Critique de La Faculte de Juger Esthetique de Kant - Guillermit Louis

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  • 7/23/2019 Critique de La Faculte de Juger Esthetique de Kant - Guillermit Louis

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    Collection dirige Collection Philosophiepar Jean-Yves Chateau

    Critique dela facult de juger

    esthtique

    de Kant

    Commentairepar

    Louis GuillermitProfesseur la facult d'Aix-en-Provence

    Avant-proposde Jean-Yves Chateau

    ISBN : 2 7294 - 0101 6

    maquette : louis duparque Editions Pdagogie Moderne 1981

    I mprim en France

    Editions Pdagogie Moderne39, rue Chanzy75011 Paris

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    La Collection Philosophie

    La philosophie ne se trouve dans aucun livre, ni dansaucune somme de livres. On ne peut apprendre laphilosophie, mais seulement philosopher . (Kant,Critique de la Raison pure, Mthodologie). Cependantphilosopher ne consiste pas dans le simple exercice dela mditation qui ne confronte jamais ses raisons aveccelles des autres, mais implique un dialogue avec lesgrandes oeuvresphilosophiques. Car, on ne pensepoint en solitude sans faire comparatre des tmoins

    minents; dans le fait, il n'y a point d'autre mthode depenser que de lire les penseurs. (Alain, Les Ides et lesA ges) .

    Apprendre les lire et les mditer, en prenant leurstextes, les uns aprs les autres, simplement, honnte-ment, tel est le but des ouvrages de la Collection Philoso-

    phie. Ils sont destins servir, avant tout, aux lecteurssans formation particulire en philosophie : les lvesprparant le baccalaurat ou les concours d'entre auxGrandes

    Ecoleslittraires ou scientifiques, mais aussi

    le public soucieux de rflexion rigoureuse hors de l'ex-clusivisme volage des modes.Ils sont conus pour les aider mener une lecture

    effective, sans prtention, mais non sans exigence, d'untexte souvent trop difficile pour tre compris sans ex-plication.

    Comprendre vraiment un texte, c'est non seulementle lire en prenant conscience de ses thses, mais aussisaisir leur argumentation, leur articulation et leurporte. Alors la lecture devient un travail de rflexion

    critique et philosophique. Mais la lecture d'un textephilosophique doit l'tre elle-mme, et l'on ne peutapprendre philosopher qu'en philosophant.

    Pour faciliter la lecture du texte comment, nous lepublions en tte du commentaire toutes les fois que sabrivet le permet.

    Chaque ouvrage de la Collection Philosophie, au moinsdans l'une de ses parties, analyse le contenu du textequ'il explique, selon l'ordre et l'articulation des ides

    qu'ilcomprend. Ainsi peut-il guider et soutenir pas pas lalecture eff ective et suivie de ce texte. Il constitue donc pourles lves et les tudiants un instrument de travail pourapprendre comment se construit l'explication rigou-reuse et justifie de l'ensemble d'une

    oeuvre , aussi bienque celle de textes de longueur limite, exercice philo-sophique demand ds le baccalaurat dans toutes lessections, l'crit comme l'oral.

    Mais il possde galement, outre une ou plusieurs

    parties synthtiques, un index des notions et concepts,qui permet un travail de rflexion thmatique sur letexte et de confrontation, sur des thmes semblables,avec d'autres

    ouvres . Tous les mots difficiles et techni-ques sont expliqus dans le texte. Les plus importantsfigurent dans l'index, ce qui permet de retrouver faci-lement la page o apparat leur explication.

    Enfin, on peut prendre une connaissance rapide ducommentaire en lisant les titres et les sous-titres, ainsique le rsum contenu dans les courtes phrases en

    exergue imprimes dans la marge. Ainsi peut-on enacqurir facilement une vue d'ensemble (synoptique),ce qui caractrise une comprhension relle et rendpossible un point de vue critique.

    L 'diteur

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    Table des matires

    Avant-propos .......................................................

    7 Avant-propos

    Commentaire .....................................................

    55par Jean-Yves Chateau

    Introduction .............................................................

    57

    L'exprience de la beautet

    l'esthtique de Kant

    PREMIER CHAPITRE :Exposition du jugement esthtique .......... 65

    A - Analytique du Beau ........................................65B - Analytique du Sublime ................................104

    DEUXIME CHAPITRE :Dduction du jugement de got ............................12 7

    TROISIME CHAPITRE :L'Art et le Gnie ......................................... ............13 7

    A - L'Art ................................................. ............ 13 8B - Le Gnie ........................................... ............14 1C - La classification des beaux-arts 148

    QUATRIME CHAPITRE :La Dialectiquede la facult de juger esthtique ............................15 5

    Conclusion ................................................... ............16 9

    Notes ........................................................... ............ 171Glossaire ..................................................... ............17 9Index ........................................................... ............18 7

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    Avant- propos

    Pour FranoiseLa Critique de la facult de juger esthtique est un texte

    difficile

    en particulier parce qu'il mle deux tches :dchiffrer l'nigme du jugement de got esthtiqueet tablir un passage , un pont entre les grandsdomaines (Nature et Libert) que Kant avait soigneu-sement et fortement spars dans la Critique de la raison

    pure et la Critique de la raison pratique. Dans la Critique de lafacult de juger (dont le texte ici comment est la pre-mire partie, et sans doute la plus importante) Kantralise, ainsi, l'unit articule de toute sa philosophiecritique propos de l'analyse du jugement esthtique(avant de traiter du jugement tlologique dans laseconde partie). Bien sr ce propos n'est en rien le faitdu hasard (ilfallait procder cette analyse pour mon-trer ce passage), mais on conoit aisment que, dansces conditions, l'analyse du jugement esthtique n'ait

    rien d'une vague description nave et immdiate, et nepuisse vraiment se comprendre que par rapport aureste de la philosophie de Kant.

    Pour saisir la gniale profondeur de la critique dujugement esthtique, il faut donc un guide sr et infail-lible dans l'analyse du texte, de ses concepts, de leursarticulations et de leur relation au reste de l'oeuvre deKant par laquelle ils trouvent leur sens dfinitif. Ceguide prcieux nous l'avons, maintenant, avec leCommentaire de Louis GUILLERMIT que nous sommes

    heureux de pouvoir publier ici. Il russit le tour de forcede nous donner de ce texte aussi complexe que pas-sionnant une vue d'ensemble et une explication de

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    toutes les difficults importantes, en un nombre res-treint de pages qui en facilite l'abord.

    Nous voudrions, quant nous, dans cet avant-pro-pos, prparer l'tude de ce commentaire rigoureux ettechnique les dbutants qui ne sont pas encore verss

    dans les difficults que pose la rflexion esthtique; ilspourraient tre drouts par l'ordre d'expositionconceptuel de Kant (et que suit strictement LouisGUILLERMIT, comme c'est la rgle dans les Commen-taires de notre collection) et ne pas voir comment, loinde faire une thorie abstraite de la beaut, cette Critiquey apporte un clairage saisissant et concret.

    Pour cela nous procderons en deux points :1) D'abord nous partirons d'une analyse psycholo-

    gique et phnomnologique (= du point de vue du

    sujet qui peroit) de l'exprience esthtique, pour fairesaisir concrtement les principes que l'Analytique duBeau met en forme conceptuellement.

    2) Ensuite nous essaierons de montrer rapidementcomment la thorie kantienne du jugement esthtiqueest un guide prcieux et prcis pour comprendre notrerelation aux oeuvresrelles de l'art, en nous bornant un problme, limit quoiqu'essentiel, de son histoire :deux conceptions, souvent prsentes comme irrcon-ciliables, sont en conflit, l'art reprsentatif et symbolique

    (l'art est une manire suprmement habile de fairepasser des significations) et l'art abstrait (l'art refusede s'occuper de signification). L'art abstrait est unetendance rcente de l'histoire de l'art, et le conflit qu'ila ouvert est caractristique du statut moderne de l'art.Or il est remarquable que l'analyse kantienne permette la fois de fonder cette tendance (qui lui est histori-quement bien postrieure), de comprendre celle la-quelle elle s'oppose, et finalement de saisir la ncessitet le sens, pour la cration et la perception esthtique,

    de ce conflit.Avant d'entamer la ralisation de ce programme,rappelons que notre prsentation se veut une simple

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    rflexion prliminaire, dblayant quelques difficultspour le dbutant, en sorte qu'il profite mieux des expli-cations du Commentaire qui la suit; c'est pourquoi,nous l'en prvenons, nous allons souvent simplifier lesthmes et utiliser un vocabulaire et des catgories ap-proximatifs d'un point de vue kantien; notre espoir estque cette premire approche lui donnera le dsir et luipermettra de s'lever la prcision et la rigueur del'analyse kantienne, que seul lui apportera le Com-mentaire de Louis GUILLERMIT.

    1. Qu'est-ce que la beaut?

    Quand je fais l'exprience de la beaut, c'est d'abordune exprience perceptive. Si je ne perois rien, je ne

    perois rien de beau. Mais quelle est la diffrence entrela perception de quelque chose en gnral et la percep-tion de quelque chose de beau? Tandis que la percep-tion ordinaire me met seulement en prsence d'unobjet, la perception esthtique me procure par elle-mme, en plus, un plaisir.

    Mais, y a-t-il une diffrence entre un plaisir en gnralet leplaisir esthtique? Examinons des plaisirs non es-thtiques, comme le plaisir sexuel ou leplaisir alimentaire.Dans ce cas, quand je perois un objet qui me donne du

    plaisir, ou bien je ne me contente pas de le percevoir,mais je le consomme, ou bien, en le percevant, je penseet je m'attends au plaisir que me donnera sa consom-mation. C'est le plaisir de dsirer, plaisir anticip.

    La consommation a pour effet de produire, plus oumoins rapidement, mais toujours (d'une manire quis'observe srement et se comprend aisment physiolo-giquement), aprs une monte du plaisir, qui est aussimonte du dsir (tat de dplaisir autant que de plai-sir) une satit : la fois le comble du plaisir et l'inca-

    pacit de jouir plus avant; et mme il y aurait dudplaisir et de la douleur si l'excitant du plaisir (l'objetde la consommation) tentait alors de prolonger son

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    action. Cela signifie que l'objet est consomm, c'est--dire consum, dtruit (soit rellement, soit dans sacapacit faire jouir) en mme temps que le sujet s'estlui aussi dtruit dans sa capacit de consommer et de

    jouir. On voit donc que, dans la jouissance qu'on peutappeler sensuelle, d'une part il ne s'agit pas d'une jouis-sance de la perception, mais de la jouissance d'unorgane que je songe satisfaire avec l'objet que j'aiperu; d'autre part cet organe, par sa particularit(appareil digestif, sexe), spcialise le plaisir en mmetemps qu'il en localise au moins la source; enfin, leplaisir a une structure intermittente, la capacit de

    jouir tant de dure limite, et rendue possible par untat de non-plaisir qui l'a prcde (cf. Kant, Anthropo-logie 60-61). Quant au plaisir anticip dans le dsir, il

    s'allie lui aussi un dplaisir : celui de ne pas voir ledsir dj satisfait. En outre, il n'est pas non plusplaisir de percevoir, mais d'anticiper la consommationeffective; c'est--dire la penser et en quelque sortel'esquisser.

    Dans les deux cas (du dsir et du plaisir atteint), onvoit que le plaisir se lie au dplaisir, tat o on ne veutpas rester (par opposition au plaisir, tat o je veuxatteindre ou rester), ce qui, paradoxalement en appa-rence, lie le plaisir sensuel un tat d'inquitude, de

    manque de srnit et de plnitude durables. Cetteinquitude est essentielle au plaisir sensuel; le dplaisirest li au plaisir comme son vritable ressort interne :

    jouir c'est se projeter vers une jouissance plus grande;le plaisir prouv cre le dsir d'un plaisir plus grand,c'est--dire me met dans un tat o je ne voudrais pasrester (= dplaisant), jusqu'au sommet de la satit,tat o je ne jouis ni ne dsire plus. On voit comment onpeut parler du plaisir en gnral comme d'une pro-motion de la vie . Est-ce de la sorte que je jouis la

    perception d'un objet que je trouve beau? Non, et,d'abord, j'ai le sentiment que c'est la perception del oeuvre-mmequi me donne mon plaisir et non un

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    organe particulier; car quel organe appliquerais-jel'objet beau comme excitant? Ce n'est pas l oeil,nil'oreille qui jouissent strictement et ce n'est que parmtaphore (mtonymie exactement) que l'on parle du plaisir de l oeil, ou du plaisir de l'oreille : nifenil, ni l'oreille ne sont le lieu du plaisir (ou d'un plaisircommenant).

    Pourtant, la vue ou l'audition d'une oeuvreque jetrouve belle, je ne cesse de regarder ou d'couter, pourentreprendre une pratique de consommation au moyend'un organe particulier. Et il me semble, en ce sensqu'il s'agisse donc d'un plaisir de la perception, puis-que je n'ai pas envie de cesser cette perception : j'yprouve du plaisir. Cependant, devant une sculpturequi me donne une motion esthtique, je peux parfois

    avoir envie de cesser de la regarder seulement, pouraller la toucher aussi; en coutant certaines musiquesenthousiasmantes j'ai parfois envie de cesser d'couterseulement, pour danser ou chanter, de cesser de lireseulement, devant certains pomes, pour dire, pourchanter, pour dessiner moi-mme, etc... Mais ce genred'exprience ne contredit pas l'analyse prcdente, cardans tous les cas, prcisment, je ne renonce pas percevoir l'objet beau, j'utilise seulement un renforce-ment de ma perception initiale par un autre mode de

    saisie de l'objet, et s'il me parat vraiment beau, je vaisrevenir encore plus assidment au mode de perceptionqui convient le mieux son apprhension. Ainsi, nonseulement c'est la perception-mme que, devant lebeau, je semble prouver du plaisir, mais encore unplaisir d'une autre nature que le plaisir sensuel, puis-que je cherche y rester cote que cote, seulementtent de redoubler le mode de perception par l'adju-vant momentan d'un autre.

    Je ne fais pas non plus l'exprience d'une monte du

    plaisir devant le beau jusqu' un point o je ne puisplus jouir et o je m'exposerais un dplaisir tenterd'aller au-del. J'ai au contraire le sentiment d'un

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    plaisir qui, ds qu'il survient, est l d'emble, sinontout entier, du moins un trs haut niveau (si c'estvraiment beau) et se caractrise plutt par sa tenue,aussi longtemps que je suis tourn vers l'objet; je mesens dans un tat de srnit, et si je touche l'exalta-tion, de continuit dans l'exaltation, de plnitude danstous les cas. Devant le beau, je n'ai pas le sentiment quemon plaisir commence lentement, monte et puis atteintun terme, je ne fais pas non plus l'exprience quant l'objet de ce qui y correspond dans la jouissance sen-suelle : la destruction de l'objet lui-mme rellementou comme producteur possible de mon plaisir. Dans laperception esthtique je ne consomme pas l'objet, ilreste intact; bien mieux, il devient de plus en pluslui-mme, il me parat s'enrichir de dterminations de

    plus en plus nombreuses et complexes au fur et mesure que je me sens de plus en plus envahi de plaisirplein et de plus en plus rceptif. Et lorsque, cause ducours de mes occupations ou de ma fatigue gnrale, jecesse de me tourner vers l'objet beau, je n'y suis pasindiffrent et je n'en ai pas assez, comme dans le cas dela jouissance sensuelle. Il existe, au contraire, pourmoi, plus intensment que jamais.

    Enfin, je n'ai pas le sentiment d'un plaisir particulierli un organe dtermin et spcialisle mouvement

    par lequel je suis tent parfois de redoubler le premiermode de perception de l'objet par un autre en est unsymptme ; j'ai en revanche le sentiment d'un bien-tre gnral o tout mon tre se sent immdiatementravi (alors que si, dans le plaisir sexuel ou gastronomi-que, un bien-tre gnral peut tre atteint, ce n'est pasi mmdiatement, mais la suite de la monte plus oumoins lente du plaisir qui diffuse peu peu).

    Ainsi le plaisir esthtique semble d'une nature diff-

    rente de celle du plaisir sensuel en gnral. On peutramener toute notre analyse ce point : il semble tre leplaisir de la perception elle-mme, puisque le sujet semble

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    ne pas tendre quitter cet tat o il est tourn percepti-vement

    vers l'objet.Cependant, prcisment parce que les organes de la

    perception ne sont pas des organes de la jouissance, ilfaut bien considrer que la perception ne peut pas

    rendre compte elle seule du plaisir que procure lebeau. Or, si devant un objet que je trouve beau je ne mecontente pas de percevoir, et que cependant je ne cessepas de percevoir pour m'engager dans une pratique (deconsommation), que peut-on supposer sinon que serveille en moi une activit intellectuelle? N'est-ce pasd'ailleurs une vidence de mon exprience esthtiqueque le beau me donne penser, me fait rver, dclencheen moi un monde d'ides, de fantasmes, de mdita-tions? Mais comment une rflexion intellectuelle sur-

    venant sur ma perception peut-elle produire un plaisir,et un plaisir esthtique, conforme la description quenous venons d'en faire?

    Si ma rflexion me fait dcouvrir que ce que je per-ois est dsirable (pourrait me procurer une jouissanceou un bien quelconque) nous sommes ramens au casde l'anticipation de la jouissance sensuelle, et nous netouchons pas l au plaisir esthtique.

    Je peux tre amen rflchir sur le rapport del'objet peru avec ce qu'il est dsirable de faire en tantqu'tre de raison : dans ce cas, je dveloppe une r-flexion morale, et je peux y trouver un plaisir, maisc'est le plaisir de se tourner et de s'engager vers sondevoir plaisir moral et non esthtique.

    Je peux encore tre amen, par la perception del'objet, une vrit le concernant, et mme un en-semble de vrits ; je peux alors prouver du plaisir :plaisir de comprendre, d'enchaner mes mditations,d'avancer dans la rsolution de questions et d'nigmes

    qui me proccupaient. Mais nous appellerons, bondroit, cela unplaisir intellectuel, non unplaisir esthtique :en effet, j'ai cess d'tre tourn vers l'objet lui-mme,

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    mes penses l'ont pris pour point de dpart certes, maisprcisment ma pense en est partie, elle l'a aban-donn : cela manifeste que ce n'est pas lui-mme quime plat; si j'ai du plaisir ce n'est plus sa perception ;le sentiment que je peux fort bien prouver dans larverie, qu'il a dclench originairement, ne peut donclui tre rapport (mais sa pense) et je ne peux avoirle sentiment que ce plaisir indique une qualit de l'ob-

    jet lui-mme (sa beaut).La perception seule ne pouvant rendre compte de la

    jouissance esthtique, il faut bien supposer qu'elle d-clenche une activit intellectuelle, mais encore faut-ilque cette activit intellectuelle ne dtourne pas de laperception de l'objet : sinon comment croire que laperception de l'objet plaise? On doit donc supposerque, lorsqu'il y a plaisir esthtique, la rflexion intel-lectuelle ramne la perception de l'objet. N'est-ce pasce dont nous faisons l'exprience devant le beau?Quand je le vois, a me fait rver, mon esprit se met battre la campagne, un flux de souvenirs, de fantasmes,de suppositions, d'associations d'ides, monte monesprit. Si je m'y abandonne, c'est que j'y ai plus deplaisir qu' l'objet lui-mme (plaisir intellectuel). Si enrevanche, mes penses me ramnent l'objet lui-mme, comme par l'effet d'une force plus imprieuse,

    et si sa perception relance le flot de mes rveries, maissans que celles-ci ne puissent rsister au besoin de sereplonger encore dans l'apprhension de l'objet lui-mme, et cela dans un mouvement infini, alors le plai-sir que j'ai, je suis amen le rapporter l'objet lui-mme, puisque je ne peux m'loigner de lui ni l'ou-blier; je ne cesse de percevoir ou d'tre amen perce-voir, bien que, cependant, j'aie une autre activit quecelle de simple perception.

    Quand ce jeu de renvoi de la facult d'apprhender

    (ce que Kant appelle la sensibilit ) la facultintellectuelle (ce que Kant appelle l'entendement )et de celle-ci celle-l, chacune des deux dcouvrant en

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    elle-mme le besoin de l'autre, se poursuit indfini-ment, l irrsistibilitde l'attachement l'objet lui-mme manifeste assez qu'il y a l un vrai plaisir. Ladifficult reste cependant de comprendre comment etpourquoi se produit ce plaisir.

    On s'en approchera en notant que l'on voit bien

    pourquoi et comment en tout cas il n'est pas un plaisirparticulier li un organe spcial ; c'est un plaisir aussignral que possible, puisque les facults dont le jeu leproduit sont celles entre lesquelles l'homme se com-prend dans sa plus grande gnralit et sa plus grandediversit. Or c'est un lieu commun, aussi bien dans laphilosophie depuis Platon que dans la littrature ou larflexion populaire, que d'opposer, dans l'homme, lasphre du corps, de la perception, de la sensibilit, de larelation immdiate et par contact avec le concret, et lasphre de l'me, de l'esprit, de l'intellect, de la pensemdiate discursive et abstraite. L'opposition entre cesdeux sphres peut tre pense comme constituant ladifficult morale; si on les pense comme irrconcilia-bles cela dtermine en l'homme un dchirement tragi-que : leur conflit entrane toujours au moins une viemalheureuse, tenue de choisir entre faire la bte oufaire l'ange, la brute ou le spirituel; vie amoindrie dansles deux cas d'tre exile d'une part d'elle-mme.

    Or si le beau nous met dans un tat o ces deuxfacults humaines mal conciliables jouent l'une surl'autre s'appelant l'une l'autre, renvoyant chacunel'une l'autre, alors il n'y a pas chercher davantagequelle sorte de plaisir peut en venir : c'est le plaisir del'tre tout entierjouissant de lui-mme, exprimentantune promotion de sa vie incomparable avec aucun deces plaisirs (plaisirs des sens ou plaisirs de l'intelli-gence) dont la particularit proportion mme de leurforce accentue le dchirement de l'tre plaisir absolu

    pour l'tre humain. Plus l'objet sera beau, plus saperception stimulera elle-mme la facult intellectuelle, etplus la mditation, son tour se sentant incapable de

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    rendre compte d'un tel objet (plus riche que touteforme, que toute interprtation, que toute saisieconceptuelle et intellectuelle) exigera elle-mme que la

    facult perceptive scrute plus profondment l'objet, l'in-fini; et plus chacune de ces facults polaires del'homme semblera travailler pour le compte de l'autre,

    dans un accord spontan et ais.On comprend alors pourquoi dans le plaisir esthti-

    que il n'y a pas de consommation : ni destruction dusujet qui au contraire est promu dans chacune de sesfacults et dans leur accord libre et facile ni destruc-tion

    de l'objet, puisqu'il peut en face d'un sujet auxfacults reprsentatives stimules, exister, en quelquesorte, de plus en plus rellement.

    On comprend aussi pourquoi Kant dit que le beau estl'objet d'un plaisir dont on juge de faon toute dsintresse

    (Premier moment de l'Analytique du Beau cf. pour sonexplication dtaille le Commentaire de L. GUILLER-MITp. 68). Cela ne veut surtout pas dire que l'esthte,tout en tant dans un tat de jouissance pleine et pro-fonde devant l'objet beau, devrait se sentir en mmetemps d'une humeur apathique et morne. Ce seraitcontradictoire et absurde. Mais, si l'on comprend quela jouissance esthtique qui est tout ce qu'il y a deplus intressant et exaltant pour la vie! tient au libre

    jeu des facults reprsentatives et non la consomma-tion d'un objet, on comprend que l'existence de l'objetn'importe pas pour le jugement esthtique, mais seu-lement ce jeu : il s'agit seulement de savoir si lareprsentation de l'objet est accompagne, en moi, deplaisir (Critique de la facult de juger 2) c'est--dire,pour le dire autrement, si sa nature (* existence; 5) esttelle que c'est dans ce jeu libre et spontan des facultsreprsentatives, producteur de plaisir, que je le saisis.Si l'on voit en revanche un amateur manifester de

    l'intrt pour possder chez soi, par exemple, telleuvred'art, il ne s'agit absolument pas l d'un intrtesthtique; cela n'instruit en rien sur son got esthti-

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    que, mais relve de sa manire propre de dsirer poss-der en priv des moyens de jouissance.

    C'est cela que rsume le terme de contemplation ,dont Kant qualifie le jugement esthtique ( 5) : dansla contemplation il y a la fois l'ide d'une passivitdevant l'objet aucune pratique, ni aucun intrtvisant son existence et l'ide d'une activit du sujetscrutant et mditant ce qu'est l'objet (sa nature ).

    On a le sentiment, en face de ce qui estbea,que

    c'est l'objet lui-mme qui est beau. Devant lui, j'aienvie de dire : c'est beau , comme si sa beaut taitune qualit objective. Si j'ai envie de dire : je trouvea beau , a me plat moi , c'est que je ne suis passi enthousiaste que cela, ou que, habitu entendredire ou penser que tout est relatif, y compris la

    beaut, j'essaie de minimiser l'intensit de ce que jesens. En revanche, plus je trouve beau un objet, plus jesuis pouss dire : c'est beau .

    Ayant le sentiment que c'est l'objet lui-mme qui estobjectivement beau, j'ai le sentiment que tous doiventle trouver tel : autrement dit que le plaisir que

    j'prouve est ncessaire et universel (cf. les deuxime etquatrime moments de l'Analytique du Beau et le Com-mentaire de L. GUILLERMIT p. 74-80 et 97-104). Quand

    je suis devant un objet que je juge beau, j'ai envie d'en

    parler, de parler d'autres, de leur dire : regardez !comme c'est beau! Vous avez vu cela? et cela?... Sicette exprience est authentique, elle manifeste quelorsque je suis en face du beau, j'ai envie de communi-quer (la beaut fait parler, dit Platon dans le Phdre) :que je m'attends ce que mon sentiment soit partagpar les autres.

    Ce qui est remarquable, c'est que, lorsque je suisdans l'authenticit de la spontanit d'une exprienceesthtique, la communication laquelle je me livre en

    toute confiance n'est pas de l'ordre d'une argumenta-tion, mais se rduit l'nonc du jugement esthtique( n'est-ce pas que c'est beau? ) et je me contente

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    seulement en guise de toute justification de dire : re-garde ! (ou coute ! ) . L'analyse de l'objet relve dela critique d'art, qui n'a jamais rien fait trouver beaumais dcrit l'objet objectivement, c'est--dire prcis-ment pas comme quelque chose qui a une valeur esth-tique. Dans l'authentique exprience de la beaut, aumieux je dsigne les lieux, les moments o mon mo-tion est particulirement forte : l'autre n'a qu' voir ouentendre. Mais il n'y a pas de raison pour convaincre dansle got : on gote, on fait goter.

    Et effectivement l'histoire et la varit des cultures,et mme notre propre volution individuelle, montrentassez que le got varie. Ce que les uns jugent beau, lesautres n'en sont point d'accord; et moi-mme, mongot volue et varie. Kant ne cesse de souligner que

    l'universalit, la ncessit et l'objectivit que nous at-tribuons irrsistiblement ce qui est vraiment beau, nesont pas objectives, mais subjectives : il n'est pas ques-tion de penser prcise Kant que l'universalitdu suffrage sur la beaut soit un fait rel ( Critique de la

    facult de juger, 8). Il ne pourrait y avoir de relleuniversalit et ncessit du jugement esthtique que sicelui-ci se fondait rellement sur l'objet. Or ce qui ledtermine n'est pas l'objet lui-mme, mais la maniredont je le saisis : dans le jeu libre de mes facults

    reprsentatives (il n'est pas objet de perception simple,de connaissance par concept, ou de dsir). C'est ce jeuqui constitue le sentiment de beaut et produit le plaisiresthtique. Ce jeu de renvoi perptuel entre la percep-tion et l'intelligence (facult des concepts) signifie bienalors qu'aucun concept (aucune interprtation intel-lectuelle) que suscite en moi la saisie de l'objet, ne meparat adquat; et c'est cela qui nous renvoie scruterdavantage l'objet lui-mme pour y trouver d'autresmotifs de penser.

    Ainsi donc, devant la beaut, j'ai le sentiment quec'est l'objet lui-mme qui est beau et que tous doivent letrouver beau, mais ce n'est qu'un sentiment. Si j'tais

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    devant un objet de plaisir sensuel, je n'aurais pas cesentiment : si fort que j'aime les gteaux au chocolat, jen'ai pas le sentiment que tous doivent les aimer; et si

    j'aime les blondes aux yeux bleus ou les grands bruns,je sens immdiatement que ce plaisir que j'ai leurcommerce, il tient moi, il en dit plutt long sur moique sur leurs qualits propres.

    Cependant nous avons vu que l'exprience esthti-que, tout en me faisant attendre l'accord des autrescomme une sorte de ncessit lie l'objet, ne mepousse pas faire comme si c'tait vraiment l'objecti-vit de l'objet (des raisons fondes sur le concept qu'onpeut en former) qui dtermine ce sentiment : puisqu'ilne vient pas sauf dformation en gnral profession-nelle, de professeur ou de critique d'argumenter ou

    d'expliquer. Il faut donc penser que ce dont j'ai lesentiment de l'universelle communicabilit, quand jeme trouve en face de la beaut, n'est pas l'objet lui-mme et ses qualits objectives, mais le sentiment que

    j'prouve, l'tat dans lequel je suis : ce jeu infini desfacults reprsentatives qui produit ce plaisir particu-lier que l'on appelle esthtique .

    Aucune intuition particulire, ni aucune interprta-tion intellectuelle de l'objet ne peut me paratre univer-sellement et ncessairement partageable par autrui,

    puisque le prolongement indfini du jeu de mes facultsatteste que toute intuition et toute conception de l'objetsont, mes propres yeux, insuffisantes par rapport sarichesse. Le seul lment, en revanche, qui puisse meparatre s'imposer objectivement moi, c'est mon tatsubjectif (le jeu de toutes mes facults).

    Qu'est-ce qui fait que j'ai le sentiment qu'il y a danscet tat subjectif quelque chose d'universel qui en ren-dra le partage ncessaire par autrui? C'est que le foi-sonnement indfini des reprsentations (dans toute ma

    facult d'avoir des intuitions et dans toute ma facultd'avoir des conceptions) leur donne un tel largisse-ment, une telle gnralit (une universalit stricte-

    20 21

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    ment) que je ne peux que m'attendre ce qu'ellescorrespondent, gnralement, celles d'autrui;pourvu qu'il soit capable d'tre envahi par la mmegnralisation du jeu de ses facults reprsentatives.

    aRegarde cela! et a! et a? et a!... Si autrui possde la mme capacit gnrale ce que

    ses facults perceptives et intellectuelles jouent l'uneavec l'autre dans la recherche d'un jugement proposd'un objet, j'ai toute chance qu'elles s'animent commeles miennes (pas dans le dtail de leurs reprsentationsparticulires, mais dans leur exercice et leur animationrciproque gnrale).

    Bien sr, Kant le sait, autrui peut ne pas trouverbeau cet objet (il n'y a pas de fondement du plaisir dansl'objet lui-mme), c'est qu'il peut manquer de culture,de got, de disponibilit en gnral, ou ce moment-l,ou c'est peut-tre moi qui me suis tromp, victime d'unsentiment particulier. Peu importe d'ailleurs lequel desdeux se trompe puisqu'il ne s'agit pas, au vrai, de setromper ou d'avoir raison, car on est dans la subjecti-vit, de plein droit : il s'agit ici de jouir ou de ne pas

    jouir.Ce que je sentais en moi, devant cet objet, tait

    quelque chose d'une nature telle que j'tais en droit depenser qu'autrui devait la partager, que je pouvais lui

    proposer de la regarder, del'essayer,

    pourrait-on dire.Autrui peut ne pas s'y intresser, ne pas se mettre rver devant, je peux au moins m'attendre ce qu'ilreconnaisse que cela valait la peine qu'on s'y arrte unpeu. Ce que je fais, quand, devant la beaut, je suispouss la faire partager autrui, c'est supposer en luila mme disposition des facults de reprsentation

    jouer l'une avec l'autre librement; comme cette dispo-sition est ce qui permet en gnral le jugement (c'est--dire la capacit de trouver un accord entre une

    reprsentation particulire et une reprsentationconceptuelle gnrale dont elle est un cas ou un exem-ple), je me contente de supposer en autrui ce sans quoi

    QU'EST-CE QUE LA BEAUT?

    il ne serait pas mon semblable (du point de vue de lacapacit gnrale de penser), ce pourquoi Kant appellecette disposition un sens commun : c'est--dire quise retrouve en tous (cf. le Commentaire de L. GUIL-LERMIT

    p. 98-101 et p. 131). On voit donc comment,lorsque je jouis du jeu libre de toutes mes facultsreprsentatives, je jouis de ce qui me fait capable de penser(juger)en gnral, c'est--dire, par l-mme,(puisqu'il ne s'agit pas ici d'tre capable de penser ceciou cela, ce qui peut toujours dterminer des diffrencesentre les hommes) ce qui me fait semblable autrui commesujet conscient et pensant et capable de lui faire parta-ger mes penses et tats de conscience.

    Nous pouvons reprendre et complter alors notreanalyse de plaisir esthtique : il est, avons-nous dit,

    plaisir de sentir l'unit de notre tre malgr la division desdivers niveaux de conscience, plaisir de sentir la com-munication spontane (sans rgle) des diverses facultsen nous; nous voyons qu'il est plus que cela en mmetemps :plaisir de sentir notre unit avec autrui malgr ladistance qui nous spare les uns des autres, plaisir desentir la possibilit de communication spontane (sansrgle) avec autrui. Ainsi, lorsque, en face d'un objet, lanature des reprsentations qu'il dtermine en moi parle libre jeu sans fin de toutes mes facults reprsentati-

    ves est telle que je sens qu'elles doivent tre partagea-bles par autrui, c'est alors que j'prouve authentique-ment le plaisir li la beaut ( Critique de la facult de

    juger, 9).On voit, enfin, pourquoi on ne peut qu'avoir le sen-

    timent que la beaut est ce par quoi un objet manifesteune finalit (cf. le troisime moment de l'Analytique du

    Beau et le Commentaire de L. GUILLERMIT p. 81-97) :puisque l'objet beau est ce qui semble faire fonctionnerd'elles-mmes nos facults (sans effort de notre part),

    et cela sur le mode d'un accord entre elles (qui nes'accordent pas d'ordinaire sans travail) qui dtermineaussi un accord entre les diverses subjectivits (qui ne

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    s'accordent pas d'ordinaire sans peine ni sans rgles),on peut bien dire qu'il apparat comme merveilleuse-ment et miraculeusementfait pour nous : fait pour tresaisi par nous et nous saisir individuellement dansnotre totalit et notre unit, et collectivement dans

    notre communaut.Mais pour autant que le jeu de nos intuitions et vienos conceptions est infini (dure indfiniment) et quenous ne pouvons dterminer aucunement la fin quepoursuivrait l'objet beau, nous ne pouvons en avoirune reprsentation dfinie. Nous avons le sentimentque l'objet, s'il est beau, est organis de manire tellequ'il est fait pour nous plaire, mais comme nous n'enavons aucune reprsentation objective, nous ne pou-vons en assigner aucune comme fin. Sans arrt nous

    avons le sentiment que nous dcouvrons son organisa-tion propre, c'est--dire sa finalit interne, et sa finalitpar rapport nous (le fait qu'il nous donne du plaisir)mais sans cesse le jeu continu des facults le rorga-nise et nous le fait apparatre diffrent dans sa relation notre plaisir.

    2. L'analyse kantienne et lesuvr sd'art.

    Nous comprenons par une telle analyse comment ilestpossible que l'homme prouve ce plaisir particulier

    qu'est le plaisir esthtique. Mais cette explicationn'est-elle pas trop gnrale (et abstraite) ? Il n'y aquasiment aucune rfrence une

    uvre

    d'art dans laCritique de la facult de juger esthtique et les rares exemplesdonns sont apparemment bien peu artistiques. C'estque Kant ne fait pas une thorie des objets beaux (dansla Nature ou dans l'Art), mais tout son effort est pourmontrer que le beau n'est pas rellement dans les objets,mais renvoie au sujet qui le saisit ( la manire dont unsujet le saisit). Mais cela signifie-t-il que l'analyse kan-

    tienne ne puisse nous servir rien pour comprendre c equ'il y a dans l'oeuvre d'art (ou dans une belle chose engnral) ?

    LA BEAU T DANS L'ART

    Au contraire, l'analyse kantienne du sujet qui saisitla beaut en face d'une

    oeuvreest d'une utilit plusimmdiate et plus universelle que toute tude savante(l'explication de texte scolaire, la critique littraire, musi-cale, picturale, etc...) ; car une telle tude nous rensei-gne au mieux sur la nature matrielle, technique,

    idologique, historique, sociale, etc... de l oeuvre,d'unemanire qui peut tre exacte et intressante, mais ellene nous dit pas pourquoi elle est belle (ou non), ni quoi il faut s'attacher dans

    l eeuvre pour en saisir labeaut. Les

    oeuvresd'art sont d'une varit infinie etl' histoire de l'art ne peut que nous le montrer; elle nepeut en revanche nous dire pourquoi ces oeuvres sontprcisment des oeuvres d'art, elle ne permet mme pasen elle-mme de se poser la question. L'analyse kan-

    tienne ne remplace pas, bien sr, ce type d'tude ob-jective de l eeuvre,mais elle indique comment il faut s'yrapporter et ce qu'il faut regarder (ou couter) dansl'oeuvre, quelle qu'elle soit, pour risquer d'y trouver unplaisir esthtique et pour que mon jugement soitauthentiquement esthtique; or ne pas traiter une

    oeu-

    vre d'art d'un tel point de vue, c'est ne mme pasexaminer ce qu'elle prtend tre.

    D'abord,l oeuvre belle n'est pas celle qui suit un

    canon, une rgle, une technique, un got tabli ( le

    bon got social), quels qu'ils soient. Elle n'est belleque pour celui qui la trouve telle, et quel que soit lenombre de ceux qui la trouvent belle; pour celui qui nela trouve pas telle, elle ne le sera pas. Une

    oeuvreestbelle quand plaisir trs particulier elle fait rverde cette rverie veille o on ne cesse, en mme temps,de chercher regarder l'objet lui-mme et d'avoir latte remplie d'autres choses que de l'objet lui-mme, etqui l'excdent, mais comme pour mieux le faire saisir.Et cela vaut quels que soient l'art ou la forme d'art dont

    il s'agit : art littraire et de type symbolique et repr-sentatif, ou bien art abstrait , non figuratif o lasignification a tendance s'effacer comme dans l'art

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    moderne. La thorie kantienne permet de comprendreaussi bien chacune de ces deux formes, dont le conflitrecouvre l'volution la plus moderne de l'art, et desaisir la ncessit de ce conflit de tendances.

    1) L'art reprsentatif et symbolique :l'exemple de la littrature.Avec l'analyse kantienne, on comprend que, devant

    une uvrelittraire : pome, pice de thtre, ou ro-man, ce ne soient ni la correction de la langue, ni lavrit de ce qui est dit, ni sa moralit, ni non plus soncaractre immoral ou contraire aux conventions, nil'agrment en soi de ce qui y est voqu, qui en fassentla beaut (les oeuvres thses ennuient l'esthte et

    sont un contre-sens artistique). Ce n'est pas cela que jeprends en considration pour soi, lorsque je trouvebelle une oeuvrelittraire. Ce n'est donc pas cela que jedois examiner pour soi, si je m'interroge sur la valeuresthtique. Mais je la trouve belle, si elle me fait rver.

    C'est pourquoi certains thmes, parce qu'ils fontrver facilement les hommes, parce qu'ils renvoient ce qui fait leur vie la plupart, sont particulirementtraits en littrature : l'amour en est l'exemple le plusclair peut-tre; il est indfiniment le thme des pomes

    et des romans les plus pauvres et les meilleurs. C'estque tout amour, simplement voqu, m'appelle ai-mer, ou me rappelle les amours que j'ai eues ou que jen'ai pas eues. Il n'y a pas besoin qu'on m'en parle demanire bien complique pour que mon esprit se mette battre la campagne : alors, si on m'en parle bien !

    En ce sensL'Invitation au voyage de Baudelaire est unpome d'amour, mais en mme temps une sorte d'artpotique en tant qu'il lie le thme de l'amour ( Aimer loisir/Aimer et mourir ) au thme du voyage : aimer fait

    voyager l'esprit, fait songer la douceur d'un autrepays, d'autres pays, d'autres demeures (bateaux, de-meures dormantes mais aussi d'humeurs vagabon-

    L'ART SYMBOLIQUE

    des) ; l'amour fait penser l'ambigut mme del'amour (il n'est pas sans tre aussi autre qu'il sembletre) : la fiance est aussi

    soeur;l'autre - pays de la v ied'amour est aussi un pays o mourir d'amour; il n'estcependant pas seulement le pays du soleil couchant,car l'amour parle, autant que de mort, de naissance :

    les splendeurs orientales , disent, mais en secret ,que c'est de sa langue natale que l'me y cherche ladouceur. En secret , car cet ailleurs, et cette altriten gnral, que qute l'amour, sont en un sens indicer-nables de la plus grande identit soi-mme, et dusentiment, quand on aime, d'tre, dans l'clatementhors de soi, tout d'une pice. Le pome montre donc cequi fait que l'amour est un thme potique, c'est--direqui a de la facilit faire rver; mais prcisment il nele dit pas : il suggre d'y songer .

    Mais si le thme mme de l'amour a de la propension me faire rver par lui-mme, qu'est-ce qui diffren-ciera, du point de vue de la valeur esthtique, les diverspomes ou romans qui m'en parlent?

    Dansl eeuvre mdiocre c'est ma propre capacit

    rver sur l'amour, sur mes amours, qui est l'essentiel dema rverie, non

    l oeuvre elle-mme : c'est pourquoi leroman d'amour mdiocre est celui qui est suffisam-ment pauvre et gnral (abstrait) pour que ce soit mavie affective qui le remplisse, ma propre vie que je viveet revive le lire. Aussi vais-je si j'aime les romansd'amour , en ce sens ne cesser d'en lire de nou-veaux (aussi peu nouveaux les uns que les autres). J'enconsommerai : de tels romans, il y a des collections toutes prtes. Les auteurs eux-mmes en crivent, sou-vent, des sries .

    En revanche,l oeuvre d'art sera celle qui m'arrtera,

    qui me retiendra et me rappellera auprs d'elle. Le beauroman d'amour sera celui qui, tout en tant assezuniversel pour que, autant qu'un autre, je puisse ytrouver ce qui me parle , en mme temps me ram-nera saparticularit, comme quelque chose de

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    prcieux pour moi et que je ne peux dcouvrir qu'ensoutenant mon attention sur lui-mme. On comprendde la sorte que le beau roman, la belle oeuvredramati-que ou le beau pome d'amour, voil la chose la plusdifficile qui soit, prcisment cause de la capacitqu'a l'amour nous faire rver, nous renvoyer

    nous-mmes. Or c'est lorsqu'il y a renvoi perptuel dela rverie l ceuvre-mmequi nous fait rver, qu'il y a,au sens exact, sentiment de la beaut. On voit bien quecette capacit d'une oeuvre renvoyer aux rves, auxsouvenirs, aux attentes, aux fantasmes du lecteur, touten le ramenant sans cesse elle-mme, de faon fasci-nante, dpend, selon le lecteur et mme pour le mmelecteur, de toutes les conditions qui l'affectent. C'est letalent propre de chaque artiste, chaque fois, de trouver,dans chaque oeuvre,comment produire cet effet. Lesdiverses manires dont les diffrentes oeuvresy par-viennent sont ce qui constitue l'histoire de l'art dansces genres. Ne prenons pas d'exemple nouveau quiallongerait notre rflexion par la ncessit de procder une nouvelle analyse d'oeuvre; restons-en au seulexemple du pome de Baudelaire.

    L'Invitation au voyage est un texte qui peut paratreintelligent ou arbitraire, si on examine en lui la vrit etla cohrence des thmes que nous en tirions tout

    l'heure, par exemple. En revanche, il parat beau,

    strictement, seulement si ces thmes ne paraissent pasexposs et articuls comme tels, mais si, comme nousl'avons dit, il y fait songer. Encore faut-il que cettesongerie ne vienne pas seulement de ma capacit ou demon got pour la rflexion sur l'ambigut et l'ambi-valence de l'amour, mais qu'elle procde, ds l'origine,du pome lui-mme et que le monde de rflexionsqu'elle fait clore me tourne vers une saisie toujoursplus aigu de la suite de l'oeuvre elle-mme. Le pome

    me parat beau si cette gerbe de rflexions qui s'estouverte et lie au cours du droulement du pome,continue, la fin, de me sembler, non pas tre le fait de

    L'ART ABSTRAIT

    ma seule originalit, mais renvoyer, et me renvoyer, aupome lui-mme : il faut que j'aie le sentiment que ce quoi je suis amen rver soit li la manire mmedont c'est dit ou, pour le dire autrement, que lamanire particulire dont ce fut dit est la seule manireou, au moins, une rare manire, de l'exprimer.

    Or, prcisment, le pome, ds le dbut, suggrel'ensemble des thmes, que nous avons relevs, del'ambigut de l'amour et du jeu du mme et de l'autre,que de mille manires il rveille en nous. Puis le mou-vement du texte consiste en un jaillissement d'images,allant au devant de notre rverie, puisqu'il dveloppe,en les dtaillant, ses suggestions initiales. Mais, enmme temps que la richesse des images du pomerivalise avec celle de notre rverie (vitant ainsi que lalibert de cette rverie ne l'loigne de son motif initial),

    la rptition du refrain ( L tout n'est qu'ordre etbeaut I Luxe, calme et volupt , contenant en lui-mme la fois l'ide de rgularit ordonne et celle dedbordement) ramne, dans la forme et le contenu,comme ternellement, au sentiment de l'identit de ceflux imaginatif.

    Nous pourrions continuer dtailler la manire dont l'intrieur de chaque strophe, de chaque vers, l'uni-que et multiforme thme est prsent : variant sur lesmoyens de le suggrer sans jamais aucun expos com-parable aux noncs par lesquels nous sommes en trainde tenter de le dsigner. On peut trs bien lire ce pomesans que s'anime en soi le jeu de cette mditation et dela fascination pour la manire dont le texte lui-mme larelance et la domine sans cesse, mais on ne le trouvebeau qu' proportion de l'veil de ce jeu en nous.

    2) L'art non reprsentatif :l'abstraction dans l'art moderne.

    On voit que ce que nous venons de dire propos desarts littraires et plus particulirement de la posiepeut aussi bien s'appliquer aux autres arts; encore

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    faut-il qu'il y ait du sens en eux, pour que cette manireoblique, pour ainsi dire, de le communiquer puisses'exercer : peinture, sculpture, musique, danse, etc...nous mettent en prsence de la beaut lorsqu'elles nousdonnent penser, c'est--dire lorsqu'elles renoncent nous dire explicitement quelque chose, mais que ce

    qu'elles nous donnent voir ou entendre ne nouslaisse pas sans penser, mais ne nous laisse pas non plusnous loigner d'elles-mmes. C'est ce qui dtermine lecaractre symbolique de l'art : en donnant voir ou entendre, il donne penser; il communique un senssans l'exposer directement et immdiatement.

    Mais le problme est de savoir comment les arts nonlangagiers en eux-mmes, peuvent nous donner pen-ser. Si nous considrons la musique o il n'y a pas detexte (comme dans l'opra, le Lied, la chanson) ou quine se manifeste pas comme illustration d'un texte oud'une ide (comme le pome symphonique ou la musi-que imitative ), si nous considrons la musiqueelle-mme autrement dit, s'agit-il de penser ou bien depercevoir les rapports divers entre les sons? Les pen-ses et les rveries qui peuvent alors nous venir l'audition de l oeuvre semblent ne pas venir de l'oeuvreelle-mme; mais alors, elles ne peuvent tre dites es-thtiques : elles oublient l ceuvre elle-mme, elles nousexilent de l oeuvre elle-mme dans nos penses et nousen apprennent plus sur celles-ci que sur celle-l. Cer-tains pourraient dire que c'est bien l ce qui diffrenciela musique comme art, des essais sonores sans intrtesthtique. Mais il se trouve que ce serait invaliderquasiment toute l'volution moderne de la musique.La musique qu'on dit moderne se caractrise, en effet,si on simplifie l'extrme, comme purs rapports desons indpendants de toute intention de signification(cf. par exemple, Pierre Schaeffer : Trait des objets m u-sicaux. Le Seuil, 1966). L'esthtique kantienne nouspousserait-elle rejeter ainsi l'volution de la crationmusicale moderne et justifier ce sentiment, aussi

    L'ART ABSTRAIT

    vieux que l'histoire de la musique elle-mme, que cequi se fait depuis quelque temps, ne vaut plus ce quel'on faisait nagure encore et a dcidment renonc labeaut t ?

    Ce serait d'autant plus grave que la musique n'estpas le seul art o la modernit chapperait au kantien.

    La danse moderne semble renoncer galement authme du ballet comme destin faire suivre cha-que moment de son droulement, pour devenir un pur

    jeu de figures, de gestes, de mouvements, de rapportsstatiques ou dynamiques de corps, entre eux et avecl'espace du spectacle.

    Lapeinture moderne qui se veut non figurative estun art qui (se disant abstrait mais comme la musi-que se dit concrte parfois) renonce reprsenter

    les choses et manifester une signification.On pourrait mme voir dans la littrature et plusparticulirement laposie, le mme mouvement mo-derne vers le renoncement l'expression d'un sens, auprofit d'un pur jeu de mots ou de sons.

    Mais ce qui est remarquable est que la Critique de lafacult de juger permette de comprendre particulire-

    ment bien notre rapport l'art moderne d'o le sens etla reprsentation sont le plus exils, et c'est plutt l'artreprsentatif symbolique qui pose un problme

    d'authenticit et de puret. En effet, ce qui caractrisetoute l'analyse kantienne c'est qu'elle a la forme d'unconstat d'absence comme le dit L. GUILLERMIT p.101 qui tient essentiellement un effacement de

    1)Il est certain que les propos de certains artistes, et pas seule-

    ment dans la musique, peuvent sembler le confirmer. Mais la divi-sion du travail permet, sans outrecuidance, de penser que ce qu'abesoin de dire un homme engag dans un effort de cration, n'exigepas de penser qu'il a le point de vue le plus objectif sur ce qu'ilproduit effectivement. Si un philosophe a rarement manifest untalent artistique, on ne voit pas pourquoi un artiste serait tenu demanifester le talent dans l'expression de la vrit qu'on est en droitd'attendre d'un philosophe.

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    l'entendement . Le plaisir esthtique est celui qui est li la simple apprhension de la forme d'un objetde l'intuition, non rattache un concept en vue d'uneconnaissance dtermine ( Critique de la facult de juger,int. 7, p. 36) ; le pur plaisir esthtique est celui quel'on prend au pur jeu des formes dpourvues en elles-mmes de toute signification, c'est--dire ce que l'ontrouve dans les beauts libres : celles qui, par oppo-sition aux beauts adhrentes , ou fixes ne sontlies aucun concept, aucune signification, aucuneutilit ni finalit (cf. Louis GUILLERMIT p. 88-91) :

    Des fleurs sont de libres beauts naturelles. Ce quedoit tre une fleur peu le savent hormis le botaniste etmme celui-ci, qui reconnat dans la fleur l'organe de lafcondation de la plante, ne prend pas garde cette fin

    naturelle quand il en juge suivant le got. Ainsi aufondement de ce jugement il n'est aucune perfection dequelque sorte, aucune finalit interne, laquelle serapporte la composition du divers. Beaucoup d'oiseaux(le perroquet, le colibri, l'oiseau de paradis), une foulede crustacs marins sont en eux-mmes des beauts,qui ne se rapportent aucun objet dtermin quant sa fin pour des concepts, mais qui plaisent lib;ementetpour elles-mmes. Ainsi les dessins la grecque, desrinceaux pour les encadrements ou sur des papiers

    peints, etc..., ne signifient rien en eux-mmes ; ils nereprsentent rien, aucun objet sous un concept dter-min et sont de libres beauts. On peut encore rangerdans ce genre tout ce que l'on nomme en musiqueimprovisation (sans thme) et mme toute la musiquesans texte . ( Critique de la facult de juger, 16, p. 71).

    Les exemples que prend Kant peuvent tonner parleur caractre modeste eu gard la grandeur et larichesse du sujet dont il traite car il n'en donne gured'autres dans toute la Critique de la facult de juger et

    on la trouve cause de cela, parfois, bien abstraite pourune thorie esthtique. Mais, sans doute, cela tient aufait que pour Kant il n'y a pas de diffrence entre

    L'ART ABSTRAIT

    beaut dans la nature et beaut dans l'art, et qu'aumoment o il crit, l'histoire de l'art n'a pas encoreproduit les

    oeuvresqui correspondent l'analyse qu'ilrussit cependant raliser. Celle-ci constitue, en effet,le fondement thorique de la modernit dans l'art(dans tous les arts), dans la mesure o la modernittient l'effacement de la signification et de l'intellec-tualit dans l'oeuvre et la promotion d'un pur jeu,valant pour et par soi-mme, de formes (entenduescomme relations de sensations et relations de rela-tions). Si la thorie kantienne peut paratre abstraitepar rapport l'art, c'est que, de manire extraordi-naire, elle a prcd la production des

    oeuvresdont ellesemble tre le fondement le plus remarquable.

    Les exemples que donne Kant sont donc les plusadapts et les plus parlants pour une thorie de labeaut pure : pour le dire d'une manire brutale etli mite, je trouve belle une

    oeuvrequand j'y vois un purjeu de formes sans signification donne, comme dansune frise, un rinceau, et on peut ajouter les exemples delaRemarque gnrale sur la premire section de l'Analytique (p.83), une flamme vive, un ruisseau, et encore les nuages,les fumes, les carrelages aux formes alatoires, lesdgradations d'un vieux mur, l'ingale patine d'un toitde tuiles uses, l'irrgulier damier des toits d'un village

    vu de loin ou vu d'un avion, les dgrads de feuillagesd'une fort, surtout en automne, etc... Entendons quelorsque

    l oeuvre a une telle structure, elle peut tretrouve belle, c'est--dire dclencher et entretenir le

    jeu libre et sans fin des facults reprsentatives. L'artmoderne dcouvre que c'est dans ce jeu de formes querside tout ce qui a valeur et efficacit esthtiques, etnon dans la reprsentation et la signification : d'o uneproduction de toiles, de sculptures, de demeures, deballets, de musiques, de pomes, de romans mme,

    o il n'y a rien chercher d'intressant (aucune signifi-cation, aucune reprsentation) d'autre que l'quiva-lent de tels jeux de formes.

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    Tandis que, dans une oeuvre reprsentative, commedans tout objet du monde ordinairement peru, onpeut distinguer, seulement pour l'analyse, une matirequi est indtermine, et une forme dont la matire est lecontenu et qui lui donne sa spcification (figure etdtermination), ici,

    l oeuvre

    apparat la fois, matirede part en part, et forme de part en part : aucune formene parat dcisive et dfinitive en tant que l oeuvre estpur jeu de formes; mais c'est dire, qu'en mme temps,ce jeu de formes infini parat une pure matire qu'au-cune forme n'arrive fixer et dfinir jamais. C'est unematire dont le grain est forme et un jeu de formes quipermet la matire d'apparatre elle-mme toutmoment (et l'exige mme). On peut dire de la sorte quedans l'art moderne, et dans tous les objets qui permet-tent le pur jeu des facults reprsentatives esthtique-ment plaisant, la forme et la matire, qui d'ordinaire sedonnent ( saisir) de manire indiscernable si ce n'estpour l'analyse intellectuelle, se manifestent chacunedans une prsence, fugitive, mais comme naissante etoriginaire, et valant pour soi-mme.

    3) La signification dans l'art.Mais alors, si, selon l'analyse kantienne, l oeuvre

    d'art et l'objet beau en gnral sont ce pur jeu de

    formes qu'aucune signification ni aucune reprsenta-tion n'arrive fixer, tel qu'on peut le voir dans lesexemples qu'il donne ou dans les productions moder-nes abstraites des divers arts, cette conceptionn'est-elle pas trop restrictive par son exclusion de lasignification, et incapable de comprendre l'art o lasignification intervient? Nous avions cru, pourtant,prcdemment, suivre l'analyse kantienne pour com-prendre le plaisir esthtique que l'on peut prendre une oeuvre littraire symbolique. Il faut donc essayer

    de saisir comment cette analyse peut rendre compte deces formes apparemment incompatibles de l'art; maisil faudra aussi, alors, expliquer pourquoi les exemples

    LA SIGNIFICATION DANS L'ART

    que Kant utilise dans la Critique de la facult de juger sontsi abstraits .

    a)Le pur jeu des formes.Ce qu'il faut voir c'est que la signification n'est

    jamais vraiment absente dans une exprience esthti-

    que; au contraire elle est foisonnante; seulement ellen'est jamais non plus fixe et dfinitive. Comme pur jeude formes,

    l ceuvre d'art abstraite n'est pas seule-ment matire de part en part, mais matire fourmillantde part en part de formes, c'est--dire de reprsenta-tions et de significations possibles; seule restriction : lasignification n'est jamais arrte et dfinie. De tellesoeuvres ou de tels objets font rver et mditer sans fin.Kant l'explique d'un point de vue psychologique dansl'Anthropologie ( 3 p. 51-52, trad. Foucault, Vrin,

    1970) : Des formes changeantes et mobiles, sans aucune

    signification qui puisse susciter l'attention le flam-boiement par exemple d'un feu dans la chemine ou lestourbillons et les remous d'un ruisseau coulant sur lespierres occupent l'imagination : elle joue dans l'es-prit avec une masse de reprsentations d'un tout autregenre (que celles de la vue) et se plonge dans la mdi-tation. Mme la musique, pour celui qui ne l'coute pasavec une oreille de connaisseur, peut mettre le philoso-phe et le pote dans une disposition o, selon ses acti-vits et son got particulier, il peut saisir au vol despenses que, seul dans sa chambre il n'aurait pas cap-tes avec autant de bonheur .

    Kant propose l'explication suivante : Quand unemultiplicit, incapable d'attirer sur soi aucune atten-tion, dtourne les sens d'une impression plus forte, lapense n'est pas simplement facilite, mais elle estaussi vivifie dans la mesure o elle a besoin d'uneimagination plus tendue et plus soutenue pour donnermatire aux reprsentations de son entendement. Puis ayant rapport le cas de cet avocat qui, priv dubout de ficelle avec lequel il jouait inconsciemment

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    d'habitude, en plaidant,perdit lefil de son discours ilajoute : limite strictement une sensation, la sensi-bilit ne peut prter attention ( cause de l'accoutu-mance) aucune sensation diffrente ou trangre; ellene peut donc tre distraite; mais l'imagination peut par

    l se maintenir d'autant mieux dans sa marche rgu-lire.

    Nous voyons par cette analyse comment peut trecomprise laperception d'un objet tel que ceux qui d-clenchent et entretiennent le jeu de l'imagination et del'entendement dans le jugement esthtique pur. Devantles flammes d'un feu ou les ridelles d'un ruisseau mur-murant (mais cela vaudrait aussi pour la saisie d'uneoeuvre

    d'art moderne abstraite et non figura-tive ), je ne perois aucune sensation plus particuli-

    rement qu'une autre, parce qu'elles sont trop ressem-blantes les unes aux autres : ce qui fait que je suisfascin (comme hypnotis) par le caractre d'identitrptitive et insistante de ce que je perois (je ne peuxfaire attention rien d'autre), en mme temps que parsa nouveaut incessante qui est un lment attrayant.Il s'en suit un double effet sur la pense : d'une part,dtourne de faire attention rien d'autre, elle estpousse rapporter l'objet tout ce qu'elle pense; et,d'autre part, elle est incite imaginer beaucoup prci-sment par l'association de la richesse des formes qui seprsentent et par leur absence de signification objec-tive. On voit ainsi que les oeuvres d'art abstraites (au mme titre que ces objets que cite Kant) ne mri-tent d'tre appeles informelles qu'au sens o au-cune forme ne finit par les fixer et les dfinir; mais ellessont, en fait, un pur jeu de formes, c'est--dire provo-cation inpuisable la signification et la rveriemditative.

    b) L es belles choses et les belles apparences des choses.

    Le sens n'est donc pas plus exclu de la beaut(des produits de la nature ou de l'art) par l'analysekantienne qu'il ne l'est des oeuvres modernes abs-

    LA SIGNIFICATION D A N S L 'A R T

    traites . Mais si cette analyse en restait l, elle neserait pas valable pour l'exprience de l'art et la beauten gnral : elle ne serait que la justification d'une tenta-tive rcente de l'histoire de l'art et d'objets dont lavaleur esthtique peut sembler mineure (les feux, les

    ruisseaux, les frises et les productions des arts dcora-tifs). En effet, ce point de l'analyse nous voyons ce quel'art moderne nous fait saisir avec clat : l'homognitprofonde de la perception esthtique et de la crationesthtique. En un sens, il n'y a pas de diffrence entreelles deux : pour concevoir les deux, il faut penser lamme activit de l'imagination et de l'entendement

    jouant sans fin avec les formes et la matire jusqu' lesrendre, en quelque sorte, quivalentes et coexistensives.

    Mais il faut bien cependant aussi assigner leur dis-

    tinction : c'est que percevoir esthtiquement est pluttrecrer que crer. Il faut bien qu'on puisse comprendrece qu'est la ralit (l'objectivit) de l'oeuvre d'art et dela beaut en gnral : car la rflexion esthtique, si librequ'elle soit, constitue la saisie d'un objet (Kant souli-gne que, devant la beaut, nous avons le sentimentncessaire qu'elle est une qualit de l'objet lui-mme),mme si ce n'est pas sur le mode de la perceptionobjective. Il y a l de quoi reconnatre la pertinence dela distinction que fait Kant (fin de la Remarque Gnrale

    sur la premire section de l'Analytique p. 83, cf. Commen-taire de GUILLERMIT p. 103) entre les belles apparen-ces des choses et les belles choses .

    Or les deux exemples de belles apparences qu'ildonne sont le feu et le ruisseau, c'est--dire prcis-ment des objets qui suscitent, de manire caractristi-que, le jeu pur des facults reprsentatives. C'est que lefeu et le ruisseau ne sont pas, en tant que je les perois,des choses dtermines en elles-mmes

    ce n estjamaisle ruisseau, comme ralit dtermine que je perois,

    mais un passage d'eau, de formes rideles, de bruits,etc. de mme pour les flammes du feu) ; ce que j'enperois ne me permet pas ainsi d'en saisir (ft-ce sur ce

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    mode dtourn et oblique qu'on appelle esthtique) laralit (totale), mais me met plutt en situation decration potique authentique (je cre mon feu, mon ruis-seau dans le jeu de l'imagination et de l'entendementqui est stimul par ce que j'en saisis). Plaisir esthtique

    pur, donc, dans ce cas, mais de la cration, non de laperception. C'est par mon regard (ou mon coute) quela chose apparat belle; c'est moi qui cre (invente) sabeaut.

    En revanche, on dira que je suis devant une chosebelle en elle-mme, lorsque le jeu de mes facults repr-sentatives me fera effectivement saisir sa ralit propre etnon pas l'inventer potiquement. On voit de la sorte que lalibert du jeu des facults reprsentatives a beau ex-clure le recours la forme dfinie et au concept dter-

    min, elle n'en est pas moins (sauf tre crationpotique) saisie de l'objet lui-mme (de la ralit del ceuvreelle-mme, dans le cas de l'art) ; c'est direqu'au fur et mesure qu'elle s'exerce, la rflexionesthtique constitue peu peu mme si elle n'en a

    jamais fini une reprsentation de l'objet (de l oeu-vre ,

    une saisie de sa forme, de ses significations le caschant, pourvu que l'objet soit dtermin.

    Ainsi l'analyse kantienne ne constitue pas seulementunejustification de la tendance abstraite de l'art

    moderne; elle en est plutt lefondement critique, au senso elle en montre aussi les limites : une oeuvrepure-ment abstraite, c'est--dire telle que rien (aucune si-gnification, ni aucune forme) ne s'en dgagerait plusobjectivement qu'autre chose, et qui permettrait unerverie interprtative purement arbitraire (comme unefrise grecque, les flammes d'un feu, ou un carrelageirrgulier), serait un motif potique plus qu'une oeuvred'art (ce qui d'ailleurs n'a bien sr rien de pjoratif). Jesuis en revanche devant une oeuvre d'art (ou en gnral

    une chose belle) lorsque, d'une certaine manire, lecours de mes rveries et de mes interprtations formel-les renvoie la chose-mme saisie. On voit donc com-

    LA SIGNIFICATION DANS L'ART

    ment, mme au niveau du jugement esthtique le pluspur, il ne s'agit pas d'interprter l'effacement duconcept et de la signification comme une absence pureet simple, mais de comprendre que la signification estce vers quoi, dans l'art, on va indirectement travers un

    jeu des facults qui est sans fin.Kant ne justifie donc pas telle ou telle forme (histori-

    que) de l'art l'exclusion d'autres; il permet, en revan-che, de comprendre comment des formes diffrentes,fondes sur des conceptions diffrentes de l'importanceapparente de la reprsentation, de la signification etdes ides, des formes et de la matire, etc., peuvent treidentifies et authentifies comme esthtiques : dans lamesure o le jeu des facults reprsentatives y est central,et o c'est par lui que tout arrive, le plaisir, et les

    significations plus ou moins dtermines et claires mais jamais entirement vers lesquels on chemine.Si, en face d'un objet, le jeu de mon imagination et demon entendement me fait rver sans rapport avec cetobjet, je ne le saisis pas, lui-mme dans ce qu'il peutavoir de beau, mais jepotise partir de lui; mais si jesaisis sa ralit peu peu sans toutefois qu'il soitpossible jamais d'aller jusqu'au bout au cours de marflexion esthtique, tandis que mes facults reprsen-tatives jouent librement et pour ainsi dire potique-

    ment, alors c'est bien de la chose-mme que je saisis labeaut.

    c)L'exprience authentiquement esthtique des choses ou deso e u v r e sexplicitement lies de la signification.

    Il n'est pas ncessaire quel ceuvred'art (ou l'objet)

    soit dpourvue (en elle-mme) de toute signification (etmme, il faut qu'elle ait un minimum de sens ou moinsde forme dtermine en gnral) pour qu'elle puissetre trouve belle elle-mme; mais il faut que ce qu'elle

    autorise d'interprtation (de forme) soit saisi traversle jeu libre des facults reprsentatives, c'est--diresans tre donn d'avance, ou comme s'il ne l'tait pas.

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    C'est ce que Kant dit, lui-mme, des objets quidevraient ne pouvoir tre saisis que comme des beauts adhrentes (ou fixes) , c'est--dire dpen-dants d'un concept comme, par exemple, une belle

    femme ou une belle demeure; en principe une femme n'estpas juge belle en gnral et de manire indtermine,mais du point de vue de ce que peut (voire, doit) treune femme; tandis qu'il serait dplac d'un tableau (ceserait nier l'histoire de l'art), ou d'un paysage (ce seraitnier la diversit de la nature), de s'attendre ce qu'ilsoit tel ou tel; aussi il est beau et non pas beau pourun tableau ou beau pour un paysage . Mais ce quiest beau chez une femme pourrait tre choquant chezun homme ou une petite fille, et inversement : leconcept, ou l'ide de femme est ce dont dpend (ce quoi est adhrente , ce qui fixe ) la possibilit dela beaut chez une femme. De mme quand je juged'une demeure, c'est comme difice, par principe, que je

    juge de sa beaut, et non, d'abord, en gnral : car ce quiconstitue un beau palais choque si on prtend le repro-duire dans la disposition gnrale d'un chalet de mon-tagne ou d'un bungalow au bord de la mer, et je ne jugepas la faade d'un difice mme grandiose (une tourmoderne) comme la face d'un massif montagneux.

    Cependant il n'est pas impossible, note Kant, ( Criti-

    que de la facult de juger 16 la fin) de juger d'un tel

    objet en faisant abstraction du concept qui fixe lesli mites de ce qu'il peut tre, ou en faisant comme s'iln'en avait pas. Je peux, en effet, regarder une femmeindpendamment de ce quoi la biologie, mon habi-tude ou mon dsir la destinent; je peux regarder unedemeure indpendamment de l'investissement colo-gique et social qui, en principe, en rgle l'organisation;dans ce cas l'objet peut tre beau en gnral, librement,(il excite et entretient le libre jeu de mes facults repr-

    sentatives) ; et cette beaut peut soit entrer en conflitavec le type de beaut que la finalit comprise dans sonconcept en fait attendre, soit s'y accorder; dans ce

    DALI - MEISSONNIER

    dernier cas, bien que l'objet (oul eeuvre)soit beau selon

    son concept, c'est--dire du point de vue d'un jugementesthtique non pur (dans lequel le jeu entre l'imagina-tion et l'entendement est dirig plus ou moins par l'idede ce qu'il doit et peut tre), il est aussi beau en gnral dupoint de vue d'un jugement pur qui va de lui-mme,

    par le jeu des facults, comme au devant de ce que leconcept a rgl.On voit comment ce qui est invalid, d'un point de

    vue esthtique, c'est aussi bien le projet d'uneoeuvre

    immdiatement reprsentative, que celui d'une oeuvrepurement abstraite , ou plutt celui de saisir uneoeuvre comme immdiatement reprsentative ou pu-rement abstraite .

    DALI donne, cet gard, une sorte de leon remar-quable sur ce qu'est l'attitude esthtique, dans le rap-prochement organis, dans l'ouvrage de reproductionsde ses oeuvres(De Draeger-Soleil Noir - 1968), entre satoile intituleArabes (Mort de Raymond Lullio) et le ta-bleau de MEISSONNIERBataille de Friedland. Le

    Meis-

    sonnierest d'une facture tout fait raliste, reprsen-tant le sujet compris dans son titre, et il peut plaire sil'on est sensible l'air de vrit de la reprsentation ou l'air fier des chevaux ou encore l'impression degrandeur et d'autorit altire de l'Empereur. Mais enquoi cela peut-il tre un plaisir esthtique?

    Le tableau de Dali montre ce qu'il faut (ou ce quel'on peut) voir dans celui de Meissonnier pour prou-ver un authentique plaisir esthtique : un jeu de formestourbillonnantes animant une matire paisse et blan-chtre qui occupe l'essentiel de l'espace, envahie peu peu vers le haut et finalement remplace par un entre-lacs de formes surtout rectilignes ; et puis une cons-truction gnrale en pointe offensive au milieu et vers lebas. Qu'est-ce que le Dali par rapport au Meissonnier?L'indication de la construction d'ensemble du jeu desformes pures animant la matire, faisant surgir decelle-ci, fugitivement et comme par clair, l'ide d'un

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    pied, d'une patte, d'une tte de cheval, d'une fort de sa-bres, d'une mle gnrale, amenant, peut-tre, la pen-se d'une bataille, mais sans la reprsenter objectivement.

    Si on aime les batailles, ou Napolon, ou la grandeuren gnral, ou les chevaux, ou les armes, etc., on peutaimer le tableau de Meissonnier (ce n'est pas un plaisir

    esthtique) ; mais mme si on n'aime rien de tout cela,on peut encore l'aimer, si on est sensible au jeu foison-nant des formes de pointes et de tourbillons qui avec lerythme de fonc et de clart est le secret de cette toile :l il y aura un plaisir esthtique. Plaisir, au demeurant,rappelons-le, nullement oblig : on peut trouver que ce

    jeu de formes est sans intrt, n'veille rien, etc. Dali netient aucun discours et ne dmontre rien ; il montre cequ'on peut voir dans le Meissonnier, et c'est vousd'prouver ou non du plaisir, mais mme si vous n'enprouvez pas, vous devez reconnatre que ce que Dali ymontre a la nature de ce qui peut provoquer ce plaisir,et mritait donc d'tre propos votre got ; puisqu'entout cas c'est par cela que ce tableau peut procurer unplaisir authentiquement esthtique.

    Ce qui compte n'est donc pas que le tableau semblelui-mme reprsentatif ou non : le plus acadmique-ment reprsentatif des tableaux peut tre saisi commepur jeu de formes et c'est cette condition seule qu'ilpeut tre jug authentiquement beau. On voit ici quece n'est pas l'existence d'une forme reprsentative si-gnifiante qui compte, mais la manire d'accder cettereprsentation et cette signification : si elles ne sont pasl'objet d'une saisie immdiate et objective, mais si c'estle jeu des facults reprsentatives qui fait cheminerindfiniment vers elles, alors le rapport l oeuvre estbien esthtique. Ce qui, donc, importe, pour qu'il y aitperception esthtique de l oeuvre n'est pas qu'il y aitabsence de signification, mais que la contemplation de

    l oeuvre

    ne soit pas gouverne par une signification ;que la signification de l oeuvre arrive par la mdiationdu jeu des facults reprsentatives.

    PICASSO-LE POTE

    Mais nous avons vu galement qu'une rverie partir d'une oeuvre, qui serait totalement arbitraire etne constituerait pas finalement une saisie de ce versquoi

    l oeuvreelle-mme oriente, serait un motif decration potique plutt qu'un objet de jugement es-thtique. Cela n'implique-t-il pas que

    l oeuvre,en

    elle-mme, ou dans son titre, indique quelque signifi-cation qui dirige, si vaguement que ce soit? Mais alorsne retombe-t-on pas sur l'cueil d'une significationi mmdiatement et originairement donne, qui gou-verne et trouble la puret et la libert du jeu desfacults?Nous voudrions montrer sur un exemple concret que cen'est pas un obstacle qui mette la thorie de Kant encontradiction. Car ce qui est immdiatement donn(ou propos) comme signification, dans

    l oeuvre,(et va

    guider mon attention et ma rflexion) n'est pas ce dontje jouis esthtiquement ; cela constitue une matire pourma rflexion esthtique (elle n'est donc pas traitecomme une forme fixe et dtermine) : mon imagina-tion, partir d'elle, va animer une recherche percep-tive et intellectuelle par laquelle elle va tre labore,rforme, reformule, transforme en un jeu de formesesthtique.

    Prenons l'exemple de la toile de PICASSO intituleLePote (1911 - Collection Peggy Guggenheim de Venise).On saisit d'abord, si on la regarde, de longs traitsverticaux ou obliques, coups par des traits courts,plutt horizontaux, et quelques traits en forme de spi-rales ou de crosses ; le tout ressemble un filet gom-trique o prdomine la forme triangulaire, qui recou-vre et retient grossirement une matire colore, faitede touches irrgulires, ayant souvent pourtant laforme du pav allong horizontal. Du point de vue de lacouleur les touches relvent de deux ples : le vertplutt sombre allant jusqu'au noir dans les traits, et

    d'autre part un ple de clart, allant d'un blanc cr-meux, un ocre, dor parfois, mais s'assombrissant

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    aussi, en certains endroits, en un marron fonc. Leslignes gomtriques dterminent souvent un change-ment net de couleurs; l'intrieur d'une mme formetriangulaire les touches varient plutt d'une maniredgrade. L'impression gnrale est d'une grande di-versit de matires et de formes, et en mme temps,

    celle, au niveau de l'ensemble, d'une organisation sim-ple et insistante des traits une sorte d'architectureschmatique et des couleurs.

    La toile peut paratre absolument non figurative, etdonner comme telle beaucoup de plaisir esthtique. Letitre donn par Picasso (Le Pote) peut aussi, autantqu'une longue contemplation, orienter la rverie versl'ide de forme humaine. Mais cette ide n'est pas unerponse la rverie interrogative devant l oeuvre.Ilfaudrait plutt dire qu'ellepose le problmede l'inter-

    prtation ; loin d'arrter (ou de tenter d'arrter) larverie sur l oeuvre par l'nonc de ce que c'est ,l'ide d'homme voire de pote! met dans lasituation de chercher toutes les manires d'organiser larichesse de la toile, qui autorisent cette ide sans laisserde ct trop d'lments. Comment voir ici un hommeet mme, plus difficile encore, en un sens, un pote? Telle est la question qu'ouvre l'ide suggre par letitre : c'est le contraire d'une interprtation.

    Car la toile est compose de telle sorte que l'ide

    d'homme ou de pote ne paraisse pas ncessairementvidente (ne faut-il pas en trouver une autre? Le titren'est-il pas ironique? etc.) Je vois apparatre, commesortant peine de la matire mme, dan les teintessombres du milieu suprieur de la toile, ce qui pourraitbien tre une tte mais quelle est sa taille? et quellessont ses limites? sa position?. Si je cherche ce qui pour-rait tre son nez, je ne suis pas arrt, mais j'en voisplutt trop : aussi bien des nez de profil que de face ; demme pour ce qui serait bouche, oeil,crne, peut-tre

    moustache. Et puis je vois apparatre, partir de l'hy-pothse de la tte, les lignes gnrales de bras couds.

    PICASSO-LE POTE

    Mais lorsque je cherche les mains, croises, peut-tre,je perds un peu la nettet de mon schma, j'alterne monexamen d'un bras , puis de l'autre, et je trouve quechaque bras semble se dmultiplier ; en remontant versdes paules, je ne les trouve pas, ou pas au mmeniveau, ou pas comme des paules ; et la tte n'a plus laprsence organise que je lui avais trouve tout

    l'heure, et je recommence mon travail de suppositionset de compositions par o reprend corps mon hy-pothse peu peu, tandis que le bas du corps perd enmme temps l'architecture d'ensemble que je lui avaistrouve. En quelque sorte on dirait que le tableau n'estpas achev, et que c'est moi, tout moment depoursuivre jusqu' son terme le travail de construction,de cration, par o il devient quelque chose de prsent,et pas seulement le noeudmystrieux de simplesvirtualits.

    Le rcit de ce jeu de l'imagination avec ce qu'elleperoit qu'elle cherche percevoir pourrait sepoursuivre indfiniment, comme la contemplation es-thtique. Il montre ce que peut signifier

    authentique-

    mentinterprter un tableau : non pas trouver ce qu'ilreprsente , mais comment il faut apprhender leslments qu'on peut y trouver, en sorte qu'ils renvoient tel objet ou telle ide. Mais, en mme temps que jecherche comment je dois jouer avec ce que je trouve

    dans le tableau, pour que l'ide d'homme ou de potepuisse s'y rapporter autrement que dans une rverieexclusivement personnelle et arbitraire, je vais devoirfaire varier mon ide d'homme et de pote, pour orien-ter ma qute dans

    l oeuvre : je vais interprter l'ided'homme ou de pote par le tableau, au moins autantque l'inverse.

    Cette richesse de matire et de formes, cette diffi-cult distinguer la forme humaine de ce qui l'entoureet n'est pas elle, comme si un manteau d'arlequin,

    couvrant tout, rendait, par une action rciproque,l'homme et son monde homognes, ce double caractre

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    d'un visage qui, la fois, paratrait plusieurs fois scrutant de tout ct et apparatrait peine, se cachantprcisment dans cette trop exubrante apparition ces bras multiples esquisss, multipliant les actions,mais peut-tre pas au-del de l'esquisse, ces crosses,partout violons cerclant de musique cet univers tout cela ne donne-t-il pas penser prcisment sur le

    pote, sur la manire dont son humanit clate et seperd comme dans une trop grande richesse, et sestructure en mme temps avec force? N'est-ce pas lacaractristique de l'homme, et plus encore du pote, dene pouvoir tre vraiment vus, mais seulementpenss?L'homme, et plus encore le pote, ne sont-ils pas, au-del des apparences d'unit, mietts et traverss demille forces diverses, comme un assemblage rhapsodi-que de bribes htrognes, que seule organise grostraits une architecture approximative? Alors on com-prend comment l'analyse anatomique et la construc-tion cubistes conviennent particulirement bien pourfaire rver sur le pote et l'essence potique del'homme.

    On voit sur cet exemple ce que peut tre l'oprationd'une imagination qui schmatise sans concept ( Critique de la facult de juger p.122 et Commentaire de L.GUILLERMIT p. 102) : mon imagination part de ce que jeperois, mais en y revenant sans cesse car ce que je voissur la toile est toujours en train de trahir, et au sensstrict de dcevoir ce que je me propose d'y saisir,c'est--dire d'y concevoir. Mon imagination n'est passoumise mon intelligence conceptuelle (entende-ment), puisque, mme lorsqu'un sujet m'est indi-qu, on voit bien qu'il ne donne pas un concept : cen'est pas le concept de pote qui me guide pour saisir cequ'il y a sur la toile, mais au contraire, je remplis l'idede pote de significations diverses dont la cohrencen'importe pas essentiellement et qui me viennent de ce

    que je trouve sur la toile. Pourtant, en mme temps, ilfaut que j'imagine pour percevoir (je ne suis pas dter-

    L'IMPRESSIONNISME

    min trouver une ide pour ce que je perois) : je neperois ( titre d'essai en quelque sorte) que ce dontmon imagination me donne l'ide, puisque aucuneforme ou ensemble de formes dtermines ne s'impo-sent moi comme objectivement discernables d'autresformes. C'est donc bien dans un mme jeu que l'imagi-

    nation anime tour tour toutes les facults reprsenta-tives, c'est--dire fait voir et faitpenser la fois.Nous voyons ainsi que ce n'est pas parce qu'une

    signification est donne immdiatement dansl ceuvre

    ou son titre que la possibilit d'une contemplationauthentiquement esthtique de l oeuvre est enleve.Nous voudrions, pour terminer notre illustration de cethme, renvoyer l'cole impressionniste en gnral,qui semble correspondre tonnamment avec l'esthti-que kantienne. L' IMPRESSIONNISMEsemble, en effet,

    exemplaire par un souci de se tenir loign galementdes cueils qui, suivre l'analyse kantienne, menacentl oeuvre

    d'art et sa saisie : la reprsentativit imm-diate et l'abstraction qui laisserait la contemplationdans l'indtermination et l'arbitraire.

    L'Impressionnisme n'a rien d'une peinture abstraiteet, en ce sens, c'est au contraire une clbration desformes et du monde de son temps. Mais aucune de cesformes amoureusement ftes par cette peinture n'yexiste d'emble ni dfinitivement comme telle : la ma-

    nire gnrale de l'Impressionnisme se caractrisecomme une peinture par petites touches minuscules

    juxtaposes, myriades de virgules de couleurs diff-rentes (pures souvent) ; de la sorte tout ce qui existe etpeut apparatre sur la toile est, en fait, divis en unepluie d'lments spatialement spars les uns des au-tres et de couleurs diffrentes : c'est donc par principequ'aucune forme significative n'existe objectivementsur la toile et l'effet que produit ce foisonnement poin-tilliste varie avec la distance laquelle on se place : certaines, des formes ralistes apparaissent qui sefondent dans la matire, d'autres.

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    LE JUGEMENT ESTHTIQUE

    On a donc affaire des toiles o la forme reprsenta-tive et signifiante n'est pas refuse, mais soigneusementprvue et organise; mais en mme temps elle restetoujours lie une activit du sujet percevant, fonctionde son choix de prendre tel ou tel point de vue (ou decligner des yeux de telle ou telle manire), et qui cons-

    truit donc, partir de formes aussi indtermines etlmentaires que possible, des formes plus globales etplus signifiantes. On pourrait dire que la toile est ob-

    jectivement faite pour exiger l'interprtation du sujetpercevant, cette interprtation restant toujours lamerci d'un changement de point de vue. La toile estainsi de part en part matire, et de part en part jeu deformes : la matire semble forme de formes minuscu-les et lmentaires; les formes semblent sortir de lamatire, comme formes par elle. Aucune antrioritde la forme ou de la matire, l'une par rapport l'autre; une sorte d'quivalence entre les deux; la tech-nique picturale pousse tout moment construire desformes reprsentatives partir des formes lmentairespuis, en retour, chercher le grain de la matire (laforme lmentaire) ds qu'on contemple une formeglobale. Vritablement, l, tout n'est que pur jeu deformes et l'Impressionnisme semble, par principe,vouloir montrer comment ce jeu d'une imagination quipropose des formes pour organiser et interprter la

    matire donne ne vaut pas seulement au niveau dessignifications globales du tableau, mais anime la per-ception depuis le niveau le plus simple et le plus imm-diat. Tout ce qui peut gouverner ma contemplation del ceuvre

    et guider mon imagination dans les interpr-tations qu'elle propose mon intelligence, est la fois construire et susceptible de l'tre. Et au niveau desformes globales (et ralistes) que l'on saisit sur la toile,la technique pointilliste laisse toujours une indtermi-nation des regards, des sourires, des attitudes, desgestes et des lignes, telle qu'au lieu de se sentir enpossession du sens dfinitif de l oeuvre,on est renvoy

    MONET

    reprendre sans cesse la reconstruction de chacune deces formes globales partir de plus lmentaires.

    Songez La Gare Saint-Lazare de MONET(1877 -muse du Jeu de Paume, Paris) ; vous n'y voyez pasvraiment, quelque distance que vous la regardiez,locomotives, rails, kiosques, constructions mtalliques,

    maisons voisines, foule ou peine; vous croyez quevous allez les voir apparatre en vous approchant (fai-tes-le, rien ne change) ou quand la fume aura, en sedissipant, emport son voile de feries et de mtamor-phoses. C'est qu'en fait toutes ces formes n'apparais-sent sur la toile que dans un tat indfini et commeinachev : la discontinuit et la diversit colore destouches laissent sans contour dtermin les objets, etaniment le contenu d'une sorte de vibration gnrale;c'est chacun de faire exister la locomotive ou le kios-que comme tels, s'il s'y sent appel, l'achevant enimagination; pas d'objets donc, strictement, sur cettetoile pourtant sans abstraction (au sens habituel)seulement desprojets, proposs comme motifs notreimagination, avec juste assez de consistance, cepen-dant, pour l'orienter sans l'obliger.

    Songez, aussi, aux toiles plus de vingt queMonet ralise sur la mme faade de la cathdrale deRouen, quasiment du mme point de vue; le seul l-ment objectif qui change chaque fois est la nature de lalumire selon le moment de la journe ou le tempsqu'il fait (1894 - muse du Jeu de Paume, Paris).Chacune de ces toiles fait apparatre un jeu de touchesminuscules de couleurs varies, d'o, sans qu'aucuncontour ne reoive la dtermination nette d'un trait,semblent jaillir d'elles-mmes les formes multiples etbaroques et la figure d'ensemble du fronton de lacathdrale. Que ce soit dans le temps gris ou dans leplein soleil, la cathdrale semble surgir du nant et del'indistinction absolue de la matire pure, mais sansatteindre jamais la nettet dcisive d'un objet dfini.Tandis que devant un objet peru ordinairement c'est

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    la forme qui fait tenir la matire, ici on a le sentimentqu'au contraire c'est la matire infiniment varie qui,de grain grain, se tient sur elle-mme et donne ce queles formes possdent de tenue.

    De ce jeu de la matire et de la forme, qui semblentainsi s'engendrer rciproqueme