390
Dédicace Ce livre vient prendre sa place à la suite de la première publication parue en 1999, sous le titre « Mémoires d’un jeune combattant de l’ALN ». A travers la relation d’une action, la description d’un geste ou d’un lieu ou l’expression d’une pensée, il s’exalte à sa manière d’être un témoignage sur les moments forts d’un combat mené par une famille algérienne au cours de la guerre de libération. C’est donc un ensemble de souvenirs personnels liés aux circonstances qui les ont naturellement engendrés et auxquels parents, voisins et compagnons de lutte sont venus apporter leur contribution prodigue. Néanmoins, c’est certainement mon frère, Abdelhamid qui, par ses chroniques rapportées dans un manuscrit qu’il avait entamé et dont il convoitait la publication ultérieure, viendra jeter d’éclairage le plus intense sur ces événements quintessenciés et permettra d’en reconstituer le cheminement sûr et fidèle. Plus encore, il aidera à mieux en saisir la compréhension et la portée. Sa disposition aussi malheureuse qu’obscure, en 1976, ne lui permettra pas pourtant d’achever cette entreprise dont la seule ambition était de contribuer à éclairer la postérité et à sauvegarder les assises génératrices d’une mémoire qui tombe en déliquescence. A cet esprit sagace et lucide, … qui a su deviner très tôt la responsabilité de l’Histoire, A l’héroïque peuple algérien, Je dédie ce livre Belahcène Bali

Dédicace rescape de la ligneMorice.pdf · le mouvement révolutionnaire et qui en ont subi fatalement les conséquences. 2. La réfutation de cette vision inepte qui s'est toujours

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • Dédicace Ce livre vient prendre sa place à la suite de la

    première publication parue en 1999, sous le titre « Mémoires d’un jeune combattant de l’ALN ». A travers la relation d’une action, la description d’un geste ou d’un lieu ou l’expression d’une pensée, il s’exalte à sa manière d’être un témoignage sur les moments forts d’un combat mené par une famille algérienne au cours de la guerre de libération.

    C’est donc un ensemble de souvenirs personnels liés aux circonstances qui les ont naturellement engendrés et auxquels parents, voisins et compagnons de lutte sont venus apporter leur contribution prodigue. Néanmoins, c’est certainement mon frère, Abdelhamid qui, par ses chroniques rapportées dans un manuscrit qu’il avait entamé et dont il convoitait la publication ultérieure, viendra jeter d’éclairage le plus intense sur ces événements quintessenciés et permettra d’en reconstituer le cheminement sûr et fidèle. Plus encore, il aidera à mieux en saisir la compréhension et la portée. Sa disposition aussi malheureuse qu’obscure, en 1976, ne lui permettra pas pourtant d’achever cette entreprise dont la seule ambition était de contribuer à éclairer la postérité et à sauvegarder les assises génératrices d’une mémoire qui tombe en déliquescence.

    A cet esprit sagace et lucide, … qui a su deviner très tôt la responsabilité de l’Histoire,

    A l’héroïque peuple algérien, Je dédie ce livre

    Belahcène Bali

  • Synopsis de « Le rescapé du barrage barbelés ».

    Le sujet

    Le récit se situe dans l'Ouest algérien, au milieu de la tourmente de la guerre

    d'indépendance. Il narre les aventures de Abdallâh, un vieux cordonnier, qui, par

    suite du départ de ses deux enfants au maquis, se voit contraint de fuir la

    vindicte coloniale cil tentant d'aller se réfugier au Maroc. I,e chemin pour s'y

    rendre est long et plein

    d'embûches.

    Inte1ndes et hasardeuse lies souvent douloureuses, ces tribulations

    s'avèreront pourtant vaines et il sera forcé de retourner chez lui, après avoir failli

    mourir plusieurs luis. Mais il n'y demeurera pas longtemps, car les affres de la

    guerre continuent à déchirer le pays et l'obligent, une fois encore, à s'éloigner de

    Tlemcen pour rejoindre Oran, moins affectée en ce temps-là par les pestilences

    belliqueuses.

    La thématique

    Fil Sus Lie la relation des aventures du cordonnier- maquisard, le récit voudrait

    trouver son intérêt dans diverses intellections

    1. La découverte de certaines faces escamotées de la logistique fondamentale

    de la guerre d'Algérie. Elle se fera par une représentation neutre des circonstances

    vécues par les membres d'une de ces familles qui se sont investies d'emblée dans

    le mouvement révolutionnaire et qui en ont subi fatalement les conséquences.

    2. La réfutation de cette vision inepte qui s'est toujours évertuée à confiner

    l'histoire de lu guerre d'Algérie dans des stéréotypes figés et qui, naturellement,

    occulte des pans entiers des annales de cette période déterminante.

    3. L'analyse des sentiments des nombreux personnages du récit, dans des

    situations aussi différentes que contradictoires, pour parer à cette

    conception, par trop rébarbative, qui lait de l'histoire de la guerre une suite de

    !laits d'armes et de politique.

    La forme

    «Le rescapé du barrage barbelés» est un essai, riche en épisodes,

    qui tire son histoire ainsi que ses personnages du réel. C'est une oeuvre

    narrative, ondée sur une trame événementielle authentique. Dans cette intention,

    son intrigue invoquera assidûment les trois niveaux de référence

    historique

    Le niveau (le politique internationale.

    Le niveau de politique nationale et des principaux événements qui ont marqué le pays durant cette période difficile.

    Le niveau des évènements locaux. Ce modeste ouvrage prétend, mille le recours à l'acte de description des

    laits, peindre le spectacle des passions humaines qui en sont la conséquence.

  • Par:

    Bellahsène Bali

    Tlemcen 2003

    Préface : El Ghaouti Bessenouci

    Années sanglantes de la guerre de libération de l’ALGERIE

    « Frontières Ouest Algérien »

  • Né en 1936, il a pris part très tôt à la lutte de libération algérienne. Il

    a été Fidaï dès 1955, puis Moudjahid au sein de l’ALN jusqu’en

    1958.

    Il fut blessé plusieurs fois :

    - en 1956, par balle à la poitrine. - en 1957 – 1958, par éclats d’explosifs.

    Il a été condamné trois fois par l’armée française :

    - à 10 ans d’emprisonnement (1956). - à 20 ans d’emprisonnement (1958). - à mort en 1959.

    Au lendemain de l’indépendance, il fut nommé à la tête d’un

    réseau d’agences bancaires.

    Actuellement, il est en retraite.

    Bellahcène

    Bali

  • Le rescapé du barrage barbelés

    1

    Préface S’il est des souvenirs qui demeurent impérissables dans la mémoire

    d’un peuple, il en est d’autres qui s’émoussent au fil des temps.

    Presque cinquante ans, déjà, nous séparent de ce premier novembre

    1954, qui inscrivit en lettres de feu le déclenchement de la guerre

    de libération nationale. Pourtant, des espaces entiers de cette

    période, confirmée comme décisive dans les annales de l’Algérie

    contemporaine, demeurent encore dans l’ombre. Cette déficience,

    plus ou moins patente selon les intervalles scrutés, est ressentie par

    tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette guerre, si proche

    mais combien lointaine.

    La présente publication se veut donc un essai d’écriture sur cette

    période faite de grandeur et de sacrifices.

    Le récit historique n’en trouvera, d’ailleurs, qu’avantage à puiser

    dans des sources authentiques, quelque peu égotistes peut-être,

    mais plutôt précises des faits. Il s'alléguera de documents

    irréfutables et, incontestablement, trouvera sa place dans cette

    grande histoire de la nation algérienne.

    Ce livre se pose ainsi à l’intersection de la mémoire et de la

    recherche documentaire. Il peut se saisir comme une chronique

    d’un Mémorial de combattant, qui fut lui-même acteur de la guerre,

    mais encore comme une contribution à l’histoire d’une phase

    importante de l’Algérie moderne. De l'approfondissement de celle-

    ci – pour peu qu’on lui reconnaisse une place - nous gagnerions à

    tirer quelque enseignement.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    2 La guerre de libération algérienne reste, certainement, pleine de

    leçons à qui sait les rechercher. Ce truisme est tout aussi vrai pour

    les générations présentes que pour celles à venir. Il faut se lancer

    dans la prospection de cette histoire comme le crawleur dans la

    mer. De même que les ondes ténébreuses, frivoles ou angoissantes,

    se déroulent dissemblables mais évoquant toujours le flot dont elles

    dépendent, de même que les multiples épisodes de la guerre, tantôt

    fortunés tantôt malheureux, sont-ils une suite de vagues toutes

    distinctes l’une de l’autre mais qui, toutes, font entendre la voix

    profonde d’une nature rédemptrice.

    Un peuple mûr ne doit pas craindre les enseignements de l’histoire

    mais se doit de les assimiler.

    C’est dans ce cadre, et seulement celui-là, que se justifie la

    publication de cet essai et qu’il y trouve sa mission.

    Cette litanie – quoique triste et indéfinissable – a suscité, en Hadj

    l’idée d’entreprendre l’écriture de ce livre pour lequel a choisi, plus

    tard, l’intitulé «Le rescapé du barrage barbelés». Ce choix, de

    toute évidence, était intentionnel et signifiant car l’ouvrage a pour

    matière principale les péripéties d’un voyage aventureux et lourd

    de détresse.

    Il présente, en effet, le récit singulier d’une famille de l’Ouest

    algérien, se déroulant sur plusieurs fronts et plaqué sur cette trame

    enchevêtrée de la guerre de libération nationale ; c’est une

    singulière saga, placée dans son contexte d’époque : en somme une

    histoire dans l’Histoire.

    Ce choix, aussi innocent fut-il, ne manquera pas, néanmoins, de

    susciter quelque interrogation sur sa pertinence.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    3

    Un concours de circonstances, loin de toute fatuité, a fait que la

    famille Bali soit élue au centre de cet intérêt. A mon sens, elle

    symbolise à l’extrême le type de ces familles algériennes qui, de

    toutes leurs forces, se sont investies d’emblée dans la voie du grand

    combat de la nation. Ses témoignages rappelleront, en même temps

    que le souvenir tragique des deuils et des sacrifices, celui de la

    griserie du combat et de la fierté d’y avoir adhéré.

    Aussi, les héros de la famille Bali auront beau changés de visage,

    de position, d’entourage ou de contrée, ils n’en resteront pas moins

    aussi reconnaissables à l’Est qu’à l’Ouest, au Nord qu’au Sud.

    Très riche en révélations, l’exposé oral, présenté par Hadj sur les

    évènements vécus par cette famille pendant la guerre de libération,

    a grandement facilité l’écriture de ce récit. Il en constitue le

    matériau essentiel et infaillible, d’autant que celui-ci a été tour à

    tour l’acteur et le témoin oculaire de ces évènements. Son

    témoignage des faits s’exercera avec une minutie souvent taquine

    qui dénotera, au de-là d’une mémoire solide, sa ferveur et la foi

    qu’il avait dans la cause nationale. Une question ! Une évocation !

    Et voilà ce moudjahid de la première heure qui se retrouve par la

    pensée, au milieu de la mêlée, comme si le passé se substituait tout

    à coup au présent ! Il n’omettra aucun détail et, nonobstant le recul

    de près d’un demi-siècle, il en fera la description avec aisance et

    moult clarté. Plus encore, les choses qu’il vous relate défient

    l’oubli, et sa façon de dire vous communique sensiblement

    l’instinct de la circonstance.

    La deuxième raison, qui m’a amené à centrer notre récit sur cette

    famille, a été sans doute le juste vœu de désavouer ceux qui se sont

    toujours cabrés (peut-être, par ignorance plus que par inimitié !)

    chaque fois qu’on leur parle de combat pour la liberté ailleurs que

    chez eux.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    4 Une influence politicienne, malveillante et calculatrice - soutenue

    assurément par un manque notoire d’information, une défection

    confuse de témoignages et une pénurie de documentation - a

    déterminé chez les uns et les autres une attitude où la défiance s’est

    mêlée à la régression. Ce comportement devait se traduire

    inévitablement par l’exagération de bien des rôles, la simplification

    de certains autres ou, tout bonnement, l’occultation indélicate des

    faits de l’histoire dans cette contrée.

    L’histoire de Tlemcen est l’une des plus riches en activités du

    mouvement national de libération. C’est une région qui a vécu

    toutes les étapes du processus de mutation révolutionnaire et

    demeure, à cet égard, la paire de n’importe quelle autre cité

    algérienne.

    La longue liste de ses martyrs en est le meilleur témoignage.

    L’autre raison qui sous-tend, enfin, ce choix - et qui découle

    nécessairement de la précédente - est cette vision inepte de

    l’histoire, confinée sur un modèle immuable de stéréotypes. La

    répétition automatique de clichés figés sur des modèles fixes

    occulte, franchement, certains aspects importants de l’apport

    populaire à la lutte de libération nationale et les plonge, de la sorte,

    dans un anonymat léonin. S’il est vrai que la période qui va de

    1952 à 1954 était dominée par les efforts d’un noyau étroit de

    responsables, en vue du passage à l’action armée, il reste non

    moins vrai que l’évolution vers l’indépendance n’aurait pu se faire

    sans l’appui intense de toutes les masses du peuple. Accueillir les

    combattants, les cacher, les nourrir, les soigner, garder leurs

    refuges, garantir la sécurité des parcours lors de leurs

    pérégrinations incessantes, porter leurs armes en ville, livrer leurs

    courriers, etc. n’étaient pas choses aisées. Ces charges, pleines de

    risque, étaient endurées par un monde vaste et secret. Elles

  • Le rescapé du barrage barbelés

    5

    assuraient la logistique fondamentale du mouvement

    révolutionnaire.

    Le manque d’informations sur ces faces ignorées de la guerre de

    libération nationale ampute l’histoire d’un pan entier de nos

    annales.

    La guerre n’est pas faite seulement de faits d’armes ou de politique.

    Elle est faite de fibres et d’émotions. C’est une masse d’espoir : un

    espoir qui persiste malgré la tristesse : impulsions de joie emplies

    de peur, élans délirants, bonheur tellement insolite qu’il a toute la

    brutalité d’une jouissance. C’est un espoir qui vous emporte dans la

    démesure du tendre et de l’inhumain, comme certaines illusions

    que nous nous créons mais auxquelles nous ne pouvons, cependant,

    rien changer.

    Cet ouvrage n’est ni un roman ni un livre d’Histoire. Il est les deux

    à la fois. La relation des évènements qui est à la base de ce récit a

    imposé cette forme de composition littéraire. Elle emprunte son

    sujet et ses personnages à l’Histoire. Elle prétend, outre le recours à

    la description de l’événement, faire le spectacle des passions

    humaines qui en sont la conséquence.

    Que d’épreuves, de dangers et de frayeur ! Parfois, la situation frise

    le burlesque et vous amuse. D’autres fois, la tristesse vous accable

    et on s’y ennuie presque. Mais, quel qu’en soit le procès, on ne

    peut s’en évader !

    L’histoire de l’Histoire vous retient !

    Dr. El Ghaouti Bessenouci

  • Le rescapé du barrage barbelés

    6

    Prologue

    1956. Les cruelles tourmentes d’une guerre, qui entrait dans sa

    troisième année, soufflaient avec violence. Le peuple algérien,

    passionné de son idéal de liberté, avait pris la décision draconienne

    de changer son destin. Il était ainsi résolu à tourner la page la plus

    ténébreuse de son histoire et à s’engager dans la voie d’un monde

    nouveau, délivré de l’oppression obscurantiste d’un colonialisme

    séculaire.

    C’est dans l’intelligence de ce fait historique fondamental, au

    milieu des troubles sociaux et politiques graves qui l’ont marqué -

    et dont les acmés, du reste, ne cessent de fustiger les consciences

    critiques - que ce récit s’encadre. Il est lié, par une destinée

    singulière et d’une façon indélébile, à l’histoire d’une cité antique

    qui a su garder dans sa mémoire profonde, tout au long de sa

    longue mutation, les dimensions d’une authenticité pérenne.

    Tlemcen - car il s’agit bien d’elle - est une petite place fière de son

    passé glorieux, fidèle au prestigieux spicilège de ses usages. Elle

    peut passer simplement pour l’une des villes les plus constantes -

    mais sans doute les plus belles - de l’Ouest d’Algérie. Ses vestiges,

    flétris par les siècles, s'étirent sur la rampe d’une colline boisée

    dont les aigrettes touffues annoncent les moindres frissons d’un

    galbe séduisant. Ces mémoires chevronnées y coudoient, à tout

    instant, l’empreinte d’une société moderne, embrouillée dans les

    méandres de sa maïeutique futuriste.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    7 La ville de Tlemcen est abritée du côté du Sud par une haute

    montagne, une des branches de l’Atlas Tellien qui, jadis, se

    couvrait de neige dés les premiers froids de l’hiver. Au Nord, elle

    couronne un escarpement assez élevé qui domine la plaine d’Al-

    Mounya1, aujourd’hui fâcheusement usurpée par la bâtisse. La

    Metchkana - dont le lit ombragé de feuillus séculiers coule à

    quelques centaines de pieds en deçà de fortifications du Moyen

    Âge - donne le mouvement à un vaste plateau de l’extrémité

    orientale de la ville, avant de s’éloigner sobrement vers la plaine.

    Ayant gagné ledit plateau par une route montueuse qui accède à

    Bâb al-Akaba2, on s’engage dans une voie bordée de haies

    guillerettes et de résidences qui s’identifierait, à en croire les

    spéculations des archéologues, à la ligne de l’antique

    « decumanus » qui traversait la Pomaria romaine et qui passe, à

    présent, devant le remarquable minaret de la Mosquée médiévale

    d’Agadir.

    L’endroit y est d’un rare lyrisme. De vieux arbres à palabres, aux

    ramures épaisses et torses, y protègent des sépulcres au sol bosselé

    de tombes énigmatiques. Ils exhalent les effluves capiteux de

    l'éternelle histoire du Maghreb.

    Tout autour, se rangent de petits bouts d’herbages où des moutons

    viennent souvent pacager sous l’œil indolent d’un jeune pâtre.

    1 Al-Mounya : l’espoir.

    2 La porte de la Montée.

    Tlemcen vue des plateau de Lalla-Setti.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    8

    PREMIERE PARTIE

    L’ascension

    Minaret d’Agadir.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    9

    Chapitre I

    Au haut d’un dévers qui contourne l’enceinte des bâtiments de la

    gare, on débouche sur les terre-pleins du quartier de « l’abattoir ».

    La route s’y insinue perfidement, à travers les maisons et les

    champs.

    A peine accède-t-on au centre du quartier que l’on est assommé par

    le fatras qui y règne. Au milieu d’un terrain non asphalté, nageant

    dans une poussière accablante, des gamins de tout âges jouent

    indifférents au ballon, dans un bourdonnement sourd et

    amphigourique qui importune inévitablement l’oreille.

    Au-delà de cette agora bruyante et indistincte, non loin de l’accès

    d’une sorte d’impasse toute en rondes-bosses, campait une antre

    mystérieuse : la boutique de Abdallâh, le cordonnier. Celui-ci,

    arrivé à peine à l’âge mûr, avait déjà pris un coup de vieux. Quant à

    son échoppe, elle n’était ni trop grande ni trop petite mais savait

    contenir beaucoup de choses.

    A l’entrée, immédiatement sur la gauche, deux bancs décrépis

    balançaient sous le poids des clients. Un peu plus en avant, on

    découvrait, dans le demi-jour, deux jeunes ouvriers : l’un d’eux, au

    fond, était assis sur un vieux tabouret, contre une fenêtre s’ouvrant

    sur la place ; face à lui, s’érigeait péniblement une petite table

    encombrée d’outils et de boîtes de semences.

    Quant au second tâcheron, occupé à dépouiller vigoureusement un

    moule de sa bottine, il s’adossait à un énorme comptoir posé en

    plein milieu de la boutique.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    10 Abdallâh, de son côté, prenait place à droite de la porte d’entrée.

    Il se tenait lourdement sur une chaise qui, apparemment, tombait

    elle-aussi en déliquescence. Pour être en meilleure assurance, il

    reposait ses jambes sur les béquilles d’un guéridon lourd d’objets

    bigarrés. Un tablier de bâche couvrait toute sa poitrine.

    La tête baissée, Abdallâh besognait dur et, de ses mains, chargées

    de kératine mais toujours adroites, façonnait délicatement sa

    sandale. Son travail, c’était son gagne-pain ! A le voir s’y

    appliquer, on comprenait l’intérêt qu’il accordait à son métier et le

    goût qu’il lui trouvait.

    Maître-cordonnier et patron, Abdallâh demeurait là, collé à son

    siège du matin au soir, une théière refroidie devant lui pour se

    rincer la gorge et une prise de tabac de temps en temps. Dans

    l’intervalle de midi à treize heures, il se permettait de prendre une

    pause pour son déjeuner. Quand il décidait de faire la sieste, cette

    trêve s’allongeait parfois jusqu’à seize heures ; mais il arrivait aussi

    qu’il oubliât de quitter son travail et ne mangeât qu’à seize ou dix-

    sept-heures.

    Abdallâh, heureux dans cet univers rustique qu’il a façonné avec

    une grande simplicité, depuis la fin des années quarante, était un

    artisan reconnu dans la région. Ses clients, composés

    essentiellement de ruraux qui venaient se pourvoir régulièrement

    en espadrilles de glèbes, avaient pour lui beaucoup de respect et

    d’estime. Il les recevait avec bienveillance et aimait à discuter avec

    eux. C’était un homme de métier accompli et un commerçant de

    bonne foi. A ses yeux, le client restait roi et celui-ci gardait

    toujours une bonne impression de lui.

    En somme, les démarches liminaires des futurs chalands

    s’accomplissaient invariablement, selon une ritournelle devenue

    traditionnelle.

    - Que le salut soit sur toi ! disait le nouveau client, incertain. Suis-je bien chez Si Abdallâh, le marchand d’espadrilles ?

  • Le rescapé du barrage barbelés

    11 - Oui, c’est bien ici ! répondait le cordonnier avec un

    sourire allègre, en signe de bienvenue.

    Le prospect hésitait un instant puis, s’asseyant sur l’un des bancs

    de l’entrée, observait en silence une paire de chaussures, posée en

    évidence sur le bord de l’établi.

    - Je voudrais deux paires d’espadrilles : une pour moi et une deuxième pour mon fils.

    - Combien chausses-tu ? - Au juste, Je ne sais pas.

    Abdallâh, manifestement rompu à ce genre de réponses, lui

    répliquait d’un air assuré :

    - Montre-moi ton pied ! … sans soulier, bien sûr ! Le campagnard dégageait alors son pied nu d’une espadrille usée et

    bien sale. Il la montrait à Abdallâh qui la regardait un instant, avec

    bonne autorité, avant de prononcer solennellement sa sentence:

    - Tu chausses du quarante-deux ! Le cordonnier, les yeux brillants de satisfaction, fier de son coup

    d’œil qui ne se trompait jamais - et surtout qui ne manquait pas

    d’impressionner son chaland - demandait encore :

    - Et ton fils, combien chausse-t-il ? - Voici, Si Abdallâh ! disait le client, l’air plus hardi.

    Il présentait un ruban dont la longueur correspondait à la mesure du

    pied de son rejeton. Le cordonnier se poussait aussitôt en avant,

    abandonnant la chose qu’il avait en main, saisissait le bout de

    ganse et allait droit au comptoir où il s’employait à le comparer

    scrupuleusement avec les espadrilles exposées sur les étagères. Il

    finissait en général par fixer son choix sur l’une des paires qu’il

    enlevait de la tablette ; puis il revenait à sa place.

    Assis sur sa chaise, il expliquait :

    - Ton fils a de la chance ! C’est une chaussure de premier choix !

  • Le rescapé du barrage barbelés

    12 A ce moment précis, le paysan lorgnait ses chaussures désuètes,

    dans une attitude qui semblait plaindre leur triste histoire :

    - Tu sais ! Je les ai depuis moins d’un mois ! geignait-il ! - Ah ! s’exclamait le cordonnier avec agitation. C’est parce

    que ceux qui te les ont bradées n’en ont qu’après le gain

    facile ! Ils n’ont aucun respect du métier ! Au fait, chez qui

    as-tu acheté tes savates ? …

    Et la discussion se poursuivait de la sorte, intarissable, entre un

    cordonnier faraud, fier de ses talents sibyllins et un acheteur

    penaud, égaré dans les tourbillons viciés de la métropole. Elle

    s’achevait inéluctablement par des aveux de bonne sincérité :

    - C’est vrai, Si Abdallâh ! disait le client, dominé. Ceux qui m’ont envoyé chez toi ont déjà essayé tes produits.

    Le cordonnier lui lançait alors un regard fulminant et récitait avec

    morgue:

    - « Comme cette graisse qui lubrifie le fil et l’aide à mieux glisser pour faciliter la couture, les grains attirent l’oiseau

    et le forcent à venir de Sousse jusqu’à Taza ! ».

    - C’est encore vrai ! acquiesçait le paysan qui trouvait le proverbe arabe de circonstance.

    Sur ces termes, se concluait une affaire qui, pour les non initiés,

    semblerait peut-être des plus triviales. Au fond, elle trouvait son

    prix en ce qu’elle apportait de joie et d’espérance à ce façonnier de

    la chaussure dont le métier était plus qu’un gagne-pain, un art.

    Pourtant, en ce matin du mois d’août 1956, le cordonnier paraissait

    fort soucieux. Il tentait, laborieusement, d’extraire, l’espadrille

    qu’un client venait de négocier, du gabarit qui la galbait : une sorte

    de crochet en fer dont il retenait la base en la cramponnant de ses

    deux pieds ; une opération qui était assurément aussi difficile que

    pénible. Le cordonnier était essoufflé par l’effort et ne cessait de

  • Le rescapé du barrage barbelés

    13 glavioter des « Aïe ! Aïe ! Ouf ! Il faut que ça sorte ! ». Il

    tiraillait de toutes ses forces. Le client l’observait en silence.

    Abdallâh, tendu et crispé, lâcha la savate en vociférant :

    - Il y a des fois où l’espadrille s’entête à sortir de sa p… de prison !

    Le visage congestionné, il s’arrêta un moment et souffla. Ne se

    contenant plus, et pourtant décidé à ne pas renoncer, il se leva, prit

    une boîte de talc posée sur le rebord de la fenêtre puis revint à sa

    place. Il enduisit de cette poudre tout le talon de l’espadrille, afin

    de la délivrer de son gabarit. L’épreuve dura quelques longues

    minutes mais le cordonnier finit tout de même par avoir le dessus !

    L’espadrille sortit doucement et :

    - Hop! fit Abdallâh. La chaussure se détacha brusquement, renversant brutalement le

    cordonnier sur le râble de son siège. Visiblement satisfait de sa

    victoire, celui-ci se détendit agréablement : il restait un moment

    assis sur sa chaise, les bras pendants et la tête baissée en avant.

    Deux ou trois minutes plus tard, se sentant suffisamment relaxé, il

    prit un pied en fer qui surmontait un cylindre de bois posé à ses

    pieds et se mit à finir son objet : il introduisit le pied dans

    l’espadrille et se mit à en marteler les clous.

    Le monticole le regardait faire, distrait sans doute par les coups

    cadencés de la massette :

    - Si Abdallâh ! intervint-il enfin, tâche de bien tuer les pointes des semences qui restent saillantes. Lors de la

    dernière saison, l’une d’elles me piquait tellement dur

    qu’elle me fit un trou dans la chaire ; elle me supplicia

    terriblement et, depuis, j’ai une peur bleue des clous !

    - Ne t’en fais pas, objecta le cordonnier. Chez moi, on part garanti.

    Les coups de marteau s’abattaient sur la chaussure avec bruit et

    acharnement. Les ouvriers, en signe de respect pour leur patron,

  • Le rescapé du barrage barbelés

    14 s’empêchaient de bavarder ; celui-ci ne manquait pas, en tout

    cas, de leur rappeler son autorité par des remarques sèches et

    pleines de nerfs.

    Soudain, il s’adressa à l’acheteur :

    - Tu ne serais pas de Béni-Ouaâzane ? - Oui ! répondit l’autre, j’habite dans ses environs… à quatre

    ou cinq kilomètres.

    - N’es-tu pas déjà venu chez moi…, une ou deux fois peut-être ? lança encore le cordonnier.

    - Non, non, Si Abdallâh ! - Sûrement quelqu’un qui te ressemble ! - Sans doute Kouider, mon cousin paternel ! Il venait chez

    toi auparavant.

    - Et maintenant ? coupa Abdallâh. - Il est mort… C’est cette sale guerre !

    Abdallâh, chagriné, se hâta de détourner la conversation en

    changeant de sujet :

    - Et comment vont les choses ?.… là-bas, chez vous ? - Pas très bien ! fit le paysan avec un brin d’hésitation. Nous

    ne pouvons que souffrir en silence…, en guettant l’avenir !

    Puisse Dieu apporter un dénouement à cette guerre et

    protéger notre nation !

    - Nous n’en avons plus pour longtemps ! assura le cordonnier sur un ton réconfortant. Ne t’en fais pas ! Tout

    va s’arranger !

    - Est-ce vrai ? … Que dit-on ? Abdallâh :

    - L’heure a sonné ? L’heure a sonné ? Le peuple a compris. - C’en est trop, Si Abdallâh ! Vivre constamment dans la

    peur de voir arriver les soldats ou la police ! … Nos biens

    spoliés !…

    - Que veux-tu ? ajouta Abdallâh. Lorsqu’on construit une maison, il faut lui assurer d’abord les fondations, et cela

  • Le rescapé du barrage barbelés

    15

    - prend nécessairement du temps. Il en est de même pour l’indépendance du pays : il faut du temps !

    - On ne dort pas à notre aise, surenchérit le paysan. Dernièrement, cinq personnes prises en otages par les

    Français, furent tuées en représailles à une embuscade qui

    était dressée par nos frères Moudjahidines contre un

    véhicule de l’armée.

    Au lendemain de cet événement, les soldats nous ont sortis

    et rassemblés sur la place du village, puis ils ont

    singulièrement fusillé cinq civils sous nos yeux. Que veux-

    tu que je te dise ? Il est pénible même de raconter cette

    histoire. A voir ce genre de scène nous empêche de dormir

    depuis plusieurs jours.

    Abdallâh opina de la tête en signe d'adhésion. Il reprit :

    - Nous vivons tous les mêmes difficultés. Regarde !… Le cordonnier se leva et se dirigea vers le comptoir. Il ouvrit un

    tiroir et en tira un pli qu’il jeta au montagnard d’un air impérieux :

    - Regarde ! s’exclama-t-il. Il observa, un instant, son client sans rien dire. Le montagnard,

    intéressé, prit le papier, l’ouvrit, le tourna et le retourna de tous les

    côtés, comme pour essayer de le lire, puis, d’un geste très soigné, le

    déposa délicatement sur la table. A cet instant, Abdallâh lui lança

    d’une voix pontificale, qui affichait à la fois autorité et vanité :

    - C’est une convocation de la police judiciaire !.. Ce faisant, il leva l’index de sa main droite et l’agita vivement,

    avec une fierté qu’il ne dissimulait point.

    - Les policiers disent que mes fils sont au maquis ! continua-t-il. Je leur répondrai simplement : c’est vous qui êtes la

    police ! c’est, donc, vous qui êtes chargé de les retrouver !

    Je leur dirai, également, que mes fils ont dépassé l’âge de

    dépendre de moi et que je n’ai plus d’autorité sur eux.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    16 L’acheteur, visiblement fasciné par les paroles et les manières du

    vieux cordonnier, se contenta de dire :

    - Puisse Dieu nous amener un instant de paix ! - Souhaitons-le ! répliqua le cordonnier, comme pour se

    calmer.

    Abdallâh revint à sa place. Il se remit à la tâche, pour préparer une

    seconde paire d’espadrilles que le client avait commandée pour son

    fils et qu’il attendait avec impatience. Quand elle fut prête,

    Abdallâh la lui présenta. Le client la saisit et y introduisit

    délibérément la main afin de vérifier si les clous avaient été bien

    écrasés. Le cordonnier, suffisant, replongea la tête dans sa besogne

    dans un silence que seuls perturbaient les coups de marteau sur le

    cuir ou le bruit des ciseaux dans la toile. Le paysan se décida enfin

    à partir :

    - Combien te dois-je, Si Abdallâh ? dit-il, d’une voix flegmatique.

    Abdallâh sembla ne pas entendre. Il manœuvrait délicatement de la

    pince dans la toile d’une chaussure. Le client répéta sa question. Le

    cordonnier resta silencieux un instant, puis dit instinctivement :

    - Huit cents francs ! L’acheteur, sans discuter, enfonça la main dans le capuchon de sa

    djellaba. Il en tira un porte-feuille ficelé par un morceau de tissu

    terni, dont il défit le nœud avec les gestes d’un rituel sacré ; il y prit

    un billet de mille francs et le tendit au cordonnier.

    Sa monnaie reçue, le client quitta son siège après avoir arrangé ses

    bagages.

    En sortant de la boutique, il s’arrêta sur le seuil de la porte comme

    si quelque chose l’y retenait. Il semblait que ce fût le conciliabule

    du cordonnier. Regardant d’un côté puis de l’autre, il finit par dire

    d’une voix machinale et presque chantonnante :

    - Si Abdallâh ! Puisse Dieu nous gratifier d’une heure favorable ! Si Abdallâh ! Il nous faut de la patience. Si

    Abdallâh ! Au revoir !…

  • Le rescapé du barrage barbelés

    17 - Amen ! Au revoir ! Au revoir ! répondait le cordonnier.

    L’heure salutaire n’est pas lointaine, Inchâ – Allâh !

    Le client parti, la boutique revint à l’ambiance des bruits de

    marteaux et des cris de ciseaux. Un des ouvriers tailladait, à l’aide

    de son couteau, une semelle pour la former.

    Le vieux Abdallâh, lui, se creusait dans sa chaise dans un labeur

    sans relâche. Environ une heure après, il se leva en défaisant

    lentement son tablier. Les deux ouvriers le regardèrent avec

    surprise puis, ne pouvant résister à la curiosité de savoir ce qu’il

    faisait, l’un d’eux lui demanda timidement :

    - Tu sors, Si Abdallâh ? Abdallâh, répondit avec calme :

    - Oui ! J’ai une commission à faire tout de suite. Si le nommé Fouzi vient pendant mon absence, donne-lui cette

    paire d’espadrilles qui est sur la table. C’est payé…

    - Oui ! fit l’ouvrier, docile. Pars tranquillement, Si Abdallâh !

    Abdallâh se dirigea du côté de la gare. Comme à son habitude, il

    marchait d’un pas rapide et cadencé, et ne faisait presque pas

    attention à ce qui l’entourait ; à croire qu’il était mû par une force

    invisible. Les idées se bousculaient dans sa tête. Tout en trottant, il

    cherchait des phrases pour dire au commissaire toute son aigreur,

    pour lui montrer qu’Abdallâh n’était pas seulement le cordonnier.

    - Qu’ont-ils de plus que nous ? se disait-il, acariâtre. Ils ont volé nos places et nous ont dépouillés de nos biens !

    J’aurais pu être commissaire, moi aussi ! C’est le destin qui

    a voulu qu’ils soient plus puissants que moi, c’est tout !…

    Les hommes sont égaux devant Dieu…

    Il traversa un terrain nu et se retrouva au milieu d’une voie bordée

    de grands feuillus. Il s’arrêta, un moment, puis promena son regard

    sur les maisons de la rue, faisant appel à sa mémoire. Après une

    brève hésitation, il se fixa sur l’une d’elles : une villa. Il s’avança

  • Le rescapé du barrage barbelés

    18

    devant une porte surmontée de barreaux qui grinça lourdement

    sous sa poussée. Sans osciller, Abdallâh traversa le jardin, jusqu’au

    perron dont il gravit les quelques marches. Il frappa légèrement à la

    porte. Une ombre apparut aussitôt : c’était un gendarme.

    - Qui êtes-vous ? lui demanda ce dernier. Le cordonnier, sans parler, tendit la main pour présenter la

    convocation. L’agent y jeta un coup d’œil rapide et dit civilement :

    - Entrez, Monsieur Abdallâh ! Nous vous attendions.

    Un long couloir séparait l’entrée des nombreuses salles de la

    maison. Celles-ci étaient toutes occupées. L’une d’elles était le

    bureau du commissaire : elle contenait un mobilier moderne et bien

    agencé. Le commissaire, assis sur son siège, signait son courrier du

    jour. A sa droite, retiré dans un coin, un homme d’une taille

    moyenne, les cheveux grisonnants, les sourcils broussailleux, le

    menton relevé et la pipe à la bouche, s’affairait à feuilleter un

    registre. C’était le secrétaire. Il leva la tête à l’arrivée du

    cordonnier :

    - Ah ! Si Abdallâh ! dit-il, une ébauche de sourire sur les lèvres et le regard sûr.

    Il serra vivement la main du cordonnier, qu’il semblait bien

    connaître, puis lui indiqua un siège pour s’asseoir.

    Abdallâh s’était autrefois lié d’amitié avec bien des français. Ils

    venaient à sa boutique, assez souvent, et aimaient pérorer avec lui

    de choses et d’autres, spécialement des évènements. Pourtant,

    depuis la guerre, ils ne venaient plus chez lui. Ce changement

    d’attitude avait confirmé au cordonnier que toute la communauté

    algérienne était impliquée dans le coup de la guerre et que ce

    n’était pas une affaire de « fellagas » seulement. Même les

    Espagnols et les juifs, qu’il fréquentait naguère, avaient pris leurs

    distances.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    19 Abdallâh pensait à toutes les fêtes auxquelles il avait pris part, à

    toutes les chansons qu’il chantait avec eux. Ce sont notamment les

    Espagnols qui lui avaient appris ces airs qu’il affecte tant et qu’il

    joue souvent sur sa guitare.

    - A cette époque, songeait-il, je ne pensais à rien. Je me contentais de savoir qu’ils étaient étrangers et qu’ils avaient

    un statut de conquérants. Le reste, je le chassais de mon

    esprit … jusqu’au jour où la guerre a éclaté.

    Le policier lança brusquement :

    - Savez-vous pourquoi nous vous convoquons ? - Non ! dit Abdallâh, l’air convulsé. - Vous devez payer trois cent soixante-cinq mille francs !

    reprit le policier, affectant un ton naturel.

    - Trois cent soixante-cinq mille francs ? s’exclama Abdallâh, les sourcils froncés. Et pourquoi ?

    Le cordonnier, dégénéré, éclata d’un rire sardonique, plein de

    sarcasme.

    - C’est une amende ! répondit le commissaire, sèchement. Il avait l’air fâché.

    Abdallâh, outragé, perdait son calme. Il se crispa et brusquement se

    mit à balancer la tête, comme transporté par un air de danse

    macabre. Ce faisant, il récitait à son interlocuteur ce poème arabe :

    « Le riche s’accrocha au mendiant…pour lui demander du lait de

    chèvre ».

    Les deux policiers se regardèrent, abasourdis. Le cordonnier

    continua :

    - Vous représentez l’Etat français et vous voulez tirer profit d’un pauvre bougre de cordonnier… Je ne suis qu’une

    misérable chèvre, moi !

    Le commissaire qui n’avait rien perdu de cette audience insolite,

    abandonna ses papiers pour se rapprocher des deux baladins. La

    cigarette aux lèvres lui donnait cette assurance propre aux chefs

    hégémoniques. Maintenant, on voyait bien son visage : mince et

  • Le rescapé du barrage barbelés

    20

    borné par deux touffes de cheveux noirs, accrochées aux

    tempes ; sa calvitie lui conférait un air savant d’intellectuel.

    Abdallâh ne le connaissait que de vue ; il ignorait même son nom.

    - Savez-vous que vous êtes coupable d’une faute grave, en laissant vos enfants partir au maquis ? grogna le

    commissaire sur un ton pathétique.

    - Je n’ai pas laissé mes enfants aller au maquis. On les y a forcés sans doute… Si les Français vous commandaient de

    travailler pour eux, le feriez-vous ?

    - Oui ! répondit le commissaire. - Et si les rebelles vous demandaient de travailler pour eux,

    sous peine de recourir à la force, le feriez-vous ?

    - … Oui ! Sans doute ! répondit le commissaire. - Alors, continua Abdallâh, mes fils ont été forcés à le faire.

    De plus, qu’y puis-je, moi ? Je n’ai ni les moyens de les

    retenir ni la force de les ramener. Je demande à la France,

    la toute puissante France, de me ramener mes enfants !

    Le commissaire, manifestement embarrassé, baissa la tête puis se

    limita à dire :

    - Bon ! Vous pouvez vous en aller, Monsieur Abdallâh ! Il ajouta, quand le cordonnier atteignait déjà le seuil de la porte :

    - Nous vous interpellerons en cas de besoin.

    Dans la rue, Abdallâh essayait de remettre en mémoire les instants

    passés au commissariat. Il était comme grisé par ce qu’il venait de

    dire aux policiers. Malheureusement, il ne semblait pas avoir saisi

    toute la portée des paroles du commissaire : sous son apparence

    obligeante, ce dernier restait très sournois.

    Abdallâh marchait d’un pas vif et accéléré. Il allait dans une

    direction qu’il n’avait pas empruntée depuis longtemps : celle du

    cinéma « Le Colisée ».

  • Le rescapé du barrage barbelés

    21 Le vieux cordonnier, haut d’un mètre soixante environ, fluet

    comme un pieu, la tête découverte et les cheveux rasés de prés, le

    pantalon court et étriqué, arborait une démarche jetée et méfiante.

    Il s’engagea furtivement sur la pente d’Al-Kissaria. Ce souk

    populaire de tissus était encombré, de chaque côté de la rue, de

    marchands de toile et d'effets vestimentaires traditionnels. On y

    voyait, exposés au dehors, de grands étalages de pacotille sans

    grande valeur.

    Le cordonnier porta son attention sur un magasin de bonneterie. Il

    s’en approcha. Le marchand, un homme grand et maigre, se leva de

    sa chaise et vint à sa rencontre :

    - Abdallâh ! Comment vas-tu ? - Bien, Dieu Merci ! fit Abdallâh sur un ton qui trahissait son

    amertume profonde.

    Le commerçant connaissait bien son visiteur ; en voyant son

    attitude, il devina vite sa tristesse. Il n’osa pas l’interroger et dit

    tout simplement :

    - Puis-je faire quelque chose pour toi ? - Si ! fit Abdallâh, d’un ton net.

    Djaouad, le boutiquier était un agent révolutionnaire que Abdallâh

    connaissait à peine mais dont il avait fréquemment entendu parler.

    Celui-ci, avec un regard qui témoignait d’une clairvoyance peu

    commune, insista :

    - Que puis-je pour toi ? Abdallâh, nerveux, brusqua les choses et dit :

    - Je voudrais voir mon fils Hadj, … d’urgence ! La police me tyrannise à son sujet et j’ai peur.

    - D’accord ! Mais, d’avance, je ne te cacherai pas que c’est un peu risqué !

    - Ne t’en fais pas, rétorqua le cordonnier, je ne crains pas ces salauds !

  • Le rescapé du barrage barbelés

    22

    - Dans ces conditions, je te retrouverai demain matin, à onze heures précises, … au rond-point de la route qui mène aux

    cascades d’El-Ourit.

    - C’est entendu, convint Abdallâh, en hochant la tête, un peu détendu.

    Djaouad changea soudain de sujet de discussion. Un client venait

    d’entrer au magasin. Abdallâh s’en alla peu après.

    Le soir, tout semblait calme dans la maison du cordonnier. Les

    étoiles pétillaient dans un ciel clair et serein. Un air doux et frais

    remuait les cimes des arbres dans l’atmosphère paisible des prés

    environnants. Pourtant, Abdallâh n’était pas aussi tranquille. Ses

    idées étaient brouillées et se bousculaient dans sa tête. Il repensait

    sans cesse à la convocation qu’il avait reçue de la police et aux

    paroles du commissaire ; elles étaient apparemment d’un mauvais

    présage :

    - Il a dit qu’il allait me revoir ! pensa-t-il fiévreusement. Il veut me revoir encore ! Sans doute la « main rouge » …

    oui, cette maudite « main rouge » !

    En effet, à cette époque-là, sévissait dans le pays une sinistre

    organisation clandestine appelée « la main rouge ». On racontait

    qu’elle se manifestait surtout la nuit pour s’attaquer aux maisons

    des autochtones dont les enfants avaient rejoint le maquis ; elle

    assaillait en particulier leurs pères qu’elle arrachait de chez eux

    pour les liquider, après les avoir molestés méchamment. C’était le

    cas, notamment, de Bekhti, le boulanger de la route de l’abattoir,

    de Ghomari et de beaucoup d’autres encore. Abdallâh craignait de

    subir un sort pareil et de finir sous les coups de ces sombres

    assassins. Il ne ferma pas l’œil de toute la nuit.

    Le lendemain, comme prévu, il alla au rendez-vous. C’était le trois

    septembre 1956. Djaouad se présenta à l’heure fixée, venant de la

    route de Sidi Bel-Abbès. Ils montèrent tous deux dans une voiture

  • Le rescapé du barrage barbelés

    23 automobile qui les attendait, non loin de leur lieu de rencontre.

    Ils prirent la direction du Sud et s’arrêtèrent, quelques minutes plus

    tard, au pied de la montagne qui jouxte Sidi Abdallâh d’Al-Baâl.

    Les deux compères prirent soin, avant tout, de cacher leur véhicule

    dans un coin désert, hors de la vue des curieux, puis entreprirent de

    grimper l’escarpement. La marche se poursuivit, assez rude, au

    milieu des roches et de la végétation, jusqu’à ce qu’ils atteignirent

    un lieu très écarté. Une maison y était dressée entre les arbres, loin

    des regards indiscrets.

    - Attends-moi, ici ! je vais voir d’abord, dit Djaouad. Abdallâh attendit, content à l’idée de revoir son fils :

    - Un Moudjahid ! Oui, mon fils est un Moudjahid3 ! pensa-t-il, fier de son chérubin qui avait grandi.

    Cette idée - et le fait de se retrouver en ces lieux sauvages, loin des

    soldats et de la police - produisirent chez Abdallâh un sentiment

    incontestable de délivrance.

    Soudain, la voix de Djaouad s’éleva, impatiente :

    - Abdallâh ! Viens ! Il est là. Abdallâh s’avança. Il remarqua, au passage, que la maison occupait

    un grand espace. A l’un de ses côtés, des moellons de pierre

    disposés régulièrement les uns sur les autres dérobaient l’entrée de

    la cour aux yeux des importuns.

    L’intérieur de la maison comprenait cinq pièces…Hadj s’y

    reposait, allongé sur un lit et les yeux mis-clos. A la vue de son

    père, il se leva promptement et alla à sa rencontre. Il l’entoura de

    ses bras puissants et l’embrassa avec force et languissement, puis,

    courtoisement, le convia à s’asseoir. Abdallâh, le souffle revenu,

    s’empressa de dire :

    - Mon fils ! Je suis dans une sérieuse impasse ! Hier, la police m’a convoqué.

    3 Moudjahid : c’est le nom par lequel on désigne les combattants de

    la résistance.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    24 Je ne te cache pas que j’en ai bien peur !

    Le maquisard, une mitraillette à ses côtés, pressait de la main son

    menton pendant qu’il écoutait son père. Ses moustaches et son

    regard étincelant ajoutaient à l’autorité de son costume militaire et

    lui donnaient un air de confiance.

    - Que faut-il faire, père ? dit-il impassiblement. - Eh bien, … écris-moi une lettre que tu feras poster à Alger

    par l’intermédiaire de quelqu’un. Confirme ta présence

    dans la capitale en tant que touriste, pour couvrir ton

    activité au maquis et … au sein de la révolution.

    - Certainement, père ! Je ferai le nécessaire, assura Hadj. Leur entrevue fut malheureusement de très courte durée.

    A son retour d’El-Ourit, Abdallâh était quelque peu rasséréné.

    A la maison, Zoulikha, sa femme, le dévisagea longuement. Il lui

    sembla découvrir dans l’attitude de son époux un mélange de fierté

    et d’arrogance. Elle pensa que ce changement était, sans doute,

    consécutif à la visite qu’il venait d’effectuer au maquis.

    - As-tu vu notre fils ? dit-elle. - Oui ! répondit Abdallâh avec zèle. - Comment est-il ? - Un vrai lion ! - Je voudrais le voir, moi aussi. - Non, ce n’est pas possible pour toi ! Il faut marcher

    beaucoup pour arriver au refuge et, d’ailleurs, le maquis

    n’est pas fait pour les femmes !…même pas pour une

    entrevue.

    Une dizaine de jours, plus tard, le cordonnier recevait une lettre

    en provenance d’Alger. Sans même l’ouvrir, il la mit dans sa poche

    et se dirigea vers le commissariat de police. Cette fois-ci, il n’eut

    pas à attendre longtemps avant d’être introduit auprès du

    commissaire. Abdallâh, avec une certaine forfanterie, jeta le pli sur

    le bureau de l’officier :

  • Le rescapé du barrage barbelés

    25 - Voici une lettre de mon fils ! dit-il, en criant bien fort.

    Mon fils se trouve à Alger et vous dites qu’il est en

    montagne !

    - Vous vous trompez largement sur le compte de mon fils, monsieur le commissaire !

    Le policier gardait bien son calme. Il s’approcha du cordonnier, lui

    donna quelques tapes sur l’épaule et dit :

    - C’est comme ça que nous vous apprécions, monsieur Abdallâh ! Lorsque votre fils vous envoie des lettres, vous

    nous les montrez.

    L’inspecteur, qui se trouvait derrière le commissaire, examina la

    lettre attentivement. Il demanda, l’air narquois :

    - Cette lettre, a-t-elle été ouverte ? - Comment ? répartit Abdallâh, en fixant un regard de

    défiance sur son interlocuteur. Aussitôt que j’ai reçu la

    lettre, je vous l’ai rapportée. Je ne l’ai même pas ouverte.

    Le commissaire, plus fine mouche, intervint avec douceur :

    - En tout cas, nous vous sommes reconnaissants de ce geste. Il atteste de votre probité et de votre fidélité à la France !

    Abdallâh pensa intérieurement :

    - Mon œil ! Plus confiant, il poursuivit :

    - Je continuerai de vous ramener toutes les missives que je recevrai de mon fils, … pour vous montrer votre erreur sur

    son compte. Mon fils n’est pas un fellaga !

    Abdallâh s’aperçut, à cet instant, que l’inspecteur ouvrait la lettre à

    l’aide d’un crayon. C’est là seulement qu’il comprit que celle-ci

    avait été déjà interceptée et lue par la police.

    Il en demeura coi.

    - C’est tout, monsieur Abdallâh, reprit le commissaire. Le chef de la police, par sa manière et les propos qu’il lui tenait,

    voulait lui dire qu’ils étaient tenus au courant de tout et que rien de

    ce qui se passait ne leur échappait.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    26 Le cordonnier, pantois, sortit en lançant :

    - Au revoir, Monsieur le commissaire !

    Il descendait la rue en pente qui conduisait à la gare. Au moment

    où il tournait à gauche pour s’engager dans l’artère de son quartier,

    il eut une sorte de pressentiment qui le fit se retourner. Il fut saisi

    de surprise en remarquant que quelqu’un le suivait. Le limier

    n’était pas habillé à l’ordinaire ; il portait une djellaba noire sur

    l’étoffe de laquelle tranchaient des rayures blanches. Abdallâh fit

    mine de serrer les lacets de ses chaussures pour mieux l’observer et

    s’assurer qu’il le suivait. Évidemment, il ne s’était pas trompé.

    L’inconnu le pistait.

    L’esprit d’Abdallâh s’agita fortement. Il eut peur.

    Abdallâh

    Abdallâh à vingt ans.

    Abdallâh au seuil de sa

    boutique, en compagnie

    de Mohammed, son fis

    cadet.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    27

    Abdallâh, son épouse Zoulikha

    et leur fils Mustapha.

    Hadj en compagnie de

    sa mère et de ses

    frères,Abdelhamïd,

    Abdelhaq et

    Mustapha..

  • Le rescapé du barrage barbelés

    28

    Les cascades de l’Ourit

  • Le rescapé du barrage barbelés

    29

    Chapitre II

    Abdallâh se rendait compte que ses allées et venues étaient

    surveillées, de très prés, par des individus dont les habits en civil ne

    le trompaient guère. Il savait qu’ils étaient de la police locale. Ils

    étaient nombreux et se relayaient à espionner ses mouvements à la

    boutique, à la maison, partout où il allait ; ils voulaient connaître

    les entrées et les sorties de ses clients.

    Ayant découvert cette sinistre manœuvre, Abdallâh était de plus en

    plus inquiet.

    - Je ne suis plus en sécurité, se disait-il. La police a de sérieux soupçons à mon sujet. Que me veut-elle encore ?

    Elle croit peut-être que mon fils va revenir à la maison.

    Non ! Elle guette, plutôt, les visites d’éventuels messagers

    de mon fils… A moins qu’elle n’ait décidé de me classer,

    moi aussi, comme fellaga !

    Ces policiers ! Plus ils font mine d’être doux, plus ils sont

    traîtres ! Ils jouent à armes secrètes ! En tout cas,

    impossible de continuer à vouloir les duper maintenant.

    Même l’histoire de la lettre ne les a pas leurrés ! Grâce à

    leurs mouchards, ils sont certainement au fait de la

    véritable activité de mon fils !

    Abdallâh décida de faire plus attention. Ainsi, il dormait rarement

    chez lui. Il s’arrangeait toujours pour se rendre, la nuit tombée,

    chez Fatima, une de ses sœurs,. Mais là encore, il était suivi. Il

    s’employa, alors, à user de toutes les ruses pour égarer les limiers

    de la police. Tout cela le mettait à dure épreuve. Sa crainte

  • Le rescapé du barrage barbelés

    30

    augmentait de jour en jour et les séquelles de l’angoisse

    apparaissaient nettement sur son visage. Il maigrissait vite.

    Le cordonnier, se sachant découvert, se sentit acculé à la fuite et

    décida de quitter sa propre maison pour aller se cacher ailleurs. Il

    n’arrivait pas pourtant à comprendre le but invoqué par ses

    poursuivants.

    - Que voulaient ses pisteurs , au juste,? En le traquant, voulaient-ils le pousser à rejoindre le maquis, cependant

    que son âge ne le lui permettait même plus ?

    Abdallâh se voyait fait comme un rat débusqué. Il se sentait

    terriblement seul, face à des adversaires puissants et capables de

    suivre ses moindres faits et gestes.

    En tout cas, il n’était pas au bout de ses peines. Ses appréhensions

    n’allaient pas tarder à se concrétiser.

    Le quinze septembre 1956, au matin…

    Le facteur du quartier est venu sonner, de bonne heure, à la porte

    de sa boutique:

    - Une convocation pour vous, Monsieur Abdallâh ! dit-il. Abdallâh, nerveux, s’en empara vivement et la lut d’un trait :

    - Convocation du tribunal pour le jugement de mon fils, … par contumace!

    Il s’emporta :

    - Maintenant, c’est le tribunal qui s’en mêle ! s’écria-il, devant ses ouvriers. Après la traque policière, c’est la

    poursuite judiciaire, … puis la condamnation ! Et après ?

    Mon Dieu ! Quelles chicanes, quand on a des enfants !

    - Les enfants nous procurent, au contraire, la satisfaction de ne pas nous sentir seuls ! lança une voix, derrière lui, une

    voix bien familière.

    Abdallâh se retourna incontinent ; il avait reconnu le timbre de son

    ami Bouchenak :

  • Le rescapé du barrage barbelés

    31 - Ah ! C’est toi ? fit Abdallâh d’un ton heurté, un sourire

    factice figé sur les lèvres.

    - Oui. Je te disais, continua son heureux visiteur, que nos enfants sont notre raison de vivre ! Tu parlais, sans doute,

    de ton fils que la police recherche. Ce n’est certainement

    pas un hors-la-loi ! Bien au contraire ! Il a répondu à

    l’appel du devoir et ce haut fait de patriotisme a droit aux

    plus grands honneurs… particulièrement en ce temps

    d’impiété à outrance ! Des hommes, comme lui, nous font

    penser que l’âme existe encore…que Dieu existe toujours!

    - Que veux-tu que je fasse ? Je suis dans une mauvaise passe ! La police veut ma peau, mais je crains surtout la

    vindicte de la « main rouge » !

    Si Bouchenak était un employé des services de la municipalité. Il

    n’était pas plus haut de taille que son copain Abdallâh, mais il s’en

    distinguait par un tarbouch qu’il portait en permanence. Cette

    habitude était, pour lui, aussi nécessaire que le port d’un voile pour

    les femmes. Elle faisait partie de ces mœurs ancestrales qui font la

    manière d’être des gens, qui établissent leur profonde identité.

    Les deux hommes étaient liés par une forte amitié dont la

    chronique se perdait dans les prodromes de leur enfance. Ils étaient

    à peu prés du même âge et se comprenaient fort bien. D’ailleurs,

    combien de fois dans les moments difficiles, Abdallâh n’a-t-il

    trouvé refuge chez cet alter ego envers qui il avait des sentiments

    fraternels et à qui il se fiait pleinement ?

    - Ne t’en fais pas ! rassura Si Bouchenak, en ajustant son fez au-dessus de la tête. Pas plus tard qu’avant hier, au quartier

    de Quorran-es-Seghir, des éléments de cette bande de

    meurtriers ont voulu enlever un homme dont le fils vient de

    rejoindre le maquis. Mal leur en prit car la famille de la

    - victime s’est mise aussitôt à pousser des cris de détresse et tout le quartier fut en alerte.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    32

    Effrayés, les assaillants prirent la fuite. Pourtant, ils étaient bien

    armés !

    - Notre force est en Dieu ! s’écria Abdallâh, pour toute réponse.

    Si Bouchenak savait particulièrement trouver les mots qu’il fallait

    pour apaiser les craintes de son ami le cordonnier et ce dernier

    appréciait beaucoup sa bienveillance.

    Le jour du jugement fixé par le tribunal se rapprochait, en effet,

    très vite et Abdallâh vivait des moments difficiles :

    - Que pourrai-je avancer comme arguments au tribunal pour les convaincre ? se disait-il avec angoisse. Les juges, en

    tout cas, ne sont plus trompés par nos boniments ; ils ont

    leurs propres sources d’information ; et quelles sources !

    Cela ne l’empêcha pas, au demeurant, de préparer un plaidoyer

    qu’il jugea recevable pour sa défense :

    - Je leur dirai, conclura-t-il, que mon fils est à Alger et qu’ils en ont la preuve, voilà tout ! Je leur dirai que je suis un

    vieillard et qu’ils me torturent injustement : s’ils sont

    convaincus que mon fils est au maquis, qu’ils aillent

    singulièrement l’y chercher !

    Une expression de désespoir se dessinait sur son visage. Il ne savait

    que faire, sinon attendre…

    Et les journées se dépassèrent, douloureuses et insupportables.

    Vint, enfin, le jour fatidique… un jour du mois de janvier 1957.

    Dans un ciel céruléen, trempaient quelques nuages très hauts. La

    nature, après un cycle hiémal assez rude, commençait à reprendre

    sève et l’air s’adoucissait. Dans l'atmosphère, s’exhalait une odeur

    suave. Le quartier de l’abattoir, comme à l’accoutumée, pullulait de

    monde. On y entendait retentir les bruits de Boudghène, le

    forgeron, qui battait le fer sur l’enclume. Dans l’écurie du coin, un

  • Le rescapé du barrage barbelés

    33 âne lançait des braiments hauts et prolongés. Tout prêtait à

    croire qu’il s’agissait d’une journée magnifique.

    - Enfin le jour « J » ! dit Abdallâh, d’un air pensif. Debout, au seuil de la porte de sa maison, il se décidait à sortir. Il

    regarda sa montre : il était huit heures.

    Abdallâh, d’un pas décidé, se hâta vers le centre de la ville. Devant

    l’entrée du tribunal, attendait une foule importante.

    Abdou, un cousin d’Abdallâh, était déjà là :

    - Bonjour, cousin ! dit-il - Bonjour Abdou ! répondit le cordonnier, sur un ton de

    cordialité visiblement mêlée de méfiance.

    Il était persuadé que son parent ne faisait là qu’un acte de cuistre

    insidieux et que sa présence en ces lieux n’était que simulacre. En

    ces temps difficiles, manifester publiquement son soutien – fut-il

    moral uniquement - à la Révolution valait bien des égards et

    permettait de gagner du crédit auprès des gens.

    - C’est bien aujourd’hui le jugement de ton fils ? questionna Abdou.

    - Oui ! répondit Abdallâh, sur un ton toujours serré. Cette histoire est pénible.

    - Allons boire un café à la terrasse voisine ! Ce n’est pas encore l’heure ! proposa Abdou avec insistance.

    Il ne voulait certainement pas que ses supérieurs l’aperçoivent en

    compagnie du père d’un fellaga : c’était préjudiciable pour la

    promotion.

    Le café se situait à quelques dizaines de mètres seulement. Les

    deux cousins s’attablèrent :

    - Ah ! Cette sacrée guerre ! s’exclama Abdou, prenant un air détaché. Quoi qu’il en soit, n’aie aucune crainte ; dans cette

    révolution chacun de nos enfants joue son rôle.

    - Abdou, tu connais mon fils, n’est-ce pas ? rétorqua Abdallâh en redoublant de méfiance à l’égard de son

    parent. Tu sais bien que chaque fois qu’il a terminé son

  • Le rescapé du barrage barbelés

    34

    travail, il va jouer au football avec ses amis ou bien

    accompagner la formation musicale du quartier dans ses

    répétitions. De toute façon, il ne va nulle part ailleurs !

    - Je comprends ! soutint Abdou que l’excès de circonspection de son parent commençait à embarrasser.

    Ton fils est assez grand ! Au fait, quel âge a-t-il ?

    - Il a dépassé l’âge de l’adolescence ! Depuis longtemps déjà ! il a plus de vingt et un ans et je ne suis plus

    responsable de ses actes. C’est, du reste, ce que je dirai au

    juge.

    Abdou avala quelques gorgées du café que le garçon venait de

    servir. Son insistance à vouloir parler des combattants et de la

    révolution - alors qu’ils étaient assis face au tribunal et au moment

    même du jugement de son fils - indisposait sérieusement Abdallâh.

    Abdou, à ses yeux, n’était pas un mouchard mais c’était l’homme

    au double visage. Il était de ceux qui se refusaient àapporter leur

    aide à la révolution mais qui ne se privaient pas de flatter

    généreusement ceux qui y prenaient part. Il faut reconnaître que

    dans ce genre de situations, il y a toujours ceux qui perdent leurs

    biens et parfois leurs vies, et ceux qui profitent de l’opportunité -

    quant ils n’y perdent quelquefois que leurs âmes viles et infâmes.

    - La guerre, pensa-t-il, est une chose compliquée. C’est une loterie où les gagnants en réchappent, soit par l’effet du

    hasard soit par celui - abjecte - de la lâcheté !

    Une voix appela brusquement :

    - Abdallâh ! Abdallâh ! Le cordonnier se leva, aussitôt, pour se montrer. La voix renchérit :

    - Viens ! On t’appelle ! C’est à toi ! Abdallâh eut un sursaut qui n’échappa point aux yeux attentifs de

    son cousin :

    - N’aie pas peur, Abdallâh ! Ils ne sont pas plus forts que Dieu.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    35 Abdallâh ne répondit pas. Il était pris dans la tourmente des

    derniers évènements. Il s’avança dans la foule, la tête baissée et

    essayant de réfléchir à ce qu’il allait pouvoir dire au juge. Avant

    d’atteindre la grande porte du palais de justice, il passa prés d’une

    personne qu’il connaissait. C’était un homme grand et bien en

    muscles qui s’approcha de lui et lui murmura quelques mots à

    l’oreille :

    - Ton fils, lui dit-il, n’est pas seulement un homme, mais un lion ! C’est un modèle d’homme !

    Abdallâh ne répondit pas et continua son chemin en pensant que si

    le fils était un lion, le père devrait l’être aussi.

    Il était, malheureusement, vieux et affaibli. De plus, il n’était pas

    instruit.

    Tout à ses idées, il entrevit, juste à ce moment, la gigantesque

    mosaïque que l’on peut voir fixée à l’un des murs, derrière le

    tribunal ; cette vaste composition patchwork, aux couleurs bien

    vives, représente des indigènes montés à cheval, encerclant et

    abattant un animal monstrueux de leurs grandes lances. C’était là

    l’emblème de la Loi, cette loi dont il est lui-même aujourd'hui le

    souffre-douleur, faible et désarmé.

    - Mais alors ? s’insurgea-t-il intimement. Se peut-il que mon fils soit un monstre ? Ou bien, le suis-je moi-même ?

    Il demeurait persuadé que l’acte symbolisé par la fresque murale

    était œuvre de justice, … de bonne justice. Malheureusement,

    l’homme a toujours forgé ses concepts sur des philosophies

    maladroites et subjectives. Ses réminiscences instinctives ont été

    très souvent aux sources de ses erreurs.

    A l’entrée du tribunal, un gardien accrocha brutalement Abdallâh

    par le revers de sa veste. Il le conduisit droit à la grande salle

    d’audience où ils entrèrent par une vieille porte, toute ébréchée. Le

    prétoire était comble. Ils s’y frayèrent un passage parmi la foule et

    s’approchèrent de l’estrade magistrale.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    36

    Abdallâh prit place sur une chaise, face au juge. Celui-ci,

    dissimulant ses petites mirettes derrière de grosses lunettes, leva la

    tête avec l’air solennel des grands jours. Il observa longtemps le

    cordonnier, comme s’il avait voulu lire dans ses yeux :

    - Votre fils, vous accompagne-t-il ? lui demanda-t-il singulièrement.

    - Non ! répondit Abdallâh, vraisemblablement pris de court par la question.

    Il remuait fébrilement sur sa chaise.

    - Vous vous appelez Abdallâh, …fils de Bellahcène, n’est-ce pas ? ajouta le juge, imperturbable.

    - Oui ! fit Abdallâh, appuyant chacun de ses mots par un signe de la tête.

    Le magistrat compulsa quelques feuilles de papier qu’il avait sous

    les yeux, puis dit d’un air tranquille :

    - C’est à vous, et non à quelqu’un d’autre, qu’incombe la responsabilité de ramener votre fils. Vous êtes le père ;

    vous en êtes donc le responsable !

    - Mon fils, monsieur le juge, répliqua le cordonnier sur un ton irrité mais en prenant la mesure de son adversaire, …

    mon fils a dépassé l’âge des remontrances ! Il ne m’écoute

    plus ! Je ne suis, par conséquent, plus garant de ses actes !

    L’auditoire, intéressé par le déroulement de l’affaire, écoutait

    attentif et silencieux. Cependant, un léger murmure s’éleva lorsque

    le juge se pencha de côté pour échanger quelques propos en tête-à-

    tête avec le magistrat qui l’assistait. Un auditeur profita de la

    coupure pour se rapprocher de Abdallâh et lui dire à l’oreille :

    - Tu as raison ! Ton fils est parvenu à maturité. Il n’ont pas le droit de te juger à sa place!

    Abdallâh, craintif, n’osait pas même se retourner pour voir celui

    qui venait de lui témoigner sa sympathie.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    37 Quant à l’avocat Bouayed, remarquable seulement par la nudité

    de son crâne sur lequel trônaient quelques rares cheveux, il ne se

    risqua nullement à intervenir pour aider son client. D’ailleurs, ce

    n’était pas Abdallâh qui l’avait désigné pour sa défense, mais la

    cour elle-même.

    La foule se mettant viscéralement à élever la voix, le juge battit la

    table de son marteau de bois :

    - Silence dans la salle! Silence ! - Le juge vous dit : silence ! lança une voix rauque dans la

    foule.

    Le calme revenu, le juge reprit son inquisitoire :

    - Votre fils, a-t-il rejoint le maquis ? - Mon fils est à Alger ! répondit Abdallâh avec acharnement.

    J’ai reçu de lui une lettre que j’ai montrée, le jour même, à

    M. le commissaire de police, … d’ailleurs, sans même

    l’ouvrir !

    Les questions affluèrent, ainsi, sur le cordonnier. Elles étaient

    toutes aussi satyres et ambiguës l’une que l’autre. Néanmoins,

    Abdallâh demeura accroché à ses allégations pendant tout

    l’interrogatoire qui n’avait cessé de durer, ce matin-là.

    Quelquefois, l’accusé donnait des réponses évasives dans le but

    d’échapper provisoirement à la contrainte de l’épreuve.

    Il souffrira, ainsi, pendant plusieurs heures, essayant de déjouer de

    son mieux les questions astreignantes et caustiques des magistrats.

    Aussi, n’ayant pu extirper de leur martyr les confessions

    nécessaires à leur enquête, ces derniers décidèrent-ils de mettre fin

    à son supplice.

    Ils quittèrent la salle d’audience par une porte basse pour aller dans

    une pièce attenante où ils allaient délibérer.

    Dans la foule, quelques langues se délièrent :

    - Qu’attendez-vous, cria l’une d’elles, pour condamner ce hors-la-loi ?

  • Le rescapé du barrage barbelés

    38

    - Ils ont peur ! chuchota une autre, derrière le cordonnier. Maître Bouayed, un sourire crétin sur les lèvres, s’approcha de lui

    et tapota sur son épaule :

    - Ce n’était pas mal ! lui dit-il. Tu t’es bien défendu. Ils ne condamneront que ton fils.

    - Ah bon ? s’écria Abdallâh, retourné par cette conclusion qu’il trouva démoniaque. Pourquoi ne me condamneraient-

    ils pas, moi aussi ? Ne suis-je pas leur otage ?

    - C’est la loi ; elle est ainsi faite ! renchérit l’avocat. Ceci-dit, tu as risqué, quand même, une amende !

    - Peut-être même la potence ! s’écria le cordonnier, qui était au bout de l’indignation.

    Les magistrats réapparurent. Les clameurs du public se turent un

    instant puis reprirent de plus belle.

    - Silence ! Silence ! … La Cour ! Le silence régna à nouveau et le juge, s’astiquant la gorge de

    manière pontifiante, se mit à lire le verdict :

    - Le tribunal permanent des Forces Armées de la zone Ouest Oranaise a délibéré et rendu le jugement suivant :

    aujourd’hui, onze janvier mil neuf cent cinquante-sept, le

    tribunal permanent des F. A. de la zone Ouest Oranaise, ouï

    le commissaire du Gouvernement dans ses réquisitions et

    conclusions, a déclaré : le civil français Bali Bellahsène,

    absent et contumax, fils de Abdallâh et de Allal Zoulikha,

    né le dix-sept septembre mil neuf cent trente six à Tlemcen,

    domicilié route de l’abattoir à Tlemcen, coupable

    d’association de malfaiteurs.

    En conséquence ledit Tribunal l’a condamné à la peine de

    dix ans de travaux forcés, à une amende de cent mille

    francs et à la mise sous séquestre de tous ses biens, … par

  • Le rescapé du barrage barbelés

    39 application des articles 19, 265, 266, du Code Pénal, 120

    du Code de Justice Militaire4.

    Les voix cabrées de l’assistance montèrent, étouffant peu à peu

    celle du juge. Tout le monde se leva.

    Dans le pas, certains inquisiteurs malveillants voulaient découvrir

    le condamné qu’ils identifiaient à Abdallâh ; mais quel ne fut leur

    désappointement lorsqu’ils virent ce dernier se faufiler parmi la

    foule pour sortir !

    Dehors, l’air était plus respirable. Absorbé par ses pensées,

    Abdallâh mâchonnait ses injures. Il n’était pas inquiet pour son

    fils ; celui-ci se cachait bien. Lui, par contre, n’était pas à l’abri du

    danger ! Il continua ainsi de marmotter profondément son

    courroux :

    - Quelles charognes ! La police…Le tribunal…Que vont-ils imaginer encore ? La potence, sans doute ?

    Le cordonnier ne ménagea pas sa critique de la justice. Il disait

    qu’elle était préconçue et très partiale, et qu’elle était faite pour

    arranger les riches ; les pauvres, eux, en sortaient toujours battus. Il

    était convaincu que les juges s’en tenaient beaucoup plus à la

    forme des affaires sur lesquelles ils statuaient qu’à leur fond :

    - Ces hommes, disait-il, ne s’intéressent pas tant à juger de

    l’innocence des justiciables qu’à répondre au zèle des avocats et à

    celui des autorités !

    4 Bali Bellahsène Hadj sera condamné plus tard

  • Le rescapé du barrage barbelés

    40

    Hadj Bali au maquis, en 1956.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    41

    Copies des jugements prononcés par

    l’autorité coloniale contre Hadj Bali

  • Le rescapé du barrage barbelés

    42

    Chapitre III

    1956 – 1957 : une année charnière de ce que l’on se refusait encore

    à appeler la « guerre d’Algérie », où sont guillotinés notoirement

    les premiers condamnés du FLN, … où est lancé officieusement

    l’emploi systématique de la torture.

    Dés le 12 mars 1956, en effet, la loi sur les « pouvoirs spéciaux »,

    votée par le gouvernement français, signe un blanc-seing au

    pouvoir exécutif aux fins de « rétablir l’ordre » en Algérie et étend

    considérablement les pouvoirs de la justice militaire. Le texte

    officiel est cosigné par François Mitterrand, garde des sceaux

    auprès du Président Guy Mollet, président du Conseil socialiste du

    gouvernement du Front républicain. Les décrets le seront aussi : le

    ministre de la justice - qui connaît pourtant les outrances de

    l’armée - vient de confier aux militaires l’exercice de la justice

    pénale.

    Le 7 janvier 1957, Robert Lacoste, le ministre résidant en Algérie,

    concède tous les pouvoirs de police au général Massu, alors

    commandant de la 10ème division parachutiste qui revenait de Suez.

    Celui-ci fait appel au général Paul Aussaresses qui met en place

    son tristement célèbre « escadron de la mort ».

    Un autre façonnier de cette hostilité épouvantable et stupide, le

    capitaine Léger crée, sous les auspices du colonel Godard, son

    réseau de « bleus de chauffe », composé de « retournés » qui

    s’infiltrent dans les rangs de la résistance algérienne pour tenter de

    la casser.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    43

    Le colonel Trinquier met en place son « dispositif de protection

    urbaine » (l’inquiétant DPU) qui contrôle étroitement la population

    musulmane.

    En conséquence, la pratique de la torture s’intensifie et sera

    développée dans de véritables « usines » par des détachements

    spécialisés : les DOP.

    Au moment même où le tribunal français instruisait, à grands

    débours de faconde et de déclarations, le procès d’Oradour-sur-

    Glane, la « Gestapo française » se distinguait par l’usage des

    mêmes formules contre les Algériens, sans aucune réserve.

    De leur côté, les parachutistes, ces troupes spécialisées qui

    représentaient « l’élite » de l’Algérie française, se sont

    particulièrement illustrés dans cette lutte contre une population

    sans défense. Ils rassemblaient dans leurs classes l’insultante plèbe,

    la bourbe coloniale et tous les ivoirins en mal de belligérance.

    Réduits au rôle de policiers politiques, les adeptes de cette cohue

    de condottieri traduisent leur chauvinisme raciste de « l'indigène »

    en se livrant à des arrestations en masse, à des supplices infernaux,

    à des exécutions sommaires qui ne manqueront pas de susciter de

    vives critiques, même dans l’opinion de certains français.

    Ainsi, nombre de responsables politiques, tels P. Mendès France,

    Alain Savary et autres - encore que favorables à l’Algérie française

    mais sincèrement choqués par « le traitement réservé aux individus

    appréhendés par les diverses autorités investies des pouvoirs de

    police » - n’hésitent pas à claquer la porte de leur gouvernement.

    Le 24 mars 1957, Paul Teigten, secrétaire général de la préfecture

    d’Alger, présente à son tour sa démission : il déclare « avoir

    reconnu sur certains assignés à résidence les traces profondes des

  • Le rescapé du barrage barbelés

    44 sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans, il subissait

    personnellement dans les caves de la Gestapo à Nancy »…5

    Le 16 avril de la même année, Jean Reliquet, procureur général

    d’Alger écrit à son ministre : « j’ai l’honneur de vous faire

    parvenir ci-joint copies des déclarations faites par les nommés (…)

    détenus à la prison civile d’Alger sous l’inculpation d’atteinte à la

    sûreté extérieure de l’Etat, (…) qui se plaignent d’avoir été

    victimes de sévices graves de la part de certains militaires des

    troupes parachutistes. (…) Des renseignements officieux qui me

    sont parvenus, il résulte que les sévices infligés par certains

    militaires aux personnes appréhendées – sans distinction de race

    ni de sexe – auraient été relativement fréquents. Ils sont toujours

    sensiblement les mêmes : application de courant électrique,

    supplice de l’eau et, parfois, pendaison par les mains »6.

    L’armée française, maintes fois célébrée dans les discours du

    général de Gaulle, est vue d’un tout autre œil même par certains

    soldats français qui osent dire ou écrire ce qu’ils en pensent.

    A l’état-major de la 27ème DIA à Tizi-Ouzou, un commandant

    avancera : « on devrait trouver une autre formule pour la corvée

    de bois, au lieu de : A été abattu en essayant de s’enfuir, car ça va

    finir par sembler suspect en haut-lieu ». Un autre soldat (le caporal R. du 2ème BEP) écrira : « S’il existe un

    jour un nouveau tribunal de Nuremberg, nous serons tous

    condamnés : des Oradour, nous en faisons tous les jours ».7

    Les confessions de ces fonctionnaires et militaires français

    n’auront, du reste, aucun écho près de leurs gouvernements qui

    5 P. Eveno & J. Planchais ( La guerre d’Algérie, Laphomic, Alger, 1990 ).

    6 Cité dans le mémoire de DEA de Sandrine Reliquet, IEP 1989.

    7 H. Keramane (La pacification, LA CITE, 1960).

  • Le rescapé du barrage barbelés

    45 savent tout. Les généraux, méprisants, se contenteront d’en

    prendre acte poliment mais ne s’en encombreront guère dans la

    poursuite de leurs forfaits8. Quant aux civils, ils préfèreront se

    placer des points auprès de leurs supérieurs et de ce fait préserver

    leur avenir politique9.

    Dans ce contexte monstrueux de « l’accentuation de l’effort

    policier » provoquée par l’establishment militaire français et les

    « partisans à tout prix » de l’Algérie française qui semblait perdre

    de vue – sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate – les

    valeurs morales qui ont fait jusque-là la grandeur de la civilisation

    française, une autre guerre se profilait derrière la guerre : plus

    immonde, plus mortelle ; celle que livraient les membres de la

    sinistre « Main rouge » contre la population musulmane civile.

    D’une xénophobie violente, cette société secrète était

    essentiellement dirigée contre les militants du FLN et leurs familles

    ou partisans, partout où cela lui semblait nécessaire.

    Pour l’Histoire, il sera de bonne justice de rappeler que celui qui

    inventa le mythe de cette organisation génocidaire - qui ne l’enviait

    d’ailleurs en rien au notoire Ku Klux Klan sud-africain - est Paul

    Grossin, un général né en Algérie en 1901 et chef du SDECE en

    1957. Il se souvint d’un petit groupe de français de Tunis qui s’était

    révélée sous le substantif accusateur de « main rouge » au début

    des années 50 et s’en inspira pour monter toute l’organisation.

    La « main rouge » servira singulièrement à dissimuler l’action

    homicide des services spéciaux français, placés sous la direction de

    Constantin Melnik et sous la responsabilité directe de Michel

    Debré, Premier ministre de l’époque. Depuis lors, il n’est pas

    surprenant qu’elle regroupe en son sein des commandos légers et

    8 J. Reliquet assure qu’entre janvier 1957 et mai 1958, 1509 condamnations à

    mort ont été prononcées à Alger. 9 Franz-Olivier Giesbert ( François Mitterrand. Une vie, Le Seuil, 1996 ).

  • Le rescapé du barrage barbelés

    46

    manœuvriers recrutés dans les « sources » les plus diverses,

    mais unis par leur délire aveugle à perpétuer une guerre

    développant chaque jour - et avec plus de douleur - ses

    conséquences absurdes. Elle puise dans les milieux pieds-noirs et

    enrôle des territoriaux, des légionnaires, des parachutistes à l’esprit

    pervers et cruel, qui vont chercher la raison de leurs crimes en

    prétendant « venger » la « déroute » de leur « noble cause » par des

    moyens infects et vandales.

    Tout le monde sait notamment de quelles abominations, de quelles

    épouvantes et de quelles démences s’accompagnaient les actions de

    ces faiseurs de mal, habillés de noir, la tête enfoncée dans des

    cagoules noires et chaussés de hautes bottes tout aussi noires que

    leurs abjections. Leurs opérations qui s’effectuaient toujours de

    nuit, engagèrent le pays dans un cycle infernal de terrorisme et de

    représailles dans lequel il était bien difficile de retrouver les échos

    de cette France héroïque, « patronne et témoin de la liberté dans le

    monde ».

    Pour saisir toute l’horreur de la répression qui s’abattit sur la

    population musulmane - désarmée, traquée, humiliée, assassinée -

    il faut revenir à cette longue liste de martyrs retrouvés les

    lendemains de leur kidnapping dans des champs voisins, le corps

    criblé de balles et atrocement mutilé ou bien encore pendus haut et

    court. Les détails les plus nombreux ont été donnés par les rares

    témoins rescapés de cet enfer, sur les sauvageries commises à

    l’encontre des pauvres victimes et qui répugneraient même à

    l’esprit le plus immoral et le plus démoniaque.

    Cela n’empêchera pas toutefois certains voyeurs malintentionnés

    de ne voir dans cette vésanie qu’un « règlement de comptes » entre

    policiers et algériens, … des policiers qui ne se déterminaient

    pourtant que par la couleur de la peau ( ?), la qualité des habits ou

    tout simplement le quartier habité.

  • Le rescapé du barrage barbelés

    47 Ainsi, la guerre continua dans un pays où toutes les libertés

    étaient supprimées. Chacun pouvait y être à tout moment suspecté,

    arrêté, passé « à tabac », … où encore mourir « mystérieusement ».

    Et Tlemcen ne fut pas l’exception.

    De nombreuses familles - qui ont pour noms Bekhti, Ghomari,