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50 ans après le rapport Parent Journée d’étude 3 Culture et inclusion sociale : Orientations et pratiques de l’école québécoise Réforme du curriculum d’études et questions reliées à la « culture » Par Paul Inchauspé Note. Ce n’est évidemment pas la totalité de ce texte qui a été donnée en conférence. Mais je me suis pris au jeu de l’approche que j’avais choisie, celle d’évoquer les contextes, les situations, les acteurs, les influences directes ou indirectes. Et en me remémorant ainsi les choses, le texte a « grossi ». Mais en procédant ainsi, c’est aussi pour moi une manière de rendre hommage à tous ceux qui créent les terreaux sur lesquels poussent les idées neuves. « L’idée à sa naissance pousse dans un fourrée d’idées ». (Alain) Ce document est accompagné de deux annexes. UQAM Le 5 février 2014

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50 ans après le rapport Parent

Journée d’étude 3

Culture et inclusion sociale : Orientations et pratiques de l’école québécoise

Réforme du curriculum d’études et questions reliées à la « culture »

Par Paul Inchauspé

Note. Ce n’est évidemment pas la totalité de ce texte qui a été donnée en conférence. Mais je me suis pris au jeu de l’approche que j’avais choisie, celle d’évoquer les contextes, les situations, les acteurs, les influences directes ou indirectes. Et en me remémorant ainsi les choses, le texte a « grossi ». Mais en procédant ainsi, c’est aussi pour moi une manière de rendre hommage à tous ceux qui créent les terreaux sur lesquels poussent les idées neuves. « L’idée à sa naissance pousse dans un fourrée d’idées ». (Alain) Ce document est accompagné de deux annexes.

UQAM Le 5 février 2014

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Réforme du curriculum d’études et questions reliées à la « culture »

I Que doit contenir un curriculum d’études conçu pour l’école obligatoire ?  1 La question posée est celle de la nature des savoirs que l’école doit transmettre à tous

2 Le contexte du temps relatif à cette question  

a) Le chantier de la rénovation du curriculum d’études b) Le dénigrement généralisé de l’école secondaire c) L’école, bouc émissaire de la crise économique

3 La réponse  

a) Les grands domaines d’apprentissage b) L’école, introduction au monde de la culture c) Exigences d’un tel programme d’études

   

II Que doit contenir un curriculum d’études établi pour une clientèle de plus en plus pluraliste? 1 La question posée est celle de la transmission d’une « culture inclusive » 2 Le contexte du temps relatif à cette question

a) La « culture publique commune » b) La question de l’intégration des immigrants c) Des expériences d’intégration au Québec francophone

3 La réponse

a) L’enjeu de la réponse b) Pouvoir en parler c) Le résultat

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III Comment assurer la présence de la « culture » dans le programme d’études?   1 La question posée est celle de la présence d’éléments culturels dans le programme d’études  2 Le contexte du temps relatif à cette question  

a) Ailleurs : des mouvements de transformation de l’enseignement de certaines disciplines : mathématiques, histoire, sciences b) Ici : les effets de ces mouvements sur l’enseignement de ces disciplines au Québec

 3 La réponse

a) Un lobby se met en place b) Désenclaver la question c) Le sujet ne lève pas d) Crever l’abcès e) Le doute f) Reprendre le combat g) Le résultat

4 Épilogue En guise de conclusion    Annexes accompagnant ce texte

Annexe I : Rapport Corbo, chapitre 1 Ouverture : Regard sur le monde du XXIème siècle Annexe II : Rapport Inchauspé, une section du chapitre 2 : Répondre aux nouvelles attentes relatives à la mission de socialisation, suivie d’une note nommée : Note de « sous texte »

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Les questions relatives au rapport entre « culture » et éducation sont nombreuses. De plus, le terme de « culture » est utilisé en des sens très différents. On a même dénombré près de 250 définitions différentes du terme. C’est pour moi, une raison de plus pour me limiter dans mon intervention à des choses concrètes, factuelles, vécues. Autour des années 1990, j’ai participé dans différentes instances à des travaux qui ont abouti à des propositions de réforme du curriculum d’études : Conseil supérieur de l’éducation, Comité, dit des sages, États généraux sur l’éducation, Groupe de travail sur la réforme du curriculum d’études, Coordination des travaux relatifs à l’élaboration de la Politique gouvernementale de la Formation continue. Dans ces débats et travaux, plusieurs fois, des questions concernant ce que l’école transmet et la « culture » se sont alors posées. Je vais ici vous parler de trois de ces circonstances. Elles illustrent, je pense bien, la manière dont peuvent se poser les questions relatives à la « culture » à l’école. Cette question s’est posée quand il a fallu répondre à celle qui était posée au comité Corbo : qu’est-ce qui doit être transmis à tous dans le curriculum d’études de l’école obligatoire? C’est le premier sujet que j’aborderai. Cette question s’est posée au sein du Groupe de travail sur la réforme du curriculum que j’ai présidé quand nous nous sommes demandé quels changements devaient être portés à certains éléments du curriculum d’études pour qu’il tienne mieux compte du pluralisme désormais incontournable des clientèles qui fréquentent l’école au Québec. C’est le deuxième sujet que j’aborderai. Cette question s’est posée encore, dans ce même Groupe de travail, quand nous nous sommes demandé ce qu’il fallait faire pour que la perspective culturelle soit présente ou du moins plus présente dans chacune des matières du programme d’études. C’est le troisième sujet que j’aborderai. Pour chacun de ces sujets, j’indiquerai la nature de la question qui était alors posée, le contexte des réponses ou des débats du temps par rapport à cette question, la réponse qui fut donnée par les propositions de réforme du curriculum d’études. J’ai choisi de traiter le sujet qui m’était proposé sous l’angle du témoignage, celui d’un acteur qui raconte et dit comment il a vécu les choses qui se sont passées. Nécessairement, en procédant ainsi, je me mets en avant. J’espère que vous le comprendrez et que vous l’excuserez. Mais ce que j’essaie aussi de montrer en procédant ainsi, c’est que les idées qui peuvent changer les choses ne naissent pas comme par miracle. Elles se développent et gagnent du terrain dans un fourré d’idées adventices, convergentes, opposées, contraires. Le terrain gagné est fait d’avancées, de reculs, de doutes, d’esquives, de retours, de gains souvent incertains, car rien n’est jamais assuré.

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I Que doit contenir un curriculum d’études conçu pour l’école

obligatoire fréquentée par tous    I La question posée est celle de la nature des savoirs que l’école doit transmettre à tous Le mandat confié par le ministre de l’Éducation Jacques Chagnon au Groupe de travail présidé par Claude Corbo est celui de la détermination des savoirs qui doivent être partagés par tous au terme de leurs études. Nous devions – et je cite – « définir le profil de formation des élèves à la fin du primaire et du secondaire, c’est-à-dire l’ensemble intégré des connaissances, d’habiletés, et d’attitudes qu’un élève devrait maîtriser au terme des deux grandes étapes de la formation de base » 2 Le contexte du temps relatif à cette question J’évoquerai trois éléments du contexte du temps relatifs à cette question. Le premier est le chantier de transformation du curriculum d’études qui était déjà en cours, le deuxième, le dénigrement dont l’école secondaire faisait alors l’objet, le troisième, le mouvement puissant qui faisait de l’école le bouc émissaire de la crise économique.

a Le chantier de la rénovation du curriculum d’études Le précédent curriculum d’études datait de la fin des années 1970. Or dès les années 1985, il est remis en cause en tout ou en partie. La question préoccupait les réseaux scolaires eux-mêmes. En 1986, des « États généraux sur la qualité de l’éducation » sont organisés par la Fédération des commissions scolaires. Ils attirent près de 6 000 personnes. Un des thèmes de discussion, « L’école, un fourre-tout? », disait, je pense, clairement ce que l’on dénonçait. Ce thème s’inspirait d’un rapport américain de 1984 demandant que l’école revienne résolument à l’essentiel1. Aussi en 1992 et 1993 deux comités techniques ministériels s’attaqueront à la réforme du curriculum, mais les changements proposés sont jugés trop cosmétiques. De son côté, année après année, le Conseil supérieur de l’éducation travaille à sa façon et engrange des rapports de modification des contenus ou des orientations de certaines matières du programme d’études. Une dizaine d’avis portant sur les champs ou domaines disciplinaires de l’enseignement primaire ou secondaire sont ainsi émis. Mais le ministère attend une réorganisation complète de la grille-matière pour en tenir compte. Constatant les deux échecs des comités ministériels de rénovation du curriculum d’études, le Conseil supérieur de l’éducation entreprend, en automne 1993, la préparation d’un un avis de toute première importance indiquant la nature et l’ampleur du travail de rénovation d’un curriculum d’études. Le rapport Rénover le curriculum du primaire et du secondaire paraîtra 15 jours après la sortie du rapport Corbo. La rénovation ne peut donc plus suffire et on commence de plus en plus à parler de réforme du                                                                                                                1 Ce rapport A Nation at Risk paraît en 1984. Il propose les apprentissages essentiels que doit maîtriser tout jeune au sortir du High School. Ce rapport débute ainsi : « Si un autre pays nous avait imposé le système d’éducation que nous nous sommes donnés, nous serions en droit de lui déclarer la guerre ».

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curriculum d’études. Mais les débats eux-mêmes se concentrent encore presque exclusivement sur la grille-matière, c’est-à-dire sur les matières devant être enseignées et le temps hebdomadaire à consacrer à chacune d’entre elles. Un ménage est à faire pour se recentrer sur les matières essentielles, dit-on. Mais quelles sont ces matières essentielles? Et lesquelles disparaîtront? Dans ce contexte, les lobbys disciplinaires pour défendre et justifier leurs disciplines sont très actifs. À l’exception de deux personnes2, les membres du comité Corbo ne sont pas bien au courant de tous les travaux que je viens d’évoquer, notamment de ceux du Conseil supérieur de l’éducation. Mais ils connaissent les demandes des associations disciplinaires, elles se sont exprimée, et certaines, haut et fort dans la presse. Le climat des débats sur ces questions tenait à la fois de la Tour de Babel, de la Foire d’empoigne, du Marché du Temple

b Le dénigrement généralisé de l’école secondaire  La mise en place des cégeps et des écoles secondaires, tels que définis dans le rapport Parent, ne s’est pas faite sans ratés ni sans mal. La réforme des Cégeps de 1992 (dont le slogan implicite était : « réformer ou fermer ») apportera des changements qui permettent la relance qualitative de cette institution. Les causes des erreurs sont corrigées, les conditions qui ont permis les essais réussis, renforcées. Ces changements concernent moins les contenus mêmes des programmes d’études que les dynamiques d’organisation et de gouvernance de ce type particulier d’institution d’enseignement supérieur. Après cette réforme du cégep, il apparaît aux yeux de beaucoup que le secondaire est désormais le maillon faible du système qui appelle à son tour une réforme. Mais les difficultés et les ratés de la mise en place du secondaire public qui se sont suivis en cascade concernent surtout le programme d’études. Sans doute, on a du mal à trouver la parade qui permettra de limiter les effets négatifs de l’organisation polyvalente quant à l’encadrement et l’appartenance des jeunes3, mais les ratés les plus visibles sont d’un autre ordre. Les « programmes d’études-cadres » que devaient compléter pour leurs écoles les commissions scolaires se sont avérés un fiasco4. Comme correctif, on passe de Charybde en Silla, on impose aux enseignants des programmes skinnériens par objectifs très analytiques qui font d’eux des applicateurs. Belle image de l’enseignant qui enseigne à ce niveau. Les voies qui regroupaient les élèves selon leur force sont abolies. Les cours préalables dont la réussite est requise pour accéder aux programmes collégiaux sont très réduits et dans beaucoup de cas supprimés. Ces deux                                                                                                                2 Raymonde Toussaint qui était directrice générale de la Commission scolaire des Chutes-de-la-Chaudière depuis 1985, et moi, qui étais membre du Conseil supérieur de l’éducation depuis 1988. Mais ce fut un peu par défaut que je fus nommé comme membre de ce comité. L’universitaire prévu ne put se libérer d’engagements déjà pris en Europe pour la période pour les travaux. Le mandat fut donné au Groupe de travail par le ministre Jacques Chagnon le 30 mars 1994. Le rapport devait lui être remis dans les 50 jours. Il le reçut le 2 juin 1994 et le rendit public le 3  Et selon moi, le problème est encore là et il a une incidence certaine sur l’abandon scolaire dont on se préoccupe beaucoup actuellement.  4  En 1976, une série d’articles de Lysiane Gagnon sur l’enseignement du français paraît dans la Presse. Ils recensent les cas aberrants et les écarts produits dans les écoles par des programmes d’études dont la formulation est laissée à chaque commission scolaire. Le ministère réagit en établissant des programmes d’études très précis, à la démarche d’enseignement prédéterminée qui réduit, de fait, l’enseignant à n’être qu’un applicateur.

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dispositions sont perçues comme l’acceptation de l’abaissement des standards. L’hémorragie vers l’enseignement secondaire privé qui garde encore l’odeur du fumet du collège classique commence à s’intensifier. Le dénigrement du secondaire s’exprime alors surtout à propos du secondaire public, mais c’est la crédibilité de l’ensemble du système secondaire qui est atteinte. Dans ce climat de dénigrement, on le voit mal, à la différence du primaire, avoir une fonction propre et donc un programme d’études approprié à cette phase de la formation. D’autant plus qu’il n’est pas capable de réformer son curriculum. Bien du monde convient qu’il souffre de balkanisation, de la multiplication de matières. Or éparpillement et absence de cohérence ne produisent jamais une formation de qualité. Mais le simple fait de dire ces choses ainsi déclenche une guerre des disciplines. Dans ce contexte, les ordres supérieurs sont condescendants par rapport au secondaire. Ils font l’impasse de cet ordre comme ayant un rôle de formation propre. Qu’il se contente, disent-ils, de préparer, selon nos besoins, ceux qui poursuivront leurs études.

c L’école, bouc émissaire de la crise économique Le mouvement de critique de l’école par le monde économique fut le troisième élément du contexte qui viendra renforcer ce discours. Replaçons-nous dans le temps. Les 30 Glorieuses de l’expansion économique de l’après-guerre sont achevées. Le secteur industriel et manufacturier s’effondre, les marchés s’affolent. Sans doute, à la place de cette économie, une autre se met en place, mais elle est encore balbutiante. Dans un tel contexte, les autorités politiques écoutent les acteurs économiques. Or, pour plusieurs d’entre eux, c’est l’école qui est la cause de l’échec économique. Mais ils ne se contentent pas de le dire, ils disent aussi ce que les pouvoirs publics doivent demander à l’école de faire apprendre. Le mouvement américain de retour à l’essentiel, dont j’ai parlé plus haut, avait pris de l’ampleur. Il atteignait maintenant le Canada. À cette occasion s’est nouée une alliance université et entreprise pour dénoncer l’école ordinaire. Claude Corbo, comme tous les recteurs d’université, faisait partie d’un de ces groupes, le Forum Entreprises-Universités, qui regroupait aussi tous les présidents des grandes entreprises canadiennes. John H. Dismore, président de ce Forum depuis 1987 était un des membres de notre Groupe de travail5. Le Forum venait de publier un document, Objectifs d’apprentissage de la maternelle au secondaire, inspiré du mouvement américain des skills qui fleurissait alors6. On y déterminait les compétences de base qu’il faut maîtriser pour aller au marché du travail. Avec le mandat donné par le ministre, c’est le seul document qui nous fut remis à la première réunion du comité. Les solutions proposées étaient sommaires, mais elles étaient reprises par les médias. L’école avait été envahie par des apprentissages de toute nature et elle devait donc revenir à l’essentiel.                                                                                                                5  Outre ceux déjà nommés, les autres membres du Groupe de travail étaient : Louis Daigneau, professeur d’histoire à la Commission scolaire de Chambly, puis à la Commission scolaire de l’Eau-Vive, Fatima Houda-Pépin, consultante en éducation interculturelle et Hélène Simard, vice-présidente sortante du Conseil permanent de la Jeunesse.  6  Par ailleurs, ce groupe a aussi produit Apprendre pour l’avenir, un document de réflexion et de propositions de réforme de l’école bien plus intéressant que celui des objectifs d’apprentissage.

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Elle devait donc accorder une préséance irréductible à des apprentissages instrumentaux. La formation devait se concentrer sur des apprentissages de base restreints : calculer, lire, écrire avec une connaissance minimale de l’orthographe et de la syntaxe, laissant pour plus tard, pour ceux qui continueront des études, les matières et les perspectives qui n’ont pas de caractère instrumental.

3 La réponse Tour de Babel sur les opinions de ce qui devait constituer un curriculum d’études, Guerre des Balkans à l’horizon si on aborde la réforme du programme d’études du secondaire, arrogance et assurance d’acteurs économiques importants et écoutés qui réduisent à la portion congrue ce que l’école pour tous doit faire apprendre. Voilà le contexte que nous avions dans nos têtes et sur nos épaules en entrant dans ce comité. De plus pour accomplir notre mandat, nous étions pressés dans le temps.10 journées de réunions en deux mois7. Nous avions par ailleurs nos professions et nos activités. Nous n’avions aucune équipe de recherche. Nous ne nous connaissions pas et avions au départ des vues différentes sur la manière de remplir le mandat. À l’extérieur, certaines personnes avaient des attentes élevées quant au résultat que nous produirions, mais beaucoup annonçaient notre déconfiture. Et pourtant tout s’est joué là. Le rapport Corbo est la matrice de tout ce qui est sorti par la suite concernant la réforme du curriculum d’études8. Mais quel retournement de situation il a fallu opérer pour arriver à ce résultat! Les premières journées de travail furent éprouvantes. Tour de Babel, positions respectives sur ce que l’école devrait enseigner très éloignées les unes des autres, mais celle demandant le retour à des apprentissages purement instrumentaux prédominent. Les consensus me paraissant impossibles, j’envisage même la démission. Je ne me vois pas mettre ma signature dans un rapport qui véhicule une conception purement instrumentale de l’école9. Mais vers le milieu de la troisième

                                                                                                               7  En fait, je pense que nous eûmes 12 ou 14 journées de travail en commun. 8 En 1997, quelques jours, avant de lui remettre le rapport (Réaffirmer l’école), de mon Groupe de travail, Robert Bisaillon a demandé qu’on remette à la ministre Pauline Marois le rapport Corbo, de lecture plus succincte. Elle l’a lu, en fin de semaine. Sa réaction fut : « C’est une école que j’aurais voulue pour mes enfants ». Nous étions alors sûrs qu’elle accepterait et ferait mettre en œuvre les recommandations du rapport Réaffirmer l’école. 9Accepter  cela eut été pour moi renier l’école de mon enfance, une école qui avait fait ce que je suis, une école qui nous apprit à lire, écrire et compter et qui considérait ces apprentissages instrumentaux comme essentiels certes, mais comme des préalables et non comme des fins. Les fins, c’était ces savoirs auxquels il nous permettraient d’accéder, mais dont nous goûtions déjà avec un maître exceptionnel la saveur dans notre petite école de village regroupant dans la même classe les cinq années du primaire. Jules Ferry, le fondateur de l’école publique obligatoire en France et dont le modèle d’école a été reproduit partout en occident a dit dans une communication qu’il fit en 1883 au Congrès des instituteurs et des institutrices de France la vision qui animait son idée de l’école primaire pour tous. « C’est autour du problème de la constitution d’un enseignement vraiment éducateur que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique se sont portés [...]. C’est cette préoccupation dominante qui explique, rallie, harmonise un très grand nombre de mesures qui [...] lorsqu’on n’en a pas la clef pourraient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés, d’études très variées : tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du ''lire, écrire, compter'', les leçons de choses, l'enseignement du

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journée de travail, je propose qu’au lieu de continuer à présenter chacun de notre côté ce que nous pensions que l’élève devrait avoir appris au terme de ses études, nous présentions chacun, par écrit, comment nous voyions le monde qu’aurait à vivre les jeunes. Il vaut la peine que vous relisiez, 20 après, ce que disaient, en 1994, les 6 pages du Ier chapitre (Ouverture : Regard sur le monde du XXIe siècle) du Rapport Corbo10. Les choses qui sont dites, là, et de façon très concrète sur le monde qui se met en place et pour lequel il faudrait former les élèves, paraissent maintenant évidentes pour tous. Elles l’étaient moins alors. Par exemple, Internet était alors déjà utilisé par les universitaires et les militaires. Si on pouvait imaginer les effets qu’entraînerait sa généralisation, son usage par le grand public était cependant encore alors inexistant. Inventé en 1989, le Web, qui a permis la généralisation de cet usage, a commencé à être mis en place 1992. C’est Claude Corbo qui fut le rédacteur principal de ce texte. Il a complété, intégré, illustré nos contributions. Mais à partir du moment où nous nous sommes entendus sur ces quelques caractéristiques essentielles du monde qui se mettait en place (internationalisation et mondialisation, explosion des connaissances et développement accéléré des technologies, une vie sociale plus complexe) monde pour lequel les enfants devaient être formés, les convergences se sont développées immédiatement.

a) Les grands domaines d’apprentissage Rapidement le groupe a convenu de faire sienne une proposition de Raymonde Touzin, celle de déterminer non pas d’abord les disciplines, mais les grands champs d’apprentissage par lesquels les élèves devraient passer pour mieux comprendre et pour mieux pouvoir vivre dans le monde que nous projetions. L’accord sur ce que devraient être ces grands domaines se fit aussi alors vite. Les domaines retenus furent : les compétences méthodologiques, la langue, les mathématiques, l’univers social, la science et la technologie, les arts, l’éducation physique. Et nous pouvions, ce que l’on fit dans le rapport, justifier la nécessité des apprentissages dans ces domaines en les mettant en lien avec la réalité du monde en transformation que nous venions de faire. Répondre de cette manière à la question des profils de formation posés par le ministre présentait des atouts stratégiques. Nous évitions le guêpier d’un curriculum d’études réduit, instrumental, dans lequel nous entrainait le mouvement du retour à l’essentiel. Nous contournions le front sur lequel s’étaient installés les lobbys disciplinaires en faisant entrer dans le débat, un autre acteur, le public. Nos propositions devaient aller en consultation auprès du grand public. Il ne se serait probablement pas senti compétent pour arbitrer les débats sur l’espace devant être accordé à chaque discipline. Il le serait beaucoup plus pour dire ce qu’il pensait dans le cadre des domaines

                                                                                                               dessin, les notions d'histoire naturelle, les musées scolaires, l'histoire, la gymnastique, le travail manuel, la musique chorale... Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu'ils sont à nos yeux la chose principale, parce qu'en eux réside la vertu éducative, parce que ces accessoires feront de l'école primaire une école d'éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l'ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau". 10 J’ai mis ces pages en Annexe : Annexe I : Extraits du rapport Préparer les jeunes au 21e siècle, pages 5 à 12. Le rapport Corbo n’est plus depuis plusieurs années sur le site du Ministère de l’Éducation. Pourquoi ? C’est pourtant un document important.

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d’apprentissage tels que nous les présentions. En parlant des grands domaines d’apprentissage, nous évitions aussi le piège de la formulation des profils de sortie en termes de compétences sans nous référer en aucune manière aux matières scolaires, ce qui était à cette époque la pratique des milieux économiques.

b) L’école, introduction au monde de la culture Mais ce qui est encore plus important, en précisant la nature des grands domaines d’apprentissage, nous disions en fait que c’est en introduisant à l’école l’élève dans ce qui constitue le patrimoine humain que nous lui permettons de vivre dans ce monde transformé par lui. Ce patrimoine humain, c’est celui qui fait les civilisations. C’est la langue et ses œuvres, la science et les mathématiques, les arts, les institutions. C’est ce que les Allemands appellent la Kultur, ce que Fernand Dumont appelle la culture seconde. Le rôle de l’école est de faire étudier ces productions humaines qui ont transformé le monde naturel. Je vais vous lire un texte : « Les savoirs que l’école doit faire acquérir à l’élève ne sont pas le fruit d’une génération spontanée, ce sont les productions des générations précédentes dans les divers domaines du monde culturel : arts, lettres, sciences, techniques, modes de vie. Si l’école nourrit ainsi l’élève de culture, c’est pour lui permettre de s’adapter et de s’insérer plus rapidement dans ce monde, fruit des acquis culturels de l’humanité, monde d’une extrême complexité où il lui faut vivre. Mais c’est aussi pour qu’il assimile cette culture et construise par elle son identité intellectuelle et personnelle afin qu’à partir de cette base il soit à son tour innovateur et même créateur. » Où pensez-vous que se trouve ce texte? Dans le rapport, Réaffirmer l’école du groupe de travail que j’ai présidé. Certainement et un peu plus développé. Mais écrit de la même main, il se trouve d’abord dans le rapport Corbo. Voici un autre texte : « À une époque marquée par l’explosion des connaissances et des techniques et par la contribution mondiale à ces développements, n’est-il pas nécessaire que l’école fasse acquérir à l’élève les repères qui lui permettent de mieux comprendre ces savoirs et lui permettre ainsi de les relier aux productions significatives du patrimoine humain? » Où pensez-vous que se trouve cette question? Dans un des documents des États généraux qui servaient à alimenter les forums de discussion? Oui, on doit y trouver quelque chose d’analogue, mais il est d’abord dans le rapport Corbo.

c) Exigences d’un tel programme d’études Nos avions conscience qu’en proposant pour tous, même pour ce qui ne poursuivraient pas les études, un tel programme d’études, un programme de culture scolaire, nous accentuions encore plus l’écart encore la culture première et la culture seconde transmise par l’école et que cela ne pourrait se faire sans que changent un certain nombre d’idées véhiculées alors sur l’école et dans l’école. Si l’exigence de savoirs de plus en plus élevés et de plus en plus abstraits pour un nombre de plus en plus grand de personnes est une réalité incontournable dont l’école devait désormais tenir compte, ce ne sont pas seulement le niveau des contenus retenus dans ces champs d’apprentissage qui devaient être relevés – le rapport Rénover le curriculum d’études du primaire

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et du secondaire du Conseil supérieur paru 15 jours après le rapport Corbo parlait lui aussi de « nécessité de rehaussement culturel » – ce sont aussi les finalités et les rôles de l’école qui devaient être reformulés pour que ce rehaussement soit atteint. Le rapport les formule ainsi : assurer le développement intellectuel, faire apprendre et inculquer le goût d’apprendre, initier et introduire au monde de la culture, socialiser et préparer aux rôles sociaux de la vie adulte, éduquer, c’est-à-dire élever et faire réussir. Pour chacun de ces points, il dit pourquoi ce rôle doit être renforcé et les changements que cela suppose et quelles sont les pratiques de l’école de ce temps qui devraient aussi changer. Il ne se contente pas de généralités, mais il prend position dans des débats du temps. Ainsi, concernant le rôle d’initiation et d’introduction au monde de la culture de l’école on trouve ceci : « Mais ici encore ceci ne peut aller sans remise en question de certains courants d’idées qui, ces dernières années, ont traversé l’école québécoise. En effet :

- sous prétexte que l’école doit mettre l’accent sur le développement d’habiletés et d’opérations intellectuelles, certains ont prétendu qu’on peut se dispenser de mettre l’élève en contact avec les œuvres et les productions du passé. Et ainsi, selon eux, la lecture d’un journal pour apprendre lire aurait autant de valeur que le texte d’un écrivain reconnu et l’initiation scientifique pourrait se réduire à ce que l’élève découvre par lui-même;

- de même, sous prétexte que l’école doit développer chez l’élève le sens de l’innovation et de la créativité, certains ont prétendu qu’il faut seulement travailler à libérer ses énergies et que la connaissance des œuvres passées ne peut être qu’un carcan qui brime sa créativité.

Le Groupe de travail pense, au contraire, que l’école ne peut faire l’économie de l’insertion de l’élève dans le monde de la culture déjà constitué, celle par exemple de! » héritage culturel de la littérature, celle des découvertes scientifiques passées, celle de l’histoire des institutions politiques et sociales. On ne peut être véritablement instruit si l’on est inculte. C’est à travers ces savoirs constitués que les objectifs de développement d’habiletés et de créativité doivent être atteints. Les habiletés intellectuelles ne se développent pas dans le vide et toute création est re-création. » (Préparer les jeunes au 21ème siècle, Rapport Corbo, gouvernement du Québec, p. 15, 16) En arrière-fond de ce que nous écrivions ont paru, entre 1992 et 1996, plusieurs livres autour de la culture à l’école ou plutôt de la disparition d’une conception culturelle de la formation, celle de l’humanisme. Déjà en 1972, paraissait La crise de la culture de Hanna Arendt. Dans les années 1980, chez nous, la revue l’Agora avait fait la promotion du livre L’âme désarmée (1982) de Alan Bloom, livre qui eut un retentissement mondial11. Une édition en français de ce livre fut réalisée à Montréal. Alan Bloom n’est pas le Bloom de la taxonomie des objectifs que les Facultés d’éducation connaissent bien, mais un philosophe américain, qui fut élève à Chicago de

                                                                                                               11  Dans ces années là, l’Agora organisa un colloque dont Alan Bloom fut le conférencier vedette. Ses honoraires pour une conférence d’une heure dans laquelle il présentait les idées essentielles de son livre étaient de 10 000$.

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Léo Strauss, lequel eut aussi une influence sur la pensée de quelques néoconservateurs américains, conseillers de Bush, fils. Sa mort en 1992 remet son livre au premier plan. Parallèlement, en 1987, Jean Larose, professeur de littérature de l’Université de Montréal avait écrit La petite noirceur, évoquant la persistance de la « grande noirceur » dans le Québec moderne qui pense s’en être sorti. En 1992, il récidive avec L’amour du pauvre (1992). Il dénonce la médiocrité culturelle des Québécois, médiocrité dans laquelle, selon lui, ils se complaisent et que l’école entretient. La « fatigue culturelle du Canadien français », l’expression est de Hubert Aquin et elle vient d’un article écrit en1962 dans la revue Liberté, est un thème récurrent des essayistes québécois12. En 1994 Jacques Pelletier, professeur de littérature à l’UQAM lui répond dans Les habits neufs de la droite culturelle (1994). Il accuse Larose de prendre une posture de mépris, de vouloir une culture de bourgeois élitiste. Le débat, violent, dérive alors. Il devient un débat gauche/droite, un débat entre l’université de la montagne, altière et l’université du centre-ville, populaire, un débat non plus d’idées, mais de conflit de personnalités. À la même époque, à l’occasion des changements qui sont apportés à l’organisation de la formation des maîtres de l’enseignement secondaire, le débat se déplace sur un autre terrain, celui de l’affrontement entre facultés universitaires. Le baccalauréat disciplinaire dans un domaine d’enseignement était pour les professeurs de l’enseignement secondaire un préalable à sa formation professionnelle. Cette formation disciplinaire était donnée par les spécialistes des disciplines enseignées aux Facultés de sciences, arts, lettres ou sciences humaines. Or ce type de formation disparaît, il est remplacé par une formation dans deux disciplines lesquelles seront données par la Faculté des sciences de l’éducation elle-même. Le débat sur la formation culturelle qui n’est pas donnée par l’école dérive alors vers un conflit classique entre facultés (voir le dernier écrit de Kant Le conflit des facultés13, 1798). Jean Larose accuse les Facultés des sciences de l’éducation de « n’être que des spécialistes du vide et de l’inculture », des spécialistes de la « pédagogie » et non des disciplines qui seront l’objet de l’enseignement dans les écoles. Maurice Tardif de la Faculté des sciences de l’éducation lui                                                                                                                12  Et cette dévalorisation qui voit toujours les Québécois comme des paysans pauvres, catholiques et incultes m’a toujours fatigué. Je fus aussi fils de paysan, petite propriété, pas riche, catholique mais pas inculte. Mais ce n’est que récemment, en lisant le livre de Jean-Louis Lalonde et Pierre Grosjean Joseph Vessot, colporteur de Bibles et pasteur presbytérien au Québec 1808 -1898 (Société d'histoire du protestantisme franco-québécois, 2011, 523 pages) que j’ai compris que je ne pouvais pas comparer ces deux situations. Les conditions extrêmes vécues par les paysans qui défrichaient les terres au Québec dans la région de Joliette étaient autrement éprouvantes que celle des paysans basques qui dans la même période travaillaient sur des terres domestiquées depuis des siècles et dont les enfants pouvaient et même devaient aller à l’école. Mon père né en 1901 a appris le français à l’école. Il a eu le Certificat d’études, le diplôme officiel qui couronnait la réussite à l’examen de fin du primaire organisé par l’État dans chaque canton. Je l’ai vu lire tous les dimanches après midi le journal basque Herria qu’on recevait tous les samedis. L’obligation de l’instruction prend toujours du temps à produire son plein effet. Quand mon père fréquentait l’école, l’instruction était obligatoire depuis une vingtaine d’années, mais seuls 15% d’une classe d’âge donnée de la population réussissaient avant la guerre de 1914-1915 ce diplôme de fin d’études primaires. C’était 90 % en 1940. 13 Quelle est la position institutionnelle d’une faculté par rapport à une autre et sur quoi se fonde-t-elle ? Pour Kant quelle est la position institutionnelle de la philosophie considérée comme une « faculté inférieure » face aux « facultés supérieures », Théologie, Droit, Médecine dont l’autorité est garantie par des pouvoirs temporels, Eglise, Justice, Santé. Sur quoi peut se fonder l’autorité de la philosophie ? Sa réponse : la raison.

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répond. Et se développe alors une esquisse de débat, un peu confus, entre la « grande culture » à laquelle se référerait Jean Larose pour justifier et la « petite culture » (?), terme utilisé par Maurice Tardif, qui s’enseigne dans les écoles. La « grande culture », celle des Humanités, n’aurait plus sa raison d’être dans la formation. En réaction aux propos de Jean Larose, une série d’opinions diverses sur la question, dont celles de doyens et de vice doyens des sciences de l’éducation, paraissent dans le Devoir dans les années 1994-199614. La lecture du chapitre 2 du rapport Corbo est encore et toujours utile15. Un certain nombre de ces idées émises dans ce chapitre sont maintenant davantage partagées, mais elles l’étaient moins dans le temps. Sur certains points, elles étaient en rupture avec la doxa convenue du temps. Quelques jours avant la parution du rapport, je rencontre par hasard dans un couloir, Pierre Lucier, sous-ministre, il l’avait déjà reçu et lu. Ses premiers mots, dits sur un ton un peu étonné, un peu ironique, un peu moqueur, sont « Ah! vous voulez une école qui instruit? ». Je lui ai répondu sur un ton un peu provocant : « Oui, et puis après? ». La conversation s’est arrêtée là Je n’avais envie ni de me justifier ni de discuter du sujet. Mais il était certain qu’en utilisant la formule « une école qui instruit » Pierre Lucier s’adressait à moi au « Français ». Du moins je le pris ainsi, avec un peu d’irritation. En utilisant ce terme, il se référait, pensais-je, au débat franco-français classique, l’école doit-elle « instruire » ou « éduquer »? Cette question était sous-jacente au débat du temps sur la nécessité du maintien ou de la suppression de ce qu’on appelait les « petites matières » dans le programme d’études. Des philosophes de l’éducation (était-ce Normand Baillargeon ou Yves Bertrand ou un autre?) avaient ressorti, dans leurs interventions                                                                                                                14  Ces débats avaient marqué les esprits. Les changements apportés dans la formation des maîtres n’allaient-ils pas dans le sens inverse du renforcement du niveau des contenus qui était par ailleurs demandé. En juin 1997, le Groupe de travail sur la réforme du curriculum d’études que je présidais se réunit dans un hôtel pour mettre la touche finale au rapport que nous devions remettre à la ministre de l’Éducation quelques jours après. Chacun des chapitres avait été précédemment vu et discuté au fur et à mesure de leur rédaction. Mais cette fois, chaque membre avait reçu avant la rencontre le projet de rapport au complet. Un peu en retard, je rejoins le groupe qui avait commencé à souper. L’atmosphère que j’aurais pensé joyeuse, nous étions au bout du tunnel, était morose. Ils avaient tous eu la même impression en lisant le rapport au complet. Tout cela était beau, mais n’étions-nous pas trop ambitieux et même irréalistes ? Aurions-nous des enseignants formés pour enseigner un tel programme d’études ? La charrue n’avait-elle pas été mise avant les bœufs ? La refonte de la formation des maîtres s’était faite avant que ne soient établis les nouveaux programmes et n’allait-elle pas dans le sens opposé de ce que nous proposions puisqu’elle réduisait la formation disciplinaire dans le champ de spécialisation de l’enseignant du secondaire ? Cela démarrait mal le travail de trois jours qui nous attendait. En catastrophe, Paul Vachon, appela le soir même, une professeur des Sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Elle vint nous rencontrer le deuxième jour. Elle répondit à toutes les questions concernant la réforme de la formation des maîtres. Nous ne fûmes qu’à moitié rassurés. Si les dispositions nouvelles de formation disciplinaire pouvaient convenir pour la formation de « l‘école de base » (les 9 premières années d’études), elles nous semblaient trop légères pour le deuxième cycle du secondaire. Nous décidâmes de ne pas baisser nos standards, mais de renforcer ce que nous dirions sur les conséquences de nouveau curriculum d’études sur la formation initiale des maîtres.  15  On retrouvera ces idées, plus développées et souvent avec la même formulation dans le chapitre 2 du rapport Réaffirmer l’école. Comme on trouvera les mêmes idées et les mêmes formulations dans les textes du début du chapitre 3 du rapport Corbo, Préparer les jeunes au 21ème siècle, qui décrivent les grands domaines d’apprentissage et ceux que l’on trouve dans le chapitre 3 du rapport Inchauspé, Réaffirmer l’école, qui traitent du même sujet.

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dans des journaux, Condorcet et ses idées sur ce que devrait être l’instruction publique (Condorcet, Organisation générale de l’Instruction publique, 1792). Mais en se référant à ce texte, c’était un peu rapidement que certains pensaient que l’école doit ou instruire ou éduquer, mais qu’elle ne peut faire les deux.16. Pendant des mois, lors des audiences des États généraux, les représentants enseignants de la CEQ s’opposaient à ce que le mot « instruire » serve à définir un des rôles de l’école. Ce mot leur donnait de l’urticaire, il leur rappelait les collèges classiques et un enseignement élitiste. Ce n’est que lorsque le rapport Delors de l’UNESCO, L’Éducation : un trésor est caché dedans, est sorti en 1996 – il y disait que le renforcement de la fonction cognitive de l’école devait être une priorité – qu’ils se sont ralliés à une école qui « instruit ».17

                                                                                                               16  Du temps de Condorcet, Rabaud Saint Étienne avait écrit la même année que Condorcet en 1792 : « Il faut distinguer l'instruction publique de l'éducation nationale. L'instruction publique éclaire et exerce l'esprit; l'éducation nationale doit former le cœur; la première doit donner des lumières et la seconde des vertus; l'instruction publique est le partage de quelques-uns; l'éducation nationale est l'aliment nécessaire à tous ». Ce qui différenciait Rabaud Saint Etienne de Condorcet, c’est que pour Rabaud Saint Étienne, l’instruction ne devait être que pour quelques-uns, pour Condorcet, elle devait l‘être pour tous. Pourquoi ? Parce que pour lui elle est la condition de l’exercice démocratique du droit de vote : « Établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre ainsi réelle l’égalité politique reconnue par la loi, tel doit être le principe de l’instruction nationale ». Instruction obligatoire, suffrage universel sont les deux piliers sur lesquels viendra se construire une démocratie de masse, pour compléter le tout, viendra s’ajouter le renforcement de l’identité nationale par l’enseignement de l’histoire nationale. Ainsi, on verra au cours du 19ème siècle se construire, en France, le « grand récit national » de l’histoire (Jules Michelet) et sa transmission à l’école par un manuel canonique (le manuel d’Histoire de France d’Ernest Lavisse). Ce triptyque « démocratie - école obligatoire - enseignement de l’histoire nationale » n’est pas une situation particulière à la France. Cette configuration de ces trois éléments reliés entre eux est un fait social qu’on retrouve dans tous les pays qui instaurent l’école obligatoire. Mais si l’instruction est première, elle n’exclut pas l’éducation. Au moment de quitter son ministère pour prendre celui des Affaires Étrangères, Jules Ferry promoteur d’une école qui instruit écrit, en1883, une Lettre aux instituteurs, une lettre devenue célèbre et qui commence ainsi, « Monsieur l’Instituteur », une lettre d’une teneur telle que tout enseignant qui dans sa vie en recevrait une de semblable d’un de ses ministres d’Éducation se sentirait honoré et récompensé. Il écrit dans cette lettre : « L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'Eglise, l'instruction morale à l'école [...]. En vous dispensant de l'enseignement religieux, on n'a pas songé à vous décharger de l'enseignement moral : c'eut été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession ». 17  Lors des États généraux, j’ai pu concrètement mesurer moi-même lors des forums ce point de résistance et sa nature. L’assistance des forums était divisée en petits groupes de discussion ne dépassant pas 6 personnes. Le premier sujet proposé à la discussion concernait les missions de l’école. que pensaient-ils de la mission de l’école, formulée comme mission d’instruction, de socialisation, de qualification ? Les deux dernières missions faisaient vite consensus. La première suscitait toujours la discussion. Résistaient à une telle formulation certains enseignants (enseignement religieux, enseignement moral, formation personnelle et sociale, information scolaire et professionnelle, des professionnels (conseillers d’orientation), certains parents pour qui, disaient-ils, l’éducation est première et ils entendaient par là l’éducation aux valeurs.. Par contre les enseignants des disciplines scolaires (français, maths...) étaient à l’aise avec la mission d’instruction de l’école. Forum après forum, et partout au Québec, il était clair qu’en mettant en avant l’instruction certains craignaient la suppression de certaines matières, mais plus profondément la disparition ou le peu d’attention portée à la transmission des valeurs, la disparition de la référence au rôle d’éducateur de l’enseignant. La formulation de la mission du Livre orange était exprimée sous forme de « finalité de l’éducation », cette finalité est celle de « la formation intégrale de la personne ». Cette formulation leur paraissait plus garante du maintien de la transmission des valeurs que la formulation qu’on s’apprêtait à prendre, celle des « missions de l’école ». Dans ces discussions, il apparaissait aussi clairement que la « socialisation » ne connotait aucune référence aux valeurs. Ce terme renvoyait à

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Mais, je voudrais encore une dernière fois signaler l’habileté stratégique du rapport Corbo. Il ne part pas des critiques faites à l’école. Quelques mois plus tard, quand les États généraux ont été lancés, des membres de la CEQ hésitaient à participer aux États généraux, ils craignaient de servir de bouc émissaire. C’est vous dire le climat du temps. Non, ce rapport dit : pour mieux former les élèves au monde qui vient, il faut ceci et cela. Mais pour que ce ceci ou ce cela se réalise, il faut changer certaines pratiques, elles ne sont plus adaptées aux défis de la formation requise pour le « nouveau » monde. Le monde enseignant est critique, mais il n’aime pas lui même être critiqué. Mais le monde enseignant est généreux, il accepte de changer quand il comprend que les défis de la formation des élèves le demandent.

                                                                                                               l’idée d’un processus psychologique de transformation individuelle de l’enfant qui « se socialise » à l’école et non à celle d’une question concernant l’éducation au « vivre ensemble » dans une collectivité. Ces forums, pour nous commissaires, étaient riches d’information. Les positions formulées lors des audiences ou des conférences régionales étaient des positions tenues par des représentants d’organismes. Elles étaient souvent prévisibles. Celles émises dans les forums indiquaient le point de vue et la compréhension des enjeux en cause, exprimées par des personnes intéressées à l’éducation et qui volontairement le samedi et le dimanche venaient discuter entre elles de ces questions pendant une journée complète.

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II Que doit contenir un curriculum d’études établi pour une clientèle de plus en plus pluraliste

1 La question posée est celle de la transmission d’une « culture inclusive » Dès 1990, Julien Harvey et Gary Caldwel proposent la notion de « culture publique commune ». Promoteurs d’une société québécoise plus inclusive, leurs travaux visent à comprendre et à définir ce qui peut rassembler les Québécois au-delà de leurs origines et de leur appartenance ethnique et religieuse. Leur idée n’est pas faite sur ce qu’est cette « culture publique commune ». C’est en fait un chantier de réflexion qu’ils ouvrent. Mais comme leur projet vise à déterminer le noyau de références communes plus inclusives et partagées par tous qui permettra le renforcement de la conscience d’une appartenance commune, cette préoccupation devait nécessairement intervenir dans les travaux concernant un curriculum d’études commun qui s’adresse aux enfants d’une société de plus en plus pluraliste, celle des autochtones, des francophones, des anglophones, des communautés culturelles traditionnelles, celle des pays européens et celle désormais plus diverses de la nouvelle immigration. Évidemment cette question est revenue plusieurs fois lors des États généraux sur l’éducation. Les commissaires en ont pris acte en proposant une démarche de laïcisation des structures scolaires, et la remise en cause d’un enseignement religieux faisant partie jusqu’alors du programme d’études enseigné à l’école. La réforme du curriculum d’études ne pouvait donc dans ses réponses ignorer cette nouvelle réalité. Et cela ne concernait pas seulement l’enseignement religieux, mais aussi des matières qui peuvent renforcer l’appartenance à une culture commune : l’enseignement des valeurs, l’histoire, la langue. Ces questions avaient été un peu effleurées dans le rapport Corbo, mais après le grand brassage d’idées et de positions différentes émises lors des États généraux, elles devaient obligatoirement être abordées de façon plus complète dans le rapport Réaffirmer l’école. Ayant eu comme commissaire, l’occasion d’écouter pendant plus de 900 heures le public participant à ces assises, j’étais résolu, en acceptant la présidence du Groupe de travail sur la réforme du curriculum d’études, à ne pas esquiver ces questions difficiles. 2 Le contexte du temps relatif à cette question

a) La « culture publique commune » Mais d’abord qui sont ces promoteurs de la « culture publique commune »? Gary Caldwel est un sociologue18. De culture anglaise, il a quitté l’Ontario pour le Québec. Très intégré dans la communauté francophone, il est lui-même le parfait contre-exemple des « deux solitudes », celle des « Anglais » et des « Français » et il milite pour le rapprochement de ces deux solitudes. Julien Harvey, lui, est un jésuite. Si Caldwel concilie en lui les « deux solitudes », Julien Harvey, tout comme Fernand Dumont, concilie en lui l’universel et le particulier. Homme de grande culture,

                                                                                                               18  Il fut un des commissaires des États généraux sur l’Éducation.

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connaisseur des humanités gréco-latines, de l’histoire et de la littérature européenne, spécialiste de l’Ancien Testament et du monde sémitique, il a gardé les deux pieds dans la terre du Québec, conscient à la fois de ses racines et de la dynamique d’évolution de sa société. Il se dit, l’ami des immigrants. La question de la détermination de la « culture publique commune » est toujours d’actualité et récemment encore des textes de Georges Leroux ou de Michel Seymour l’ont abordée. Mais comment se présentait-elle en ce temps? Dans les travaux de Harvey, il y avait deux volets. Il avait une conception large de la culture (connaissances, normes sociales, comportements, sensibilité, esthétique, façons de percevoir et de vivre les appartenances, institutions communes, formes d’association...) et il cherchait les représentations communes qui nourrissent l’imaginaire des groupes humains qui habitent cette terre depuis des siècles (amérindiens, français, anglais) par rapport au pays, à la nature, à l’individu. Par deux fois19, ces derniers mois, j’ai pensé à cette remarque que j’avais lue chez lui. La mort comme fatalité soudaine qui fait irruption dans la vie des personnes ou des groupes est présente autant dans la littérature anglo-canadienne que dans la littérature québécoise. Mais la mort qui surprend vient par le froid ou la noyade chez les anglophones, par le feu chez les francophones. L’analyse qu’il faisait de la représentation de la nature et de l’espace dans la peinture était elle aussi éclairante20. La mise à jour de ce terreau premier qui façonne la vision de communautés qui vivent depuis longtemps au Canada au-delà de leur appartenance religieuse, linguistique peut paraître, un exercice futile. Il ne l’est pas. Immigrant moi-même, il m’a facilité l’enracinement culturel dans ce pays. Mais il y avait un deuxième volet dans les préoccupations de Harwey, celui de la détermination de l’aspect « public commun » du vivre ensemble. C’était là aussi la préoccupation constante de Caldwel. Leurs idées sont exprimées dans deux articles, un de 1990, l’autre de 1994. Le deuxième article portait le titre Un préalable à l’intégration des immigrants : une culture publique commune au Québec.21 On trouve dans ce texte un essai de détermination de cette                                                                                                                19 Les incendies tragiques du Lac Mégantic (6 juillet 2013) et de l’Isle-Verte (23 janvier 2014). 20 Par exemple cette de la lutte entre la courbe et la droite, autant chez les peintres de l’Ouest canadien que chez ceux du Québec. La courbe, c’est la nature, la droite c’est l’humain, les rails de chemin de fer, les rangs, les clôtures, le cadastre. Les droites sont fragiles et c’est presque toujours la courbe qui gagne. Une image qu’on trouve souvent dans cette peinture, une ferme abandonnée, qui tombe en ruine et la broussaille repousse, elle reprend son droit. Un sentiment de fragilité. Vous ne trouverez jamais une telle représentation de la maison dans la peinture basque. Elle est toujours gaie, lumineuse, solidement plantée en terre, indiquant souvent, inscrite sur le linteau de pierre au-dessus de la porte d’entrée, la date de sa construction. L’etxe, la maison traditionnelle paysanne basque, est chargée de sens. C’est une institution économique (elle se transmet indivise avec les terres à l’aîné de la famille), sociale (le maître de maison n’est pas appelé dans sa communauté par le nom donné par l’état civil, mais par le nom de la maison : on n’appelait pas mon père Jean Inchauspé, mais Jean Errekalde), elle est même comme une institution de type religieux, elle était, dans le temps inviolable, elle est toujours porteuse d’une tradition familiale, d’une manière d’être, du sens et des valeurs dont sont porteurs ceux qui sont nés dans cette maison. L’expression Gure etxea, « notre maison », n’indique pas seulement la maison de ceux qui y habitent, mais aussi ce qui lie entre eux à travers les générations ceux qui y sont nés. 21   Julien Harvey, « Culture publique, intégration et pluralisme », Relations, no 574, octobre 1991, pp. 239-241 et

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culture publique commune : les règles du jeu social au Québec, les principes qui supportent ces règles et permettent sa stabilité, mais aussi son évolution, les valeurs qu’ils appellent « intuition de base », « actes de foi », qui permettent à cette « civilisation » de subsister. Cela fait un beau départ pour un programme d’éducation à la citoyenneté.

b) La question de l’intégration des immigrants

Un deuxième élément du contexte est la manière dont se posait à cette époque la question de l’intégration des immigrants. La question de la « culture publique commune » à faire partager aux immigrants se posait alors au sein d’autres questions relatives à l’intégration des immigrants : la question de l’identité nationale, la question de la langue commune, la place de la religion dans le système scolaire, la nature même de ce que devait être l’intégration. Les débats sur ces questions se déroulaient avec en arrière-fond la question du nationalisme (deuxième référendum sur la souveraineté du Québec) et celle du multiculturalisme (venait d’être enchâssé dans la Constitution canadienne). Au nationalisme « ethnique », on opposait le nationalisme « territorial » ou encore le nationalisme « civique ». Pierre Trudeau avait dit : « Il est parfaitement normal qu’un Chinois vive à Montréal comme en Chine »22. Charles Taylor, déjà égal à lui-même, ne voulait pas parler de valeurs « communes », mais de valeurs « convergentes ». Et puis, fallait-il faire du noyau historique de la vie pendant trois siècles de la communauté majoritaire, la communauté francophone, le centre de gravité qui permettrait à de nouveaux venus de s’intégrer ou ne faudrait-il pas plutôt créer une « identité collective englobante » (compréhensive collective identifies) demandait Dimitrios Karmis? Et puis, qu’était cette intégration, qu’on avait appelée « convergence », puis dans une formule qui voulait atténuer la spécificité distinctive du Québec « interculturalisme »? Quelle était cette intégration qui se cherchait un chemin entre l’assimilation et la juxtaposition? Enfin, pour corser le tout, en janvier 1997, au moment où le groupe de travail se réunit, nous ne sommes encore qu’à 14 mois du référendum sur la souveraineté du Québec (30 octobre 1995), d’un vote au taux de participation record de 93,5 % des électeurs, d’un projet rejeté tout juste d’un souffle par 50,58 % des votants, d’un discours célèbre, le discours de défaite au goût amer de Jacques Parizeau. Les sensibilités sont encore à fleur de peau, les lignes de clivage encore vives.

c) Des expériences d’intégration au Québec francophone Je ne peux pas terminer d’évoquer ce contexte, sans signaler les témoignages, que livrèrent à cette époque, par leurs actes ou leurs écrits des immigrants s’intégrant au Québec francophone.23

                                                                                                               Gary Caldwell et Julien Harvey, « Le pré requis à l’intégration des immigrants; une culture publique commune », L’Action nationale, vol. 84, no 6, 1994, pp. 786-794. 22  Cette phrase m’avait tellement choqué, que je ne suis plus allé dans un aucun autre restaurant chinois que le « Bon Blé Riz », au bas de la rue Saint Laurent, un peu à l’extérieur du quartier chinois, le restaurant d’une famille, probablement la plus francisée du pays. Originaire de Shanghai, elle a fait l’effort de s’intégrer à la communauté francophone du Québec. 23  Je me sentais très proche des Arméniens, des Italiens, des Portugais qui avaient décidé de s’intégrer dans la culture

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On pouvait ainsi voir, en acte, cette intégration, ce que signifie cette relation entre l’Ici et l’Ailleurs, le jeu des identités multiples, les pôles d’amarrage de la société d’accueil sur lesquels s’appuient ces immigrants. En 1990, Giovanni Calabrese, Italien arrivé enfant au Québec, fonde la maison d’édition Liber. Il était ami et éditeur de Michel Vacher, immigrant français et de Jean Papineau, professeurs de philosophie au Cégep Ahuntsic, deux intellectuels reconnus. On sait le rôle que joue, indépendante, à l’extérieur des circuits universitaires, cette maison d’édition dans la production et la diffusion en français d’études ou d’essais de Québécois en Philosophie et en Sciences humaines24. En 1992, paraît le livre merveilleux de Marco Micone, Le Figuier enchanté. Comme Calabrese, Micone arrive au Québec, enfant. Il subit l’humiliation d’être rejeté par l’école française. Il doit s’inscrire à l’école anglaise. Il y subit une autre humiliation, celle d’être considéré comme un idiot par son professeur, parce qu’il ne maîtrisait pas bien l’anglais. Il y découvre cependant, un livre qui était dans la liste des livres à lire, La Petite poule d’eau de Gabrielle Roy. Ce fut pour lui une révélation et il se met à lire tout ce qui lui tombe sous la main d’écrivains francophones du Québec. Professeur et dramaturge, il a beaucoup travaillé sur la « culture immigrante », cette transformation que vit le migrant, entre l’Ici et l’Ailleurs, le devenir Soi et le devenir Autre, entre déchirement et émerveillement.25 Mais Marco Micone n’est pas le seul à parler de cette expérience. On la retrouve à la même époque dans des essais ou récits autobiographiques d’autres écrivains venant d’ailleurs et vivant ici. Ce fut déjà Naïm Kattan, juif irakien venu de Bagdad en passant par la Sorbonne, qui s’établit à Montréal, puis à Ottawa. Il revendique le titre d’écrivain québécois, il est membre de l’Académie des Lettres du Québec en 1983. La Parole et le Lieu rassemblera en 2004, une vingtaine d’essais sur le thème de la culture immigrante parus dans des revues ou Le Devoir les décennies précédentes.                                                                                                                francophone. Professeur de philosophie au Cégep du Vieux-Montréal, nous avions constitué un petit groupe de pratique portant sur l’enseignement de la philosophie dans nos classes. Dans ce groupe, à côté de québécois de « souche » (Marie-Claire Lanctôt Bélanger, Lucille Beauchemin, le père Maurice Fillion), nous nous retrouvions quelques immigrants ou fils d’immigrant : Filipe Batista, immigrant portugais, dont le père était un chanteur de fado connu, William Kempf, fils d’immigrant suisse allemand ayant eu toute sa formation dans les écoles anglaises et qui voulait, en venant enseigner au Cégep, s’intégrer à la communauté francophone et Victor Sheitoyan, fils d’Arménien immigré. Son père avait quitté la Turquie pour échapper au génocide de son peuple. Il avait séjourné en Syrie, puis en Égypte avant de s’installer à Montréal au début des années 1920. Victor avait fréquenté, au primaire, l’école francophone de son quartier, mais au secondaire, le collège anglais des Jésuites de Loyola. Son père avait une grande vénération pour les Jésuites. Jeune, lors de son séjour en Égypte, il avait travaillé comme employé au Collège des Jésuites du Caire. C’est là qu’un jésuite lui apprit à lire l’arabe après ses heures de travail. Victor est donc allé à Loyola. Au terme de ses études, il y obtient le Prix de Philosophie du collège, le prix le plus prestigieux des prix d’excellence donnés par Loyola. L’Université Mc Gill aurait évidemment aimé avoir un tel candidat, mais il choisit de s’inscrire à l’Université de Montréal.  24  C’est évidemment aussi l’éditeur de mes deux livres. 25  Sur la page de garde de ce livre, il a placé cette épigraphe comme exorde : « Aussi longtemps que les mots de mon enfance évoqueront un monde que les mots d´ici ne pourront saisir, je resterai un immigré ».

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Puis, dans les années 1990, ce fut cette floraison d’ouvrages venant enrichir ce thème, celui de Sergio Kokis, immigrant brésilien, Le Pavillon des miroirs (1994), puis Errances (1996), celui d’Émile Olivier, immigrant haïtien, Passages (1991), ceux d’un autre immigrant haïtien, Dany Laferrière, les neufs romans qui ont suivi Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer (1985), dont L’odeur du café (1991), celui de l’immigrante chinoise Ying Chen, Les lettres chinoises (1993), celui de l’immigrante Française d’origine serbe, Aline Apostoleska, Lettres à mes fils qui ne verront jamais la Yougoslavie (1997), celui de Régine Robin, immigrante Française, juive d’origine polonaise, La québécoite (1983), puis plusieurs articles dans différentes revues. Les thèmes qu’on retrouve dans ces écrits sont ceux de l´errance, de la difficulté à habiter le territoire, la question des identités multiples et leur vacillement (on ne change pas d’identité comme on change de chapeau), la condition du minoritaire, le conflit des mémoires. Bref, ce sont là, faut-il s’en étonner, la plupart des traits qui marquent aussi la personnalité de base du Québécois francophone « de souche ». 3 La réponse a) L’enjeu de la réponse

Le Groupe de travail que je présidais ne pouvait donc éviter ces questions, mais le terrain était miné. Sans doute le détricotage juridique devant aboutir à la déconfessionnalisation du système scolaire était engagé26. Mais quel devrait être un curriculum d’études qui tient compte des nouvelles populations étudiantes et comment par son contenu pourrait-il aider à leur intégration dans la société d’accueil. Un enracinement culturel profond dans le centre de gravité de la communauté d’accueil s’acquiert rarement avant deux ou trois générations de vie dans le groupe. Mais l’école ne peut-elle accélérer ce passage vers l’intégration chez les enfants des nouveaux arrivés et comment des orientations choisies pour certaines matières du curriculum d’études peuvent-elles le permettre? Immigré moi-même, j’étais sensible au point de vue de l’immigré, mais la situation que j’avais moi-même vécue me rendait sensible aussi au point de vue de la société d’accueil. Ma langue maternelle est le basque, j’ai appris le français à l’école. Je comprenais donc bien la question identitaire du Québécois, le rôle qu’y joue la langue, l’appartenance à une religion, la surdétermination de la question identitaire quand on est dans une position minoritaire. De plus, fils de paysan ayant vu sous mes yeux disparaître une civilisation vieille de 3 000 ans, celle des paysans, remplacée par les agriculteurs et les tensions que cela créait dans mon village, dans ma famille, j’étais sensible aux questions relatives aux dynamiques des changements. J’avais vécu les situations d’identités multiples et leur vacillement. Mais si j’étais, certes, un immigré, ce qui est le point de vue de la société d’accueil, j’étais d’abord, de mon point de vue, un migrant, un émigré, quelqu’un qui quitte sa culture pour entrer dans une autre. L’immigré n’est pas cet être passif que parfois, par culpabilité par rapport à la

                                                                                                               26 C’est en décembre 1997 que l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 sera abrogé. Cette abrogation enlèvera aux comités catholiques et protestants les droits et privilèges qu’ils avaient en matière d’éducation. À partir du 1er juillet 1998, les commissions scolaires « pour catholiques » ou « pour protestants » deviendront des commissions scolaires francophones ou anglophones.

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misère du monde, on accueille en voulant son bien pour lui. Il est aussi un migrant capable de prendre son bien lui-même et de se faire une place. Enfin, j’étais enseignant. J’avais vécu l’intégration par l’école non seulement à une autre langue, mais aussi à une culture, celle du savoir. Je savais donc que l’école avait du pouvoir et qu’elle peut présenter au migrant les moyens qui lui permettront de s’ancrer dans de nouvelles appartenances. Ces questions posées par l’intégration par l’école concernaient des matières, qui dans tout curriculum d’études, sont déterminantes pour établir et renforcer les appartenances : la langue, la religion, les valeurs, l’histoire27. Il nous fallait donc les aborder.

b) Pouvoir en parler

Or dans le mandat que nous avions reçu, on nous demandait spécifiquement de ne pas traiter de l’enseignement religieux et de l’enseignement moral qui relevaient du Comité catholique et du Comité protestant. Quant à l’histoire, le ministre Jean Garon n’avait pas attendu ce que les commissaires des États généraux sur l’éducation en diraient. Il avait, en parallèle, constitué un comité présidé par Jacques Lacoursière qui lui avait fourni un rapport, Se souvenir et devenir (1996), sur ce que devrait être le contenu de l’enseignement de l’histoire, un rapport qui indique même le temps qu’il faudrait prévoir dans la grille-matière pour cet enseignement, et cela sans tenir aucun compte du temps nécessaire pour les autres matières ! La première journée de rencontre du comité que je présidais était consacrée à l’appropriation du mandat. Chacun était invité à dire comment il voyait les choses, comment il interprétait ce qui nous était demandé. Très rapidement, le groupe s’insurge contre les limitations qui nous sont faites et demande qu’on réagisse officiellement. J’explique ce que sont les règles particulières du jeu qui nous interdisent de toucher à ces questions. Comités catholique et protestant ont des pouvoirs, inscrits dans la Loi sur l’Instruction publique et dans des Règlements. Ces pouvoirs concernent l’enseignement religieux dans les écoles : élaboration du programme, contrôle des manuels qui peut même s’étendre à celui des matières autres que la leur, exigence d’une formation spécifique supplémentaire pour donner les cours d’enseignement religieux, « prescription », dans le Règlement du régime pédagogique, du nombre d’heures prévu pour les

                                                                                                               27  Un jour, j’ai entendu George Steiner parler de l’attitude que doit avoir, à son arrivée, un émigré par rapport à la société qui l’accueille. Ses parents étaient des Juifs autrichiens, ils avaient fui leur pays pour la France lors de la montée du nazisme en Allemagne. Né en France, fils d’émigré, il émigra ensuite lui-même en Angleterre, puis aux États-Unis. Pour lui, un émigré en arrivant dans son nouveau pays doit se comporter comme un invité se comporte chez un hôte. Il précisait ainsi cette attitude : « Un invité s’efforce de connaître la langue de son hôte, il s’efforce même à la parler, si nécessaire, mieux que lui. Un invité accepte les lois et les normes de son hôte, il pourra alors travailler à les réformer. Un invité s’efforce de connaître l’histoire de son hôte, il pourra alors y contribuer ». Enseignement de la langue, connaissance de la culture publique commune, enseignement de l’histoire voilà ce que l’école peut et doit faire pour soutenir et renforcer le désir d’intégration des enfants des migrants. On peut ajouter à ce triptyque, une éducation commune à des valeurs. « Un invité s’efforce de connaître la langue de son hôte, il s’efforce même à la parler, si nécessaire, mieux que lui ». Illustration. Marco Micone raconte avec amusement qu’en utilisant le mot « exorde » (voir note 25, p. 19) il avait constaté que c’était un mot, pourtant bien français, que la grande majorité des francophones ne connaissait pas. Les gens pensaient, et cela l’amusait, qu’en utilisant ce mot il faisait une faute, que le mot qu’il voulait probablement dire ou écrire était « exode » et non « exorde ». Ce qui l’incitait, évidemment, à l’utiliser encore plus souvent.  

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cours d’enseignement religieux alors que pour les autres matières le temps prévu est « indicatif ». Loin de calmer le feu, mes explications l’attisent. Je perds le contrôle du groupe, le débat dérive sur la déconfessionnalisation du système scolaire28 et la discussion bloque sur ce seul sujet. Mauvais début. Pour pouvoir continuer l’analyse du mandat, je propose que nous laissions pour le moment cette question de côté. J’allais l’examiner avec Paul Vachon, le représentant du ministère dans le groupe de travail, et nous reviendrions avec une proposition la semaine suivante. Ce qui fut fait. Voici ce que nous ferions : a) adresser une lettre aux Présidents des Comités catholique et protestant : nous avions le mandat d’établir la grille-horaire et nous étions en manque d’espace-temps, nous leur demanderions donc si le nombre d’heures consenties à l’enseignement religieux devait rester le même ou s’il ne pouvait pas diminuer; b) vérifier un point auprès du contentieux du ministère, si les décisions concernant les cours de l’enseignement religieux relevaient bien des comités catholique et protestant, en était-il de même du cours de morale qui n’avait été introduit que récemment par Claude Ryan? ; c) tout en respectant notre mandat, celui de ne pas déterminer ce que devait être les programmes en enseignement religieux, morale ou en histoire nous pensions que nous pouvions parler de ces questions sous un angle qui, après avoir vécu les États généraux, me tenait à cœur, celui de la prise en compte par l’école du pluralisme de ses clientèles, un pluralisme qui demande l’ouverture (religion, valeurs), mais aussi le renforcement des ancrages dans l’enracinement culturel collectif (histoire, langue). Dans les deux premiers volets (religion. valeur) inclure non en séparant, mais en rassemblant ; dans le deuxième volet (histoire, langue) inclure, en intégrant. Mais en abordant ainsi ces questions, il nous fallait être conscients que nous avancions là en terrain difficile, risqué. Les questions soulevées par les conséquences de

                                                                                                               28 Un des membres de notre Groupe de travail connaissait bien ces questions et la main mise qu’avaient les comités confessionnels sur les écoles, c’est Jean-Robert Derome. Il était directeur du Département de Physique de l’Université de Montréal. Habitant le quartier Côte des Neiges à Montréal, ses enfants étaient allés quelques années plutôt à l’École Notre-Dame-des-Neiges. Il fut président de l’Association des parents de cette école, association qui déclencha ce qu’on a appelé l’Affaire de l’École Notre-Dame-des-Neiges. Les comités confessionnels avaient établi par règlement, dès 1967 (c’était là, une demande expresse des évêques, lors des négociations entre l’État et l’Assemblée des évêques qui ont précédé la création du Ministère de l’Éducation dans les années 1960), le mécanisme de reconnaissance de l’école comme « catholique » ou « protestante ». Et pour avoir ce statut, les écoles devaient en faire la demande. Les commissions scolaires étaient ou « pour les catholiques » ou « pour les protestants », mais les écoles devaient, en plus, et sur demande des parents, avoir un statut religieux. Or aucune demande en ce sens ne vint des écoles des commissions scolaires « pour catholiques ». Aussi en 1974, le Comité catholique décide d’accorder, automatiquement, sans qu’elles en aient fait la demande, le statut de « catholique » à toutes les écoles qui étaient dans les Commissions scolaires « pour catholiques ». À partir de cette date, les nouvelles écoles  créées devraient entreprendre la démarche de reconnaissance justifiée par une demande majoritaire des parents, mais les anciennes, elles, se virent imposer ce statut. Quatre écoles de la Commission scolaire Sainte-Croix sur l’île de Montréal, des écoles de quartiers dont la population multi ethnique était en très forte croissance, demandent la révocation du statut de « catholique » qui leur a été imposé d’office. Devant le refus du Comité catholique, les parents de l’École Notre-Dame-des-Neiges portent la question en cour. En 1981, la Cour supérieure maintient la décision du Comité catholique sur la base des dispositions constitutionnelles qui concernent les écoles de Montréal et de Québec. Ce n’est qu’en 1996, que ces quatre écoles obtiennent la révocation de leur statut de « catholique ». Décision qui n’aura plus de véritable effet puisqu’en 1997 le verrou constitutionnel sera levé et qu’à partir du 1er juillet 1998 les commissions scolaires linguistiques remplaceront les commissions scolaires confessionnelles.

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la déconfessionnalisation29 du système scolaire et celles soulevées par le renforcement de l’identité nationale étaient très sensibles. Et si nous disions des choses sur ces sujets, il fallait le faire de façon à susciter l’adhésion sur ce que nous dirions. En fait dans ma manière de présenter les choses, je leur proposais un deal; je ferai les deux premières démarches (que par devers moi je jugeais un peu inutiles et surtout susceptibles de provoquer plutôt l’agacement des Comités confessionnels), mais par contre je leur demandais de ne pas me lâcher en route quand nous aborderions les questions difficiles. J’avais eu l’expérience de comités dans lesquels les sujets à forte teneur émotive sur lesquels l’accord est difficile avaient évacués ou gommés sous des propos lénifiants. J’avais vécu cela au sein du Comité Corbo où les questions identitaires furent à la demande du président mises de côté dès le départ30. Les présidents de comités confessionnels nous répondirent. Non seulement ils voulaient conserver le nombre d’heures, mais si c’était possible l’augmenter. Et ils nous disaient pourquoi : l’importance que prend dans nos sociétés le fait religieux. Quant à la demande au contentieux, elle énerva bien du monde, notamment le président du Comité catholique, mais elle accéléra la prise de décision sur la mise sur pied du Groupe de travail sur la religion à l’école. Elle fut créée en octobre 1997 et Jean-Pierre Proulx en fut le président. Le rapport de ce Groupe de travail Laïcité et religions a paru en 199931.                                                                                                                29   J’avais pu le constater lors des États généraux. Lors des audiences, un soir à Drummondville, la présidente de comités de parents catholiques vint présenter leur position sur le maintien de l’enseignement religieux dans les écoles. La sentant très tendue, je lui demande avec beaucoup de délicatesse, comment on pourrait concilier ce maintien avec le pluralisme religieux de plus en plus diversifié des populations immigrantes. Elle me répondit sur un ton violent qui n’invitait pas à l’échange : « Monsieur, ce n’est pas parce que Montréal a le bras cassé qu’il faut mettre un plâtre au bras de toute la Province. » (Mais cela ne fut rien à côté de la séance que vécut, un soir au Cap de la Madeleine, Jean-Pierre Proulx, lors de la sortie de son rapport Laïcité et religions.) 30  J’ai quand même réussi à faire introduire trois fois le mot « identité » dans ce rapport! 31 La situation des Comités catholique et protestant, notamment celle de leurs présidents respectifs qui étaient des permanents, était durant cette période des plus inconfortables. Ils voyaient, sans pouvoir rien dire, se mettre en place autour d’eux, des démarches qui aboutiraient à leur suppression. Mais tant que ces Comités ne seraient pas abolis, leurs présidents étaient d’autant plus soucieux de préserver leur pré carré et sourcilleux dans la manière de le faire. En avril 1997, quelques semaines avant la sortie de notre rapport, je devais donner la conférence de clôture du colloque organisé par le Conseil supérieur de l’éducation et le groupe Culture et Société de l’INRS. Le thème du colloque était « Éducation et culture ». Au moment, où j’avais reçu cette invitation en novembre 1996, je ne savais pas que je serais nommé président du Groupe de travail sur les curriculums d’études et j’avais annoncé comme titre de la conférence : Comment corriger les lacunes du curriculum d’études en matière de culture? Je ne pouvais évidemment pas dire dans cette conférence ce que nous proposerions dans notre rapport dont la sortie était prochaine. Aussi j’ai parlé, plus généralement, des types de difficultés, propres à certaines habitudes ou traditions du Québec, qui, dans certains cas, nous avait rendu plus difficile l’introduction de la perspective culturelle dans le curriculum d’études. À cette occasion j’avais dit, entre autres, que tout ce qui concerne les valeurs, les questions concernant le sens ou le fait religieux, et cela indépendamment de l’enseignement religieux proprement dit, avait été, de fait, comme « sous contractés » aux seuls Comités confessionnels. (On peut trouver le texte de cette conférence aux pages 103 à 117 des Actes de ce colloque, édités sous la direction de C. Audet et D. Saint-Pierre, Les Éditions de L’IQRC, sous le titre École et Culture : des liens à tisser). Le Président du Comité catholique était présent dans la salle. Dès les jours suivants, je reçus de lui une lettre où il me reprochait d’avoir manqué à mon devoir de réserve en évoquant de cette manière les pouvoirs des Comités confessionnels et il me demandait de venir le rencontrer, lui et le président du Comité protestant, pour m’expliquer

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c) Le résultat Voici donc le résultat, la manière dont nous avons répondu à la question posée : comment le curriculum d’études de l’école obligatoire pour tous peut-il tenir compte du pluralisme de religions et de valeurs de ceux qui désormais la fréquentent. Cette réponse est dans une des sections du deuxième chapitre du rapport Réaffirmer l’école. Ce chapitre porte le titre : Les attentes auxquelles doit répondre le curriculum d’études et cette section : Répondre aux attentes nouvelles relatives à la mission de socialisation. Quatre des cinq questions qui y sont traitées sont les sujets dont j’ai parlé plus haut : la religion, les valeurs, l’histoire, la langue. Ces quatre sujets sont ainsi nommés : la question de la quête du sens, la question des valeurs communes fondées sur des raisons communes, la question de l’histoire nationale, la question de la langue. La cinquième question, elle aussi importante, est nommée : La question de l’exclusion sociale par l’école et celle de la ségrégation à l’école. Ce sont là cinq questions qui concernent l’inclusion et le renforcement de la cohésion sociale que doit chercher une école qui se veut démocratique. Le texte est clair. Il aborde les sujets épineux ou à controverse avec doigté, mais avec précision. Il cherche à désamorcer les blocages, à susciter l’adhésion. Il fait sans cesse référence aux situations du pluralisme et d’intégration des immigrants. Il faut le lire. Et le relire avec l’éclairage que permet la distance. Pour permettre cette lecture et en faciliter l’accès, on trouvera ces pages du rapport Réaffirmer l’école dans l’Annexe II qui accompagne le texte de cette conférence. J’ai ajouté à sa suite une Note qui évoque les « sous-textes » sous-jacents aux éléments de ce texte. Comme pour une « explication de texte », ces « sous-textes » disent les intentions, les situations qui « expliquent » le texte lui-même. Ils permettent ainsi de mieux comprendre des choix : celui de l’angle à partir duquel la question est abordée et celui de la manière d’en parler.

                                                                                                               sur mes propos. Je n’en fis évidemment rien. Et je déclinais son invitation dans une lettre manuscrite dont le titre était « Pourquoi, je n’irai pas à Canosa ». L’affaire s’arrêta là. Sa connaissance de l’histoire de l’Église romaine lui permettait de comprendre, sans que je m’étende sur le sujet, les vraies raisons de mon absence à la rencontre demandée.

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III Comment assurer la présence de la « culture » dans le programme d’études

1 La question posée est celle de la présence d’éléments culturels dans le programme d’études Dire que par son programme d’études l’élève est introduit dans le monde de la culture, c’est là une affirmation générale, mais comment faire en sorte que cela se traduise de façon tangible dans les matières mêmes du programme d’études ? Initialement le rapport Corbo devait faire l’objet d’une consultation large auprès du public. Cette consultation devait être menée par le Conseil supérieur de l’éducation. En campagne électorale, le Parti québécois promet une consultation non plus seulement sur le curriculum d’études, mais sur l’ensemble du système de l’éducation, bref, des États généraux sur l’éducation. Au pouvoir, Jacques Parizeau, premier ministre et Jean Garon, ministre de l’Éducation mettent sur pied et lancent les États généraux promis. Ce n’est plus le Conseil supérieur de l’éducation qui sera responsable de la consultation portant sur le curriculum d’études. Cette consultation se fera à l’occasion des États généraux dont le mandat sera plus large.32 Pour Jean Garon, aucun membre

                                                                                                               32  Ces États généraux se dérouleront en plusieurs étapes.      

Étape I Audiences publiques (mai 1995 au 15 octobre 1995). Aucun schéma de mémoire n’est imposé. Toute personne ou groupe qui désire présenter son mémoire en audience peut le faire. Ceux qui désirent se faire entendre sans mémoire peuvent le faire, mais leur temps de présentation est réduit à 5 minutes. 2000 mémoire reçus, 1500 sont présentés en audience publique, dans des séances qui ont lieu dans toutes les régions du Québec, une séance nationale particulière d’audience des jeunes est organisée à Québec et à Montréal, en septembre 1995, au retour des vacances scolaires. 56 jours ont été consacrés à ces audiences. Leur temps cumulé atteint près de 500 heures.

Étape 2 Rédaction du rapport L’Exposé de situation (15 octobre 1995 au 15 janvier 1996). Tous les

mémoires ont été analysés (chaque mémoire est résumé, le répertoire des thèmes abordés dans les mémoires est constitué, des tableaux présentant les positions respectives des catégories de groupes ou de personnes sur un même thème sont construits), les recherches faites au Québec sur les thèmes abordés dans les audiences sont colligés et analysées, le Conseil supérieur de l’éducation reprend ce qu’il a déjà dit sur le sujet, Pour la réforme du système éducatif. Dix années de consultation et de réflexion (1995). Le document Exposé de situation est produit. Il regroupe, outre l’Avant propos, l’ensemble des sujets à débattre en dix chapitres : la mission éducative, l’accessibilité et la réussite, les curriculums d’études des quatre niveaux d’enseignement, la dynamique pédagogique, la formation professionnelle et technique, la formation continue, le partage des pouvoirs et des responsabilités, l’enseignement privé, la confessionnalité, le financement. La présentation de l’objet de chacun de ces chapitres suit le même plan : a) ce que nous avons entendu, b) ce que nous croyons utile de soumettre au débat, c) les questions à débattre.

Étape 3 Les Assises régionales (15 février 1996 au 15 juin 1996). Les assises régionales sont organisées par

un comité constitué dans chacune des 17 régions administratives du Québec. Les activités dont le format est préétabli par la Commission sont des activités de sensibilisation (3 heures), des forums (une journée) et une conférence régionale (2 jours). Les commissaires sont disponibles à la demande comme personnes ressources pour les activités de sensibilisation et les forums. La table de la conférence régionale réunit 45 personnes représentant des organismes

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du Conseil supérieur de l’éducation ne pourra être commissaire de ces États généraux33, mais le rapport Corbo devra être l’objet d’une consultation formelle lors de ces assises. Le décret de création de États généraux sur l’éducation le précisera. Le chantier de rénovation du curriculum d’études dessiné par le rapport Corbo comportait plusieurs aspects. Mais lors de la première phase des États généraux, celle des audiences, nous avions constaté que ce rapport recueillait de façon générale une large adhésion de ceux qui s’étaient exprimés sur lui34. Notamment, les orientations formulées dans le chapitre 2, Les finalités et les rôles de l’école, leur paraissaient de nature à pouvoir corriger profondément les lacunes qu’ils avaient constatées eux-mêmes. Dans les étapes ultérieures des États généraux (forums de discussion, assises régionales, puis assise nationale) un certain nombre de ces questions furent remises sur la table pour s’assurer des                                                                                                                œuvrant dans l’éducation (60 % des sièges) et extérieurs à lui (40% des sièges). Elle est présidée par le président de la Commission et dans quelques cas (6 conférences sur les 17) par deux commissaires délégués par le Président. Les questions débattues sont celles présentées dans l’Exposé de situation. Elles sont éclairées par le compte rendu des forums ayant traité de la question. Les débats sont couverts par les medias locaux et souvent diffusés par les télévisions communautaires. De 35 000 à 40 000 personnes ont participé à ces activités régionales.

Étape 4 Les Assises nationales (3, 4, 5, 6 septembre 1996). La conférence dure 4 jours. Elle est présidée par

le Président de la Commission. La ministre de l’Éducation y assiste, mais n’intervient pas. La conférence comprend 64 personnes ayant droit de parole : 60 % des sièges sont accordés aux intervenants de l’éducation, 40 % aux représentants de milieux autres (santé, social, économique, culturel, groupes communautaires, municipal, église, intercultureL etc.). Une dizaine de conseils ou de commissions sont aussi invités à prendre la parole (Conseil des communautés culturelles, Conseil des personnes handicapées, Conseil de la culture, Conseil permanent de la jeunesse, etc.). Les conseillers des porte-parole, invités sans droit de parole, sont environ au nombre de 400 et assistent à la conférence. Les débats sont couverts par les médias et transmis intégralement par une chaîne de télévision.

Étape 5 Rapport final. Rédaction en 15 jours. Remise à la ministre le 23 septembre 1996. Rapport

rendu pub1ic, le 10 octobre 1996. Le court échéancier de cette dernière partie s’explique par un Sommet économique devant avoir lieu fin octobre 1996, et par la volonté du gouvernement d’annoncer, à cette occasion, les réformes qu’il entend entreprendre. 33  Robert Bisaillon dut démissionner de son poste de président du Conseil supérieur de l’éducation pour assurer la présidence des États généraux. Membre du Conseil supérieur, on ne me demanda pas de démissionner, mais de ne plus assister aux réunions du Conseil. Or quelques mois après le lancement des États généraux, au terme de la phase des audiences, le ministre Jean Garon voulut me nommer à la présidence du Conseil supérieur. Je déclinais l’offre, puisqu’elle ne me permettrait plus de participer aux États généraux. Pour rien au monde, en tout cas, pas du moins pour ce titre, je ne voulais manquer l’occasion de participer à des assises où je pouvais écouter et essayer de comprendre. Jean Garon revint à la charge quelques semaines plus tard. Ma réponse étant la même, et comme il ne voulait pas nommer une anglophone (la vice-présidente du Conseil) comme présidente par intérim du Conseil supérieur de l’éducation, son entourage trouva une « patente » que j’acceptais d’endosser comme un « bon bourrin ». J’étais nommé Président du Conseil par intérim, mais je n’assistais à aucune activité du Conseil, la Vice-présidente Judith Newman assurait, durant mon absence, le fonctionnement du Conseil et je pouvais continuer à être commissaire des États généraux. Au terme des États généraux, je convins avec Pierre Lucier, sous-ministre, de la manière d’arrêter ce faux-semblant : donner ma démission. La place libérée, Céline Saint-Pierre fut nommée Présidente du Conseil supérieur de l’éducation.  34 Pour la petite histoire et pour sourire. Quand le rapport Corbo parait, il fut l’objet d’un éditorial de Lise Bissonnette au Devoir. Elle lui donna comme titre : Un élégant naufrage. Quand un matin, à votre lever, on vous montre cette page du journal et ce titre, cela réveille.

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consensus et aussi pour recueillir des avis sur la manière dont pourraient se traduire concrètement ces orientations. Une de ces questions concernait la présence d’éléments culturels dans les programmes d’études. C’était une question importante. La réponse qui y serait donnée aurait une influence sur les contenus des matières du programme d’études et donc sur « ce qu’on enseigne » à l’école. 2 Le contexte du temps relatif à cette question : la remise en question de l’orientation de l’enseignement de certaines matières Depuis plusieurs années, les question de la pertinence du maintien de l‘orientation de certaines matières du programme d’études ou de leur remplacement par une autre orientation s’étaient posées aux responsables de l’élaboration des programmes d’études de l’école obligatoire. Ces remises en question concernaient surtout les mathématiques, l’histoire, les sciences. Ces mouvements de remise en question se sont posés d’abord dans d’autres pays, puis au Québec. En fait dans ces remises en cause les questions concernant la présence ou l’élimination d’éléments culturels dans ces programmes sont déjà présentes.

a) Ailleurs : des mouvements de transformation de l’enseignement de trois disciplines (mathématiques, histoire, sciences)

Dans les années 1960-1970, il y eut dans la plupart des pays occidentaux l’introduction d’une nouvelle manière d’aborder les mathématiques à l’école. On a appelé ce mouvement, mathématiques nouvelles ou encore « mathématiques modernes ». On visait à introduire une formation plus abstraite chez les élèves dès le primaire, à dépoussiérer un enseignement des mathématiques donnant beaucoup d’importance à la géométrie, l’arithmétique, la trigonométrie et peu aux mutations des recherches mathématiques du début du siècle. Aux États-Unis, une telle approche avait été préconisée pour qu’introduits à une culture mathématique très poussée et très jeune, les ingénieurs puissent combler le retard pris sur les Russes dans la course de l’espace. Dans les pays francophones, moins marqués par la guerre froide, le même mouvement existait mais la motivation était autre : on visait à diminuer l’écart grandissant qui se creusait entre les mathématiques enseignées à l’école et les mathématiques pratiquées par les chercheurs (axiomatique, théorie des ensembles, topologie…) C’est aussi pour diminuer l’écart entre les objets de la recherche historique pratiquée par les historiens et les sujets traditionnels de l’enseignement de l’histoire à l’école que certains pays commencèrent à introduire l’étude des faits sociaux dans cet enseignement. Dans les années 1930, un mouvement parti de France, Les Annales, ouvre dans tous les pays occidentaux, un nouveau champ d’études pour l’histoire. Ce qu’on a appelé la « nouvelle histoire » c’est une histoire des sociétés, de leur organisation matérielle, de leur économie, de leur mentalité. L’histoire est pour ces historiens une histoire sociale. Elle donne de l’importance aux faits sociaux, s’appuie sur la sociologie, la géographie, la démographie. Les faits auxquels elle s’intéresse sont dans une plus longue durée que les événements. C’est pourquoi la structure sociale d’une époque, le cadre qui constitue la vie des gens d’une époque y sont étudiés plus que le sautillement de l’actualité. Cette conception de l’histoire a percolé et a pénétré plus ou moins rapidement selon les pays dans l’enseignement de l’histoire de l’école ordinaire. On ne se contente plus d’y enseigner les seuls évènements politiques du grand récit national, on introduit

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aussi l’étude de quelques faits sociaux de l’époque étudiée. Mais c’est encore le climat de guerre froide qui, dans les années 1960, a introduit aux États-Unis au niveau du secondaire un enseignement des sciences selon une approche très formelle. Le lancement du Spoutnik, réussi par les Russes avant tous les autres, produit une onde de choc dans les pays occidentaux, mais surtout aux États-Unis. L’enseignement des sciences à l’école est alors rendu responsable du retard scientifique. Il fallait réagir. Sous cette pression, la réforme de l’enseignement des sciences est alors confiée à des spécialistes disciplinaires. Le but avoué de cet enseignement est le recrutement des ingénieurs et la production d’une élite capable de rattraper le retard scientifique. Cette orientation conduit à négliger l’enseignement des sciences au primaire, à ne donner de l’importance à l’enseignement des sciences qu’au moment où la pensée formelle est développée chez le jeune, au deuxième cycle du secondaire et à concentrer cet enseignement dans des cours théoriques relativement complexes.

b) Ici : les effets de ces mouvements sur l’enseignement de ces disciplines au Québec

Ces mouvements de renouvellement de l’orientation de certaines matières atteignirent plus ou moins le Québec. Où en était-on, au début des années 1990, quand les pressions sur le renouvellement du curriculum d’études s’exerçaient de façon très marquée? Au début des années 1970, l’introduction des « mathématiques modernes » fut un succès au Québec, alors que dans d’autres pays ce fut un fiasco qui suscita des polémiques qui durèrent plus de 10 ans. Il y eut certes un début de crise aussi au Québec, mais immédiatement pour passer à travers la difficulté la toute nouvelle UQAM mit sur pied un programme de perfectionnement des enseignants, le programme PERMAMA (Perfectionnement des maîtres de mathématiques). Des milliers d’enseignants se sont ainsi reconvertis aux mathématiques modernes et ont pu les enseigner dès l’école primaire. On se glorifie collectivement de ce que les résultats de nos élèves dans des épreuves internationales de mathématiques sont excellents. Mais qui fait le lien entre ce succès et le programme de formation PERMAMA? Mais ce ne fut pas là le seul bénéfice de cette implantation réussie. On était passé un peu trop vite d’un extrême à l’autre, aussi des correctifs à une approche qui désormais donnait moins d’importance à la géométrie et au développement du raisonnement qu’il permet furent apportés. De plus, cette réforme ayant eu lieu et ayant réussie, cette matière put échapper au découpage en tranches fines de l’enseignement skinnérien et l’ajout d’éléments culturels se mit naturellement en place. À partir du moment où les mathématiques sont conçues comme des productions intellectuelles qui ont transformé notre monde et notre perception du monde, l’enseignant est porté à évoquer les circonstances historiques de ces découvertes mathématiques, mais aussi les situations actuelles, les situations « authentiques » — comme dit le jargon actuel des Sciences de l’Éducation — dans lesquelles on recourt à elles. Quant à l’enseignement de l’histoire, le mouvement des Annales n’eut par contre aucune d’influence sur l’enseignement de l’histoire dans les écoles. Certes les historiens québécois ne s’intéressaient pas aux seuls événements politiques, mais leurs préoccupations, notamment celles

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concernant les questions économiques35, n’atteignaient pas encore le programme scolaire. L’étude des phénomènes sociaux était du ressort des anthropologues qui s’occupe de ces questions pour les peuples sans histoire. Il a fallu attendre la création de l’Institut québécois de la recherche sur la culture, fondé en 1979 par Fernand Dumont  et   intégré en 1994 à l’INRS, pour que se développent au Québec des études historiques intéressantes donnant de l’importance aux faits sociaux.36 Quant au programme de sciences, on reproduisit ce que faisaient les Américains. La conception de cet enseignement tout comme le discours qui servait à le justifier étaient tels qu’il semblait destiné à ceux qui voudraient poursuivre des études universitaires en sciences ou en génie. La promotion de l’enseignement des sciences à l’école était mise seulement en rapport avec la nécessité de la relève scientifique et technique et jamais avec la culture de base en sciences et en techniques qui serait nécessaire pour tout citoyen. Le programme d’enseignement des sciences du primaire était insignifiant : 400 pages d’objectifs et de sous-objectifs… pour 4 pages de sciences, comme on disait alors. Mais au cours de la décennie 1980, tant en Amérique du Nord qu’en Europe, une telle conception de l’enseignement des sciences est remise en cause. On ne veut plus qu’il se réduise à la préparation aux carrières scientifiques. Les sciences et la technique sont des éléments culturels au même titre que les arts, les lettres, les institutions sociales. Ils font partie du bagage culturel que toute personne doit avoir pour comprendre et vivre dans nos sociétés modernes. Elles doivent faire partie du « bagage » (connaissances, compétences) que l’école doit donner. Dans l’école de base (les 9 premières années d’études), l’enseignement des sciences et de la technique doit donner les assises du développement d’une culture scientifique et technique, même si cet enseignement paraît en rupture avec l’enseignement de type « disciplinaire », utilisé exclusivement jusqu’alors. Autour des années 1990, le Conseil supérieur de l’éducation répercute et diffuse ces idées37 dans                                                                                                                35  L’historiographie moderne québécoise était encore à cette époque récente et les premières études portaient alors surtout sur les conséquences d’événements politiques. Dans les années 1960-1970, l’École historique de Montréal de l’Université de Montréal (Michel Brunet, Guy Frégaut, Maurice Séguin) s’opposait sur les conséquences de la Conquête à celle de l’Université Laval à Québec (Marcel Trudel, Jean Hamelin, Fernand Ouellet). Pour l’École de Montréal (inspirée par la pensée de Lionel Groulx), la conquête avait provoqué un recul des Canadiens français, pour l’École de Laval (inspirée par la pensée de Georges-Henri Lévesque), l’arrivée des Britanniques avait eu certains effets positifs, notamment dans le domaine économique. Ils attribuaient plutôt le recul au cléricalisme. 36 Fernand Harvey, l’actuel titulaire de la chaire Fernand Dumont sur la culture de l’INRS-Urbanisation Culture et Société, fut l’un des premiers collaborateurs de Fernand Dumont dans cet Institut. Il a eu une formation d’historien (Université de Montréal) puis de sociologue (Université Laval), complétée pour la recherche par celle de l’École pratique des Hautes Études (Paris). Aussi à son arrivée à cet Institut, il donna une impulsion à des études sur l’histoire et la sociologie des régions. C’est sous sa direction que débute en 1980 le Chantier des histoires régionales. Une vingtaine d’études régionales ont été ainsi produites depuis lors par des historiens (Collection Les régions du Québec). La première étude de cette collection porta sur la Gaspésie. On y trouve associés les « grands » Jules Bélanger et Pierre Dansereau (Jules Bélanger, Marc Desjardins, Yves Frenette, avec la collaboration de Pierre Dansereau, Histoire de la Gaspésie, Québec, IQRC, 1981, 805 p.). Ce premier livre a eu depuis une réédition et des projets d’études de cette nature pour d’autres régions sont encore toujours en cours.  37 Notamment, en parlant de l’approche STS, un enseignement des sciences axé sur les interactions entre les Sciences, la Technologie et la Société. Inspiré des mêmes idées, concernant un enseignement des sciences plus

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plusieurs de ses avis. Mais ils ont peu d’effets, on ne les entend pas. L’idéologie du rattrapage est alors encore toujours présente. On ne s’intéresse qu’au recrutement de scientifiques et l’opinion publique répercute la même justification de la nécessité de l’enseignement des sciences38. Ce qui s’est passé là est révélateur. Les Facultés des Sciences de l’éducation ne s’intéressaient pas alors aux questions concernant le curriculum d’études. Seules les questions concernant les théories d’apprentissage, les modes d’enseignement, l’évaluation les préoccupaient. Elles participaient activement à la mise sur pied de « l’industrie » skinnérienne du programme d’études. Heureusement, durant cette période, le Conseil supérieur de l’éducation fit office d’observatoire. Les changements concernant les différentes matières ou disciplines du programme d’études qu’il proposait étaient toujours appuyés sur l’analyse de la réalité québécoise, mais aussi sur ce qui se faisait ailleurs39. Un lecteur fidèle de ces avis engrangeait

                                                                                                               culturel, en France, l’Académie des Sciences lance en 1995, sous l’impulsion de Georges Charpak, prix Nobel de physique en 1992, le mouvement La main à la pâte, un mouvement qui vise à transformer l’enseignement des sciences au primaire et au premier cycle du secondaire. Ce mouvement s’est étendu ensuite aux États-Unis, en Angleterre, en Suède, puis au Brésil et en Chine. Dans la foulée de l’implantation du nouveau programme d’études au primaire, un mouvement de même nature a été lancé à Montréal en 2003. C’est le projet Éclairs de sciences. Il est dû à l’initiative du Forum Jeunesse de l’Île de Montréal. 38  Ayant vécu les difficultés de transformation ou d’aménagement du programme de Sciences de la nature au Cégep, je connaissais bien la force de ce mouvement qui, s’appuyant sur la nécessité d’un rattrapage, imposait avec la pression de l’université un enseignement des sciences de cette nature. Aussi, quand on m’a proposé la présidence du Groupe de travail sur la réforme du curriculum, j’ai demandé que Jean-Robert Derome, directeur du département de physique de l’Université de Montréal fasse partie du Groupe. Physicien reconnu, admiré par des cohortes successives d’étudiants, au fait des questions passées et actuelles de l’enseignement des sciences, je pensais que nous avions besoin de sa crédibilité pour avancer des propositions concernant le renouvellement de l’enseignement des sciences. Ces propositions, qui nous semblaient naturelles après tout ce qui s’était dit ou écrit sur le sujet étaient les suivantes. Les sciences doivent avoir une place essentielle dans les études et a) doivent donc notamment être restaurées au primaire alors qu’elles y sont négligées, b) une plus grande intégration entre science et technologie doit être recherchée, c) les aspects culturels d’une science qui se fait doivent être présentés aux élèves, et il faut, non seulement d) leur donner des connaissances en science, mais e) la pratique des procédés de la science doit contribuer à leur formation intellectuelle et f) les connaissances qu’ils ont acquises doivent leur servir dans leur vie quotidienne et de citoyen. Mais quand le rapport Réaffirmer l’école a paru, les réactions à ces propositions des professeurs de sciences, de leur association ainsi que celles de personnes proches du Conseil de la Science m’ont fait prendre conscience du fossé qui existait encore entre la conception de l’enseignement de la science qu’ils soutenaient et celle que nous proposions. Nos propositions bousculaient une conception et une pratique de l’enseignement des sciences dont nous avions sous-estimé la prégnance. Si nous avions prévu cela, nous aurions été dans le rapport encore plus explicite sur les raisons de nos choix et nous aurions évoqué plus explicitement les présupposés idéologiques d’un type d’enseignement des sciences dont la finalité était la sélection des meilleurs. J’ai eu l’occasion de me rattraper par la suite dans un article que m’avait demandé, pour leur revue, l’Association pour l’enseignement de la science et de la technologie (AESTQ) au moment où le nouveau programme d’études de sciences atteignait le secondaire. (La place des sciences dans le programme d’études, Spectre, octobre 2005, p. 6 à 9) 39  Le Conseil supérieur de l’éducation et par ricochet le Québec doivent beaucoup à Arthur Marsolais qui était alors directeur de la recherche au Conseil supérieur de l’éducation. Homme d’une grande culture, lecteur infatigable, analyste perspicace et rigoureux, c’est son travail qui a permis que le Conseil supérieur joue de fait le rôle de vigie en matière de curriculum d’études. On devrait honorer sa mémoire en donnant son nom à une salle du Conseil supérieur de l’éducation.

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ainsi des informations précieuses sur le renouvellement des programmes d’études. Aux questions qui se posaient alors concernant l’enseignement de ces trois matières, il faut en ajouter une autre, celle de l’enseignement du français. Après le fiasco des programmes-cadres, il y eut un nouveau programme de français qui ne put échapper aux approches skinnériennes. Puis il fut l’objet de deux ou trois réformes successives, mais elles concernaient plus la didactique que les orientation ou les contenus. La dernière (1994) réforme cependant, proposa des réajustements majeurs par rapport au programme précédent. On sortait des approches skinnériennes et un programme plus exigeant et aux contenus enrichis était enfin proposé. Au primaire l’accent était mis sur la lecture et l’écriture (syntaxe, lexique) et sur la pratique de la lecture de livres. Au secondaire, l’accent était mis sur le développement de la maîtrise en écriture : structuration des textes et utilisation plus systématique les possibilités d’expression de la langue. Une importance accrue était aussi alors donnée à la lecture et l’étude d’œuvres littéraires. Bref, un peu avant les États généraux le chemin d’une approche culturelle du programme de français était déjà, là, ouvert.

3 La réponse  Lors des États généraux sur l’éducation, les questions concernant l’orientation de l’enseignement de ces matières, mise à part celles de l’enseignement du français, sont peu abordées sous l’angle que je viens d’évoquer. Les mathématiques ont déjà fait leur réforme et les réajustements sont en cours. Pour l’histoire, on ne s’intéresse qu’à la question de l’histoire nationale et on privilégie toujours l’approche traditionnelle de la narration des événements politiques. Les promoteurs de l’enseignement des sciences veulent maintenir un enseignement formel qui permet la sélection d’une élite. En fait, tout le monde sait qu’au bout du compte la grille-matière va être transformée. Aussi ces mémoires sont des plaidoyers, les associations professionnelles se livrent à la « défense et illustration » de leurs disciplines ou matières. Chacune veut conserver ce qu’elle fait et sa place. Mais deux d’entre elles, les Arts et l’Éducation physique, veulent même l’augmenter au primaire40.

                                                                                                               40 En fait, ces enseignants veulent récupérer les heures que la réduction du temps hebdomadaire d’enseignement de 25 heures à 23h30 appliqué quelques années auparavant lors de la crise des finances publiques. Les 25 heures seront restaurées quelques années plus tard. Le programme des Arts du primaire comprend quatre disciplines artistiques différentes : Arts plastiques, Musique, Théâtre, Danse. La réduction du nombre d’heures ne leur permettait plus que de dispenser trois de ces quatre disciplines. Le choix de déterminer lesquelles était laissé aux écoles. La formation artistique des élèves parait donc tronquée. Quant aux enseignants d’éducation physique, ils sont particulièrement actifs dans leur revendication. Ils mènent une véritable campagne de pression. À toutes les audiences, dans tout le Québec, des enseignants de cette discipline présentent le même mémoire contenant le même argumentaire que celui déjà présenté par les représentants de leur Association professionnelle. Pour convaincre, ils jouent l’épreuve de force, celui du nombre. Il a fallu patiemment, à chaque fois, les écouter, sans manifester de l’irritation. Mais par devers nous leur puérilité provoquait les sentiments que l’on devine. Quelques années plus tard, ils ont repris leur combat. Le ministre de l’Éducation, Pierre Reid, a subi leur médecine et … il a accepté d’augmenter le temps de cette matière. L’attitude des représentantes de l’Association professionnelle des enseignants du cours d’Économie familiale fut toute autre. Elles savaient que probablement leur cours disparaîtrait pour permettre l’augmentation du temps consacré au fiançais. Pourtant leur mémoire de « défense et illustration » et sa présentation en audience furent

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Dans ce contexte, ces questions concernant l’orientation de disciplines ou de matières sont difficiles à mettre en débat, d’autant plus qu’elles paraissent des sujets techniques à la plupart des participants aux assises des Etats généraux. Aussi, pour faire bouger les choses, il faut proposer un angle qui permettra quand même d’ouvrir le débat. Celui qui est choisi est celui de la question de ce que peut-être une « approche culturelle » du programme d’études, de ses matières ou disciplines. Le rapport Corbo et le rapport du Conseil supérieur de l’éducation, Rénover le curriculum du primaire (1994), parlent l’un et l’autre du nécessaire « rehaussement culturel » du curriculum d’études. On peut donc engager le débat sous cet angle plus général. Et ainsi, on pourra retrouver en cours de route, pensions-nous, les questions d’orientation des contenus des matières ou disciplines que je viens d’évoquer.

a) Un lobby se met en place Lors des audiences, la question du « rehaussement culturel » avait été abordée par certains, mais sous un seul angle, celui d’une plus grande place accordée à des matières dites « culturelles ». Les intervenants des milieux culturels, notamment les artistes, demandent que le programme d’études augmente sa perspective culturelle en faisant plus de place à l’enseignement des arts et à la littérature. D’autres demandent qu’une plus grande place soit accordée dans le curriculum à l’histoire politique du Québec.

Dans les semaines qui ont suivi la mise sur pied de la Commission des États généraux, Robert Bisaillon, le président, reçoit de Jean Garon une lettre que lui a envoyée Jacques Parizeau, premier ministre. Le premier ministre assume aussi à cette époque la responsabilité par intérim du ministère de la Culture et des Communications. Dans cette lettre, Jacques Parizeau indique le point de vue de son ministère, et le sien propre, sur le lien entre École et Culture : « trop peu de place » est faite dans les programmes d’études aux « matières » culturelles. Cette lettre est remise aux commissaires des États généraux. Elle a évidemment du poids et elle semble venir appuyer la campagne menée pour l’augmentation des heures d’arts au primaire. À la réception de cette lettre et suite aux audiences, j’ai quant à moi la conviction :

- qu’un lobby s’est organisé pour faire augmenter en termes d’heures la place des arts dans le curriculum d’études, notamment au primaire. On se réfère continuellement au Rapport Rioux qui avait déploré le peu de considération accordé par le rapport Parent à l’enseignement des arts. Ce lobby est en fait une alliance entre ceux qui cherchent l’augmentation des possibilités d’emploi41, ceux qui veulent revenir à la situation antérieure du nombre d’heures en Arts au primaire et ceux qui craignent échaudés par l’expérience que l’enseignement des arts ne soit pas considéré comme un des « savoirs

                                                                                                               documentés, sobres, dignes. Nous étions en présence de « grandes dames », d’éducatrices qui suscitaient l’admiration et le respect. 41   Les enseignants en Arts au primaire sont des « spécialistes », certains d’entre sont des artistes à la situation précaire.

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essentiels » par les commissaires42;

- que tout le monde ou presque associe le mot « culture » à « arts » et le mot « arts » à « créateurs » et à « création artistique »;

- qu’une telle promotion de la présence accrue de la « culture » dans les programmes de formation n’est pas sans relation avec une fréquentation, jugée insuffisante, des équipements culturels. En augmentant le nombre d’heures en arts à l’école on pense pouvoir augmenter leur fréquentation par les jeunes publics.

b) Désenclaver la question

Dans le débat, tel qu’il est alors enclenché, la question de la présence de la perspective culturelle dans le programme d’études ou celle du nécessaire « rehaussement culturel » se réduit à la question du nombre d’heures consacré aux Arts. Il faut donc désembourber la question, la faire sortir d’une simple lutte pour conquérir plus d’espace dans le curriculum d’études. Mais comment y arriver? Comment amener les personnes qui participent aux débats à se poser des questions plus générales sur une conception de l’école comme « bouillon de culture »? Il avait été convenu qu’au terme de la période des Audiences l’Exposé de situation que nous rédigerions a) aurait tout d’abord une fonction de « miroir », c’est-à-dire rendrait compte le plus honnêtement possible de ce que nous avions entendu, b) puis que nous ferions ressortir quelques éléments pouvant éclairer les débats sous-jacents aux positions différentes entendues, c) enfin que par des questions nous relancerions l’approfondissement des débats sur ces objets lors des forums et des conférences régionales. Mais si pendant la période des audiences nous nous étions fait « éponge », nous n’en avions pas moins, comme commissaires, chacun pour soi, dans nos têtes et à partir de notre propre expérience, posé déjà des diagnostics sur quelques failles du système éducatif, les lézardes de l’édifice que nous avions repérées. Il était utile d’en faire état entre nous pour mieux nous connaître, mais aussi pour voir si certains de nos diagnostics convergeaient entre eux. Si oui, nous pourrions indiquer déjà au terme de l’étape des audiences quelques problèmes qui affectaient l’ensemble du système, des « habitus » de notre École qui devraient être changés et qui préoccupaient tous ces participants aux audiences qui de façon directe ou indirecte nous les avaient signalés.                                                                                                                42  On ne peut bien comprendre cette crainte que si on se réfère au rôle qu’ont joué les artistes dans l’introduction de l’enseignement des arts à l’école. À la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province du Québec (Rapport Parent, 1963 à 1966) a succédé une autre Commission royale d’enquête portant elle sur l’enseignement des arts au Québec (Rapport Rioux, 1969). Dans le bouillonnement de la Révolution tranquille, les artistes jouaient un rôle moteur important et ils ont obtenu qu’une autre commission concernant l’enseignement des arts vienne faire contrepoids au Rapport Parent. Le rapport Parent privilégie la rationalité et l’organisation, la nécessité d’un enseignement technique et scientifique que réclame une société industrielle sont bien prises en compte, mais les arts comme mode de connaissance spécifique ou comme orientation professionnelle y sont peu valorisés. La Commission Rioux, dont aucun membre n’était un professionnel de l’enseignement des arts, veut corriger les lacunes du rapport Parent. Il en est résulté que les acteurs de la production culturelle et artistique se méfient toujours un peu de la manière dont l’enseignement des arts sera pris en compte par les responsables de l’enseignement, les références auxquelles se rapportent ces responsables étant surtout celles des apprentissages intellectuels et non ceux des apprentissages artistiques.

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J’ai donc proposé au président Robert Bisaillon, que le rapport soit précédé d’un avant-propos, signé par tous les commissaires, qui dirait ces constats généraux sur « l’état de l’école », tels que nous les avions perçus lors des audiences. Cet avant-propos serait comme le « lead » dans un article de journal, la chose qui accroche et qu’on lit, la seule hélas souvent, parce qu’un point de vue global y est exprimé. Ces constats étaient au nombre de sept. À travers mémoires et commentaires nous avions ressenti un désir de renouvellement profond de certaines pratiques de notre école et la demande d’amélioration avait été particulièrement exprimée avec force par des jeunes ayant terminé leurs études récemment. L’amélioration souhaitée passait, disions-nous, par un redressement d’ensemble sur chacun de ces sept points.43 Or un de ces points concernait les relations entre l’école et la culture. Cette question et ce qu’elle signifiait pouvait donc être explicitée dans l’avant propos même du document. On pouvait de cette manière essayer de faire bouger l’approche stéréotypée des relations entre école et culture que nous avions entendue et qui se réduisait à une augmentation du nombre d’heures en Arts ou en Histoire. Voici ce qui est dit dans l’Avant propos de l’Exposé de situation sur le rapport « école et culture ». Un premier paragraphe fait fonction de « miroir ».

Par ailleurs, notre école oublie trop souvent qu’elle œuvre dans l’univers de la culture. Nous voulons dire par là que les disciplines scolaires n’y sont pas suffisamment enseignées dans une perspective de formation culturelle. Beaucoup de participants sont venus nous le dire, et les jeunes plus encore que les autres. Une juxtaposition d’apprentissages, ce n’est pas encore une formation. Il y manque l’essentiel de la culture, les liens entre les acquis scolaires, leur synthèse, leur sens.

Le paragraphe suivant, par des questions, cherche à ouvrir à ce que signifie la perspective culturelle d’un programme d’études.

Étudier sa langue maternelle comme outil de communication, c’est développer des habiletés, mais l’étude de sa langue à l’école peut-elle se réduire à cela? La langue maternelle n’est-elle pas un lieu d’appartenance, une patrie et aussi un patrimoine dont il faut connaître les formes d’expression significative, les œuvres marquantes? L’initiation démocratique à l’école peut-elle faire l’économie de l’histoire des institutions sociales et politiques qui ont façonné notre société? L’étude des sciences et de la technologie qui, croyons-nous utile de rappeler, fait aussi partie intégrante de la culture, peut-elle être détachée de l’étude des conditions qui ont

                                                                                                                 43  Ces sept points sont les suivants : l’école doit être remise sur les rails en matière d’égalité des chances ; il est urgent de donner à tous les acteurs sociaux et scolaires la responsabilité qui leur incombe en matière d’éducation ; repousser les problèmes à d’autres niveaux, ne pas maîtriser les choses au moment où elles doivent être apprises, sont des comportements généralisés qui devraient disparaître ; du primaire à l’université le travail personnel de l’élève est trop négligé ; l’école oublie trop souvent qu’elle est dans le domaine de la culture ; l’école n’est pas assez exigeante ; l’école ne donne pas la place qui lui revient à la formation professionnelle et technique.

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présidé aux découvertes et de celles de leurs effets sur l’activité humaine? Les activités pédagogiques organisées par l’école ne peuvent-elles pas tirer plus de profit des institutions culturelles? Le rôle de l’enseignant, en plus d’organiser, de diriger et d’évaluer les apprentissages, n’est-il pas avant tout d’ouvrir les horizons, de faire réfléchir, d’éveiller et même parfois de déranger? L’école doit instruire, mais on ne peut être véritablement instruit si on reste inculte. Vouloir que notre école se situe davantage dans cette perspective d’éducation culturelle, n’est-ce pas demander la révision de l’organisation pédagogique, de la conception des programmes d’études, du rôle attendu du professeur et par conséquent de sa formation? Comment détourner l’élève d’une conception fortement utilitariste de la formation, si celle-ci n’est pas enracinée dans une culture vivante? (Les États généraux sur l’éducation, 1995-1996, Exposé de la situation, Avant Propos, p. 4)

Et plus loin, une des questions soumises au débat est la suivante :

Êtes-vous d’avis qu’il faudrait accorder plus de place aux disciplines pouvant servir de fondement à un enrichissement culturel du curriculum? Quelles seraient ces disciplines.

(cf. Les États généraux sur l’éducation, 1995-1996, Exposé de la situation p. 48)

c) Le sujet ne lève pas

On ne peut pas être plus explicite. Et pourtant le résultat des forums relativement à cette question reste très mitigé, malgré qu’ils aient tous en mains le document Exposé de la situation. On n’est pas contre un « enrichissement culturel » du curriculum, tout comme on n’est pas contre la vertu. Mais les discours utilitaires relatifs au curriculum sont plus nombreux. Et quand on aborde la nature des disciplines qui concourraient à cet enrichissement, ce sont toujours les mêmes qui reviennent : art, littérature, histoire politique. Il en est de même lors des conférences régionales. Si l’« enrichissement culturel » du curriculum y est plus nettement revendiqué, on n’avance guère au niveau des moyens. Les sciences, la technique, les mathématiques, par exemple, ne sont encore presque jamais citées. Des bouées de sauvetage ont été placées, des perches lancées dans l’Exposé de situation, mais elles ne sont pas vues, pas prises. C’est désespérant. Qu’est-ce qui se passe donc?

d) Crever l’abcès

Je commence à trouver frustrante cette situation, quand Robert Bisaillon me demande de le remplacer au pied levé, pour une rencontre avec des responsables du ministère de la Culture et des Communications. C’est le 19 mars 1996. La rencontre a lieu au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Une cinquantaine de cadres et de professionnels du ministère travaillant en région s’y rencontrent pour étudier les partenariats entre le ministère et les milieux. On me demande de m’adresser au groupe au cours du repas de midi. Ils désirent savoir ce qui s’est dit lors des audiences des États généraux sur les relations entre école et culture. Peut-être désirent-ils aussi savoir ce que les commissaires pensent de cette question.

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Je décide de ne pas me limiter ni m’enfermer dans le rôle attendu du compte rendu, mais de m’engager à titre personnel et de crever l’abcès. Voici l’essentiel de mes propos. Pour qu’il puisse avoir partenariat entre l’école et les milieux de la culture, il faudrait que l’école soit elle-même un « bouillon de culture ». Or, elle ne l’est pas, dîtes-vous. Et vous avez raison. Mais pourquoi en est-il ainsi? Il faut saisir les vraies causes de ce fait. Et vous verrez alors de façon évidente que ce n’est pas la simple augmentation du nombre d’heures des disciplines artistiques dans le curriculum d’études qui changera les choses. Le programme d’études actuel vise une formation de l’enfant et du jeune qui ne se veut pas utilitaire. Pour corriger ou éviter la perspective utilitaire du programme d’études, on a fixé, comme finalité de l’école, la « formation intégrale », l’épanouissement de la personne. On a par exemple, orienté l’enseignement des arts vers l’expression personnelle. Mais un enseignement des arts réduit seulement à cela n’est pas culturel parce qu’il ne vise pas aussi à mettre en contact avec les œuvres actuelles et passées. Pour que l’école soit donc un « bouillon de culture », il faut être convaincu que ce qu’on y enseigne ce sont des productions culturelles, les arts certes, mais aussi les sciences et les techniques. D’ailleurs n’est-ce pas votre ministère, celui de la culture, qui ces dernières années a su développer des musées scientifiques, parce que la science et la technique sont aussi des produits culturels ? Donner plus de place à la culture à l’école, ce n’est donc pas nécessairement donner plus de place à l’enseignement des arts. Donner plus de place à la culture à l’école, c’est considérer toutes les matières scolaires comme des productions culturelles, ne pas négliger dans leur enseignement les perspectives historiques qui montrent leur caractère de production culturelle tout comme la transformation du monde dans lequel nous vivons, un monde qui n’est plus naturel mais culturel. Vous avez un problème en tant que responsables des milieux culturels : l’offre y dépasse la demande. Ces trente dernières années, les politiques culturelles d’équipement et de soutien à la création vous ont permis de bâtir un réseau consistant d’offre, mais il n’y a pas assez de clients pour justifier ces investissements. D’autant plus que les clients potentiels sont sollicités par les industries culturelles de masse (télévision, canaux spécialisés, industrie du disque, du spectacle, du divertissement et bientôt celle du Web). Face à ces médias puissants, l’attraction des institutions culturelles dont vous vous occupez (bibliothèques, musées, théâtre, arts visuels, musique classique) ne fait pas le poids. Et le temps qu’on peut consacrer aux activités culturelles n’a pas, lui, grandi en proportion de l’augmentation de l’offre. Alors devant cette situation, vous vous tournez contre l’école, vous lui reprochez de n’être pas assez culturelle et, paresseusement, vous traduisez cette demande d’augmentation de la culture par une demande d’augmentation d’heures consacrées aux arts! Il est cependant normal que vous vous préoccupiez du renouvellement du public qui fréquente les institutions culturelles. Comment le public jeune peut-il être introduit, à l’école, à ces manifestations de la culture. Comment peut-il y développer le goût, et même le besoin, de continuer à les fréquenter plus tard? Ce sont là les vraies questions. Or, je prétends que l’enseignement des arts, tel que pratiqué actuellement à l’école, ne développe pas nécessairement ce goût, car cet enseignement est exclusivement centré sur l’expression de soi et la maîtrise de techniques qui permettront aux jeunes de produire des œuvres. Cela est louable, mais plus tard la majorité d’entre eux ne seront pas des « producteurs » d’œuvres artistiques. Mais ils peuvent et,

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selon moi, ils devraient même, durant leur vie, être toutes et tous des « consommateurs » de productions culturelles artistiques : livres, danse, théâtre, musique, peinture, architecture, cinéma… Or, c’est par l’expérience du contact avec l’œuvre esthétique forte que se développe à ces âges un goût qui s’avère souvent irréversible. Or, qu’est cette expérience de contact avec l’œuvre esthétique forte? C’est l’expérience du « ravissement ». On est alors comme arraché à ce monde et introduit dans un autre monde. Ce sont donc de telles expériences qui doivent être recherchées pour les jeunes, expériences de contact avec les œuvres passées et actuelles. Vous avez d’ailleurs là un terrain extraordinaire de collaboration possible avec l’école. Et l’intérêt porté à l’école aux productions humaines en général et aux autres productions culturelles (celles de la science et de la technologie ou celle des institutions sociales ou celle des modes de vie) diffusera sur l’intérêt porté aux productions culturelles artistiques. Mais pour que cela soit possible, ou du moins bien plus qu’actuellement, c’est l’ensemble des matières enseignées à l’école, et donc aussi les arts, qui doivent intégrer davantage une perspective culturelle.44

                                                                                                               44 Je serais malhonnête si je ne disais pas ici que le Ministère des Affaires culturelles avait à cette époque beaucoup de longueurs d’avance sur le Ministère de l’Éducation en matière de développement et de transmission de la culture. Dans la lettre que les responsables du ministère firent écrire à Jacques Parizeau, ils n’était pas seulement les lobbyiste de quelques groupes d’enseignant en arts. En fait, de façon un peu maladroite, ils demandaient un meilleur arrimage entre le monde de l’école et le monde des institutions culturelles. À la suite du rapport Arpin, le ministère des Affaires culturelles avait énoncé en 1992 sa politique culturelle : La politique culturelle du Québec, Notre culture, Notre avenir. Un des objectifs visés dans cette politique était de favoriser pour tous l’accès à la culture. L’État justifie son intervention dans ce domaine par le droit qu’ont tout citoyen et toute citoyenne à une vie culturelle. L’exercice de ce droit passait donc par la démocratisation de l’accès à la culture. On voit alors se déployer sous l’impulsion de ce ministère des activités significatives. J’en rappelle ici quatre :

- Pour combler un retard dans la possibilité d’accéder à des connaissances scientifiques et techniques, en peu de temps s’opère un développement très important en matière de muséologie scientifique : au Jardin botanique (! 931) et au Planétarium (1966) viennent s’ajouter l’Insectarium (1990), le Biodôme (1992), L’Expo Rail du Musée ferroviaire canadien (1992), le Musée d’archéologie de Pointe-à-Callière (1992), l’Électrium (1994), le Cosmodôme (1994), la Cité de l’énergie (1997).

- Les institutions culturelles tendent à devenir des écoles culturelles permanentes. Elles renouvellent périodiquement leur programmation et invitent le public à apprendre, à découvrir et à réfléchir. L’exemple le plus éloquent de cette orientation est le Musée de la civilisation de Québec, fondé en 1988 par Roland Arpin.

- La démocratisation culturelle étant véhiculée par les médias la télévision peut jouer un rôle déterminant

comme outil de diffusion et de sensibilisation à la culture. Aussi, le mandat de Télé-Québec est recentré Dans sa nouvelle loi constitutive (1996)., cette télévision éducative et culturelle a notamment le mandat de développer le goût du savoir, de favoriser l’acquisition de connaissances ainsi que la promotion de la vie artistique et culturelle.

- La politique de la lecture et du livre intitulée Le temps de lire, un art de vivre (juin 1998) place la pratique

de la lecture, dans une perspective d’autoformation toute la vie active des citoyens et citoyennes à une société du savoir inspirera aussi l’école. Le projet de création de la Grande Bibliothèque de Montréal nait en 1996.

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e) Le doute

Sur le coup cette rencontre me fit du bien. J’avais affronté sur leur terrain les représentants des milieux culturels. Pour pouvoir le faire, j’avais dû clarifier et approfondir ma pensée. Ces paroles un peu rudes avaient été bien reçues, mais surtout, je pense, comprises.45 Dans l’euphorie, il me paraissait que les choses étaient simples. En effet qu’est-ce que cela veut dire : introduire ou renforcer une perspective culturelle? C’est quand on fait des mathématiques ou des sciences ne pas se contenter du contenu de la matière elle-même, mais introduire aussi des éléments d’histoire à l’origine de ces notions et des éléments qui montrent la présence de la réalité de l’application de ces notions dans nos vies. C’est quand on fait du français ou des arts, ne pas se contenter de développer les capacités d’expression des élèves, mais les mettre aussi en contact avec les œuvres présentes et passées. C’est quand on fait de l’histoire ne pas se contenter d’étudier les évènements politiques, mais aborder aussi la manière dont dans le passé étaient traités et vécus les situations économiques, sociales, culturelles, celles de la vie des gens ordinaires. C’est quand on fait de la géographie ne pas se contenter de l’étude physique des terres et des mers, mais montrer aussi comment les groupes humains ont occupé et transformé des territoires. C’est au lieu d’un enseignement d’une religion, de ses dogmes, de sa morale, de ses rites, étudier le fait religieux, ses diverses manifestations, sa force, ses écueils. Mais je descendis vite de mon nuage. J’ai déjà dit que, lors de la phase finale des États généraux Robert Bisaillon, demanda à quelques commissaires de rédiger, sur l’un ou l’autre thème sur lesquels nous nous prononcerions, thème pour lequel nous avions montré un particulier intérêt, un texte synthèse qui servirait à établir la position de l’ensemble des commissaires sur le sujet. Ce texte, après discussion et correction, pourrait servir de base pour rédiger le rapport final. Celui concernant le curriculum d’études me revint. J’ai rédigé un texte trop passionné et trop long pour un rapport qui se voulait neutre et succinct. Le titre donné à ce texte dit son ton : L’école a été instituée pour rendre les enfants des hommes libres. Aussi, elle ne pourra atteindre cette fin si les savoirs essentiels qu’elle doit assurer ne sont pas présentés dans une perspective culturelle.46 C’est un « beau » texte, mais… Les commissaires, poliment, sont d’accord sur l’orientation proposée, mais du bout des lèvres, la plupart de façon modérée et deux, dont je sais les réticences, ne disent rien. Si tous pensent qu’il faut réagir à la perspective purement utilitaire d’un programme d’études, la plupart ne sont pas entièrement convaincus que la perspective culturelle en est l’antidote. Ils laissent en décider les spécialistes qui élaboreront les programmes d’études. De toute façon, ils ne pensent pas qu’il faille aller, dans le rapport final, jusqu’au degré d’explicitation des savoirs essentiels présentés dans la deuxième partie du texte, les autres sujets qui seront abordés dans le rapport final n’allant pas jusqu’à un tel degré de précision.                                                                                                                45  C’est cette rencontre qui me valut probablement d’être nommé Président du Conseil d’administration de Télé-Québec en décembre 1997. 46  Ce texte qui n’a pas été diffusé sera bientôt disponible sous une forme numérisée sur un site rassemblant mes textes. Ce site se nommera Archives de Paul Inchauspé.

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Étant donné les difficultés que nous avions vécues pendant des mois à faire entrevoir concrètement ce que pouvait signifier un programme d’études donnant plus d’importance à la culture, je ne pensais pas que c’était là une bonne décision, mais… De toute façon, ayant confiance aux qualités d’intelligence de la rédactrice du rapport, je savais que l’essentiel serait retenu. Quant à savoir si ce serait suffisant pour que ceux qui prendraient le relais comprennent bien nos intentions… on verrait bien. Mais au terme des États généraux, c’est moi-même qui soudains avais des doutes. Que signifiait cette réticence à aborder les programmes d’études sous cette perspective? Que signifiait cette réticence à accepter un programme d’études dont les matières ou disciplines seraient plus exigeantes, parce que plus « culturelles »? Sans doute la glaciation skinnérienne vécue depuis des années avec les programmes par objectifs avait comme chloroformé les esprits. On ne s’intéressait plus qu’au « comment » et non aux questions concernant les « contenus » et leur, « sens ». Mais n’y avait-il pas aussi là quelque chose de plus profond, quelque chose qui explique le fait que pendant des années les approches skinnériennes aient pu s’implanter si facilement dans l’école, sans ni distance ni critique, mais avec la connivence unanime et « l’expertise » empressée des facultés des Sciences de l’éducation?  Mais, peut-être aussi tout simplement, si on ne voyait pas ce que pouvait être un programme d’études donnant de l’importance à la perspective culturelle, c’est qu’on n’y avait jamais goûté. Mais alors que faire, sur quelle autorité s’appuyer pour convaincre qu’il fallait aller dans ce sens?

f) Reprendre le combat

À l’automne 1996, trois événements me sortirent de ces pensées pessimistes. Jean-Pierre Bergeron directeur du SRAM, me donne l’occasion de m’adresser à près de 700 personnes du secondaire : conseillers pédagogiques, enseignants, directeurs. Ma conférence sera constituée essentiellement du texte synthèse sur la rénovation du curriculum d’études présenté à la réunion des commissaires des États généraux. L’accueil reçu, la demande de diffusion de ce texte m’incitent à persévérer. Puis la lecture d’un livre découvert par hasard (Benjamin Barber L’excellence et l’égalité — De l’éducation en Amérique [édit. Belin] me convainc qu’il n’est pas utopique de vouloir qu’une école démocratique soit aussi une école exigeante47. Mais c’est surtout la relecture, plume à la main, des principaux ouvrages de Fernand Dumont, dont sa thèse [Le lieu de l’homme], qui me donnera des clefs pour comprendre et la volonté de ne pas lâcher. En plein États généraux en 1995 parut Raisons communes de Fernand Dumont. Revenant de forums en Abitibi, j’avais ressenti comme un coup au ventre la lecture dans l’avion des dernières phrases d’un chapitre de ce livre, celles du chapitre intitulé La crise du système scolaire : « Réformer notre système d’éducation : voilà le combat des années présentes, condition de tous les autres. Que nous importe une société distincte, dont l’ignorance serait le trait                                                                                                                47   Voici quelques notes personnelles écrites dans le temps après cette lecture. « Nécessité d’un coup d’arrêt. L’établissement d’un système sélectif gagne du terrain. La justification de ce fait aussi : c’est parce que l’école commune est nulle, dit-on, parce qu’elle est incapable de se renouveler. Les dirigeants de l’enseignement semblent s’accommoder de cette situation. Il faut tracer vigoureusement une ligne de résistance : exiger le plus pour tous (curriculum, encadrement, formation des maîtres) ; soutenir cette idée, là où c’est le plus difficile (l’école montréalaise « pauvre »). Accepter des écoles spéciales, mais les rendre accessibles à tous ».  

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caractéristique? À quoi sert le bavardage politicien sur la priorité de l’économie, alors qu’un nombre grandissant de jeunes quittent l’école sans qualification véritable? Pourquoi une politique libérale envers les créateurs, quand l’inculture raréfie leurs publics? Comment imaginer une démocratie, où des citoyens responsables émergeraient des déserts de l’esprit? » [Fernand Dumont, Raisons communes, Boréal, Montréal, 1995 p.168]. Je me répétais souvent ces phrases comme un mantra. C’est à ces interrogations qu’il nous fallait répondre. C’est pourquoi, dans mon doute, j’ai cherché naturellement dans son œuvre un refuge et la lumière. Je me devais de la relire parce que la situation personnelle de Fernand Dumont était significative à plus d’un titre, et même exemplaire, du parcours de beaucoup de Québécois. Il était issu d’un milieu pauvre, milieu ouvrier, enfant de la première génération d’agriculteurs ayant quitté leur village pour s’installer en ville. À la fin du primaire, il n’est pas allé au collège classique, mais a poursuivi des études au « primaire supérieur ». Il a appris le latin et le grec, seul, avec un peu l’aide de son curé pour pouvoir rejoindre le collège classique en Belles Lettres et pouvoir ainsi accéder à l’université. Il a vécu cette expérience de la tension entre son milieu et le milieu scolaire comme la matrice de la tension vécue collectivement par son peuple, les « Français d’Amérique ». Se replier dans le cocon ou le quitter pour être, développer une stratégie de défense et de survie (chercher le refuge) ou une stratégie de rupture (larguer les amarres). Mais je me devais aussi de la relire parce que la réflexion sur les rapports entre les « deux cultures » y a occupé une place centrale : la « culture », celle des œuvres de l’esprit, la littérature, la musique, la science, etc., cette culture qui fait l’homme « cultivé » qui se nourrit de ces éléments et la « culture », dans le sens anthropologique du terme, celle des genres de vie, des attitudes, des croyances, des modes de comportement, cette culture « populaire » dont se nourrissent les gens « ordinaires ». Et s’il y a opposition entre ces deux « cultures », il y a aussi relations48. Mais je me devais de la relire surtout parce qu’on y trouve la préoccupation continuelle de rendre effectif ce passage d’une culture à l’autre, de la « culture comme origine » à la « culture comme tâche », le passage du « cocon national » à la « grande société des esprits ». Il savait bien que l’on préfère en rester au niveau de la « culture comme origine », car l’autre demande dépassement, dépaysement et qu’il y a une différence de niveau entre « les conversations de taverne et les dialogues de Platon », « entre la marche et la danse ». Car tout ne s’équivaut pas. Cependant une question ne cessait de le hanter : « Afin de communier avec les œuvres de l’esprit, de se convertir au doute, à l’ironie, à la raison, faut-il rompre avec le monde des communes appartenances, cesser de partager avec d’autres de semblables références? » [Raisons communes, éd. Boréal p.101]. D’où pour lui, l’importance de l’école. Car qui pourrait favoriser ce passage, sans reniement, d’une culture à l’autre sinon l’institution scolaire? L’école devrait réussir à faire réaliser aux élèves ce passage de la « culture première » à la « culture seconde », un passage qui permet à la fois, enracinement et déploiement, un passage qui articule à la fois le particulier et l’universel. Mais sur ce terrain, il était déçu. L’école ne remplissait pas ce rôle ou du

                                                                                                               48  Il y a des relations entre la création des grandes œuvres de l’esprit et l’humus social dans lequel elles naissent. Et la culture dont vivent tous les jours les hommes (attitudes, croyances, modes de vie, etc.) est elle aussi œuvre de l’esprit. Il y a « culture » dès que les hommes ont la faculté de construire un autre univers que celui de la nature.  

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moins le faisait mal. Cette relecture49 et celle de plusieurs autres de ses écrits, dont un article paru dans l’Action pédagogique en 1971 sur « Le rôle du maître, aujourd’hui et demain », m’a encouragé à persévérer, à continuer à promouvoir l’idée que l’école doit être plus culturelle, que le programme d’études doit être revu de façon à ce que la perspective culturelle y soit plus présente et oriente ses contenus et que cela suppose plus d’exigence pour les élèves, mais aussi pour les maîtres eux-mêmes. Car comment ce que Fernand Dumont voulait que soit le maître dans l’exercice de son rôle, c’est-à-dire un « héritier de la culture », un « critique de la culture », un « interprétateur de la culture » pourrait-il effectivement l’être si le programme d’études n’était pas lui-même animé par la perspective culturelle? Je n’avais plus à hésiter ou à douter, les textes de Dumont, pour moi le plus grand intellectuel québécois, me serviraient de caution.50 Je résolus alors d’écrire un livre sur la question comme prolongement des États généraux et j’acceptais en novembre 1996 de prononcer quelqes mois plus tard une conférence au Colloque École et Culture organisé par le Conseil supérieur de l’éducation et l’INRS-Culture et Société. Cette conférence devait avoir lieu en avril 199751. Le titre que j’annonçais était : Comment corriger les lacunes des curriculums d’études en matière de culture? Évidemment, je ne savais pas alors que quelques semaines plus tard, à la fin janvier 199752, je serais appelé à présider le Groupe de travail sur la réforme du curriculum d’études

g) Le résultat La période accordée pour élaborer le rapport était brève, mais sa gestation fut longue. Si je ne l’avais pas vécue difficilement durant les États généraux, le rapport Réaffirmer l’école aurait été moins explicite sur le sujet programme d’études et culture. Ces choses allaient pour moi de soi, mais si on voulait qu’elles soient comprises et prises en compte, il fallait être clair et précis. Un des grands axes retenus pour la rénovation du curriculum d’études est nommé, c’est celui le rehaussement de son contenu culturel et ce que cela veut dire est explicité. Aussi le rapport :

                                                                                                               49  La lecture même des écrits de Fernand Dumont révélait au lecteur attentif qu’il a vécu dans sa chair cette tension entre deux mondes : parole/écriture, culture populaire/culture savante, culture/rupture, culture comme origine/culture comme horizon. Elle révèle aussi que toute sa vie intellectuelle fut l’approfondissement de ce tragique personnel : il aimait tellement l’école qu’il voulut y rester toute sa vie et pourtant, en le faisant, il avait le sentiment de s’éloigner de ses parents qu’il aimait, de s’éloigner de leur culture qu’il trahissait. Cela qu’on saisissait déjà dans ses livres nous a été clairement révélé dans son ouvrage posthume Récit d’une émigration – Mémoires, éd. Boréal. 15 décembre 1997, qui parut un an après la lecture que je refaisais de son œuvre.  50  Fernand Dumont est décédé le 1er mai 1997, un mois et demi avant le dépôt du rapport Réaffirmer l’école à la ministre d’Éducation, Pauline Marois. J’ai toujours le regret de n’avoir pu le rencontrer pour le lui remettre et lui dire que sans lui ce rapport n’aurait pas été ce qu’il est. 51  J’ai déjà fait, plus haut, allusion à cette conférence qui suscita le courroux du Président du Comité catholique (cf. Note 31, page 23). 52  La  ministre  de  l’Éducation,  Pauline  Marois,  a  constitué  le Groupe de travail sur la réforme du curriculum et a fixé son mandat le 30 janvier 1997. Le rapport devait lui être remis au mois de juin. Il lui fut remis le 16 juin 1997.

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- dit ce qu’il faut faire pour relever le contenu culturel : a) affirmer plus nettement la

perspective culturelle ayant présidé au choix des matières qui doivent constituer le curriculum d’études; b) rééquilibrer certains contenus de programmes (matières ou disciplines) afin de permettre une connaissance plus complète des productions culturelles; c) s’assurer de la présence de l’approche culturelle dans chacune des matières enseignées. (cf. Réaffirmer l’école, p. 14 à 26)

- explicite les savoirs essentiels dans chacun des grands domaines d’apprentissage du curriculum (les langues, le champ de la technologie, des sciences et des mathématiques, l’univers social, les arts, le développement personnel) et donne des indications sur l’intégration de la perspective culturelle dans les disciplines scolaires de chacun de ces champs. (cf. Réaffirmer l’école, p. 47 à 54)

- ajoute deux annexes intitulées Les programmes d’études : rehaussement culturel et

corrections d’insuffisances et Les programmes d’études : vue synthétique des travaux. Ces annexes passent au crible chacune des matières alors enseignées du point de vue de la présence ou de l’absence de la perspective culturelle et indiquent les aménagements qui devront être réalisés. (cf. Réaffirmer l’école, p. 133 à 143)

4 Épilogue Les propositions de renouvellement du curriculum ne concernaient pas seulement l’introduction de la perspective culturelle. Ces propositions de changement comportaient plusieurs aspects. Je les rappelle tous ici : changements dans la logique d’organisation de ce qu’on appelle le « parcours curriculaire » (la grille–matière, suppression de cours, réorganisation de cours); changements dus à la recherche du développement de savoirs durables chez les élèves (concepts génériques, savoirs-faire intellectuels); changements dans les orientations des contenus de certaines matières (sciences, histoire); changements dus à la libération de l’espace professionnel des enseignants (mode de présentation des programmes, abandon de la formulation des programmes par objectifs, abandon du système d’évaluation par questions fermées); changements dus à l’inscription de la perspective culturelle comme orientation générale du programme d’études (présence de la perspective culturelle dans toutes les matières du programme d’études). Ce dernier point est celui dont j’ai parlé ici. Sur tous ces points, les changements proposés par le rapport Réaffirmer l’école ont été mis en œuvre dans le nouveau curriculum d’études. Mais qu’en est-il plus particulièrement de l’inscription de la perspective culturelle dans le contenu des différents programmes (ou matières) du curriculum d’études ? Dans ces programmes l’approche culturelle est bien présente et les équipes d’enseignants qui ont conçu ces programmes ont bien compris ce dont il s’agissait et leur travail est remarquable53. Mais, hélas! et cela m’a

                                                                                                               53  De plus un programme conjoint ministère de la Culture et ministère de l’Éducation a été créé. Dés l’acceptation du rapport Réaffirmer l’école, Robert Bisaillon, alors sous ministre au ministère de l’Éducation s’en est assuré. Ce programme, intitulé La Culture à l’école, encourage et soutient la réalisation d’activités culturelles dans les écoles avec un artiste, un écrivain ou un organisme culturel professionnel. Les commissions scolaires se sont données une politique en ce domaine. Pour soutenir les activités de ce programme, le Ministère de la Culture a réalisé avec la collaboration des associations qui les représente un répertoire d’environ 2 000 artistes, écrivains et organismes

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atterré, tout semble avoir été fait pour taire la chose, pour faire porter l’attention sur une tout autre chose : « l’approche par compétence » (?). Une réforme du programme d’études est présentée comme une réforme pédagogique ! Il en est résulté quand les programmes nouveaux ont été introduits au secondaire des débats cacophoniques où l’essentiel de ce qui se mettait en place a été comme perdu. Voici ce que j’ai écrit récemment dans la revue Philosophie & Cie54 sur ce sujet : « Les programmes nouveaux présentés sont, dit-on, des programmes selon l’approche par compétence. On ne parle plus du programme d’études, mais d’un mode d’enseignement. On ne parle plus de réforme des programmes, mais de réforme pédagogique. Et cela dans les cahiers mêmes, censés présenter le contenu des programmes d’études. La présentation même du contenu du programme est réduite à la portion congrue, quelques feuilles, comme mises au sous-sol, dans les dernières pages des cahiers qui présentent les différentes matières du programme. On ne dit rien à l’enseignant qui a déjà enseigné cette matière dans l’ancien programme, en quoi il diffère du précédent, information qui lui serait bien utile. Mais non, ces quelques pages sont précédées d’une vingtaine de pages de textes sur ce que serait “l’approche par compétence”, ce que sont les finalités de l’enseignement et tout cela exprimé dans le jargon des nouveaux docteurs Diafoirus des Sciences de l’Éducation, des behavioristes reconvertis en “experts” de “l’approche par compétence”. C’est à pleurer. Encore une fois, la fonction de transmission culturelle de l’école est escamotée, et cela même dans les documents qui présentent des contenus de programme renouvelés selon cette perspective. Sabotage? Bêtise? Schizophrénie? La réforme du programme d’études et l’orientation la plus significative qui a inspiré cette réforme restent les secrets les mieux gardés. » En refusant d’assumer clairement l’ambition et la réalité de ce programme, celui d’une transmission culturelle, le ministère s’est tiré une balle dans les pieds et il a créé lui-même le cirque cacophonique auquel nous avons assisté à l’occasion de cette réforme du programme d’études. C’est pour aider des enseignants déboussolés à comprendre le nouveau programme que j’ai écrit un livre sous forme de lettres à un enseignant55. Dans le même temps, j’ai envoyé quelques notes au ministère, je n’en ai eu aucun écho. En janvier dernier, j’ai consenti à rendre publics ces courriels et ces notes56. Mais tout n’est pas perdu, la transformation des programmes selon l’approche culturelle a eu lieu. Elle est bien là. Il reste maintenant à exploiter au mieux cette opportunité.

                                                                                                               offrant des ateliers artistiques ou des sorties culturelles aux élèves du préscolaire au secondaire, des écoles publiques et privées.  54   École et transmission culturelle, dans Philo & Cie, Magazine de philosophie et de sciences humaines, n∘ 6, septembre-décembre 2013, p. 16 à 21 55  C’est un livre écrit en cinq mois, il a pour titre : Pour l’École - Lettres à un enseignant sur la réforme des programmes, Éditions Liber, Montréal, février 2007, 182 pages.   56 On pourra les trouver  sur  le  site  Archives  de  Paul  Inchauspé.  

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En guise de conclusion Le philosophe Alain fut un de mes maîtres. Il m’a appris ce que c’est que réfléchir, ce que c’est que penser. Je ne l’ai pas connu personnellement, mais Jean Château qui fut un de mes maîtres à l’université fut son élève et me le fit découvrir. Dans ma jeunesse, je me suis abreuvé, chaque jour, de la lecture d’un ou deux de ses Propos. Dans l’un d’entre eux57, il réfléchit à la manière dont Darwin raconte le voyage qu’il fit en Amérique du Sud et aux Iles Galápagos. Dans ce récit de voyage, à travers les observations, les réflexions, les remises en question, on voit progressivement s’élaborer sous nos yeux la théorie de l’évolution. « D’où vient cette magie poétique? De ce que c’est l’inventeur lui-même qui décrit, les yeux toujours fixés sur le détail des choses. Et non sans tâtonnements, sans doutes, sans longueurs; toujours avec cette force inimitable de l’idée à sa naissance. Car elle pousse, elle aussi, dans un fourré d’idées. C’est ainsi qu’un chêne, par ses bras noueux, représente des obstacles, des blessures, des victoires. Je tire de là cette règle importante qu’il faut toujours apprendre une idée de celui-là même qui l’a inventée. Les autres, qui viennent ensuite, et souvent très intelligents, en font des résumés très clairs, trop clairs, des mémentos, des formules abstraites qui ressemblent aux idées comme des bâtons plantés en terre ressemblent à des arbres. Il ne faut pas croire qu’une idée vraie reste vraie toute seule sans secours humain. C’est par les doutes, les tâtonnements, les tours et retours de l’observation que l’on fait vivre une idée. Par le dogmatisme de ceux qui l’enseignent, au contraire, elle perd tout son feuillage. Un bon esprit doit ressembler à une broussaille plutôt qu’à un herbier. » C’est pourquoi, j’ai préféré vous raconter comment j’ai vécu les relations entre « culture » et « curriculum d’études » dans des situations d’élaboration du curriculum d’études, plutôt que de disserter sur le sujet, comme le ferait un professeur. Cette idée est maintenant bien là, mais elle peut mourir, il faut encore la faire vivre, on n’en a pas encore tiré tous les bénéfices. Pour qu’elle vive et se développe, je n’ai confiance, par expérience, ni dans le Ministère de l’Éducation ni dans les Facultés des sciences de l’éducation, je n’ai confiance que dans les enseignants eux-mêmes et dans les associations professionnelles qui les regroupent.

                                                                                                                57Alain, Propos, Magie de Darwin, 15 mai 2012, Édition La Pléiade, p. 129.

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