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DANIELCHARTIER D'AMI~RIQUES: PARCOURS ET QUI~TE - COMPARAISON DES IDENTITIES BRt~SILIENNE ET QUI~BI~COISE DANS MACOUNAiMA DE MARIO DE ANDRADE ET UNSIMPLE SOLDAT DE MARCEL DUBI~ EAILLEURS POUR SE VOIR <Ils errent sans but pr6cis, a l'afffit d'une occupation et quand ii font quelque chose, ce n'est pas ce qu'ils ont r6solu de faire mais ce que le ha- sard leur a pr~sent~, lls s'agitent de fae.,.onirr6fl6chie et vaine: on dirait des fourmis qui arpentent les arbres jusqu'~ leur sommet pour en redes- cendre ensuite tout en bas, pour rien. Bien des gens vivent de la sorte et c'est non sans raison qu'on pourrait qualifierd'agit6e leur inaction!>> S~n6que, De la tranquilitd de l'O.me. La pertinence d'une comparaison entre les litt6ratures du Qu6bec et du BrEsil peut paraitre Etonnante, mais elle est indiscutable. Revoir la littErature quEbEcoise sous le regard oblique d'une autre littErature amEricaine, Etrang~re mais aus- si ex-coloniale et en qu&e d'autonomisation, permet d'en lire des aspects jusque 1~ inattendus. I1 s'agit donc, pour l'essen- tiel, d'accepter ce surgissement de l'inconnu darts le suppos6 connu, ~t la recherche des deux cultures, dans le mEtissage de leurs rapports 1, ~t la recherche de la difference du pareil et du pareil de la difference. Bien stir, la m~thodologie traditionnelle de la litt~rature comparEe, dEcoulant d'un rapport Ancien-Nouveau (Anti- 1 <Toute connaissance est m~tissage>>,rappelle le philosophe Michel Tournier.

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DANIEL CHARTIER

D'AMI~RIQUES: PARCOURS ET QUI~TE - COMPARAISON DES IDENTITIES BRt~SILIENNE ET QUI~BI~COISE DANS M A C O U N A i M A DE M A R I O DE A N D R A D E ET U N S I M P L E S OLDAT DE M A R C E L DUBI~

EAILLEURS POUR SE VOIR

<Ils errent sans but pr6cis, a l'afffit d'une occupation et quand ii font quelque chose, ce n'est pas ce qu'ils ont r6solu de faire mais ce que le ha- sard leur a pr~sent~, lls s'agitent de fae.,.on irr6fl6chie et vaine: on dirait des fourmis qui arpentent les arbres jusqu'~ leur sommet pour en redes- cendre ensuite tout en bas, pour rien. Bien des gens vivent de la sorte et c'est non sans raison qu'on pourrait qualifier d'agit6e leur inaction!>> S~n6que, De la tranquilitd de l'O.me.

La pertinence d 'une comparaison entre les litt6ratures du Qu6bec et du BrEsil peut paraitre Etonnante, mais elle est indiscutable. Revoir la littErature quEbEcoise sous le regard oblique d 'une autre littErature amEricaine, Etrang~re mais aus- si ex-coloniale et en qu&e d'autonomisation, permet d'en lire des aspects jusque 1~ inattendus. I1 s'agit donc, pour l'essen- tiel, d'accepter ce surgissement de l ' inconnu darts le suppos6 connu, ~t la recherche des deux cultures, dans le mEtissage de leurs rapports 1, ~t la recherche de la difference du pareil et du pareil de la difference.

Bien stir, la m~thodologie traditionnelle de la litt~rature comparEe, dEcoulant d 'un rapport Ancien-Nouveau (Anti-

1 <Toute connaissance est m~tissage>>, rappelle le philosophe Michel Tournier.

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quit6-Europe, Europe-Am6riques), avec ses comparaisons ma- rines (influences, courants, sources, etc.) et son apriori de d6versoir du d6jh-dit pour toute litt6rature nouvelle, ne convient plus. La comparaison dont il est ici question veut lire l'autre et 6tre lu par cette lecture; elle suppose la r6ciprocit6, mais aussi une base d'6galit6. Les deux textes sont pos~s sur la table 2 la comparaison vise ales lire c6te ~ c6te.

Avec Un simple soldat de Marcel Dub63, cr66e ~ Montr6al en 1958 et Macounarma de Mario de Andrade 4, publi6 au Br6sil en 1928, il est question d'oeuvres d'6poques diff6rentes, de genres diff6rents, r6alis6s dans des contextes diff6rents. Pourtant, alors que la premiere, bien revue dans son temps et aujourd'hui l'un des classiques de sa litt6rature, parle d'un conflit et d 'un malaise identitaire national ~ venir, l'autre, issue de l ' importante Semaine d'art moderne de 19225, 6nonce une m6moire h venir. Toutes deux concernent l'identit6, et c'est sur cette base qu'elles seront compar6es.

A peu de choses pros, la distinction des cat6gories d'iden- tit6 de Mucchielli 6 servira ici de concept op6ratoire de compa- raison. Ainsi, les identit6s groupale, individuelle et nationale des h6ros 7, Joseph Latour et Macounaima, seront analys6es pour rejoindre, en fin de compte, les id6es essentielles des deux textes que sont la qu&e et le parcours.

2 Mensa, table et ~galit6. 3 Marcel DubS, Un simple soldat. Montr6al, Ouinze 10/10, c1981 (1958),

150p. Les rep~res qui suivent r6f~rent ~ cette 6dition. 4 Mario de Andrade, Macounairaa ou le hdros sans aucun caractdre, tra-

duit du br6silien par J. Tho~riot. Paris, Flammarion, c1979 (1928), 246p. Les rep~res qui suivent r~f~rent ~ cette ~dition en indiquant le num~ro du chapitre et celui de la page.

s Luciana Stegagno Picchio, La littdrature br~silienne. Paris, Puf Que sais- je? no 1894, c1981, pp. 82 et suiv.

6 Alex Mucchielli, L'identit& Paris, Puf Que sais-je? no2288, c1986, prin- cipalement les pp. 65-88.

7 C'est-~-dire des personnages principaux.

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eARCOtJRS ET QUirE 247

RIGIDITI~ ET FLEXIBILITI~ DE EIDENTI'I 'E GROUPALE

Pour Joseph Latour, l'identit6 groupale est ambigu~. D'une part, elle repose sur l 'appartenance h ce groupe initial qu'est la famille 61argie 8 qui l'accepte h demi par ses liens cosanguins, et qui le rejette socialement; d'autre part, Joseph ne se comprend que dans le cadre d'un groupe militaire du civil ou de l'arm6e.

Eappartenance fi la famille pose le probl~me de la vraie et de la fausse m~re qui sera abord6 ult6rieurement, mais aussi celui d'un lien h pr6server avec le p~re, Fleurette, sa soeur, l~mile, son ami et Dolores. Cette identit6 sera, malgr6 les apparences, assez stablejusqu'~t la brisure prononc6e par le p~re. Le groupe ne comprend que l'ensemble des personnages du d6but de la piece; il ne survient personne pour le d6stabiliser. Le lien avec Fleurette et avec Emile ne changera pas, celui avec Dolores 6voque la mort et la s6paration d'avec la m~re, tandis que le rejet du p~re marque la fin de tout espoir d'insertion dans le monde civil pour le simple soldatL

Uidentit6 groupale de Joseph est impr6gn6e de militarisme. Comme les enfants qui jouent dans la rue 10, Joseph a connu, adolescent, un groupe qui l'admire et qu'il retrouve h son re- tour d'Halifax. Bien que la bande luijure fid61it6 tl, Joseph sent

8 11 est le seul enfant du premier mariage de son p0,re.

9 <<I~douard - La premiere chose que tu feras quand je t 'aurai parl6, ce sera de passer la porte. Et on esp~re tout le monde qu'on te reverra plus ( . . . ) Mais pas parce queje continue de te consid~,rer comme mon garcdan , era c'est fini, pour moi t'es plus personne; mais parce qu'un jourj 'a i fait la folie de penser que tu pouvais agir comme un homme.>> (131).

10 <<D'autres enfants jouent aux voleurs dans la rue. Ils se tirent des coups de pistolets de bois, ils tombent, ils meurent, ils se reldvent et ils repartent.>> (37).

11 <<Pitou - Maintenant que t'es revenu, toute la bande v a t e suivre, Joseph.>> (29).

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qu'elle ne lui suffit plus 12, tout au plus s'amuse-t-il avec eux ~t semer la pagaille au parc Lafontaine 13.

Le groupe de <<camarades que la guerre avait r6unis>> 14 lui offre une identit6 fonctionnelle claire et la possibilit6 de deve- nir un homme en mourant. Malgr6 le probl~me moral et po- litique d'appartenir h une arm6e 6trang~:rO ~, Joseph sent que dans l'arm6e il retrouve un cadre dans lequel il ne se perd pas en mouvements inutiles 16.

Quand il essaie de faire la transition du militaire au civil, il se rend compte qu'il n'y a pas d'emploi de simple soldat h Montr6al, ou qu'il n'y en a pluslL I1 se heurte ~ un mur qui le renvoie ~ une identit6 militaire devenue impossible, ou ~ venir. I1 retrouvera un semblant d'identit6 dans une guerre inutile qui lui donnera la mort.

Eidentit6 groupale de Macounaima n'a pas cette rigidit6. C'est une identit6 qui 6volue et qui s'adapte. Le groupe ini- tial est d'abord celui de la case, jusqu'~ ce que la m~re renvoie Macounaima et qu'il la tue 18. I1 part alors en formant un nou- veau groupe, r6duit, compos6 de Iriqui, Maanape et de Jigu6 qui partent <<par le monde>> 19 A ce groupe s'ajoutera Ci, qui

12 <<Fleurette - lls t'admirent, Joseph. Joseph - C'est pas 9a qui me rend heureux, la p' t i te. . . Le parc a chang6

depuis que je suis patti. On dirait qu'il a rapetiss~. La fontaine pisse pas aussi haut qu'avant.>> (31).

13 <<Joseph - Mais ma foi du Saint-S6pulcre! C'est le God save the King que la fanfare joue l~t ( . . . ) C'est une mauvaise habitude a prendre. Faut chan- ger qa.>> (32).

14 p. 9.

15 Ce probl~me sera abord~ avec la question de l'identit6 nationale. Les Qu6b6cois n'ont jamais reconnu l'arm~e du Canada anglais comme leur arm~e nationale.

16 <<Je me suis aper~u tout 5 coup que c'6tait ma place, ma seule place.>> (24).

17 <<Joseph - Je suis bon rien qu'avec rues mains. l~douard, la gorge serr~e - T'es en retard. Des mains, 9a serf de moins en

moins.>> (57). 18 2/41.

19 2/42.

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PARCOURS El" 0 U I~TE 249

dispara~tra, comme Iriqui. Le groupe, malgr6 tousles mauvais coups de Macounaima, reste assez uni 2~ Pourtant, le hdros n'y attache pas une grande importance 21, et il peut bien vivre seul, avec le groupe que les circonstances lui donneront. I1 se sent toutefois assez 1i6 pour que, malade, il ait <<l'idde de passer sa maladie aux autres pour ne pas mourir tout seul.>>2L Aussi, l'extinction du groupe le rend nostalgique 2a.

La flexibilit6 et la relativit6 de l'identit6 groupale de Ma- counaima s'oppose :~ la rigidit6 de celle de Joseph Latour, un militaire 6voluant parmi les mdmes personnages durant toute sa vie textuelle.

HI~ROS ET IDENTITIES INDIVIDUELLES

Certes il avait vdcu bien des aventures amusements illusions souffrances hd- ro'isme, mais ~ bien y refldchir, il s'etait plut6t laissd vivre.

Macounatma, 17/241. Mais je veux pas l'oublier!

Un simple soldat, 141.

Les identitds individuelles de Macounaima et de Joseph La- tour semblent assez dissemblables, mais elles se recoupent certains points de vue qui seront analysds ici. En plus d'oppo- ser la sdrie de transformations de Macounaima au statisme de la famille Latour et h la rdgularit6 du comportement de Joseph, il est possible de comparer l'importance de la m~re dans les

20 <<Maanape et Jigud ddcid~rent de l'acc~mpagner, ne voulant surtout pas laisser notre hdros sans protection.>> (4/60).

21 <<Si vous venez avec moi, tant mieux! Sinon, mon vieux, plut6t 8tre seul qu'escortd d'envieux!>> (4/60).

22 16/223.

~3 <<La tribu s'dtait dteinte, la famille s'dtait changde en ombres, le car- bet s'~tait dcrould, mind par les fourmis et Macounaima dtait montd au ciel.>> (l~pilogue, 246).

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deux cas, celle de l'enfance, du pere et de la paternite. Aussi, destin et quete occupent pour tous deux une place importante dans la formation des identites individuelles; qu'elles aboutis- sent ou qu'elles se perdent, elles restent le motif du parcours des deux personnages.

Eidentite physique de Macounaima change tout au long du recit, et le heros meurt trois fois 24. Ces trois deces donnent lieux h trois transformations: h la premiere mort, il est recuper6 en morceaux, puis assemble dans des feuilles de bananier. I1 re- vient ~ la vie au souffle d'un cigare; h la seconde il est ressuscit6 par de nouveaux testicules en noix de coco de Bahia; finale- ment, ~ la derniere, il est transforme en etoiles. Les deux pre- mieres morts lient Macounaima h la terre bresilienne (banane, noix de coco de Bahia), tandis que le derniere le situe dans le ciel du Bresil. Mais ce qui est plus significatif pour l'identit6 individuelle, c'est que le corps de Macounaima, qui est par ail- leurs abondamment present (deplacements frequents, plaisirs

repetition, defense, etc.) ne semble pas 6tre le lieu de l'iden- tite. Qu'il soit en morceaux ou en etoiles, Macounaima reste lui-meme.

Aces morts font echo des transformations successives: des son enfance, il se metamorphose en prince charmant 25, puis en fourmis, en rocouyer 26, en cachipara 27, en aimara, en pirahna, en travesti 28. Tous ces changements sont temporaires et lais- sent intacte l'identite de Macounaima29; surtout, ils ne chan- gent rien ~ sa nature. Ainsi, en belle Fran~aise, il reste encore lui-m~me: <<Le denomme Venceslaw Pietro Pietra s'imagine

24 5/'70, 12/171, 17/239.

25 ~Des qu'eHe ['eut depos~ dans [es carourous et sororocas des fourres, le petit se mit a grandir grandir et se changea en prince charmant.>> (1/28).

26 2/40.

27 11/149.

~8 << toutes ces falbalas n'ataient pas legers lagers, mais en quelle ravissante Fran~ise il s'etait change!>> (6/80).

29 <<Or la Franchise, mppelez-vous, c'etait Macounaima notre heros.>>(6/82).

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PARCOURS ET QUirE 251

donc que je suis pass6 sous un arc-en-ciel et que j'ai chang6 de nature?>> a0

Si son individualit6 ne loge pas dans son corps, un 6pisode donne ~ penser que ses pouvoirs se localisent dans son sang. Lorsqu'il est en train de cuire en morceaux chez le g6ant, le tique Zlezlegue boit tout son sang qui a tomb6 sur le sol, et celui-ci lui permet de r6p6ter un geste magique que Macou- naima avait accompli avec sa m~re 31, cette fois Zlezlegue fait apparahre une c!6 Yale3L

A c e s transformations temporaires s'opposent quelques m6tamorphoses permanentes. Ainsi, la rencontre avec Agou- ti est l'occasion de d6velopper un corps adulte 33 qui s'impo- sera ensuite h ses fr~res. Toutefois, la t&e reste immature. Lots du retour au lieu natal, la perte de la jambe sera aussi irr6versible a4. Aussi, Macounaima retrouve les lieux de son en- fance transform6s ~ son retour aS.

Compar6e h ces adaptations de Macounaima, l'identit6 phy- sique de Joseph Latour semble constante. Tout au plus est-elle nuanc6e: il apparah plus ou moins gris6, plus ou moins sale. Son apparence reste tout au long de la piece plus ou moins la m6me. Seul son retour de la travers~e du Canada apporte un changement, mais c'est davantage la tenue que de la conduite qui change 36. Joseph a peur des variations, et surtout il craint de se transformer; il veut 6viter que les lieux mis6rables qu'il fr6quente agissent sur lui a7.

30 6/84.

31 2/35-36.

32 5/72.

33 2/37.

34 17/238.

35 16/216.

36 l~mile et Joseph ont l 'air de <<deux voyageurs qui ont march~, pendant dix ans.>> lls n 'ont pas vieillis, ils en ont que l'air. (82).

37 <<Et puis un jour tu t 'aperc~is que ta peau a pris la m6me couleur que celle de la brique.>> (83).

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En fait, il n'y a qu'un aspect de son identit6 physique qui change: qu'il porte ou qu'il ne porte pas sa vareuse. Cette veste za fonctionne comme un operateur binaire de l'identit6: en soldat, en civil. I1 la laissera bien sur le corps de son pere mort, mais ce n'est qu'au moment 00 une autre l'attendra pour la Cor6e: ce n'est qu'une identit6 militaire plus prometteuse qui survient.

Le personnage de la mere articule la qu&e de Macounaima et il est h la source de celle de Joseph Latour. Aussi, la compa- raison entre les deux prend sa force darts la lumiere qu'elle ap- porte ~ certains 616ments de leurs identit6s individuelles. Tant Joseph que Macounaima ont connu la mort de leur mere; Ma- counaima l'a tu6e, Joseph tuera son p~re. Tous deux resteront enfant, et ils auront de la difficult6 ~ assumer un r61e de pere.

Un coup d'oeil sch6matique au parcours de Macounaima permet de rep6rer une marque du recit qui n'est pas mani- feste h la lecture. I1 y a dans le texte, employ6e environ vingt-six fois, une locution emprunt6e aux contes oraux br6siliens et qui sert de charniere entre les episodes: <<une lieue et demie plus loin>>. Eanalyse des r6p6titions de l'expression r6vele qu'elle apparah avant presque tousles moments d6cisifs du r6cit: la transformation en homme adulte ag, la rencontre avec Ci 40, la premiere perte de l'amulette 41, la poursuite de Ceiciou 42, la deuxieme mort 4a, ainsi qu'une demi-douzaine de lois lors du retour au lieu natal. Surtout, elle apparait pour la premiere fois au d6but du r6cit alors que la mere de Macounaima va le perdre dans le desert 44. C'est ~ partir de cette rupture que

38 Notons ici que ~veste>> signifie au figur6 un insucc~s. 39 2/38. 40 3/44.

4t 4/58.

42 11/155.

43 12/171.

44 r y parcourt une lieue et demie jusqu'~ ne plus apercevoir la forSt.~ (2/36).

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PARCOURS E'r Oug'rE 253

l'expression revient pour ponctuer la qu&e du h6ros, comme si cette distance symbolique entre la case et le d6sert, entre la m6re et la perte de la m6re, revenait pour enchainer toutes les actions du p6riple de Macounaima jusqu'h sa derni6re mort.

Par ailleurs, il ne faut pas voir dans cette source de l'arti- culation de la qu&e une marque de respect de Macounaima pour sa m~re. En effet, celui-ci n'h6site pas h s'amuser ~ pisser dessus 45, ~1 jurer sur sa m6moire 46, et il va aller jusqu'~ la tuer, m6me s'il s'agit d 'une m6prise 4r.

Lorsque la m~re perd son ills dans le df3sert, elle lui dit qu'il ne pourra d6sormais plus grandir. Ce n'est qu'h la rencontre avec Agouti que Macounaima pourra devenir adulte, si ce n'est de la t&e 48. La m~:re a donc une certaine imputabilit6 pour cette t&e d'enfant. Aussi, cet homme-enfant sans p6re connu aura de la difficult6 ~ se faire p~:re, bien qu'il n'en ait aucune :~ s'amuser avec toutes les femmes. Le sentiment paternel, d6s qu'il lui sera donn6 d'apparaitre, deviendra vite de l'avarice 49.

Dans le cas de Joseph Latour, l ' importance de la m~re se mesure au bonheur que semble avoir 6t6 l 'enfance avec elle. Depuis, Joseph dit caustiquement qu'il n'a plus de coeur 5~ son p~re rappelle les succ~s de son ills, qui ont dur6s j usqu'au d6c6s de la m~re 51. De plus, Joseph doit faire face ~t une pr6sence r6elle, corporelle d 'une fausse m6re, m6chante et lasse, qui lui refuse toute tendresse. Cette grosse Bertha, immobile, agit

45 1/26.

46 <<Macouna'fma jura sur la m6moire de sa mere qu'il ne jetterait m6me pas un regard sur Suzi.>> (13/180-181).

47 2/41.

48 2/36.

49 << _Mon ills, dep~che-toi de devenir grand pour aller a Sao Paulo ga- gner beaucoup d'argent.~ (3/48).

50 <<l~douard - T'as pas de coeur, d'abord? T'as pas de coeur? Joseph - Ca doit pas. Y est mort quand j'~tais jeune.~ (104). 51 <Quand il 6tait jeune, si tu savais comme c'~tait un enfant qui promet-

taR! A l'~cole, il arrivait pas le premier mais ses rangs ~taient boris... Et puis, tout a coup, crac! en quatrieme annie, quand sa mere est morte.> (116).

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comme une image de l'absence. Dans la qu&e pour l'iden- tit6 que Joseph doit mener en d6pit de cette ddpossession ini- tiale 52, Bertha matdrialise par son immense corps le vide de la vraie m/:re. Son avachissement sert ~ alimenter ~ rebours les mouvements perdus de son demi-fils s3, du demi-Joseph 5a, de ce voyou qu'elle ne voudrait <<pas avoir tra~n6 ( . . . ) dans [son] ventre>> 55, et celui-ci, qui refuse de se reconnaitre tout senti- ment pour la femme de son p~:re, doit tout de m0.me contourner son corps d'absence pour tenter de s'en sortir.

Si la qu&e d'identit6 de Joseph semble avoir pour pivot une m~re absente et une fausse m~re encombrante, il lui manque aussi l'un des piliers de l'identit6 individuelle: l'identification

une figure. Or, ici la qu6te ne peut pas avoir de visage parce que le p/:re n'a pas la force de caract/~re n6cessaire pour servir d'exemple 56. I1 s'agit lh d'un th~me am6ricain, repris ailleurs, de la dd-mystification du h~ros-p~re 57.

Dans le cas de Joseph Latour, ce p~re auquel il est impos- sible de s'identifier emp6che aussi ie sentiment de paternit6 et l'amour v6ritable de la femme. I1 y aura bien, dans la vie de Joseph comme il yen avait eu dans celle de Macounaima, plu- sieurs histoires, mais aucune femme ne sera aim6e autrement

52 <<Mort th65tre tEmoigne d'une servilitE ~ un emp6chement d'etre. Mes personnages vivent d'une d6possession initiale, essentielle.>> Marcel DubS, <<Je n'ai pas le coeur h ~crire des comedies>> in Perspectives. MontrEal, vol. 9, no 17,29 avril 1967, p.49.

53 p. 37.

54 p. 61.

55 p. 125.

56 <<Mais lui, lui le p~re, avec son grand visage de chien battu.. . >> (119).

57 <<On aura reconnu ( . . . ) I'un des grands th~mes de la litt6rature am6dcaine comtemporaine. Et tout particuli~rement du dramaturge Arthur Miller, dont Marcel Dube avait du reste adaptE, pour la tEl6vision, La Mort d'un commis.voyageur.>> Jean-Cldo Godin et Laurent Maihot, Le Thd~tre qudb~cois L MontrEal, Hmh, c1970, p. 95. Et aussi: Rebel without a cause, par- ticuli~rement la sc~ne ofa le heros demande .~ son p~re de se relever.

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qu'une putain ou qu'une m~re. M6me Fleurette n'y 6chappe pas 58.

Cette enfance sentimentale qui s'attarde est h l'image m6me du personnage: une identit6 fig6e, prise dans une qu6te de mouvements aveugles; comme Macounaima, Joseph est rest6 un enfant, pas assez mfir pour aimer, mais tout de m6me assez vieux pour quitter le lieu natal:

Joseph - Si je pouvais tomber en amour, c~ me tranquilliserait peut-~tre! Mais me vois- tu eta p~re de famille? (I1 dclate de rirepresque ddsespdrement.) Me vois-tu, Emile?

Emile - C~ pourrait arriver. Tu sais jamais quand est-ce que tu vas te faire accrocher.

Joseph - All non! Pas moi, pas moi! Je suis pas encore mOr pour qa!.. . Je suis mOr pour sacrer mon camp de Montreal, l~mile! Ouais!. . .s9

Joseph Latour et Macounaima poursuivent des qu&es diff6rentes rnais qui visent :~ raffermir leur identit6 person- nelle. Tous deux parcourent leur pays sous l'impulsion d'une n6cessit6 de mouvement. C'est au cours de son trajet que Ma- counaima rencontre Ci, qui lui laisse une amulette qui devien- dra le point focal de sa qu&e, et la raison de ses d6placements. Quant ~ Joseph Latour, sa qu6te n'a pas de vis6e aussi claire et elle se d6ploie dans la recherche d'elle-rn6me, dans la d6couverte des roots pour nommer le destin qui l'afltige.

Bien que la recherche de la mouraquitan occupe la plus large place dans le r6cit de Macounai'ma et qu'elle en consti- tue l'intrigue principale, elle n'est pas la seule que poursuit le h6ros. Notamrnent, elle n'est pas la qu&e initiale. En effet, ce n'est que sous le hasard de son parcours que Macounaima est arnen6 ;l rencontrer Ci, puis h recevoir l 'amulette qu'il perdra ~t deux occasions, la derni6re lois d6finitivement. La premiere qu&e dont il est question est celle de l'argent 60, et elle restera

s8 <<Fleurette - Espece de sans-dessein! Si j'6tais ta m~.re, je te chicanerais.. . >> (128).

s9 p.64. 6o <<Quand il voyait de I'argent, Macouna'fma des pieds et des mains gigo-

tait pour r~colter la monnaie.>>(1/25).

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pr6sente jusqu'h la fin, Macounaima cherchant des tr6sors 6x, se faisant avoir par un marchand malhonn6te, voyant dans son ills une possible source de revenu6L Cette qu6te est men6e en m6me temps que celle de la mouraquitan, des gros mots et des plaisirs divers. A certains moments, les qu&es s'entrem61ent, et Macounaima tente de rdcupdrer l 'amulette en l 'achentant Venceslaw Pietro Pietra 63, aussi il confond l'or et la femme 64. Ces impuret6s dans la qu&e principale ne sont pas punies, mais elles conduisent toutes/~ des 6checs (mort du ills, perte de l'amulette, mort de Macounaima).

La recherche de cette pierre tr~s belle, qui n'a d'autre pou- voir que celui de l'6vocation de son amante, cette <<fameuse quitan de jade>> 6s, << mo uraquitan>> 66, << am ulette>> 67, <<pierre verte>> 6s , <<souvenir de ma garce>> 69 , <<6gar6 talisman>> 70, il la cherche de faqon assidue, mais pas d'une mani~re constante. Ainsi, il lui arrive de perdre l'envie de la retrouver s'il doit travailler pour l'obtenir 7~, et en particulier apr~s l'avoir re- trouv6e, elle ne lui suffit pas7L La distance qu'il prend vis-hvis la qu&e principale et la raison de son pdriple ~ travers le Brdsil

6t 5/61, 8/102, 12/167, 17/231. 62 3/48.

63 6/81. C'est a partir de cette episode que Macounaima commence a col- lectionner les gros roots comme le g~ant coUectionne les pierres.

64 <<Macouna'fma voulait la belle. II trempait son orteil dans l'eau et in- stantandment les lames d'or et d'argent couvraient la face du lac. Macouna'ima sentait le froid de l'eau et retirait son orteil.>> (17/238).

65 3/49.

66 4/51, 7/89 e ta d'autres passages.

67 4/56, 4/59, 6/81 e ta d'autres passages. 68 6/81.

69 17/240.

70 9/128.

7t A court d'argent, Macounaima est prSt a abandonner l'idde d'aller ~ Silo Paulo s'il dolt travailler pour y arriver. (5/64).

72 <<Je l'ai retrouvee, mouraquitan de rues amours, mais elle, ma belle, je la cherche toujours.>> (14/198).

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eARCOURS ET QU~'E 257

rappelle la distance m~me qui doit &re prise vis-h-vis le person- nage de Macounaima. Si les qu6tes sont mendes avec applica- tion, elles restent pourtant circonstantielles. Elles sont toute- fois une source de l'identitd du h6ros, empereur et amant pro- fonddment lid.

Dans le cas de Joseph Latour, il n'est pas question d'une multiplicitd de qu6tes li6es entre elles. La qu&e est univoque: <<Faire quelqu'un de Joseph Latour>> 7a, et le moyen, plut6t simple: &re <<un simple soldat comme tout le monde.>> 74 Tou- tefois, autour de cette recherche de l'identid s'articule une sdrie de considdrations sur le destin et les diff6rents visages qu'il prend.

Par son d6sir de devenir soldat, Joseph veut trouver une rai- son ~ son existence. En civil, sans sa vareuse, il ne fait rien, il n'est rien. I1 n'arrive qu'/~ s'agiter, traversant le Canada, se saoulant, se ddbattant pour se trouver une cause ~ ddfendre. I1 est pourtant un personnage de temps ~ autre fort qui salt <<aUer jusqu'au bout>> 7~ m6me dans le malheur, qui cherche partout un bout de monde qu'il pourra habiter 76. Entretemps, il se cherche des batailles qu'il oublie vite 77, il d6place de l'air 7s et attend toutes les guerres.

Quand il est finalement obligd de faire face ~ son p~re, il est forcd de voir le destin qui semble se moquer de lui et qu'il n'ar-

7a p. 22. 74 p. 21.

75 p. 41.

76 << I~mile - Pour un gars comme Joseph, il va toujours y avoir une guerre courir, un coin de pays du bout du monde pour risquer sa peau .~ (140).

77 <<Joseph - C'dtait pour faire de l 'argent qu 'on est patti? Je m'en sou- venais plus.>> (85).

78 '~l~mile - Quand j'~tais avec Joseph, ( . . . ) j 'avais toujours besoin de partir ~ ['aventure.>> (139).

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258 DANIEL CHARTIER

rive pas a nommer 79. Cette incapacit6 de dire le monde s~ cette invisibilit6 des forces qui le r6gissent 81 emp6chent Joseph de voir clair dans sa qu6te. I1 ne peut se d6finir vis-a-vis le monde parce que celui-ci n'a ni visage ni nom. I1 ne salt pas faire autre chose que des mouvements aveugles, parce qu'il ne sait pas ce qu'il cherche. En ce sens, la mort en habit militaire qu'il trouve

la fin n'est pas un aboutissement; elle n'est qu'une fin. La derni/:re mort de Macounaima n'est pas une simple fin.

Par sa cons6cration en 6toile et son 616vation au-dessus du Br6sil, il prend une distance par rapport ~. sa vie et/~ l'h6ritage qu'il laisse sur la terre. Alors que Joseph Latour meurt comme il l'a souhait6 d'une mort qu'il a appell6e toute sa vie, Macou- naima meurt une troisi~me fois parce que la vie le rend las 8~, en une derni/:re transfiguration.

Dans un corps de plus en plus mutil6, se transformant jus- qu'au dernier moment 83, Macounaima, qui ne trouve <plus aucun attrait ~ cette terre>> 84, la quitte avec une nostalgie 16g/~re, et une impression d'avoir bien v6cu selon ce qui se

79 <<Joseph -- Y a quelqu'un qui a trich6 quelque part, y a quelqu'un qui fait que la vie maltraite toujours les m6mes! Y a quelqu'un qui a m~16 les cartes, Emile, va falloir le trouver. Va faUoir le battre ~l mort, Emile . . . ~ fait assez longtemps que je le cherche! Je vais le trouver! Je vais le trouver! J 'en ai assez de trainer l 'enfer derriare moi.>> (119).

80 < M e s personnages cherchent ~ d~couvfir ce qu'ils ont en eux. Ce sont des 6tres primitifs qui cherchent ~ exprimer des choses qu'ils sont incapables de nommer. Dam Un simple soldat, rimpuissance h s'exprimer conduit le per- sonnage de Joseph a se d~truire.>> Marcel Dub6, op.cit., p. 48.

81 <<(... ) ceux qui y exercent leur pouvoir au detriment de Joseph et des siens sont aussi invisibles que tout-puissants. De 15 l'incapacit6 de nommer son real. Ne sachant pas identifier ses adversaires ultimes, Joseph est tout aussi ignorant de la passion, c'est-~-dire de l'identit~ de sa cause.>> Maximilien La- roche, <<Un simple soldat>> in Dictionnaire des oeuvres litteraires du Quebec IlL Montr6al Fides, p. 1038.

82 <<I1 (~tait comme un d~funt sans pleureuses, laiss6 ~ un total abandon.>> (17/231).

83 <11 trouva les pendentifs il trouva les orteils il trouva les oreilles les rous- tons le nez, bref tous ces tr~sors et les remit ~ leur place respective avec du sap6 et de la colle de poisson.>> (17/239-240).

84 17/240.

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PARCOURS ET OU'~'E 259

pr6sentait ~t lui. Cette mort, venue comme un repos, s'oppose celle de la vaine victoire de Joseph Latour qui ne retrouve

dans la sienne qu'une identit6 falsifi6e, dans un lieu 6tranger. A la synth~se de l'un, le constat final de l'autre.

De l'ensemble des points de comparaison de l'identit6 in- dividuelle des deux personnages, la mort est celui qui per- met le mieux de saisir le lien entre les chemins des deux h6ros. Macounaima, enfant, parcourt le monde, poursuivant des qu6tes et la conqu6te d'une identit6 qui s'exprimera dans l'image synth6tique des sept 6toiles. Joseph Latour, enfant aussi, s'agite dans le monde, poursuivant fant6mes et luttant contre des forces invisibles; il meurt dans un pays inconnu; son corps sera identifi6 par son nom sur sa vareuse: il aura fait un quelconque de Joseph Latour.

IDENTITI~ NATIONALE

Apr~s tout qu'importait d'etre un ~clat inutile, puisque ~ tout le moins il suivrait le sort de tous ces pa- rents, de tousles p~res-des-vivants de sa terre, m~res p~res fr~res femmes belles-soeurs femelles, bref tous ces gens de connaissance qui continuent de vivre maintenant dans l'~clat in- utile des ~toiles.

Macounagma, 17/241.

Fleurette - C'est quant m6me beau quelqu'un qui s'engage pour d~fendre son pays. Armand -- Pas son pays, l'Angle- terre! Diff6rence.

Un simple soldat, 17.

Des morts des deux personnages se d6veloppent des liens qui raccordent leurs vies au destin collectif et ~ la m6moire de leur pays. Macounaima, tout au long de son existence, cr6e une m6moire et son parcours d6finit les limites d'un territoire national. Ses d6placements dans tousles sens finissent par le

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260 DANIEL CHARrlER

conduire dans le ciel, d'oO il peut observer les mouvements qui furent siens. Joseph Latour, parce qu'il est profond6ment sol- dat, se place dans une situation dglicate: sans identit6 6tablie, son hgroisme possible ne pourra s'6tablir. De la m~me fa~on, son parcours sera vain, et sa mort le sera tout autant. Les points de comparaison entre les deux identit6s sont nombreux et fer- tiles; ils rejoignent l'6tablissement m6me du texte darts sa si- tuation nationale, et la formation d'une identit6 collective.

Eappellation de Macounaima, <<notre h6ros>> qui revient maintes fois au cours du r6cit, lie le personnage au lecteur par un trait possessif qui d6finit un groupe national. D'une race profond6ment brgsilienne, tricolore 85, Macounaima et ses fr~res sont issus d'un Br6sil vrai, oppos6 h celui de <<tout le li- gnage de manioc>> s6, bien partiel, de Silo Paulo, mais qui n'y fait pas probl~me.

Macounaima est aussi 1i6 ~ la m6moire collective par l'en- semble des gestes et des sentences qu'il laisse sur son parcours et qui entrent dans la mgmoire du peuple de manibre instan- tan6e. Ainsi, il << proverbise>> sT, il invente les plaies du Br6sil 8s, et il est h la source de nouvelles plantes sg, de nouveaux ob- jets 90 ou de nouveaux mots 9x. Toutes ces actions lui assurent une place au seuil d'une m6moire en formation.

Le trajet de Macounaima, bien que farfelu et imag6, d6finit peu ~ peu, par ses allers et venues, un espace national qui cor-

85 <<Quel beau spectacle de voir les trois fr6res un blond un rouge un noir debout bien plant6s et nus sur le rocher ensoleill6!>> (5/63). Sur la transforma- tion dans le pied de Soumg, 5/62.

86 5/66.

87 15/203. 88 ~ E t c'est ainsi que Maanape inventa le parasite du caf~,.ligu~ la chenille

rose du coton et Macounafma le football, les trois plaies du Brgsil.>> (6/79). 89 ,CLe lendemain, quand Macouna'ima alia sur la tombe de son ills, il vit

que du corps de celui-ci avait germ~ une plante ~ laquelle on donnait des soins attentifs. Ainsi naquit le gouarana.) (3/49).

90 Par exemple le puma-machine-automobile. 91 La boutonniere, par exemple.

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eARCOURS ET OO~"E 261

respond ~l un Br6sil 61argi9L La visite des lieux coincide avec des aventures et des rencontres: l'espace est plein parce que l'ensemble des d6placements tisse un r6seau qui couvre le pays. Quand Macounaima s'61~ve au-dessus de la terre, il s'61~ve au- dessus du Br6sil.

Eid6e du m6tissage comme creuset des cultures, en plus d'&re repr6sent6 par le trio tricolore, est symbolis6 par l'ap- port de produits de l'ext6rieur que l'on apporte au ills naissant de Ci. On lui donne des chaussons de S~o Paulo et des denteUes de Pernambouc 9a, mais aussi des ciseaux de Bolivie et des ca- deaux d'ailleurs 94. Aussi, Macounaima prendra sans probl~me une conscience hispano-am6ricaine pour remplacer celle qu'il a perdue9L

En comparaison, Joseph Latour n'apparMt pas aussi 1i6 au destin collectif, ni au lecteur 96. Sa situation d'exclu de Fen- semble familial et de m6sadapt6 de la soci6t6 fait que les liens qui le rattachent au monde sont probMmatiques, tout comme l'image du soldat h laquelle il s'identifie qui renvoit ~ des ti- raillements politiques. Aussi, sa travers6e d'Halifax h la Cor6e n'est pas un r~seau de lieux li~s par une m6moire qui se cr6e comme dam Macounatma, mais elle semble un trajet nerveux, inutile. D'ailleurs, Joseph Latour ne parcourt pas le Canada, mais il le traverse, comme quoi il n'y avait que le vide entre les points de d6part et d'arriv6e - ici Montr6al dans les deux cas, puisqu'il revient d'o~ il 6tait parti. Dans l'immensit6 de l'espace 97 qui der mande davantage ~ ~tre combM qu'~ don- ner ~ celui qui le traverse, Joseph Latour ne trouve rien pour se d6finir. D'une part, l'identit6/t ce vide concourt au vertige,

92 II est question du V~n6zuela (3/45), de la Bolivie (3/48), de l'Argentine. 93 3/48.

94 3/48.

95 16/217.

96 Les didascalies ne le pr~sentent pas sous un couvert sympathique; tout au plus peut-on 6prouver de la piti~ pour le personnage.

97 r grand le Canada, tu peux pas savoir comme c'est grand!:~ (67).

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262 DANIEL CHARTIER

d'autre part, l'identite de ce vide ramene h soi. Dans les deux cas, Joseph Latour reste ce qu'il etait au depart. Aucun lien avec le monde ne s'est trace. Du Canada, il ne retient que le simple soldat.

Or, l'emploi dans l'armee canadienne conduit le jeune La- tour 98 ~ devenir un demi-mercenaire. S'il n'hesite pas denoncer la domination economique anglaise 99, ~ attaquer les symboles de son pouvoir 1~176 meme b. critiquer le r61e que les Anglais ont fait jouer aux soldats francophones pendant la guerre 101, Joseph Latour ne veut pas entendre parler de <grands roots>> qui mettraient en cause la seule parcelle d'identite tangible/a laquelle il tient: <J'aime autant plus pen- ser b. rien.>> ~02 I1 est conscient, comme Armand 1~ que le Quebec n'appuie pas l'enrolement, 1~ mais il pref~.re ne pas penser ~ l'ambiguite de ce statut, Tout, dans son identite per- sonnelle et son identite groupale, l'incite ~ se lancer dans l'armee; son identite nationale entre en conflit avec ses desks personnels, et il ne peut que se rabattre: <Moi, je savais ce que je voulais, c'est tout>> ~~ et rever encore de mourir ~ la guerre sous sa vareuse. Peu importe quel sera ce champ de bataille,

98 <<I1 faut se rappeler qu'au XIXe si~.cle dejA, et darts Fun des tout pre- miers essais de theatre au Quebec, la tragedie d'Antoine Gerin-Lajoie, Le JeuneLatour, met en sc~ne un personnage de soldat fran~ais resistant a l'inva- sion anglaise: th~me fondateur de la litterature quebecoise.>> Maximilien La- roche, <<Un simple soldat>> in Dictionnaire des oeuvres litt~raires du Quebec 111. Montreal, Fides, p. 1037.

99 <<C'est parce que c'est une maudite compagnie d'Anglais!>> (23). l~176 ma foi du Saint-Sepulcre! c'est le God save the King que la fan-

fare joue I~! ( . . . ) C'est une mauvaise habitude ~ prendre. Faut changer ~.>> (32).

101 <Mais qu'est-ce que tu veux? ~, Dieppe, on n'avait pas de chance, c'est une affaire qui avait ete organisee par les Anglais.>> (40).

102p. 44.

l~ son pays, I'Angleterre! Difference.>> (17). l~ contre la conscription, l~mile, parce que le Quebec avait vote

contre au plebiscite.>> (43). 105p. 43.

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PARCOURS ET OUgTE 263

il consid~re que vaut mieux la mort d'un demi-h6ros que celle d'un voyou.

Le probl~me de la langue est bri~vement 6voqu6 dans Ma- counarma. Uanglais est associ6 ~ l'industriel; c'est une langue que le h6ros ne parle pas, <<il ne savait m~me pas dire sweet heart, c'6tait ses fr~res qui le causaient>> 1~ bien qu'il aurait voulu qu'on croit qu'il le parle. Macounaima craint que le Br6sil ne devienne <<de nouveau une colonie de l'Angleterre ou de l'Am6rique du Nord>> 1~ comme s'il l'avait d6j~ 6t61~ mais pour ce h6ros qui <<savait d6j~ le nom de tout>> 109, les deux langues de la terre sont claires: il s'agit du br6silien parl6 et du portugais 6crit 11~

Dans Un simple soldat, en plus des probl~mes 6thiques que l'anglais de l'arm6e pose pour Joseph, la langue est le point commun des groupes qui se sentent diff6rents, mais qui ne se d6finissent pas encore. Les Latour ne savent pas vraiment qu'ils parlent fran~ais, mais ils sont convaincus qu'ils ne par- lent pas anglais. En r6alit6, leur langue contient d6jh des mots anglais et leur culture lui laisse une large place. Tout le pro- blame de la langue se situe dans cette bipolarit6; il n'est fait mention importante d'aucune autre langue darts le texte 1~1. Ceux que les Latour d6signent par lesAnglais ne sont pas qu 'un groupe linguistique; la langue est ici le drapeau de la culture et de l'identit6 ~ venir, elle n'est qu 'un mot qui sert ~ nommer la diff6rence.

1065/74.

1079/124.

10811 convient de distinguer colonie et domination. Si le Br6sil est culturel- lement et 6conomiquement domin6, aujourd'hui, par les l~tats-Unis, comme il l'a 6t6 autrefois par rAngleterre, il n'a jamais 6te une colonie anglaise. Le the.me de la colonisation par la Hollande et par l'Angleterre est important dans rimaginaire br~silien.

10910/130.

1101bidem" I! est h noter que le r6cit est lui-m~me r~dig6 en un m61ange de ces deux <<langues du monde>>, soit en br6silien 6crit.

11111 y a quelques expressions allemandes francis6es, p.30.

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264 DANIEL CHARTIER

Eidentit6 nationale s'exprime aussi, dans Un simple soldat comme dans Macounarma, par le parcours des deux hdros. Le trajet de Macouna'ima va dans tous les sens h la lois, et il ddtermine le territoire imaginaire du Br6sil, tandis que celui de Joseph Latour ressemble h la probldmatique de son iden- tit6: il r6ve ~ l 'Europe qu'il n 'atteint pas, il erre aveugl6ment au Canada et il meurt darts un nuUe part indiff6rent.

Le mouvement g6ndral du parcours de Macounaima est le suivant: il part-du <<fin fond de la for6t vierge>> 112, se rend Sao Paulo H3, en sort quelques lois et revient <<h la chaumi~re maintenant d6serte>> 114 pour y mourir. Le cercle serait cl6t si le hdros ne devenait pas, lors de son ascension, la grande ourse HS, transformant ainsi tout le parcours et l'dtablissant dans une nouvelle dimension. Cette derni/:re permet la mise

distance, la contemplation, mais aussi la synth~se de sa vie, et celle-l:~ m~me du rdcit 1 x6.

Cette circularit6 du parcours de Macounaima est aussi ca- ractdristique de celui de Joseph Latour. Tout au long de la piece, des r6f6rences ~ ce mouvement rappellent le sur-place du h6ros ~7, et bien que celui-ci se ddclare plut6t <<direct>> et <<court>> l~s, son parcours global est celui d 'une spirale unidi- mensionnelle h trois cycles complets de trois ans chacun ~a. A

1121/25. ll3Du chapitre 5 au chap. 14. 11417/231. 11517/243. ll6En effet, comme Macouna'fma, le r~cit est en d~finitive une somme du

folklore br~silien. llTPar exemple: <<Fleurette - I1 va revenir, m'mant I1 va revenir avant

m~me d'etre partil>> (11), et aussi la didascalie, p. 20; la musique de carrousel, pp. 29 et 78; l'dvocation du parcours d'l~mile, pp. 41--42.

118pp. 19 et 130. 119A l'acte I, de 1942 ~ mai 1945, de Montreal it Longueuil/~ Halifax

Montreal; a l'acte III, de 1945 ~ avail 1949, de Montr6al au <<pays d'un bout I'autre>> ~t Montreal; a l'acte IV, de 1949 a l'6td 1952, de Montr~.al a la Cor6e au retour pr6visible de son corps ~ Montr6al.

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PARCOURS ET QuI~rE 265

deux moments dans la piece, on a l'impression que Joseph La- tour arrive ~ briser ces cercles et qu'il en sort.D'abord, au renie- ment de son p/~re 12~ Joseph part, semble-t-il, irr6vocablement. Mais il reviendra porter sa vareuse sur le corps paternel L2x. Ensuite, son d6part de la maison est qualifi6 de d6finitif: <<Joseph s'en est all6 pour toujours>> 12~, mais il reviendra en- core puisque sa d6pouille sera rapatri6e h Montr6al, fermant ainsi le dernier cycle de trois ans.

Le parcours reste unidimensionel; il n'y aura ni ailleurs x9-3, ni mdmoire pour porter le h6ros en 6toile ~24. Contrairement

Macounaima qui prend l'ampleur et la dimension de la m6moire nationale, Joseph Latour reste sur le m6me plan tourner en rond. Son malaise est celui de l'identit6; il annonce tout un conflit h venir.

Ainsi, Macounaima qui, h travers un parcours de circon- stance, ~ la recherche d'une mouiraquitan qu'il retrouve mais qui ne le comble pas, d6poss6d6 de celle qu'il aime, meurt en s'61evant au-dessus du Br6sil apr~s avoir caus6 la mort de ceux qui l'entouraient. Cette synth~se de sa vie et de ses accomplis- sements survient apr6s que sa qu&e ait pris forme (en l'amu- lette, en la m6moire du peuple, en sa d6scendance, en la grande ourse) et que son existence ait pris la dimension m6me d'une assise pour l'identit6 br6silienne tout enti~re.

Ce parcours de Joseph Latour, quant ~ lui, avec son air de carrousel et son absence de point de vue en 616vation, ne ddbouche pas sur une qu&e au but pr6cis6; tout au plus le destin a pris un visage (celui du p~re et de la mort). Eerrance, l'ambiguit6, l'aveuglement des gestes sont pourtant annoncia-

120pp. 130 et suiv. 121p. 136. 122p. 136.

123<<Afmand -- Le seul rem/~de, c'est encore de se dire qu'on serait pas mieux ailleurs qu'ici.>> (78).

124Tout au long de la piece I.es <<d~corations>> posent probl~me: au debut, p. 17; avec Armand, p. 21; avec Emile, p. 43 et finalement avec Fleurette, p. 142.

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266 DANIEL CHAKTIER

teurs d'un conflit identitaire qui, lui, pourra d6boucher sur une 6ventuelle identit~ nationale.

Les deux h6ros sont, ~ l'6poque de leur publication, les signes des identit6s nationales en formation. Le Br6sil syn- th6tise sa m6moire et s'appuie sur un constat de son folk- lore, tandis que le Qu6bec, se cherchant et cherchant ses mots, commence ~ ressentir des tiraillements identitaires qui d6boucheront, dans les ann6es 1960, sur une prise de cons- cience collective et, dans les ann6es 1980, sur une affirmation nationale. Pour les pays du Nouveau Monde, la litt6rature et le destin social sont encore souvent difficilement indissociables.