unechose qui est capitale: la gymnastique. Il n'y a pas si longtemps, celui qui avait euun infarctus ne devait plus bouger pendant des mois; il restait bouclé, verrouillé,épinglé sur son lit. Il paraît qu'il faut au contraire procéder rapidement à unerééducation gymnique. Le malade a déjà tendance à s'affaisser dans son lit, à s'y

blottir et à nourrissonner. Il retrouve les fantasmes de l'enfant qui est au creux deson lit, dans le chaud. L'oubli du monde. C'est une maladie qui est jointe à samaladie. Il faut au contraire ramener le malade à une vie active, régularisée.

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La gymnastique, la rééducation, ce sont là des choses très importantes que lesgrecs, J.-J. Rousseau, le vrai Illich, avaient préconisées. Le discours de Rousseausur le progrès de la médecine est une chose étonnante. La question qui y est poséeest la suivante: est-ce que les arts et les sciences ont servi le progrès del'humanité? Rousseau montre une chose effarante: l'alimentation et la ville sontabsolument polluées l'une et l'autre. Il ajoute que les médecins sont de faux

facteurs et opérateurs de progrès et qu'il n'y a qu'une chose qui est fondamentale:la nature ... et se livrer à des activités comme les grecs, nos pères. La maladie estune régression. Il faut empêcher le malade de régresser. Je l'ai déjà dit, il meurtmoins dans son lit que de son lit.

CRITÈRE: Le thème de la régression me fait penser au problème du rapport entre le mal moral et le mal physique. Vous avez déjà abordé ce problème.

F.D.: Il est bien certain qu'il y a des relations fondamentales et cachées entre lemal moral et le mal physique. Le vocabulaire ne nous trompe jamais. La philologie a toujours raison; les mots parlent, avant nous et mieux que nous. Sidonc ils plaident en faveur d'une analogie, je ne vois pas pourquoi il n'y aurait paseffectivement une analogie, séculaire et enracinée.

Oui, il y a une analogie. Qu'est-ce que le mal moral fondamentalement? Peut-êtreun retrait du monde, une méconnaissance du monde. Il n'est pas exclu que le mal

physique soit coloré par les mêmes poisons. Qu'est-ce qui favorise le bien moral?Sûrement des facteurs fondamentaux qui permettent aussi la santé et lacroissance. Je crois au parallélisme. Mais il faut faire attention. Il ne faut pasrevenir à une médecine moyenâgeuse. J'aime beaucoup les corticoïdes, lesoestrogènes, les antithyroïdiens... Je trouve seulement que ce sont des instrumentsdangereux.

CRITÈRE: Mais revenons, si vous le voulez bien, au problème de l'enseignement

de la médecine, dont vous avez déjà parlé à quelques reprises.

F.D.: On donne aux étudiants un luxe de détails. Quand ils auront terminé leursétudes, ces détails seront déjà nuls et non avenus. Il faut alléger les programmes

pour permettre aux étudiants de réfléchir.

CRITÈRE: Et l'enseignement des sciences?

F.D.: Je crois effectivement qu'il est le moins indiqué. Sauf pour ceux qui vont sespécialiser. Mais alors il faut les faire étudier dans les facultés de sciences. Il y aen France un très grand médecin, le professeur Debré (le père de Michel) J'en aifait mon ennemi intérieur. Un jour, il est revenu des Etats-Unis ébloui par la

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médecine de pointe. Il a voulu modifier les programmes français. Et il a réussi.Moyennant quoi, l'étudiant se rend dans les hôpitaux en 3e année seulement. Pour moi, c'est un mal. D'ailleurs, j'avais à l'époque écrit un article dans la revue Esprit

pour protester contre cette transformation. Je crois que l'étudiant doit être plongéimmédiatement dans l'hôpital, peut-être même avant sa première année, en tantque stagiaire bien entendu. Parce que le langage du corps doit être appris et

surtout la séméiologie, la symptômatologie.

J'ai appris récemment d'un grand médecin des choses qui me laissentinsomniaque. Les étudiants en médecine vont recevoir un enseignement de

biochimie, de physique médicale d'anatomie, de cytologie, d'embryologie... laliste n'est pas close - sans voir un malade! Arrive la troisième année, ils ne

peuvent supporter le contact avec la médecine. On les a conditionnés à uneespèce de scolastique, très intéressante, je ne le conteste pas. Alors, que vont faire

les étudiants en médecine, les meilleurs? Comme ils n'ont pas pris le chemin del'hôpital, de l'homme souffrant, qui a des symptômes, ils sont très enclins às'enfermer dans leur scolastique et à y demeurer. Qu'est-ce qu'ils deviendront?Professeurs de faculté peut-être, ou administrateurs. De moins en moins, ilsseront des médecins d'une petite ville, qui apprennent à lire des corps, àcomprendre le tableau clinique, à débrouiller un écheveau, à voir une pathogène.Parce que ce registre, ce livre, on ne leur a pas ouvert assez tôt.

CRITÈRE: Vous nous ramenez à un vieux problème. La médecine est-elle une science ou un art? Le diagnostic doit-il être établi d'une manière analytique ou par une approche intuitive et synthétique? Les médecins de Balzac, au regard sûr et pénétrant, sont-ils encore nécessaires? Faut-il encore proposer comme modèledes hommes comme le professeur Potain?

F.D.: Les dons comme ceux du docteur Potain ne sont plus nécessaires. Lesélectrocardiogrammes permettent, je crois, de remplacer les hésitations d'une

auscultation maladroite et difficile. Je ne suis pas contre la médecine scientifique.Mais je pense aussi qu'il ne faut pas réduire la médecine aux techniques qui ontfait son succès. Beaucoup de problèmes sont réglés, mais d'autres apparaissent etc'est ceux-là qu'il faut prendre en compte. Le médecin prophétique, messianique,dans le style balzacien, n'existe plus. Il n'y a d'ailleurs plus de grands médecins. iln, y a plus que des équipes. Le brio, l'illumination, c'est terminé. Il y a destechniques très efficaces et très sûres qui permettent de circonscrire facilement un

problème.

CRITÈRE: Quels sont les nouveaux problèmes qu'il faut prendre en compte?

F.D.: La maladie est un instant sur une courbe, une trajectoire. L'instrument me

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dit qu'il y a eu un infarctus; il me dit même où il se trouve. Il le situe sur lacourbe. Mais ce n'est là qu'un commencement. Pour pouvoir aider le patient, ilfaut que le sache comment il a vécu, quel a été son régime. Il faut que je

parvienne à épouser son mode de vie. C'est ici que la divination redevientnécessaire.

L'exercice de la médecine requiert encore, et plus que jamais peut-être, beaucoupde réflexion, beaucoup de subtilité. Les médecins, ils ont tué! On a dit que lessaignées de Broussaix avaient plus nui à l'Europe que les guerres de Napoléon!Même à Lyon, les médecins ont tué, avec des antibiotiques, dans le cas desfièvres typhoïdes, dont ils n'avaient pas compris le mécanisme. Ils ont pensé qu'ilfallait procéder à la destruction du microbe par les antibiotiques. Or, il s'agissaitd'un microbe qui a la propriété de tuer, en libérant des toxines, lorsqu'il est lui-même détruit. Tous les mécanismes n'ont pas le même mode d'action et tous les

microbes ne sont pas semblables. Dans les études de médecine, il faudrait fairesentir les différences plutôt que de brandir des préceptes universels.

CRITÈRE: Mais qu'advient-il du médecin de campagne ou de la petite ville qui,d'une part, ne dispose pas de l'équipement requis pour faire de la médecine de

pointe et qui, d'autre part, est incapable, à cause de sa formation scientifique, de pratiquer une médecine traditionnelle?

F.D. : Voilà une belle question! Je vais vous dire une chose affreuse. Ce sera unefolie de plus. Il y a de moins en moins de médecins. Ou bien vous avez lesuperspécialiste. Lui, il ne vous écoute pas. Il vous branche sur ses appareils,vous fait part du diagnostic et vous renvoie. Ce n'est pas un vrai médecin. Maiscelui qui est au fond de son village n'est plus médecin lui non plus. Il n'a pas lesinstruments de pointe et on ne lui a pas appris, comme à un pauvre, à se servir desvieux instruments d'auscultation. Il est une espèce de soldat à qui on apprend lemaniement des armes atomiques et qu'on envoie ensuite en garnison dans un

village. Tout le monde ne peut pas être général pour appuyer sur le bouton. Or,dans les facultés de médecine, on donne à tout le monde une formation degénéral.

Le médecin ordinaire ne peut pas réaliser un électrocardiogramme sur le terrainimmédiatement. D'ailleurs, saurait-il le lire? Il faudrait lui apprendre cettemédecine robuste des temps anciens, qui est très solide. Le Laënnec par exemple!Qui parle de Laënnec? On devrait même lui apprendre à préparer lui-même

certains médicaments, à faire ses propres dosages, de même que certainesanalyses cytologiques simples, toutes choses avec lesquelles on peut faire uneexcellente médecine.

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CRITÈRE: Et la déontologie?

F.D.: La déontologie est, elle aussi, sacrifiée dans les facultés de médecine. C'est pourtant une discipline très belle et très importante. Les médecins sont souvent prisonniers d'exigences contradictoires. L'avortement n'est pas le seul cas. Jetrouve très grave que les facultés de médecine n'accordent pas à cet enseignement

sa solennité et sa gravité. Le médecin va rencontrer des problèmes difficiles àrésoudre parce qu'ils seront, au point de vue des valeurs, antinomiques. Il seradéboussolé. On lui donne certes des moyens d'éviter les rigueurs de la loi, mais cen'est là que de l'astuce.

L'enseignement a beaucoup de fonctions. Il y en a une qui est d'apprendre àréfléchir. Tout ce qui amène à réfléchir, surtout à l'intérieur d'une profession, estfondamental et bienfaisant. Je pense d'ailleurs que la déontologie ravirait les

étudiants. Je les connais bien. Ils sont mécontents de leurs études, à la foisaméricaines et françaises. La déontologie décongestionnerait leurs études. Eh bien, malgré tout cela, l'enseignement de la déontologie est donné dans un recoin,à la fin d'une année universitaire et de manière dérisoire. N'est-ce pas unscandale?

Vous me demandiez quels étaient mes sujets de mécontentement, mes priorités?La déontologie. Voilà une chose qui est pour moi sacrée. Seulement dans

l'enseignement, que de réformes s'imposent! Dans l'industrie pharmaceutique,c'est une révolution qu'il faudrait.»