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Dachez - Rite Écossais Rectifié

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Masoneria Rito Escoces Rectificado

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QUESAIS-JE?

Leriteécossaisrectifié

ROGERDACHEZ

JEAN-MARCPETILLOT

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Généralitéssurlesritesmaçonniques

ans l’univers symbolique de la franc-maçonnerie, il est desmots qui échappentparfoisàlasémantiquecommuneetrevêtent,auseindeslogesoudanslediscoursmaçonnique,dessensnouveauxouadoptentuneflexionparticulièrequienmodifieouenpréciselesenshabituel.

Ainsi dumot rite. Si l’on réfère aux dictionnaires usuels, on trouve en effet dessignifications qui paraissent a priori assez bien adaptées à l’usage maçonnique.L’immense source que constitue leTrésor de la langue française (tlf) [1] détailleprécisémentlesacceptionscourantesdumot:

rite,subst.masc.

A.–1.relig.Ensembledeprescriptionsquirèglentlacélébrationduculteenusagedans une communauté religieuse. Synon. cérémonial. Rite ancien, antique, sacré,traditionnel;riteambrosien,dominicain,latin,mozarabe,romain;ritealexandrin,arménien, byzantin, grec,maronite, syrien. La fonction culturelle est le fait d’uneÉglisequi,parlamédiationdurite,rendlemystèredusalutconcrètementefficace(Philos.,Relig.,p.38-8).

liturg. cath., vieilli.. Degré de solennité d’une fête religieuse. [Les saints] sontpresque tous classés, àmesure qu’on les introduit dans la chapelle du calendrier,sousledegrédudouble,ilsrefoulentlessaintsantérieursdontquelques-unsfurentpourtant d’une autre taille qu’eux et qui n’ont été inscrits, dans les époquesreculées, que sous le rite demi-double ou simple (huysmans,Oblat, t. 2, 1903, p.179).

2.P. anal. [À propos d’une société secrète] Rite écossais, maçonnique. Chez lui[AlexandredeCagliostro],deréellesconnaissancesésotériques–n’a-t-ilpasfondéunritemaçonniqueparticulier,leriteégyptien?(caron,hutin,Alchimistes,1959,p.50).V.logeex.6.

3.P. méton., surtout au plur. Geste, célébration prescrit(e) par la liturgie d’unereligion. Synon. rituel. Rite(s) du cérémonial, du culte, de la sépulture. Les Juifslisaientpourainsidireàchaquepagedeleurslivressacrésetdanschacundeleursritslaprophétieclaireetcertainedecettemêmerénovationdel’univers(P.leroux,Humanité,1840,p.740).Pourqu’ilnelefûtpas[prêtre],ilauraitfalluquel’évêque

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eût omis un des rites essentiels de l’ordination (billy, Introïbo, 1939, p. 237). V.cérémonialex.3,funèbreex.1.

–P. ext. Les vieilles sociétés avaient leurs livres sacrés, leurs épopées, leurs ritsnationaux, leurs traditions, qui étaient comme le dépôt de l’éducation et de laculturenationale(renan,Avenirsc.,1890,p.335).

B. – ethnol., sociol., surtout au plur. Pratiques réglées de caractère sacré ousymbolique.Ritesd’initiation;ritesnuptiaux.Touslesritesquiobéissentàuncycle(cosmique ou biologique) s’enchaînent ou se répondent en référence à un ordrenaturel(Religions1984).

Ritedepassage*.[…]

Chacunsaitdoncquelesfrancs-maçonsrecourentàdessymbolesetàdesrites.Ouplus exactement à des rituels, c’est-à-dire à des formulaires, des protocoles enquelquesorte,quiassocientplusieursritesélémentaires,encadrentetprésententdessymboles, à l’occasion insèrent dans une dramaturgie initiatique des légendes oudesmythes: leritedevientalors,selonunschémaarchétypal largementétabliparl’anthropologiereligieuse,unemiseenœuvre,uneréactualisationdumythe.

Ilestcependantuneautrevaleurdumotrite,encorevivantedansl’universreligieuxet elle aussi clairement attestéepar les lexiquesusuels : elle renvoie à la formuleparticulière des rituels, l’ordonnancement des gestes symboliques propres à uneliturgie parmi d’autres. Dans l’Église chrétienne, on distingue ainsi le Rite latin(éventuellement«pontifical»)duRiteorientalparexemple.Onmesureaussitôtquecesdistinctionsneconcernentpasuniquementlatechniquerituelleelle-mêmemaisqu’elles sous-tendent aussi des clivages institutionnels et même des présupposésdoctrinaux.

Lafranc-maçonneriea-t-elletransposésansnuancelesdiversesacceptionsdumotrite ?Onpeut, pour s’enassurer, consulter l’excellent articlequi lui est consacrédansleDictionnairedelafranc-maçonnerie(dir.D.Ligou).Onseborneraiciàleciterlargement [2]:

rite(dulatinRitus,formeancienne:rit).L’étudedelafamilleétymologiquedecemotconduitauxnotionsd’arrangement,desuccession,denombre(grec:arithmos,nombre)puisd’ordre(sanscrit:Rtam,ordre,correctionreligieuse).

Leriteestdoncl’ordreprescritdescérémoniesquisepratiquentdansunereligion(Littré), l’ensemble des cérémonies du culte en usage dans une communautéreligieuse(Robert).

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C’estdanscesensquelaFranc-Maçonnerieaempruntécetermelorsqu’elleparledeRiteÉcossaisRectifié,deRiteFrançais,deRiteÉcossaisAncienetAccepté.Syn.Régime,Système.

Il est à noter que cet emprunt est tardif. Tant que les usages généraux de laMaçonnerien’ontpasprésentédedivergencesnotables,onn’apasparléderitesenFranc-Maçonnerie.Lapremièredecesdivergences,etsansdoutecellequiaeuleplusdeconséquences,aétél’apparitiond’unenouvelleGrandeLogeenAngleterreen1751.CettenouvelleGrandeLogeaccusaitsonaînéede1717dedéviations:elleappelait lesmembres de sa rivale lesModerns, et les siens lesAncients, d’où lesdésignationsdeRiteModerneetdeRiteAncien, lepremierdeces termesn’ayantqu’uneportéepolémiquequiapparaîtbienparl’étudedel’ouvragefondamentaldeKnoop,JonesetHamer,TheEarlyMasonicCatechisms(Manchester,1963).

Bienquecetteopinionpuisseparaîtreparadoxale,ondoitpenserquel’expressionRitÉcossaisa,enFrance,uneorigineméridionale.Letermen’apparaîtpasdanslesPatentesaccordées« le17e jourdu6emois5774» (1774)par la logeSaint-Jeand’Écosseàl’OrientdeMarseilleàlalogeSaint-Jeand’Écosseàl’Orientd’Avignonquipritalors,commesonaînée,letitredeMèreLogeÉcossaise.Iln’apparaîtpasnonplusdans lesRèglements générauxde laMaçonnerie que cetteMèreLoge sedonnapourlestroispremiersgrades,deuxmoisplustard.MaisonrelèvedanslesRèglementsdesChapitresÉcossaisadoptésle26ejourdu8emois5774:

«Art.1er –Tous lesMaçonsduRitÉcossais aurontdans chaqueÉtatunpointderéunion;etceserauneassembléegénéralequiauraletitrede:SouverainChapitreMétropolitain»(documents,Bibliothèquemunicipaled’Avignon).

Cetteconstatationrenforcel’idée,fortvraisemblable,quel’expressionRitÉcossaistire son origine de nom du grade d’Écossais, grade rouge supérieur à lamaçonnerie bleue [3]. Il se serait ensuite appliqué par contamination à cettedernière [4].

Dès1778onvoitapparaîtreenFrance,àLyon,leRégimeÉcossaisRectifié.Lemotrégime a été choisi par les fondateurs parce qu’en fait il s’agissait d’un systèmemaçonnique dirigé et gouverné par les grades les plus élevés. On ditmaintenantplus couramment, quoique incorrectement, Rite Écossais Rectifié. Le RégimeÉcossais Rectifié puisait ses origines en Allemagne dans la Stricte ObservanceTemplière,d’où sont issusaussi leSystèmedeZinnendorf [5]et celuipratiquéenSuède.

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Onparle ensuite deRite Français, défini par leGrandOrient deFrance en 1786,puis de Rite Écossais Ancien et Accepté, de Rite de Misraïm, de Rite deMemphis [6].

C’estsurtoutàpartirdudébutduxixesièclequecetermeserépandit.[…]

LeRite,enfranc-maçonnerie,désigneparconséquenttoutàlafoisuncertainesprit,uncertainvocabulairemisenœuvredansl’exécutionrituelle,maisaussil’échelleetlanaturespécifiquedesgradesquicomposentunsystèmemaçonniquedonné.Ilnefautjamaisperdredevuecettedualitédesens.

Nantisdecesprécisionslexicographiques,quifixentaussiunprogrammed’étude,nouspouvonsàprésentnouspencher sur l’histoireet lesparticularitésde l’undecesRites…

Notes

[1]Accessiblesouslaformedutlfi(Informatisé)sur:http://atilf.atilf.fr[2]Édition revue, corrigée et augmentée parC.Porset etD.Morillon,Paris, puf,2006,p.1027-1028.[3] C’est-à-dire celle des trois premiers grades d’apprenti, de compagnon et demaître.[4] Il faut donc entendre qu’il a fini par exister unemaçonnerie « bleue » dite «écossaise»parcequ’elleconduisait,dansleslogesquilapratiquaient,àdesgradessupérieursd’Écossais.Cf.chap.I.[5] Maçon d’origine prussienne, d’abord passé par la Stricte Observance, quirépanditensuitesonpropreRiteencontribuantàfonder,audébutdesannées1770,laGrandLogenationaledesfrancs-maçonsallemands.[6]CesdeuxderniersétantdesRitesdits«Égyptiens».

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Premierpartie-Aspectshistoriques

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ChapitreI

Lafranc-maçonnerie«écossaise»auxviiiesiècle [1]

I. « L’Écossisme » : une impossibledéfinitionn a souvent souligné à quel point les termes« écossais » et « écossisme» sont

ambiguslorsqu’onlesenvisagedansleurspremièresacceptions,soitdèslafindesannées1730,aumoinspourlepremierd’entreeux.Ilnenousappartientpasicidenouspencher ànouveau, aprèsbiend’autres, sur les raisonspossiblesd’une telledénominationconféréeauxplusanciens«hautsgrades»de la franc-maçonnerie,maisnousdevonsrappeleràquelpointlemotestpolysémiquetoutaulongduxviiiesiècle,etcombienilseraitrisqué,ens’yréférant,deprétendreétablirdesfiliationslégitimesetsûres,etdévoilerdesorigineshistoriquesavéréesaux«Ritesécossais»,apparuscinquanteansplustard.

Les plus anciens grades « postérieurs » – sinon supérieurs – au grade deMaîtrefurentpresqued’embléequalifiésde«gradesécossais».C’estlecasenAngleterre,dès les années1730,où apparaissentd’énigmatiquesScotsMasters dont la natureexacten’estpasencoredéterminée,maisquipourraientbienêtrelesancêtresdes«Maîtresécossais»quisemultiplierontsurlecontinentquelquesannéesplustard.

En réalité, cette dénomination porte en elle, dès son origine, une redoutableambiguïté.

La première concerne le lien avec l’Écosse. Lien mythique, symbolique àl’évidence,etlalégendequivoyaitenÉcossedeshautsgradesconstituésdèslexviie siècle a fait long feu depuis longtemps, même si, parfois encore, ici où là, deregrettables fables non dépourvues d’arrière-pensées sont encore colportées sansaucunfondementdocumentaire,celavasansdire.

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Lasecondeambiguïtéestenfaitliéeàlapremière:sil’onachoisilaréférenceàl’Écosse, c’est sans doute pour donner à ces nouveaux grades une dignitéparticulière,évoquantlessourcesécossaises,légendairesetenpartiehistoriques,dela traditionmaçonnique tout entière. Or nous touchons ici à un ressort essentiel,noussemble-t-il,decetteprodigieuseaventuredeshautsgrades.

II.LepremierdeshautsgradesOn a depuis longtemps établi de façon assez convaincante que les hauts gradeseurent un prototype – le premier d’entre eux, à vrai dire –, à savoir le grade deMaître.L’histoiredesagenèsedemeureencorenimbéedemystère [2],maisl’onensait aujourd’hui suffisamment pour postuler avec une certaine vraisemblance quel’institutiondece«nouveau»gradefutinspiréeparlavolontédecréerune«plushaute»maçonnerie,unesorted’aristocratieduMétier(enanglais,lamaçonneriesenomme«TheCraft»).Cetteintention,fondatricedeshautsgrades,méritequel’ons’yarrêteuninstant,carelleéclaired’unjoursingulierledéveloppementultérieurdesgrades«écossais».

Lacristallisationfinaledel’institutionmaçonniquesoussaformeobédientielles’estaccomplie en Angleterre, chacun le sait, dans les années 1717-1720. Or, la «Première Grande Loge » a été créée sans que les protagonistes de la fameuseréunion du 21 juin 1717, à L’Oie et le Gril, en aient eu le moins du mondeconscience;decela,onpeutêtrecertain.

III. Naissance de l’aristocratiemaçonniqueUn fait encore imparfaitement élucidé s’est produit en l’espace de deux ou troisannées:àl’assembléedepetitsboutiquiers,depetitsartisans,degensmodestesqueréunissaitessentiellementuneintentioncorporativedesoutienmutueletd’assistancefraternelle, s’est substituéeunestructureauxviséeshégémoniques,bientôtdirigéeparlespersonnageslesplusimportantsetlesplusenvuedanslepays.ÀAnthonySayeren1717,grandmaîtresipeufortunéqu’ildemanderadesannéesplustardunsecoursfinancieràlaGrandeLogepoursubveniràsesbesoins,succédaen1721ungrand maître dénommé Lord Montagu, sans doute l’homme le plus riche duRoyaume-Uni!Cettedernièreexpressiondoitprécisémentêtresoulignéecardepuis1707,envertudel’Acted’Union,l’Écosseetl’Angleterre,traditionnellesennemies

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quetoutséparait–lalangue,ladynastie,lareligion–neformaientplusqu’unseuletmêmeroyaume,officiellementunisousuneseuleetmêmecouronne.

Onsaitpeudechosedespratiquesetusagesdeslogesmaçonniquesanglaisesdansla période précédant la formation de la Grande Loge de Londres – et préludantsurtout à la rédaction de cet instrument politique de normalisation de la jeunemaçonneriequefurentlesConstitutionsde1723–,maisildemeurecertainqu’entre1719et1723,deschoixmajeursontétéfaitsenmatièred’organisationetsurtoutderituel.Unhommese trouveaucentredece travail : leRévérendJamesAnderson.Or, faut-il rappeler que ce pasteur, dirigeant à Londres une congrégation depresbytériensdissidents,étaitdesoucheécossaiseetquesonpère,RobertAnderson,avaitétémembrebiendesannéesplustôtdel’antiqueloged’Aberdeen?Ensomme,c’estunfilsdevieilleÉcossequiavaitétéchargédedessiner lescontoursdela«nouvelle»maçonnerieanglaise:toutunsymbole,onenconviendra.

IV.UnemaçonnerietrèspeuécossaiseUne clé aussi, peut-être : pourquoi la qualification « d’écossais » aurait-elle jouid’une faveur particulière chez les ennemis anglais ? Les fils d’Albion avaientaccoutumé,depuisdessiècles,demépriseràlafoisleursfarouchesvoisins,au-delàde laNorthernBorder, et les « pursCeltes » de la pauvre etmalheureuse Irlande.D’où aurait bien pu venir cette valeur laudative soudainement attribuée à unemythique origine écossaise ?À force de détacher l’histoire de lamaçonnerie del’histoiregénérale,commeonl’atropsouventfaitaunomd’une«spécificité»queriennefonde,onaparfoisoubliédesévidencesmajeures.

L’histoire nous montre, du reste, que loin de détenir le leadership dans laconstructiond’unnouveaumondemaçonnique,l’Écossefutplutôtsuiviste–degréou de force –, tirant les conséquences enmaçonnerie de sa sujétion dans l’ordrepolitique : lorsqu’une Grande Loge d’Écosse est fondée en 1736, c’est par pureimitation du modèle anglais. Le mot « écossais » avait échappé à l’Écosse pourdevenir,enquelquesorte,uneépithètemaçonniqueforgéeenAngleterreenvuededésignerunemaçonneried’élite.Bientôt,lemêmemotallaitfranchirlaMancheetconnaître en France un destin sans égal. On ne s’en étonnera guère, ce fut unÉcossais,làencore,quifitlelien.EtquelÉcossais!Presqueunmytheàluitoutseul:AndréMicheldeRamsay(1686-1743).

Ramsay fut une sorte demétéore de l’histoiremaçonnique : reçu franc-maçon àLondres dans la logeHorn – celle qui initiera aussiMontesquieu–, il abandonna

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touteactivitémaçonniqueen1737surordredesonprotecteur,lecardinaldeFleury.Entre-temps,ilavaitproduituntextevéritablementfondateur: lefameuxDiscoursqui,jusqu’àlafindusiècle,futcentfoisreproduitetmillefoisprononcédanslesloges comme l’expression même du programme intellectuel de la maçonneriefrançaise.

OnasouventanalysélecontenuduDiscours,etnotreproposn’estpasd’yrevenirici.Soulignonssimplementqu’ilconfèreàlamaçonnerieunillustrepasséécossais(« Jacques, Lord Steward d’Écosse fut Grand Maître d’une Loge établie àKilwinning,dansl’Ouestdel’Écosse,enl’an1286»)etqu’illuiassigneunprojetàlafoishumaniste(«recherchertoutcequipeutcontribueràl’ordre,àlapaixetàl’unionde lasociété»)etculturel («onréunira les lumièresde toutes lesnationsdans un seul ouvrage qui sera comme un magasin général et une bibliothèqueuniverselledecequ’ilyadebeau,degrand,delumineux,desolideetd’utiledanstouteslessciencesnaturellesetdanstouslesartsnobles»).

V. Irruption de la maçonneriechevaleresqueAbordant lafondation légendairede l’OrdreenTerresainte, lorsdesCroisades–onesticitrèsloindesbâtisseursdecathédralesoudesRose-Croix–,ilestsurtoutlepremieràévoquerlesglorieuxancêtresdelamaçonnerie,affirmantque«pendantquelesunsmaniaientlatruelleetlecompas,lesautreslesdéfendaientavecl’épéeetlebouclier».Surceseulfondement,apparemment,onalongtempsfaitdeRamsayle créateur des hauts grades. Cette fable ne repose évidemment sur aucun faittangible, et toute la documentation infirme une thèse aussi simpliste. On ne peuttoutefoisnégligerlefaitquelapremièreoccurrenceattestéed’unelégendejoignant«latruelleetl’épée»–thèmeempruntéàlaBible [3]etquidevaitformerlatrameessentielledugradede«Chevalierdel’Orientoudel’Épée»,quelquesannéesplustard–setrouveprécisémentdanslerécitdufameuxÉcossais.

Enfallait-ilbeaucouppluspourqueleshautsgrades,dontceluide«Chevalierdel’Orient » constituera le nec plus ultra pendant une dizaine d’années, fussentdéfinitivementqualifiésde«gradesécossais»?Probablementpas.Lemystèren’estdoncpasaussiimpénétrableetsonélucidationpermetdepréciserencorel’intentionquiaprésidéàcettedénomination:lamaçonnerie«écossaise»estavanttout,dèsson apparition, une maçonnerie qui se veut supérieure ; elle est surtout unemaçonnerie désireuse d’approfondir les perspectives de l’Ordre dans le domaine

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intellectuelcommedansledomainesocial,pourenfaireuneélite;unemaçonneriequisedestine,enfin,àrégénérer l’Ordreperpétuellementenpériletconstammentmenacé de dégénérescence et d’appauvrissement, thème récurrent, évoqué enpermanence dès le début des années 1740 dans tous les textes imprimés,divulgations, apologies maçonniques – et repris à l’envi dans les premierspamphletsantimaçonniques.

Oncomprendainsisanspeinequ’en1745,dansL’Ordredesfrancs-maçonstrahietleursecretrévélé,onpuisse lirecettementionfugitivemais très révélatrice :«Jen’ignore pas qu’il court un bruit vague parmi les Francs-Maçons, touchant uncertain ordre qu’ils appellent les Écossais, supérieur, à ce qu’on prétend, auxFrancs-Maçonsordinairesetquiontleursecretàpart.»Quelquesmoisplustôt,endécembre1743, le comtedeClermont,princedu sangetdoncaristocrateduplushautrang,avaitétéélugrandMaître,etonluiprêtaitl’intention«detoutrétablirsurl’ancien pied ». Dès lors, on découvre sans surprise que le plus ancien systèmeconnu de hauts grades fut mis en œuvre dès les années 1740 dans la logepersonnelle de Louis de Clermont et que ce grand Maître, apparemment peusoucieux de surveiller ses loges bleues, consacra en revanche tous ses soins àrépandreavecprudencelesplushautsgrades,dontceluidela«grandecroixrouge», grade suprême qu’il recommandait encore au marquis de Gages, en 1763, den’attribuerqu’àdesfrèreschoisisetéprouvés.

Tousles«systèmesécossais»hériterontdecetétatd’esprit.Car«l’écossisme»estuneappellationgénériquesanssignificationimmédiate:ilyeut,aucoursduxviiiesiècle,plusieursécossismes,souventfortdifférentsetvolontiersrivaux.

VI. Les écossismes à la fin du xviii esiècleLa complexité du sujet s’amplifie du fait que l’écossisme n’a pas constammentdésigné, au xviii e siècle, un système de hauts grades. Il a aussi qualifié, dans ledernier tiers du siècle, certaines loges, de Marseille à Avignon et Paris, dites «écossaises » bien que pratiquant un rituel des trois premiers de type «Moderne» [4],c’est-à-direconformepour l’essentielauxschémasdeceque l’onnommeraunpeuplustardleRite…«français»!

Ce dernier label est en effet d’apparition tardive et ne se définit nullement enoppositionaulabel«écossais».Leshautsgradesquiformentcequel’oncodifiera

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sous le nom de « Rite français », en fixant seulement un usage assez général aumilieu des années 1780, sont bel et bien des grades « écossais », tout à faitclassiquesetreconnuscommetelsparlesauteursdecetteremiseenordre–gradesqui conserverontd’ailleurs cequalificatifdans ledeuxièmeOrdredit«deGrandÉlu Écossais », au sein du Grand Chapitre général du Grand Orient de France.Presquetouslesfrères,auxviiiesiècle,ontconnuunemaçonneriesymboliquedestyle«Moderne»,c’est-à-direrespectantlescadressymboliquesfondamentauxduRite français tout en pratiquant les grades écossais largement au-delà des logesbleues…

Presque tous, disions-nous, car il a existé quelques exceptions à cette règle. LeslogesdelafilièreécossaisedeMarseilleenpremierlieu,mentionnéesplushaut,etdont l’originalité la plus remarquable – pratiquement la seule sur le plan rituel –étaitladispositionditeplustard«écossaise»destroisgrandescolonnessupportantdeschandeliers,aucentredelaloge,àsavoir:sud-ouest,nord-ouestetsud-est [5].C’est ici qu’il faut évoquer pour la première fois le Rite Écossais Rectifié (rer),établienFranceàpartirde1773,quisecaractériseraluiaussiparunedisposition«écossaise»descolonnes–ausenstardifquel’onvientdementionner–alorsquetouslesautresmarqueursdelatradition«Moderne»étaientprésents:laplacedesdeuxSurveillantsàl’ouestetl’ordredesmotsdesdeuxpremiersgrades(JpuisB),pourneciterquelesplusimportants [6].

Ces divers milieux maçonniques étaient, si l’on peut ainsi s’exprimer, deux foisécossais:d’abord–etavanttout–parcequ’ilscultivaientleshautsgrades,ensuiteparcequ’ilsvoulaientsesingulariserparrapportauxautreslogesetrevendiquaientà leur tour une ascendance plus noble – prétendument écossaise et probablementfallacieuseàMarseille,ouallemandeetbienréelleailleurs,maiselle-mêmefondéesurunesupercheriepourlesmaçonsrectifiés,nousyreviendrons.Par-dessustout,ils se réclamaient, les uns et les autres, d’une conception plus élevée, épurée etrenouveléedelamaçonnerie,souhaitantexpurgerquelques-unesdesesimpuretés,redresser quelques-uns de ses dévoiements et, pour reprendre l’appellation sisuggestivedel’undecesrites,«rectifier»l’Ordremaçonniquetoutentier.C’estlàuneconstantesémantiqueremarquabledumot«écossais»enmaçonnerie,àtraversdessituationshistoriquespourtanttrèsdiverses.

Lerer en héritera pour lui donner un relief tout particulier, car le thème de la «maçonnerierégénérée»yoccupera,nousleverrons,uneplacecentrale.

Notes

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[1]Pourlesdonnéesgénéralessurl’histoiredelafranc-maçonnerieenFranceainsiquesurlesracinesbritanniquesdel’institutionmaçonnique,demêmequepourlesréférencesbibliographiquesmajeuressurcesujet,nousrenvoyonsà:R.Dachez,,Histoire de la franc-maçonnerie française, Paris, puf, « Que sais-je ?», n° 3668,2003.dernièreéd.2009[2]Cf.R.Dachez,,Hirametsesfrères–Essaisurlesoriginesdugradedemaître,Paris,Véga,2010.[3]Néhémie,4,11-12.[4] Sur l’opposition entre lamaçonnerie desModernes et celle desAnciens dansl’Angleterreduxviii e siècle,oppositionà l’originedesdeuxgrandes famillesderites pour les loges « bleues » et les grades symboliques (Apprenti,Compagnon,Maître), voir notamment un excellent résumé par C. Révauger dans l’article «Angleterre»duDictionnairedelafranc-maçonnerie,op.cit.,p.50-57.[5]Alorsque,enFrance,leslogesavaienttoujoursconnuladispositionhéritéedespremiersusagesdelaGrandeLogede1717:nord-est,sud-estetsud-ouest.[6]Pourunesynthèsesurlesproblèmeshistoriquesposésparcesquestions,voirlesdeux ouvrages essentiels de R. Désaguliers, , Les Deux Grandes colonnes de lafranc-maçonnerie, Paris, Dervy, 1994, et Les Trois Grands piliers de la franc-maçonnerie,Paris,Véga,2010.

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ChapitreII

LalégendetemplièreetlaStricteObservance

i elle inspire de nos jours des romanciers imaginatifs et fait prospérer, parfoistragiquement, les aventuriers de tous poils et quelques escrocs, l’opinion selonlaquelle l’Ordre du Temple, aboli en 1312 sous les coups conjugués du roi deFrancePhilippeleBeletdupapeClémentVauraitpersistésecrètementendonnantnaissanceàlafranc-maçonnerie,n’estpasrécente.Ellesembles’êtreforméedanslepremiertiersduxviiiesiècleetdutseconstituerendeuxtemps:

le premier fut d’affirmer l’innocence de « l’Ordre martyr », opinion assezgénéralementadmisedèslemilieuduxviiesiècle,transmisedansdesouvragesdegrandrenomcommel’Histoirede lacondamnationdesTempliers,publiéepar Pierre Dupuy en 1654 et rééditée quatre fois jusqu’en 1751, ou laprestigieuse Histoire des Religions ou Ordres militaires de l’Église et desOrdres de Chevalerie de Jean Hermant, parue en 1725. Il s’y associa laconviction qu’un enseignement secret était dispensé aux Templiers et qu’ilexistaitun«ésotérismeduTemple»,sourcedel’ésotérismemaçonnique.Cetteidée,donton trouve la tracedès1531dans laPhilosophieocculted’Agrippa,futsansdouteinspiréeparlesaccusationsd’hérésieetdesacrilègesdiversdontlesTempliersfurentcouverts lorsde leursprocès–etqueJacquesdeMolaylui-même, leur grandMaître promis au bûcher, nia jusqu’au dernier instant.Elle n’a jamais reçu la moindre confirmation documentaire et tous lesspécialistes de l’histoire de l’Ordre duTemple s’accordent aujourd’hui pourn’yvoirqu’unelégendetardiveetsansfondement [1];

le second temps correspond à l’irruption du thème de la chevalerie dans lafranc-maçonnerie,aumilieudesannées1730.LeDiscoursdeRamsay(1736)enest lapremièreattestation,onvientde levoir.Toutefois, s’ildésignebienuneoriginemédiévaleetchevaleresqueàlamaçonnerie,enPalestineautempsdes Croisades, c’est aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem qu’il faitexplicitementréférence–lesquelsdeviendrontplustardleschevaliersdeMalte–etnonauxTempliers!Celan’empêcheranullementlamaçonneriedecréer,

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danslesannées1750,plusieurshautsgradess’inspirantd’unOrdreduTemplerêvé,voired’enrevendiquerl’héritageàlafoisspiritueletmatériel.

I. Imaginaire chevaleresque et franc-maçonnerieausiècledeslumières [2]Qu’elle soit essentiellement due au fameux Discours de Ramsay que l’on vientd’évoquer,ouqu’elleait réponduàunesorted’attentede l’opiniondece temps–dontlesuccèsduDiscoursseraitduresteuntémoignage–,lafaveurdontvajouir,dans lesannées1730-1740, le thèmechevaleresqueenfranc-maçonnerie,ne laissepasd’étonnerquelquepeu.

Toutefois,cettefortuneestpeut-êtremoinssurprenantequ’iln’yparaît.Structuréepar des grades et des cérémonies, dotée de dignitaires et de Grands Maîtres,pourvue également d’originesmythiques, la jeune institution ne pouvait évoquer,dans un pays comme la France, que les ordres de chevalerie dont lescaractéristiquesgénéralesétaienttrèsproches.Àcommencerparunpointcommun,injustement méconnu des commentateurs modernes mais que soulignejudicieusement P.Mollier : dans les anciensOrdres de chevalerie commedans lafranc-maçonnerie, l’accession aux honneurs n’était « pas attachée à la naissance,elle [supposait] le mérite personnel » [3]. Dans une Europe alors en pleinerecomposition sociale etmorale, et notamment au seindes logesoù affluaient deplus en plus les honnêtes bourgeois, ce détail avait son importance. Ne peut-onrapprochercepropos,quel’ontrouvedès1744dansLeSecretdesfrancs-maçons,de la première divulgation imprimée des usages maçonniques : « Que l’on soitGentilhommeounon,onesttoujoursannoncépourtelparmilesFrancs-Maçons:laqualitédeFrèresqu’ilssedonnententr ’euxlesmettousdeniveaupourlacondition»?Leportdel’épéeenlogepartouslesmembresfaisaitdecesignedistinctifdel’anciennechevalerie,devenuplustardlamarqueciviledelanoblesse,lesymbolevivantd’unesorted’aristocratiemaçonnique.

II.LespremiersgradesdelachevaleriemaçonniqueOn a vu plus haut [4] comment le Discours de Ramsay a pu inspirer –volontairementounon–legradedeChevalierdel’Orientoudel’Épée,apparuvers

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1745, qui domina les hauts grades pendant une dizaine d’années. Mais il fautsoulignerànouveauquecegraden’empruntaitenrienauthèmetemplier.

C’estcependantàpeuprèsàlamêmeépoque,vers1750àtoutlemoins,qu’estpourlapremièrefoisattestéungrademaçonniquedontl’inspirationévoquedirectementlamémoiredelaSainteMiliceduTemple.

Ils’agitdel’OrdredesSublimesChevaliersÉlusdontdeuxversionsdecetteépoquesontconnues.Apparemment,ils’agitd’ungrade«devengeance»,prolongeantlalégende d’Hiram, leMaîtremaçon présumé duTemple de Salomon à Jérusalem,assassiné–selonlatraditionmaçonniqueconstituéedanslesannées1720–partroismauvaiscompagnonsdésireuxd’obtenir lemot–etdonc lesalaire–desmaîtres.Mais à ce grade d’Élu, devenu déjà classique dès le courant des années 1740,s’ajouteiciundéveloppementlégendairenouveau:eneffet,onyrévèleaucandidat,en premier lieu, que sous les apparences de la franc-maçonnerie se cache en faitl’OrdreduTemplequin’auraitdoncjamaisdisparu,ensuitequelesTemplierseux-mêmesn’étaientpasseulementdesmoines-soldatsmaisenréalitéleshéritiersd’unelonguechaîned’initiésremontantà laplushauteantiquité,etenfinquec’estenseréfugiant en Écosse pour échapper à la persécution que les Templiers avaient puopérer,auxivesiècle,leurjonctionpuisleurfusionaveclamaçonnerie.

En une vingtaine de lignes, tous les points de la légende maçonnico-templièreétaient fixés et ne varieront quasiment plus, ne subissant seulement, au gré del’imaginationdesauteursderituels,quedesenrichissementsanecdotiques.

Nul ne sait au juste qui conçut ce schéma, ni à partir de quelles sources furentimaginéescesrévélationsdontl’historiographiemodernea,dureste,établilatotaleinvraisemblance.On connaît en revanche très bien la personnalité et l’histoire decelui qui devait en tirer la principale manifestation du templarisme maçonnique,ancêtredirectdurer.

III. Le baron von Hund et la StricteObservanceTemplière(sot)CarlGotthelf,baron(«Freiherr»)vonHund(1722-1776)naquitàAltengrottkau,enHauteLusace,d’unefamilledevieillenoblesseterrienneetfitplustardsesétudesàLeipzig.

Desesdébutsmaçonniques,onnesaitquecequelui-mêmeetsesprochesenontdit

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:ilauraitétéinitiéen1741àFrancfort-sur-le-Main.Maissurtout,en1743,àParisoùilauraiteffectuéunséjouretmêmeprésidéuneloge,ilauraitrencontréCharles-ÉdouardStuart [5]celui-cis’étantprésentésouslenomdel’Equesapennarubra(«auplumetrouge»)etayantaussitôtconféréàvonHundletitredeMaîtredelaviieProvincedelamaçonnerietemplière!

Onnotedoncicilarencontreétonnantededeuxgrandeslégendesmaçonniquesduxviiiesiècle:lalégendetemplière,d’unepart,etd’autrepart,lalégendestuartiste.Sansentrerdansledétaildecettedernière,l’onsaitquedanslesannées1720,quandlesémigrésbritanniquesinstituèrentunepremièrelogeàParis,lesjacobitesétaientévidemmentnombreuxparmieux;enrevanchelaqualitémaçonniqueduPrétendantfutniéeparl’intéressélui-mêmeen1777,lequeln’étaitdurestepasàParisàladateoùvonHundsitueleurrencontre.

Ilrestequ’avant1751–annéeoù,denouveauchezlui,lebaronfondeunelogeAuxTroisColonnes àKittlitz – il ne subsiste aucune trace de son activitémaçonniqueéventuelle.Maisdèscetteépoque,entoutcasen1753auplustard,l’organisationdel’Ordre semble théoriquement en place : Provinces, Commanderies et grades,distinguantlamaçonneriesymboliquedestroispremiersgradeset«l’Intérieur»oùl’on trouvera un grade d’Écossais vert et les classes chevaleresques (Écuyer,Novice,Chevalier).

Vu de l’extérieur, en quelque sorte, l’ensemble formait les « loges réunies etrectifiées»,adhérantàcequel’onnommera«laréformedeDresde»etgroupéessous l’égide de « Directoires Écossais ». Mais à cette structure maçonniqued’apparence classique se substituait, de l’intérieur, une hiérarchie militaire etchevaleresque : la Stricte Observance Templière (sot) que la maçonneriesymboliquevoilaitauxyeuxdesprofanesetdesmaçons«ordinaires» [6]…

LaGuerredeSept ans (1756-1763),mobilisant l’aristocratiemilitairequi formaitl’ossaturedelasot,vaimposerunarrêtàlaprogressiondusystèmemais,àpartirde 1764, celle-ci va reprendre de plus belle et vonHund, assisté de son premierlieutenant Schubart – Visiteur général entreprenant et efficace – va peu à peuconvertir la grande majorité des loges et dominer la maçonnerie en Allemagnependantunedouzained’années,proposantàlafoisderétablirlesfastesd’unancienetglorieuxordremilitaireetchevaleresque,etmêmed’enrécupérertouslesbiensmatériels!

Malgrésessuccès,lasituationpersonnelledevonHunddevintcependantdifficile:sommédefournirdesdétailset,sipossible,despreuvesdelatransmissiondontilavaitfaitl’objetdelapartdemystérieux«SupérieursInconnus»del’Ordre,ilfut

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impuissantàyparvenir–etpourcause!Samort,en1776,lesauvaenquelquesortedeladérouteetdudiscrédit.Ilfutensevelidanssonmanteaudechevalier,ruinéparsonrêvetemplier.

La sot, protégée par des dignitaires qui comptaient parmi la haute aristocratieeuropéenneetportéeparunélansincère,n’enconnaissaitpasmoinsderéelssuccès: ainsi, en 1773, l’envoyé spécial de von Hund, le baron Weiler, installait leDirectoireÉcossaisdeBourgogne,veProvincedel’Ordre,àStrasbourg,mettantàprofitlaproximitédelangueetdereligionentrelesAlsaciensetlesAllemands.

Un an plus tard, on devait le retrouver à Lyon. L’histoire du rer – nous yreviendrons–pouvaitalorsvraimentcommencer.

Notes

[1] Cf. sur ce sujet la mise au point définitive et documentée dans la brillantesynthèsed'A.Demurger,,LesTempliers,unechevaleriechrétienneauMoyenÂge,Paris,LeSeuil,2005.[2]Sur cettequestion,voir avant tout :P.Mollier , ,LaChevaleriemaçonnique –Franc-maçonnerie, imaginaire chevaleresque et légende templière au Siècle deslumières,Paris,Dervy,2005.[3]Op.cit.,p.55-56.[4]Cf.p.16.[5] Charles-Édouard Stuart (1720-1788), comte d’Albany, était le petit-fils deJacquesII(1633-1700),chassédutrôned’AngleterreparlaGlorieuseRévolutionen1688etpartienexilsurlecontinentavecsafamilleetdetrèsnombreuxpartisans,les«jacobites»,dontbeaucoups’établirentenFrance,notammentautourdeSaint-Germain-en-Laye.[6]Cf.chap.VI.

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ChapitreIII

L’Illuminismemaçonnique

vecl’écossismeetlethèmetemplierquel’onvientd’évoquer,letroisièmepilierhistorique du rer est à rechercher dans ce qu’il est convenu d’appeler «l’illuminismemaçonnique».

On a depuis longtemps souligné, à juste titre, l’ambivalence philosophique etreligieuseduxviiiesiècle.C’estleSiècledeslumières,celuidesPhilosophesqui,deMontesquieuàDiderot,enpassantparHelvétius,d’HolbachouVoltaire [1]–pourne citer que les plus illustres – vont promouvoir le règne de la raison et de latolérance, en politique comme en religion, et annoncer la venue d’une humanitéplus libreetplus«éclairée».Toutefois, cen’estqu’une faceduxviiie siècle : cesièclesanspareilfutaussiceluides«Illuminés».

I.Lessourcesdel’illuminismemoderneL’illuminisme trouve ses racines premières dans le grand bouleversementintellectuel de laRenaissance et de laRéforme.Aumoment où « la tunique sanscoutureduChrist»vaêtredéchiréeendeux,entraînantpendantquelquesdécenniesuneconsidérableeffervescencereligieuseàtraverstoutel’Europe,etdanslesillagede la redécouverte de la « sagesse antique » sous sa forme essentiellementnéoplatonicienneaveclefameuxCorpusHermeticum,traduitàFlorenceàlafinduxvesiècle,unenouvellevisiondelaspiritualitévaseformeretserépandre.

Alors que tout au long du xvie siècle, en Italie, va se développer une kabbalechrétienne,enAllemagne,auxviiesiècle,àlasuitedeParacelseetdesaphilosophienaturellesurfonddemédecinespagirique,vanaîtrelemouvementdelaRose-Croixrévélépar lesManifestes publiés entre1614et 1616 [2], où surgissent des secretsenfouisetdesdiscours«alchimisants»,ainsiquelathéosophiechrétienneavecsonpèrefondateur,lecordonniersilésienJacobBoehme(1575-1624).

Jusqu’au xixe siècle encore, toute une littérature, d’une incroyable profusion, vatémoigner de la fermentation et des influences croisées de ces doctrines,

A

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polymorphesetparfoiscontradictoires,maistoutesconsacréesàl’explorationdesressorts lesplus intimesde l’âmehumaineetde laprésencedeDieuen l’hommecommeenchaquechose.

Une telle atmosphère était surtout propice à la formation de petits cénacles, degroupes discrets et plus oumoins fermés, détenteurs des « vrais secrets » et lestransmettantàdesdiscipleschoisis,etnonplusàlamultitudedesfidèlesdetoutesconfessions,désormaisrejetésaurangdesimples«profanes».Pourcesraisons,dureste, ces milieux et ceux qui s’exprimeront en leur nom rencontreront très tôtl’hostilité desÉglises constituées.Ainsi de l’Église catholique, censurant en ItaliePic de laMirandole pour sesConclusions dès 1487, pourchassant enEspagne lesAlumbrados,etcondamnantplustardlafranc-maçonnerieelle-même,excommuniéedès1738.Maisilenirademêmedanscertaineséglisesprotestantes,leluthéranisme«orthodoxe»sedressantainsi,enAllemagne,contreles«enthousiastes»commeValentinWeigelouCasparSchwenkfeld.

II. Illuminismeet franc-maçonnerieauxviiiesiècleLa jeune franc-maçonnerie – bien que conformiste, établie et classiquementanglicaneenAngleterre–adopterad’embléeunstatutatypiqueetvolontierssuspectauxyeuxdesautoritéssur lecontinent.InfluencéeparlesLumières,elleyporterasouventlesidéesnouvelles,mettantenœuvredansseslogesunefraternitéégalitaireetchantantleslouangesd’unetolérance«douceetéclairée».Maisellesubiraaussi,enraisondesastructuremême, l’influencedescourantsmystiquesmarginauxquichercherontàytrouverrefuge,etelledeviendrapeuàpeuleréceptaclenatureldecertainesspéculationshermético-kabbalistiquesetésotériquesausens large :ainsiva se constituer, au tournant des années 1770-1780, l’illuminisme maçonniqueproprementdit.

Ladémarcationentrelesdeuxtypesdemaçonneriequel’onvientdementionnerestdu reste imparfaite : par son usage du symbolisme et de l’allégorie, l’universmaçonnique ouvre naturellement la porte aux spéculations d’une « imaginationactive » [3], mais l’illuminisme maçonnique trouvera son terrain d’élection danscertaines loges, au demeurant peu nombreuses, notamment enAllemagne puis enFrance.

Par contraste avec les Lumières (de la raison) – sinon par opposition à elles –,

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l’illuminismemet l’accent sur la recherched’une« lumière intérieure»,d’un feusecret d’origine divine, enchâssé et commemis en veilleuse au plus profond del’homme,mais susceptible de s’éveiller à nouveau et de reprendre tout son éclat,pourvuquel’onreçoivel’enseignementapproprié.Cettedimensiondoctrinale–depréparation intellectuelle en quelque sorte – est au demeurant l’un des traitsdistinctifs les plus nets de l’illuminisme par rapport à une démarche purementmystiqueaveclaquelleilnefautpasleconfondre,mêmesidespasserellesexistentincontestablemententrecesdeuxvoies.

Dès la fin du xviiie siècle, les représentants les plus marquants de l’illuminismeserontdesAllemands, et l’ondoit ici souligner les fortes connexionsqui existentavec le premier romantisme et la Naturphilosophie [4] qui s’épanouira enAllemagneauxixesiècle.

Parmi eux, il faut notamment citer Friedrich Christoph Oetinger (1702-1780),piétistesouabequiconjugueralathéosophiejuivedelaKabbaleetcelledeBoehme,ou plus tardivement Franz von Baader (1765-1814), également fils spirituel deBoehmemaisaussideLouis-ClaudedeSaint-Martin–quenousretrouveronsplusloin–etlecteurpassionnédeMaîtreEckhart,alorsquelquepeuoublié.OnnedoitpasnonpluspassersoussilencedesnomstelsqueceluideKarlvonEckarthausen(1752-1803),plusnettementmarquéquelesprécédentsparlaphilosophieoccultedela Renaissance, ou de Niklaus Anton Kirchberger (1740-1817), en quête d’une «Église intérieure » faisant rayonner la Divine Sophia, au-delà des confessionsétabliesetdeleursdogmes.

Toutefois, bienqu’il ait existé enAllemagne,dès1779-1780,unRitemaçonniquedesChevaliers de laVraieLumière puisdesFrères Initiés d’Asie, dont les rituelstrahissaientuneforteinfluencedelaKabbalemaisquinevécutquequelquesannéesà peine, force est de constater qu’aucun des grands noms évoqués plus haut nesemble avoir jamais été lié à la franc-maçonnerie autrement que par descorrespondanceséventuellesavecquelquesamisfrancs-maçons.

III. L’illuminisme maçonnique enFranceIl en fut tout différemment en France. Lorsque Joseph de Maistre, qui avaitbeaucoupfréquentécesmilieuxavantlaRévolution,rendracomptedesessouvenirsencedomaine, ildirasansambages,dans lesSoiréesdeSaint-Pétersbourg :«En

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premierlieu,jenedispasquetoutilluminésoitfrancmaçon:jedisseulementquetousceuxquej’aiconnus,enFrancesurtout,l’étaient;leurdogmefondamentalestqueleChristianisme,telquenousleconnaissonsaujourd’hui,n’estqu’unevéritablelogebleuefaitepourlevulgaire;maisqu’ildépenddel’hommededésirdes’éleverdegradeengradejusqu’auxconnaissancessublimes,tellesquelespossédaientlespremiersChrétiensquiétaientdevéritablesinitiés.C’estcequecertainsAllemandsont appelé le Christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange deplatonisme,d’origénianisme,etdephilosophiehermétiquesurunebasechrétienne» [5]. Tout au long du xviiie siècle, plusieurs figures vont illustrer ce courant depensée.EnFrance,onpeutaumoinsenciterdeux.

Dès1779,DomAntoine-JosephPernéty(1716-1796),passionnéd’alchimieetauteurd’unpittoresqueDictionnairemytho-hermétique (1758),avait fondéàBerlin,où ilexerça pendant dix ans les fonctions de bibliothécaire de Frédéric II, un grouped’inspirationswedenborgienne.Bienqu’ilfûtlui-mêmefranc-maçon,membredelalogeberlinoiseRoyalYorkdel’Amitié,sacréationnedevaitrienàlamaçonnerieetilsembleduresteavoircessétouteactivitémaçonniqueàpartirdecetteépoque.LestravauxducénaclefondéparPernétyreposaientnotammentsurlesrévélationsvisionnairesdumystique suédoisEmmanuelSwedenborg (1688-1772), rapportéesdans ses Arcana Coelestia (1747-1758). Au cours de leurs réunions quicomportaient un rituel, les Illuminés de Berlin se consacraient à l’alchimie etdialoguaient aussi avec les mondes angéliques – une notion tout à faitswedenborgienne – par l’intermédiaire d’un « oracle ». Vers 1782, Pernéty, deretour en France, installa sur les terres du pape ce qui devint les Illuminésd’Avignon.PartipourRomeen1786,DomPernétyymourutetsongroupesedélitaenquelquesannées.Nombredesesmembresse retrouvèrentalorsdansdes logesmaçonniques.

Bienplushautencouleurs, lecélèbreGiuseppeBalsamo,ditAlexandre,comtedeCagliostro (1743-1795), fut probablement l’un des premiers à diffuser unemaçonnerieouvertementilluministe.VenudeSicile,passéparMessineoùilauraitpratiqué l’alchimie, cet « aventurier spirituel », typique d’un certain xviiie siècle,était franc-maçon, bien que l’on ignore où et quand il avait été initié. Parcourantl’Europe avec son épouse Lorenza Feliciana, qui prendra plus tard le nomen deSerafina,ilpratiquelamagieetrépandlessciencesoccultes«égyptiennes»,cequiluivautunebelleréputationdecharlatan,perpétuellementenfuite.

Àpartirde1777,àLondres,puisàBerlinetVarsovie,maissurtoutàStrasbourgoùil séduira un temps le très crédule et peu catholique cardinal de Rohan, il faitconnaître sa «Maçonnerie Égyptienne ». C’est finalement à Lyon, en 1784, qu’ilinstallera la Mère Loge de son Rite, La Sagesse Triomphante. Devenu le Grand

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Cophte – sa femme étant la Reine de Saba – d’un système comptant cinq hautsgradesaprèslestroisgradessymboliques,Cagliostroenseignaitlesprincipesd’unemaçonneriedontlebutétaitderégénérerl’âmeetlecorps.Novateur,ilyreçoitlesfemmesaussibienqueleshommes,etmêmedejeunesenfants(les«pupilles»etles « colombes ») agissant commemédiums lors des opérationsmagiques et desévocations en loge. Le Rite ne compta jamais guère plus de deux loges et neprospérapasvraiment.

La fin deCagliostro, coqueluche d’une certaine société vers 1785, fut plus triste.Impliqué dans l’affaire duCollier de laReine – où le pauvreRohan se perdra –mais relâchésous lapressionde l’opinion, il futexilé.Contraintà l’erranceetdepassage à Rome en 1789, il y fut arrêté, emprisonné au château Saint-Ange puiscondamnéen1791àlaprisonperpétuellepourfaitsdefranc-maçonnerie,hérésieetpratiques magiques. Il y mourut en 1795. Du premier rêve égyptien de la franc-maçonnerie ne subsistait que le personnage de Sarastro, Grand Prêtre d’Isis etd’OsirisdansLaFlûteenchantée,oùsonfrèreMozartavaitparfaitementdépeintleGrandCophte…

Siaucundecessystèmes,maçonniquesouparamaçonniques,n’aderapportdirectavec le rer, leur ensemble touffu désigne bien les contours flous d’un mondeintellectuel complexe, d’unmilieu humain tourmenté, et peut-être d’un réseau decorrespondances où devait se développer, dans la mouvance de ce premierilluminisme maçonnique, la « franc-maçonnerie illuministe et mystique » parexcellence [6],c’est-à-direlamaçonnerierectifiée.

C’estduresteàLyon,lieudesderniersexploitsdeCagliostroavantsachutefinale,ques’illustrèrent,autournantdesannées1770,sesprincipauxprotagonistes.

Notes

[1] Parmi eux, trois sont francs-maçons de source sûre tandis que deux autres(d’Holbach etDiderot) auraient pu l’être et ont parfois été présentés comme tels,sanspreuveformellecependant.[2]Cf.R.Edighoffer,,LaRose-Croix,Paris,puf,«Quesais-je?»,n°1982,2005.[3] L’une des caractéristiques majeures de la pensée ésotérique selon A. Faivre,(L’Ésotérisme, Paris, puf, « Que sais-je ? », n° 1031, 4e éd., 2007. ) est la voied’accèsaumundusimaginalis,pourreprendrel’expressionforgéeparH.Corbin[4]Visionglobaledumondes’efforçantdereconstitueruneunitéperdueentrefoietsavoir, elle porte sur la nature un regard religieux, voire gnostique. En quête de

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l’Âme du monde, sa cosmologie s’achève en eschatologie. À la Renaissance,Paracelse (1493-1541), pour qui l’amour de la création rendait possible laconnaissancedeDieu,futsansdoutelegrandprécurseurdecettephilosophiedelanature vivante. Cf. notamment : A. Faivre, , Philosophie de la Nature (Physiquesacréeetthéosophie,xviiie-xixesiècles),Paris,AlbinMichel,1996.[5]XIeSoirée,1821.[6]Pour reprendre l’expression enpartie inappropriéede sonprincipalhistorien,RenéLeForestier.

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ChapitreIV

LesPèresfondateurs:MartinèsDePasqually,Jean-BaptisteWillermoz,

Louis-ClaudedeSaint-Martin

our reprendre l’expression si heureuse de l’un des meilleurs connaisseurs dessources,de l’histoireetde ladoctrinedurer,RobertAmadou [1],ceRitedoitsescaractéristiquesmajeuresàses«TroisGrandesLumières»:MartinèsdePasqually,maçon théurge et prophète improbable ; Jean-Baptiste Willermoz, archivisteimpeccable,organisateursanségal,infatigable«hommededésir»;Louis-Claudede Saint-Martin enfin, le « Philosophe Inconnu », celui que Joseph de Maistredécrira comme « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophesmodernes» [2].

Leurscontributions respectives,enpartiemêléescomme le furent leursvies, sontcependant chacune marquées d’un sceau particulier et, pourrait-on dire, d’uncharisme spécifique. C’est dans l’unité indivise de leur travail commun, avec seshésitations,sesretardsetsesremords,quedoits’envisagerlamaçonnerierectifiée,sansrienenretrancher.Enunevingtained’années,àpartird’uncentreétablidanslacapitaledesGaules,ilsfaçonnèrentetdonnèrentseslettresdenoblesseàunsystèmemaçonniquequin’avaitpasencoreatteintsapleinematuritéquandsedéclenchalatourmenterévolutionnaire.Nousverronsqu’aprèscetÂged’or,finalementsicourt,illuifallutplusd’unsièclepourrenaîtrevraimentenFrance.

I. Martinès de Pasqually et les ÉlusCoëns1.Uneviedéconcertante

Tout ou presque estmystère dans la vie de cet homme sans qui, pourtant, le rer

P

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n’auraitpasvulejour,oudumoinsn’auraitjamaisétécequ’ilestdevenusoussoninfluence [3].

On ignore le lieu comme l’année exacte de sa naissance (dans la région deGrenoble ? Entre 1710 et 1727 ?), et si l’on connaît la date de samort (à Saint-Domingue, le 20 septembre 1774), nombre de détails sur ses origines et lescirconstancesde savie avant le courantdes années1760nous font encoredéfaut.Sonnomlui-mêmeestincertainet,dansl’actedebaptêmedesonsecondfils,ilestdénommé : « Jacques Delivon Joacin de Latour de la Case, don Martinets dePasqually».Iln’estdoncpasimpossiblequecettedernièreappellationaitétépourluiunesortedenomd’usageque,dureste,sonfilsneporterapas.

Ilsemblebienissud’unefamillejuiveconvertieaucatholicisme–maisjusqu’àquelpoint?–etprovenantd’Espagne:ilsemblequ’ilsesoitexprimétoutesaviedansunsabirhispanisantetlefrançaisn’étaitsansdoutepassalanguematernelle.Ilfutmilitaire,defaçoncertaine,enEspagne,enItalieetenCorse,entre1737et1747.Enfait,onnesaitàpeuprèsriendesûràsonproposavant1762,datedesonarrivéeàBordeaux. Perpétuellement impécunieux, il mourra justement à l’autre bout dumonde,partiàlarecherched’unhypothétiquehéritagequ’ildevaitrécupérerpoursabelle-famille.

Oùetquandfut-il initiéenfranc-maçonnerie?Nulnelesait.En1763,ilexhiberaune prétendue patente, réputée avoir été donnée à son père le 20mai 1738 par «CharlesStuard,roid’Écosse,d’Irlandeetd’Angleterre,G.M.:detoutesleslogesrépandues sur la surfacede la terre», établissant la«LogedeStuard»dans« laprovinced’AixenFrance»enfaveurde«DonMartinèsPasqualis,écuyer,âgéde67ans,natifdelavilled’AlicanteenEspagne»,etaprèsluipour«JoachimDomMartinès Pasqualis, son fils aîné, âgé de 28 ans, natif de la ville deGrenoble enFrance».Malheureusement,l’authenticitéd’unetellepatente,d’uneinvraisemblanceabsolue, est à exclure totalement. Elle paraît bien devoir rejoindrel’impressionnantecollectiondesfauxdocumentsmaçonniquesdontlescharlatansetleschevaliersd’industrieontfaitunsigrandabusauxviiiesiècle.Notonscependantune nouvelle occurrence, dans l’histoire précoce du rer, de la légende stuartiste,repriseà lamêmeépoqueparvonHundpour légitimer samaçonnerie templière,nousl’avonsdéjàvu.Singulièreetprémonitoirerencontre…

Toutefois, s’agissant deMartinès de Pasqually, s’arrêter à cette petite friponnerieserait probablement une grave erreur. Comme von Hund lui-même, du reste, ilfaisaitsansdoutepartiedeceshommesquicroyaientàleurspropresaffabulations,plusencorequeleursdupesinvolontaires.

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Son épouse était la fille d’un bourgeois de Gornac, nièce et sœur d’officiers durégiment de Foix et Martinès conservera toujours des contacts dans les cerclesmilitaires où lui-même avait servi. C’est de ce côté, du reste, que viendront sespremierssuccèsmaçonniques.

MartinèsestàToulouseen1760,oùiltentevainementdeconvaincrelesfrèresdeSaint-JeandesTroisLogesRéunies.Sequalifiant«d’Écuyer»,ilseprésenteaussicomme « Inspecteur général de la Loge des Stuwards [Stewards ?] », allusionpossibleetinattenduemaissurtoutparfaitementabusiveàuneclassedistinguéedelafranc-maçonnerieanglaise [4], àmoins qu’il ne s’agisse plus probablement d’unesimplereprisedelaréférenceàCharlesStuart(«Stuard»),émetteurprésumédelafameusepatente.

Martinès propose alors de faire la preuve de ses talents évocatoires devant uncomité de trois frères, mais l’affaire tourne court et il doit quitter Toulouseprécipitamment.LesuccèsvientcependantaveclerégimentdeFoix-InfanterieoùlalogemilitaireJosué le reçoit avechonneur et lui permetde fonder leTemple desÉlus-Écossais.Ilyfaitsespremiersadeptes,commeGrainvilleetChampollon.Pareux,ils’aboucheaveclesfrèresdeBordeaux,oùilarrivele28avril1762.

IlobtientalorssonaffiliationàLaFrançaise,malgrélesmisesengardecontenuesdansune lettrevenuedeToulousequi évoque aussi «plusieurs créancesoubliéesparMartinès lorsde sondépart » et que les frèresdeBordeauxacquitteront eux-mêmes.IlyétablitunTempleetle26mars1763,ils’adresseàlaGrandeLogedeFrancepourfairereconnaîtresespouvoirsenprésentantunecopiedesapatente.

En juillet 1765, l’installation du régiment de Foix àBordeaux, en provenance deSaint-Domingue, produit un afflux de disciples. Louis-Claude de Saint-Martin estadmis dans l’Ordre pendant l’été.Mais dès lemois demars 1766, un groupe dedisciplesenrébelliondénonceàlaGrandeLoge«l’imposture»deMartinèset«lafrivolitédesinstructionsvaguesetindéterminéesqu’il[leur]adonnéesdepuistroisans».

À cette époque, Martinès est à Paris depuis déjà quelques semaines et y resterajusqu’àlafindumoisdemai1767.LaGrandeLogeayantofficiellementsuspenduses activités en février 1767, il est libre d’organiser, sous les apparences d’unsystèmedehautsgradesmaçonniques,sonOrdrethéurgique.Pourlui,c’estenfinlegranddépart.

À partir de cette époque, les occupations civiles de Martinès se confondentpratiquement avec sa viemaçonnique – y compris pour les questions financières

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dontlamentionrevientsouventdansleslettresqu’iléchangeavecsesdisciples.Ilsemblefréquemmentimpécunieuxetfaitdesdettes.Onignoredurestecequefurentsesmoyensd’existence et il semble s’êtreparfois laissé emporterpardesprojetspeusérieux.Ilréclamerasouventdessubsidesàses«Émules»suscitantaveceux,notamment Willermoz, des discussions d’un caractère très concret. Son discipleGrainville, sansméconnaître les tortset les inconséquencesdesonmaître, excuseainsi les initiations parfois précipitées auxquelles ce dernier s’était livré pour enpercevoir les droits : «Mais que faire : il faut bien qu’il vive et fasse vivre safamille».

Aprèsquelquesannéesd’activité intensequivontvoir ledéveloppement relatifdesonOrdre,ils’embarquele5mai1772surleDucdeDuraspourSaint-Domingueafinde«mettredéfinitivementunordre solidedans sesaffaires temporelles»enuneannéeenviron.

Dureste,onignorelanaturedesesactivitéspendantlesdeuxannéesqu’ilpassaàSaint-Domingue,maisilnesemblepasyavoirreçudesesbeaux-frèresl’aidequ’ilespérait.

Le3août1774,ilécritdePort-au-Princequ’iléprouveunefièvre«occasionnéepardeuxgrosclous [furoncles],unaubrasgaucheet l’autreà la jambedroite». Ilymeurt le 20 septembre 1774, apparemment d’une infection généralisée, etl’inhumationalieule21septembreenunlieudel’îleàcejourinconnu.

QuiétaitvraimentMartinèsdePasqually?Onpeutaumoinsluilaisserlesoindesejugerlui-mêmepuisqu’ilsedécrivaitainsi:«Quantàmoi,jesuishommeetjenecroispointavoirversmoiplusqu’unautrehomme[…].Jenesuisnidieu,nidiable,nisorcier,nimagicien».Restepour l’historienuneénigmeque ladocumentationnesuffitpasàrésoudre.

2.L’OrdredesÉlusCoëns:unemaçonneriethéurgique

Dès 1767, Martinès avait commencé à structurer son Ordre en lui donnant unSouverain Tribunal, lui-même étant le Grand Souverain. Au cours des quelquesannées qui précéderont son départ pour les Antilles – et sa mort –, il tentera defournir à sesdisciples les rituelsdesgradesetdesopérations théurgiques, sansyparvenirtoutàfaitpuisqu’àbiendeségards,lesystèmedemeurerainachevé.Maisilnefautjamais,chezMartinès,dissocierlespratiquesdeladoctrine.Sicettedernièren’a été, elle aussi, que très progressivement formulée, elle l’a surtout été d’unemanièreengrandepartienarrativeet allégorique,dansunouvragequine futpas

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non plus terminé, une sorte de glose du texte biblique intitulée : Traité sur laréintégrationdes êtres dans leur premièrepropriété, vertu et puissance spirituelledivine [5].

Ce texte, longtemps réservé à quelques élus sous la forme de manuscrits, etseulement publié pour la première fois à la fin du xixe siècle, raconte une sorted’histoireparallèlede laCréationdumondeainsiquede laChutede l’homme,etrévèle les conditions de son relèvement possible et les moyens par lesquels cedernierpourrareconquérirsadignitépremière.

LeTraitérapportecommentlarévoltedespremiersEsprits,aprèsleur«émanation»deDieu,conduisitcedernieràlespunirenlieuderéprobation,leurassignantunesortedegardien,le«Mineurspirituel»–Adamlui-même–,unEspritinitialementhaut placé dans la hiérarchie, et spécialement « émancipé » par le Créateur.Malheureusement,Adam,séduitàsontourparceuxqu’ilsdevaientsoumettre,sevitalorsemprisonnédansuncorpsmatérielpourprixdesa«prévarication».

Depuis lors, l’homme, car il s’agit de lui, doit travailler à sa « réconciliation »,étape nécessaire à l’accomplissement du grand dessein cosmique qu’est la «réintégration»finaledetoutelacréationelle-mêmedansl’immensitédivine.

Sur cette toile de fond grandiose, qui comporte aussi une théorie de la physiquesubtile de la matière, une théologie trinitaire de type plutôt prénicéen et unechristologie problématique, Martinès se présente comme porteur d’un « culteprimitif » destiné à faciliter la réconciliation des adeptes – ses « Émules » – quiaccomplirontceculteet seront,pourcette raison,qualifiés«d’ÉlusCoëns»–cederniermotréférantévidemmentàlaprêtrisedel’AncienTestament.

On ignore encore ce que furent les sources immédiates de Martinès. CertainsaspectsduTraitéévoquent la littératuremidrashique,ceque l’ascendance juivedeson auteur permet de comprendre, tandis que d’autres éléments semblent tirés dufondhermético-kabbalistiquequiavaitstructurélaRenaissancenéoplatonicienneenItaliedèslafinduxvesiècle,etplusgénéralementdecequ’ilestconvenud’appelerl’ésotérisme chrétien et dont témoigne, depuis le xvie siècle, une abondantelittérature [6].

Martinès lui-même n’a du reste jamais indiqué clairement d’où il tirait sesconnaissancesetsadoctrine.Ilaseulementaffirménefairequetransmettrecequ’ilavait lui-même reçu. Toutefois, dans la formulation finale de ses enseignements,l’influence de son dernier secrétaire, Louis-Claude de Saint-Martin, évoqué plusloin, sera sans doute importante. Chargé de rédiger sous la dictée du Maître, et

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surtoutdemettreenformeletexteduTraité,onestendroitdesupposerqueSaint-Martinafiniparmêlerindistinctementsapensée,originaleàplusd’untitre,àcellede Martinès. Enfin, dans le domaine des rituels proprement dits, on ne peutcertainement méconnaître le rôle de Willermoz qui, à partir de 1768, devint uninterlocuteurprivilégiédeMartinès–leursurabondantecorrespondance,quinousestparvenue,entémoigne–etl’unedesprincipaleschevillesouvrièresdel’Ordre.

IlrestequeparmilesCoëns,ladoctrineéclairedonclapratiquedel’Ordre:c’estpourquoi on ne peut les disjoindre. Les activités de l’Ordre comportent latransmissiondegradesquinesontmaçonniquesqu’enapparence.Aupointleplusélaborédu système, la série était la suivante :Apprenti,Compagnon,Maître,puisMaître Élu, Apprenti Coën, Compagnon Coën et Maître Coën, enfin GrandArchitecte,Commandeur d’Orient ou d’Occident (ouGrandÉlu deZorobabel) etRéau-Croix.

Toutefois, bien que la pratiquemaçonnique considère d’ordinaire que les gradessontconférésvalidementdèsquelerituelprescritestexécutéconvenablement, lesgradesCoënsexigeaientdavantage:ilfallaitdesmanifestationssensibles,audibleset visibles, témoignant de la présence de l’Invisible – ce que l’on nommait les «passes»–etfinalementdel’approbationqueDieuaccordaitàlatransmission,parle truchementdecertainsEsprits.Encela, l’OrdredesÉlusCoënsétait théurgiqueet, auplushautde lapyramide, legradedeRéau-Croixéquivalait àunevéritableordinationàunesortede«sacerdoceprimitif».

En dehors de la transmission des grades eux-mêmes, les Coëns pratiquaient,notammentlorsdeséquinoxes,descérémoniescomplexesaurituelimpressionnant,qualifiéspareux«d’opérations»ou«d’exconjurations».

Malgrétoutcela,l’OrdresedébandarapidementaprèsledépartdeMartinès [7].Enquelques années, il n’en fut presqueplusquestion, hormisdans le cercle restreintdesdiscipleslesplusprochesdontcertainsseréunirentencoreàLyon,entre1774et1776,pour étudier ladoctrinede leurmaître, chez l’und’entre eux, Jean-BaptisteWillermoz [8].C’est à lui qu’il devait appartenir de donner à un ordre quasimentdéfuntunesecondevieinattendue,dansuncadrecettefoispurementmaçonnique.

II. Jean-Baptiste Willermoz et lamaçonnerielyonnaise

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SibeaucoupdechosessontmystérieusesdanslaviedeMartinèsdePasqually,toutest au contraire limpide chez Willermoz, mais c’est pourtant le paradoxe quil’emporte chez ce sage négociant en soieries, modèle de l’austère bourgeoisielyonnaise, commerçant habile, sage et avisé le jour, théurge, ésotériste et franc-maçonpassionnélanuit.

1.Uneparfaiteviebourgeoise [9]

Néle10juillet1730àLyon,Jean-BaptisteWillermozétaitissud’unefamillevenuedeSaint-ClaudeenFranche-Comté.Puînéd’unefratriedetreizefrèresetsœursdontl’aînée est une fille,Claudine-Thérèse, qui devint plus tardMme Provensal (1729-1810),d’unesprittrèsenclinàlamystiqueet,saviedurant,confidentedesonfrère:autémoignaged’Antoine-JosephPont,héritiermoraldeWillermoz,«ellesemblatoujourslediscipledenotreami,c’étaitsaplacevisible,maiscombienelleluifutsupérieure». Jean-Baptisteest lepremierdesgarçonsetdeuxdeses frères,assezétroitementassociésà savieetà sesengagements,méritentunemention :Pierre-Jacques (1735-1799), docteur enmédecinede la facultédeMontpellier, passionnéd’alchimie, plus tard membre de la Société des Sciences de cette ville, maiségalementassociédelaSociétéd’AgriculturedeLyonetassociécorrespondantdesAcadémiesdesSciencesdeBordeauxetToulouse;Antoine(1741-1793),quisuivrasonfrèredanslemondedes«soyeux»enreprenantl’affairepaternelle,avantdeseperdre dans laRévolution, guillotiné lors de la répression sanglante qui suivit lesiègedeLyon.

Auphysique,onledécrit«detailleélevée»,sonvisageportant«l’empreintedeladouceur unie à la dignité », s’exprimant d’une « parole lente et solennelle ». Decaractère volontiers emporté, il se dit lui-même « prompt à s’enflammer aumoindresignededésordre».En1796,ilépouseraàl’Hôtel-DieulajeuneJeanne-MariePascal(1772-1808),uneorphelinequeMmeProvensalavaitrecueillieàl’âgede trois ans et qu’elle considérait comme sa fille. Elle mourra au terme d’unegrossessecompromise,maislecoupleauraunfils,Jean-Baptiste-FrançoisdeSales-Claudius, dit Francisque (1805-1812). «De tous lesEnfants que j’ai eus il nemerestequ’unfilstrèsbienconstitué,maisâgéseulementdecinqansetquiestdestinéparlaProvidenceàdevenirsansdoutebientôtorphelin.C’estlàl’épinequisouventfatigue mon cœur […] » écrit Willermoz en 1810. Mais ce fils tardif mourraprématurémentdemaladieinfectieuse.

Élevédanslemilieutrèscatholiquedelapetitebourgeoisiemarchande,Willermozavait un oncle prêtre et vicaire de l’église Saint-Nizier. À douze ans, il quitte lecollègedelaTrinité,tenuparlesJésuites,oùilareçudavantagequedesrudiments:

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sonécritureéléganteentémoigneetlesnombreuxécritsqu’ilalaissésrévèlentunecertaine culture historique et un goût prononcé pour la théologie. Il est placé enapprentissage le 15 février 1745 chez Antoine Bagnion, négociant en soieries.D’abord « facteur », puis commis, il s’installe à son compte en 1754 comme «maître fabricant d’étoffes de soye et d’argent et commissionnaire en soyeries ».Trèsengagédanslavielyonnaiseetdévouéàlachosepublique,ilfutdepuisle19mai1791administrateurdel’Hôtel-Dieu,assurantnotammentleravitaillementainsiquele transfertdesmaladesetdesreligieusesdansdesconditionspérilleuses lorsdusiègedeLyon,enaoût1793.UnWillermozsetrouveparmilesmembresdeladéputation que le libraire Périsse-Duluc, ancien député aux États-Généraux et desurcroît membre de la loge de Jean-Baptiste, accepte de conduire au soir du 8octobrepouroffrirlaredditiondelavilleetimplorerlapitiéduvainqueur.Maisonnepeutsavoirlequeldestroisfrèresaprispartàcettevaineambassade.

D’abordclasséparmi les«patriotes»dès1789,membreduClubdesAmisde laConstitutionet favorableà laConstitutioncivileduClergé,WillermozdevientuntempssuspectpendantlaTerreurlyonnaiseetsetrouvecontraintdequitterlavilleentrefévrieretoctobre1794.IlvoitenrevancheleshonneurssesuccéderpourluisousleConsulatetl’Empire:déjàéluen1798àlaSociétéd’AgriculturedeLyon,iloccupede1800à1815lesfonctionsdeConseillergénéralduRhôneeten1804ilestnomméauBureaudeBienfaisanceduiiiearrondissement(etplustardauBureauCentral). Invité chez le Préfet à dîner avec le Cardinal Fesch (oncle du PremierConsul)en1803,ilestconviéen1805àbaiserlamaindePieVIIdepassageàLyonet devient en 1809 l'un des membres laïcs, proposé par l’évêché, du Conseil defabriquedeSaint-Polycarpe.Jouissantd’unehonnêteaisance,ilsedépeintainsien1810:«Jesuisentièrementretirédetoutesaffairesextérieures,jevisdepuis15ansdans un petit domaine rural dans l’intérieur de la ville, situé à l’une de sesextrémités, surunecollineoù l’airest très favorableàmasanté ; laculturede lavigne et des fruits y occupe mes loisirs ». Cependant, en 1816 encore, après laRestauration,ilfiguresurlalistedesLyonnaisadmisàprésenterleurshommagesàladuchessedeBerryentournéedepropaganderoyalisteet,lamêmeannée,ilreçoitunedernièredistinctionlorsqu’ilestappeléàsiégerauComitécantonalchargédesurveilleretd’encouragerl’éducationprimaire.

Jean-Baptistes’éteintle29mai1824àLyonoùilaurapassétoutesavie–hormisune brève villégiature à Collonges-sur-Saône après son mariage et une fuite dequelquesmoispendantlaTerreurlyonnaise–,principalementauxBrotteauxetàlaCroix-Rousse.LecortègefunèbreestaccompagnédedouzevieillardsdelaCharitéportantdestorchestandisquedix-huitprêtresofficientàSaint-Polycarpeauxdeuxtiers tendu de noir. Il est inhumé au cimetière de Loyasse. Scrupuleux catholiquejusqu’au terme, il laisse des instructions pour que des messes soient dites à son

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intention,àdesdatesfixées,pendanttroisans.

2.Patriarchedelamaçonnerie«illuministeetmystique»

L’engagementmaçonniqueadominélaviedeWillermoz.Ilconfieraen1781qu’ilfut « persuadé dès son entrée dans l’Ordre que laMaçonnerie voilait des véritésrareset importantesetcetteopiniondevint[sa]boussole».Ladateprécisedesoninitiation et la loge qui le reçut demeurent incertaines. Au seul témoignage deWillermoz, il fut initié en1750 et, dès1752, il remplace leVénérablede sa logemèrepuis,en1753, il fonde,avechuitautres frères, la logede laParfaite Amitiédont il tiendra le premiermaillet pendant huit ans. En avril 1760, il est l’un desprincipaux fondateurs de la Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon, dontl’autorité sera reconnuepar laGrandeLogedeFrance.PrésidentdecetteGrandeLoge régionale en 1762, il en devient Garde des Sceaux et Archives en 1763 etexerceraofficiellementcettefonctionjusqu’àlafinde1774.Enfait,ilsemblequ’ils’ensoitassezrapidementéloigné,auvudes travauxexclusivementadministratifsdecenouvelorganismeet,sansdouteaussi,dupeudezèledesesfrèrespour lesconnaissancessecrètesqu’ilrecherchaitavidement.

Très tôt,Willermoz est en effet convaincuque les vrais secrets de lamaçonnerierésidentdanslesrituelsdeshautsgradesauxquelsilvas’adonnersansretenue.Lesstatutsde1760établissaient,auseindelaGrandeLogedesMaîtresRéguliers,uneGrande Loge Écossaise regroupant les Vénérables et les Ex-Maîtres de Loge,considéréscommeles«surveillantsde laMaçonnerie», tandisqu’unConseildesChevaliers d’Orient en gouvernait les grades supérieurs. Les loges lyonnaises enconnaissaientalorsquatreau-delàdugradedeMaître :MaîtreÉlu,MaîtreParfait,MaîtreÉcossais etChevalier d’Orient.Willermoz, dans une correspondance qu’iléchangeavecMeunierdePrécourten1761,estcependantcapablededisserteravecsonsavantcollèguedeMetzàproposdesvingt-deuxhautsgradesqu’ilpossèdeetdontplusdesixsontinconnusdesoncorrespondant.Quandcedernierluiproposede résoudre « l’Échelle mystérieuse » d’un grade ultime, présenté comme « lePrincipe,laFinetleButdenotreOrdre»,leLyonnaisnetardepasàluidémontrerqu’il peut aisément en dénouer l’énigme : c’est le « Chevalier Grand InspecteurGrand Élu », l’une des premières incarnations du thème templier dans la franc-maçonnerie.En1763(ou1765?),ilfondeunChapitredel’AigleNoirRose-Croixréservé à ses proches « désireux de connaissances relatives aux mystères del’Ordre,au-delàduchevalierd’Orient»etdontsonfrèrePierre-JacquesdevientlePrésident.Aumilieudeladécennie1760,Willermozétaitsansdouterevêtudetouslesgradesetdetouteslesdignitésquelamaçonneriedesontempspouvaitconférer.

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Cependant, en 1784, il confiera devant l’assemblée de ses frères : « ma propreexpériencem’a appris qu’on peut être ancienMaçon sans connoître beaucoup laM[açonnerie],puisquej’avaisétéMaçonpendant18ans[i.e.dec.1750àc.1768],j’avais présidé une Loge nombreuse et très-régulière dans ses travaux, et j’avaisaccumulé au moins 60 grades maçonniques, même assez rares et précieux dansdifférenssystème,avantdeconnoître lepremiermotde laMaçonnerieessentielle[…]».

Or,c’estaumoisdemai1767queWillermozrencontreeneffetceluiqu’iltiendrapour son maître, Martinès de Pasqually, propageant son Ordre des ChevaliersMaçons Élus Coëns de l’Univers. Willermoz est reçu aux premiers grades del’Ordre àVersailles, en juillet, par leGrandSouverain en personne.UneGrandeMèreLogede l’OrdreestétablieàLyon tandisqueWillermoz,devenuInspecteurgénéraldel’OrientdeLyonetGrandMaîtreduGrandTempledeFrance,étaitdéjàqualifié, dans un courrier de Martinès adressé de Bordeaux en juin 1767, de «Conducteur et Commandeur en chef des colonnes d’Orient et d’Occident de nosOrdressublimes».Entrele11etle13mai1768,ilestreçuRéau-Croix,sommetdusystème, par Bacon de la Chevalerie, Substitut Universel du Grand Souverain.MembreduSouverainTribunaldel’Ordre,ilpeutdèslorss’initierauxdélicesdelamagie cérémonielle et de la théurgie : entre le 27 et le 29 septembrede lamêmeannée, il prend ainsi part à sa première Opération d’Équinoxe mais il échoueradurablementàsaisirlesmanifestationsvisuellesetauditivessignalantlaprésencedela«Chose».

Pendant quatre ans, il s’efforce en vain d’obtenir de son maître les rituels etcatéchismesquecelui-ciprometsanscesse,toutenrésistantdumieuxqu’illepeutàses demandes de subsides. En mai 1772, avec le départ de Martinès pour Saint-Domingue, l’aventure s’interrompt mais il en reste les Leçons de Lyon (janvier1774-septembre 1776) destinées aux « Émules », auxquellesWillermoz contribueavec Du Roy d’Hauterive et Louis-Claude de Saint-Martin, longtemps secrétaireintimedePasqually,qu’il logechez luietqui rédigechezsonhôteson traitéDesErreursetdelaVérité.

3.De lamaçonnerie des templiers auRégimeÉcossaisRectifié

C’estalorsquecommençapourluil’ultimephasedesonparcoursmaçonnique:ildevaitenrésulterlaconstitutiondéfinitivedurerdontilfut,àdemultipleségards,lepremieretprincipalartisan.

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En décembre 1772, il prend ainsi personnellement contact avec les « Frères duSecret»qui,auseindelalogedeLaCandeuràStrasbourg,sesont rattachésà laStricte Observance Templière, ou Réforme de Dresde. Le 25 juillet 1774,Willermozdevientl’EquesBaptistaabEremo,desmainsdubaronWeiler(EquesaSpicaAurea),CommissaireetVisiteurspécialdel’Ordre,venud’AllemagneàLyonpourlacirconstance.LenouveauchevalierestaussitôtpromuChancelieretGardesdesArchivesduChapitreprovinciald’Auvergne.Sonblasondansl’Ordreest«unermiteaveclalancesurl’épauleenchampd’azur»,sadevise«Voxindeserto»etson cri « Verba ligant ». Il fonde aussi une loge bleue sous le nom de LaBienfaisance.C’estàcesdiverstitresqu’ilestcosignataire,le«10Xbre[décembre]1778»,desActesduConventNationaldesTroisProvincesdesGaulestenuàLyon,lequel, sous son influence, a profondément remanié les rituels etmis en cause lafiliationtemplièredel’OrdrepourcréerlaclassedesChevaliersBienfaisantsdelaCité Sainte (cbcs). À la même époque,Willermoz établit au sommet inconnu dusystèmelesdeuxclassessecrètesdeProfèsetdeGrandProfès,dontilarédigélestextes d’instruction renfermant une pure doctrine coën appliquée au symbolismemaçonnique. Il devra cependant ferrailler à ce propos avec certains adeptes, dontJosephdeMaistrequ’ildevratanceràl’occasion.

Grâce aux relations privilégiées qu’il a nouées avec Charles de Hesse-Cassel etFerdinanddeBrunswick(Braunschweig), lesdeuxplushautsdignitairesde lasot,Jean-BaptistedomineencorelapréparationduConventGénéraltenuàWilhelmsbaddu15juilletau28août1782,oùilintervientsouventetlonguementetjoueunrôlecentral quoique parfois voilé.Ony adopte pratiquement toutes ses thèses et il estchargédelarédactiondéfinitivedesrituelsdesquatregradessymboliques–cedontil s’acquittera dès 1783 pour les trois premiers, et seulement en 1809 pour lequatrième.Ce couronnement de son action est en fait son chant du cygne, car saréforme, bien qu’officiellement approuvée par le Convent, ne sera pasgénéralement adoptée en Allemagne. Il lui faudra en outre, entre 1783 et 1784,soutenirunecontroverseavecBeyerlé(LudovicusaFascia)mettantviolemmentencausesonactionàWilhelmsbad.

Denovembre1784à février1785,WillermozrésisteauxprestigesdeCagliostro,venupropager sa«Maçonnerie à l’Égyptienne»àLyon. Il auraquatreentretiensinfructueuxavecleGrandCophte.Enrevanche,àpartirde l’été1784, ilcèdeà lapassion, alors envoguedansdes cercles choisis, pour lemagnétisme animal quevientalorsd’introduireenFrancesondécouvreur,unmédecinviennoisdunomdeFranz Anton Mesmer (1734-1815). Postulant l’existence d’un fluide universelpouvant s’échanger entre les êtres vivants comme il passe entre deux aimants, etdont lebonéquilibregarantit lasanté,Mesmeravait théoriséetmisenœuvreunethérapeutiquespectaculaire,d’abordàbasede«passes»magnétiques,puisfaisant

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rapidementusagedes fameux«baquets» :enfait,descuvesrempliesd’eauetdelimailledefer,véritables«réservesmagnétiques»autourdesquelleslesdamesdelameilleuresociété,tenantd’unemainfermeunepoignéemétalliquedubaquetoula pressant contre leur sein, tombaient en « crise », victimes consentantes d’undélicieuxetapaisantmalaise…

L’Académie des sciences, dans un rapport très critique auquel avaient notammentcontribué Benjamin Franklin et Lavoisier, et les ordres du roi un peu plus tard,mettront bon ordre à ce désordre mais, pendant quatre ou cinq ans, la foliemagnétiqueavaitprospérédanscertainsmilieuxmaçonniques,notammentàLyon,etyavaitprisuntourrésolumentspiritualisteetmystique.MesmeravaitcrééunpeupartoutdesSociétésdel’Harmonie,regroupant lesdiscipleset lespraticiensdelamédecine nouvelle. L’antenne lyonnaise dumouvement, dénomméeLa Concorde,rassembla bien vite les plus zélés parmi les maçons rectifiés de la loge LaBienfaisance, au premier rang desquelsWillermoz lui-même. Lors d’une séanceeffectuée par Doyen Castellas, chanoine-comte de Saint-Jean de Lyon, sur lademoiselle Rochette, celle-ci se livre sous état hypnotique à des révélationsdélirantesàthèmemystiquequivontfascinerWillermozpendantplusieurssemainesaumilieudel’année1785etdontilétabliradecopieuxcomptesrendus.Mais,àlamêmeépoque,uneautrepythonisseretientsonattention:Marie-LouisedeMonspey,diteMmedeVallière,chanoinessedeRemiremont, lui transmetpar l’intermédiairede son frèreAlexandredeMonspey, franc-maçon trèsactif,descahierscontenantles étranges révélations d’un « Agent Inconnu » [10]. Une Société des Initiés estfondée ainsi qu’une « Loge Élue et Chérie » sans caractère maçonnique maiscomposée de frères choisis dans la loge La Bienfaisance et dont Willermoz estproclaméle«sacerdos».Danssesinstructions,l’AgentInconnusuggèrecependantqu’onmodifielemotdepassedugraded’apprentidurer,«Tubalcaïn»,pourluisubstituerceluide«Phaleg».Lechangementestofficiellementavalisé le18 juin1785 par les autorités du Régime rectifié, sur le rapport deWillermoz qui n’enmentionnerapaslasource…

Après la Révolution, Willermoz n’aura plus aucune activité maçonnique mais ildevientalorslepatriarcheduRégimerectifié.Entre1801et1808,ilcontribueparcorrespondanceàlarenaissancerectifiéedelalogedeLaTripleUnionàMarseilleet, à un moindre degré, à celle de La Bienfaisance d’Aix à partir de 1807, leurfournissant rituels et règlements. Il agit de même en 1808, mais avec bien desréticences, lorsqu’il apprend le réveil de la Province de Bourgogne et l’érectiond’unDirectoireÉcossaisdeNeustrieautourdelalogeduCentredesAmisàParisetsous lahoulettedeCambacérès,devenuofficiellementen juin1809GrandMaîtrenationalduRégimerectifiéenFrance.Willermozl’annoncele16aoûtsuivant,dansunecirculairequiestledernieracteofficieldesaviemaçonnique.Lamêmeannée,

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ilachèveleritueldeMaîtreÉcossaisdeSaint-Andrédontl’avaitchargéleConventdeWilhelmsbad:«Aprèslagrandemaladiequej’essuyai,mevoyantseuldetousceuxquiavaientparticipéàcetouvrage[…],j’osaientreprendredelefaire.»

Lalonguelettrequ’iladresseenseptembre1810àCharlesdeHesse,rapportanttoutcequ’ilfaitpourleRégimerectifiédepuisleConventdeWilhelmsbad,avaleurdetestament spirituel. Mais en 1820, Willermoz lui annonce « un refroidissementgénéral»ausujetdelamaçonneriespirituelleselonsoncœuretque,nes’étantpluslui-même occupé de rien depuis sept ou huit ans, il ne croit plus guère quequiconque puisse encore s’intéresser aux doctrines et aux secrets de la vraiemaçonnerie.

Le31décembre1822,enrédigeantsesdernièresvolontésquidisposentdesesbiensmatériels, il hésite même à livrer au feu toutes ses archives secrètes. Sur lesinstancesd’Antoine-JosephPont,sonexécuteurtestamentaire,ilenfaitcependantledépôt à ce dernier, « sans condition quelconque ». Il faudra attendre plus desoixante-dix ans pour que, parmi les premiers,Gérard Encausse (1865-1916), ditPapus, se décide à les exhumer. Elles constituent de nos jours une sourcedocumentairedepremierordrepourlaconnaissancedurer.

III.Louis-ClaudedeSaint-Martinet lavoiecardiaqueAvec Louis-Claude de Saint-Martin, troisième « Grande Lumière » du rer, c’estencore un tout autre univers que l’on aborde. Paradoxalement, s’il ne futofficiellementmembre duRégime rectifié que quelques années à peine, et sans yprendredurestedepartréellementactive,c’estcependantàtraverssapenséeetseslivres que bien souvent, notamment au xixe siècle, on a envisagé la maçonnerierectifiée dans son ensemble dans toute l’Europe : en France, en Allemagne etjusqu’àlalointaineRussie…

1.LaviesimpleduPhilosopheInconnu [11]

Né à Amboise le 18 juillet 1743, dans une famille pieuse et d’humble noblesse,Louis-ClaudedeSaint-MartinpasseàParissalicenceendroiten1762.Cesétudessuivies sans passion aucune le conduisent dans un premier temps à la charged’avocatduroiauprésidialdeTours:cetemploisanshonneursetsansprofitsquile fait juge de médiocres conflits l’expose à la tentation, qu’il avouera, de se

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suicider!Iln’ydemeurerapasplusdesixmois.

Pendantsixans,de1765à1771,ilvaalorss’engagerdanslaviemilitairesouslaprotectionduducdeChoiseul,maisuneautrevoie,sansdouteinattenduepourlui,s’ouvrirapresqueaussitôtdevantlejeunelieutenant.

Vers 1768, ses camarades officiers du régiment de Foix-Infanterie, stationné àBordeaux,dontplusieurssont familialement liésà la jeuneépousedeMartinèsdePasqually,lui-mêmeancienmilitaire,nousl’avonsvu,vontinitierSaint-Martindansl’Ordre desÉlus-Coëns. Peu après, Saint-Martin ira prendre ses quartiers d’hiverauprèsduMaître,GrandSupérieurdel’Ordreet,en1771,ilfiniraparabandonnerleservicepoursuivrela«carrière»,c’est-à-direlechemindela«réconciliation»queluidésignaitceluiqu’ilnommeratoujoursson«premiermaître».Pendantunpeu plus d’un an, il assistera ce dernier en qualité de secrétaire, prenant une partessentielleàlamiseenformeduTraitéquiresteracependantinachevé.Saint-MartinestainsitrèslogiquementreçuRéau-Croixen1772parMartinèsdePasqually,peuavantledépartdecedernierpourSaint-Domingue.

Si Louis-Claude de Saint-Martin fait partie en 1773 de ceux qui adressent unerequêteaubaronWeiler,émissairedelasot,pourinstallerenFrancelesactivitésdelamaçonnerie templière, il fera curieusement faux bond lorsque la province dited’Auvergnesera«réveillée»àLyonen1774.Saint-Martinnefigureradoncpasaupremier rang des membres français de la sot et il demeurera étranger autant auConventdeLyonde1778qu’àceluideWilhelmsbad,en1782.Enaoût1782,alorsque le Convent général se tient en Allemagne, il écrit même à l’un de sescorrespondants : « Je souhaite que tout cela produise de grands fruits,mais j’endoute ». Entre 1774 et 1784 environ, pendant une décennie cruciale pour lastructuration du rer, Saint-Martin semble donc n’avoir eu aucune activitémaçonnique.

En 1784, il ne résiste pourtant pas aux prestiges dumagnétisme animal : à Paris,Saint-Martinavaitadhéréà laSociétéde l’Harmoniedès lemoisde février.C’estparcebiaisimprévuqu’ildevaitretrouverlafranc-maçonnerieenprenantpartàlasingulièreaffairedel’AgentInconnu,déjàévoquéeplushaut.

En 1785, en effet, mystérieuses pythonisses et jeunes médiums rivalisent à Lyonpourretenirl’attentiondeWillermozetdesesamis.Àcetteoccasion,Saint-Martinexprimeson intérêtpour les révélationsde l’Agent Inconnu.On luiapprendalorsquepourêtreadmisdanslaSociétédesInitiés(la«LogeÉlueetChérie»oùétaientreçus et étudiés les cahiers de l’Agent Inconnu), il fallait êtremembre du rer auniveau le plus élevé. Saint-Martin accepte donc, pour cette unique raison, d’être

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affiliéàlaBienfaisanceetd’êtrearmécbcsenjuillet1785,souslenomd’ordredel’Equesa leonesidero. Il seramême faitProfèsetGrandProfèsenoctobrede lamêmeannée.

Toutefois, une fois de plus, Saint-Martin ne persistera pas et, s’étant détaché del’Agent Inconnu, il abandonnera aussi les loges qu’il avait au fond très peufréquentées.Si,en1788,depassageàLyon,ilconsentencoreàassisteràlamiseenœuvre d’un nouveau rituel du grade d’apprenti établi parWillermoz, et formuled’ailleurs à cette occasion des remarques critiques (il y trouve « des longueursinsupportables »), en 1790 il demandera à être rayé définitivement de tous lesregistresmaçonniquesoù,pourainsidire,iln’avaitjamaisfiguréquedenom.

C’esten1788,précisément,grâceàdesamisstrasbourgeois,queSaint-Martinavaitfaitladernièregranderencontreintellectuelleetspirituelledesavie:celledeson«deuxièmemaître»,mortdepuis longtempsmaisdont l’œuvredevraitoccupersesréflexionsetdominersonévolutionpersonnellependant lesquinzeannéesqui luirestaientencoreàvivre:JacobBoehme(1575-1624) [12].

Véritable « prince de la théosophie chrétienne », Boehme était un cordonnier deSilésie gratifié, dès 1610, d’une expérience visionnaire lui révélant l’essenceprimordiale, l’Ungrund (« sans fondement »), et un Dieu qui contempleéternellement dans la Sagesse divine (« Sophia ») le monde possible dont ilengendre ensuite magiquement l’image temporelle. Dans une suite d’ouvragesbaroques qu’enrichiront des compositions graphiques complexes et déroutantes –mais également fascinantes et suggestives –, toutes œuvres rédigées en allemandmais pourvues de titres en latin (De tribus Principiis [1619],De signatura rerum[1621], Mysterium Magnum [1623]), il évoque des thèmes qui rappellerontirrésistiblement à Saint-Martin les grands enseignements de son premier maîtreMartinès, comme la chute de Lucifer et d’Adam, ou les sept « esprits-sources »existant de toute éternité. S’il ne renie pas l’enseignement coën, la voie toutintérieure,lavisionenDieuqueproposeBoehmeestpourSaint-Martinl’occasiondeconsommersarupture,déjàlargemententamée,aveclathéurgieautantqu’aveclesinitiationscérémonielles.

Nesongeantplusdésormaisqu’à«conjoindre»sesdeuxmaîtres,Saint-Martinirajusqu’à apprendre l’allemand pour procurer les premières traductions françaisesdesœuvresdeBoehmequiparaîtrontentre1800et1809.Ilnoueraduresteàcetteoccasion une relation fructueuse avec le théosophe suisse Niklaus AntonKirchberger(1739-1799).

Aucœurde laRévolution,dans laquelleSaint-Martinvoitunévénementdivinqui

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l’exalte et le remplit d’espoir,mais qui le ruinera définitivement, un ultime éclatmarque savie : admisà l’Écolenormalealors tout récemment crééeàParis, il ysoutient une controverse retentissante avecGarat – l’une des figures de proue dumouvement des « Idéologues », ces républicains d’Ancien Régime, matérialistesconvaincus,philosophesdelaRévolution.

Aprèslapublicationdeplusd’unedouzained’œuvresmajeuresdepuis1775,livresdiversementreçusetsouventincompris,lesdernièresannéesdeSaint-Martinfurentobscures et solitaires pour celui qui avait longtemps fréquenté les salons,malgrésonpseudonymeparadoxalementtrèsconnu…

Assez solitaire et finalement méconnu, en janvier 1803, il rencontre pourtantChateaubriand. Tous deux conserveront d’ailleurs de cette étrange entrevue dessouvenirs très différents. Le 14 octobre 1803, de passage chez des amis, dans lehameaud’Aulnay,prèsdeSceaux,ilestprisd’unmalaisesoudainetmeurtquelquesheuresplustard.

Le 6 novembre suivant, le Journal desDébats publiait pour toute nécrologie cesquelques lignes : «M. deSaint-Martin, qui avait fondé en Allemagne une sectereligieuse connue sous le nom demartiniste […] s’était acquis quelque célébritépour ses opinions bizarres, son attachement aux rêveries des illuminés et soncélèbrelivreinintelligibleDeserreursetdelaVérité».

Bienmoins inconnuqu’ilne l’auraitdésiré,on levoit,Saint-Martinétaitplusquejamaisunphilosopheincompris.

2. De Saint-Martin au martinisme : une fécondepolysémie

De la singulière trajectoire terrestre du Philosophe Inconnu reste un vocable,polysémiqueà l’extrême,marquépar lacurieuseparentéphonétiqueentre lenomdeSaint-MartinetceluidesonmaîtreMartinès:le«martinisme».

L’ambiguïtédu terme,quiconfineà laconfusion,nécessiteunebrèveexplication.Cemot,queSaint-Martinutiliseralui-mêmeverslafindesaviepourqualifier,danssa correspondance, ceuxqui avaient lu ses livres sans forcément les comprendre,désigna dès le début du xixe siècle un milieu intellectuel et humain en fait trèshétérogène.

Enpremierlieu,cemots’appliquetrèstôtetasseznaturellementàladoctrinedes«

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émules»deMartinès,autantqu’àcelledesdisciplesdeSaint-Martin.Lespremierssont évidemment les Élus Coëns, dispersés en tant que tels dès la disparition duMaîtremaisdevenus,pourlaplupart,lesinstituteursdurer.Lesseconds,auxquelsdeMaistre fait précisément allusion dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, n’ontjamaisformé,duvivantdeSaint-Martin,unesociététantsoitpeuorganisée:ilfautdoncentendreparlàtousceuxqui,àdestitresdivers,connurentetapprécièrentsesœuvres,quandilspurentensaisirlesensetlaportée.Parmieux,celavasans,direnombredeCoëns,fidèlesourepentis.

Maislemot«martinisme»connutbientôtuneextensiondesens.Enparticulier,enRussie où, au sein de cénacles illuministes constitués dans la haute aristocratiecosmopolitedupays autourdeCatherine II, les spéculations ésotériquesde toutessortesfurentmarquéesparlemessagedeSaint-Martin.N’oublionspaslecaractèreuniverseldufrançaisdanslahautesociétéeuropéennedel’époque:curieusement,c’estmêmeparsestraductionsfrançaisesqueSaint-MartinfitdenouveauconnaîtreBoehme,alorslargementoublié.

Peuàpeu,onenvintànevoirlererqu’àtraversleprisme–déformantouéclairant?–nontantdeladoctrinedeMartinès,finalementpeuconnue,quedecelledeSaint-Martin,bienpluslargementdiffuséedanslescerclesérudits.Ainsi,audébutduxixesiècle,onentendaitaussipar«martinistes»lesfrancs-maçonsdurer!

Il reste naturellement un dernier sens, résolument moderne. Il réfère à l’Ordremartiniste,forméparPapus(aliasleDrGérardEncausse)vers1887-1981,àpartirdefiliationsalléguésremontantàSaint-Martinmaisenréalitétoutàfaitillusoires.Le point important reste que Papus, en créant cette paramaçonnerie – et peut-êtrecettecontre-maçonnerie?–l’avaitplacéesouslepatronagepeut-êtreabusifmaisentout cas sincère du Philosophe Inconnu. Brouillon mais passionné, Papus publianombre d’ouvrages – aux thèses souvent très discutables – en particulier surMartinès, Saint-Martin et la franc-maçonnerie en général. Il acheva sans doute detoutconfondredansl’espritdebeaucoupdelecteurs [13].

RetenonsqueSaint-Martinn’a jamaisprofondémentadhéréà la franc-maçonnerieetqu’aprèss’êtreretiréde l’ordrecoën, iln’a jamaiscréé lui-mêmeniaucunritemaçonnique,niunequelconquesociétéinitiatique.

Dansl’undesesouvragesméconnus,Monlivrevert,ilavaitbienprécisésapositionen lamatière :«Lespersonnesquiontdupenchantpour lesétablissementset lessociétés philosophiques, maçonniques et autres, lorsqu’elles en retirent quelquesheureuxfruits,sonttrèsportéesàcroirequ’ellesledoiventauxcérémoniesetàtoutl’appareil qui est en usage dans ces circonstances ; mais avant d’assurer que les

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choses sont ainsi qu’elles le pensent, il faudrait aussi avoir essayé de mettre enusage la plus grande simplicité et l’abstraction entière de ce qui est forme. Et sialorsonjouissaitdesmêmesfaveurs,neserait-onpasfondéattribuerceteffetàuneautre cause, et à se rappeler que notre grandmaître a dit : Partout où vous serezassemblésenmonnom,jeseraiaumilieudevous?».

Verslafindesavie,ildécrivaitainsicequePapusnommera,assezjoliment,«lavoiecardiaque»duPhilosopheInconnu.

À son corps défendant, peut-être, Saint-Martin a néanmoins marqué d’un sceauprofond, sinon les formes et les rituels – parfois sophistiqués à l’extrême – etl’organisation,dumoinsl’espritdurer.

Aufond,plutôtqued’opposerlavoieintimedeSaint-MartinàlalourdethéurgiedesonpremiermaîtreMartinèsainsiqu’à laméticuleuseconstructionrituelledesonamiWillermoz, c’est à les conjuguer toutes qu’il convient de s’efforcer, car cestroisapproches,quel’onpourraitjugertropdissemblablesetd’apparencesparfoispresque opposées, désignent un parcours spirituel qui conduit bien à rechercher,commeleditexpressémentl’instructionmoraledugraded’apprentidurer,«cettelumière[qui]estlepremiervêtementdel’âme.»

Notes

[1] Les notices qu’il a consacrées à ce sujet dans le Dictionnaire de la franc-maçonnerie,op.cit.,demeurentdesréférencesdepremierordre.Cf.notammentlesentrées : « Chevalier bienfaisant de la Cité sainte », « Grande Profession », «MartinèsdePasqually»,«Louis-ClaudedeSaint-Martin».[2]LesSoiréesdeSaint-Pétersbourg,xieSoirée,1821.[3]Surcepersonnage,cf.GérardvanRijnberk, ,Unthaumaturgeauxviiie siècle,MartinèsdePasqually–savie,sonœuvre,sonordre,Paris,2vol.,1935-1938rééd.Plan-de-la-Tour,Éditionsd’Aujourd’hui,1980.Cetouvragedemeurel’approchelaplusméthodiqueetlaplusdocumentéedetouslesaspectsdel’œuvreetdelaviedeMartinès,même si bien des jugements y sont contestables et quelques hypothèsesmanifestementerronées.Enattendantunouvragemodernedefondsurcesujet,onpeutconsulteravecprofitlelivredeJ.-M.Vivenza,,LeMartinisme,Grenoble,LeMercuredauphinois,2006, (Premièrepartie :«MartinèsdePasqually»p.27-47),maiségalement:MartinèsdePasqually, le théurgedeBordeaux (TexteschoisisetprésentésparSergeCaillet),Montélimar,Signatura,2009.[4]LaLogedesGrandsStewardsfutcrééeenAngleterreen1735pourrassembler

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lesOfficiersdelaGrandeLogechargéschaqueannéed’organiserleGrandFestivalannuel. Au fil des ans, cette qualité était devenue, outre-Manche, une dignitéparticulièrement recherchée. Il est toutefois peu probable qu’il se soit agi d’uneallusionàceladanslaprétenduepatentedeMartinès.[5] L’histoire de ce texte, et son destin après la mort deMartinès sont, du reste,complexes. On se référera aux travaux définitifs de R. Amadou, notamment sonintroductionauTraitédelaréintégration,Paris,RobertDumas,1974.[6]Cf.notamment:F.Secret, ,LesKabbalisteschrétiensdelaRenaissance,Paris,Dunod, 1964, (rééd. 1985) ; F. Yates, , La Philosophie occulte à l’époqueélisabéthaine(tr.fr.),Paris,Dervy,1987.[7]Ilfutofficiellementabolien1781.[8]En témoignent notammentLes Leçons de Lyon aux Élus - Coëns, un cours demartinismeauxviiiesiècleparLouis-ClaudedeSaint-Martin,Jean-JacquesDuRoyd’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz, éditées par Robert Amadou avec lacollaborationdeCatherineAmadou,Paris,Dervy,1999.[9]Malgréunpartiprisparfoisunpeusarcastiqueàl’égarddesonsujet,letravaild’A.Jolydemeurelaréférencefondamentalesurlavieetl’œuvredeWillermozetl’onpeineàlaprendreendéfaut:AliceJoly,,Unmystiquelyonnaisetlessecretsdelafranc-maçonnerie,Mâcon,Protat,1938,,reprintParis,1986,2009.[10]Surcetteaffaire, la référencedemeure le travailminutieuxd’A.JolyetetR.Amadou,,Del’AgentInconnuauPhilosopheInconnu,Paris,Denoël,1962.[11] En langue française, plus que l’ouvrage de J. Matter , (Saint-Martin, lephilosophe inconnu, Paris,Didier, 1862, , rééd. 1979, ) longtemps classiquemaisaujourd’hui dépassé à divers égards, et si l’on ne fait que mentionner celui dePapus, bâclé comme trop souvent chez cet auteur (Louis-Claude de Saint-Martin,Paris,Chacornac,1902,,rééd.1988,)maisutilepourlareproductionde50lettresinéditesduPhilosopheInconnu,onpréféreralabellesynthèsed’undesmeilleuresspécialistes : N. Jacques-Lefèvre , ,Louis de Saint-Martin, le philosophe inconnu(1743-1803):unilluministeauSiècledes lumières,Paris,Dervy,2003,Voiraussil’utileintroduction,claireetdocumentée,deJ.-M.Vivenza,,Saint-Martin,Puiseux,Pardès,«Quisuis-je?»,2003.[12]Pouruneintroductionaisée,cf.J.-M.Vivenza,,Boehme,Puiseux,Pardès,«Quisuis-je ?», 2005, et l’ouvragede fondclassiqued'A.Koyré, ,LaPhilosophie deJacobBoehme,Paris,Vrin,1929,1979.[13] En 1899, il publiera notamment un livre dont le titre est à cet égard tout unprogramme : Martinésisme, willermozisme, martinisme et franc-maçonnerie. OnpeutregretterquelasuggestionformuléejadisparR.Amadoun’aitpaseudegrandécho:réserverlemotde«martinèsisme»àladoctrineetauxpratiquesdeMartinèsdePasqually,qualifierde«saint-martinienne»lapenséepropredeSaint-Martinetn’employer le mot « martinisme » que pour la création papusienne opérée sous

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l’égide des deux précédents… et n’appliquer enfin aucun de ces vocables à lamaçonnerierectifiée!

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ChapitreV

Heursetmalheursdel'Ordrerectifié(xixe-xxesiècle) [1]

utempsdeson«Âged’or»,soitpendantladécenniequiaprécédélaRévolutionfrançaise, le rer est resté en France un système maçonnique relativementconfidentiel.Dureste,leformidableplanadoptéàLyonen1778,découpantl’OrdreenProvinces,GrandsPrieurésetPréfectures,décrivaitunréseauimpressionnantdelogesetdechapitresdontseuleuneinfimepartieexistavraiment.

I. Le Régime rectifié avant laRévolutionPournes’entenirqu’aux«TroisProvincesdeFrance»,l’Auvergne(IIeProvince),l’Occitanie (IIIe Province) et la Bourgogne (Ve Province) [2], on ne compte aumieuxqu’unedouzainedelogesbleuesayantréellementfonctionnéauxviiiesiècle.Perçucommeunsystèmemaçonniqueétranger–enl’occurrenceallemand–,lereravait dû immédiatement composer avec la puissance désormais hégémonique dupaysagemaçonnique français, leGrandOrientdeFrance,définitivementconstituésouscenomen1773.Dèslemoisdemai1776,lesDirectoiresÉcossaisdeFranceavaient donc conclu un accord avec le Grand Orient. Ce « Traité d’Union »aboutissait simplement à la reconnaissancemutuelledesdeuxpuissances, chacuned’elles « conservant respectivement et exclusivement l’administration et ladisciplinesurlesLogesdeleurRiteetdeleurRégime»:lamaçonnerierectifiée,ainsi«agrégée»àlamaçonneriefrançaisedanssonensemble,pouvaitdoncexisterlibrement.

La brillante décennie qui suivit fut marquée, on l’a déjà signalé, par deuxévénementsmajeurs.

LepremierfutleConventnationaldesGaules,tenuàLyonàlafindel’année1778.

A

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WillermozavaittestésurlesFrèresfrançaissesprojetsderéforme:atténuer,avantde l’abolir, la référence directe à l’Ordre du Temple ; étoffer les rituels,minutieusement réécrits, en leur donnant des clés ésotériques puisées dansl’enseignementdeMartinèsdePasqually,lathéurgieelle-mêmeétantrécusée;créerenfinune sortedegarde secrètede l’orthodoxieduRégime, laclassedesGrandsProfès,quimaintiendraitlapuredoctrinemartinèsisteaufaîteinconnudel’édificemaçonniquerectifié.

SileConventdesGaulesfutunrelatifsuccès,celuiquidevaitconsacrerl’extensionà l’Ordre tout entier des décisions de Lyon, leConvent général deWilhelmsbad,réuniaucoursde l’été1782, tournad’une toutautremanière.Làencore, legéniestratégique et organisateur deWillermoz parut fairemerveille : ayant gagné à sacauselesdeuxpluséminentsdignitairesdel’Ordre,leGrandMaîtregénéral,leducdeBrunswick-Lünebourg-Wolfenbüttel,etCharlesdeHesse-Cassel,ilputobtenirdevoir toutes ses thèses confirméesofficiellement par les actes duConvent, la suitemontraquerienn’étaitaussisimple…

Dans les mois qui suivirent, il eut notamment à soutenir une violente querellesuscitée par l’un des dignitaires français du Régime, Jean-Pierre Louis Beyerlé(1738-1805),Préfetdel’OrdreenLorrainesouslenomdeLudovicusafascia,quiaccusait le Lyonnais – rudement mais non sans raison, il faut le reconnaître –d’avoir manipulé le Convent, imposé la renonciation templière et insuffléclandestinementunesprit«théosophique»–entendons:martiniste…

En fait, si les rectifiés français, depuis l’origine surtout concentrés à Lyon etStrasbourg,admirentetappliquèrentdansleurensemblecesréformesqu’ilsavaienteux-mêmes voulues, il n’en fut pas du tout de même en Allemagne, berceau del’Ordre:laplupartdeslogesetdeschapitresignorèrentlargementlesdécisionsdeWilhelmsbad.BeaucoupderégionsreprirentleurindépendanceetlorsqueleducdeBrunswick mourut, en 1792, la sot allemande « maintenue » était pratiquementmoribonde.

AumomentoùlaRévolutionéclate,leRégimerectifié,àpeineachevé,nesubsisteprincipalementqu’enFranceoùildemeureenoutremarginal.

Deux autres pôles issus de la sot maintiendront cependant leur activité tout enadoptantleurvoiepropre:laSuède–etplustard,danssonorbe,leDanemark–quiaprès de nombreuses évolutions au xix e siècle produira le Système suédois,toujoursvivant denos jours et sensiblementdifférent de lamaçonnerie templièreallemandeduxixesièclemaispourtantdirectementissued’elle;leGrandPrieuréindépendantd’Helvétie,leparticularismesuisseayantjouédès1779–maisjusqu’au

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milieu du xix e siècle sa place sera marginale : l’histoire devait lui réserver lepremierrôleaudébutduxxesiècle.

II. Une fragile renaissance sousl’EmpireLe rouleau compresseur de laRévolution fit assez tôt une victime d’ampleur : lafranc-maçonnerieelle-même!Certes,dansleconfortdiscretdecertainesdemeures,dans certaines villes – les francs-maçons disent « certains orients » –, les logescontinuèrent parfois à se réunir dans un quasi-secret,mais sa façade publique, etnotammentleGrandOrientdeFrance,cessadebriller.Dèslelendemaindelaprisede la Bastille, sonAdministrateur général, le duc deMontmorency-Luxembourg,rejetondel’unedesplusanciennesfamillesdeFrance,avaitprislafuiteetquittélaFrance. Quant à son Grand Maître, le duc d’Orléans, qui avait au passagepubliquement renié la franc-maçonnerie, bien que devenu, par opportunisme, «Philippe-Égalité»,ilsubiralesaffresdu«rasoirnational»en1793…

ÀLyon,lamétropoledurer,lasituationnefutguèreplusbrillante.Willermozlui-même,d’abordclasséparmiles«patriotes»dès1789,membreduClubdesAmisdelaConstitutionetfavorableàlaConstitutioncivileduClergé,deviendrauntempssuspectpendantlaTerreurlyonnaiseetsetrouveracontraintdequitterlavilleentrefévrieretoctobre1794.AprèslesiègedeLyon,lorsdelarépressionquis’ensuivit,certainsdesesplusprochescompagnons,commeMillanoisousonfrèreAntoine,serontexécutés.C’estlererdanssonentierquiensortaitdécapité.

Autermed’unedécennieoùlaFranceavaitbasculédansunmondenouveau,lererétaitdécimé.Willermoz,approchantles70ans–unâgeplusquevénérableensontemps–,seretrouveraàpeuprèsseul.

Sous l’Empire, quelques loges rectifiéesvont effectuer unbref réveil, commeLaTripleUnionàMarseilleouLaBienfaisanceàAix-en-Provence,tandisqu’unautrefoyerluirafaiblementencoreàBesançon.UnDirectoireÉcossaisdeNeustrieseramêmeconstituéen1808,autourdelalogerectifiéeparisienneLeCentredesAmis,souslahoulettedeCambacérès,GrandMaîtredetouslesOrdresmaçonniquessousl’Empire.Mais en 1820, dans une lettre adressée à Charles de Hesse,Willermozannonce«unrefroidissementgénéral»ausujetdelamaçonneriespirituelleselonsoncœuretque,nes’étantpluslui-mêmeoccupéderiendepuisseptouhuitans,ilne croit plusguèrequequiconquepuisse encore s’intéresser auxdoctrines et aux

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secretsdelavraiemaçonnerie.Àlamêmeépoque,onnecompteplusguèrequ’unetrentainedecbcsenFrance…

Lorsquelepatriarchemouruten1824–à94ans!–,onauraitpupenserquelabelleaventurecommencéeunecinquantained’annéesplustôtétaitterminée.

III. De l’intermède suisse à larenaissancefrançaiseMais la flamme rectifiée ne devait pourtant pas complètement s’éteindre. Leshasardsdel’histoiredevaientconfieràlaSuissel’improbablemissiond’enassurerlatransmissionjusqu’ànosjours.

LeGrandPrieuréd’Helvétie,devenuindépendanten1779,seulsurvivantdelav eProvince de l’Ordre, menait une vie minimale à Zürich, mais, au moins, ildemeurait vivant. Dans la première moitié du siècle, certaine activité rectifiéeexistaitencore–commeàl’UniondesCœursdeGenèveouModestiacumLibertatedeZürich–mais, lorsdelacréationdelaGrandeLogesuisseAlpinaen1844, leGrandPrieuréabdiquatoussesdroitssurelles.Oncrutqu’ilallaitlui-mêmeentrerdéfinitivement en sommeil : pendant de longues années l’Ordre intérieur nefonctionnaplusvraiment.

Toutefois,en1882, lecentenaireduConventdeWilhelmsbadfutcélébréàpeudefraismaisavecuncertainéclatsouslaprésidenced’ÉdouardHumbert,alorsPréfetde l’Ordre à Genève. En octobre 1885, Zürich en tira les conséquences : siègeprioraldepuis1776 [3],leDirectoirealémaniqueremitsesdroitsàGenève.Autourdes maigres effectifs qui subsistaient, l’Ordre reprit une marche peu assurée.L’étape suivante, par une singulière pirouette de l’histoire, devait le ramener enFrance.

IV.Leretourdureretlacréationd’uneobédience«régulière»(1910-1913)Deuxhommesontjouéunrôlecentraldansceretourimprévu.

LepremierfutÉdouarddeRibaucourt(1865-1936).Chirurgien-dentisteéclectique,

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philosophe, biologiste,médecin, plusieurs fois docteur enSuisse et enSorbonne,ÉdouarddeRibaucourtétaitissud’unevieillefamilleprotestantedesouchepicarde.

Initié en1896dans la logeLesAmisdesAllobroges duGrandOrient, il diraplustardavoirétéheurté,peudetempsaprèssoninitiation,d’entendredanssalogeundiscoursfaisantallusionau«nomméDieu»:unclassiquedeslogesàcetteépoque.

Sarencontreaveclesecondacteurdelarenaissancerectifiéeduxxesiècle,CamilleSavoire(1869-1951),devaitluipermettrederéalisersondesseinmaçonnique.

Savoireétait luiaussiunhommedecultureetd’envergure.Provenantd’unmilieutrès simple, il était devenu un médecin écouté, fortement impliqué dans la luttecontrelatuberculoseetinternationalementreconnuencedomaine.

En1892,ilavaitétéinitiédansunatelierdelaGrandeLogeSymboliqueÉcossaise,fractionprogressisteduSuprêmeConseildeFrance,maisdès1893ils’étaitaffiliéauGrandOrientdeFrance.Aufildesans,ilengravira,commeRibaucourtdesoncôté,l’échelledeshautsgrades.

Pourquoicesdeuxhommeseurent-ilsl’idéedeselancerdansl’aventurequidevaitaboutiraurétablissementdurer?Vingtansplustard,Savoirealivréquelquesclés.Évoquantlepetitgroupedecesrefondateursdontilavaitfaitpartie,ilprécise:«Ilsont cru opportun de créer dans notre pays, au sein des Obédiences régulièresexistantes, un groupement maçonnique ayant avec les diverses Obédiencesétrangères des relations étroites susceptibles de créer entre ces dernières et lamaçonnerie française, jusqu’ici tenue à l’écart, un trait d’union qui leur a parunécessaire dans les circonstances et contingences mondiales actuelles. […] C’estpourquoi, tous unis dans une même pensée, [ils] ont créé un foyer maçonniquequ’ilsentendentsoustraireàtouteinfluencepolitique,tenirrigoureusementàl’écartdesdiscussionsdespartispolitiquesoudesclanssociaux[…].Cefaisant,ilsontcrupouvoirretenirauseindelaFranc-MaçonnerieenFrancedesFrèresdésireuxpources raisons de s’en écarter et attirer les éléments intellectuels ou sociaux que lanature des travaux, les tendances politiques ou sociales de certains milieuxmaçonniqueséloignent.» [4]

Rompreuncertainisolementinternational [5]etrenonceràl’activismepolitiquequicaractérisait toute lamaçonneriefrançaisedeleurépoque, tenterenfindejeter lesbasesd’uneéliteintellectuelleethumaineauseindesloges:telsfurentlesbutsques’assignèrentSavoire,Ribaucourtetleursamis.

Or,enraisondesracinesprotestantesetgenevoisesdeRibaucourt,d’unepart,etdes

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nombreuses relations maçonniques que nouait Savoire à l’occasion de sesparticipationsfréquentesàdescongrèsmédicauxàtraversl’Europe,d’autrepart,lasolutiondevaits’imposerd’elle-même:lerer,reclusenSuissedepuislexixesièclemais d’origine française, maçonnerie « sage », d’inspiration chrétienne trèstolérante, pratiquée dans une Obédience – la Grande Loge Suisse Alpina – quijouissait d’une large reconnaissance internationale, était à l’évidence leRite idéalpourmeneràbienleurprojet.DescontactsfurentaisémentétablisaveclesautoritésduGrandPrieuréd’Helvétieet,le9juin1910,SavoireetRibaucourt,encompagniede Gustave Bastard, furent reçus cbcs  [6]. De retour à Paris, ils fondèrent, dèsoctobre1910,ouplutôtréveillèrentauseinduGrandOrient,lalogeLeCentredesAmis,dernièrelogerectifiéeparisienneenactivitéauxixesiècle.Àcetteoccasionenfin, en avril 1911, un Traité d’Alliance et d’Amitié fut même conclu entre leGrandOrientdeFranceetleDirectoireÉcossaisRectifiéd’Helvétie.

Apparemment,lesrefondateursdurerenFranceavaientatteinttousleursobjectifs.Ilsdurentcependantbienvitedéchanter…En1913,desdifficultéss’élevèrentavecleGrandOrient de France à propos des rituels du 4e grade que devait utiliser lalogeécossaiseLeCentredesAmis.De laquerellequi s’ensuivit devait résulter lacréation imprévued’unenouvelleobédience, régulièreet reconnuepar laGrandeLogeUnied’Angleterre [7].Ribaucourt,quidevaitenêtrelepremierGrandMaître,n’avaitsansdoutejamaissongéàunetelleissue.Surcepoint,ilsesépareradurestedeSavoire,lequelresteralongtempsfidèleauGrandOrient.

L’essentieldelacontroverseportaitsurletextedesprièresquisontdites,danslesrituelsrectifiés,lorsdel’ouvertureetleclôturedelaloge.Dansunpremiertemps,Ribaucourt avait accepté une réécriture qui leur substituait une « invocation »présentant « l’admirable formule » du Grand Architecte de l’Univers comme untermedésuet, certes,maisappartenant à l’histoireduRégimeet exprimant surtoutuneaspirationmoraleélevée.Maisfinalement,mêmecesconcessionsfurentjugéesabusives.LorsduConventduGrandOrientdeFrancede1913,Ribaucourtprotestacontre lesmutilations qu’on imposait, par une sorte d’intolérance à rebours, auxtextesrectifiés.Ilnefutpassuivi.

Quelquesjoursplustard,avecunebonnepartiedesFrèresduCentredesAmis,ilsemettaitenrapportavecLondresetcréaitlaGrandeLogenationaleindépendanteetrégulière pour la France et les colonies françaises [8]. À peine revenu dans sonberceaud’origine,lererétaitdéjàdiviséenFrance!

V.LererenFrancede1913ànosjours

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Ilserait longetfastidieuxdenarrer touslesdétailsdel’histoiredurerdansnotrepaysaucoursdusiècleécoulé:cette«deuxièmevie»durerenFrancenefutpasmoinsricheenévénements–pasnécessairementglorieux–quene l’avaitétésonpremierâge,auxviiiesiècle!Onseborneraiciàenretracerlesgrandeslignes.

Jusqu’en1935,leRégimes’organisaenFranceautourdedeuxpôles.

Enpremier lieuà laGrandeLogerégulièrefondéeparRibaucourtoù,cependant,du fait d’un afflux de maçons anglais travaillant selon le rite anglo-saxon («Emulation Working »), le rer devint en fait minoritaire – comme le furentlongtempslescitoyensfrançaiseux-mêmesdansuneobédiencequecesdétracteursappelaient,avantlaguerre,la«GrandeLogeanglaisedeFrance».Unelogedu4egrade, dite « Loge générale écossaise Rénovation », fut toutefois créée dans cecadreen1920maisneprospéraguère.

Ensecondlieu,auGrandOrientoùdesFrèreschoisirentdemaintenirlaflammedurertoutenacceptantunerévisionsignificativedesrituels.

Pendant une vingtaine d’années, le rer n’eut cependant qu’un développement trèslimitéetdemeuratrèsmarginaletsurtoutméconnu.

LacontrainteimportantequibridaittoutnouvelessorduRégimetenaitnotammentau fait qu’il n’existait enFrance aucune structure habilitée à armer des cbcs : lesquelques Français qui le furent avant 1935 durent ainsi recevoir leur grade deGenève.

L’initiative revint une fois de plus à Camille Savoire. Devenu entre-tempsGrandCommandeurduGrandCollègedesRites,l’organismerégissantleshautsgradesduGrandOrientdeFrance,etayantmisenplace,auseindeceGrandCollège,une«sectionrectifiée»,ilpritfinalementladécisionderompreavecsonobédienceetdecréer, en accord avec le Grand Prieuré d’Helvétie, un organisme de l’OrdreIntérieur indépendant et propre à la France. C’est ainsi que le 23 mars 1935, àNeuilly-Acacias,unlieumaçonniquebienconnuenrégionparisienne,enprésencededignitairesgenevoisetd’ÉdouarddeRibaucourtlui-même,ancienGrandMaîtredelaGrandeLogerégulièrequiavaitprisquelquedistanceaveccettedernière,futfondéleGrandPrieurédesGaulesavecàsatêteCamilleSavoire.

Bienvite, il fallutorganiser,endehorsdeL’Ordre Intérieur, le regroupementdesloges bleues rectifiées – une grosse demi-douzaine – qui se placèrent sous sonobédience:ainsifutcrééelaGrandeLogerectifiéedeFranceen1936.Untroisièmefoyer d’activité du rer s’était donc constitué en France : relativement le plus

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important– il n’y avait alorsqu’une loge rectifiée à laGrandeLoge régulière etbientôtdeuxauGrandOrient!–maistoujourschétif.Enfait,enpeudetemps,cetteGrandeLogesedéfitetlesquelqueslogesquilacomposaienttrouvèrentunrefugeinattenduauseindelaGrandeLogedeFrance–solutionapparemmentsansavenir.

Laguerreallaitbientôtétendresonmanteaudenuitsurtoutelafranc-maçonnerie.

ÀlaLibération,alorsquelamaçonneriesereconstruisaitdifficilement,lasituationdurerétaitdéplorablementprécaire.Lagénérationdesfondateursdisparaissant,desrassemblements purent s’opérer : ainsi, en 1958, les restes de la Grande Logerectifiée deFrance s’agrégèrent à laGrandeLoge régulière, tandis que leGrandPrieurédesGaulespassaitaveccettedernièreunaccordderecrutementexclusif.

Cettesimplificationapparentes’annonçaitpourtantaumilieud’autresruptures:en1958, lassésd’êtreminoritairesetbrimésauseinde laglnf, ungrandnombredeFrèresrectifiésdecetteobédiencelaquittèrent,entraînéspardesmaçonséminentscommePierreFano,VincentPlanqueetPierreMassiou,avecleconcoursdePierrede Ribaucourt, le fils d’Édouard disparu vingt ans plus tôt. Ils fondèrent ce quidevait s’appelerpendantun temps laGrandeLogenationale française–Opéraet,depuis 1982, la Grande Loge traditionnelle et symbolique – Opéra (gltso).L’innovation était de taille : pour la première fois depuis le xix e siècle, uneobédience,promise enquelques années àundéveloppementnotable, était presqueuniquement dédiée au rer. Il en résulta naturellement la création d’un nouveauGrandPrieuré:leGrandPrieurédeFrance [9].CefutenréalitélevrairedémarrageduRitedepuissaréintroductionenFranceen1910.

Dix ans plus tard, sous l’impulsion du grand érudit maçonnique René Guilly-Désaguliers qui joua pendant trente ans un rôlemajeur dans la redécouverte dessourcesdurer,troislogesquittèrentlagltsopourcréerlaLogenationalefrançaise(lnf), où la présence rectifiée demeure significative. Parallèlement, un GrandPrieuréIndépendantdesGaules,recrutantdansdiversmilieuxobédientiels,avaitvulejouren1967:en1988,ildonneranaissanceàlafédérationdesGrandsPrieurésunisdesTroisProvinces,quiregroupeaujourd’huicinqGrandsPrieurés,dontunsurleterritoirebelge.

DucôtéduGrandOrient,leslogesrectifiéesontdenouveauprospérésansentraves,et la réforme du Grand Collège des Rites, opérée en 1998, a permisl’individualisation du Grand Prieuré indépendant de France, reprenant au GrandOrientlefilpartiellementinterrompuen1935.

Parmilesmouvancesrectifiéesdequelqueimportance,ilfautégalementsignalerle

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GrandPrieuréRéforméetRectifiéd’Occitanie,crééen1995pardescbcsissusduGrandPrieurédesGaules.

Enfin,en2001,desFrèresrectifiésdelaglnfdécidèrentàleurtourdelaquitter,etleGrandPrieurédesGaulesrepritsonindépendance: ilaplacésoussonautoritédeslogesbleuesquinesont,audemeurant,pastoutesrectifiées.Desoncôté,laglnfestaujourd’huidemeuréeenrelationavecunnouvelorganisme:leGrandPrieurérectifiérégulierdeFrance.

Pourêtrecomplet,mentionnonslatransmission,aucoursdesannéesrécentes,desgradesdel’OrdreIntérieuràdesSœursdelaGrandeLogeFémininedeFranceetlaformation en 2007 d’unGrand Prieuré féminin de France, souché sur une demi-douzainedelogesbleuesrectifiées.UnprojetdemêmenaturesedessineaussiàlaGrandeLogemixtedeFrance.

Àl’aubeduiiiemillénaire,jamaisdanssonhistoirelerern’aeudeseffectifsaussinombreux en France : on peut sans doute estimer à environ 8 000 le nombre deFrères–etdeSœurs!–quis’enréclament.

Jamais non plus il n’a été si divers. Le temps ayant passé, les conceptionsphilosophiques et religieuses ayant évolué, plusieurs approches du rer sontdésormaisproposées.Aulieudesedéchirer,commeellesontpulefaireaudébutduxxesiècle,ellesparaissentaujourd’huisetolérermutuellement.L’avenirdirasiun«œcuménismerectifié»estpossible.

Lererestparadoxalement,enFrance,unRitejeune.Sisagenèseestaccomplie, ilreste à le faire vivre. Son histoire, elle, n’est pas achevéemais reste largement àécrire.

Notes

[1] Rappelons que la somme, copieuse et touffue, mais toujours indépassablemalgré ses partis pris parfois irritants, sur l’histoire générale du rer, demeure letravailimposantdeR.LeForestier,,LaFranc-Maçonnerietemplièreetoccultisteauxxviiieetxixesiècles,Paris,Aubier,1970,reprint1987,2vol..[2] Pour cette dernière, ses limites dépassaient le cadre national puisqu’elless’étendaientauxPays-Basautrichiens(laBelgiqueactuelle)etàl’Helvétie.[3]Enfait,ils’agissaitàl’origined’un«sous-prieuré»delasot.[4]Regardssurlestemplesdelafranc-maçonnerie,Paris,LesÉditionsInitiatiques,

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1935.[5]SurtoutdepuisladécisionduGrandOrienten1877,renonçantàl’obligationdecroire en Dieu, qui avait entraîné la cessation presque complète de nombreusesrelationsmaçonniquesinternationalesaveclaFrance.[6] Par « équivalence » avec leur 33e degré du Rite Écossais Ancien et Accepté(reaa),selonuneinterprétationpousséedesaccordsprécédemmentconclusentreleGrand Prieuré d’Helvétie et le Suprême Conseil de Suisse du reaa (d’autant quedeuxdesrécipiendairesn’avaientmêmepasatteintcegrade…).[7] Il n’entre pas dans le cadre de ce « Que sais-je ? » d’en retracer toutes lespéripéties. On pourra utilement consulter : J.Murat, , LaGrande Loge nationalefrançaise,Paris,puf,«Quesais-je?»,n°3742,2009.[8]DevenuelaGrandeLogenationalefrançaise(glnf)en1948.[9]Dontlaréorganisationadonnénaissance,en1994,àlaProvinced’Auvergne.

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SecondePartie-Structures,pratiques,doctrine

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ChapitreVI

LadoublestructureduRégimeÉcossaisRectifié

I.Uneculturedel’ambiguïté’équivoqueetledoublesenssontl’apanagedelamaçonnerierectifiéedepuisson

premieressor.Cethéritageluivientendroitelignedelasot.

En effet, nous l’avons vu, les « loges réunies et rectifiées selon la réforme deDresde », sous les apparences convenues et rassurantes d’une franc-maçonnerieclassique, préparaient en fait le candidat à découvrir, le jour venu, qu’il était enréalitéentrédansl’OrdreduTemple.Lepointnodaloùs’articulaitcette«révélation»était le4egrade,dit«Écossaisvert»,dont les rituelsnoussontparvenus.Onyannonçait au candidat qu’il allait être délivré « du joug de la maçonneriesymbolique» etque l’Ordre allait paraître à luidans toute savérité.Admis enfindans«l’Intérieur»,dontlegraded’Écossaisfaisaitalorspartie,ilpouvaitavancerverslachevalerieduTemple.

Cettedissimulationprovisoireduvraibutdel’Ordreavaitdesconséquencessurlesstructuresoudumoinssurleurprésentation.L’expression«l’Intérieur»–làoùsetenaitlevraipouvoirdel’Ordre–n’étaitpasunvainmot:iln’étaitpasconnudel’extérieur.

En1778,auConventdeLyon,lesFrançaisentreprirentderevoirl’organisationdel’Ordre. On se souvient qu’ils y avaient été incités par au moins deux sortes demotifs:

en premier lieu, remettre en cause la question de la filiation templière, tropdouteuseetsurtouttropembarrassante,voirecompromettanteenFrance;

en second lieu, mettre au net les relations entre les Frères, les Loges et lesSupérieursde l’Ordre, pourpasserd’une culture aristocratique etmilitaire–

L

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celledesfondateursallemands–àunecultureplusspécifiquementmaçonniqueetcommunautaire–onoseàpeinedire«démocratique»–convenantmieuxàunebranchefrançaisesurtoutcomposéed’honnêtesbourgeois.

Or,surcesdeuxpoints,leConventdesGaulesneputadopterdesolutiontranchée.On ne renonça pas entièrement aux liens avec l’Ordre du Temple [1] et l’on sebornaàchangerladénominationdesclasseschevaleresquesaprèsenavoirréécritlesrituels:c’estlanaissancedesChevaliersbienfaisantsdelaCitéSainte.

D’autrepart,s’agissantdelanaturedupouvoirexercéauseindel’organisation,leTitre IV («Dugouvernementdegénéral l’Ordre») en sonarticle1 («Naturedugouvernement »), leCode général des cbcs est éloquent par son habileté : « LeGouvernementdel’Ordreestaristocratique,lesChefsnesontquelesPrésidentsdesChapitresrespectifs.LeGrandMaîtregénéralnepeutrienentreprendresanslesavisdes Provinciaux. Le Maître provincial sans celui des Prieurs et des Préfets, lesPréfets sans celui des Commandeurs et ceux-ci sans en avoir conféré avec lesChevaliersde leurdistrict.Tous lesPrésidentsd’assemblées,Maîtresprovinciaux,grandsPrieursetPréfetsonttoujoursledroitaprèsl’exposédelamatièrefaitparleChancelier,la1revoixconsultativeetladernièredélibérative.»

Onmesuretouteslesressourcesdialectiquesdesrédacteursdecepetitchef-d’œuvred’équivoque.Onexpliquebenoîtementquelecaractère«aristocratique»del’Ordresignifie avant tout qu’il n’est en aucun cas monarchique. C’est bien sur cettealternativequel’onfaiticipeserl’opposition,etnonsurl’alternativedémocratiquequi, sans être mentionnée explicitement, remporte clairement la préférence desbourgeois lyonnais.Ce sont cesmêmeshommes, audemeurant, qui dès l’origineavaientdéjàdiscutédesobligationsfinancièresenversl’Ordreaveclamêmeardeurquelorsqu’ilsmarchandaientl’impôtdûauRoideFrance.

Sans vouloir ironiser, on pourrait dire que c’est là un trait typiquement rectifié :s’exprimerparantiphrase…

II.LesstructuresoriginellesduRégimeLesdeuxtextesfondamentauxadoptésen1778ensontuneparfaiteillustration [2].

LeCodemaçonniquedeslogesréuniesetrectifiéesexposel’organisationgénéralede la partie maçonnique du Régime : aucune allusion n’y est faite à l’Ordreintérieur.

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Le rer se compose donc, selon ce document, de quatre grades – car le grade deMaître Écossais avait été retranché de l’Intérieur et rendu « ostensible », commen’importe quel grade maçonnique à cette époque. Notons dès à présent cetteparticularitédurersurlaquellenousreviendronsdanslechapitresuivant:c’estunsystèmemaçonniquecomposédequatregradessymboliques.

L’organisation du Régime, si elle fait place à quelques dénominations alors peuusitées, demeure assez classique quoique très hiérarchisée. L’ensemble est placésousl’autoritéd’unGrandMaîtregénéraletdeGrandsMaîtresnationauxprésidantchacununGrandDirectoirenational.Ondistingueenfaitquatreéchelonsessentiels:

lesgrandsDirectoiresprovinciaux, laFrancecomprenanttroisProvinces,auxlimites redéfinies par laMatricule nouvelle des provinces françaises adoptéeparlaConvent.DeuxdecesProvincesluisontpropres(laIIedited’Auvergnedont le siègeestLyon, et la IIIe dited’Occitaniedont le siègeestBordeaux),uneautre(laVe,deBourgogne,dontlesiègeestàStrasbourg)s’étendantauxPays-Basautrichiens(l’actuelleBelgique)etàl’Helvétie;

lesDirectoiresÉcossais aunombrede troisparProvince et dont les ressortsgéographiquessontégalementclairementstipulésparlaMatricule.C’estàeuxqu’ilrevientdeconstitueretderégirleslogesdeleurdistrict.IlscomprennentunPrésident,leVisiteurdudistrictetunChancelier,tousinamovibles;

les Grandes Loges Écossaises établies dans chaque district, comprenantnotamment des Députés-Maîtres, dignitaires inamovibles, nommés par laGrande Loge écossaise et chargés d’inspecter les Loges de leurarrondissementparticulier;

les loges réunies et rectifiées elles-mêmes, chacune dirigée par sonComitéécossais composé exclusivement de tous les Maîtres écossais de la loge etprésidéparleVénérable-Maîtrechoisiparmieux.

LeCodegénéraldes règlementsde l’Ordredescbcs, deuxième texte fondamental,semble décrire toute cette organisation selon lemême plan, mais avec une autreterminologie, commes’il s’agissait de tout autre chose : il y a ainsi troisGrandsPrieurés dans chacune des neuf Provinces. Chaque Grand Prieuré comprend sixPréfectures. Pour constituer une Préfecture, il faut aumoins troisCommanderiesquisontlescellulesdebasedel’Ordre,rassemblantlescbcsprésentsdansunlieugéographiquedonné.

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C’estalorsquel’onpeutleverl’équivoquedecette«doublestructure».Ilexisteeneffetdeséquivalencestacitesmaisparfaitesentrelesdeuxsystèmes:

uneProvincecorrespondàunGrandDirectoireprovincial;

unGrandPrieurés’identifieàunDirectoireÉcossais;

unePréfectureéquivautàuneGrandeLogeÉcossaise.

Seule laCommanderie, cellule de base de l’Ordre des cbcs telle que définie plushaut,n’apasdestrictéquivalent«maçonnique».Encoreunefois,ilnes’agitpasicidedeuxorganismesidentiquesetparallèlesmaisd’unseuletmêmeédificequalifiédefaçondifférenteselonlepointdevuequel’onadopte.IlenvademêmepourlesdignitairesduRégime:ilfautainsiretenirquelePrésidentd’unGrandDirectoireÉcossais n’est autre qu’un Grand Prieur et que le Président d’une Grande LogeÉcossaise [3]estenréalitéunPréfet.QuantauxDéputés-Maîtresdesloges,cesont,dans l’Ordre intérieur, des Commandeurs : s’ils président naturellement à leurCommanderie,leurautoritésurleslogesdontilssontàlafoislesinspecteursetlesdéputés,n’estpasmoindre.Les textesprécisentmême:«ChaqueLogeluiadjointtouslestroisansunVénérablepourlagouvernersoussonautorité»…

CettedispositioninitialeduRégime–etlemot«Régime»prendicitoutsonsens–permetdecomprendreaumoinsdeuxchoses.

Premièrement, lecaractèreprofondémenthiérarchiquedurer–cequineveutpasdireautoritaireoudespotique–étaitl’undespointsquiavaientd’embléeséduitlespremiers rectifiés français. Le rer, plus généralement, a hérité de cette imaged’ordre, de netteté dans son organisation. Il s’y trouve, en quelque sorte, une «tentationpyramidale»quipeutcertesdonnerlevertigeetmêmeégarer,maisquiestaussifaitepoursuggérerquelesystème–danssonensemble,priscommeuntoutquesesstructuressuggèrent,précisément–possèdeunsensprofondetunique.

Il faut cependant noter que cette organisation impressionnante ne fut jamaispleinementmiseenplace.Certes,lesprincipauxdignitairesfurentdésignésmaislesmaigrestroupesdurer,auxviiiesiècle,luidonnèrentunpeul’aspectd’une«arméemexicaine»oùdenombreuxFrèresétaientrevêtusdemultiplesdignités.Enoutre,laMatricule décrit un réseau européen parfaitement illusoire. Même en France,jamaiscefantastiquepuzzlenefutrempli,mêmeaudixième… [4]

Ledeuxièmepointconcernel’histoirepostérieuredurer.Aprèssonéclipseduxixesiècle,lorsdelareconstitutionfrançaisedesannées1910,ileutd’embléedumalà

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trouver sa place. Depuis le début du xixe, en effet, une sorte de dogme s’étaitimposée,aussibienenAngleterrequ’enFrance,tendantàséparernettementgradesbleusethautsgrades,aupointmêmedeneparlerdecesderniersqu’avecd’infiniesprécautions,avecunpeudecrainte,commedequelquechosedepresqueincongru.

Or, telle n’était pas l’esprit de la franc-maçonnerie au xviiie siècle, où tous lesgradesétaient«ostensibles»etportéscommetelsdanslaloge,enuntempsoù,dureste,lestroisgradesbleusétaientgénéralementconsidéréscommeétantsansréelintérêt [5].

Silasot,puislepremierrer,«masquaient»l’Ordreintérieursousdesartificesdeterminologie,cen’étaitpasdutoutdansl’optiquemoderne,maisuniquementparceque lebut templierdevait rester, sinon secret,dumoinsdiscret.Pourautant, ilnes’agissait nullement, à leurs yeux, de séparer les loges symboliques de l’Ordrechevaleresque.Bien au contraire, la «double structure»de l’Ordrepermettait enfait,sansqu’onlesûtvraiment,deplacerleslogesbleuessouslegouvernementdedignitairesnommésparl’Ordreintérieur!

Au xxe siècle, les standards de la vie maçonnique n’autorisaient plus de telsmontages.D’oùladiversitédessolutionsadoptéesdepuislors.

III. Unité fraternelle et diversitéd’organisationdurerSans entrer dans le détail, on doit au moins souligner les deux principauxproblèmesposésparl’organisationdesdifférentsgradesdel’Ordre.

Lepremierproblèmeconcerne laplacedugradeMaître écossaisdeSaint-André,réputé « grade symbolique », alors que l’universelle pratique de la franc-maçonnerieestdequalifierainsilestroispremiersgrades(Apprenti,Compagnon,Maître)eteuxseuls.Leparadoxedurern’estpourtanticiqu’apparent.

Ils’estposétrèstôt,dansl’histoiremaçonnique,cequel’onpourraitappelerun«problème du 4e grade ». Pour aller à l’essentiel, ce problème a été ouvert, enquelquesorte,parlabéancesymboliquequelaissaitlegradedeMaître:puisquelessecrets«originels»duMaîtremaçonavaientétéperduslorsdelamortd’Hiram,ilfallaittôtoutardimaginerunmoyendelesretrouver…

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Ainsi,parexemple,danslatraditionanglo-saxonne,legradedel’ArcRoyal(RoyalArch) remplit cette fonction. Or, ce grade a lui-même été, tout au long du xviiiesiècle,l’objetd’unelonguepolémiqueentredeuxGrandesLogesanglaisesrivales,celledesAnciensquiconsidéraitce4egradecomme«laracine,lecœuretlamœllede la franc-maçonnerie », par conséquent indissolublement attaché au grade deMaître,etcelledesModernesquiaffectaitdel’ignorer.Lasolutionadoptéeparlamaçonnerieanglaise,lorsdel’uniondesdeuxGrandesLoges,en1813,enditlongsurladifficultépersistanteàtrouveruneformulationcompréhensibleetàrésoudrecette équation apparemment insoluble. En effet, on peut lire, dans lesArticles del’Union : « La franc-maçonnerie pure et ancienne consiste en trois grades et pasdavantage, à savoir ceuxd’ApprentiEntré,deCompagnonduMétieretdeMaîtreMaçon,ycomprisl’OrdreSuprêmeduSaintArcRoyaldeJérusalem.»Comprennequipourra…

Mais, en France également, et ce dès les années 1740, les premiers hauts gradesn’ont eu pour ambition que de compléter et achever, si l’on peut dire, la légended’Hiram : soit pour venger sa mort (grades d’Élus), soit pour lui rendre unhommageposthume(Maîtreirlandais),soitpourleremplacer(Maîtreécossaisdes3JJJ),soitenfinpourpermettreauMaîtrededécouvrirenfin«laparoleperdue»:ce sont notamment tous les Écossais de la Voûte qui vont connaître un fabuleuxdestindès1745environ.

Or,legradedeMaîtreécossaisdeSaint-André,dontlecontenuseraexaminéplusloin,ahéritédetoutescestentativesetilenaconservélatrace.

Danslecontextemoderne,cegraderectifié«inclassable»asuscitéauxObédiencessymboliques (gouvernant les trois premiers grades) des difficultés d’autant plusgrandesque,danslatraditionfondatricedurer,cesontlesMaîtresécossais,etnonlesMaîtres«ordinaires»,quirégissentetadministrentleslogesparleur«Comitéécossais»,lequelestprésidéparleVénérableMaîtreobligatoirementissudeleursrangs–sansoublierlefait,symboliqueetlourddeconséquences,qu’auxviiiesièclelesMaîtresécossaisportaientmêmeenlogebleuelesdécorsdeleurgrade,usagequidenosjoursapparaîtraitàbeaucoupdefrancs-maçonscommelatransgressiond’unvéritabletabou!

Lasolutionquiconsisteàintégrerpurementetsimplementle4egraderectifiésousl’égide d’uneGrandeLoge n’a donc presque jamais été durablement retenue, carpratiquementingérable.

Ilenestrésultéqueconcrètement,soit legradeestadministrépardesorganismesindépendants, intermédiaires (Directoires Écossais de Saint-André), liés par des

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conventionsàuneGrandeLogeetd’autrepartàunGrandPrieuré,soitencore,etcelasemblelatendancelourdedesannéesrécentes,ilestplacésouslatutelledirectedel’Ordreintérieur.Ildevientalorstrèssemblable,danssagestionadministrative,sil’onpeuts’exprimerainsi,àunhautgradeclassique,commeilenexistedanstouslesRites.

Lesecondproblèmerelatifau4egradeestdureste liéàcedernierpoint.Quellesque soient les solutions retenues, la préoccupation du rer doit être de maintenir,autantquefairesepeut,l’unitéspirituelleduRégimeetdebienmettreenreliefsaperspectiveascendanteetleliensignifiantquiunittousseséchelons.Laséparationde nature qui existe entre la partiemaçonnique (incluant le 4e grade) et la partiechevaleresque(l’Ordreintérieur)nedoitpasromprepourautantlacirculationdesenseignements et des symbolesduhaut enbasde cette échelle.C’est peut-être, dureste,enpartiepourcelaquelereracrééauxviiiesièclelaclasse,sinonsecrètedumoins«invisible»,desGrandsProfès,nousyreviendronsplusloin [6].

Enfin, malgré des organigrammes parfois assez dissemblables, les différentesmouvances rectifiéesquiexistentaujourd’huienFranceontàcœurdeprivilégierun œcuménisme du Régime, à travers ses composantes désormais multiples. Lerapprochementfraternelopéréparplusieursd’entreellesen2008estàcetégarduntémoignageencourageantdecetétatd’esprit.

Notes

[1]Dureste,l’Actederenonciation,quiseraadoptéen1782àWilhelmsbad,neserapasnonplusexemptd’ambiguïté…[2]IlsontétéreproduitsenannexedulivredeJ.Tourniac,,PrincipesetproblèmesspirituelsduRiteÉcossaisRectifiéetdesachevalerietemplière,Paris,Dervy,1969.[3]Audébutduxxesiècle,onparleraplutôtde«RégenceÉcossaise».[4]Pournes’entenirqu’auressortgéographiquedelaFranced’alors,onpouvaitthéoriquement compter, selon laMatricule, 42 préfectures correspondant à 126commanderiesaumoins…[5]Sur ce point, les rituels du rer les avaient considérablement enrichis,mais enfaisant d’eux une propédeutique qui devait conduire un jour où l’autre « à demeilleureschoses».[6]Cf.chap.IX.

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ChapitreVII

Sourcesetspécificitésdesgradessymboliquesrectifiés

I.Sourcesethistoiredesrituelsrectifiésarler,commeonlefaitparfois,«duritueldurer»,n’apasgrandsens:auxviiiesiècle, il a existé plusieurs générations de rituels rectifiés souvent sensiblementdifférents sur plusieurs points importants. Tous les rituels modernes, avec desmodificationsparfoisnotablesmaisquinesontpastoujoursmentionnées,dériventdecesrituelssources,lesseulsdontilseratenucompteici.

Pourlesgradessymboliques–quisontdoncaunombredequatredanslerer–,ilconvientdedistinguer troisversionssuccessivesentre1778et1788pour les troispremiersgrades,etdeuxversionspourlequatrième,lasecondeetdernièreversionétantde1809.

1.DelasotauConventdeWilhelmsbad

OnsaitquelorsquelesProvincesdelasotfurent«réveillées»àStrasbourgpuisàLyon,en1773et1774,parl’émissairedevonHund,lebaronWeiler,cedernierétaitaccompagnéd’uncertainAbrahamBénard,«maîtredelangues»àDresde,porteurd’unetraductionfrançaiseassezsimplifiéedesrituelsallemandsdelasot.Cestextesdurentservirauxpremiersmembresfrançaisdelasotpendantdeuxoutroisans.Ilsfurent cependant bientôt remplacés par les rituels préparés en vue duConvent deLyon.

Cesderniers,officiellementadoptéslorsdesséancesduConventdontcefutl’undesprincipaux objets, étaient bien plus développés, mieux écrits, et peuvent êtreconsidéréscommelespremiersrituelsrectifiésdignesdecenom.

L’étape suivante fut celle du Convent de Wilhelmsbad. Plusieurs séances furent

P

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consacrées à l’adoption de schémas destinés, selon Willermoz, « à satisfaire lapremièreimpatiencedesloges» [1].LestextesissusduConvent,rédigésenfrançaisetenallemand, furentmême imprimés.Ce furent sansdoute,dans l’histoirede lamaçonneriefrançaiseetpeut-êtremêmeenEurope,lespremiersrituelsofficielsàêtrediffuséssousformeimprimée.

Il faut noter ici que tous les rituels du rer, depuis cette époque, sont réputésconformesàceux«adoptésenConventgénéraldel’Ordre,àWilhelmsbad».Or,larechercheaétabli,ilyaunevingtained’années,queleschosessontenréalitépluscompliquées.

Onsaiteneffetqu’en1783uneversiondéveloppéefutapprouvéeparle«Ressortprovincial d’Auvergne» etWillermoznousdit qu’elle fut présentée« à la findel’année 1786 » au duc deBrunswick. Ces rituels sont aujourd’hui conservés à labibliothèquemunicipale de laVille de Lyon. Ces textes auraient normalement dûmettreunpointfinalàl’histoiredesrituelsrectifiés.Or,iln’enfutrien.

2.Ladernière révisionde1788 et leRituel généraldeMaîtreécossaisdeSaint-Andréde1809

Cinq ans plus tard, en 1788, de sa propre autorité, Willermoz mit au point unenouvelleversiondestroisgradesbleus,avecdesenrichissementsnotablesdanslesdeuxpremiers.DecettedernièrerévisiontémoignelacopieremiseàlaLogedelaTriple Union de Marseille en 1802, laquelle est de nos jours à la BibliothèquenationaledeFranceàParis.C’estcetteversionquifutlaplusconnueauxixesiècle,etc’estd’ellequedériventnotammentlesrituelssuisses,revenusenFrancelorsduréveilde1910,avecdesquelquesmodificationsdedétail.

Quant au 4e grade dont Willermoz devait également coordonner la rédactiondéfinitiveàpartird’untrèscourt«Projetd’ébauche»adoptéparleConvent,ilnefutpasrédigéavantlaRévolution.Oncontinuadoncàseservir,ycomprislorsduréveil du rer sous l’Empire, de la version de 1778. Le Rituel général deMaîtreécossais de Saint-André fut enfin écrit par Willermoz seul en 1809. Il n’existequ’uneversionoriginaledecegradeenuneseulepartie,unmanuscritredécouvertindépendamment,en1966,parRenéGuillyetJeanFeuillet [2].

C’est sur la base de ces textes d’origine, nonobstant leurs altérations ultérieures,qu’il convientàprésentd’envisager les traits symboliqueset rituelsessentielsdesdifférentséchelonsmaçonniquesdurer.

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II.Lapédagogie«descendante»durerUn point deméthode doit d’abord être souligné. L’examen détaillé des différentsgradesdurerseheurteeneffetàunedifficultéd’ensemble:ilsnesontenréalitépasdissociables et surtout leur interprétation, telle qu’elle est successivementdéveloppée dans les textes d’instruction du Régime, se dévoile et s’enrichitprogressivement à mesure que l’on s’y élève. En d’autres termes, il est uneexplicationdugraded’apprentidestinéeàl’apprenti,uneautrequitientcomptedugradedecompagnon,etainsidesuite,depuisle«sommet»durégimejusqueverslesgrades« inférieurs».AugradedeMaîtreécossaisdeSaint-Andréonreprend,sur des bases renouvelées, l’examen des trois premiers grades.On devraitmêmeajouterquel’unedesfonctionsdelaGrandeProfessionétaitd’ailleursderevoirdefond en comble tout l’édifice maçonnique rectifié sous un jour entièrementdifférent.

L’une des caractéristiques instrumentales du rer, par rapport à d’autres Rites, estqu’ilexistepourchaquegrade,outreuneInstructionpardemandesetréponses,quireprend la forme classique des « catéchismes » maçonniques – rappelant sansexplication approfondie les principaux symboles du grade –, une Instructionmorale, toujours très soigneusement écrite etparfois très copieuse,qui fournit denombreuses pistes pour une interprétationmorale et spirituelle de l’ensemble descirconstances de la cérémonie de réception et de l’agencement symbolique de lalogeaugradeconsidéré.Cetteabondantelittératured’exégèsefournitainsiunebaseconsidérable de travail pour les adeptes du rer, au fur et à mesure de leurprogression.

III.Legraded’ApprentiLastructurede la loge,dans le rer, respecte les standardsqui correspondent à ceque l’on nommera plus tard, en France, le Rite français, c’est-à-dire ceux de laGrande Loge des Modernes de 1717 : les deux Surveillants de la loge sont àl’Occident,leSecondSurveillantducôtélacolonnedesApprentis,aunord,laquellese nomme Jachin et le Premier Surveillant du côté de celle desCompagnons, auSud,quisenommeBoaz.

Cependantdès1775,époquedespremiersrituelsfrançaisdesot,plusieursélémentstrèsoriginauxontfaitleurentrée,ettoutd’abordcequel’onnommeles«symboles» du grade, c’est-à-dire des tableaux emblématiques – celui de premiers grades

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représentantune«colonnebrisée,encore fermesur sabase»–,avecunedevise,égalementpropreàchaquegrade:pourlepremier,ils’agitde«Adhucstat» [3].

Parmi les innovations introduites àLyon en1778, il faut notamment retenir les «questionsd’Ordre»,quipréparent lecandidatà lacérémonie,et les«maximes»délivréesàl’impétrantlorsdesesvoyagessymboliquesqu’ilaccomplitaucoursdesaréception.Ilfautsurtoutnoterladispositiondeschandeliersplacésaucentredeloge:elleadopteeneffetlemodèledit«écossais»–nullementliéàl’Écosse,onlesait–quifitsontapparitiondanslecourantdesannées1770,sansdouteàpartirdelafilièredelaMère-LogeSaint-Jeand’ÉcossedeMarseilleetdelaVertupersécutéed’Avignon.Cettedisposition,onl’avu,romptaveccelleobservéedanslatradition« Moderne-Française ». Si les sources n’en sont pas connues, elle a du moinsincontestablement contribué à singulariser les loges du rer, et c’était sans doute,avant toute préoccupation proprement symbolique, l’un des buts de cettemodificationdeforme.

Il faut rappeler, d’autre part, que le Convent des Gaules avait décidé, en vertu «d’unesageprudence»,lasuppressiondeschâtimentsphysiquesdutextedusermentde l’Apprenti (« avoir la gorge tranchée » si les secrets étaient trahis). Le Ritefrançais, auGrandOrient, adoptera lamêmemesure en 1858 et laGrande LogeUnied’Angleterreen1986…

À Wilhelmsbad, deux ajouts remarquables sont opérés : un protocole formeld’allumagedes lumières est spécifié etdesprières sontdites à l’ouverture et à laclôturede la loge–élémentd’apparition tardive,on levoit,maisquia fortementcontribuéàconférerauxrituelsdurerleclimat«religieux»qu’onleuraparfois,plustard,reproché.

Deuxautresapportsdoiventencoreêtresoulignéspourrendrecomptedel’étatfinaldesrituels.

Enpremierlieuunemodificationeffectuéeen1785,sousl’influencedesrévélationsde « l’Agent inconnu » [4] : lemot de passe de l’Apprenti, de « Tubalcaïn », futchangé en « Phaleg ». Ceci est resté unemarque typique du rer, mais de peu deconséquenceenfait.

En second lieu, et c’est bien plus important, la « dernière révision » de 1788 aintroduit,aucoursdelacérémoniederéception,«l’épreuveparleséléments»:lecandidatestsuccessivementconfrontéaufeu,àl’eauetàlaterre.Cedernierpointpermetd’évoquerenquelquesmotslesmotivationsprobablesdecetterévisiondontlesplushautesautoritésdurerdel’époquen’eurentenfaitjamaisconnaissance.

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Probablementconscientdel’échecdesonentreprise,lesdécisionsdeWilhelmsbadayant,pourl’essentiel,étéignoréesouclairementrejetésparleslogesallemandes,Willermozeutsansdoutelesentimentdeseretrouveràpeuprèsseulaveclessiens.Plus de cinq ans après le Convent, il résolut de produire une version selon soncœur, au sein de laquelle il intégra toutes les significations de la doctrine coënappliquéeàlamaçonnerie.Lesrituelsdeladernièrerévisionintroduisentainsidesséquences rituelles parfois explicitement empruntées à des rituels coëns : en nulendroit du rer l’inspiration martinésiste n’y apparaît avec autant de force et denetteté,bienqu’iln’ysoitjamaisexplicitementfaitréférence.

Ainsi de « l’épreuve par les éléments » : elle reprend le schéma cosmogoniqueproposépardeMartinès,qui tisse lemondematériel à l’aidede trois«principesspiritueux»donnant troiséléments–etnonquatre,commedans toute la traditionoccidentaleclassique:lefeu,laterreetl’eau.Demêmequeleprotocoled’allumagedelalogeestréinterprétéselonceschémacosmogonique–ouvrirlalogerectifiée,c’estrecréerlemonde–demêmel’initiationd’uncandidatjettesymboliquementcedernier, comme jadis le « Mineur spirituel » que fut Adam, dans une prison «temporelle»dontildevratravailleràselibérerunjour…

C’est enfin dans ces rituels que sont introduites les vertus de chaque grade : lecouple«Justice-Clémence»donneletonaupremier.

Ainsi,danssonétatleplusélaboré,lacérémonied’initiationdurer,empruntantdessources multiples, non systématiquement documentées, est à la fois riche denombreusesvirtualités symboliques et pourtant d’unegrande simplicitéde forme.Cecontrasteestsansdoutel’undesestraitslesplussaisissantsetconcerneenfaittous les rituels du Régime dans leur ensemble. Si l’on excepte les significationssubtilesempruntéesàlacosmogoniemartinésistes,quelecandidataenréalitépeude chances d’apercevoir tout d’abord, la cérémonie frappe au contraire par sarigueurdépouillée,presquesonaustérité.

Déambulant les yeux bandés autour de la loge, la pointe d’une épée nue sur soncœur, il peut méditer l’une des maximes de son grade : « L’homme est l’imageimmortelledeDieu,maisquipourralareconnaître,s’illadéfigurelui-même?»…

IV.LegradedeCompagnonLe symbole du grade représente ici une pierre cubique sur laquelle repose uneéquerre,etladeviseest«Dirigitobliqua» [5].LavertudugradeestlaTempérance.

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Danslecoursdelacérémonie,lesrituelsde1788opèrentunautreempruntdélibéréauxrituelscoëns:le«rejetdesmétaux»,provenantdirectementdu4egradecoëndeMaîtreÉlu.Lecandidatrejetteunepiècedecuivreoud’airain,« l’emblèmedel’orgueilqui,parsonalliageimpur,dégradelesplusgrandesvertus».Onretrouveici lavieilleproscriptiondesmétauxà laquelle ladoctrinecoëndonnaitun reliefparticulier – et peut-être aussi un ultime écho des enseignements de l’AgentInconnu, qui avait banniTubalcaïndes rituels, commeétant unpersonnage impurcarliéàl’artmétallurgique…

Cependant, l’une des séquences rituelles parmi les plus intéressantes est celle dumiroir, le candidat étant invité à se voir « tel qu’il est » sans s’effrayer de ses «difformités » et ce pour « apprendre à se connaître soi-même ». La premièremaxime du grade de Compagnon en fixe ainsi tout le programme : « FrèreApprenti,l’insensévoyagetoutesavie,sanssavoirnioùilva,nid’oùilvient,nicequ’ildoitfaire.MaisleSageserendcomptedetoussespas,parcequ’ilenconnaîtl’importanceetleterme.»

V.LegradedeMaîtreClassiquedans sa forme, puisque fondé sur la légended’Hiram, comme toujoursdans tous les Rites de la franc-maçonnerie, le 3e grade rectifié se singularisenotammentparsesemblèmesetsadevise.

Lesymboledugradeestun«vaisseaudémâté,sansvoileetsansrame, tranquillesurunemercalme,aveccesmotspourinscription:Insilentionetinspeafortitudomea» [6].LavertuparticulièredugradeestlaPrudence.

Lorsdel’allumageetdel’extinctiondes«lumièresd’Ordre»,audébutetàlafindes travaux de la loge de Maître au rer, la cosmogonie martinésiste réapparaîtmassivement : aux trois lumières centrales des deux premiers grades sontsubstituéesneuflumières,chacunerappelantqueselonl’enseignementcoën,chacundestroiséléments(feu,terreeteau)résultelui-mêmed’unecompositionternairedetrois « essences spiritueuses » (soufre, mercure et sel [7] ), et que la dissolutionfinale des éléments en leurs essences constitutives puis la résorption de cesdernières dans « l’axe feu central incréé » sont le prélude la réintégration : ladécomposition du corps d’Hiram est donc ici une allégorie de la disparition dumonde créé. C’est sur cette perspective que se ferme la loge de Maître au rer,annonçantunerenaissancedansunautreplan:celledu4egradequienestdonclacléexplicativeetlecomplémentindispensable.

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VI. Le gradeMaître écossais de Saint-AndréLeRituel général deMaître écossais de Saint-André, rédigé, nous l’avons dit, en1809parleseulWillermoz,estcertainementlechef-d’œuvredesavie:leparadoxelepluscrueldecetaboutissementestquesonauteurnelevitassurémentjamaismisenœuvre.

Cegrade intermédiaireentre lamaçonneriesymboliquequ’ilcouronneet l’Ordrechevaleresque qu’il annonce, est clairement conçu, depuis la version de 1809,commeune transitionfondamentaleentre l’AncienTestamentquidomine les troispremiers grades, avec le Temple de Jérusalem pour « type », et le NouveauTestament qui inspire la chevalerie chrétienne de l’Ordre intérieur et s’accomplitdans le tableau final du grade où, sur lamontagne de Sion, la Jérusalem célesteapparaît,dominéeparl’imagerayonnantedel’Agneautriomphant.

Les thématiques du grade empruntent à deux sourcesmaçonniquesmajeures : lesgradesd’ÉcossaisdelaVoûte,précocementapparusauxviiiesiècleetcomportantlaredécouverted’unNomdivindansl’espaceleplussacréduTempledeJérusalem,etceluideChevalierd’Orientaveclareconstructiond’undeuxièmetemple.Lerituelquienrésulteestcertainementl’undespluslongs,maisaussil’undesplusachevés,etsansdouteparmilesmieuxécritsdetousceuxquifurentproduitsauxviiiesiècle,tousRitesconfondus.

Lecandidatparticipaainsià laréédificationet relève lesemblèmesfondamentauxdupremierTemple,puisprononcelaParolegravéesurunelamed’ortriangulaire,cetteseuleproférationpermettantaussitôtderallumerlefeusacré.AvecleTempleréédifié, conçu comme un emblème de la franc-maçonnerie rectifiée elle-même,c’est aussi, allégoriquement l’Univers entier qui est régénéré et l’Homme quirevient à sa source première : l’image de Maître Hiram, sortant du tombeau etressuscitant – ce qu’il ne fait aucunement dans la légende du 3e grade – est unmoyenfrappantdel’exprimer.

Si la vertu de cegrade final est laForce, son symbole est « un lion sousun cielchargé de nuages et d’éclairs, se reposant sous l’abri d’un rocher et jouanttranquillement avec des instruments de mathématique ». L’image énigmatique etdéconcertante de cette force inutilement appliquée à une occupation sans intérêtéclairesansdouteladevisedugrade:«Meliorapresumo».

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LeMaître écossais de Saint-André, ayant épuisé les virtualités de la maçonneriesymbolique comme il a, allégoriquement, quitté le plan temporel pour entrevoirl’état«glorieux»deHiram–allusionchristiquesanséquivoque–peuteneffet«espérerdemeilleureschoses».

Peut-on signifier plus clairement à quel point, dans l’esprit fondateurduRégime,l’Ordreintérieurestl’aboutissementnormaldelacarrièremaçonnique?

Notes

[1] Mais les Actes du Convent eux-mêmes ne disent rien de tel et semblentconsidérerlesrituelscommeachevés…[2]CemanuscritoriginalfigureaufondsWillermozdelabibliothèquedeLyon.[3]«Ellesetientencoredebout.»[4]Cf.p.53.[5]«Elleredresselesobliques.»[6]«C’estdanslesilenceetl’espérancequerésidemaforce»(directementinspiréd’Isaïe,30,15oùl’onpeutlire,danslaversiondelaVulgate:«Insilentioetinspeeritfortitudovestra»).[7]Lesquelsnesontnullementanalogues,malgréunehomonymietrompeuse,avecles troisprincipes fondamentauxde l’alchimieoccidentale.Willermozet les siensavaient du reste, à de nombreuses reprises, exprimé leurs réserves à l’égard del’alchimieclassique.

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ChapitreVIII

L’ordreintérieuretl’idéalchevaleresque

I. Genèse des rituels de l’Ordreintérieures classes de l’Ordre intérieur, simplifiées lors du Convent de Lyon [1] avaient

subiàcetteoccasiondesretouchesrituellessignificativesparrapportauxrituelsdela sot. La plus importante était la substitution de l’appellation de Chevalier duTemple par celle de Chevalier bienfaisant de la Cité sainte, ce qui impliquaitnotamment de réécrire la filiation templière de l’Ordre dans le sens d’unrattachementsymboliqueetspirituel,etnonplusinstitutionneletdirect.

LorsduConventdeWilhelmsbad,des rituelsprovisoires furentbâtis sur ceuxdeLyonetlesStrasbourgeoisfurentchargésdeproduireunerédactionfinale.Onsaitque dès 1784, celle-ci était disponible. Là encore, l’éclipse de l’Ordre rectifié enFrancependant lexixe siècle expliqueque les rituelsmodernes connus enFrancedepuisledébutduxxesièclesoientvenusdeSuisse.Ilsyavaientsubien1893unerefonte profonde qui les éloignait sur quelques points des rituels originels,antérieurs à laRévolution française.C’est néanmoins sur la basede ces derniers,unefoisencore,queseronticibrièvementenvisagéeslescaractéristiquesdel’Ordreintérieur.

II. Un état « probatoire » : Écuyer-NoviceLasotconnaissaitdeuxclassesdifférentesavantlaChevalerie:celledesÉcuyers–enréalitéunepositionsubalterneàlaquelleonpouvaitseborner–leplussouvent

L

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pourdesconsidérationssociales,etcelledeNovice.Danscederniercas,àl’instardes Ordres religieux, le récipiendaire était admis à une probation qui devait leconduire,normalement,àl’armementchevaleresque.

La réformedeLyonen1778a fusionnécesdeuxclassesenuneseule : l’Écuyer-Novice.

Véritablegraded’entréedansl’Ordreintérieur,ilsesingularised’embléeparlefaitque, théoriquement,cen’estqu’unepériodeprobatoired’aumoinsunanaucoursdelaquellelesqualitésdurécipiendairesontéprouvées.Sicetexamenestpositif,ilpourra accéder à la classe des cbcs. Dans le cas contraire, il rentrerairrévocablementdanscelledesMaîtresécossaisdeSaint-André.Unetelleprocédurepeut étonner, voire choquer. Dans un cadre maçonnique, incontestablement, maisprécisément l’Ordre intérieur n’est plus à proprement parler maçonnique [2]. Laconditiond’Écuyer-Novicen’estdoncpasungradeque l’onacquiertmaisunétatprobatoireauquelonestadmis:iln’existeenquelquesortequ’uneseuleclassedel’Ordreintérieur,celledescbcs.

LesformesdelaréceptionadoptéesàWilhelmsbadontpeuvariéparrapportà laréforme profonde de 1778. D’abord admis dans le Collège écossais, réuni au 4egrade, lecandidatest informédescaractèresde l’Ordredans lequel il s’apprêteàentrer.D’emblée,deuxpointssontprécisés.

Lepremierconcernelanaturetemplièreprétenduedel’Ordreintérieur.Remiseencause dès 1778, nous l’avons vu, rejetée non sans quelque équivoque àWilhelmsbad, elle estprésentéeences termesaucandidat :«C’estdansces lieuxrévérésqu’unOrdredontlesouvenirseulestconservéparminous [3],etaveclequelnousconservons,commeMaçons,desrapportsdefiliation,c’estdansceslieuxquecetOrdreappritàconnaîtrelebutprimitifdelaFranc-Maçonnerie.Lesfondateursde cet Ordre se dévouèrent courageusement à la défense de la religion et desoppriméset,parl’ensembledetouteslesvertus,ilsserendirentcélèbres.Sanscesseoccupésdel’étudeetdelacontemplationdesgrandsmystèresdelaNaturedansleTempledelanouvelleloi,sanscesseadorantdanssonsanctuairelasourceuniquede toute sagesse, de toute lumière et de toute puissance, ils se faisaient aussi undevoir d’accourir sur le parvis du Temple pour servir et consoler l’humanitésouffrante. Ce fut par cette bienfaisance active que leurOrdre se rendit utile auxhommes et conserva l’estime des peuples tant qu’il ne perdit pas de vue le butfondamentaldesoninstitution.»

Lesecondpointconcernel’espritgénéraldel’Ordre:«CetOrdreestfondésurlareligion et l’humanité. Il est voué à l’exercice des vertus religieuses, sociales et

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patriotiques. Il vous demande des mœurs, du zèle, et de la confiance, del’obéissance, de ladiscrétion. Il exigedevousnon seulementquevous répandiezvos bienfaits sur les malheureux, mais encore que vous concouriez, autant qu’ilvousserapossible,àl’utilitépubliqueetaubonheurdel’humanitéengénéral.»

LacérémoniesepoursuitalorsauseinduChapitredesNovices,queprésidecettefois le Préfet, mettant en œuvre un rituel assez complexe destiné à illustrer cesprincipes.

III.L’armementdecbcsLe sommet mais non le terme de la carrière rectifiée est donc atteint lors del’armement : c’est en effet là, à divers égards, que tout commence. Du reste, oninformera le nouveau Chevalier, à l’issue de la cérémonie, qu’il est redevenu «apprenti,maisdansunautreordredescience,dontl’uniquevraimaîtreestauciel».

Le schéma général de l’armement ne présente aucune originalité profonde parrapportauxprotocolesusitésdanslaplupartdesordreschevaleresques:c’estavanttout une « vestition », au cours de laquelle on remet au Chevalier les différentséléments symboliques qui composent sa vêture et lui rappelleront en permanenceses devoirs. Parmi les symboles les plus forts, les plus chargés de sens,mentionnonssimplementlacroixd’Ordre,l’épéeetlemanteau.

Unautrepointmérited’êtreévoqué.Lanaturedessermentsprêtésàcetteoccasionfait qu’ils ne se bornent plus, comme dans les gradesmaçonniques classiques, àpréserver des « secrets » – lesquels ont du reste été révélés depuis des lustres !L’armement impliqueaussi,dansses textesoriginels,uneProfessiondefoietdesVœuxd’Ordre.

Quellesquesoient lesmodificationsque l’évolutiondesespritsennotre temps,etleschoixobédientiels,ontopérésurcesrituelsd’origine,l’inspirationquilesguidedemeure lamême. L’armement chevaleresque n’est pas seulement – etmême pasfondamentalement – une dignité que l’on recevrait dans une cérémonie d’ailleursimpressionnante.Cen’estniuneparodienobiliaire,niuneparodietemplière:c’estavanttoutunengagementdansl’ordreintellectuel,moraletspirituel.

IV.L’engagementchevaleresquedurer

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Le rer est à l’image du pyramidion façonné avant l’obélisque, dont les mesuresseront ajustées à celui-ci. Le haut de la « colonne tronquée » [4] recevra sonornement dans toute sa splendeur. Le Chevalier maçon atteint virtuellement unehauteidéeoùsemêlentl’humanismeetlaspiritualité,maisaucunautomatismeliéàl’anciennetéouauméritesupposéd’uncandidatneprévautàcetteétape.InfluenceprobabledeMartinèsdePasqually,lanotionde«Réintégration»prendiciunreliefsingulieroù,dansl’absolu,uncheminsedessine,quifaitsedirigerl’hommeversunétatdepuretéoriginelle.

Au rer, les serments sont prêtés sur une Bible ouverte à la page du Prologue àl’ÉvangiledeJean.Extraordinaireabstraction,lemotde«transcendance»,unefoisencore,paraîtseulsusceptibled’en traduire lasubstance.C’estun texteau-delàdetoutes les dimensions, intuitives ou raisonnées, comme il est au-delà desconfessionsquienrevendiquentlalégitimité.

Or,saprogression,amèneunfrèreàunlieuoùjustement, l’intuitionprendlepassur le raisonnement quand le savoir, faculté de transmettre, le cède à laconnaissance,facultéderecevoirl’indicible.

Aurythmedesdemeuressuccessives,constructionsmobilesou immobilesdictéespar l’Éternel, les décors et les vêtures ont changé, en relation avec des épisodesprécis narrés par leLivre.Lamesure en est la constante.Elle est unpréalable entermesdedonnéesquandils’agitdebâtir l’ArchedeNoé, laTentedel’Exode, leTempledeSalomonetceluid’Esdras:ellerelèvedelavérificationoudel’épreuvelorsquel’onabordeunouvrageachevé.Lavisiond’ÉzéchieletcelledeJeandansson Apocalypse rendent toutes deux compte de l’invitation faite à celui qui estparvenujusqu’auseuildel’ouvrageoudelaCitéquicontienttouslesouvrages.Ildoit en définir, avec un roseau d’or, les dimensions du pourtour et desmuraillescolossalesoffertesàsesyeux.

Est-ce là lemotif d’une réflexion pour qui se voit conférer l’état deChevalier ?C’estprobable,maiselleseraantérieureàunadoubement,sansaucunrapportavecl’arithmétique,fût-ellecéleste.

Les nombres sont présents au long de la progression. C’est un fait souventdissimilé,luiaussi,souslevoiledusymbole,parfoisdefaçonparadoxale.

Leschiffres3,5et7,sontparexemplelesmarqueursderepèresprécis,quanddanslemême temps, les dimensions évoquéesde laLogequi représente leTempledeSalomonsontdites,poursahauteur,«descoudéessansnombre».Salongueurest«del’Orientàl’Occident»,salargeur«duNordauMidi»etsaprofondeur,«dela

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surfacedelaterrejusqu’aucentre»…

Cequiestalorspressenti,ouressentiparl’impétrant,selondenouveauxornementsousignesdistinctifs, leconduit inévitablementàmêler lesdouteset lescertitudes.Ce sont là les pérégrinations de l’esprit. Elles façonnent la conviction del’engagementdeceluiqui,àl’imaged’unchevalierauchevetduRoipêcheur,oseenfin poser la question au passage d’un cortège jamais observé jusqu’à ce jour.Cessentalorslessouffrancesdeceluiquigisait.

Le voile se déchire, qui séparait l’antique sacrifice du nouveau. La loimosaïquemèneausouterrainduTemple,leTaudufilsdel’hommes’étenddanslesnuées.

Et l’homme – Andros/André – scelle par son supplice une nouvelle alliance. Sapositionse superposeà lacroix latine,achevantainsi lemonogrammesacrédontune lecturegraphiquemultiplie lesdirections.«Vous irez sur la terreapporter labonnenouvelle»…Combatpourlaparoled’unchevalierencoreinexistant.

Élaboré sous le regard de ses frères, admis à une communion de résolutions, ils’engage par ses soins et son combat associés à veiller sur la pérennité de la loid’amour.

Aurer,àl’instardesfondations,puisdesmursetenfindelaflècheduTempledel’Homme, les grades bleus semblent déterminer l’assise, la marche et in fine, lecorpscorrompu.Legradevert,lapurificationetlesgradesblancs,l’apprentissagedel’êtreréalisé.LagestuelleduNoviceestcelled’unservantconnaissantlavaleurde l’habit, auChevalier le chef, le sommet s’ouvrant à l’Esprit et à la vertu sanslaquelle il raisonnerait comme l’airain, s’il n’y siégeait la charité. L’œuvreextérieure est accomplie. Le bâti rassemble les éléments du plan tracé etl’horizontaleportelespointsdel’élévation.Laleçon,unefoisencore,reposaittoutentièresurletapisdelogeetdansladépouilleduMaître.

UnRoisemeurt,viveleRoi!Dupressoirmystique,jaillitlesangdurachatdelamultitude. La perle de sang est lumière, dont le dessin est identique à celui deslanguesdefeudanslesreprésentationsdel’EspritSaint.

Le Chevalier incarne la coupe qui reçoit le signe de l’alliance. Il est son propregardienduseuil.Ilnedéfendpasl’entréedelademeuremaisdéfendàuneétincelledivined’enressortir.Làsesituesabataille.

Chacundeceuxquicomposentl’assembléeautourduRoidéfuntporteenlui–nousrestonsdanslesymbole–unelarmedesonsang.

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Une représentation de Godefroy de Bouillon le montre à cheval. Son casque estorné sur son cimier des instruments de supplice de son Seigneur, rappelant ainsiqu’il refusa de porter la couronne deRoi de Jérusalemoù celui-ci avait porté lacouronned’épines.

Là est tout entier le Chevalier qui s’est vu conférer l’initiation royale pour nedominerque lui-même,afindemieuxservir.SonSouverainn’estplus,comme leTemplen’estplus,carleSeigneurestleTemple.

Être Chevalier n’est pas accéder à la lumière mais au parvis de la Cité qui lacontient.Au-delàdesesportes,setiennentlesêtresréels.«Danslesêtresapparents,ilnerestenulleimpressiondel’actiondesêtresvrais;voilàpourquoilesténèbresnepeuvent comprendre la lumière.Si tuveux la comprendre, cette lumière, ne lacompare à rien de ce que tu connais. Purifie-toi, demande, reçois, agis : toutel’œuvreestdanscesquatretemps.» [5]

L’Écuyer-Novice,admisàl’étatdeservant,dessertdefaitcequipourraitlefreinerdanssamarche.

Nousgardonsenmémoirequeleparadoxeestparfoislarèglepourquiestreçuaurer. Ainsi le Chevalier accepte aussi la contradiction qui lui a fait promettre deporterdesvertusparmilesautreshommes,maisdenerienrévélerdesmystèresquil’enontfaitapprocher.

Le sceaudesTempliers représentait deuxchevaliers surunemêmemonture. Il sepourraitaujourd’huiquenousensachionsdeuxsur lamêmebanquetted’un train,oudetoutautrevéhicule…

LeConventdeLyonen1778puisceluideWilhelmsbadavaientformellementrejetétoutehypothèsedefiliationavecl’OrdreduTemple.Ongardacependantuneformed’espritdontlaparentèlerésideenunidéald’élévationspirituelle.L’exigencepeutparaîtredémesurée,maislaclartédestextesfondateurslaisseunelibertéabsoluedelesapprécierselonl’évolutiondesépoquesquisesuccédèrentdepuis.

L’engagementchevaleresqueaurerporteceluiquienestl’acteuràrestituer,cequ’ilaacquisdanslesgradesmaçonniquesentermesdemémoireviveetdevolontédetransmission.

DanteécritdansLaDivineComédie(«LeParadis»,xxix,25-63):«Etcommedansleverre,l’ambreoulecristalunrayonresplendit,silibre,qu’entreveniretêtreiln’estpasd’intervalle…»

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S’ilestunbutpournotreChevalier, il tientdanscettevisionsansdoute lointaine,quasi inaccessibleetquisemblefolie,quand la raisondictequecelavaut lapeined’y croire : que les temps viennent où, par ses soins et ceux des Frères quil’entourent,«commedansleverre,l’ambreoulecristalunrayonresplendisse,silibre,qu’entreveniretêtre,iln’yaitplusd’intervalle!»

Notes

[1]OnavaitenparticuliersupprimélesclassessocialementhumiliantesdeServantd’ArmesetdeValetd’Armesmaiségalementcelle, trèshonorifique,deSocius etAmicusOrdinis(AlliéetAmidel’Ordre),réservéeauxdignitairesmaçonniquesdesautresRitesetàquelquespersonnalitéscivilesillustres.[2] Dans la pratique, on s’efforce cependant de ne pas avoir à faire jouer cettepossibilité…[3]Soulignéparnous.[4]Symboledugraded’Apprentidanslerer.[5]L.-C.deSaint-Martin,,L’HommedeDésirchap.VIII(1790).

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ChapitreIX

LaquestiondelaGrandeProfession

I.UneéquivoquefondatriceoicicequeWillermozécrivaiten1812àl’undesescorrespondants:«Celuiqui

reçoitlegradedeChevalierBienfaisantdelaCitéSainteapprendparl’instructionqui le termine,quecegradequiestuneconclusiontrèssatisfaisanteest lederniertermeduRégime,qu’iln’ariendeplusàluidemanderniàenattendre.Malgrécettedéclaration,quelques-unsparci,parlà,seplaisentàpenserqu’au-delàdecegrade,existentencorequelquesgradesouinstructionsd’unordreetd’ungenreplusélevé.Maissicetteconjectureétaitfondée,iln’enrésulteraitpasmoinsquequelquechosequi serait au-delà, n’étant ni annoncée ni avouée, c’est-à-dire ni reconnue par lesDirectoiresetlesRégences,personnen’aledroitdeleleurdemanderetquetoutesollicitationseraitinutileetdéplacée.»

Willermoz,alorsâgéde82ansetquiestconsidérépartousàcetteépoquecommeun«sainthomme»,selivrepourtant iciàunmensongeparomissionpartielle.Ilnousditensubstancequequandonreçoitlegradedecbcs,onn’aplusriend’autreàattendre au sein du rer. Cela paraît clair. Néanmoins, il ajoute que s’il y avait «quelquechose»d’autre,commepersonnenelereconnaîtoun’enparle,ilestsansutilitédel’évoqueroudeposerlamoindrequestionàcepropos.

Celasignifie-t-ilqu’ilyaitquelquechoseouqu’iln’yaitrien?LaformulationdeWillermoz, on le voit sans peine, est extrêmement ambiguë. Et elle l’estdélibérément.

ToutleproblèmedelaProfessionetdelaGrandeProfessionreposeenfaitsurcetteambiguïté. Du reste, ce principe présentait une certaine ancienneté dans levocabulaire interne de l’Ordre. Comme pour les structures, équivoques etambivalentes, les grades de l’Ordre intérieur, dans la sot, pouvaient déjà suscitercertainesconfusions.

C’est ainsi que parmi les chevaliers, on distinguait déjà deux classes : Chevalier

V

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TemplieretChevalierProfès.Maisenréalité,celan’avait rienàvoiraveccequeseraplustardlaGrandeProfessiondurer;c’étaitunesimplecopiedespratiquesdenombre d’ordres religieux où l’on est d’abord novice puis profès quand on aaccompli ses vœux définitifs. Le Chevalier du Temple – dans la sot – était doncTemplieràtitreprovisoireetleChevalierProfèsl’étaitàtitredéfinitif.

II.NaissancedesGrandsProfèsLorsdelaréformeopéréeàLyon,en1778,lesclassesdel’Ordreintérieuravaientété simplifiées, nous l’avonsdit.Enparticulier, la distinction entre leChevalier «ordinaire », si l’on peut ainsi s’exprimer, et le Chevalier Profès, avait étésupprimée.

Toutefois,au-delàdesréformesrituellesofficiellementapprouvéesparleConventet la rédactiondesdeux textes fondamentauxduRégime(leCodemaçonniquedesLogesréuniesetrectifiéeset leCodegénéraldesrèglementsde l’Ordredescbcs),uneinnovationbienplusconsidérable,maisnullepartdocumentéedanslesActesduConvent,avaitétéintroduite:l’OrdredesGrandsProfès.

Réservée à un tout petit nombre d’élus, parmi lesquelsWillermoz introduisit toutd’abordsoncerclerapproché,cetteclassesuprêmefutd’embléeconçuecommelecénaclechoisioùseraitpréservéeladoctrinecoënappliquéeàlamaçonnerie,etoùseconstitueraitlaphalangesecrètequi,sansparaîtreentantquetelle,s’assureraitdela pérennité des principes spirituels du Régime, à tous les niveaux de l’Ordrerectifié.

Endiverslieuxoùlererétaitétabli,un«CollègeMétropolitain»deGrandsProfèsétait ainsi créé. Chaque Collège comprenait trois officiers : le Président, leDépositaire – gardien des rituels et des instructions – et le Censeur – chargé desélectionner lescandidats.Avant laRévolution, ilyeutainsidesCollègesàLyon,Strasbourg,Chambéry,GrenobleouMontpellier.

La réception en elle-même, telle qu’elle se pratiqua dès l’origine, n’a rien demystérieux puisqu’on en trouve les manuscrits à la bibliothèque municipale deLyon,dans le fondsWillermoz.Ces textesontd’ailleursétépubliésunepremièrefoisavantladernièreguerredansunouvragedePaulVuilliaud,JosephdeMaistreFranc-Maçon [1], pour le texte de la Profession et, pour le texte de la GrandeProfession,unetranscriptionaétépubliéeenappendicedugrandlivred’histoiredurerdeLeForestier,dansl’éditionprocuréeparAntoineFaivreen1970.

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La cérémonie de réception était extrêmement simple : les Frères membres duCollège s’asseyaient en cercle, on disait une prière pour l’ouverture des travauxpuis on introduisait dans l’assemblée le récipiendaire et on lui délivrait le longdiscours d’instruction [2], dont on lui demandait ensuite de prendre une copieuniquequ’ilnedevaitjamaisdonneràpersonned’autre.OnpouvaitalorsfermerleCollège par une autre prière. Les thèmes du discours changeaient entre laProfession et la Grande Profession, mais la procédure d’ensemble demeurait lamême.

AvantlaRévolution,environ70personnes,enFrance,enAllemagne,enItalie,ontété reçuesProfès etGrandProfès–quelques-unsn’ont jamais franchi la secondeétape. Malgré la modestie relative de ces effectifs, le secret impénétrable où laGrandeProfessiondevaitdemeurerenclosefutéventéasseztôt…

III. Fonction et destin de la GrandeProfessionMaisd’embléelaquestionimportantefut:quiavaitécritcestextesetd’oùvenaient-ils?Lathèseofficielleétaitquel’ontransmettaitdansl’Ordre«unextraitfidèledecette sainte doctrine parvenue d’âge en âge par l’initiation jusqu’à nous ». Maisl’origineréelledecestexteseux-mêmesestheureusementmoinsmystérieuse.

NousavonscitéprécédemmentletextedeWillermozde1812,maisdansunelettreécrite trente ans plus tôt, voici ce qu’il disait àCharles deHesse-Cassel : « Pourrépondre sommairement auxquestionsquemeposevotreAltesseSérénissime, jeluiconfessequejesuisleseulauteuretleprincipalrédacteurdesdeuxinstructionssecrètesdeProfèsetdeGrandProfèsqui luiontétécommuniquéesainsiquedesstatuts,formulesetprièresquiysontjointesetaussid’uneautreinstructionquilesprécèdelaquelleestcommuniquéesansmystèreniengagementparticulieràpresquetous lesChevaliers le jourmêmede leurvestition.Celle-cicontientdesanecdotesfort connues et aussi une délibération du Convent national de Lyon. Aucommencement de l’année 1767, j’eus le bonheur d’acquérir mes premièresconnaissancesdansl’ordredontj’aifaitmention [3]àvotreAltesseSérénissime,unanaprèsj’entreprisunautrevoyageet j’obtinsleseptièmeetderniergradedecetOrdre. Celui de qui je l’ai reçu se disait être l’un des sept chefs souverains etuniversels de l’Ordre et approuvé souvent son savoir par des faits. En suivant cedernier, je reçusenmême temps lepouvoirdeconférer lesdegrés inférieurs,meconformant pour cela à ce qui me fut prescrit. Cependant, je n’en fis nul usage

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pendant quelques années que j’employais à m’instruire et à me fortifier. Ce futseulementen1772que je commençais à recevoirmon frèremédecinet après,uncertainnombred’autresFrères.»

Willermozexpliqueencoredanscettelonguelettrequ’ilarédigécesinstructionsenyintégrantladoctrinemartinésiste.End’autrestermes,ilreconnaîtqu’ilacréédetoutespièceslaGrandeProfessionetquel’objectifqu’ilpoursuivaitainsiétaittoutsimplement de transmettre à un petit nombre d’élus les connaissances nécessairespour être les gardiens secrets, les gardiens discrets, les gardiens invisibles maisbienprésentsdelapuredoctrinerectifiée.

Les choses sont allées ainsi jusqu’à la Révolution et puis, nous l’avons vu, leRégimerectifiés’estinterrompucommetoutelamaçonnerie.Iln’areprisquesousle Consulat, vers 1802. Finalement, vers 1830, Willermoz étant mort depuisplusieurs années et alors qu’il avait fait de Joseph-Antoine Pont son exécuteurtestamentaire et héritier spirituel, ce dernier, constatant que le rer n’était plus enactivitéenFrance,remitsesarchivesàlaSuisseoùlerercontinuadevivrejusqu’audébutdecexxesiècleoùlererestrevenuenFrance.

OrJ.-A.Pont,quidansl’Ordreintérieurs’appelaitApontealtoetavaitétéreçuàlaGrande Profession, était en 1830 le « seul dépositaire légal du CollègemétropolitainétabliàLyon»et«seulgranddignitairedel’OrdresubsistantduditCollège».PendanttrèslongtempsonapenséquelaGrandeProfessionavaitdoncdisparuavecluilorsqu’ilmourut,en1838,maisc’étaituneerreur.

Eneffet,ondoitàRobertAmadoud’avoirpubliéunelettredeJ.-A.Pontendatedu29 mai 1830, adressée à des Frères de Genève, dans laquelle il constitue GrandProfès par correspondance plusieurs membres des Préfectures de Genève et deZürich,etleurconfèreledroitdemaintenirlaGrandeProfessionenuncollègedesGrands Profès de Genève. Ce qui veut dire que tout au long du xixe siècle, il asubsistédans ledernierendroitaumondeoù l’onpratiquait le rer,unCollègedeGrands Profès, dont par nature personne ne devait connaître l’existence et quin’avaitaucuneactivitéostensible.

À la fin des années 1960, bien plus d’un siècle après ces faits, diverses rumeurscouraientencoreàl’occasion,enFrance,surlanatureexacteetsurtoutsurl’étatdelaGrandeProfession, certains affirmant qu’elle avait totalement disparu, d’autressoutenant qu’elle n’avait jamais cessé d’exister. C’est alors qu’en 1969, coup detonnerre dans un ciel serein, dans le no 391 de la célèbre revue maçonnique LeSymbolisme [4],onpubliaunarticleassezcourtsignédupseudonymedeMaharbaetquis’intitulait:«ÀproposdureretdelaGrandeProfession».

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Cetexteinspiré,sanscommentaires,plongeatoutlemondedansl’incertitude:quiétaitMaharba ?Àquel titre parlait-il ?Maharba lui-même a donné indirectementuneclépuisque,dansdes textesqueRobertAmadourédigeaquelquesannéesplustardpourleDictionnairedelafranc-maçonneriedirigéparDanielLigou, l’auteurrévèlequeMaharbaluiavaitfraternellementconfiéavoirrédigéletextede1969«surordre»,cequiveutdirequeMaharbaétait en fait leporte-paroledesGrandsProfès.LacautiondeRobertAmadou,enl’occurrence,nepermetpasd’endouter.

Le Grand Architecte de l’Univers, dit notamment Maharba, « n’a jamais laissés’interrompre » laGrande Profession. Et la fonction de laGrande Profession, sil’onessayedetirerlasubstancedutextedeMaharba,c’estlacommuneaspirationde tous les membres du Régime à comprendre le rer, dessein que s’efforcentd’accomplir anonymement les Grands Profès, quelle que soit par ailleurs leurdignitéouleurabsencededignitéofficielle.IlfautenquelquesortedésincarnerlaGrandeProfession.Maharbapréciseencore:«LaGrandeProfessionnepeutêtreconfondueavecungrademaçonniqueniavecundegréchevaleresque,etsurtoutpasavec ces grades et ces degrés qu’elle surplombe […]. La Grande Professionenchâsse l’arcanede laFranc-Maçonnerie etyparticipe,quoiqu’ellene soit pointd’essencemaçonnique.Sessecretssontinexprimables,etc’estainsiqu’elleforme,desoi,uneclassesecrète.»

LesGrandsProfèsn’interviennentdoncpasdansl’ordrepyramidalduRégime:ilsculminentdanslapurespiritualité,sansentirerdevainegloire,etnesepréoccupentpas de proclamer ou d’exhiber leur qualité. La question n’est donc pas de savoirs’ilsexistentous’ilsn’existentpas,s’ilyenaous’iln’yenapas,s’ilyenaencoreou s’il n’y en a plus : ce que dit Maharba, c’est qu’il faut dépasser cet aspectpurement administratif.Mais ceque l’ondoit surtout souligner, c’est qu’à chaquefoisqu’unGrandProfèsseprésenteendisantqu’il l’est,onpeutêtresûrqu’ilnel’est pas. Il en va, sur ce point, de la Grande Profession comme de la franc-maçonnerieelle-même:lescontrefaçonspullulent…

LeseulCollègedérivantdesGrandsProfèsduxviiiesiècleetdontl’existenceaétéattestée de façon constante est bien celui de Genève. Depuis des années, il ne semanifestepluspubliquementd’aucunemanière–cequi,naturellement,nesignifienullementqu’ilacesséd’œuvrer.Iln’apasétédemandéàquelque«Maharbabis»de produire un nouveau texte en sorte que personne ne sait si ce Collège existeencoreous’iln’existepaset,d’ailleurs,celan’apasbeaucoupd’importance.

On peut, à plus de deux siècles de distance, s’interroger sur l’initiative deWillermoz:était-ceunebonneidée?Fallait-ilvraimentcréeruneclassesecrète–maisbientôt trèsconnue–,avec tous lesmalentendusetparfois la jalousieou les

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ambitionsquecelapouvaitsusciter?L’historiennepeutrépondreàcettequestionmaisildoitconstaterquesilaGrandeProfessionaprovoquéquelquesdiscussionset quelques difficultés avant la Révolution, dans un tout petitmilieumaçonnique,elle a du moins permis de souligner jusqu’à nos jours que sans la doctrinespirituellequilestructure,lererrisqueraitfortdeperdretoutsonsens.

En2005,onapubliédesextraitsdescarnetspersonnelsdeJeanSaunier [5],maçonrectifiéd’importance,auteurdans les40dernièresannéesdenombreuxarticlesetouvragesestiméssurcesujet.Or,JeanSaunierétaitmembreduCollègedesGrandsProfèsdeGenèveetilrapportedanssescarnetsdesévénementsrésumésparSergeCaillet,éditeurdeces textesprécieux.Onyapprendqu’audébutdesannées1970,des maçons rectifiés français parmi les plus éminents s’étaient engagés dans larestauration d’unCollège conforme aux usages de la Profession et de laGrandeProfession,maisqueleurfiliationposaitunproblème.C’estainsiqu’enjuin1974,ilssollicitèrentJeanSaunieràquiilsoffrirentlaprésidencedeleurCollège.SergeCaillet cite alors les carnetsde JeanSaunier :«Le3 juillet1974, fêtede laSaintThomas,me trouvant disposé et désireux de contribuer autant que je le pourrais,par-delà toutes les controverses auxquelles j’ai pu et pourrait être mêlé aurenouveau de l’Ordre rectifié, j’ai eu connaissance des travaux d’un Collège deProfès et de Grands Profès fondé sur une régularité douteuse mais dont lesmembresontsudoutereux-mêmesàbonescient.C’estpourquoij’aiestimédemondevoird’accepterlaprésidencedeleurCollègeainsiqu’ilsmel’ontproposéeetdevalider pleinement pour autant que j’en aie reçu le pouvoir, tous les travaux desProfès etGrandsProfèsprésents ce jour et dont lesnoms sont consignésdans leprésentcahieràladatedecejour,detellemanièrequelesunsetlesautrespuissentàl’avenirseprévaloirlégitimementdelaqualitédeProfèsetGrandsProfès.»

EtSergeCailletdeconclure :«Dieuvoulant,ceCollège-làs’estmaintenudepuisdanslesilencequisiedàlaGrandeProfessiondepuistoujours.»

L’histoirebégaye,dit-onvolontiers.Elle le fait trop souventpour lepire,nous lesavons,maisaussiparfois,onlevoitici,pourlemeilleur…

Notes

[1]Nourry,Paris,1926(rééd.Archè,Milan,1990).[2]UnetrentainedepagesimpriméespourlaGrandeProfession…[3]C’est-à-direl’OrdredesÉlusCoëns.[4]Fondéeen1912parOswaldWirthquiladirigeajusqu’en1938.MariusLepage

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(1902-1972)futsondignesuccesseur.[5]Préface de sonouvrageposthume, rassemblant la plupart de ses contributionssur le rer :Les Chevaliers aux portes du Temple : aux origines du Rite ÉcossaisRectifié,Groslay,Ivoire-Clair,2005.

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ChapitreX

Unedoctrinespirituelle?

u terme provisoire d’une histoire complexe, faite de sommeils plus ou moinsagitésetderéveilssuccessifs,plusoumoinsmaîtrisés,lerer,aujourd’huisivivantenFrance–maiségalementsidivers,dufaitmêmedecettehistoire–a-t-iltrouvé,sinonsonunitéinstitutionnelle,dumoinssacohérencemoraleetspirituelle?Pourle dire autrement, qu’est-ce qui peut de nos jours tout à la fois unir les maçonsrectifiésetlessingulariserparrapportauxFrèresetauxSœursdesautresrites?

Iln’estd’autrevoie,semble-t-il,pourtenterderépondreàcetteultimequestion,quedereveniràl’inventairedesessourceshistoriques.

I.UnemaçonneriepleineetentièrePlongeant ses racines dans la profondeur même de la plus ancienne traditionmaçonniquefrançaise,nousl’avonsvu,lererestd’abord,ausenspleinduterme,unedémarchemaçonnique. Ilpeutsemblercurieuxd’avoirà ladire,mais iln’estpourtantpas inutilede le répéter.Soncompagnonnagehistoriqueavec la théurgiemartinésiste, le manque d’information ou l’incompréhension de certains de sesmembres – ou de ses détracteurs – et plus encore, disons-le sans ambages, lamauvaise foi de ceux qui, ne supportant pas une maçonnerie qui proclamel’initiationetletravailsursoicommelepremierobjectifmaçonnique–maissansdoute pas le seul –, toutes ces équivoques et parfois ces malveillances ont nui àl’image du rer. La réponse n’est point dans la polémique qui ne sied ni à lamaçonnerieengénéral,niaurerenparticulier,maisdansl’invitationauvoyage…

Enparcourantsesrituels–quisonttousdisponiblesdésormais–ouenassistantauxtenuesdesesloges,onréaliseassezvitel’exigenceéthiqueetspirituelledurer:dèssonpremiergradequifaitdechaquecandidatun«Cherchant,unPersévérantetunSouffrant»,ouencoreaudeuxièmequil’inviteparunimpérieuxrituel«àsevoirtelqu’ilest»,pournes’entenirqu’àcespréliminaires.Àlafinduxviiiesiècle,ilreprésentaitdéjàuncourantmaçonniquehostileàladérivepurementconvivialeetfestived’unemaçonneriequioubliaitdetravaillerenprofondeur;audébutduxxe,

A

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on l’a rappelé, il fut le premier à revendiquer cette orientation, sans pour autantdénieràd’autres ledroitdevivreunemaçonneriedifférente.Le rerade la sortebien gagné sa place dans le concert maçonnique : concert polyphonique et depréférencenonmonocorde,harmoniqueetsipossiblepastropdissonant…

II. Martinès, ou « comment s'endébarrasser?»Endeuxièmelieu,laquestiondumartinésismerevientsansdésemparer:héritageoufardeau ? Héritage, à n’en pas douter : à préserver, à défendre, à cultiver, car ils’insèredanslagrandehistoiredelathéosophiechrétienne,maisavanttoutàsitueretàcomprendre.

D’abordparcequelerer,richedesymbolesetderitesquel’onnevoitpasailleurs,aplacélaclédetoutescesmétaphoresdansladoctrineduTraitéetdansdestextesquis’eninspirent,danslamystique–c’est-à-diredanslaméditationprofonde–delaRéintégration.Quel’onserassureànouveauetqu’onleproclameaussihautquenécessaire :onne faitpas tourner les tablesdans les logesdu rer, et si l’on apuopérer, ici ou là, quelque chose d’approchant, c’est le fait d’ignorants etd’irresponsablesquiontprislaproiepourl’ombreetsontpassésàcôtédubut.

Le mot « doctrine » fait parfois peur, ou du moins il irrite. Sottement, le plussouvent, il faut bien le dire. Le mot en lui-même appartient au vocabulairephilosophique et désigne un corpus constitué et cohérent d’idées et de notionsarticuléesensemblepourtenterderépondreàdesquestionsqu’onjugeessentielles,pour s’efforcer de résoudre une problématique éternelle. La philosophie, depuisvingt-cinqsiècles,abondeendoctrines:ellesnesontquedesincitationsàréfléchir,desprovocationsàpenser,desépreuvespournoscertitudesordinaires.Lerer faitde même : il prend le risque du doute et de la remise en cause de soi-même.Maïeutiquemaçonnique par excellence.Mieux vaut la doctrine que le slogan, ennotretempssurtout.

III.«L'Ordreestchrétien…»Restelaquestionduchristianisme.Laplusbrûlantesemble-t-il,maisenfaitlaplussimple.Laréponsetientenunmot:lererestchrétien!Au-delàdeseuphémismespudibonds–«christique»,«d’inspirationchrétienne»,etc.–,lestextesduRégime

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ledisentnettementdepuisdeuxsiècles:«L’Ordreestchrétien»,ettoutestdit…

Maisalors,toutresteàfaire.Etsurcesujet,dansunpayscommelenôtre,cen’estpasuneminceaffaire…

EnSuisse,oùilfitunlongpassage,lereradûrécuserlesoutrancesmystiquesetles doctrines ésotériques mais, cette épuration effectuée, le protestantismehelvétique a pu accueillir sans heurts une maçonnerie chrétienne. La France,transformée après environ un siècle d’absence du rer sur son sol, a posé de toutautreproblèmeaux«néorectifiés»…

Français nés à la fin du iie millénaire, nous vivons, en dépit de nous-mêmes, denotreéducation,desoriginesdenosfamilles,denosconvictionsactuelles,dansununiversculturelquiaété«informé»parlecatholicismeromain.Ils’exposesanséquivoque dans la structure des villages, dans l’architecture des villes, dans lescollections des musées nationaux et jusque dans les recoins les plus obscurs denotre droit. C’est un fait. Or, de ce fait résulte un autre fait : s’agissant duchristianisme, même si nous sommes athées, ou simplement agnostiques, ouprotestantsconvaincus,ouquoiquecesoitd’autre,nouslepensonsspontanémentàlamanièreducatholicisme!

Pour beaucoupd’hommesdenosgénérations, le christianisme évoque ainsi touteunehistoireoù lepouvoir,avec toutessesdérives,s’est longtemps identifiéàuneseuleetmêmeÉglise.Onneregardepasplusloin.Alors,lesformulesàl’emporte-pièce, qui donnent une contenance à défaut de nous permettre de réfléchir,commencentàfuser:cléricalisme,dogme,etc.

Revenonsauxfondamentaux.CamilleSavoire,l’undesacteursduréveildureren1910, lui qui resta au godf alors que son confrère Ribaucourt allait devenir lepremierGrandMaîtredelaGrandeLogerégulière,CamilleSavoirequidevintplustard et fut pendant de longues annéesGrandCommandeur duGrandCollège desRites,s’estexpliqué«vingtansaprès»surlescirconstancesdanslesquellesilfutreçuàGenèveaugradeleplusélevéduRégime.Voicicequ’ilendisaiten1935:

«Personnellement,j’avouequelelibre-penseuretlelibrecroyantquej’aitoujoursété n’amanifesté, en entrant auRiteRectifié, aucune hésitation, ni éprouvé aucunscrupule lorsqu’on lui a demandé de déclarer qu’il professait l’esprit duchristianisme,surtout lorsque leGrandPrieuraajouté : il s’agit icide l’espritduchristianisme primitif résumé dans la maxime : Aime ton prochain comme toi-même» [1].

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Certainsmaçonsrectifiésvontassurémentbeaucoupplusloindansleurconceptionduchristianisme,c’estvrai,carilssesouviennentsimplementqueletexteoriginal(1783-1788)de l’engagementd’Apprentidans le rer requiert« fidélité à laSainteReligionChrétienne»–etnonau«pluspurespritduchristianisme»–etque lediscoursfinaldu4egraderectifié(1809)spécifiesanséquivoque:«Oui, l’Ordreestchrétien;ildoitl’être,etilnepeutadmettredanssonseinquedeschrétiensoudes hommes bien disposés à le devenir de bonne foi, à profiter des conseilsfraternels par lesquels il peut les conduire à ce terme », ajoutant même, en destermesquipeuventeneffetchoquerennotretemps:«c’estpourquoilesjuifs,lesmahométans,ettousceuxquineprofessentpaslareligionchrétienne,nesontpointadmissiblesdansnosLoges.»Pournombredemaçonsrectifiés,cesmisesengarden’ontdoncrienperdudeleuractualitéàconditiondelesinterpréteravecprudence.

Maiscesvuesapparemmentincompatibles,sourcesdedébatsmaçonniquesqu’ilnenous appartient pas de trancher ici, nous rappellent simplement que le pluralismeextrêmeetl’infinievariétédesinterprétationsontété,toutaulongdesonhistoire,lamarque du christianisme. Ne jetons donc pas dans le débat maçonnique undogmatismeàrebours,dontlererlui-mêmeestexempt.

IV.Unespiritualitérectifiée?Il est classique enFrance, depuis la finduxixe siècle, d’opposer oudumoinsdedistinguer les sensibilités maçonniques qui se préoccupent surtout de « sujets desociétés»etcellesquisepenchentavanttoutsurles«sujetsdesymbolisme».Cetteclassificationbien tropsommaire,outrequ’elleest imparfaite,car les logeset lesmaçons participent souvent, en des proportions diverses, de ces deux classes,apparaîtnettementinsuffisantequandonabordelerer.

La maçonnerie rectifiée, pour reprendre la formule de l’un de ses spécialistescontemporains [2], s’ordonne autour de « principes et de problèmes spirituels ».Librement chrétienne – comme le sont de nos jours la plupart des chrétiens eux-mêmes, quelles que soient leurs éventuelles attaches ecclésiales –, la franc-maçonneriedurersedéploiesousl’effetdesdeuxprincipauxressortsquenousyavons discernés : la préoccupation métaphysique, avec la question de laréconciliation et de la réintégration, d’inspiration martinésiste ; la perspectiveéthiqueduRégime,laquelleculminedanslabienfaisanceetl’idéalchevaleresque.

Silerern’estaucunementunereligiondesubstitutionetsetrouve,àcetitre,inapteàformuler lemoindrecredoimpératif,enrevanchel’environnementhistoriqueet

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doctrinalquil’avunaîtreetsestructurerdélimitecequel’onpourraitàbondroitappelerune«spiritualité rectifiée». Ilappartientcependantàchaquefranc-maçonduRégimed’enspécifierlescouleursparticulières.

Faut-il laisser ici le derniermot àWillermoz ?Dansune lettre dont lemanuscritnousestparvenu,destinéeàuncandidatàunelogerectifiée–enl’occurrencecelledeWillermoz lui-même –, ce dernier avait estimé pouvoir résumer en quelqueslignesl’espritdurer.Illefitduresteendestermesquiparaîtrontbienmodestesetpresque tropprudentsàcertains.L’importancedu témoinnepermetcependantpasqu’onlesignore.Pourconclure,voicidonccequ’ildisait,probablementquelquesannées avant la Révolution : « La Maçonnerie est une école dans laquelle onéprouvegraduellementl’aspirantpourenformerunhommemoralutiledanstouteslespartiesde laSociétéhumaineoùladivineprovidencel’aplacé,ouvoudrait leplacer,danslaquelleonleformeainsisouslevoiledediverssymboles,emblèmesetallégoriespropresàexercersonintelligencesuivantsacapacité,dontl’étudeestadoucie par quelques amusements de société, honnêtes et décents qui deviennentintéressants par le sel dumystère qui les accompagne. On le forme ainsi s’il nel’était déjà, ou on le fortifie dans l’amour d’une pratique constante des devoirsreligieux,morauxet sociaux, afinqu’il acquièred’habitudecettevertu aimable etdouce, qui plaît partout où elle se montre avec ces caractères, mais qui ne peutmériterlenomdevertuqu’autantqu’elleestfondéesurlesbasesinébranlablesdelareligionchrétienne.[…]Ainsi,pendantquelecorpsentierpeutserendreutileparlabienfaisance à la partie souffrante de l’humanité, chaque individuqui la composepeuty trouveraussipour lui-mêmeunavantage réelet inappréciablepour tout lecoursdesavie,etbienau-delà,s’ilsaitpriserlebienquel’institutpeutluifaire.»

Notes

[1]Regardssurlestemplesdelafranc-maçonnerie,Paris,LesÉditionsInitiatiques,1935.[2]J.Tourniac,,PrincipesetproblèmesspirituelsduRiteÉcossaisRectifiéetdesachevalerie templière, Paris, Dervy, 1969 .On saura toutefoismarquer la distanceavecle«templarisme»parfoisobsessionneldecetauteuretn’accueillirquesousbénéfice d’inventaire ses interprétations guénoniennes (Cf. à ce sujet l’excellentemiseaupointdeJ.-M.Vivenza,,RenéGuénonetleRégimeÉcossaisRectifié,Paris,DuSimorgh,2007)

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Bibliographie

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