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MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET EUROPÉENNES © Reuters – Amr Abdallah Dalsh, Goran Tomasevic – 2011 VENDREDI 13 MAI 2011 Synthèses T A B L E R O N D E

Crises et transitions dans le monde arabe

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Table ronde du 13 mai 2011, école militaire à Paris par l'IHEDN et la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes.

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MINISTÈREDES

AFFAIRES ÉTRANGÈRESET EUROPÉENNES

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www.ihedn.fr

TABLE RONDE

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3Dossier la CroixLa Franceet le Printemps arabe

9AccueilVice-amiral d’escadreRichard LabordeDirecteur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et de l’Enseignement militaire supérieur (EMS)

10La transition démocratique en TunisieProfesseur Yadh Ben AchourPrésident de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Tunisie)

12 Tableau comparatifdes transitions et des crisesAnimation Jean-Christophe PloquinRédacteur en chef adjoint de la Croix

Joseph BahoutMaître de conférences à l’IEP de Paris, consultant permanent à la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), spécialiste du Moyen-Orient, chargé de mission à l’Académie diplomatique internationale

15 Bassma Kodmani Chargée de mission au centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur associé au Ceri (Sciences-Po), directrice de l’Initiative arabe de réforme

17Fareed YasseenAmbassadeur de la République d’Irak en France

18Interventions militaires et légitimité politiqueContre-amiral James G. Foggo, IIIDeputy Commander,6th Fleet Director of Operations, Intelligence (N3),US Naval Forces Europe-Africa Commander,Submarine Group Eight Commander Submarines,Allied Naval Forces South

20 Ondes de choc (Israël, Sahel, Caucase, Asie centrale) et effets sur l’arc de crise ?Animation Michel FoucherDirecteur de la formation, des études et de la rechercheà l’IHEDN

Christian LechervyDirecteur adjoint de la prospective au MAEE

22Elie BarnaviAncien ambassadeur d'Israël en France, directeur scientifique du musée de l'Europe à Bruxelles

24Abdullah AbdullahAncien ministre des Affaires étrangères d’Afghanistan

25 Réponses françaises et européennes, options et doctrineJoseph MaïlaDirecteur de la prospective au MAEE

Sommaire

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MINISTÈREDES

AFFAIRES ÉTRANGÈRESET EUROPÉENNES

« Crises et transitionsdans le monde arabe »

Ancrée dans l’actualité, la table ronde "Crises et transitions dans le monde arabe" s’est tenue le 13 mai 2011 à l’amphithéâtre Foch de l’École militaire.Elle a été organisée par l’IHEDN et la direction de la prospective du ministère

des Affaires étrangères et européennes, et le quotidien La Croix s’y est associé. Elle a été introduite par M. Yadh Ben Achour, président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution en Tunisie. La table ronde a permis d’analyser les mutations politiques et culturelles en cours dans la région.

Le paradigme d’autorité est en voie de transformation avec l’ébranlement des deux fondements que sont le nationalisme et la tradition.

La société arabe se fragmente : envisagée hier sous le prisme communautaire, elle apparait comme une société civile à qui l’Occident doit désormais s’adresser comme un interlocuteur à part entière.

Un acteur qui pourrait savoir réguler la place de l’islam en son sein. En Tunisie et en Égypte, les mouvements regroupent les mêmes catégories sociales et portent le même type de revendications.

En Libye, a été appliqué pour la première fois le principe de responsabilité de protéger. En Israël, la transition arabe met en danger la construction stratégique élaborée depuis 30 ans avec l’Égypte et la Jordanie, tout en offrant des opportunités de règlement politique.

Ces crises et transitions conduisent à rebâtir une politique française et européenne en direction du monde arabe, notre voisin.

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La France souhaite retrouver les premiers rôles dans le monde arabe. Prise de court par le renversement du régime Ben Ali à Tunis, puis par la chute du président égyptien Hosni Moubarak, elle a en revanche précipité l’intervention militaire internationale contre les troupes du colonel Kadhafi en Libye. L’attentat de Marrakech, qui a tué 8 Français le 28 avril, a en outre rappelé qu’elle figurait parmi les cibles du terrorisme djihadiste. Depuis plusieurs semaines, Paris a envoyé des signaux importants, notamment une offre de dialogue aux mouvements islamistes rejetant la violence. La France marque aussi une

volonté d’initiative au Proche-Orient, où le ministre des affaires étrangères Alain Juppé va se rendre. C’est sous son patronage que se déroule aujourd’hui un colloque à l’Institut des hautes études de défense nationale (Ihedn), intitulé Crises et transition dans le monde arabe, dont La Croix est partenaire. Quatre des intervenants s’expriment ici.

Jean-Christophe PLOQUIN

la CroixVendredi 13 mai 2011Forum&débats12

La France et le printemps arabe

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Benghazi, Libye, le 11 mars.Un grand drapeau français,au côté de celui de la rebellion, couvre le dernier étage d'un petit immeuble de la ville au cours d'une manifestation anti-Kadhafi.

Vendredi 13 mai 2011

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PAROLESYADH BEN ACHOURPrésident de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique (1) en Tunisie

« Se montrer généreux »« L’économie tunisienne est quasiment à l’arrêt. Le chômage atteint des proportions hallucinantes. Les grèves se succèdent. Le tourisme est en panne. La situation sécuritaire est préoccupante. Comme dans toutes les révolutions, les forces contre-révolutionnaires sont à l’œuvre pour maintenir un climat d’insécurité. La Tunisie est fragile et instable. Les soutiens financiers seraient d’un grand apport pour passer ce cap difficile. Mais il ne faudrait surtout pas que, comme ont l’entend ici ou là, le retour à l’ordre et à la sécurité soit une conditionnalité de l’aide internationale. C’est l’inverse, ces aides devraient nous permettre de surmonter ces problèmes.L'Union européenne, les États, les organisations interna-tionales devraient, osons le mot, se montrer généreux, sous forme de prêts et de dons. Il est temps de passer aux actes, de concrètement soutenir la transition démocratique en Tu-nisie. En dépit des obstacles, cette transition progresse. La loi électorale a été adoptée. Reste à résoudre les questions logistique, technique et financières pour la tenue des élec-tions du 24 juillet. Là aussi, la coopération internationale pourrait donner un coup de pouce décisif : des élections que l’on organise pour la première fois sont très coûteuses.J'ajoute que la Tunisie hérite de la situation libyenne. Elle accueille sur son territoire plus de 200 000 réfugiés qu’elle nourrit et soigne dans ses hôpitaux débordés. Les Tunisiens ne comprennent pas comment ils arrivent à subvenir aux besoins de ces réfugiés alors que l’Europe grince des dents pour 25 000 réfugiés qui arrivent à Lampedusa. »

RECUEILLI PAR

MARIE VERDIER(1) Vient de paraître La Deuxième Fâtiha, l'Islam et la pensée

des droits de l'homme, PUF, 194p., 18e.

Vendredi 13 mai 2011

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Vendredi 13 mai 2011

AMIRAL RICHARD LABORDE, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)

Prévenir ou juguler les crisesLa guerre a-t-elle encore un

sens ? Quel est le bien-fondé de l’emploi de la force ? Après une période d’espoir de distribution des dividendes de la paix, on reparle de menace, mais celle-ci est plurielle et se pare de toute l’imprévisibilité des risques aux-quels elle se conjugue. Inédite, la situation actuelle bouleverse la « philosophie de la guerre » et rend caduc les schémas hérités de la « paix belliqueuse ». À l’évidence source de progrès et d’intégration, la mondialisation présente aussi un versant négatif, voire imprévisible et chaotique. Afin de ne pas subir les effets de cette incertitude et de demeurer l’acteur de sa propre liberté, la France a modifié sa poli-tique pour garantir sa sécurité et assurer la défense de ses intérêts. Fondée sur de nouveaux principes, la stratégie de sécurité nationale a pour objectif de parer aux risques et menaces de toute nature suscep-tibles de porter atteinte à la vie de la Nation. Elle associe, sans les confondre, la politique de défense dans sa totalité, la politique de sécurité intérieure et de sécurité civile, pour partie, ainsi que la politique étrangère et la politique économique.

Inscrivant leurs actions dans le cadre de ce nouveau paradigme, les armées ont adapté leur concept d’emploi. À l’évidence la guerre présente de nouveaux visages. Sa forme n’est plus singulière, les conflits violents dans lesquels nous sommes engagés ne répondant que peu à l’architecture westphalienne. Mais dans le même temps, notre monde de puissances relatives en pleine restructuration connait ou envisage des conflits interé-tatiques. Si l’Europe désarme, le

monde réarme. C’est pourquoi le Livre blanc définit-il les voies et moyens pour gérer cette nou-velle conflictualité et retient-il la plausibilité d’une guerre entre Etats comme structurante, dans un principe de réalisme politique et de sûreté stratégique. La stratégie militaire embrasse donc un large spectre de missions qu’il s’agisse de contribuer à la protection des concitoyens et des intérêts natio-naux, de participer à la stabilité internationale ou de posséder la capacité à pouvoir faire face à une aggravation brutale de la situation internationale.

Aujourd’hui, dans les espaces sous souveraineté nationale comme dans les espaces interna-tionaux, les armées contribuent à des objectifs essentiels de sécurité ne renvoyant pas nécessairement à un adversaire militaire. C’est notamment le cas de Vigipirate ou de la lutte contre la piraterie. Elles sont engagées quotidiennement au titre des postures permanentes de dissuasion et de sécurité ainsi que dans des déploiements et des missions de combat à l’extérieur des frontières (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Lybie,…).

Une politique de défense est une défense au service d’une politique et nécessaire à son exécution.

La France s’assigne ainsi une mission exigeante, conforme à ses responsabilités de membre perma-nent du Conseil de sécurité des Nations unies, celle de prévenir ou juguler les situations de violence que l’on dénomme « crises », par-fois lointaines, pouvant directe-

ment ou indirectement la concer-ner. L’action militaire y est résolu-ment articulée avec le droit inter-national et les résolutions du Conseil de sécurité (1386, 1975, 1973,…). Cette action vise à éta-blir les fondations nouvelles néces-saires à l’atteinte de l’objectif stra-tégique par d’autres instruments politiques. Toutefois, si la ma-nœuvre de coup d’arrêt à la vio-lence n’entraîne pas le succès stra-tégique de l’intervention, sa faillite est synonyme d’échec politique.

En 1991, la résolution de la guerre du Golfe annonçait l’ère d’un « nouvel ordre mondial ». Depuis lors, de nombreuses inter-ventions ont présenté un trait com-mun, la place prise par la « mo-rale » dans leur justification et leur conduite. Vingt ans après, la réso-lution 1973 élargit la responsabilité de la communauté internationale à protéger des populations et des zones civiles menacées d’attaque. Sommes-nous au début d’une nou-velle ère de sécurité collective ? La réponse est de l’ordre du politique qui seul donne à l’action militaire tout son sens.

En effet, la défense n’est pas une finalité en soi. Une politique de défense est une défense au ser-vice d’une politique et nécessaire à son exécution. Fidèle à sa posture stratégique, la France demeure au-jourd’hui une puissance militaire complète dont l’outil lui garantit, pour paraphraser le chef d’état-major des armées, une assurance vie, il s’agit de la dissuasion ; une assurance-maladie, il s’agit de la protection de nos concitoyens ; une assurance multirisque, il s’agit de la protection de nos intérêts, mais aussi de nos valeurs, où qu’ils soient menacés.

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JOSEPH MAÏLA, directeur de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE)

De la paix en MéditerranéeComme tous les grands boule-versements, les révoltes qui tra-versent le monde arabe ne peuvent laisser indifférents les pays alen-tour. Plus que tout autre pays la France est concernée. Les liens qui l’unissent au monde arabe sont multiples. L’indifférence est alors impensable. Mais l’histoire est trop proche avec son passé de do-mination, tumultueux. L’ingérence est dès lors impensable. Comment comprendre que dans ce contexte difficile, la France, avec d’autres Etats, peu nombreux en Europe voire en Occident au départ, ait eu un comportement d’entrainement ? La réponse n’est pas simple. Car elle ne relève pas d’un seul ordre d’explication. La position de la France repose d’abord sur l’intelligence des mou-vements en cours. Cette compré-hension ne fut pas immédiate. La peur de voir des positions acquises déstabilisées autant que l’incom-préhension face à des boulever-sements à l’œuvre ont empêché une intelligence rapide du sens du changement. En réalité, au-delà de leur caractère multiforme, mêlant une révolte contre des situations d’oppression, d’injustice et de dictature d’une part et des reven-dications de liberté, de réalisation de soi et de dignité, les révolutions arabes signent tout d’abord le sens d’une histoire retrouvée, une histoire opérée par ses propres ac-teurs. Cette autonomie en construc-tion des sociétés arabes est, certes, grosse de toutes les incertitudes. Si elle exprime un idéal universaliste, caractéristique de toutes les éman-cipations politiques, elle reste sans

modèle sociétal. Ce sur quoi elle peut déboucher demeure largement indéterminé. Ses acteurs ne sont pas identifiés, même si comme parti organisé, bien que combattu, les groupes islamistes bénéficient d’une rente de situation et de quelques longueurs d’avance de mobilisation. En dépit de ces aléas et de ces dangers potentiels, il reste qu’un mouvement irrépressible de changement, à fort potentiel démo-cratique, a été enclenché. Il faut l’accompagner à la fois comme force de transformation sociale et comme facteur de restructuration de l’ordre régional.

À l'occasion des révoltes arabes, un principe a tendu à s'imposer : la « responsabilité de protéger », qui s'est imposée comme un impératif nouveau.

Il y va de la paix en Méditerra-née qui est aussi l’Europe du sud. De plus, à l’occasion des ré-voltes arabes, un principe a tendu à s’imposer : la « responsabilité de protéger », un impératif nou-veau. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement, votés par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2005, en font mention. Il apparaît comme une prescription faite aux Etats de protéger les po-pulations civiles qui vivent sur le sol national. Si l’Etat est incapable de mener à bien cette tâche, parce qu’il s’est effondré ou alors parce qu’il combat sa propre population,

alors la communauté internationale doit se substituer à lui pour mener à bien la protection des civils. Ce principe figure dans le préambule de la résolution 1973 qui a permis à la France d’obtenir, au Conseil de sécurité, l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne en Li-bye et de protéger les civils « par tous les moyens nécessaires ». Il ne s’agit pas d’un contournement du principe de souveraineté mais bien d’une compréhension en profondeur de sa finalité, à savoir qu’il incombe à l’Etat, et à l’Etat seul, du fait de sa mission propre de protéger ses propres citoyens. Toutefois, lorsque l’Etat est défail-lant, il appartient à la communauté internationale de se subroger à lui. Enfin, comment ne pas voir que dans l’espace public commun des libertés qui s’élargit en Méditerra-née, les Etats des deux rives sont appelés à tisser les liens d’une nouvelle solidarité ? Les tensions nées de la pression migratoire de même que le souci d’une sécu-rité commune doivent trouver leur solution dans un cadre renouvelé de concertation et de coopération. Le temps et l’occasion ne sont-ils pas dès lors bienvenus pour refon-der le projet d’une Union pour la Méditerranée qui soit, par delà ses finalités économiques et socié-tales, un lieu d’approfondissement du lien de culture et de civilisation unissant les deux rives ? Et qui soit également, pour celles des sociétés qui le souhaitent selon le rythme de leur éveil au souci démocratique, un espace de partage des préoc-cupations du monde qui soudaine-ment s’est ouvert.

Vendredi 13 mai 2011

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Vendredi 13 mai 2011

MICHEL FOUCHER, géographe et diplomate, directeur de la formation, des études et de la recherche à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)

Les Européens ne peuvent pas toutLa diplomatie parfaite n’existe pas. Dans le monde arabe, face à des situations politiques instables et différenciées mais en forte réson-nance, les Européens ont une prise réduite même si ça se passe dans leur voisinage. Les leviers d’action ne sont pas innombrables et l’his-toire récente impose une certaine prudence.Les situations de crises et de tran-sitions sont multiples. La Tunisie est de nouveau pionnière dans la réforme. L’Egypte sunnite retrouve sa centralité géopolitique : en favo-risant un accord inter-palestinien, sous la pression d’une société civile sensible à la cause palestinienne, Le Caire veut faire reculer l’influence iranienne, qui gagne depuis trente ans au Proche Orient. Israël débat de l’opportunité d’avancer sur la voie d’un règlement. La question palestinienne n’est pas le facteur central de la géopolitique orientale mais elle garde une force symbo-lique intacte chez les jeunes démo-crates arabes. En Syrie, la résistance de la mi-norité alaouite est renforcée par l’alliance iranienne, récusée par l’Arabie saoudite, observée par la Turquie qui n’y peut rien non plus. Le clivage entre sunnites et

chiites est l’un des moteurs de ces crises ; l’autre est l’aspiration à une ouverture démocratique mais avec le risque d’accentuer les contradic-tions entre minorités et majorités. Les Druzes et les chrétiens syriens, ultra minoritaires, soutiennent le pouvoir d’Al Assad. Une véritable reconfiguration du Proche et du Moyen-Orient est en cours, à l’issue incertaine. Qu’y voulons-nous ? Une Arabie saoudite stable et en réforme gra-duelle ; un accord de paix israélo-palestinien garanti par Washington et Bruxelles ; un dialogue global avec une Egypte au centre du jeu ; une consolidation démocratique en Tunisie ; un activisme iranien en repli et un cessez-le feu en Libye.

L’avenir prévisible passe par des régimes de transition.

De quels outils diplomatiques dis-posent la France, ses partenaires et l’Union Européenne en tant que telle ? D’abord d’une réelle capa-cité d’analyse de l’histoire en train de se faire, au-delà de l’inexacte référence au précédent européen de 1989-1991 comme clé d’expli-cation alors que le contexte géo-

politique n’a rien de commun. En-suite d’une capacité économique à assister la transition démocratique en Tunisie - les dockers de Mar-seille ont-ils pensé que les entre-prises tunisiennes ont besoin d’un flux ininterrompu d’échanges ? En Syrie, c’est la voie des sanc-tions ciblées qui a été retenue. Pour la future Palestine, c’est le levier d’un projet de conférence de la paix, proposé par Paris pour donner sens à une éventuelle reconnaissance de l’Etat lors de l’assemblée générale de l’ONU en septembre prochain. En Libye c’est pour l’instant le levier militaire qui a stoppé une contre-offensive meurtrière mais qui ne suffit plus face aux faiblesses d’une opposi-tion mal connue et mal organisée. La France sait mobiliser ces diffé-rents leviers mais nous ne sommes plus à l’époque des mandats même si la gestion de leur héritage n’est pas encore soldée. L’avenir pré-visible passe par des régimes de transition, dans le meilleur des cas. Assurons-nous que Washington partage cette perspective. Prag-matisme à court terme et vision à long terme sont de solides atouts pour inspirer une action extérieure réaliste.

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Vice-amiral d’escadre Richard LabordeDirecteur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)et de l’Enseignement militaire supérieur (EMS)

Le vice-amiral d’escadre Richard Laborde, directeur de l’IHEDN et de l’EMS a ouvert le 13 mai 2011

à l’Ecole militaire à Paris, la table ronde "Crises et transitions dans le monde arabe" organisée par l’Institut avec la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), avec la participation du quotidien la Croix. Il a observé en préambule que la démocra-tie n’est ni un produit d’importation, ni une modalité politique réservée aux sociétés occidentales.

Le monde arabe n’est pas uniforme, même s’il agit comme une chambre d’écho du fait de références historiques et culturelles par-tagées. Cette diversité de situations induit des réponses différenciées. En Libye, la France a pris l’initiative de mettre en œuvre, par l’emploi de la force, le principe de la responsabilité de protéger. L’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des

Nations unies limite cette responsabilité aux populations et aux zones civiles menacées d’attaques. Cette limitation est-elle une force ou une faiblesse ? Dans d’autres situations, la France préconise une politique ferme de sanctions. Si la liberté apparait aujourd’hui comme la première aspiration des peuples en terre musulmane, assistons-nous à l’illus-tration de l’aspiration universelle aux droits de l’homme ? Autant de jalons lancés pour comprendre ces événements et leur onde de choc hors du monde arabe.

Après une introduction sur la transition dé-mocratique en Tunisie, la table ronde s’est déroulée en quatre parties. Tout d’abord une analyse comparative des transitions et des crises ; ensuite une intervention sur les interventions militaires et la légitimité poli-tique ; puis des points de vues régionaux sur les ondes de choc et leurs effets sur l’arc de crise ; et enfin les réponses françaises et européennes, ainsi que les options et la doctrine retenues.

Accueil

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Professeur Yadh Ben AchourPrésident de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme poli-tique et de la transition démocratique (Tunisie)

L’histoire était au rendez-vous

La révolution tunisienne est une expérience assez rare dans l’histoire. Celle d’une révo-lution spontanée, sans direction, sans orga-nisation et sans planification qui a réussi à mettre à bas l’une des dictatures les plus solides, qui a duré 23 ans et qui avait tout pour durer encore. Durant ces 23 années, la société civile tunisienne a été condamnée à une sorte de coma, dont elle n’est pas sortie indemne. Cette révolution envoie un message de liberté, de démocratie, d’appel à l’état de droit, d’appel à une rupture radicale avec tout

ce qui pourrait rappeler le mauvais souvenir du gouvernement absolu.Il serait prétentieux et dénué de sens his-torique de vouloir prédire l’avenir, il est en revanche possible d’espérer, mais seulement d’espérer, l’instauration d’un régime démo-cratique. La seule certitude qui peut être avancée est que rien ne sera plus comme avant janvier 2011.Alors que des suicides comme l’immolation de celui de Mohamed Bouazizi ont eu lieu aupara-vant, notamment l’an dernier à Monastir, cette fois-ci l’histoire était au rendez-vous. Pourquoi ? Cela fait partie des mystères de l’histoire…

La transition démocratiqueen Tunisie

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La révolution est sortiede l’instinct du peuple

Au cours de cette révolution, les slogans ont porté sur la liberté, l’état de droit, la démocra-tie, le pluralisme, le constitutionnalisme, l’au-thenticité des élections. Personne n’a émis de slogans religieux. L’idéologie des partis isla-mistes est restée totalement à l’écart. Le cri d’un peuple est clair : les Tunisiens veulent un régime qui rompe avec les codes de la dic-tature, un régime démocratique. Cette révo-lution a pour particularité de ne pas avoir de dirigeant. Elle est sortie de l’instinct du peuple. Elle a eu des répercussions jusqu’en Chine.

Mais l’ordre ancien résiste. À l’heure actuelle, une immense confrontation se déroule entre l’ordre nouveau que les Tunisiens saisissent par la pensée et l’ordre ancien de la réalité des institutions : l’administration, la justice, l’université, la police…

Pas une transition démocratique,mais une transition vers la démocratie

La société tunisienne est aujourd’hui carac-térisée par une totale absence de confiance. Or, la confiance entre le gouvernement et le peuple est le nerf et le secret de la démocratie. Si jamais intervient un divorce entre le gouver-nement et le peuple, le peuple aura le dernier mot avec les élections. C’est pourquoi il ne s’agit pas de transition démocratique mais d’une transition vers la démocratie. Mais la transition elle-même n’est pas démocratique. Elle ne peut pas l’être du fait de cette défiance populaire vis-à-vis du gouvernement, des par-tis politiques, de l’administration ancienne. La seule institution qui soit demeurée au dessus de tous soupçons, c’est l’armée car elle a re-fusé de tirer sur le peuple. Elle bénéficie donc d’un immense prestige.

La société est fragilisée,elle doit être traitée par "un gouvernement médecin" paspar "un gouvernement gendarme"

Cette confrontation avec l’ordre ancien peut être illustrée par l’affaire de l’ar-ticle 15 de la loi électorale adoptée par l’instance présidée par M. Ben Achour. L’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la ré-forme politique et de la transition démo-cratique est une sorte de mini-parlement de 155 personnes dotées d’une psycho-logie de combattants/résistants après les années de prison et la torture endurées. L’article 15 de la loi électorale visait à interdire aux responsables du Rassem-blement constitutionnel démocratique (RCD, le parti du président déchu Ben Ali au pouvoir pendant 23 ans), pas aux mili-tants, ni à la base, de se présenter aux élections. Cela concerne environ 10 000 personnes. La durée de 23 ans d’exercice a été jugée excessive et le gouvernement a été taxé de chercher à protéger le RCD. En conséquence, la période a été rame-née à 10 ans d’exercice. Ceci montre le manque de confiance et de sérénité de cette société qui doit être traitée par un "gouvernement médecin" et non pas par un "gouvernement gendarme". C’est une société fragilisée qu’il faut traiter avec le maximum de consensus, de solida-rité, d’unité nationale pour arriver à une Assemblée constituante qui rétablisse la légitimité et qui apaisera la population.En conclusion, M. Ben Achour s’est déclaré optimiste, rappelant que d’autres pays comme l’Espagne, le Portugal ou les pays d’Europe centrale et orientale ont égale-ment connu des transitions démocratiques.

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Tableau comparatifdes transitionset des crises

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Joseph BahoutMaître de conférences à l’IEP de Paris, consultant permanent à la direction de la prospective du minis-tère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), spécialiste du Moyen-Orient, chargé de mission à l’Académie diplomatique internationale

Une typologie des révolutions arabes dis-tingue trois modèles. Le premier, celui des révolutions tunisienne et égyp-

tienne consiste en des révolutions abouties ou des coups d’État militaires réussis, car on peut se demander si les révolutions populaires auraient réussi sans le coup d’estocade por-tée par les armées des deux pays. Le deu-xième, celui de la Libye, voire du Yémen, est formé de situations de rébellion qui risquent de s’enliser et mener à des guerres civiles ou des séditions longues. Enfin le troisième, pour la Syrie et éventuellement Bahreïn, relève de répressions brutales de la part de régimes qui gardent un ressort pour s’en sortir. Ces mouvements risquent aussi de s’enliser et de devenir des guerres civiles.

Les acteurs à analyser sont d’abord les acteurs traditionnels. Le premier est l’appa-reil militarosécuritaire, son rôle, sa nature, sa sociologie interne et son rapport avec l’État, en Tunisie et en Égypte notamment, en se demandant si l’on se trouve à la fin d’un cycle prétorien, à sa recomposition, ou bien à une sorte de néo-prétorianisme. Le second acteur traditionnel est l’islam qui pourrait se traduire non pas par une poussée salafiste ou au contraire une période postis-lamiste, mais plutôt entrer dans une phase néo-islamiste. Le nouvel acteur est d’autre part la société civile. En arabe un même mot désigne société civile et société communau-taire, c’est-à-dire ce qui n’est ni l’État, ni le militaire, ni le religieux, mais ce qui relève des liens tribaux, de la famille, des relations

urbaines et de quartier. Les prochains défis seront le passage de cette société commu-nautaire à une société civile et d’une mobi-lisation de la société à une structuration en partis politiques.

Le poids du régional demeure. La demande de dignité n’est pas confinée à la sphère individuelle. C’est une demande de respect en tant que citoyen, mais aussi de dignité collective, de dignité des peuples. Donc la question palestinienne revient dans le paysage. De même, en Syrie, des slogans dénoncent la trop grande étroitesse du lien entre le régime de Damas et celui de Téhé-ran. Par ailleurs, les révolutions font réap-paraitre les trois grands ensembles géo-graphiques régionaux que sont le Maghreb avec sa dynamique propre, le Golfe avec le Conseil de coopération du Golfe qui apparait comme un club de têtes couronnées et le Machrek avec la Syrie. En termes de pros-pective, de nouveaux équilibres devraient émerger entre les quatre pôles traditionnels du monde arabe que sont Riyad, Bagdad, Le Caire et Damas. La question se pose de sa-voir si l’Arabie saoudite jouera le rôle d’une force contre-révolutionnaire ou bien si elle aidera au contraire à la sortie de crise par un soutien financier.

À l’avenir, il conviendra enfin d’observer l’évolution du puissant couple non arabe turco-iranien et de suivre avec attention le conflit de moins en moins latent entre le monde sunnite et le monde chiite.

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Bassma KodmaniChargée de mission au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur associé au Ceri (Sciences-Po), directrice de l’Initiative arabe de réforme

En Tunisie et en Égypte, un nouvel ac-teur fait irruption et déstabilise le jeu politique : c’est la société. L’acteur

peuple s’est mobilisé avec succès. Il n’est pas encore organisé, mais il participe tous les jours à la décision. La Tunisie est plus en avance dans la conceptualisation de cette transition, tandis qu’en Égypte on assiste à une plus grande confusion du fait de la taille de la société ainsi que de l’affaiblis-sement de la classe moyenne décimée par l’appauvrissement, le libéralisme et l’affai-risme.

L’Égypte doit affronter trois risques. Le pre-mier est institutionnel. L’armée est la bous-sole de la société. C’est la seule instance organisée tenant le pouvoir aujourd’hui. Elle reste très populaire. Doit-on reconstruire le politique sous sa houlette ? Les forces laïques la critiquent, craignant une tentation autoritaire.

Le deuxième risque est politique : les isla-mistes font leur entrée et tiennent un dis-cours jihadiste et salafiste inquiétant. Les Frères musulmans représentent la plus grande force politique aujourd’hui en Égypte. Mais ils se divisent. Toutefois, le peuple de-vrait réguler l’entrée et la participation des islamistes dans le jeu politique.

Le troisième risque est social et également politique. L’enquête sur les attentats commis au Caire contre la minorité chrétienne copte montre qu’ils ont été menés par des forces contre-révolutionnaires cherchant à semer le chaos. Attiser les tensions confessionnelles est très dangereux dans ce pays où la crainte des chrétiens est forte. Mais si la société comprend qu’il s’agit d’une manipulation, on peut espérer que le danger sera évité. Agitée, turbulente, la société égyptienne est aussi profondément civique.

En Syrie, la nature du mouvement est exac-tement le même que celui de la Tunisie ou de l’Égypte. C’est une mobilisation des classes moyennes, de la jeunesse, des mêmes ca-tégories sociales, qui partagent les mêmes pratiques avec exactement le même type de demandes. Seule la riposte du pouvoir est différente. Le régime syrien a deux visages. L’un fondé sur la loyauté à l’armée ; l’autre sur la cohésion basée sur la communauté. En recourant à une stratégie de nature confessionnelle, le régime suscite en retour une certaine islamisation de la révolte qui est inquiétante. Ce risque pourrait être atté-nué si les dirigeants communautaires émet-taient des messages permettant de redonner confiance à leur communauté en l’unité de la société face au pouvoir.

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Fareed YasseenAmbassadeur de la République d’Irak en France

Les leçons de l’expérience irakienne peuvent servir aux révolutions arabes. Toutefois, il n’y a pas de modèle

unique, mais seulement des modèles hy-brides et complexes. Ainsi, les transitions en Tunisie et en Égypte ont été autochtones, tandis qu’en Irak, elle a été poussée par des facteurs externes, comme dans les Balkans. Si aujourd’hui, l’Irak est un pays démocra-tique, il est encore loin d’avoir une bonne gouvernance.

La légitimité irakienne s’est imposée relati-vement vite au travers d’élections qui se sont déroulées rapidement, contrairement au souhait des Américains qui voulaient prendre plus de temps.

En Irak, la société civile et communautaire a été réduite à néant pendant une trentaine d'année. Il n’a pas été facile d’organiser des élections, mais le pays a bénéficié de l’aide des Nations unies et d’institutions spéciali-sées américaines et européennes, dont la France devrait se doter.

En janvier 2005, une équipe des Nations unies a mis en place une commission élec-torale indépendante qui a géré par la suite une demi-douzaine d’élections avec le sou-

tien des autres organisations. Ce sont des missionnaires agnostiques de la démocratie qui apprennent à tous, islamistes ou laïques, les principes de la démocratie. En Irak, les islamistes ont été les meilleurs élèves, tandis que les partis laïcs sont allés "à la pêche".

La première loi électorale n’était pas bonne : elle a imposé un district unique avec une proportionnelle directe. Cela a eu des conséquences néfastes. La commu-nauté sunnite a été sous-représentée car elle a peu participé aux élections, tandis que la communauté kurde très mobilisée a été surreprésentée. Il a fallu corriger en incluant dans l’assemblée des notables sunnites non élus. L’Égypte devrait en tirer les leçons, avec son importante minorité copte. Il convient de s’assurer que le sys-tème électoral assure la représentation de toutes les communautés égyptiennes.

Aujourd’hui l’Irak est sur la voie démocra-tique. Des abus sont encore commis dans le domaine des droits de l’homme ou de la corruption, mais il existe des correctifs dans le système mis en place par exemple avec le ministre des droits de l’Homme. L’ambassa-deur a souhaité que la Tunisie, l’Égypte, voire la Syrie, ne fassent pas d’erreur.

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Interventions militaireset légitimité politique

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Contre-amiral James G. Foggo, IIIDeputy Commander, 6 th Fleet Director of Operations, Intelligence (N3),US Naval Forces Europe-Africa Commander, Submarine Group Eight Commander Submarines,Allied Naval Forces South

En Libye, tout a commencé à Benghazi avec 6 000 citoyens tués ou blessés en une journée par la force aérienne

et des chars de l’armée libyenne. La com-munauté internationale a réagi le 26 février 2011 avec la résolution 1970 du conseil de sécurité des Nations unies qui décline une palette de moyens : diplomatie, informa-tion, économie, force militaire. Elle exigeait du colonel Kadhafi de respecter les droits de l’homme, d’assurer la sécurité de ses citoyens et de garantir le passage sécurisé de l’aide humanitaire vers son peuple. Mais aussi que soient levées toutes les restrictions sur les médias. Elle instaurait aussi un em-bargo afin de prévenir le transfert d’équipe-ments militaires supplémentaires en Libye, de limiter l’assistance technique et d’empê-cher l’équipement et le transport d’armées mercenaires à l’intérieur de la Libye. Au 5 mai, on comptait 668 000 déplacés sur une population de 6 millions.

Le 17 mars, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1973 qui exige un cessez-le-feu immédiat, ainsi que la cessation des violences et de toutes les attaques contre la population civile ; une solution à la crise qui satisfasse les aspirations du peuple libyen ; le respect des droits de l’Homme, du droit humanitaire et du droit des réfugiés. La résolution interdit aux forces étrangères de mettre le pied sur le sol libyen. Elle ins-

taure une zone d’exclusion aérienne et vise à empêcher les mercenaires d’entrer en Libye avec leur équipement.

L’utilisation de la force n’est donc pas le pre-mier choix de la communauté internationale. La mise en œuvre de la puissance militaire a été lancée le 19 mars avec des frappes menées par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni contre la défense aérienne libyenne. La zone d’exclusion aérienne a pu être établie en 24 h. Au 13 mai, l’artillerie libyenne a été détruite à 40 %.

Le 28 mars, le président Barak Obama a proposé au colonel Kadhafi d’interrompre sa campagne ou de faire face aux consé-quences. Kadhafi a déclaré qu’il serait sans pitié contre son peuple. Il n’est pas dans notre intérêt de laisser cela se dérouler, a souligné le président Obama.À la mi-mai, les forces de la coalition ont mis fin à l’avance meurtrière de Kadhafi. La coa-lition a été étendue et elle est placée sous mandat international. En Bosnie en 1990, il avait fallu plus d’un an à la communauté in-ternationale pour intervenir. En Libye, cela a pris 31 jours seulement. La mission demeure la mise en œuvre de la zone d’interdiction aérienne. Elle ne consiste pas à renverser un régime, ni à mettre le pied sur le sol libyen. L’opération a déjà coûté un milliard de dol-lars aux États-Unis.

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Christian LechervyDirecteur adjoint de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE)

Le printemps arabe n’a pas de frontières. Il agit comme un virus, suscitant les mêmes traitements.

D’abord rapatrier les ressortissants sains ou contaminés. Pour la première fois en Médi-terranée, les marines chinoise, coréenne et indienne leur ont porté assistance. Fait inhabi-tuel, les autorités du Caucase et d’Asie centrale ont veillé à communiquer de façon très détail-lée sur la situation de leurs ressortissants dans les pays arabes. Elles ont également développé des solidarités en interne, interétatiques et avec les grands protecteurs. Ainsi, le rôle du ministre des Situations d’urgence russe a été salué, de même que celui des ministres turcs des Affaires étrangères et des Transports. Concer-nant les ressortissants "contaminés", la presse de Douchanbé s’est inquiétée du devenir des quelque 1 200 étudiants tadjiks sortants des universités islamiques et madrasas arabes.

Deuxième traitement : réduire la contamina-tion en mettant en garde contre l’étranger. Les événements dans le monde arabe sont décrits comme ne pouvant avoir eu lieu sans des investissements colossaux, longuement préparés. Ces rumeurs alimentent fantasmes et théorie des complots.

Le troisième traitement est préventif. Face aux risques de pandémie, le chef d’État kazakh, qui avait envisagé de prolonger son mandat de 10 ans sans élections, a subite-ment proposé une présidentielle d’ici 2 ans. En Azerbaïdjan, les autorités font montre d’une volonté soudaine de tolérance zéro en matière de corruption…

Un quatrième traitement consiste en une mise sous surveillance renforcée du corps social au travers notamment d’un renfor-cement du contrôle sur les nouvelles tech-

Ondes de choc (Israël, Sahel, Caucase, Asie centrale) et effets sur l’arc de crise ?

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niques d’information. Désormais, les opéra-teurs de téléphonie mobile en Ouzbékistan sont tenus de signaler au gouvernement toute hausse massive, soudaine et suspecte d’échanges de SMS. Les États du Caucase et d’Asie centrale ont choisi la posologie de la manière forte. Par un réflexe quasi pavlo-vien, les politiques ont choisi des mesures de pure répression policière.

Par ailleurs, les événements dans le monde arabe ne sont pas sans risques d’interactions y compris pour la France. Récemment, un Kazakh a tenté de détourner vers la Libye un avion d’Alitalia se rendant de Paris à Rome.À l’avenir, il conviendrait d’être attentif à trois évolutions majeures. D’abord, celui de voir

les États d’Eurasie, et peut-être au-delà, tirer toutes les mauvaises leçons des révolutions arabes. De n’en pas comprendre les ressorts et de confondre contrôle social et lutte anti-terroriste. L’évolution du vocabulaire violent avec la dénonciation d’une situation écono-mique dégradée dans les pays arabes du fait de la protestation, ou soulignant la montée de l’islamisme radical, du terrorisme… Une logorrhée nauséabonde, avec le recours au langage "complotiste" comme la radio ira-nienne parlant de manipulation d’Israël qui va livrer des armes à Kadhafi. Enfin, pour certains acteurs, ces révolutions provoquent un effet d’aubaine comme le dialogue noué entre le président russe Medvedev et le pré-sident ouzbek Karimov.

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Elie BarnaviAncien ambassadeur d’Israël en France, directeur scientifique du musée de l’Europe à Bruxelles

Vue d’Israël, cette vague révolutionnaire présente un cocktail de dangers et d’opportunités.

Le premier danger est la révolution égyp-tienne. La paix avec l’Égypte était l’épine dorsale de la construction stratégique is-raélienne depuis 30 ans. Un socle qui est aujourd’hui branlant. Les Frères musulmans pourraient émerger comme la principale force politique. Il risquerait alors de se pas-ser en Égypte ce qui s’est passé en Iran : la confiscation de la révolution par la force politique la mieux structurée. Pour sa part, la Syrie est "le diable que l’on connaît".

Un régime qui a scrupuleusement respecté les accords de désengagement et le cessez-le-feu sur le Golan depuis la fin de la guerre de Kippour. L’Iran, le Hezbollah, le Hamas et Israël pensent que, tout compte fait, il vau-drait mieux que le régime d’Assad tienne. Pour Israël, l’accord Fatah-Hamas est pour le moins ambigu, car le Hamas est engagé dans une idéologie visant à la destruction d’Israël.

La déstabilisation de la Jordanie serait une vé-ritable catastrophe stratégique pour Israël. En raison à la fois de la composition de sa popula-tion en majorité palestinienne, mais également à cause des Frères musulmans jordaniens qui sont puissants. La déstabilisation des régimes du Golfe signifierait pour Israël la fin d’une al-liance de fait entre Israël et les États sunnites de la région, monarchies du Golfe comme Ara-bie saoudite, avec lesquels Jérusalem entre-tient des relations discrètes mais étroites. Le

front antisyrien ainsi créé risque d’être mis à mal. Enfin, de manière générale, cette vague révolutionnaire pourrait signifier l’affaiblisse-ment de l’influence américaine dans la région, ce qui serait évidemment mauvais du point de vue d’Israël.

Au chapitre des opportunités, cette vague ré-volutionnaire n’a pas été et n’est pas tournée contre l’Occident, ni même d’abord contre Israël. Une très longue période s’ouvre, où ces peuples devront s’occuper d’abord d’eux-mêmes. Les révolutions sont internes, elles ne sont provoquées par personne. La paix avec l’Égypte et la Jordanie est fondée sur l’intérêt de ces pays.

Il y a donc de fortes chances qu’elle résiste, d’autant que l’armée égyptienne va garder pour longtemps une part de pouvoir impor-tante. La paix sera d’autant plus solide qu’elle ne sera plus basée sur des régimes branlants, mais sur des régimes qui auront une certaine légitimité populaire. Côté Syrie, la prévisibilité du régime est une arme à double tranchant : positive sur le Golan, elle a été catastrophique au Liban et dans la bande de Gaza. De plus en plus de voix se font entendre en Israël pour dire qu’après tout si l’on était débarrassé d’Assad, on ne s’en porterait pas forcément moins bien. Pour l’Iran, il n’est pas certain que le bilan des révolutions soit heureux : la contagion peut être extrêmement dangereuse pour Téhéran.

Enfin, l’accord Fatah-Hamas, s’il tient ses promesses, pourrait ne pas être une mau-vaise affaire pour Israël, si Jérusalem veut

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vraiment aboutir à une paix négociée avec les Palestiniens. Il est évident qu’il n’y aura pas d’État palestinien possible tant qu’ils se-ront divisés non seulement territorialement, mais en deux gouvernements rivaux.

Un gouvernement lucide à Jérusalem serait conscient des dangers et exploiterait les

opportunités. Mais on est hélas loin du compte à Jérusalem. Il faut espérer que l’administration Obama sera mieux avisée et surtout plus déterminée qu’elle ne l’a été jusqu’ici. Il y a dans cette vague révolution-naire, le souffle de l’histoire qui contient un potentiel démocratique.

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Abdullah AbdullahAncien ministre des Affaires étrangères d’Afghanistan

Après avoir remercié la communauté internationale pour l’aide apporté à l’Afghanistan, le docteur Abdullah

Abdullah a estimé que le peuple afghan avait désormais matérialisé son aspiration à un État démocratique, en dépit des écueils à surmonter.

La menace d’Al Qaïda qui aurait pu venir d’Afghanistan via l’Asie centrale vers le Cau-case et atteindre les frontières de l’Europe n’existe plus maintenant. Ce potentiel de désastre a été neutralisé en grande partie, grâce à la fois au sacrifice du peuple afghan et à l’investissement très important des pays étrangers.

L’impact du printemps arabe va bien au-delà de ses frontières. En Afghanistan, il n’y a pas de dictature, mais il existe un potentiel. Les acquis démocratiques pourraient être mis en danger par le président Karzaï qui ne croit pas en la démocratie. On entend que la démocratie ne serait pas faite pour l’Afgha-nistan. Pourquoi trouverait-on une différence entre la culture islamique et les valeurs uni-verselles ? Le gouvernement afghan véhi-

cule des idées reçues, comme le fait que seuls des despotes peuvent diriger les pays arabes. Or ces clichés ont été mis en échec. Les révolutions arabes ont cassé le moule des idées reçues.

Pour illustrer son propos, le docteur Abdullah Abdullah a rappelé que le président Karzaï a utilisé toutes les ressources de l’État afin de faire pression sur deux commissions indépendantes et notamment la commission électorale pour changer le résultat des élec-tions. Il espérait un score de 70 %. Ne l’ayant pas obtenu, il a tenté d’annuler les résultats. Mais la société civile a réagi, et les institu-tions ont résisté.

Enfin, il a mis l’accent sur les dangers d’un retrait prématuré d’Afghanistan, qui pour-rait sembler pratique et facile après 10 ans d’investissements. Mais du point de vue de la paix mondiale, pour le XXIe siècle, Al Qaïda et les groupes qui gravitent autour resteront au centre de la menace mondiale. C’est un défi pour les pays musulmans et pour le reste du monde, auquel il fait faire face frontalement.

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Joseph MaïlaDirecteur de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE)

Cette table ronde s’inscrit dans la suite du discours du ministre d’État, ministre des Affaires étrangères et

européennes, M. Alain Juppé, tenu le 13 avril dernier à l’Institut du monde arabe (IMA), qui avait permis d’expliciter la politique française vis-à-vis du monde arabe.

Dans une perspective de prospective poli-tique, quelles sont les difficultés de la prise de décisions politique en matière de poli-tique étrangère ? Comment accompagner la volonté des peuples arabes, quand elle se manifeste et dans la mesure où elle se mani-feste, vers des transitions démocratiques ?

Quelles réalités nouvelles aujourd’hui ?

✓ Mutation culturelle du politiqueLe paradigme d’autorité est en train de changer. La légitimité autoritaire des régimes qui se prévalaient de l’obéissance de leurs

subordonnés/citoyens reposait sur deux pi-liers. Soit les mythes révolutionnaires de la modernité du XXe siècle (nationalisme arabe, socialisme, État providence, lutte contre Is-raël) qui ont fondé les régimes autoritaires lorsqu’ils étaient des républiques, soit, pour les autres régimes, la tradition. Ces deux piliers sont ébranlés aujourd’hui, mais l’au-torité politique traditionnelle résiste toutefois beaucoup mieux que les autres. La révolu-tion tunisienne nous montre, comme dans un laboratoire, le choc des idées, des pro-positions, des orientations qui sont choisies. L’avenir est ouvert, il n’est pas joué d’avance.

✓ Fragmentation des sociétésDe nouveaux acteurs émergent tels que les libéraux, mais également les Frères musul-mans. Le ministre d’État, Alain Juppé, a été amené à se prononcer sur la possibilité d’un dialogue par la France avec ce que l’on appelle les "acteurs difficiles", comme les Frères musulmans, dans la mesure où

Réponses françaiseset européennes, options et doctrine

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ils respectent la démocratie, l’alternance et renoncent à la violence. Nous ne sommes pas entrés dans une situation postislamiste. La question de la relation de l’État et de la religion va se poser, comme on le voit actuel-lement avec les discussions sur l’article 2 de la constitution égyptienne sur la place de la religion dans la constitution.

✓ Rupture des solidarités : trois mondes se dessinentUn monde émerge où existent des possibili-tés d’évolution politique et de transition dé-mocratique : ce sont les processus tunisien, égyptien, libyen et même marocain.

Ensuite, une zone beaucoup plus compli-quée, dans la péninsule arabique, où l’on voit un bloc de régimes qui défendent un pouvoir traditionnel, mais qui n’est pas sans pers-pective d’ouverture.

Enfin, un monde de l’entre-deux au Machrek, où les sociétés ne sont pas homogènes sur le plan social et communautaire, qui sont im-briquées dans un enchevêtrement complexe avec la question israélo-arabe, la question

du Golan, l’avenir de la Palestine, la sécurité d’Israël et la stabilité ou l’instabilité du Liban

Quels principes adopter ?

✓ VigilanceLe monde arabe doit faire l’objet d’un suivi en alerte précoce, non pas sur les seuls paramètres du bilatéral étatique, mais aussi sur ceux de la société, l’économie, la démo-graphie… Sans y appliquer pour autant une chaîne de causalité automatique : jeunes + manque d’argent + chômage = révolution.

✓ OuvertureLa France doit parler à tous les acteurs. Elle ne doit plus continuer de faire le choix de la stabilité contre la démocratie. La défense de ses valeurs fait partie de la défense de ses intérêts.

✓ Responsabilité de protégerC’est la vieille idée du droit d’ingérence dont la France a été porteuse à l’Assemblée générale des Nations unies en 1988. Au-jourd’hui, on ne l’utilise pas, car il a quelque chose d’immédiat, d’hégémonique, d’auto-

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ritaire. Nous sommes en pleine mutation doctrinale et politique. Le principe de la res-ponsabilité de protéger n’est pas une norme du droit international. C’est un principe, ce n’est pas un droit. La France a commencé à l’introduire avec la Libye. Il y a une prise de conscience internationale qui fait que ce principe est régulateur.

C’est un principe moral, c’est une responsa-bilité éthique qui doit être déclinée de façon juridique. Il faut rapatrier ce principe de l’as-semblée générale des Nations unies où il est né au Conseil de sécurité pour avoir un man-dat. Son déclenchement doit être défini, de même que ses critères. Qui respecte sa mise en application, et à quel moment se termine-t-il ? C’est à nous de le pousser, de le régu-ler, de lui donner une consistance juridique.

Quelles politiques pratiquersur le terrain ?

Dialogue impératif avec les sociétés civilesIl est nécessaire d’aller au-delà du simple rapport bilatéral et de diplomatie. Il faut absolument que la France mène le dialogue avec les sociétés civiles, car il y a "tout un passé qui ne passe pas".

Légalité internationale :le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies

La communauté internationale guide notre action. Si la France a été proactive dans le

choix de l’interlocuteur libyen, une autorité légitime est en voie de constitution dans le cadre de réunions internationales (Doha, Rome, Paris, Londres…). Le Conseil de sécurité des Nations unies, et lui seul, dicte les grandes orientations de la politique inter-nationale de la France. C’est donc le cas en Libye où les discussions ont également lieu avec nos partenaires européens, car c’est elle qui est concernée au premier chef.

✓ Un rôle pour l’Union pour la méditerranée (UPM)L’Union pour la Méditerranée a connu quelques réticences. Elle a rencontré des obstacles et des difficultés du fait même de la situation en Méditerranée, et notamment de la question israélo-arabe. Il est souhai-table que les différents changements dans le monde arabe puissent conduire à une reprise de dialogue et que l’UPM devienne un lieu de débats, de formation, de confron-tation, d’expériences, de coopération et de concertation politique. Ce qu’elle n’a pas été jusque-là.

Pour conclure, pourquoi n’intervient-on pas en Syrie ? Parce que nous ne pouvons faire en Syrie ce que nous faisons en Libye. Le Conseil de sécurité des Nations unies n’au-torise pas pour le moment le vote d’une ré-solution aussi déterminée que sur la Libye en raison du souhait de la Russie et de la Chine de ne pas voter une résolution semblable. La France fait la politique de ses idéaux, mais aussi de ses moyens.

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