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L’enfant face à l’altérité dans le Cycle de l’Invisible d’Eric-Emmanuel Schmitt

dans le Cycle de l’Invisible d’EricEmmanuel Schmitt

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Page 1: dans le Cycle de l’Invisible d’EricEmmanuel Schmitt

L’enfantfaceàl’altérité

dansleCycledel’Invisible

d’Eric­EmmanuelSchmitt

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Jedéclareavoirréalisécetravaildecandidatureparmespropresmoyens.

JoanneKommes

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KOMMESJoanneCandidateauLycéeNic‐BieveràDudelange

L’enfantfaceàl’altérité

dansleCycledel’Invisible

d’Eric­EmmanuelSchmitt

Dudelange,2012

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Résumé

L’enfantfaceàl’altéritédansleCycledel’Invisibled’Eric­EmmanuelSchmitt

C’estpendantla jeunesseet l’adolescencequel’hommedécouvrelemonde,s’interroge

sursonidentitéetdéveloppesaproprepersonnalité.L’altéritéjouedanscecontexteun

rôleprimordial,étantdonnéquecedéveloppementsefaitessentiellementenaffrontant

cequiestqui«autre»,ennous‐mêmesainsiquedanslemondequinousentoure.

L’attitude des jeunes héros face à cette altérité constitue une thématique centrale du

Cycle de l’Invisible d’Eric‐Emmanuel Schmitt, regroupant Milarepa (1997), Monsieur

Ibrahim et les fleurs du Coran (2001), Oscar et la dame rose (2002), L’enfant de Noé

(2004)etLesumoquinepouvaitpasgrossir(2009).

Leprésenttravailpoursuitundoubleobjectif:dansunpremiervolet,ils’agitdedégager

l’importancedel’altéritédanslesœuvresenquestion,pourélargirensuitelesujetdans

uneoptiquepédagogique.Danscesecondvolet,nousconsidéronseneffet«l’enfant»en

tant qu’élève et nous nous intéressons à la valeur potentielle de ces textes comme

lectures en classe.Vu les sujets souvent «délicats» abordésdans lesdifférents récits,

cette partie du travail englobe aussi des pistes de réflexion et des recommandations

destinéesauxenseignantsdésireuxdefaireprofiterleursclassesdeceslectures.

Toutenprenantappuisurdesdonnéesbiographiquesetlavisiondumondedel’auteur

lui‐même, l’analyse est conçue comme un échange entre les différentes œuvres du

cycle.Danscetteoptique,lesavisetréflexionsdechercheurs,journalistesetlecteursont

étéintégrés,afind’enrichiretdedévelopperl’analyse.

Finalement,ilconvientdesoulignerl’importancedel’attitudepositivefaceauxhommes

etaumondequisedégageduCycledeL’Invisible.Quellesquesoient lescirconstances,

l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’espoir caractérisent en effet l’univers littéraire

d’Eric‐EmmanuelSchmittetconstituent,pourainsidire,lesclésd’unevieheureuse.

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«Situveuxconnaîtrel’invisible,regardelevisibleaveclesyeuxgrandsouverts.»1

LeZohar

D’aprèscettecitation,c’estàtraversl’observationattentivedumondequinousentoure

que nous pouvons saisir l’essence des choses. «Les yeux grands ouverts», nous nous

interrogeonssurcequed’autrespersonnesconsidèrentcomme importantdans lavie,

nous nous comparons à eux et nous découvrons ainsi la complexité de notre propre

existence.

AppliquéeauCycledeL’Invisible d’Eric‐Emmanuel Schmitt, cette citationnous invite à

nousintéressersurtoutàlavisiondumondedesjeuneshérosquicherchentàs’orienter

danslavieetdécouvrentpeuàpeuleurpropreidentité.

Le présent travail de recherche se propose ainsi d’analyser l’altérité plus ou moins

visible dansMilarepa,Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran,Oscar et la dame rose,

L’enfantdeNoéetLesumoquinepouvaitpasgrossir.Dansuneperspectived’ensemble,il

s’agiraessentiellementdedéfinirenquoiconsistecettealtéritédanslesœuvresdenotre

corpusetd’analyserdansquellemesurelefaitd’êtreconfrontéàcettealtéritépeutaider

les jeunes, personnages fictifs ou lecteurs adolescents, dans leur développement

personnel.Gardonslesyeuxgrandsouverts…

1 citation trouvée sur le site du Théâtre de l’Invisible dirigé par Bruno Abraham Kremer, un des amisd’Eric‐EmmanuelSchmitt:http://www.theatredelinvisible.com/le_theatre/index.html

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I. LeCycledel’Invisibled’Eric‐EmmanuelSchmittAvant de nousplonger véritablement dans l’analyse dumondede l’altérité auquel les

jeunespersonnagesprincipauxainsiqueleslecteursadolescentssontconfrontés,ilestà

lafoisintéressantetindispensabledeprésenterl’auteuretsesœuvres,enmettantbien

sûr l’accent sur le Cycle de l’Invisible, ainsi que de se familiariser avec l’univers

philosophique de l’auteur, dans lequel les enfants jouent un rôle particulièrement

important.

1. Eric‐EmmanuelSchmitt,unécrivainphilosophe

«Jesuisoptimisteparcequec’estlaseulepropositionintelligente

quel’absurdem’inspire.»2

Nousvoilàpleinementdansl’universd’Eric‐EmmanuelSchmitt,d’unhommeéclectique,

d’unvéritable«touche­à­tout»3passionnédemusiqueetdelittératurequi,grâceàson

dond’écritureetàsonimaginationexceptionnels, figureaujourd’huiparmilesauteurs

francophoneslespluslusetlesplusreprésentésaumonde.

Eric‐EmmanuelSchmittadorefairerirelesgens,ordanssesœuvres,leplaisiretlajoie

vont toujours de pair avec la réflexion. Normalien, agrégé de philosophie et docteur

ayant soutenu sa thèse sur Diderot et la métaphysique, Schmitt est un écrivain

2 SCHMITT,Eric‐Emmanuel, «LeCredode l’optimismemoderne»dansQuand jepensequeBeethovenestmortalorsquetantdecrétinsvivent…,EditionsAlbinMichel,Paris,2010,p.105‐106(Annexe)3 SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions et après‐texte),Eric­Emmanuel Schmitt, L’enfant deNoé,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004,p.5

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courageux, voire «casse­gueule»4, qui aborde des sujets que la grande majorité des

romanciers fuient5.Eric‐EmmanuelSchmittpréciseàcesujet: «D’abord, cequieffraie

les écrivains n’est pas forcément ce qui effraie les gens ; le public me paraît avoir des

intérêtsplusvariés,plusprofonds,plusspirituels,plusintemporelsquecequelesmédiaou

les auteurs à la recherche d’un succès immédiat ne le croient.»6 Au contraire, comme

l’affirmelephilosopheetcritiquelittéraireMichelMeyer,l’œuvredeSchmitt«nesaurait

selaisserréduireàuneffetdemode»,car«pardelàlamodequil’arendupopulaire,[il]

nousrenvoieauxquestionsessentielles.[…]Lesuccèspeutvoilerlaprofondeur.»7

Il est vrai que le succès nemanque pas à Eric‐Emmanuel Schmitt. Nombreux sont en

effetlesprixetmentionshonorifiquesquiluiontétéattribuésdepuis1993,l’annéeoùil

a reçu trois «Molières» pour sa pièce intituléeLeVisiteur. Dans l’impossibilité de les

mentionner tous, nousnous limiterons à rappeler qu’il y a deux ans, Schmitt amême

reçulePrixGoncourtdelanouvellepourConcertoàlamémoired’unange.Lesuccèsde

sesœuvresneselimited’ailleurspasàlaFrance.Ilaeneffetreçudesprixégalementen

Italie,enBelgique,enSuisseainsiqu’enAllemagne,oùle«DeutscherBücherpreis»luia

étéattribuéen2004poursonrécitMonsieurIbrahimetlesFleursduCoran.

Néen1960àLyonetvivantactuellementàBruxelles,Eric‐EmmanuelSchmittsetientà

l’écart dumonde littéraire et politique. Passionné depuis toujours par la musique, la

théologie et la métaphysique, il a abandonné en 1993 son poste de maître de

conférencesenphilosophieàl’universitédeSavoie.Ildésiraitalorsvivrepleinementsa

vocation de «scribe» qui lui a été révélée une nuit d’hiver en 1989 quand, perdu au

milieu du désert, loin de ses amis, Schmitt a vécu une expérience qu’il décrit comme

«fondatrice»,éveillantenluil’inspirationlittéraire.8

4SCHMITT,Eric‐Emmanuel,postfacedeLapartdel’autre,EditionAlbinMichel,Paris,2001,p.5015 idée issued’une interviewavec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence,Eric­Emmanuel Schmitt, L’enfant deNoé,op.cit.,p.1326ibid.,p.1337MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoules identitésbouleversées,EditionsAlbinMichel,Paris,2004,p.128informationsissuesd’uneinterviewavecl’auteur,dans:LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,LaCroix, le7octobre2000 (article trouvésur le siteofficield’Eric‐EmmanuelSchmitt sous la rubrique«PortraitdePresse»:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)

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Cet épisode du passé de l’écrivain laisse déjà entrevoir l’importance de la spiritualité

dans sa vie. Fils de deux professeurs athées, Schmitt s’intéresse aux religions et se

montrequasimentobsédépardesquestionnementsexistentielsetuniverselssurleBien

et leMal, la vie et lamort, lamaladie, la détresse et la joie. À ce sujet,MichelMeyer

soulignequ’Eric‐EmmanuelSchmittestun«auteurprofondémentphilosophe:pourlui,il

faut accepter l’idée que les grands problèmes de l’existence, ceux que nous nous posons

tous, n’ont en réalité pas de solution, mais seulement des réponses.»9 En refusant la

désespéranceet lepessimismedenotreépoquequi,selonSchmitt,«portedes lunettes

noires», l’écrivainconsidèrel’optimismecommeunesortede«foi laïque»etun«acte

d’humilité»faceàlaviedontilfaudraitaccueillirlessurprisesavecune«bienveillance

attentive»10.

Àsontour,l’écrivainfaitpreuved’uneattitudeouvertefaceauxsujetsdesesœuvres,il

affirmeeneffet:«Jenechoisispasmessujets,ilss’imposentet,mêmes’ilsmefontpeur,je

nepeux faireautrementquede lesaccepter. Jene suisqu’un tympanqui vibreavec son

époque.»11

C’est aussi cette attitude ouverte aux sensations et idées qui guident Schmitt dans

l’élaboration de ses écrits: «L’histoire que je raconte existe toujours dans mon esprit

plusieursmois,voireplusieursannées,avantd’êtrerédigée.Lorsquejeprendslaplume,je

connais presque tous les événements à raconter, je n’ai plus qu’à tendre l’oreille à

l’intérieurdemoi, j’essaied’entendre la justevoixdemeshéros. SiFlaubertappelait son

bureau son «gueuloir» parce qu’il y testait son texte à haute voix, moi j’appelle mon

bureau «écoutoir». Dans le silence, les personnages me parlent. Ils viennent. Ils sont

présents.»12Lestyled’Eric‐EmmanuelSchmittestà l’imagedesesinspirations:puret

9MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.1110 citations issues de la conférence d’Eric‐Emmanuel Schmitt sur l’optimisme, filmée au conservatoireroyal,le27mars2006,dvdmisaumarchéparAntigone11dans:LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,op.cit.12 citation issued’une interviewavec l’auteur,dans:GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation,notes,questions et après‐texte), Eric­Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004,p.101

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simple,«étincelant»13etémouvant,lebutdel’écrivainétant«detrouverlaparolejuste,

àécriresansartifice.Uneécriturepourmoi,c’estuneparole.»14

Renduscurieuxparcesprécisionssurl’universcréateurd’Eric‐EmmanuelSchmitt,nous

nous intéresseronsmaintenant au Cycle de l’Invisible, série de récits particulièrement

riches du point de vue thématique tout en constituant une lecture très agréable et

amusante.

13MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.814 BRUSNEL, François, «Philosophe clandestin», Lire, 2004 (article trouvé sur le site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt sous la rubrique «Portrait de Presse»: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)

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2. LeCycledel’Invisible

a.GenèseetdéfinitionduCycledel’Invisible

Laissons d’abord Eric‐Emmanuel Schmitt lui‐même définir le lien unissant les cinq

œuvres qui nous intéressent dans ce contexte: «Chaque récit du Cycle de l’invisible

aborde un drame humain et le lie à une religion en montrant comment une sagesse

spirituelle peut nous aider à vivre. […] le Cycle de l’invisible propose davantage des

conversations sur les réponses religieuses que des initiations aux religions.»15 L’auteur

optedoncpouruneapprochepersonnelleetnondogmatiquedesreligions.Danscette

optique,lepèrePons,lecurédansL’enfantdeNoé,peutêtreconsidérécommeleporte‐

paroledel’auteurlui‐même,quandilaffirme:«Unereligionn’estnivraienifausse,elle

proposeunefaçondevivre.»16

Encequiconcernemaintenantladéfinitiond’uncyclelittéraire,ilconvienttoutd’abord

denoterqueselonLeGrandRobertdelalanguefrançaise,ils’agitd’une«sériedepoèmes

épiquesouromanesquessedéroulantautourd'unmêmesujetetoùl'onretrouveplusou

moins les mêmes personnages.»17 Dans le cadre de notre étude, la définition du

DictionnaireduLittérairepeutpourtantnoussemblerplusintéressanteencore,dansla

mesureoù ilyestpréciséque«Uncycle littérairepeutêtreconstituépardescréations

successives,sansqu’ilfaillepostulerquesonauteuraitdéveloppédèsledépartunevuede

l’ensemble.»18

Eneffet,laformeactuelleduCycledel’Invisiblen’étaitpasenvisagéedèsledébut,mais

elle est le résultat d’un certain cheminement littéraire fortement lié aux expériences

personnellesdel’auteur.En2001,lorsdelapublicationdeMonsieurIbrahimetlesfleurs

du Coran, ce récit était encore présenté comme étant le deuxième volet de ce qu’on

15 citation issued’une interviewavec l’auteur,dans:GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation,notes,questions et après‐texte), Eric­Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, Edition Magnard, collectionClassiquesetContemporains,Paris,2006,p.10916SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,EditionsAlbinMichel,Paris,2004,p.10117REY,Alain,LeGrandRobert de la langue française, version électronique,deuxièmeéditiondirigéeparAlainREYduDictionnairealphabétiqueetanalogiquedelalanguefrançaisedePaulROBERT18ARON,Paul,DictionnaireduLittéraire,PressesUniversitairesdeFrance,Paris,2002,p.130

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appelait à l’époque la Trilogie de l’invisible.19 Depuis, le projet s’est développé en

«cycle»dontlenombredepartiesn’estpasdéfinitifàcejour.

Notonscependantquelathématiquecommuneducycles’estimposéedefaçonclaireà

Eric‐EmmanuelSchmittlorsque,enprésentantMilarepasuruneradioculturellesuisse,

lejournalisteaconsidérél’auteur,sanshésiter,commeunbouddhiste.«Àcetinstant­là,

j’entrevislecyclequej’avaisàrédiger:parlerdesreligionsaupluriel,pasausingulier;en

parler avec intérêt et curiosité mais sans sectarisme, sans passion ni prosélytisme; en

parlerparcequ’ils’agitdetrésorsdel’humanitéquiappartiennentàtousleshommes,pas

seulement auxmembres du culte. À cet instant, je réalisai que, la plupart du temps, les

écrivainsn’évoquentqu’unereligion, la leur, etd’une façonpartisane.Mon travailàmoi

seraitplusvoyageur,rêveur,unerandonnéehumaniste.»20

Finalement, il s’agit de comprendre l’importancequ’Eric‐Emmanuel Schmitt accorde à

ce qu’il qualifie d’«invisible» dans nos existences. À ce propos, l’auteur lui‐mêmene

donnepasd’indicationsprécises.Or,MichelMeyer, undes grands critiques littéraires

desœuvresenquestion,quiaffirmed’ailleursque«LeCycledel’Invisible, lui,portesur

l’énigme du monde, des choses, des situations»21, propose une interprétation très

intéressante de ce qu’il appelle «la vision de l’invisibled’Eric­Emmanuel Schmitt ». En

partant de l’hypothèse que les identités bouleversées sont une constante de l’œuvre

littérairedel’auteur,ilaffirmeque«L’invisibleestcequidonneconstanceàuneidentité

vacillante. Mais il est problématique. Il faut accepter le fait que notre identité est

problématique.Lesreligionsaidenttoutesàvivre,peut­êtremêmeàmourir,maisellesne

peuventprétendreàlavéritétantellessontdifférentes,etàlafoissisemblables.Qu’onsoit

chrétien,musulmanoujuif,cen’est làqu’uneillusiond’identité,unevisionquinedevrait

pasobscurcirlefaitqu’onn’estriensionn’aimepasouquel’onn’estpasaimé.»22

19informationstrouvéesdans:HSIEH,YvonneY.,Eric­EmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,SummaPublications,Inc.,Birmingham,USA,2006,p.8820 idée issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions etaprès‐texte),Eric­EmmanuelSchmitt,Milarepa,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2009,p.8121MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.15422ibid.,p.70

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b.Lesdifférentesœuvresducycle

PourlaprésentationdesrécitsformantleCycledel’Invisible,nousrespecteronsl’ordre

de parution des différentes œuvres. À chaque fois, nous présenterons brièvement

l’histoire racontée, nous expliquerons ce qui a incité l’auteur à créer ce texte et nous

nous intéresserons aux particularités stylistiques les plus importantes ainsi qu’à

l’arrière‐fonds culturel, historique ou spirituel indispensable à l’interprétation de

l’œuvre.

Milarepa,1997

Aperçudel’histoire:Simon,unjeuneParisienfaitchaquenuitlemêmerêve.Ilapprend

alorsqu’ilestlaréincarnationdeSvastika,quiestl’oncled’uncélèbreermitetibétaindu

XIe siècle, appeléMilarepa. Ce dernier a entretenu une relation très conflictuelle avec

son oncle. Le narrateur Simon‐Svastika est alors amené à raconter son histoire des

milliers de fois pour atteindre un état de légèreté, pour se détacher des occupations

terrestres et pour se libérer enfin du cycle des renaissances. Il s’agit d’un récit très

philosophiqueabordantavanttoutlessujetsdelamortetdusalutdel’âme.

Genèse: Après avoir joué la légende du Golem dans un petit théâtre, Eric‐Emmanuel

Schmitt,émuetémerveillépar lareprésentation,s’est liéd’amitiéavec l’acteur,Bruno

Abraham Kremer. De leur fascination partagée pour le bouddhisme est alors né un

projet commun; ils ont décidé de créer un spectacle, respectivement un texte sur

Milarepa, un yogi et maître renommé du bouddhisme tibétain et figure historique

importantedanscetterégiondumonde.23

Considérations stylistiques: Ce récit à la première personne épouse la forme d’une

pièce, lestyleutiliséestdenseetpoétique.Cequicomplique la lecturedecetteœuvre

est le fait que le «je» du narrateur fluctue entre trois identités: celle du Simon

d’aujourd’hui,celledujeunetibétainMilarepaet,finalement,celledesononcleSvastika.

Arrière‐fonds: Il est important de noter que ce récit illustre avant tout les doctrines

bouddhiquessurlerenoncementauxbiens, lapurificationdel’espritpar le jeûneet le

labeurphysique,lacompassion,lepardonetledétachementdesliensfamiliaux.

23idées:SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,p.5

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MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,2001

Aperçudel’histoire:Àl’âgedetreizeans,Momo,unjeuneadolescentjuif,n’apersonne

surquicompterdanslavie.Ilestlivréàlui‐mêmejusqu’aumomentoùilselied’amitié

avec Monsieur Ibrahim, le vieil épicier d’inspiration soufiste qui lui fait découvrir et

apprécierlemonded’unemanièreinhabituelle,maistrèscharmante.

Genèse:Dansunentretiendonnéen2003,l’auteuraffirmequel’histoiredupetitMomo,

et surtout sa relation avec son frère Popol, est largement inspirée de celle de Bruno

Abraham‐Kremer,un trèsbonamiàquiEric‐EmmanuelSchmittad’ailleursdédiéson

récit.24

Considérations stylistiques: Comme le suggère Josiane Grinfas‐Bouchibti, on pourrait

qualifierMonsieur Ibrahimet les fleursduCoran de contephilosophiqueoude fable25.

Par le biais dedialogues simples,mais profonds et de formules faciles à retenir,mais

trèsutilespourmenerunevieheureuse,Eric‐EmmanuelSchmittcréeununiversanimé

detoléranceetd’amour.

Arrière‐fonds:Eric‐EmmanuelSchmittconfirmeavoirvouluallerdanscerécit«contre

lesidéesreçues»:«Aujourd’hui,àcauseduconflitisraélo­palestinien,àcausedestensions

internationales,onneparleplusdes juifsetdesmusulmansquecommedesennemis.Or,

juifs et musulmans vivent ensemble et s’entendent très bien depuis des siècles!»26 À

traverscettehistoire,Eric‐EmmanuelSchmittabordeentreautres lespointscommuns

entrelesdifférentesreligionsconsidéréescommeaidesdanslavieetilmetl’accentsur

l’amitiéquipeutsedévelopperetgrandirau‐delàdesdifférences.

24 informations trouvéesdans:GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane,Eric­EmmanuelSchmitt,Monsieur IbrahimetlesFleursduCoran,op.cit.,p.525citationissued’uneinterviewavecl’auteur,ibid,p.526citationissued’uneinterviewavecl’auteur,ibid.,p.103

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Oscaretladamerose,2002Aperçudel’histoire:Atteintd’uncancer,Oscar,unpetitgarçondedixans,vitàl’hôpital.

Même si les adultesn’osentpas le lui dire,Oscar sait qu’il vamourirbientôt. Seule la

dame rose, qui vient lui rendre visite régulièrement, est capable d’aider vraiment le

garçon, par sa sincérité et des méthodes peu conventionnelles. C’est elle aussi qui

propose à Oscar d’écrire des lettres à Dieu et ce sont précisément ces lettres qui

composentcerécitphilosophiqueetpleind’humanitécrééparEric‐EmmanuelSchmitt.

Genèse:L’auteuraffirmequel’originedecelivreestàchercherdanssapropreenfance,

durantlaquelleilabeaucoupfréquentéleshôpitauxavecsonpèrequitravaillaitcomme

kinésithérapeutedansdescliniquespédiatriques.«Maindanslamainavecmonpère,je

recevaisunebienétrangeéducation:j’évoluaisdansunmondeoùlenormaln’étaitpasla

norme […] Très vite, pour moi, la mort fut proche, voisine, accessible, une rôdeuse qui

tourneautourdenousavantdenousmordre.Contrairementàtantd’enfants­etd’adultes­,

jenemecruspaslongtempsimmortel.[…]DelànaquitcelivreOscaretladamerose.Ilse

résume peut­être à cette obsession: plus important que guérir, il faut devenir capable

d’accepterlamaladieetlamort.»27

Considérations stylistiques: Il est important de noter qu’il s’agit pour ainsi dire d’un

récit épistolaire d’un genre exceptionnel, dans la mesure où il fait découvrir la

correspondance d’un enfant très malade avec un destinataire invisible et dont

l’existencen’estmêmepascertaineauxyeuxd’Oscar.Etpourtant,ceslettrestraduisent

àmerveillelespenséesetsentimentslesplusprofondsdecepetitpatientconfrontébien

troptôtauxquestionsexistentielles.

Arrière‐fonds:Eric‐EmmanuelSchmittaconscienced’aborderparcerécitunsujettrès

délicat:«Jemisdesannéesavantd’oserécrirecelivre,tropconscientquejetouchaisnon

seulementunpointsensiblemaisuntabou:l’enfantmalade.»28Eneffet,ilestbienconnu

queDostoïevskiavaitaffirméque lasouffranceet lamortd’unenfantempêchaientde

croire en Dieu, or, Schmitt tente de donner une nouvelle vision de la mort et de la

souffrancequel’onpeut(peut‐être)mieuxsupporterenfaisantpreuvedefoi.

27 commentaire trouvé sur le site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt, http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐oscar‐et‐la‐dame‐rose.html28ibid.

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L’enfantdeNoé,2004

Aperçu de l’histoire: Il n’est pas facile d’être juif en 1942, le petit Joseph en fait déjà

l’expérienceàsonjeuneâgedeseptans.Poursauversavie,ilestd’abordséparédeses

parents,puisrecueilliparlepèrePonsquiacceptede«cacher»Josephdansuninternat

fréquentésurtoutpardesélèvescatholiques.C’estaussiceprêtrequi,parsatolérance,

sagénérositéextraordinaireetsoncouragesansbornes,guideraJosephàunepériode

de sa vie où il a besoin de se situer dans cemonde bouleversé et de (re)trouver ses

repèresaussietsurtoutauniveaudesonidentitéreligieuseetspirituelle.

Genèse:Àtraverscerécit,Eric‐EmmanuelSchmittavouluoffrir«unelecturedupassé–

laguerre, lapersécutiondesjuifs–maispouréclairerleprésent,oùinjustice,violenceet

intolérance continuent leur sinistre carnage.»29 De plus, il lui importait de mettre en

valeurnotrehéritagedelapenséejuive,quellequesoitnotreconfession.

Considérations stylistiques: L’enfant de Noé est l’œuvre la plus longue du Cycle de

l’Invisible,maiselle faitpreuved’une intensitédramatiqueexceptionnellequi est sans

doute liée aux échanges rapides des personnages principaux et à la précision des

formulationsdeSchmitt.

Arrière‐fonds:L’enfantdeNoé estentreautresdédiéàPierrePerelmuterqueSchmitt

appelleson«ami»et«dontl’histoirea,enpartie,inspirécerécit.»30Cethommeavécu

unsortsemblableàceluideJoseph,danslamesureoùilaétérecueilliparlevicairede

la paroisse Saint‐Jean‐Baptiste à Namur qui, pendant le Seconde Guerre mondiale, a

construitunesynagoguecomparableàcelledupèrePons.31

Lecontactetlesressemblancesentrelesreligionssontunsujettrèsimportantdansles

œuvres d’Eric‐Emmanuel Schmitt. Dans ce récit en particulier, les interactions

culturelles et spirituelles constituent sans doute la trame narrative. N’oublions pas

qu’auxdernièrespagesdurécit,l’auteurfaitréférenceauconflitisraélo‐palestinienqui

estmalheureusementtoujoursd’actualité.Ilnes’agitdoncpasseulementderéfléchirau

29idéeissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.13230SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,dédicace31 DUPLAT, Guy, « Le nouveau roman d’Eric‐Emmanuel Schmitt vient de sortir…», La Libre Belgique(articletrouvésurlesiteofficieldel’auteur:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐l‐enfant‐de‐noe.html)

Page 19: dans le Cycle de l’Invisible d’EricEmmanuel Schmitt

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passé,maisaussid’entirerdesleçonsapplicablesenpartieauxsituationsconflictuelles

denotreépoque.

Lesumoquinepouvaitpasgrossir,2009

Aperçu de l’histoire: Jun, un jeune Japonais de quinze ans, souffre d’une «allergie

universelle»,ilest«intolérantàlaterreentière»,ycomprisàlui‐même.32Révoltécontre

toutetchacun,ilvitdanslesruesdeTokyo,sanscontactavecsafamille.Petitetmaigre,

ilconsidèred’aborddefoulemaîtredesumoShomintsuquinecessedeluiadresserle

mêmemessage:«Jevoisungrosentoi»33.Or,cetteformuleconstituepourJunledébut

d’unchangementimportant,d’unapprentissageradicalquimodifieracomplètementsa

visiondumonde,sonjugementdespersonneset l’imagequ’ilade lui‐mêmeetdeson

passé.

Genèse:DansuneinterviewavecAnne‐SylviePrengerdujournalsuisseLeMatin,Eric‐

EmmanuelSchmittaffirmeavoireul’idéedecerécitenvisitantunjardinzenàKyoto,au

Japon. C’est là qu’il a vécu une expérience bouleversante ; il avait l’impression d’être

libérédesesagressionsetde«sortirde[son]corpsetde[se]mettreàplanerau­dessus

dujardin.»34C’estàpartirdecetteexpériencetrèsfortequeSchmitts’estintéresséau

bouddhismezen,philosophiequi transmet l’idéed’une«penséecosmique»35alorsque

traditionnellement,enEuropecentrale,l’individuconstituelenoyaudenotrevisiondu

monde.

Considérationsstylistiques:DansunarticledelarevueHommeenQuestion,onsouligne

le caractèreparaboliquedece récit 36. Il estvraiquedansLe sumoquinepouvaitpas

grossir, lesidéespassentsouventpardesimages,desdétoursquipermettentàl’esprit

demieuxcernerlesensdumessageàtransmettre.Ils’agiteneffetd’unadolescentqui

veut«grandir»,danstouslessensduterme.Cecaractèreparaboliqueconfèreaurécit

unedimensionpoétiquequifaittoutsoncharme.

32SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,EditionsAlbinMichel,Paris,2009,p.1233ibid.,p.734PRENGER,Anne‐Sylvie,«Jemesenscoupablequandjen’écrispas»,LeMatin(interviewtrouvéesurlesite officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt, http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)35ibid.36«EES, lephilosopheenparaboles»,L’hommeenQuestion,numéro23(articletrouvésurlesiteofficield’Eric‐Emmanuel Schmitt: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)

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Arrière‐fonds:Unprincipefondamentalpourcomprendrecerécitestceluidulienqu’il

fautrétablirentrelespenséesetlecorps.Lebutesteneffetdemaîtrisersesidéesainsi

quesoncorpsetdereplacerlavolonté«aupilotagedunavire»37.Celaestnotamment

possible en affrontant les problèmes qui nous freinent dans notre épanouissement et

parlebiaisdelaméditationquinouspermetdenousdétacherenquelquesortedelavie

terrestre.Ils’agiteneffetde«s’éloignerde[soi­même]pourmieuxsetrouver.»38

Ces informations sur les différentesœuvres formant leCycle de l’Invisible permettent

déjàdecomprendrequ’Eric‐EmmanuelSchmittaccordeunegrandeimportanceaupoint

devuedesenfantsqui,commenousvenonsdeleconstater,jouentlesrôlesprincipaux

dansnosrécits.

37SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.7238«EES,lephilosopheenparaboles»,op.cit.

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21

3. Lesenfantscommehérosphilosophiques

Que ce soientMilarepa,Momo,Oscar, Josephou Jun, lesprincipauxhérosdesœuvres

formantleCycledel’Invisibleontencommunleurjeuneâge.Dansuneentrevue,Bernard

Lehut,chroniqueurlittéraireauprèsdeRTLFrance,ainterrogéEric‐EmmanuelSchmitt

précisément sur son choix d’aborder «par le «truchement»d’un enfant» des thèmes

quiluisontchers.L’auteuryaréponduenexpliquantquepourlui,«ilyaquelquechose

de pur dans le raisonnement des enfants», qu’ils se trouvent tout le temps «dans le

questionnement»etloindespréjugés,despressionsculturellesetdusnobisme.Pourlui,

«l’enfantestlehérosphilosophiqueparexcellence»39.

DansuneautreinterviewavecJosianeGrinfas‐Bouchibti,Schmittdéfinitcequ’estpour

lui«l’espritd’enfance»auquelilasivolontiersrecoursencomposantsesœuvres:«pas

unerégression,pasunenostalgie,mais larenaissancede l’humilitéquenousavions tous

dansnospremièresannées,lorsquenousacceptionsdepenserquel’universétaitimmense,

mystérieux, infini, richedeplusdequestionsquederéponses…bref,quandnoussavions

quenousnesavionspas.»40

Finalement, l’auteurautiliséàceproposunemétaphoretrèsforteetbiendigned’être

citéedans ce contexte, en affirmant: «Les enfants sont les vecteurs merveilleux qui

peuventfairesauternosgangsdepréjugés,cesontdesscalpels.»41

Cettepremièrepartiedenotretravailnousapermisdenousintroduireenquelquesorte

dans l’univers littéraire et philosophique d’Eric‐Emmanuel Schmitt. Ces informations

recueillies nous serviront sans doute pour juger à sa juste valeur l’importance de

l’altéritépourlesjeuneshérosdenosrécits.

39 interviewsurRTLdans le cadrede l’émission«LesLivresont laparole»animéeparBernardLehut,émission du 5 avril 2009 que l’on peut écouter sur le site http://www.rtl.fr/actualites/culture‐loisirs/article/le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir‐de‐eric‐emmanuel‐schmitt‐419955640 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane, Eric­EmmanuelSchmitt,Oscaretladamerose,op.cit.,p.11041DUPLAT,Guy,«Lenouveauromand’Eric‐EmmanuelSchmittvientdesortir…»,op.cit.

Page 22: dans le Cycle de l’Invisible d’EricEmmanuel Schmitt
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II. Lejeunehérosfaceàl’altérité

«Emploiebienletempsdetajeunesse,c’estsurquoireposetonbonheurfutur.»

Ceproverbesuédoisprésenteletempsdelajeunessecommeunepériodefondamentale

pendant laquelle se construisent l’identité et le caractère des gens. À ce moment de

notrevie,nousdécouvronseneffetconsciemment lemondequinousentoureetnous

apprenons à nous connaître nous‐mêmes. Les questionnements sur l’identité

individuelleetcollectiveoccupentalorsuneplaceprivilégiéedansl’existencedesjeunes

qui cherchent à trouver leur voie dans la vie. Dans cette quête d’identité et de

personnalité,lesenfantsetadolescentssontamenésàfairefaceàl’altérité.Notonsàce

proposqueLeNouveauPetitRobertde la langue françaisedéfinitcettealtéritécomme

«faitd’êtreunautre»ou«caractèredecequiestautre»42etque leDictionnairede la

languefrançaised’EmileLittréexpliquecetermepar la«qualitéd’êtreautre»43.Ainsi,

nouspouvonsnousbasersurl’hypothèsequelesjeunesseformentetdéveloppentleur

identitépersonnelleaucontactd’autrespersonnes,différentesd’eux,ainsiqu’àtravers

laconfrontationavecl’altéritéqu’ilsressententeneux‐mêmes.

Appliquée à notre corpus de textes, cette problématique de l’identité juvénile face à

l’altéritéreprésenteaussiunaxede lecturepassionnant,dans lamesureoù les jeunes

héros, dans leurs situations de vie respectives, se distinguent par leurs attitudes

particulièrementintéressantesfaceàl’inconnu.

42REY‐DEBOVE,Josette,REYAlainet.al.,LeNouveauPetitRobert,DictionnaireLeRobert,Paris,200943LITTRE,Paul‐Emile,Dictionnairedelalanguefrançaise,EncyclopaediaBritannica,Chicago,1974

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1. Lepersonnageprincipal:unpersonnagequisesent«autre»Dans un article paru dans Le Figaro et intitulé Le garçon qui était d’ailleurs, Amelle

Héliot reprend les paroles d’Eric‐Emmanuel Schmitt qui, en tant qu’enfant, avait

l’impressiond’être«différent»:«J’étaisidentifiécommequelqu’und’étranger.Jeneme

reconnaissais que dans un métissage, la Martinique, le Vietnam, ou même le Caucase.

J’étais d’ailleurs.»44 ChezMilarepa,Momo, Oscar, Joseph et Jun, le lecteur retrouve ce

sentimentd’êtredifférentdesautresdansunmondequ’ilresteàexplorer.

a.Desenfantsquimènentuneviehorsducommunpourleurâge

LesortdujeuneMilarepan’estpasfacileàvivre.Ilasixansquandsonpèremeurtet

des conflits au sein de la famille font qu’il passe le reste de son enfance et son

adolescenceàtravaillerdur,etceladansdesconditionsdevieinhumaines.

Dès les premières lignes du récitMonsieur Ibrahim est les fleurs du Coran, le lecteur

s’aperçoitqueMomonemènepasuneviehabituelled’ungarçondeonzeans.Comme

tous les enfants, il possède une tirelire qu’il utilise pour conserver son argent.

Cependant,ilnel’utilisepaspours’acheterdesbonbonsaucoindelarue:«Àonzeans,

j’aicassémoncochonetjesuisallévoirlesputes.»45Danslaviedetouslesjours,Momo

nevitpasdans le luxe. Sonpère,personne trèsoccupéeetdistante,metun toutpetit

budgetàladispositiondesonfilsquiestobligédes’occuperduménageetdesachats.Le

petit adumalà supporter cette situation, surtoutqu’ildoit régulièrement faire faceà

desreprochesinjustifiésdelapartdesonpère:«Donc,iln’estpassuffisantdemefaire

engueuler au lycée, commeà lamaison, de laver, d’étudier… il fallait aussi que je passe

pourunvoleur!Puisquej’étaisdéjàsoupçonnédevoler,autantlefaire.»46

Lesproblèmesd’Oscarse situent àun tout autreniveau. Il est atteintd’une leucémie

dont il nepourra se remettre.À l’âgededix ans,Oscar souffrephysiquement et il est

conscient du fait que sa mort est proche. Ses réflexions et préoccupations diffèrent

évidemmentbeaucoupdecellesd’unenfantdesonâgequiestenbonnesanté.

44HELIOT,Amelle,«Legarçonquiétaitd’ailleurs»,LeFigaro,2003(articlepubliésur lesiteofficieldel’auteur:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)45SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Monsieur Ibrahimet les fleursduCoran,EditionsAlbinMichel,Paris,2001,p.946ibid.,p.10

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MêmesilepetitJosephauralachancedenepasmourirjeune,sonsortestdramatique.

Àcausedesonappartenanceàlareligionjuive,cegarçonvitlestroisdernièresannées

delaSecondeGuerremondialecommeunepériodedesolitudeetd’insécurité.En1942,

àl’âgedeseptans,sesparentsleconfientàdesinconnuspourleprotéger.Àpartirdece

moment, sans vraiment en comprendre les raisons, Joseph doit sans cesse cacher sa

propreidentitéqu’iln’arrived’ailleurspasencoreàcernerréellement,etdevienttémoin

des atrocités qui arrivent aux personnes qui, volontairement ou par mégarde, ne se

conformentpasaurégimenazi.

Jun se sent seul aumonde. Il vit etdortdans les ruesdeTokyooù il gagneaussi son

argentenvendantillégalementdesobjetsauxpassants.Àl’âgedequinzeans,ilvitdéjà

coupédupasséetde l’avenir, ilestàboutdeses forcesetsesentnettement inférieur

auxratsetauxcorbeauxdesonpays:«Moi,j’étaisdoncmoinsqueça.Moinsqu’unratà

Ginza ou qu’un corbeau à Shinjuku. J’avais tout perdu ­ toit, statut, emploi, honneur,

dignité­,toutsaufmaliberté.Libertédequoid’ailleurs?Lechoixentrelamortrapideou

lemalheurunchouïapluslongtemps.»47

Leconstats’imposedoncque,contrairementàbeaucoupd’autresenfantsetadolescents,

Milarepa,Momo,Oscar,JosephetJunn’ontpaslachancedevivreunevieinsoucianteet

agréable. «Dans notre jeunesse, nous vivons comme si nous étions immortels»48,

malheureusement, cette affirmation de l’écrivain suisse Pascal Mercier ne peut

s’appliquerànoscinqhérosqui,dèsleurjeuneâge,doiventfairefaceàdessituationsde

vieextrêmementdifficiles.

47SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.3948MERCIER,Pascal,TraindenuitpourLisbonne,traduitdel’allemandsuisseparNicoleCasanova,EditionMarenSell,Paris,2006

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b.Desenfantsenconflitavecleursparents

Milarepaestl’objetd’unehainedémesuréedelapartdesononcleSvastikaqui,ruinéen

tantquebergerparunemaladiedeschèvresetdesyacks,s’étaitsentihumiliéparune

remarque témoignantde la compassionde sonpetitneveu.Ensuite, quand lepèredu

jeune hérosmeurt, Svastika, devenu le chef de la famille, décide de se venger de cet

affront en infligeant des conditions de vie inadmissibles aux proches de Milarepa:

«Milarepa avait six ans lorsqu’il perdit son père.Mon cousin, par testament,me l’avait

confié,ainsiquesasœuretsamère.[…]Toutmefutattribuéprovisoirementenattendant

queMilarepa fût enâgede tenir samaison. ­Devant le corps froiddemoncousinetau

milieudespleursdessiens,jedécidaiqueplusjamaislepetitMilarepanesouriraitcomme

il avait osé me sourire, que plus jamais il ne fondrait en ces larmes sympathiques, ces

larmestropdouces,ceslarmesderichequis’apitoie.­Jelechassaidelagrandemaison,je

lesforçai, lui,sasœur,samère,àtravailler.Enquelquesannées,lamèreserepliaenune

vieille femme cassée, édentée, coiffée de foin gris. La sœur servait de souillon chez les

autres. Quant à Milarepa, il avait pâli, maigri; sa chevelure, qui autrefois tombait en

bouclesd’or,s’étaitrempliedepouxetdelentes.[…]Ilattendaitmesbienscommesondû,il

gardait la nuque droite, il croyait à la justice, il m’appelait son oncle et neme traitait

même pas de voleur. Je le haïssais. – Lorsqu’il eut vingt ans et qu’il vint réclamer son

héritage,ilcompritquejeneleluirendraispas.Ilm’insultaitlonguementetsemitàboire.

[…]Ilfléchissaitenfin.»49

L’attitude du père deMomo fait également souffrir le garçon dont lamère a très tôt

quitté la famillesans laisserdetracenid’explication. Ils’agitd’unhommedépressifet

insatisfaitdelaviequiestincapabled’assurerl’éducationetl’encadrementchaleureux

dontlepetitMomoauraitbesoinetqu’ilmériterait.Momosesenteneffetfrustrédufait

que son père garde une très grande distance émotionnelle par rapport à lui et ne lui

accorde pas le droit de faire vraiment partie de sa vie. Il s’agit d’un garçon très

intelligentquidésiredécouvriretcomprendrelemonde,maissonpère,détenteurd’un

grandsavoir, luienrefuse l’accès.Voici leconstatdeMomoàcepropos:«Ilétaitclos

danslesmursdesascience,ilnefaisaitpasplusattentionàmoiqu’àunchien­,iln’était

49SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,EditionsAlbinMichel,Paris,1997,p.13‐15

Page 27: dans le Cycle de l’Invisible d’EricEmmanuel Schmitt

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mêmepas tenté deme jeter un os de son savoir […] travailler, ça c’est le grandmot, la

justificationabsolue…»50

Àpartlevidelaisséparsamèreetlemanqued’amouretdeconsidérationdelapartde

sonpère,Momodoit aussi affronter une altérité inconnue et insondable, à savoir son

frèrePopolqui,selonlessouvenirsdupère,incarnaittouteslesvertusquifontdéfautà

Momo. Il s’agit d’une situation épouvantable et extrêmement déstabilisante pour un

enfantquede se sentir en concurrenceavecun«fantôme» idéaliséauquel il est sans

cesse comparé:« Popol, c’était l’autre nom dema nullité […] c’était déjà difficile de se

battreavecunsouvenirmaisalorsvivreauprèsd’uneperfectionvivantecommePopol,ça,

çaauraitétéau­dessusdemesforces.»51Finalement,Momosesenttotalementincompris

de son père, ce qu’il arrive à formuler demanière très claire,malgré son jeune âge:

«Visiblement,çanel’intéressaitpasdesavoircequej’enpensais.»52Etlejouroùsonpère

l’abandonne,laréactiondeMomoestimmédiate:«Madécisionétaitprise.Ilfallaitfaire

semblant… Il étaithorsdequestionque j’admetteavoirétéabandonné.Abandonnédeux

fois,unefoisàlanaissanceparmamère;uneautrefoisàl’adolescence,parmonpère.Si

celasesavait,pluspersonnenemedonneraitmachance.Qu’avais­jedesiterrible?[…]Ma

décisionfutirrévocable:jesimulaislaprésencedemonpère.»53

Lesparentsd’Oscar,quantàeux,s’intéressentbeaucoupà leur filsmalade,maisvu le

caractère irrémédiable de l’état de santé de l’enfant, ils ont du mal à communiquer

ouvertementavecleurgarçonquienauraitpourtantbesoin.Ilesteneffettrèsdéçude

ses parents qui lui rendent régulièrement visite à l’hôpital en apportant beaucoup de

cadeaux et qui passent alors les après‐midis à lire les règles des jeux et les modes

d’emploi,aulieudeparleràOscardessujetsquilepréoccupentvraimentàcetteépoque

desavie.Cequiledéçoitprobablementleplus,c’estdeserendrecomptedumanquede

couragede ses parents qui, après un entretien avec lesmédecins, n’arrivent pas à lui

avouer la vérité sur son état de santé: «Et c’est là que j’ai compris que mes parents

étaient deux lâches. Pire: deux lâches qui me prenaient pour un lâche!»54 Cette

50SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.2451ibid.,p.24‐2552ibid.,p.4153ibid.,p.4454SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,EditionsAlbinMichel,Paris,2002,p.27

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désillusion semblemême l’emporter sur les souffrances liées à samaladie, comme le

suggèreledialoguesuivantavecMamie‐Rose,saconfidente:«Qu’est­cequitefaitleplus

mal?­Jedétestemesparents.»55

DanslecasdupetitJoseph,cen’estpaslamaladiequirenddifficilelarelationavecses

parents,maislasituationpolitiqueetsocialependantladeuxièmemoitiédelaSeconde

Guerremondiale.LesparentsdeJosephontalorsdûprendreladécisiondeseséparer

de leur fils, afind’augmenter ses chancesd’échapperà lapersécutiondes juifs à cette

époque sombrede l’histoire. Le petit garçon, incapable de comprendre réellement les

raisonsdecetteséparation, souffrebiensûrde l’absencedesesparentsbien‐aiméset

commenceàréaliserqueluietsafamillesontdifférentsdelaplupartdesFrançais.Plus

tard,ayantcompris lesdangersqu’encourent lespersonnes juivesàcetteépoque‐là, il

luiarrived’être furieuxenverssesparents:«Moi, je leurenvoulais! Je leurenvoulais

d’êtrejuif,dem’avoirfaitjuif,denous56avoirexposésaudanger.Deuxinconscients!Mon

père?Un incapable.Mamère?Unevictime.Victimed’avoirépousémonpère,victimede

n’avoir pas mesuré sa profonde faiblesse, victime de n’être qu’une femme tendre et

dévouée. Si je méprisais ma mère, je lui pardonnais néanmoins, car je ne pouvais

l’empêcherdel’aimer.Enrevanche,unesolidehainem’habitaitàl’encontredemonpère.Il

m’avaitforcéàdevenirsonfilssansserévélercapabledem’assurerunsortdécent.»57

Jun avait fui samère«sans commentaire […] en ne lui laissant qu’une adresse bidon à

Tokyo.»58CommeMomo,l’adolescentjaponaisnevivaitqu’avecunseuldesesparents,

samaman,sonpères’étantsuicidéàlasuited’unsurmenagedûautravail.Samèreest

comparéeàunange,c’estunepersonnetrèssensibleetappréciéedesautres,maisson

filsJun,àl’imagedeMomo,nesesentpasaiméetvaloriséd’elle,commeletémoignent

lespropossuivants:«Mamèreavaittoujoursparléauxautresavantmoi,mamèreavait

toujoursdiscutéaveclesautresdavantagequ’avecmoi,mamèreavaittoujoursportéplus

d’attentionauxautresqu’àmoi.Oui, jen’avais jamaispossédéqu’uneseuleconviction la

concernant: j’étais lemoindre de ses soucis.»59 Un autre aspect de sa relation avec sa

mèrelerapprochedujeuneOscar,àsasavoirsaprofondetristessedueàunmanquede55ibid.,p.3156nous:soncopainjuifRudyetlui‐même57SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.125‐12658SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.3359ibid.,p.34

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communicationavec samère.Analphabète, elle écritdes lettresà son filsqui arriveà

déchiffrerlessymbolesenvoyésparsamère,maispourJun,cettecommunicationreste

insuffisanteetdécevante:«Pourquoiétais­jenéd’unemèrepareille,unemèreque jene

comprenaispas,unemèrequinemecomprenaitpas? […]Cettecorrespondanceconfuse

résumait notre situation: n’ayant pas la certitude de saisir un propos qu’elle ne savait

exprimer avec précision, j’échouais à communiquer, cet échec nous rendait, elle et moi,

chaquejourplusétrangersl’unàl’autre.»60

Les situations familiales difficiles que nous venons de relever dans les différentes

œuvresengendrentvisiblementdesquestionnementsprofondschezlesjeuneshérosà

qui manque une certaine stabilité dans la vie, un fondement fiable sur lequel ils

pourraientprendreappuipourseconstruireetdévelopperleurpropreidentité.

60SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.36‐37

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c.Desenfantsenquêted’identité

EnproieàlahainedesononcleSvastika,Milarepacherchedésespérémentdesmoyens

degérersonsort.Ilrecherched’abordduréconfortdansl’alcooletplustard,ilquittesa

famille pour étudier pendant quelques années la magie noire et les envoûtements.

Rentré au village, il tente de se venger de son oncle par le biais de malédictions et

d’incantationsvisantavanttoutàruiner lavieet l’existencedeSvastika.Sessortilèges

causent lamort de trente‐cinq personnes invitées aumariage du fils de son oncle et

sèment la peur parmi les habitants du village sérieusement endommagé. Parure

Blanche, la mère de Milarepa, est fière de son fils qui, dorénavant, détient un grand

pouvoir dans la région. Or, le bilan du jeune homme lui‐même en est un

autre:«Milarepa se rendait compte que sa force ne lui avait servi que pour le mal,

Milarepaseprenaitenhorreur.»61

Danssonrôledefilsd’unhommedépressifetdistant,Momosesenttellementmalqu’il

décideàl’âgedeonzeansderenoncerpourainsidireaurestedesonenfancepourêtre

un homme. Il se fait passer pour seize ans et paie pour se faire initier aumonde des

adultes:«Deuxcentfrancs,c’étaitleprixd’unefilleruedeParadis.C’étaitleprixdel’âge

d’homme.»62Afindepouvoirsurvivre,Momoressentlebesoind’avoirdespreuvesdesa

valeurentantquepersonne,degagnerconfianceenlui‐même.Àl’école,ilfaittoutpour

plaireauxfillesetpourtomberamoureux,sansperdredetemps:«Jedevaismeprouver

qu’onpouvaitm’aimer, jedevais le faire savoiraumondeentieravantqu’ilnedécouvre

que même mes parents, les seules personnes obligées de me supporter, avaient préféré

fuir.»63 Afin de se payer des visites chez les prostituées, Momo va jusqu’à voler des

alimentsàl’épiceriedeMonsieurIbrahim.Àonzeans,legarçons’engagepeuàpeusur

lavoiedelacriminalité.

LesréactionsdesautrespersonnesfaceàsamaladieontuneffetdéstabilisantsurOscar

qui commence à remettre en question sa personnalité et met en doute sa propre

amabilité. Il se rend comptequedepuis qu’il est considéré comme incurable, les gens

autour de lui ne se comportent plus de lamême façon:«Maintenant tout l’étage, les

61SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.2562SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.1063ibid.,p.46

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infirmières, les internes et les femmes deménage,me regarde pareil. Ils ont l’air tristes

quandjesuisdebonnehumeur;ilsseforcentàrirequandjesorsuneblague.Vrai,onne

rigolepluscommeavant.»64Deplus,ilaconsciencedufaitqu’il«nefaitplusplaisir»65,il

seprendpourun«mauvaismalade»,«unmaladequiempêchedecroirequelamédecine,

c’est formidable»66. Oscar est un «obstacle à la médecine»67, et il s’en sent coupable

envers ses médecins. Par rapport à ses parents, ses sentiments fluctuent entre la

déceptionetlacolèrequandilfaitleconstatsuivant:«Ilsontpeurdemoi.Ilsn’osentpas

meparler.Etmoinsilsosent,plusj’ail’impressiond’êtreunmonstre.Pourquoiest­cequeje

les terrorise? Je suis si moche que ça? Je pue? Je suis devenu idiot sans m’en rendre

compte?»68

Aprèssaséparationdesesparents,lepetitJosephsetrouvecomplètementdésorienté.

Àl’âgedeseptans,ilestobligédedéfinirrapidementsapropreidentitéetceladansun

mondeà l’envers. Ilestparexemplehébergéparune«grande»damequin’estmême

pas grande. Se doutant qu’il est «autre», quelqu’un d’extraordinaire aux yeux son

environnementquisesouciebeaucoupde lui, Josephsecroitmêmenoblependantun

certain temps. Ensuite, on lui explique qu’il doit mentir au sujet de son âge, de ses

parentsetdesonappartenancereligieuse,cequipeutbiendérouterunpetitgarçonà

quil’onatoujoursexpliquéqu’ilfauts’enteniràlavérité.Or,Josephsaits’adapteraux

circonstances:«Sansdoutesentais­jequ’ilyavaitunfortbénéficeàdevenircatholique:

celame protégerait:Mieux: celame rendrait normal. Être juif, pour l’instant, signifiait

avoirdesparents incapablesdem’élever, posséderunnomqu’il fallaitmieux remplacer,

contrôlerenpermanencemesémotionsetmentir.Alors,quelintérêt?J’avaistrèsenviede

devenir un petit orphelin catholique. »69Cet espoir ne dure pourtant que jusqu’au

momentoù Josephdécouvreque la circoncision le rattachera à jamais au judaïsmeet

qu’elleconstituedans lescirconstancesdonnéesunvraidanger.Voyanttout lemonde

autourdeluimentirsilasituationl’exige,ilestobligéd’accepterl’inévitable:«Mentiret

laissermentir.Parlàpassaitnotresalutàtous.»70

64SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.1265ibid.,p.1166ibid.,p.1167ibid.,p.2268ibid.,p.8269SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.6670ibid.,p.103

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EncequiconcernelapersonnalitédeJun,elleestloind’êtreéquilibrée.Ilaeneffetdu

mal à saisir sa propre identité:«J’ai juste conscience d’avoir été autre, avant, y a très

longtemps.»71Àceflouintérieurs’ajoutel’impressiond’êtreendécalageaveclemonde

et les gens qu’il n’arrive pas à comprendre, comme s’il parlait une autre langue:«il

m’arrivesouventdepenserquelesgensm’agressent[…]puisdedécouvrirmonerreur,j’ai

interprété, déformé, voire rêvé.»72 En réaction à cette dysharmonie générale, Jun a

développécequ’ilappelleune«allergieuniverselle»,ilestdevenu«intolérantàlaterre

entière»73,ycomprisenverssaproprepersonne.Ilprendtoutenhorreur,saufcequiest

monstrueux,etcequiluirépugneleplus,c’estlagénérositédesgens.

Noscinqjeuneshérosn’ontpasunsortfacile,maisilssontbienobligésd’yfairefaceet

detrouverdesmoyensdegérer lessituationsdonnées.Celapeutconstituerunetâche

compliquée,étantdonnéqu’ilsmanquentderepèresdanslavieetdeconfianceeneux‐

mêmes, vu le caractère vacillant de leur personnalité. Dans son roman intitulé La

Difficulté d’être, Jean Cocteau, sentant la mort s’approcher, a formulé la phrase

suivante:«La jeunesse sait ce qu’elle ne veut pas avant de savoir ce qu’elle veut.»74

Appliquée aux œuvres de notre corpus, cette citation permet de mieux comprendre

cette quête d’identité qu’entreprennent les personnages principaux. Mécontents ou

déçusdeleurvie,ilsserévoltentàleurfaçonetcherchentleurvoiedansunmondequi

sembleêtrehostileàleurégard.

71SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.1572ibid.,p.773ibid.,p.1274COCTEAU,Jean,LaDifficultéd’être,EditiondePoche,Paris,1993

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2. Unerencontredécisive:lecontactavecunepersonnetoutàfait«autre»

Unecitationanonymepostuleque«L’essentieldelaviesontlesêtresquel’onrencontre

sursonchemin.»75Ilestvraiquelecontactavecd’autrespersonnes,mêmesiellessont

très différentes de nous, peut enrichir notre vie et nous amener à jeter un regard

nouveausurnotreexistence,(re)définir lesvaleursquinoustiennentàcœuret, lecas

échéant,changerdesaspectsdenotrevie.Milarepa,Momo,Oscar, Josephet Junont la

chancederencontrerdespersonnesexceptionnellesquilesaccompagnentàuneépoque

deleurvieoùilsontbesoind’unsoutienbienveillant.

a.Unepersonnehorsducommun:mystérieuseetfascinante

Etantdonnéquelepremierrécitducyclesejoueàdeuxépoquesetlieuxdifférents,de

nosjoursàParisetauNépaldurantleXIesiècle,ilexisteaussideuxfigurescapablesde

fasciner les personnages principaux par leur personnalité impressionnante, voire

envoûtante.ÀParis,Simon,lejeuneParisienquifaitchaquenuitlemêmerêveoùilerre

munid’ungrosbâtondanslesmontagnesnépalaisespourtuersonneveu,rencontreun

jour une femme très impressionnante dans un café: «C’était une femme évasive

commelafuméedesacigarette;ellesetenaitaufondducaféoùj’allaisprendremonpetit

déjeuner,seuleàtable,leregardperdudanslesvolutesquil’entouraient.Jecroquaismon

croissant en la fixant, sans arrière­pensée, comme ça, parce qu’elle faisait partie de ces

êtres que l’on observe sans trop savoir pourquoi ils vous attirent.»76Plus tard, elle fait

comprendreàSimonqu’ilestlaréincarnationdeSvastika,l’oncleméchantdeMilarepa,

etquidésiretuersonneveu.C’estalors,pourselibérerdecerêve,queSimoncommence

àraconterl’histoiredeMilarepaetdesononcledesmilliersdefois.

Dansletemps,auNépal,Milarepa,conscientdufaitquelamagienoireneluiapportepas

la satisfaction qu’il espérait, décide de se rendre à Tchro‐oua‐lung chez Marpa le

Traducteur, un grand maître bouddhiste qui pourrait l’aider à abandonner son

penchantcriminel.

75citationtrouvéesurlesitewww.evene.fr76SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.9

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34

Ladécisiondequitterl’âgedel’enfanceetlarencontreavecMonsieurIbrahimsefont

parallèlementdanslaviedeMomo,commesilevieilhommevenaitaccueillirlegarçon

auseuildel’âgeadultepourluiservird’accompagnateur.Nombreuxsontdansleroman

lesindicesquiprésententMonsieurIbrahimcommeunhommehorsducommun.C’est

unêtreextraordinairedanslesensqu’ilestdepuisplusdequaranteans«l’Arabed’une

ruejuive»77,ayantdonctrouvésaplacedansunmilieuqui,apriori,n’estpaslesien.Ce

qui le rendmystérieux, c’est le fait que durant la journée, il ne bouge jamais de son

tabouretetdisparaîtpendantque l’épicerieest fermée,entreminuitethuitheuresdu

matin, sans laisserde trace.Deplus, il se caractérisepar son lienaumilieunaturelet

animaletsembleainsiéchapperenquelquesorteauxloisquirégissentlaviehumaine.

Apparemment,«MonsieurIbrahimatoujoursétévieux»78,formantainsiunsymbolede

lacontinuité.Ilestdotéde«dentsenivoire»79etilnebougepas,comme«unebranche

grefféeà son tabouret»80. Samoustacheest sècheet sesyeux«enpistache, plus clairs

quesapeaubrunetachéeparlasagesse.»81Eneffet,danslequartier,MonsieurIbrahim

passepourunsage,uneraisonenestcertainementqu’ilréussitunexploitadmirable,à

savoiràéchapperàl’agitationdelavieparisienneennebougeantpas,enparlantpeuet

en souriant beaucoup. Le vieil homme possède aussi le don de l’observation

bienveillanteetquandilréussitàdevinerlespenséesdeMomo,legarçonestréellement

impressionnéparcevieillardvenantduCroissantd’oretquiéveilleenluil’imagination

etlacuriosité.

Mamie­Rose, la vieille dame qui travaille comme volontaire à l’hôpital pour tenir

compagnie à des enfantsmalades, représente à son tour pour Oscar la stabilité et la

permanence. À un moment où autour d’Oscar, toutes les personnes se comportent

bizarrementparcequ’ellesnesaventpascommentréagir faceàunenfantmourant, la

dame rose est pour le garçonune amiequi reste commeelle est et à qui il peut faire

confiance:«Iln’yaqueMamie­Rosequin’apaschangé.Àmonavis,elleest tropvieille

pourchanger.Etpuiselleest tropMamie­Rose,aussi.»82Deplus,elleestdifférentedes

autresfemmesqueconnaîtOscar,elleparlemaletluiracontedeshistoiresfascinantes

77SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.1378ibid.,p.1279ibid.,p.1380ibid.,p.1381ibid.,p.1382SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.12

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qu’elle a vécues. Ainsi, elle éveille l’intérêt et la curiosité d’Oscar qui oublie pour

quelquesinstantssamaladie,commelorsqu’elleluiparledesonmétierprécédent:«‐Tu

nevaspasmecroire.­Jevousjurequejevouscroirai.­Catcheuse.­Jenevouscroispas!»83

Une autre rencontre mystérieuse que fait Oscar, c’est celle avec Dieu. En effet, Dieu

occupe dans cette œuvre le rôle d’un personnage, muet certes, mais dont l’existence

préoccupefortementlepetitOscarpendantlesdernièressemainesdesavie.

Quant à Joseph, il fait à son tour la rencontre de deux personnes adultes qui

l’impressionnent beaucoup. Il ne faut en effet pas oublier le personnage de

MademoiselleMarcelle, appelée «Sacrebleu» qui n’est pas unepersonne agréable à

vivre, mais qui sauve beaucoup d’enfants juifs par son courage extraordinaire et son

sentimentdudevoir:«Jenesuispasbonne,jesuisjuste.J’aimepaslescurés,j’aimepasles

juifs, j’aimepas lesAllemands,mais jenesupportepasqu’ons’attaqueàdesenfants.[…]

Non, j’aimepas lesenfantsnonplus.Maiscesontquandmêmedesêtreshumains. […] Je

n’aime rien ni personne.Monmétier, c’est pharmacienne: ça veut dire aider les gens à

demeurerenvie.Jefaismontravail,voilàtout.»84

Unautrepersonnage,beaucoupplusimportantencorepourJoseph,c’estlePèrePons,

lecuréquiprendJosephsoussaprotectionbienveillante.Àsonsujet,ilfautrappelerque

lenomducuré,PèrePons, amuse toutde suite lepetit garçonqui fait le lienentre la

pierreponcequ’onutilisedanslasalledebainspourrâperlescallositésdespiedsetdes

coudes,surtoutquelecrâneducuréestchauveetlissecommeungalet.Ladescription

physique que Joseph fait de ce personnage est surprenante, mais elle témoigne déjà

d’une grande sympathie envers le curé:«L’homme, long, étroit, donnait l’impression

d’être composé de deux parties sans rapport entre elles: la tête et le reste. Son corps

semblait immatériel,uneétoffedépourvuederelief,unerobenoireaussiplatequesielle

étaitaccrochéeaucintre,d’oùdépassaientdesbottinesbrillantesqu’onnevoyaitenfilerà

aucunecheville.Enrevanche,latêtejaillissait,rose,charnue,vivante,neuve,innocente,tel

unbébésortantdubain.Onavaitenviedel’embrasser,delaprendreentresesmains.»85

CecurédevientpourJosephlapersonnelaplusimportantejusqu’àlafindelaguerre.Le

garçonestfascinéparcethommequisembleavoirunsecret.Josephquisupposemême83ibid.,p.1484SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.4885ibid.,p.37‐38

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quelecuréserait«lediableensoutane»86,lepisteetessaiededécouvrirsonmystère.

Or,ils’avèrequelesecretdel’hommeconsiste«seulement»enunesynagoguecachée

sous la chapelle et renfermant une collection juive entretenue par le Père Pons lui‐

même. Cette occupation renforce évidemment l’admiration de l’enfant qui décrit son

protecteurdelafaçonsuivante:«libre,gentil,rieur,parmilesenfantsqu’ilprotégeaitdes

nazis.Riendedémoniquenesourdaitenlui.Seulelabontéperçait.Çacrevaitlesyeux.»87

Jun se sent d’abord agacé par le vieux Shomintsuqui aborde à plusieurs reprises le

maigre adolescent en lui disant:«Je vois un gros en toi.»88 Le vieillard, à l’image de

Monsieur Ibrahim, se caractérise par des traits animaliers et son comportement

immuablefaceauxméchancetésqueluirépondJun:«Imperturbable,Shomintsuremuait

lemuseauetpoursuivaitsonchemin,hilare,paisible,imperméableaufaitquejeluiavais

gueulédessus.Unetortue. J’avais l’impressiondeconverserpendanttrentesecondesavec

unetortue, tant levisageétaitridé,kaki,dépourvudepoils,percéd’yeuxminusculesque

masquaientd’antiquespaupières,oui,unetortuedontlecoudesséchéployaitsouslecrâne

lourd puis disparaissait dans les plis de son costume impeccable, amidonné, carapace

rigide.»89Or,malgré sonagacement, Jundoit avouerqu’il se sent impressionné, voire

attiré, par le vieil homme: «La troisième fois, à l’approche de Shomintsu, inutile de

préciserquej’avaislesoreillesaussiécartéesquelesjambesd’ungardienavantuntirau

but: pas question demanquer unmot, de rater une syllabe, j’intercepterais lemoindre

grognement que cet enfariné m’enverrait.»90 Jun, l’adolescent se sentant incompris du

mondeethaïssanttoutettoutlemonde,ressentbizarrementunintérêtpourquelqu’un

d’autre, comme le témoignent les affirmations suivantes: « il paraissait différent. […]

non,jen’aimaispersonne,maiscelamelerendaitunpeumoinsantipathique.»91

Ainsi, nous pouvons relever que les cinq récits duCycle de l’Invisible, aussi différents

qu’ilssoient,ontencommunquelesjeunespersonnages,préoccupésparleurspropres

soucis,rencontrentdespersonnesplusâgéesqu’euxetsesententcommeattirésd’elles,

cequicréelefondementd’unerelationfuture.

86ibid.,p.8587ibid.,p.8688SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit,p.789ibid.,p.9‐1090ibid.,p.891ibid.,p.12

Page 37: dans le Cycle de l’Invisible d’EricEmmanuel Schmitt

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b.Suppléantparentalouâmesœur?

MilarepasupplielegrandMarpadeluiaccordersonenseignementetdelemenervers

laperfection.Longtemps, leMarpaesttrèsdurenversMilarepa, il luiordonnedefaire

des travaux inutilesmaisépuisants,et le jeunehomme lesaccomplit sansseplaindre.

C’est alors que lemaître semet en colère en criant:«Tume fatigues, Milarepa, si tu

savaiscombientumefatigues…Tunecomprendsdoncrien?[…]Es­tu ivre?»92Cen’est

quebeaucoupplus tardqueMilarepadécided’abandonnersonprojet, se sentant trop

faiblepourendurerlestourmentsinfligésparlegrandMarpa,maismêmecedépartlui

estrefuséparlemaître.Milarepapensealorsausuicidequiluipermettraitpeut‐êtrede

renaîtredansuncorpsdignedel’enseignementdugrandMarpa.C’estàcemomentde

l’histoirequel’attitudedumaîtreenversMilarepachange:ilexpliqueaujeunehomme

qu’il était obligé de chasser le magicien resté enMilarepa qui n’avait pas encore été

assezmûrpourpouvoirprofiterdel’enseignementbouddhiste.Unpeuplustôt,l’épouse

duMarpa,pleinedepitiéenverslejeunehomme,luiavaitdéjàconfiéquedevantelle,le

grandMarpa appelaitMilarepa «son fils chéri»93 ,mais cen’est qu’après avoir appris

l’envie de suicide du jeune homme que le maître se montre tendre et compréhensif

enversMilarepa:«J’aiseulementéprouvél’ancienmagicienquetuespourtepurifierde

tespéchés. Ilm’enaparfois coûtéd’êtreaussi dur ; si j’avais cédéà lapitié, commema

femme, je t’aurais enveloppé d’une indulgence sincèremais stérile; la pitié ne permet à

personnedesecorriger.Chaquetourconstruitepartoiaétéungrandactedefoi.Tun’as

jamais failli.Maintenant, je tereçoiset tedonneraimonenseignement.Nousallonsnous

enfermerdanslaméditationetgoûterlebonheur.»94Ensuiteseulement, il luicoupeles

cheveux et le lie par vœu de noviciat en le nommant «Mila l’Eclat de Diamant». À

travers son attitude sévère et dure, le grandMarpa a finalement aidéMilarepa en le

libérantde ses vices et en lepréparant ainsi à sonenseignement.Bienqu’unegrande

sympathie ait été présente dès le début de leur relation, le maître, consciemment, a

décidéde faire endurer une lourde épreuve au jeune,mais dont il sortira plus fort et

purifié. Plus tard, durant le véritable enseignement, leMarpa semontre plus doux et

compréhensifenverssonélèveetilvajusqu’àl’appeler«monfils»95.

92SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.3393ibid.,p.3594ibid,p.39‐4095ibid.,p.43

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EncequiconcerneMonsieurIbrahim,nouspouvonsaffirmerqu’àplusieurségards,il

occupepar rapport àMomo le rôle de suppléant paternel. Commenous l’avons vu, le

vraipèredeMomonesemblepasàmêmedes’occuperconvenablementdesonfils.En

s’intéressant réellement au garçon, Monsieur Ibrahim semble combler ce manque. Il

s’agit en effet d’une relation privilégiée qui se construit lentement:«Ainsi allait la

conversation.Unephrasepar jour.Nousavions le temps.Lui,parcequ’il étaitvieux,moi

parce que j’étais jeune.»96 Même si Momo aimerait être «grand», le vieil homme lui

accorde encore la possibilité d’être enfant. Au lieu de l’appeler «Moïse», Monsieur

Ibrahimlenomme«Momo»etquandlepetitinformel’épicierdesonerreur,celui‐cilui

répond le lendemainparcesmots:«Jesaisquetut’appellesMoïse,c’estbienpourcela

quejet’appelleMomo,c’estmoinsimpressionnant.»97Levieilépicierréconforteaussile

garçonausujetdePopolenluidisantqu’ilpréfèreMomoàsonfrère.Celafaitdubienau

petit qui n’a pas l’habitude des propos encourageants. Comme un père, Monsieur

IbrahimachètedenouvelleschaussuresàMomoquandlesanciennessonttroppetites

etl’envoiechezunspécialistepourfairesoignersesdents.

Or,àcertainsmomentsdutexte,levieilhommeestplutôtuncomplicebienveillantpar

rapportàMomo;illuiconfiemêmedesastucespourtrompersonpèreauniveaudela

nourriture, parce que selonMomo, «Monsieur Ibrahim [est] expert dans l’art de faire

chierlemonde.»98Àaucunmoment,MonsieurIbrahimnefaitdesreprochesaugarçon

et,curieusement,lefaitjurerdenejamaisvolerailleursquedanssonépicerie.D’après

Momo, «C’est ce jour­là que nous sommes devenus amis.»99 Monsieur Ibrahim se

comporte en effet en grand ami ou frère aîné, en donnant à Momo de bons conseils

concernantlesfemmes,et leréconfortemêmeausujetdesvisiteschezlesprostituées.

De façonglobale, nouspouvonsdirequeMonsieur Ibrahim rend la viedeMomoplus

légère, il déculpabilise le garçon et le rassure. À partir d’un certain moment, Momo

quittemêmel’appartementdèsquesonpères’estendormi,pourallerrejoindrel’épicier

àsonlieudetravail.MêmesicetterelationamicaleesttrèsagréablepourMomo,ilfaut

préciser qu’elle complique aussi en quelque sorte sa vie, le garçon affirme en effet:

«MonsieurIbrahimetlesputesmerendaientlavieavecmonpèreencoreplusdifficile.Je

96SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.1697ibid.,p.1598ibid.,p.20‐2199ibid.,p.20

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m’étaismisàfaireuntrucépouvantableetvertigineux:descomparaisons.J’avaistoujours

froid lorsque j’étais auprès de mon père. Avec Monsieur Ibrahim et les putes, il faisait

chaud,plusclair.»100Momoestdoncdéjàentraind’amorcersespropreschoixausujet

despersonnesqu’ilfréquenteetavecquiilsesentaiméetéquilibré.

Mamie­Rose,quantàelle,peutêtreconsidéréecommeune figurematernelle,dans la

mesureoùellefaitpreuvedebeaucoupdecouragedansledialogueavecOscar,cequi

n’estpaslecasdesespropresparents.Legarçonmaladeaunegrandeconfianceenelle

etunjour,ill’informedesonimpressionquepersonneneveutluidirequ’ilvamourir.

Heureusement,elleneréagitpascommelesautresqui,enentendantlemot«mourir»,

semblent être devenus sourds:«‐Elle me regarde. Est­ce qu’elle va réagir comme les

autres? S’il te plaît, l’Etrangleuse du Languedoc, résiste et conserve tes oreilles! […]

­Pourquoi veux­tu qu’on te le dise si tu le sais, Oscar! ­Ouf, elle a répondu.»101 Oscar

semble réellement soulagé de cette réponses dure à entendre, mais sincère. L’enfant

considèreMamie‐Roseaussi commesa«copine»102qui lui confiedessecretsetqui, à

traversleshistoiresqu’elleluiraconte,luidonnelapossibilitédedépassersamaladie:

«Moi,çamefaitrêversescombats,parcequej’imaginemacopinecommemaintenantsur

lering[…] J’ai l’impressionquec’estmoi. Jedeviensplus fort. Jemevenge.»103Etquand

Oscarvavraimentmal,ilnedésirevoirqu’uneseulepersonne:saMamie‐Rosequinele

déçoitjamaisetquidonnemêmeparfoisdesconseilsinsolitesservantàdédramatiserla

situation. Ainsi, quand Oscar se plaint de la lâcheté de ses parents au point de les

détester,ladameroseluidonneleconseildelesdétestertrès,trèsfort:«çateferaunos

à ranger.Quand tu l’auras fini, tonos, tuverrasquecen’étaitpas lapeine.»104Comme

Monsieur Ibrahim,Mamie‐Roseoccupedoncdifférentes fonctionsdans lavied’Oscar;

elleremplaceenquelquesortesesparents,maiselleestaussiconfidenteetamie.

Lejourdeleurrencontre,lePèrePonsfaitdéjàpreuved’uneattitudetrèspositiveface

aupetit Joseph. Il féliciteeneffet legarçond’avoirsibienpédalé,alorsquecedernier

n’avaitpasuneseulefoistouchélespédalesduvélo.Danslasuitedel’histoire, lecuré

s’occupecommeunpèredesenfantsquiluisontconfiés.MademoiselleMarcelle,àson100ibid.,p.23101SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.17‐18102ibid.,p.15103ibid.,p.15104ibid.,p.32

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tour,metsaproprevieendangerpoursauverlesenfantsjuifscachésdanslaVillaJaune.

Or, il faut relever la relationexceptionnellequi se formeentre Josephet lePèrePons.

Entreeux, commeentreMomoetMonsieur IbrahimetMamie‐RoseetOscar,naîtune

réellecomplicité,malgréleurdifférenced’âge.Lesecretpartagédelasynagoguecachée

dans la crypted’une chapelledans laquelle lePèrePons conserveune collection juive

rapprochelecurédeNoé,désireuxdegarderunetraced’unecivilisationquirisquede

se perdre, alors que Joseph se voit comme le fils de Noé, avide de profiter des

connaissancesdesonpère.Attendripar lerapprochement formulépar Joseph, lePère

Pons veut embrasser le garçon, mais n’ose pas, ce que Joseph apprécie. Cela nous

apprendquelecurépréfèredoncgarderunecertainedistanceparrapportàJoseph,une

tropgrandeintimitéentrelesdeuxnuiraitprobablementà leurrelation.Verslafindu

roman,quandlePèrePonspasselanuitaveclesenfantsdanslasynagoguepourqueles

nazisnelestrouventpas,Josephdemandeaucurédepouvoirdormiràcôtédelui,cequi

lui est permis:«Jeme glissai jusqu’à lui et posaima joue contre son épaulemaigre. À

peineeus­jeletempsdedevinersonregardattendriquejem’endormis.»105

VulecaractèredifficiledeJun,Shomintsudoitveillerànepasfairefuirl’adolescenten

essayantdes’approchertroprapidementdelui.Levieuxpossèdepourtantdesqualités

qui impressionnent Jun au point qu’il accepte et recherche même sa présence.

Shomintsuresteparexemplestableencequi concerneses idéeset, commeMonsieur

Ibrahim,ilsembleavoirledondedevinerlespenséesdeJunquial’habitudedenepas

s’en tenir à la vérité:«Je fanfaronnais, à mon habitude; je tentais de dissimuler mes

souffrances sous des fables, de la colère, de l’exagération, du sarcasme.[…] Par mon

avarice de réponses, je crus avoir convaincu Shomintsu alors que ­ j’allais le découvrir

bientôt ­ je l’avais persuadé que je mentais.»106 Le vieillard, en plus de ce don

exceptionnel,faitpreuvedetactenabordantJun,quiadopteuneattitudeplusouverteet

commence même à accepter des commentaires critiques de la part de son maître,

commeledémontreledialoguesuivant:« […]tucrainsdetravaillerparcequetonpère

s’est tuéau travail,ouque le travail l’a tué.Unepartiede toiestimeplusprudentd’être

paresseux;unepartiedetoisouhaitemanquerplutôtqu’entreprendre;unepartiedetoi

essaie de te protéger, de ne pas mourir. […] ­Tu pars? […]J’inspirais et répondis avec

105SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.148106SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.48‐49

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orgueil:­Non.–Tuasraison,Jun.Jevoisungrosentoi.»107Shomintsusecomportedonc

enhommediscretpourgagnerlaconfiancedeJunqui,grâceaucomportementduvieux

maître, arrive àmieux se comprendre lui‐même. Le vieillard connaît parfaitement les

penséesdel’adolescent,maisnes’imposepaspourl’aider.

Au sujet des relations qui se sont nouées entre les jeunes héros et des personnages

adultesquiontcroisé leurchemin,nouspouvonsrelever labienveillanceetsensibilité

dontfontpreuvecesderniers,toutenoffrantauxjeunes,troublésparlavie,unmodèle

destabilitéetdeconstance.

c.Unformateursocialetspirituel

«Onsedemandeparfoissilavieaunsens…etpuisonrencontredesêtresquidonnentun

sensàlavie.»108Nousallonsvoirquecettecitationreflèteàmerveillelesrelationsqui

secréententrelesdifférentscouplesdepersonnagesquenousretrouvonsdansleCycle

de l’Invisible. Il est vrai, les adultes offrent plus aux jeunes qu’une sorte de réconfort

parentaletlesentimentd’êtrevraimentcomprisparquelqu’un.Lesenfantsprofitenten

effet d’une formation plus large, donnant aux élèves certains outils essentiels pour

mieuxvivreleurvie.

Comme nous l’avons vu, c’est seulement après une dure phase de purification que le

MarpasentMilarepaprêtpours’engagerdansl’enseignementbouddhiste.Lemaîtrese

propose de faire du jeune un «bodhisattua», c’est‐à‐dire un être qui a atteint l’état

d’éveil. Concrètement, son enseignement repose surtout sur la méditation, capable

d’éveiller en l’homme des forces insoupçonnées. Ainsi, Milarepa est obligé de passer

onzemoissansbougerdansunetanièredetigresferméederrièreluiparunmur.Ilse

trouve donc dans le noir, à l’exception d’une lampe d’autel remplie d’huile qu’il doit

balancersur latêtepournepasperdre lepeude lumièrequi luireste.Aprèscesonze

moisdesolitude,leMarparejoignelagrotteetcommandeàMilarepadedétruirelemur

qui l’a séparé du monde extérieur. À la demande du maître sur ce qu’il a appris à

107ibid.,p.72108citationdeBrassaïtrouvéesurlesitewww.evene.fr

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Milarepa en l’enfermant dans la tanière pour méditer, le jeune homme répond:

«Qu’avais­je, pendant ces onze mois, retiré de l’enseignement du Grand Lama absent?

J’avaissaisiquerépéterdesformules,c’estrien;seull’effortproduitdesbénéfices.J’avais

saisiquelebiendemandeplusdevolontéquelemal.J’avaissaisiaussiquemoncorpsest

un navire fragile: si je le charge de crimes, il sombre: si je l’allège en pratiquant le

détachement, la générosité, l’oubli de moi, il me mène à port. J’avais enfin saisi

qu’auparavant jen’étaispasunhomme,maisseulementundeux­pattes, faiblementpoilu

et doté d’un langage articulé; l’humanitém’apparaissait au bout de la route. Elle était

loin, une cible. Parviendrais­je jamais à devenir un homme?»109 Il est intéressant de

constater que l’enseignement dont profite Milarepa ne consiste nullement en une

transmission traditionnelle de savoir, mais qu’il est fondé sur la création de

circonstances qui mènent l’élève à se former lui‐même, une approche que l’on

qualifieraitaujourd’huide«moderne».

Contrairement à cette formation bouddhique basée sur la solitude, l’apprentissage de

Momo se fait essentiellement à travers le dialogue et les activités avec Monsieur

Ibrahim. Le vieil épicier élargit en effet le champ de vision de Momo, en lui faisant

découvrir le Paris des touristes et en réalisant des voyages, d’abord enNormandie et

plus tard au Croissant d’or. Le garçon est émerveillé par ce qu’il voit et Monsieur

Ibrahim l’aide à comprendre le fonctionnement du monde par le biais de formules

simples,mais justes:«­C’esttropbeau, ici,MonsieurIbrahim,c’estbeaucouptropbeau.

Cen’estpaspourmoi. Jeneméritepasça.­Labeauté,Momo,elleestpartout.Oùque tu

tourneslesyeux.»110Ainsi,Momoapprendqueluiaussi,ilpeutconnaîtrelebonheur.De

fait,Momopensaittoujoursquelesourireetlebonheurétaientréservésaux«autres»,

quec’était«untrucderiches»111.MonsieurIbrahimdéfaitalorsceschémadepensées,

comme beaucoup d’autres d’ailleurs, en apprenant à Momo qu’il ne faut pas être

heureux pour sourire, mais que «c’est sourire, qui rend heureux»112. D’autres

enseignements importantssontnotamment:«Ceque tudonnes,Momo,c’està toipour

toujours; ceque tugardes, c’est perduà jamais.»113, «Momo,pasde réponse, c’estune

109SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.44110SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit,p.48111ibid.,p.26112ibid.,p.27113ibid.,p.48‐49

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réponse.»114et«Lalenteur,c’estça,lesecretdubonheur.»115 Deplus,MonsieurIbrahim

initielepetitMomoaumondereligieux,entreautresenluifaisantdécouvrirlesoufisme

etenéveillantsacuriositépourleCoran,aupointquelegarçonsuppliesongrandami

de lui enoffrirun.Unautreenseignement fondamental consisteà faire comprendreà

Momoque les choses ne sont pas toujours commeelles semblent être: «l’Arabe» du

coin n’est pas forcément arabe,mais peut très bien êtremusulman, commeMonsieur

Ibrahim, et leur ruen’apasbesoind’êtrebleuepour s’appeler «ruebleue».De façon

générale,nouspouvonsretenirqueMonsieurIbrahimstimulelessensetlaréflexiondu

garçonenmettantendouted’anciensschémasdepenséesetenluiapprenantd’aborder

lavieavecunsourireetendialogueaveclesgensautourdelui.

OnnepeutquedifficilementimaginerunemissionplusdurequecelledeMamie­Rose,

elle accompagne en effet le petit Oscar pendant les dernières semaines de sa vie et

essaie de réagir avec justesse et douceur à toutes les réflexions et pensées qui

préoccupent le garçon à ce stade de son existence. Ensemble, ils constatent que les

humainssontgénéralementhypocritesausujetdelamort:«­Onfaitcommesionvenait

àl’hôpitalquepourguérir.Alorsqu’onyvientaussipourmourir.­Tuasraison,Oscar.Et

je crois qu’on fait la même erreur pour la vie. Nous oublions que la vie est fragile,

éphémère.Nousfaisonstoussemblantd’êtreimmortels.»116

Ellepousseaussilegarçonplusloindanssaréflexionenluiproposantd’avoirconfiance

aulieud’avoirpeurdelamort.Ainsi,elleessaiedetransmettredesidéesàOscarparle

biais d’histoires amusantes, comme celle de la catcheuse irlandaise «PlumPludding»

quiaffirmaittoujoursausujetdelamort:«Moi,désolée,jenemourraipas,jenesuispas

d’accord,jen’aipassigné.»117Lecommentairedecetteattituderendbienl’humourtrès

important dans la relation entreMamie‐Rose etOscar:«Tu vois, elle estmorte quand

même, commetout lemonde,mais l’idéedemourir luiagâché lavie.–Elleétait conne,

PlumPudding,Mamie­Rose. ­ Commeun pâté de campagne.Mais c’est très répandu, le

pâtédecampagne.Trèscourant.»118

114ibid.,p.49115ibid.,p.71116SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.18117ibid.,p.65118ibid.,p.65

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44

Ladamerosearriveégalementàsensibiliserlegarçonmaladeàlacroyancecatholique

qu’au début, Oscar assimile à un «bourrage de crâne et compagnie»119. En visitant la

chapelledel’hôpital,legarçonsesentprochedeJésusmourantsursacroix,etilarriveà

comprendrel’idéedeMamie‐Rosequandelleluidit:«Ilfautdistinguerdeuxpeines,mon

petitOscar, lasouffrancephysiqueet lasouffrancemorale.Lasouffrancephysique,on la

subit.Lasouffrancemorale,onlachoisit.»120

Finalement,elleconvaincOscard’écriredeslettresàDieupendantlesderniersjoursde

savieetdevivrecommesichaquejourcorrespondaitàdixans.Grâceàcetteméthode,

Oscarprofiteencoredesavieetacceptemieuxque lamortestun faitetnonpasune

punition.NouspouvonsaussinousposerlaquestionsiDieun’occupepas,luiaussi,un

rôled’accompagnateurdanscettehistoire.Oscars’adresseeneffetàluidansseslettres

etiltutoiecettealtéritéinconnuedontilsesentenquelquesortedépendant.Commele

luiaconseilléMamie‐Rose,OscarfaitexisterDieuqui,enretour,faitdubienaugarçon

malade.

Les discussions entre le Père Pons et Joseph se concentrent également sur des

questionsdefoi.Legarçon,fasciné,découvrelecultecatholiqueetaimeraityparticiper,

alors que le curé s’intéresse beaucoup au judaïsme. Les deux personnages s’engagent

alors régulièrement dans des discussions sur les liens entre l’identité culturelle d’une

personne et son appartenance religieuse. Quand Joseph manifeste le désir de se

convertiraucatholicisme,lePèrePonsluirépond:«Tuesjuif,Joseph,mêmesituchoisis

mareligion,tuledemeureras.»121Pourdesraisonsdesécurité,lecurédemandeaussià

Joseph de ne pas trop s’intéresser au culte catholique, mais l’enfant interprète cela

commeunrefusinjustifié.Peudetempsaprès,lePèrePonsproposeunpactesecretau

petit Joseph:«Nous allons conclure unmarché, veux­tu? Toi, Joseph, tu feras semblant

d’être chrétien, etmoi je ferai semblantd’être juif.Tu irasà lamesse,au catéchisme, tu

apprendrasl’histoiredeJésusdansleNouveauTestament,tandisquemoi,jeteraconterai

laTorah,laMichna,leTalmud,etnousdessineronsensembleleslettresdel’hébreu.Veux­

119ibid.,p.19120ibid.,p.64121SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.75

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tu?–Topelà!–C’estnotresecret,leplusgranddessecrets.Toietmoipourrionsmourirde

trahircesecret.Juré?–Juré.»122

Ce pacte renforce encore le lien existant entre le Père Pons et le petit Joseph et leur

permetdepasser beaucoupde temps ensemble à discuterdesdifférences entre leurs

deuxreligions,maisaussidesressemblancesévidentes.Josephcomprendaussique«la

solidarité[motive]l’actiondupère,paslaseulegentillesse»123etquelecuréaimeraitque

lesdifférentesconfessionscoexistentdansunespritd’échangeetderespect.Encequi

concerne les souffranceset les injusticesque leshumainsdoiventendurer, surtouten

tempsdeguerre,lePèrePonsdélieDieudetouteresponsabilité:«Ilacrééleshommes

libres. Donc nous souffrons et nous rions indépendamment de nos qualités et de nos

défauts.[…]Dieunesemêlepasdenosaffaires.[…]Jeveuxdire,quoiqu’ilarrive,Dieua

achevé sa tâche. C’est notre tour désormais. Nous avons la charge de nous­mêmes.»124

Finalement, Josephapprendqu’encequi concerne la foi, lavériténe constituepasun

critèrefiable:«Tuaimeraissavoirlaquelledesdeuxreligionsestlavraie.Maisaucunedes

deux!Unereligionn’estnivraienifausse,elleproposeunefaçondevivre.»125

L’enseignement que propose Shomintsu à son disciple Jun repose surtout sur la

spiritualité et la libération de tout ce qui empêche l’homme de se développer de

l’intérieur.Eneffet,Junestrepliésurlui‐mêmetoutenrefoulanttoussesproblèmeset

soucis.Pourl’aider,Shomintsuluiconseilledeseconfronteràsonpassé:«Pourquoine

profites­tupas?Parcequetunepeuxpastenourrirdetoi:tut’escoupédetonâme,posé

surunsolartificiel,unegraineàmêmelebéton.Sansracines,tunecroîtraspas![…]Tu

agonises parceque tuas tout recouvert, tes émotions, tes problèmes, tonhistoire. Tune

saispasquitues,donctuneconstruispasàpartirdetoi.126[…]Toi,situtelecaches,ça

t’empêchedevivre.[…]Cequ’onrefoulepèsepluslourdquecequ’onexplore.»127Ensuite,

levieilhommeordonneà Jundese libérerdesespréjugésetdecommenceràpenser

par lui‐même. Jun sent que son maître a raison de lui reprocher certaines de ses

attitudes,mais il a dumal à accepter les conseils d’autres personnes, il les interprète

122ibid.,p.98‐99123ibid.,p.76124ibid.,p.212125ibid.,p.110126SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.62127ibid.,p.63

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46

souventmal etmet du temps à comprendre vraiment quels changements lui seraient

bénéfiques. En ce qui concerne les conseils de Shomintsu, leur formulation diffère

beaucoup de ceux proposés par Monsieur Ibrahim, l’épicier opte pour des formules

claires et précises alors que le maître de sumo préfère parler en images pour faire

passersesmessages.

Àleurjeuneâge,lescinqhérosbénéficientdoncd’unenseignementpersonnaliséd’une

grandequalité par des personnes à qui l’avenir de leurs jeunes amis tient vraiment à

cœur. La vie amèneMilarepa,Momo, Oscar, Joseph et Jun à réfléchir à des questions

existentielles qui les concernent directement dans leurs situations de vie respectives.

C’estenlesaidantàs’orienterdanslaviequelesformateursbienveillants(re)donnent

unsensàlaviedesjeunes.

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3. L’enfantetl’altérité:l’histoired’unchangement

Le contact avec les formateurs, à travers leur personnalité exceptionnelle et les

échangesqu’ilsentretiennentavec les jeuneshéros,engendreaussiuncertainnombre

de changements dans le quotidien des enfants et adolescents, leurs vies en sont

transformées.

a.Adoptiond’unnouveaumodedevie

AprèsavoirquittéleMarpa,Milareparetourneauvillagepourrevoirsamère,maisn’y

trouvequesesossements.C’estalorsqu’ilréalisevraimentque«rienn’estpermanent,

rien n’est réel.»128Après une longueméditation, il a conscience du fait qu’il faut qu’il

pratiquedavantageledétachement,qu’ildésapprenneàselierauxchoses.Ilpartalors

dans ledésertpourvivreenermitedansunecavernepourméditerensolitude:«Sur

unepetitenattedure,ilcontemplait,lesjambesliéesparunecordedeméditation,etnese

nourrissantplusqued’orties.Soncorpssecreusacommeunsqueletteetpritlacouleurde

l’ortie;même les poils devinrent verts, on aurait dit un cadavre. Il n’avait qu’une vieille

étoffetrouéequiluiceignaitlesreins,sonseulvêtement:ils’étaittellementréduitàrien

qu’onl’appelaitl’hommedecoton.»129Plustard,leseulobjetqu’ilpossède,levasedans

lequelilcuisait lesorties,tombeetsebrise.Latristessequ’ilressentalorsdémontreà

Milarepa qu’il est encore trop attaché aux choses. Il commence alors à composer des

chantsd’amour.Enleschantantsanscesse,Milarepapratiqueledétachementet laisse

derrièreluisonsavoiretsessouvenirs,ilajoutemême:«Enm’exerçantàladouceur,j’ai

oublié la différence entre moi et les autres.»130 À l’âge de quatre‐vingt‐quatre ans,

l’ermitemeurtalors,paisible,enprécisantàsesdisciplesquelasagessedéfinitiveetle

nirvanan’existentpas,qu’ilnes’agitquedes«façon[s]dedire»131.

LarelationavecMonsieurIbrahimapermisàMomodeporterunregardnouveausurle

mondequ’iln’affronteplusavecméfianceetmépris,àl’imagedesonpère.L’épicieraun

grandmérite, comme lepréciseMomo lui‐même: «Grâceà l’interventiondeMonsieur

Ibrahim,lemondedesadultess’étaitfissuré,iln’offraitpaslemêmemuruniformecontre

128SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.49129ibid.,p.52130ibid.,p.62131ibid.,p.62

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lequeljemecognais,unemainsetendaitàtraversunefente.»132Ilchangetotalementde

comportementetseréjouitdeseffets:«C’estl’ivresse.Plusriennemerésiste.Monsieur

Ibrahimm’adonnél’armeabsolue.Jemitraillelemondeentieravecmonsourire.Onneme

traite plus comme un cafard.»133 Heureux des enseignements reçus de la part de

MonsieurIbrahim,ilprofitepleinementduvoyageavecsonami:«C’étaitincroyablede

découvrir comme l’univers devenait intéressant sitôt qu’on voyageait avec Monsieur

Ibrahim.»134

Sans Mamie‐Rose, les derniers douze jours de la vie d’Oscar se dérouleraient

probablementdansuneatmosphèreplutôtmorose.Or,ladamerosetrouvelemoyende

permettreàOscarde«goûter»,pourainsidire,àtouslesâgesdelavie.Oscarn’aplus

de chancesde guérir, lepetit garçon le sait et il lui arrived’avoir envie«d’embêter la

terreentière»135.Or,àquelquesjoursdesondécès, ilcommenceàréalisercequecela

signifievraiment:«Jenem’étaispasrenducompte,avant,combienj’avaisbesoind’aide.

Jenem’étaispasrenducompte,avant,combienj’étaisvraimentmalade.Àl’idéedeneplus

voirMamie­Rose,jecomprenaistoutçaetvoilàqueçamecoulaitenlarmesquibrûlaient

mes joues.»136Oscar accepte alors le pacte proposépar son amie: elle viendra le voir

tous les jours et lui, selon lemodèle de la légende des «douze jours divinatoires»137,

devra vivre ce temps comme si chacundes jours comptait pour dix ans, et écrire des

lettresàDieu.Ainsi,Oscarrevitsonpasséenunejournéeetaprès,ilfaitl’expériencedes

différentsstadesdelaviedontilnepourraprofiterdanssavieréelle.Ilfaitl’expérience

desjoiesetdestourmentsdel’adolescence,ilsemarieetdiscuteavecsafemmePeggy

Bluede leurplanification familiale, il vit les troublesde crisede laquarantaine, en se

séparantdePeggyBluepouruneautre fille.À cinquanteans,Oscar se réconcilieavec

sonépouseetprofitepleinementdelavieenfamille.Aprèsunefuguefatigantecomme

passager clandestin dans le coffre de la voiture deMamie‐Rose, Oscar ne se sent pas

vraimentenforme,ilaalorsentresoixante‐dixetquatre‐vingtsans.Aveclavieillesse,le

garçon remarque que ses préoccupations changent: ils s’intéresse dorénavant aux

questionsessentiellesdelavieetdécouvreenlui‐mêmeunecertainespiritualité.Lafin

132SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.21133ibid.,p.28134ibid.,p.68135SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.28136ibid.,p.36137ibid.,p.38

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delavien’estsûrementpasfacilepourOscar,maisMamie‐Roseasudonnerunsensà

ces jours, à transformer, pour ainsi dire, le désespoir en activité et la tristesse en

réflexion.

Demême, il serait faux d’affirmer que, depuis la rencontre avec le Père Pons, Joseph

mèneunevieheureuse.Eneffet,lacrainted’êtrereconnucommegarçonjuifainsiquele

faitd’êtreséparédesesparents,sansavoirdenouvellesd’eux,rendentlaviedeJoseph

trèsdifficile:«[…]depuismonarrivéeaupensionnat,jeredoutaischaquenuit.Dansmon

lit de fer, aumilieu des draps froids, sous l’imposant plafonddenotre dortoir, contre ce

matelas si étroitquemesosheurtaient les ressortsmétalliquesdu sommier,alorsque je

partageais la salle avec trente camarades et un surveillant, jeme sentais plus seul que

jamais.J’appréhendaisdem’endormir, jem’enempêchaismême,etpendantcesmoments

de lutte, ma compagnie ne me plaisait pas. Pire, elle me dégoûtait.»138 De plus, cette

situationluiôtelecontrôledesavessie,cequifâchebeaucoupJosephquiexigetoujours

delui‐mêmeunegrandeforcedecaractère.Aprèslafindelaguerre,lespensionnaires

doiventdéfilertouslesdimanches,pourêtrereconnuspardesmembresdelafamilleou

accueillispard’autresgensdésireuxd’adopterunenfant.Oscarsupportetrèsmalcette

activité: «Pendant l’attente, on ne sait pas si l’on vit un délice ou un supplice ; on se

prépareàunsautdontonignorelaréception.Peut­êtreva­t­onmourir?Peut­êtreva­t­on

êtreapplaudi?[…]Touslesdimanches,mesespoirsmouraientsurcettephrase.[…]Demi­

tour.Dixpaspourdisparaître.Dixpaspourrentrerdansladouleur.Dixpaspourredevenir

orphelin.[…]Lescôtesm’écrasaientlecœur.»139

Finalement,Josephauraitpeut‐êtrepréférécontinueràvivreensituationdeguerrequ’il

considèrelui‐mêmerétrospectivementcomme«letempsdel’espoiretdesillusions»140.

Or,ilfautnoterquelaprésenceetl’amitiéduPèrePonsaidentbeaucoupJoseph,d’abord

àsurvivre,maisaussiàgéreraumieuxlasituationdonnée.Lemystèreautourducuré

tient Joseph occupé et sa curiosité lui permet plus tard de découvrir un monde

insoupçonnéetrichecommel’archedeNoé.

138SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.86‐87139ibid.,p.11‐12140ibid.,p.13

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Déconnectédesespropressentiments,Junréagitgénéralementdefaçonagressive,pour

signaler son refusou sa révolte.Or, il est intéressantde constaterquepar rapportau

vieuxShomintsu,lecorpsdel’adolescentréagitindépendammentdesavolonté.Ainsi,il

necontrôleplussalangue:«maboucheavaitbavardétouteseule…quem’arrivait­il?»141

Demême,alorsqueJunarefusélapremièreinvitationaumatchdesumoendéchirantle

ticketproposéetenhurlant:«Non,jen’iraipasvoirtonmatchdesumo.[…]Non,grand­

père, tunem’achèteraspas»142,soncorpsacceptevolontiers ledeuxièmeticketque le

vieilhommeluitendquelquetempsplustard:«Pouruneraisonquej’ignoreencore, je

ramassai le ticket et l’enfouis dansma poche.»143 C’est donc inconsciemment que Jun

prend des choix qui le mèneront à une vie plus heureuse débutant d’ailleurs par ce

matchauquelShomintsudésiretellement l’inviter:«[…]mespieds, lesquelss’avéraient

plusfutésquemoi,meconduisaientd’eux­mêmes, lesamedisoir,aumatchdesumo.»144.

CettesoiréeconstituealorsunvéritablemomentclédanslaviedeJunquicommenceà

s’ouvriraumonde,commeledémontrelepassagesuivant:«Àcettecompétition,j’étais

entréhostile;j’ensortisconquis.Alorsquej’avaiscommencéàregarderavecmespropres

yeux, au cours de la soirée, j’empruntai les yeux des autres, ce qui bouleversa le

spectacle.»145Cetteexpériencedéclencheaussison intérêtpourcesportet il s’engage

surlavoiedel’athlétisme,cequiferadubienàsoncorpscommeàsonesprit.Aussiest‐

ilparticulièrement impressionnépar le jeudescontrastesentre lepoidsduchampion

Ashoryuetladélicatessedesesgestes.Nouspouvonssupposerquecettecompatibilité

insoupçonnée lui donne l’espoir de savoir, un jour, concilier les contrastes, la dualité

qu’ilsentàl’intérieurdelui‐même.

Dans cette partie de notre analyse, nous avons pu constater qu’un changement

important se fait dans la vie de nos jeunes héros, à la suite de l’influence de leur

formateur. Leurs vieilles habitudes se trouvent bouleversées, ce qui permettra

d’atteindreunnouveléquilibre.

141SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.17142ibid.,p.20143ibid.,p.30144ibid.,p.39‐40145ibid.,p.43

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b.Clarificationdesrelationsfamilialesetrenouementaveclepassé

LahainesansbornesqueSvastikaressentàl‘égarddesonneveuMilarepanes’affaiblit

nullementaucoursdesavie.Eneffet,lesderniersmoisdelaviedel’onclesontrégispar

l’angoisse de mourir, étant donné que la mort lui enlèvera toutes ses richesses. À

l’angoisses’ajouteunegrandejalousiemêléedehaineenverssonneveuquiafinalement

réussiàtrouversonbonheurdansledétachementparrapportauxchosesmatérielles,la

méditation et l’encadrement de ses disciples. Or, Milarepa aurait été ouvert à une

réconciliation.Defait,aprèssaformationauprèsduMarpa,lescheminsdeMilarepaet

desononclesesontcroisésàunmomentoùlejeunehomme,entantqu’ermite,passait

danslesvillagespourdemanderdesaumônesenéchangedeprières.Celaaeul’effetde

ranimer lahainedeSvastika,aupointque toutes les tentativesderéconciliationde la

part de son neveu devenaient vaines. Et peu de temps plus tard, une proposition

généreusedeMilarepaportantsurunéchangeentreunchampetunpeudenourriturea

rendu définitivement fou de rage Svastika qui hurlera de haine en mourant. De leur

vivant,leneveuetlefilsn’aboutirontdoncplusàuneréconciliationmutuelle.Or,après

lemortdeSvastika,safemmerejointsonneveudansunegrotteenluidemandantson

aide: «Milarepa, je suis pleine de remords. Ton oncle est mort dans des souffrances

atroces. J’ai compris que nous avions toute notre vie emprunté lamauvaise voie. […] Je

croisquej’aibesoindetoi.»146Malgrélescontestationsdesasœur,quis’estrapprochée

de Milarepa et lui rappelle tous les maux dont le couple était responsable, Milarepa

accepte lesexcusesdesa tantequichangeraàsontoursonmodedeviepourdevenir

ermite.Milarepareprenddonccontactavecsasœuret sa tante,et ilvamême jusqu’à

soulignerlelienquasifamilialquilerelieàtousleshumains:«LepetitMilarepaestloin,

bienloinderrière,dansunpassédechairetdesangquinemeconcerneplus.Jen’aiplusde

familleparlesperme,jen’aidefamillequel’humanité.»147

SonpèreétaitpourMomocommeunreprésentantnégatifd’unealtéritéqu’iln’arrivait

pas à saisir. En effet, cet homme semblait «fonctionner» autrement que les gens

«normaux»: les conseils et trucs qu’a confiésMonsieur Ibrahim àMomo se révèlent

impuissantsparrapportaupèredeMomo.Àcesujet,ilestintéressantdenoterquela

disparitiondecedernierencourage legarçonàaffronter l’idéedesonfrèrePopolque

146SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.56147ibid.,p.58

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son père adorait tant:«Maintenant que mon père n’est pas là, j’aurais bien aimé le

connaître, Popol. Sûr que je le supporteraismieux puisqu’on neme l’enverrait plus à la

figure comme l’antithèse de ma nullité.»148 De plus, lorsque le suicide de son père

bouscule laviedupetitMomo,Monsieur Ibrahimse comporteen figurepaternelleen

allantreconnaîtrelecorpsdupèreetenaidantMomoàgérerlessentimentsquecette

perteprovoqueen lui, en l’occurrence la colèremêléededéception:«Unpèrequime

pourritlavie,quim’abandonneetquisesuicide,c’estunsacrécapitaldeconfiancepourla

vie.Et,enplus,ilnefautpasquejeluienveuille?»149 MonsieurIbrahimluiexpliquealors

quelesortdesonpère,dontlesparentsavaientétédéportésparlesnazisetsontmorts

dansuncamp,n’étaitpasfacilenonplusetquel’hommen’avaitpaslaforcedes’occuper

mieux de son fils. Le vieil épicier aide donc Momo à comprendre la situation et à

maintenir une certaine sérénité par rapport aux événements. Quant à la maman de

Momo,elleréapparaîtaussidanslaviedugarçonaprèsledécèsdesonpapa.Or,Momo

faitsemblantdenepasêtrelefilsrecherché,Moïse.Biensûr,ladameserendcomptede

cemensonge,mais elle joue le jeu et arrive ainsi à rétablir une relation avec son fils.

C’est aussi par elle que le garçon apprend finalement que Popol était un personnage

imaginépar sonpère.Vers la finde l’histoire,Monsieur Ibrahimadopteofficiellement

Momoquiparledu«fameuxpapierquidéclaraitquej’étaisdésormaislefilsdeceluique

j’avaischoisi»150.Legarçonestheureuxdesesavoiraccompagnédeloinparsamèreet

depouvoirprofiterdutempsavecMonsieurIbrahimqu’ilappelle«papa»:«Quand je

disais «papa» à Monsieur Ibrahim, j’avais le cœur qui riait, je me regonflais, l’avenir

scintillait.»151

MêmesiOscarprétendhaïrsamèreetsonpère,lelecteurcomprendqu’ils’agitlàd’une

réaction dictée par la déception et la tristesse par rapport à ses parents qui ne se

comportentpluscommeavant,quandOscarétaitencoreenbonnesanté.Ilressentalors

souventlebesoindesevenger,deleurfairedelapeine:«Jesentaisqu’ilsvoulaientme

diredeschosesetqu’ilsn’yarrivaientpas.C’étaitbondelesvoirsouffrir,àleurtour.»152

Lefaitdeserendrecomptequesesparentssouffrentàcausedeluiaideprobablement

Oscaràs’assurerqu’ilexistetoujoursdespointscommunsentreluietsesparentsqui,148SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.52149ibid.,p.55‐56150ibid.,p.63151ibid.,p.63‐64152SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.50

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sans le vouloir, ontpris leursdistancespar rapport à lui.Oscarestdonc tiraillé entre

l’enviederendrelavieencoreplusdifficileàsesparentsetcelled’êtreconsoléetaimé

parlessiens.Lanostalgiedesonenfanceheureuseestparticulièrementvisibledansla

réactionsuivante,quandsamèreditàOscarqu’elle l’aimetellement:«J’avaisenviede

résistermaisauderniermoment je l’ai laissée faire, çamerappelait le tempsd’avant, le

tempsdesgros câlins tout simples, le tempsoùellen’avaitpasun tonangoissépourme

direqu’ellem’aimait.»153Àlafindel’histoire,legarçons’estréconciliéavecsesparents

et tous les quatre, Oscar, ses parents et Mamie‐Rose, fêtent ensemble Noël. Cela est

essentiellement le mérite de la dame rose qui, tout en respectant les sentiments du

garçon,luifaitcomprendrequemalgrésonétatdesanté,iln’apasledroitd’êtreinjuste

enverslesautres:«C’estvrai.Tupassesdevant.Cependantest­ceque,sousprétexteque

tu passes devant, tu as tous les droits? Et le droit d’oublier les autres?»154 Le fait de

responsabiliserOscaraulieudelepréserverdetoutecritiqueaidesansdoutelegarçon

àsesentir«normal»,cequilesoulageunpeu.Ladameroseessaieaussiderétablirle

lienentreOscaretsesparents,en luiexpliquantpourquoisonpèreetsamèreontdu

malàaccepterlamaladieetlamortprochainedeleurfils.C’estainsiquelegarçonest

capabledefaireunpasdécisifverslaréconciliation,enprononçantlaphrasesuivante:

«Excusez­moi,j’avaisoubliéque,vousaussi,unjour,vousalliezmourir»155etilcontinue,

étonné de la réaction de ses parents à son excuse:«Je ne sais pas ce que ça leur a

débloqué, cette phrase, mais après, je les ai retrouvés comme avant et on a passé une

super­soiréedeNoël.»156

Durantlesannéesdeguerre,lepetitJosephest,commeOscar,trèsdéçudesesparents

quin’ontpassuluifaireéviterlesdangersliésàsonappartenancereligieuse.Sacolère

estdirigéeessentiellement contre sonpèrequ’il reconnaîtd’ailleursun jourdepuis le

hautdumurquientourelaVillaJaune.Sonpèretravaillealorscommepaysanetpasse

entracteuràcôtédel’internat.Curieusement,Josephneveutpasquesonpèrelevoieet

secache,uneréactionqu’ilregretteraencorelongtemps:«Monpèrequejerefusais,mon

père que je souhaitais loin, absent ou mort… Cette méprise volontaire, réaction

monstrueuse,j’aibeaulajustifierparmafragilitéetmapaniquedel’époque,elledemeure

153ibid.,p.51154ibid.,p.84155ibid.,p.84156ibid.,p.85

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l’acte dont je garderai la honte – intacte, chaude, brûlante – jusqu’à mon dernier

souffle.»157Après laguerre, larelationentreJosephetsesparentsestdifficile, l’enfant

préféreraitresteraveclePèrePons.Plustard,àBruxelles,lesdiscussionsavecsonami

luimanquentetilrefusedefairesabar­mitsvaenexprimantsondésirdeseconvertirau

catholicisme.Ils’enfuitalorsetchercherefugechezlePèrePons.Or,cedernierexigede

lapartdeJosephderetournerchezsafamilleetdefairesabar­mitsva,parrespectpour

ses parents et les atrocités que les Juifs venaient d’endurer. En agissant ainsi, le curé

encourage le détachement de Joseph par rapport à sa propre personne et favorise le

renouementdes liens familiaux.Lepassagesuivant,undesplusémouvantsduroman,

illustrebien cette idéededétachement: «­Tonpère t’aime, Joseph. Il t’aimemal, peut­

être,oud’unefaçonquineteplaîtpas,peut­être,etpourtantilt’aimecommeiln’aimera

jamaispersonned’autreetcommepersonnenet’aimerajamais.­Mêmepasvous?­Joseph,

je t’aime autant qu’un autre enfant, peut­être un peu plus. Mais ce n’est pas le même

amour. ­Au soulagement que je ressentis, je compris que c’était cette phrase que j’étais

venu chercher. ­Libère­toi de moi, Joseph. J’ai fini ma tâche. Nous pouvons être amis

maintenant.»158

Afin de pouvoir oublier le suicide de son père et se protéger du comportement

incompréhensibledesamère,Junabrisélesliensavecsafamilleetoptépourunevie

solitaire dans les rues de Tokyo. Or, la fréquentation et l’enseignement du maître

Shomintsu déclenche une prise de conscience inattendue chez l’adolescent. En effet,

dansunjardinzen,Junméditeetrevitlesderniersinstantsdelaviedesonpèreavant

defairel’expérienced’unéclatementintérieurlefaisantsortirdesoncorpsetreprendre

contactaveclevideetlesforcesuniverselles.Unpeuplustard,Shomintsurévèleàson

élèvequ’ilexisteunlienfamilialentreeux:Shomintsuestl’oncledelamèredeJun,donc

legrand‐oncledujeunesumo.Levieilhommeexpliquealorsàl’adolescentquesamère

est atteinted’unemaladie rare et incurable à ce jour, le syndromedeWilliams,qui la

rend tellement aimable, voire trop aimable, et optimiste. Le dialogue suivant fait

ressentirlesoulagementdeJunenréalisantlasituation:«­Alors,c’estnormalqu’ellene

soit pas normale? ­Voilà. ­Donc moi je suis normal de trouver ça anormal? ­Voilà.

­Finalement, il est normalqu’elle ait une conduiteanormale, et normalquemoi jene le

157SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.129158ibid.,p.178‐179

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55

supportepas?­Voilà.­Donc,quoiqueanormauxtouslesdeuxàcausedelasituation,nous

sommes normaux tous les deux. ­Oui, Jun. Vos difficultés avaient un sens. ­Quel

soulagement! Si elle étaitgentilleavec lemoindre inconnu, cen’estpasparcequ’ellene

m’aimepas?­Ellet’aime,sansconteste,plusquen’importequiaumonde.Nem’a­t­ellepas

demandédeveillersur toi?C’enest lapreuve,non? ­Si! J’éclataiderire. ­Shomintsu: je

pèsequatre­vingt­quinzekilosmaisjenemesuisjamaissentisiléger!»159Legrand‐oncle

remercieaussiJundeluiavoirpermisderenouerlui‐mêmecontactavecsafamilleetils

décidentd’allervoirtouslesdeuxlamèredeJun.LibérédecessoucisquibloquaientJun

durant toute sa vie, le jeune homme est dorénavant prêt à prendre ses propres

décisions, à vivrevraiment savie.Eneffet, ladernièrephrasedu livre témoignede la

volontédeJundefonderunefamilleavecunejeunefemme,Reiko,quandilluidit:«Je

voislagrosseentoi.»160

Enconclusion,nouspouvonsretenirquelesjeuneshérosontété,d’unefaçonoud’une

autre,retenusoubloquésdansleurdéveloppementpersonnelpardesdifficultésliéesà

leur famille.Les formateursrespectifs«débloquent»alorscettesituationconflictuelle

enproposantleurappui,maisaussienservantde«traducteur»,d’intermédiaireentre

lesparentsetl’enfant,cequimèneàunsoulagementconsidérablechezlesjeunesquise

sententalorsprêtsàaffronterleurproprevie,avecplusdelégèreté.

c.Changementdelavisiondumonde

L’enseignementetlabienveillancedesformateursportentleursfruits:lequotidiendes

jeunes devient plus intéressant et stimulant, et, grâce à leur aide, des difficultés

familiales sont désenvenimées. De surcroît, le contact avec ces personnes plus âgées

incitelesjeunesàréfléchirsurleurexistenceetlavieengénéral,cequiaunimpactnon

négligeablesurleurvisiondumonde.

Le détachement des valeurs terrestres constitue le principe de la nouvelle vie de

Milarepa. En ascète, il emplit son temps à méditer, chanter et enseigner ses

159SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.100160ibid.,p.102

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connaissancesàsesdisciples.Lapermanenceest l’undeses thèmesdeprédilection, il

affirme effet à ce propos que «Rien n’est permanent, rien n’est réel»161 et «Rien n’est

permanentencemonde;toutestfrappéd’éphémère.»162Lavieluiaapprisàs’affranchir

dupoidsdesvaleursmatérielles,eneffet,selonlui,«Riennepèsepluslorsqu’onsaitque

toutn’estqu’illusion.»163

Grâceàl’aidedeMonsieurIbrahim,s’opèreunchangementradicalduregardqueMomo

porte sur les hommes et les choses. Il le remarque d’ailleurs lui‐même en affirmant:

«AprèsmonretourdeNormandie,lorsquejesuisentrédansl’appartementnoiretvide,je

nemesentaispasdifférent,non,jetrouvaisquelemondepouvaitêtredifférent.»164Àpart

les «outils» très utiles dans la vie quotidienne et dans les rapports avec les gens, à

savoirlesbienfaitsdelalenteur,larecherchedelabeautéetlamagiedusourire,Momo

aintégrédanssaviedesidéesd’ordrespirituel.Toutd’abord,ilaréussiàsupprimerde

sa têtedes schémasdepensée etdes idées reçuesqui l’ont empêchédevoir les liens

entredifférentesculturesetreligions:«AvecMonsieurIbrahim,jemerendaiscompteque

les juifs, lesmusulmansetmême les chrétiens, ilsavaienteupleindegrandshommesen

commun avant de se taper sur la gueule.»165 Ensuite, Momo comprend en imitant le

«tekké»desderviches,que ladansepeutêtreunmoyend’êtreencontactétroitavec

sonespritetsessentiments.Ils’agitd’unesortedeprièrequiluipermetd’ailleursdese

libérerdesahaineenverssonpère.Defaçongénérale,Momoacomprisqu’ilpeutfaire

confianceà lui‐même,à soncorpset à ses sentiments, et il adésormais le couragede

prendresespropresdécisions.Ilcommenceparexempleàvendrelesnombreuxlivres

de son père, en se libérant ainsi d’un certain poids: «À chaque fois que je vendais un

livre,jemesentaispluslibre.»166

En quelques jours, le petit Oscar a atteint un niveau de maturité enviable. Il ne se

révoltepluscontresonsort,aucontraire,ilaréussiàtransformersapeurdemouriren

unegratitudeparrapportà laviequ’ilapumenerjusqu’àcejour.Iladécouvert,avec

l’aidedeMamie‐Rose,qu’ilestvaindevouloirtrouverdesexplicationsàtoutparceque

161SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.49162ibid.,p.59163ibid.,p.60‐61164SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.50‐51165ibid.,p.50166ibid.,p.51

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57

«iln’yapasdesolutionàlaviesinonvivre»167.Entrequatre‐vingtsetcentans,c’est‐à‐

dire le dixième jour de son« projet» avec la dame rose, Oscar redécouvre même le

mondeenréalisantqueDieuestun«mecinfatigable»168etqu’ilfautregarder«chaque

jour comme si c’était le premier»169, en adoptant donc une attitude ouverte aux

émerveillements que nous réserve la vie. Oscar vit même une sorte de révélation, le

passage suivant en témoigne: «Je me trouvais vivant. Je frissonnais de pure joie. Le

bonheur d’exister. J’étais émerveillé. Merci Dieu d’avoir fait ça pour moi. J’avais

l’impression que tume prenais par lamain et que tum’emmenais au cœur dumystère

contemplerlemystère.Merci.»170Àsonjeuneâge,Oscarestdéjàcapabledeprendredu

reculparrapportàsavieetlavieengénéraletilessaiedepartagersesimpressionset

ses expériences avec ses proches, afin qu’eux, qui continueront à vivre, puissent en

profiter:«J’aiessayéd’expliqueràmesparentsquelavie,c’étaitundrôledecadeau.Au

départ,on lesurestime,cecadeau:oncroitavoirreçu lavieéternelle.Après,on lesous­

estime,onletrouvepourri, tropcourt,onseraitpresqueprêtà le jeter.Enfin,onserend

comptequecen’étaitpasuncadeau,maisjusteunprêt.Alorsonessaiedelemériter.Moi

quiaicentans,jesaisdequoijeparle.Plusonvieillit,plusfautfairepreuvedegoûtpour

apprécierlavie.Ondoitêtreraffiné,artiste.»171Enmourantpeuaprès,Oscarestdoncen

paixaveclemonde,sesparentsetmêmesonmédecinqu’ilréconforteetsoulageenle

libérantdetouteresponsabilitéouculpabilité.

Comme Oscar, Joseph découvre en lui‐même une force insoupçonnée durant une

période très dure de sa vie. En effet, il affirme: «Avec le père Pons autant qu’avec

Rudy172, j’avais tendance à me montrer protecteur. Je les aimais tellement que, pour

empêcher leur inquiétude, j’affichais un optimisme inébranlable et rassurant. »173 C’est

cetteattitudequ’ilmaintiendraaussiaprèslaguerrequandilseproposedepoursuivre

la mission que le Père Pons s’est donnée, à savoir de préserver la mémoire de

civilisationsmenacées,encréantlescollectionscorrespondantes.Commel’auraitfaitle

filsdeNoé,Josephs’efforcederéaliserlesouhaitlepluscherduPèrePons,àsavoirde

167SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.91168ibid.,p.95169ibid.,p.95170ibid.,p.96171ibid.,p.97172RudyestunélèvejuifplusâgéàquilePèrePonsademandédes’occuperdeJoseph.173SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.130

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ne laisser anéantir aucune civilisation. Le garçon défend de tout cœur une approche

pacifiste des conflits, contrairement à Rudy, son copain de la Villa Jaune, qui vit

désormaisenIsraël.Josephs’yrendàlafinduromanetramasseunekippaetunfoulard

palestinienperduesdanslarue,…pourcommencerunecollection.

Le sumoaégalement sudonneruneorientationdifférenteà laviede Jun. Eneffet, le

pessimismeet lahaineenvers lemonde sont impuissantspar rapport à la fascination

que lui inspire un match de sumo:«Au fur et à mesure que chaque lutteur tentait

d’éjecter son adversaire du cercle du jeu, je luttais, moi, contre mes préjugés, puis les

éjectaisunparun.Non,jenepouvaispasmépriserdesindividusquidévouentleurvieau

combat,quisculptentleurcorps,quiprouventautantd’ingéniositéquedeforce.»174Son

attitudehostileparrapportàlavieetauxgensestdoncbrisée,cequiouvrelavoieàun

développementpersonnel considérable. Il apprendpeuàpeuàmaîtriser soncorpset

sesidées,devientune«étoilemontantedusumo»175etdéveloppeuneenviedevivre.Sa

volonté est dorénavant «replacée au pilotage du navire»176, il est plus ouvert face au

mondeetsesentenpaixavecsonpasséetsonexistenceactuelle.Or,cecheminement

n’a pas été facile, comme en témoigne le passage suivant: «Tant de démentis en une

année!Tantdeconvictionsquis’écroulaient!Mesrepèresglissaient,jemarchaisdansun

cimetière d’idéesmortes, parmi les tombes demes anciennes croyances, ne sachant plus

quoipenser.»177Assurédesapropreforceetdesavaleurentantqu’homme,ilaffronte

sanouvelleviecommeépouxetpèredefamille.

L’aperçu que nous venons de fournir concernant l’impact de l’altérité sur les jeunes

hérosduCycledel’Invisiblenepourraégalerleplaisiretlefoisonnementd’impressions

etd’idéesqueprocurelalecturedesœuvresdansleurintégralité.Or,nouspouvonsen

retenir leconstatque le faitd’êtreconfrontéàdessituations inhabituellesetdifficiles,

ainsiquelecontactintenseavecunepersonneaprioritrèsdifférented’eux,aamenéles

enfantsàserepositionnerdansunmondedanslequelilssesontsentiscommedesêtres

écartésdelanormalité,étrangers,voireétranges.

174SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.44175ibid.,p.93176ibid.,p.72177ibid.,p.5

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Il convient pourtant de noter que les enfants ne sont pas les seuls à profiter de cette

relation, la réciprocité dans cet échange est évidente. Les «vieux» font profiter les

«jeunes»deleurexpérienceetlesguidentdansleurdéveloppement,ilestvrai,maisce

qu’ilsreçoiventenretournepeutêtrenégligé.LeMarpas’attachebeaucoupàMilarepa

qu’ilconsidèrecommesonfilsetdontlatransformationl’émeut.Mamie­Roseestaussi

reconnaissante à Oscar d’avoir pu faire sa connaissance, sa lettre à Dieu qui clôt

l’histoire le confirme, en voici un extrait:«Grâce à lui, j’étais drôle, j’inventais des

légendes, jem’yconnaissaismêmeencatch.Grâceà lui, j’airiet j’aiconnula joie. Ilm’a

aidé[sic]àcroireentoi.Jesuispleined’amour,çamebrûle,ilm’enatantdonnéquej’enai

pourtouteslesannéesàvenir.»178LePèrePons,àsontour,aprofitédesarelationavec

Joseph qui était pour lui un conseiller, un confident et un ami avec qui il pouvait

partager sagrandepassionet àqui il apu la transmettre, commeàun fils.Demême,

nousavonsconstatéqu’à l’aidedesongrand‐oncleShomintsu, Junaréussiàrenouer

lesliensavecsafamille,maislecontraireestvraiaussi,etlevieillardenesttrèscontent.

Finalement,Monsieur Ibrahim a trouvé en Momo un élève, un accompagnateur, un

compliceetunamiàquiilaputransmettresonhéritage,danstouslessensduterme.

Eric‐Emmanuel Schmitt affirme lui‐même à ce propos: «C’est une rencontre

providentielle.ProvidentiellepourMomocommepourMonsieurIbrahim,car jecroisque

l’adolescentapporteautantàl’épicierquecelui­ciluidonne.»179

178SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.97179 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane, Eric­EmmanuelSchmitt,MonsieurIbrahimetlesFleursduCoran,op.cit.,p.104

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III. L’élèvefaceàl’altéritédanslesœuvresenquestion

Depuisplusieursannéesdéjà,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoranainsiqueOscaret

ladamerosefigurentparmilesœuvreslittérairesrecommandéescommelecturecursive

dans l’enseignement secondaire luxembourgeois. Ces deux récits présentent des

avantagesindéniablesdansl’optiqued’uneanalyseenclasse:ilsnesontpastrèslongs,

le vocabulaire ainsi que les formulations ne posent généralement pas beaucoup de

problèmesauxélèvesetenmêmetemps,auniveaudu«contenu»,cestextessonttrès

riches et seprêtentbienàdesdiscussions animéesen classe.Eneffet, les élèves sont

généralementtouchésparlesthèmesabordésetsesententenquelquesorteconcernés

par lesquestionnementsquis’imposentauxpersonnages.Devantuntelsuccèsauprès

desenseignantsquichoisissentcesœuvrespourleursélèves,ilfautseposerlaquestion

pourquelpublicEric‐EmmanuelSchmittécritets’ilsevoitlui‐mêmecommeunauteur

de«littératuredejeunesse».Àcesujet,l’écrivainexplique:«Jen’aipasd’imageprécise

devantmoilorsquej’écrismaisilestbiencertainqu’ilyaquelqu’un,unesorted’êtresans

visage, mouvant, qui change d’âge et de sexe en quelques secondes, quelqu’un à qui je

m’adresseetquejeveuxintéresser,passionner,amuser,surprendre.[…]Maissincèrement,

cen’estqu’unefoislelivrepubliéquejedécouvrevéritablementquelsensontleslecteurs.

Avecdessurprisesparfois…Ainsi,alorsquejesuisunadultequiécritpourlesadultes,j’ai

apprisquelesadolescentspuislesenfantsmelisaient.Mesplusjeuneslecteursontneuf,dix

ans,désormais.»180

180 idée issued’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence,Eric­Emmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83

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Apriori, lesœuvres formant leCyclede l’Invisiblen’ontdoncpasétéconçuespourdes

enfants ou adolescents. Est‐il recommandable, voire responsable, de proposer ou

d’imposer ces lectures à nos élèves, en sachant que les thèmes abordés ne sont

nullement anodins? Quels sont les bienfaits auxquels ont peut s’attendre et quels en

sont les«dangers»?La troisièmepartiedece travail seradoncconsacréeà lavaleur

pédagogique de ces cinq œuvres d’Eric‐Emmanuel Schmitt ainsi qu’à des remarques

d’ordredidactique.

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1. Desœuvresdeformation?

Dans le cadreduprésent travail, il est intéressantdepositionner lesœuvresdenotre

corpus par rapport au genre littéraire qu’on nomme généralement «roman de

formation»ou«romand’apprentissage»etquiaconnusonpointculminantenEurope

au XIXe siècle. Il s’agit de romans qui présentent le développement d’un jeune

personnageadolescentjusqu’àl’âgeadulte.Lorsqu’ils’agitderécits,onparlede«récits

d’initiation» ou de «récits initiatiques». Le Dictionnaire du Littéraire en propose la

définition suivante: «Le récit initiatique (àunart, un savoir ouunmystère) comprend

deuxcatégoriesde textesquipeuvent,danscertainscas, se rejoindre: lesuns suivent les

étapesdelaformationd’unpersonnage,lesautresracontentunehistoirequiestdestinéeà

laformationdulecteur.[…]leprincipedel’initiationestliéauxpratiquessocialesd’accèsà

l’âgeadulteetd’entréedansdesgroupesrestreints.»181

Danslecontextedecetravail,ilnecorrespondpasànotreobjectifdeprésenterdefaçon

détailléedansquellemesurelesœuvresformantleCycledel’Invisiblecorrespondentou

non aux schémas traditionnels du genre en question. Nous renvoyons à cet effet au

mémoiretrèscompletdeFrancescaManganoquiaanalysédanscetteoptiqueMonsieur

Ibrahimet les fleurs duCoran,Oscar et la dame rose etL’enfant deNoé.182D’après ses

recherches, les étapes fondamentales d’un roman d’apprentissage sont une situation

initialeassezcalme,unephaseoù le jeunehérosestconfrontéàunesituationdifficile

queluiimposelavie,unmûrissementquis’accompagned’unemétamorphoseinterneet

une fin généralement heureuse, situation finale où le héros assume lui‐même des

responsabilités.Trèssouvent,leshéross’engagentaussisurdesvoyagesinitiatiquesqui

leur permettent de découvrir réellement le monde et les humains. Les parents des

jeuneshérosnejouentpasunrôleimportantdanslesromansourécitsd’initiation,par

contre,untuteursechargedel’encadrementdujeune.Àcepropos,ilestintéressantde

citerFlorenceBancaud‐Maënen, grande spécialistedes romansde formationauXVIIIe

siècle en Europe:«Dans le parcours personnel du héros, jalonné d’embûches et de

désillusions, le rôle des rencontres est essentiel, et la plus centrale de ces rencontres est

sansdoutecellequi,audétourd’unhasardfortuit,metleprotagonisteenrapportavecun

181ARON,Paul,LeDictionnaireduLittéraire,Paris,PressesUniversitairesdeFrance,2002,p.506182MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,Analysede:MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,Oscaretladamerose,L’enfantdeNoé,EditionsBénévent,Nice,2007

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maîtreàpenserquiincarnelavoixdelaraison,delavertuetdelasagesse.Danstousces

romans, le rôledumentor estd’abordun rôleprotecteur: il supplée souvent lesparents

disparus, absents ou démissionnaires et maintient le ou la protagoniste dans le droit

chemin.Ilfaitainsisouventfiguredesubstitutdepèreoudemère,[…]lementorjoueaussi

souvent le rôle d’un guide spirituel. […] La principale fonction dumentor est donc celle

d’éducateur.»183 Le Dictionnaire du Littéraire ajoute à ce sujet:«[Si le roman de

formation]racontel’apprentissaged’unjeunehérosqueguidentdifférentsmentors,[il]a

aussivocationàenseigner. Ilviseàdonnerdes leçonsàdesadolescentsetdesconseilsà

leurséducateurs,etseprésentecommeunromandelarelationpédagogique,relationqui

lui sertd’armature, lehéros écoutant les conseilsde sesmaîtresavantdeprendreà son

tourdesresponsabilitéstutélaires.»184EtleDictionnairedesGenresetnotionslittéraires

précise au sujet de cette fonction didactique des romans de formation: «il s’agit

toujours de confronter idées, principes, valeurs et rêves aux contraintes qu’y oppose le

réel.»185

Enappliquantcesquelquesélémentsthéoriquesànotrecorpus,ilsembleévidentqu’il

esttoutàfait justifiéderapprochernoscinqœuvresaugenreduromandeformation.

Or, il convient de constater, comme le fait Francesca Mangano, qu’Eric‐Emmanuel

Schmittprendcertainesdistancesparrapportaugenrelittéraireenquestion,surtoutau

niveautemporel.Eneffet,«cesromansdeformationsemblentnepasprivilégierlaphase

qui va de la jeunesse à la maturité, mais se présentent sous une forme plus libre par

rapportautemps.Ilss’abrègentous’allongent,c’estprobablementsurceplanquesesitue

lanouveautéd’unromandeformationauXXIesiècle.»186Selonelle,MonsieurIbrahimet

les fleurs du Coran constitue «un roman de formation par excellence»187 parce que ce

récit suit le développement deMomo de son enfance jusqu’à son intégration sociale.

Oscaretladameroseseraitalors«unromandeformationdilaté»188,danslamesureoù

le texteracontenonseulement ledéveloppementdupersonnageprincipalentantque

garçonetjeuneadulte,maislanarrationsepoursuitjusqu’auxdernièresheuresd’Oscar,

183BANCAUD‐MAËNEN,Florence,LeRomandeFormationauXIIIe siècle enEurope,Nathan,Paris,1998,p.58184ARON,Paul,LeDictionnaireduLittéraire,op.cit.,p.527(ss.)185DictionnairedesGenresetnotionslittéraires,EncyclopaediaUniversalis,AlbinMichel,2001,p.600186MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,op.cit.,p.95‐96187ibid.,p.95188ibid.,p.95

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65

comptetenubiensûrdelatemporalitépropreau«pacte»concluentreMamie‐Roseet

le garçon mourant. Quant à L’enfant de Noé, Francesca Mangano le qualifierait de

«romandeformationraccourci»189,étantdonnéque,misàpartlarétrospectionquiclôt

leromanetfaitdécouvrircertainsaspectsdelaviefuturedeJoseph, l’histoires’arrête

déjààl’adolescencedugarçonquiaretrouvésaplaceauprèsdesesparents,aprèsdes

annéesdeséparation.

Qu’enest‐ilalorsdelatemporalitédanslesdeuxœuvresdenotrecorpusqueFrancesca

Mangano n’a pas intégrées dans son étude? Le sumo qui ne pouvait pas grossir

correspondrait,commeL’enfantdeNoé,àuneformeabrégéederécitdeformation,dans

lesensquel’auteurprésentel’adolescencedeJunàTokyojusqu’aumomentoùilcroit

lui‐mêmeavoirtrouvésavoiedanslavie:«Legrosenmoi,çayest.Jelevois:legros,ce

n’est pas le vainqueurdesautres,mais le vainqueurdemoi; le gros, c’est lemeilleurde

moi,quimeguide,m’inspire.Çayest,jevoislegrosenmoi.Maintenant,jevaismaigriret

entreprendredesétudespourdevenirmédecin.[…]Merci,maître,dem’avoirremissurle

chemin,dem’avoirmontréquej’étaiscapabled’ymarcher.[…]Jeneveuxpastriompher,je

veux vivre.»190 Jun a désormais des rêves pour l’avenir ; il veut faire des études, se

marieretfonderunefamille.Sondésirdemeneràbiencesprojetsesttellementfortque

le lecteur ne doute pas de sa réussite, ce qui rapprocherait donc ce récit de la forme

traditionnelledugenrelittéraireenquestion.

QuantàMilarepa, laquestiongagneencoreencomplexité.Nouspourrionsrapprocher

ce récitdeOscaret ladamerose, vuque le lecteur suit ledéveloppementdeMilarepa

depuis son enfance jusqu’à sa mort. Nous pourrions donc parler d’un «roman de

formationdilaté».Or, ilne fautpasoublierque le«je»dansce récitn’appartientpas

seulementàMilarepa.Eneffet,Svastika,l’oncle,s’exprimeaussiàlapremièrepersonne,

ainsiquelejeuneParisienSimonquiracontecettehistoiretibétainedesmilliersdefois

pourselibérerdupoidsdesrenaissancesetpour,finalement,trouverlapaix.Laurence

Sudretremarqueàcepropos:«Danscettequêteoniriquecentréesurlebouddhismeoù

les personnages se mêlent et où les pronoms personnels s’emmêlent, on ne sait plus

189MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,op.cit.,p.95190SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.95‐96

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finalementquivitl’histoire,quilaraconte.»191Nouspourrionsdoncparleraumoinsd’un

double récit de formation dans lequel à la fois Milarepa et Simon feraient des

apprentissagesfondamentaux.

À part les questions de temporalité, Francesca Mangano rend aussi attentif à la

modernitédelavisiondelasociétédanslesœuvresqu’elleaétudiées.Contrairementà

l’universdesromansdeformationauXIXesiècle,Oscar,MomoetJosephviventdansune

«civilisation multiculturelle [qui] dépasse ainsi les limites religieuses et culturelles.»192

NotonsàceproposquedansMilarepaetLesumoquinepouvaitpasgrandir, lessujets

dumulticulturalismeetdesconflitsinter‐religieuxnesontpasdéveloppés.

Sinousavonsaffirméquetraditionnellement,lesromansdeformationvisaientàdonner

des leçonsaux jeunes, il fautabsolumentpréciserque lebutd’Eric‐EmmanuelSchmitt

n’estpasd’écriredeshistoiresmoralisatrices.Sonobjectifestcertainementd’écriredes

textesquiincitentàlaréflexiontoutenprocurantungrandplaisirdelecture.François

Busnel, critique littéraireetdirecteurde la rédactiondumagazineLire,aaffirmédans

unarticlelorsdelaparutiondeL’EnfantdeNoé:«Eric­EmmanuelSchmitt,c’estDiderot

au XXIe siècle: un sérieux penseur … qui ne se prend pas au sérieux. […] Interroger les

religionsestdansl’airdutemps,maisfaireressortirleurscontradictionssansverserdans

leprosélytismeestunexerciceauquelpeud’écrivainssesontprêtés. […]Danscescontes

dépourvusdemorale,auxdialoguesaffûtésmaissansaffèterie,oùilsuggèreplusqu’ilne

dépeint, Schmitt entraîne ses lecteurs au­delà de leurs identités premières. […] Eric­

EmmanuelSchmittconfirmesesqualitésd’écrivain.Etsejoue,unefoisdeplus,desgenres

en inventant la philosophie clandestine.»193 Les récits composant leCycle de l’Invisible

seraient ainsi à situer entre le genre des romans de formation et les contes

philosophiques, dans un univers littéraire propre à l’écrivain philosophe qu’est Eric‐

EmmanuelSchmitt.

191SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,quatrièmedecouverture192MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,op.cit.,p.95193BUSNEL,François,«Philosopheclandestin»,op.cit.

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2. LeCycledel’Invisible‐unelectureenrichissantepourlesjeunes?

«Ladifférencecommenon­indifférence»194

Dans son article intitulé «Eric‐Emmanuel Schmitt: de Dieu qui vient au théâtre», le

philosopheThierryR.Durandposelaquestionsil’onpeutreprocheràcetécrivain«une

indifférence,enapparenceaumoins,àl’égarddesmauxactuels,desproblèmessociauxet

pressants»195.Mêmes’ilestvraiquedansleCycledel’Invisible,Eric‐EmmanuelSchmitt

ne privilégie pas les sujets d’actualité sociale, politique ou environnementale, nous

pouvons nous demander dans quellemesure la lecture de cesœuvres peut profiter à

tousleslecteurs,jeunesetmoinsjeunes,dansleurvieprivéecommeaucontactavecles

événementsquisejouentsurlascènemondiale.

a.Uneinitiationparséduction

Le grand succès que connaissent les histoires d’Eric‐Emmanuel Schmitt auprès des

lecteurs est sansdoute engrandepartiedûau fait que leur lecture est généralement

facile et plaisante. Ni le vocabulaire utilisé ni le style d’écriture ne devraient poser

beaucoupdeproblèmesàdeslycéens.L’auteurs’enesttenuàl’essentieletaprivilégié

lesdialoguesauxdescriptionsdétaillées,cequifaitqueMilarepa,MonsieurIbrahimetles

fleursduCoran,OscaretladameroseetLesumoquinepouvaitpasgrossirselisenttrès

rapidement,mêmepourunepersonnequin’apastellementl’habitudedeliredeslivres.

QuantàL’EnfantdeNoé, ce romandemandeunpeuplusd’«endurance»de lapartdu

lecteur,maissalectureresteaisée.Deplus,noscinqœuvresseterminentbien,cequiest

uneconstantechezEric‐EmmanuelSchmitt.SaufdansMilarepa,lestextesprêtentaussi

àrire,l’humouresteneffettrèsprésentdansnostextes,cequidétendl’atmosphèreet

permetaulecteurdes’attacherauxpersonnages.

Lestextestouchenteneffetlelecteur,respectivementlespectateur,ThierryR.Durand

utiliserégulièrementletermede«séduction»enparlantduthéâtred’Eric‐Emmanuel

Schmitt.Nilespersonnages,nilelecteurn’agissentousedéveloppentsousl’effetdela194 MÜNSTER, Arno, LEVINAS, Emmanuel, PETITDEMANGE, Guy, et.al., La Différence comme non­indifférence: éthique et altérité chez Emmanuel Lévinas : le séminaire du Collège international dephilosophie,Kimé,Paris,1995(débutdutitredel’ouvrage)195DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,TheFrenchReview,vol78,N°3,février2005,16pages,p.516

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contrainte, ils se trouvent plutôt «séduits» par une situation ou un personnage

exceptionnel. En effet, le charme de cesœuvres réside avant tout dans le fait que les

gens de tout âge se sentent concernés par les sujets traités dans les textes, qu’ils se

sentent interpellés, sans être déconcertés. La professeur de Lettres Laurence Sudret

s’est aussi exprimée à propos de l’attrait que l’œuvre de Schmitt exerce sur les

lecteurs:«L’universalitédesthèmesabordés,c’estsansdoutecequiplacenotreauteuren

margedesautresécrivainsdesagénération.Etsurtoutsafacultéàprouverquelesthèmes

universels sont parfois ceux que nous rencontrons chaque jour et qui nous apparaissent

parfoiscommeterriblementbanals,maisquipourtantrégissentnotrevie: la souffrance,

l’égoïsme,l’amour,laconnaissancedel’autreetdesoi­même,lerefusdelamortquiamène

l’hommeàse laisserparfoisanéantirparsapropresouffrance…Touscesthèmes, il lesa

traités. Mais là où réside son génie, c’est qu’il nous permet à tous, philosophes ou non,

littérairesounon,intellectuelsounon,detouchercesnotionsdudoigt.Ilpermetàchacun

desuivresaréflexion,toujoursviveetalerte,drôleetémouvante,jamaislourdeetpesante,

jamais obscure et absconse. »196 Thierry R. Durand partagerait sûrement cet avis, il

affirmeàcesujet:«Eric­EmmanuelSchmittdonneeneffetenspectacleunephilosophie

légèreetsimple,boulevardière,hédonisteetgaie.Sonthéâtreamêmeparfoisuncôtébon

chicbongenre,politiquementcorrect,uncôté«sitouslesgarsdumonde…».Lavériténe

s’ydévoilepasau termed’absconses recherchesphilosophiques; elle est touteprocheau

contraire,àvivre,déclinéeselonlesdiversesformesempruntéesparl’amour.»197

Un des grands spécialistes d’Eric‐Emmanuel Schmitt, le professeur de philosophie

MichelMeyerinsistedanscecontextesurnotre«identitévacillante»198quichercheà

retrouver une certaine stabilité. Etant donné que l’adolescence est un passage entre

l’enfance et l’âge adulte, et qu’il s’agit généralement d’une période mouvementée

pendant laquelle les jeunes cherchent à trouver des repères fiables dans la vie et

essaient de construire peu à peu leur propre personnalité, leur «identité vacillante»

peutêtresoutenueparlalecturedestextesd’Eric‐EmmanuelSchmitt,etenparticulierà

traverssa«visionde l’invisible»199.Commeles lecteurs, lespersonnagesseposentdes

questions existentielles, ce qui crée un sentiment de proximité, voire de complicité.

196SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,p.6197DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.514198MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.70199ibid.,p.70

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MichelMeyerprécisece lienenaffirmant:«Lespersonnages finissentpar incarnerdes

problèmes, nos problèmes. […] Ce qui les rend si différents passe au second plan par

rapportàcetteidentitépartagée.»200

b.Unephilosophiedel’échange

Commenousvenonsdeleconstater,d’innombrableslienscachésrelientlelecteuraux

personnagesquientretiennenteuxaussidesrelationsexceptionnelles lesunsavec les

autres.Eric‐EmmanuelSchmittaccordeunegrande importanceà cetéchange,plusou

moinsvisible,entretouslesacteurs,auteur,lecteursetpersonnages.ThierryR.Durand

cite à ce sujet le philosophe existentialiste danois Karl Jaspers qui a affirmé que «la

vérité commence à deux»201, et Durand poursuit en expliquant cette idée en

l’appliquantà la littératuredeSchmitt:«Toutessesœuvressontàcetégard lamiseen

scène de rencontres qui détournent de soi, de l’expérience, douloureuse parfois, d’une

solitudequin’ajamaislederniermotcarl’auteurserefuseàlaconsidéreressentielle:elle

peuttoujoursêtresuivie,pourquiveutbienouvrirlesyeux,deladécouverte–aveccrainte

et tremblements ­ de l’autre.»202Dans cetteoptique, c’estdonc la communicationavec

l’autrequipeutenrichirnotrevie,nouspermettredemieuxconnaîtrelemondeetnous‐

mêmes. Dans son article, Thierry R. Durand applique à la littérature de Schmitt le

constat du philosophe français Jean Wahl au sujet du théâtre de Gabriel Marcel:

«Parfois ilnous signifiequec’estunregard,quec’estune invocation­évocationquinous

ouvre la porte de ce que nous pourrions appeler altérité.»203 Rappelons aussi que

l’altéritéchezEric‐EmmanuelSchmittseprésentesousdemultiplesfacettes:l’altéritéà

l’intérieurdenous‐mêmes, l’altéritédesautres, l’altéritédumondeet finalementcelle,

très importante dans l’œuvre de Schmitt, d’une éventuelle présence divine. Durand

souligne ce liendirect entre la communicationet la sphère spirituelle: « le théâtrede

Schmittfaitapparaîtredansl’insignifiancedudialoguequiestceluidetoutunchacunla

présencedusacrédanslaviemême.»204

200ibid.,p.14201DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.133202ibid.,p.509203ibid.,p.512204ibid.,p.519

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c.Unephilosophiedel’ouverture

YvonneY.Hsieh,uneautrespécialistedelalittératured’Eric‐EmmanuelSchmitt,atenté

de cerner la «philosophie» qui constitue la base de son œuvre et retient la notion

d’«ouverture».Selonelle,«la«philosophiedel’ouverture»deSchmittembrasseune

variété de cultures, de religions et de systèmes de pensées […] Elle se traduit enmême

tempsparledésirdepartagersesidéesavecleplusgrandnombredepersonnespossible.

«Ce que tu donnes, Momo, c’est à toi pour toujours; ce que tu gardes, c’est perdu à

jamais»,ditMonsieurIbrahimàsonprotégé[…];ondiraitquel’auteursuitlepréceptede

son personnage.»205 Dans quelle mesure cette approche de la vie peut‐elle donc se

révélerenrichissantepourdesjeunesquilisentlestextesduCycledel’Invisible?

Comme toute lecture, les œuvres en question permettent aux lecteurs d’élargir leur

champdevision,defocaliserleurattentionpendantuncertaintempsnonpassurleur

propre vie et leurs préoccupations, mais sur les expériences et réflexions de

personnages souvent fictifs. Les lecteurs sont amenés «au­delà de leurs identités

premières»206, pour reprendre la formulation de François Busnel. Il s’agit donc pour

ainsi dire d’un dépassement de soi et ainsi en quelque sorte d’une ouverture par

rapportàl’inconnuetaussiàl’altérité.

La lecture,qu’il s’agissed’unromanoud’unepiècede théâtre,est souventconsidérée

parlesadolescentscommeuneoccupationennuyante,parcequepassiveetsolitaire.Par

contre, Eric‐Emmanuel Schmitt aimerait encourager ses lecteurs ainsi que les

spectateursdesesreprésentationsthéâtralesàdeveniractifs,às’approprier lestextes

de façonactive.DansunentretienavecA.Lesegretain, l’écrivainrépondde lamanière

suivante à la question sur ce qu’il a surtout retenu de Diderot, l’un de ses penseurs

favoris:«La liberté et la vertu de l’insolence. Provoquer la pensée de l’autre pour

l’engagerdansundialogue.Mespiècesneprétendentpasàautrechose.C’estd’ailleurs

une des raisons pour lesquelles j’aime terminer par un pied de nez: pour obliger les

spectateursàdouter,àdiscuter.»207Enrenonçantàde longspassagesdescriptifspour

éveiller plutôt l’attention par des formulations inattendues, voire provocantes, Eric‐

205HSIEH,YvonneY.,Eric­EmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.167206BUSNEL,François,«Philosopheclandestin»,op.cit.207LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,op.cit.

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EmmanuelSchmittadebonneschancesde«réveiller»certainsjeunesetdegagnerleur

attention, d’autant plus que le thème de la recherche d’identité concerne, demanière

conscienteouinconsciente,chaqueadolescent.

Laquêteidentitaireconstitue,commenousl’avonsdéjàmentionné,undesgrandsaxes

de lecturerelatifsauCycledeL’Invisible.Quisuis‐je?Ai‐jeuneseule identitéouest‐ce

que ma personnalité est composée d’une multitude de pièces différentes, à la façon

d’unemosaïque,harmonieuseouchaotique?MichelMeyerthématisedanssonlivrece

morcellementdumoicommeuntraitcaractéristiquedenotretemps:«Danslemonde

quiestaujourd’hui lenôtre, lespointsderepère fontdéfaut.Lesvaleurs se sonteffritées

avecl’accélérationdel’Histoire,quiestimpitoyable.[…]Lemoisefragmente,sedivise,se

dédouble,s’arrangeaveclui­mêmepourleBiencommepourleMal.Ilestlesdeuxàlafois.

Oùestencorelaréalitéetoùcommencel’apparence?»208

Parmi lesœuvres formant leCyclede l’Invisible, cette thématiqueestparticulièrement

développée dansMilarepa, où le «je» est triple, dans la mesure où il appartient à

Milarepa, Svastika et Simon. Le lecteur perd facilement l’orientationdans ce chaosde

voix, lesréférencesstabless’estompentauprofitd’unsentimentde fusionuniverselle.

Michel Meyer affirme à ce propos:«Milarepa peut enfin accéder à la sagesse et au

bonheur. Il n’est plus lui­même, il est un autre, comme notre rêveur, qui se voyait en

Svastika.Le«je» éclatedansnos songes,mais sont­cedes songes?Qui suis­jeau juste?

Celuiquejecroisêtre?Celuiquijeveuxêtre?[…]Peut­êtreMilarepaestunSvastikaqui

déciderait d’être une personne bonne.»209 De multiples relations existent aussi entre

beaucoupd’autrespersonnagesduCycledel’Invisible.MichelMeyerinsisted’ailleurssur

l’importance du contact avec l’altérité dans la construction de notre propre

personnalité:«Oscar est Momo, Ibrahim est Mamie Rose, à moins qu’Oscar ne soit

Ibrahim,puisqu’ilsmeurenttouslesdeux.Lesidentitéssontailleursquedanslesétiquettes

communautaires.C’estl’invisibleennousquidonnesensàcequenoussommes,etnonles

marquesdenosdifférences.Soyonsautrespourêtrenous­mêmes.»210YvonneYHsiehmet

aussil’accentsurcequ’elleappellele«dondecaméléon»despersonnagesqui,dansune

atmosphère d’incertitude, développent «une étonnante capacité, non seulement de208MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.73209ibid.,p.77210ibid.,p.74

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accepter l’autre, mais de devenir autre»et elle poursuit en précisant que «dans la

plupartdescas,c’estl’amourquiestl’agentdelamétamorphose.»211

Uneattitudeouverteparrapportàl’altéritéconstitueraitainsiuntraitessentieldela

philosophied’Eric‐EmmanuelSchmitt,tellequ’ellesedégageduCycledeL’invisible.Celui

quicherchedesréponsestoutesfaitesdanscesœuvresseradéçu,LAvériténesemble

pas exister.MichelMeyerprécise à ce sujet: «leMal et leBienne sont pasunivoques,

tranchésunefoispourtoutes.Ilssontproblématiquesetilfautsavoirlesrepérerenallant

au­delàdesapparences.Lesgensnesont jamaisnitousnoirsnitousblanc,commesi les

réponses étaient claires. On flotte, on oscille, les alternatives se dessinent, s’effacent,

s’annulentparfois.[…]UnAllemandn’estpas forcémentunAllemand,pasplusque larue

Bleuen’esttoutàfaitbleue.Lesparentsd’Oscarfontcequ’ilspeuvent,vulescirconstances

tragiquesdelamaladie;enclair,ilsnesaventquefaireniquoidire.[…]Amourethaine,

vérité et illusion, certitude et incertitude, sont autant de concepts qui se brouillent à la

longue.Eux­mêmesfontquestionfinalement.»212Commentvivresilesrepèresfixesfont

défaut?Comments’orienterdanslaviesilacertituden’existepas?

Lesréponsesàcesquestionsseraientàchercherdansl’humanitéetlagénérositédans

lesrapportsauxautres.Eric‐EmmanuelSchmittadonnélesexplicationssuivantesdans

uneinterview:«Lasciencen’adoncpasbesoindemonapprobation,demonsoutien,de

ma croyance ou de ma tolérance. En revanche, dans le domaine de la morale, des

comportements,desreligions,rienn’estvraidecettevérité,toutestproposition,hypothèse,

risque, foi. Nous sommes dans le domaine du « peut­être». Donc, là, tout est sujet à

toléranceouintolérance.»213L’auteurinsisteaussisurl’importancedecettetolérance,

surtoutànotreépoque:«Lanécessitédelatoléranceestplusfortequejamaiscarnotre

mondeestdivers,moinsgrisetmoinshomogènequ’avant,prochedumanteaumulticolore

d’Arlequin.Dansunemêmesociété, ilyadésormaisdesteintesdepeauvariées,desêtres

d’origines géographiques différentes, de religion sans rapport. Pour vivre ensemble, la

solution n’est pas d’exclure mais de se comprendre, de se connaître, de développer la

211HSIEH,YvonneY.,Eric­EmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.170212MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.71213SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,p.82

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curiositédechacunpourl’autre.Lesromans, lespiècesdethéâtreet lesfilmspermettent

cela.»214

Dans sa conclusion, Yvonne Y. Hsieh met l’accent sur l’actualité des histoires que

raconteEric‐EmmanuelSchmitt:«Ilparvientàfusionnerdanssonécriturelabelleprose

françaiseclassiqueetuneparoletoutecontemporaine.»215Deplus,laquestionreligieuse

estunedespréoccupationsmajeuresde l’écrivainqui s’engageà traverssa littérature

pour une entente respectueuse et tolérante entre les gens au niveau des

croyances:«J’essaiedemontrerqu’àl’intérieurdechaquereligion,au­delàdesdifférences

apparentes,ilyapeut­êtreuncœuruniversel,uncorpsdemessagesquipeutparleràtout

lemonde. Non seulement les hommes se posent lesmêmes questions et rencontrent des

difficultéssemblables,mais ilyaparfoisquelquechosedecommundans lesréponses,ou

quelquechosedepartageable.»216Danscesens,ThierryR.Durandrelèvedanslespièces

d’Eric‐Emmanuel Schmitt le caractère «religieux», au sens propre du terme, c’est‐à‐

direquialepouvoirderelierleshommesentreeux.217

Dansl’universduCycledel’Invisible,iln’estpasnécessairedetrouvertoutdesuitedes

réponsesàtouteslesquestions,commeleformulesijustementMichelMeyer:«Ilfaut

s’interrogeravantderépondreetnonrépondrepourneplusavoiràs’interroger.»218Dans

ce contexte, il est important de réfléchir au rôle de l’imagination dans la création

littéraire d’Eric‐Emmanuel Schmitt qui a écrit dans Diderot ou la philosophie de la

séduction:«Quandl’entendementnepeutplusdire[…],ilnedoitpassetaire,maislaisser

placeàl’imagination.Elleprendlerelaietprovoque,suscitelaraison.»219

Et l’imagination de l’écrivain est fortement orientée vers une vision optimiste du

mondeetdel’existencehumaine.Eric‐EmmanuelSchmittesteneffetconsidérécomme

«un écrivain de l’espérance dans un monde désespéré»220 et il se qualifie lui‐même

214idéeissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.130215HSIEH,YvonneY.,Eric­EmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.174216 idéetiréed’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.131217DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.513218MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.94219SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Diderotoulaphilosophiedelaséduction,EditionsAlbinMichel,Paris,1997,p.287220MEYER,Michel,Eric­EmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.8

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d’optimiste. Lors d’une conférence consacrée au sujet de l’optimisme, l’écrivain‐

philosopheaprésentésonattitudepositivefaceà laviecommeunchoixconscient,ou

mêmeune«sortedefoi»221,ànotreépoquequi,selonlui,«veutqu’onsoitpessimiste».

L’optimisme, surtout dans le milieu culturel et créatif, «gêne» ou «agace», on

«suspecte le plaisir, l’émotion». La réalité est la même pour l’optimiste que pour le

pessimiste,maisleursréactionssontbiendifférentes:l’optimisterésisteaumal,sentle

besoind’agiretd’améliorerleschoses,parcontre,lepessimiste«s’estimeimpuissant».

Selonlephilosophe,lepessimismenemènedoncàriendebien,ils’agitd’uneattitude

dictéeparlaparesseetlalâchetémorale.Parrapportàl’avenir,l’optimisteestconfiant,

ilcroitau«progrèsindividuel»etpenseque«lavien’estnibonnenimauvaise,elleest

cequenousenfaisons.».Concrètement,celasignifiequ’il faudrait«nepasregretter le

passé,habiterleprésentetnepascraindrel’avenir».Lecredodel’optimismemoderne222

d’Eric‐Emmanuel Schmitt, ajouté en annexe, résume d’ailleurs de façon poétique la

convictiondel’auteur.

Cette vision du monde se transmet évidemment à sa création littéraire. Citons par

exempleMamieRosequiécouteetessaiedecomprendreOscar,legarçonquisetrouve

au stade final d’une leucémie, mais au lieu de succomber avec le petit patient à la

tristesseetaudésespoir,ellel’encourageàdeveniractifetàrégirlui‐mêmelesderniers

jours de sa vie. Chacun, même les jeunes adolescents, a une responsabilité par

rapportàsamanièredevivreetdevoirlemonde.Ceconstatestégalementvalable

parrapportàunéventuelpouvoirdivinquiguideraitleshumains.LePèrePonsexplique

cetteidéeàJoseph,enutilisantlestermessuivants:«Leshumainssefontdumalentre

euxetDieune s’enmêlepas. Il a créé leshommes libres. […] Je veuxdireque,quoiqu’il

arrive,Dieuaachevésatâche.C’estnotretourdésormais.Nousavonslachargedenous­

mêmes.»223LephilosopheThierryR.Durandreformulecetteidéeenaffirmantquedans

l’univers d’Eric‐Emmanuel Schmitt, «il appartient à chacun de ré­enchanter le

monde»224.

221Toutes les citations suivantes correspondent à des transcriptionsde la conférenced’Eric‐EmmanuelSchmittsurl’optimisme,op.cit.222SCHMITT,Eric‐Emmanuel,«LeCredodel’optimismemoderne»,op.cit.,p.105‐106(Annexe)223SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.120‐121224DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.519

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C’est donc pour de multiples raisons que la lecture du Cycle de l’Invisible peut être

recommandée aux jeunes lecteurs: il s’agit d’une lecture intelligente, plaisante et

accessible du point de vue du contenu comme de la langue. De plus, ces œuvres

proposent, mais n’imposent pas, à leurs lecteurs d’adopter une attitude positive et

ouvertefaceaumondeetàlavie.Ilnes’agitpasd’embellircertainessituations,maisde

transmettrel’idéequenosréactionsetnotrevuedeschosesdépendentdenous‐mêmes

et que le respect et la tolérance envers l’altérité est primordiale. Finalement, il faut

soulignerquelesécritsd’Eric‐EmmanuelSchmittneseveulentnullementmoralisateurs,

maischacuntrouveradespistesderéflexionàsespréoccupationsouauxquestionsqu’il

seposeplusparticulièrementàcettepériodedesavie.Dupointdevuethématique,ces

œuvressonttrèsriches,voireinépuisables.DansuneinterviewàlaradioavecBernard

Lehut,Eric‐EmmanuelSchmittamêmedonnéunexempleétonnantdufaitquechacun

peuttrouversesinterprétationspersonnellesdansdesœuvreslittéraires;lamèred’une

adolescenteaeneffetremerciél’écrivaind’avoirécritLesumoquinepouvaitpasgrossir,

récitallantàl’encontredel’apologiedelaminceurtellementprésentedansnotresociété

actuelleetquiaeul’effetdedétournersafilledesestendancesanorexiques.225

225 interviewsurRTLdanslecadredel’émission«LesLivresont laparole»animéeparBernardLehut,op.cit.

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3. LeCycledeL’Invisiblecommelectureenclasse:uneentreprise«délicate»?

«Jet’apprendraitoutcequejesais,Joseph.Etmêmecequejenesaispas.»226

Interrogésurl’intérêtportéàsesœuvresparlesnombreuxenseignantsquichoisissent

les récits d’Eric‐Emmanuel Schmitt comme lectures en classe, l’écrivain a donné la

réponsesuivante:«J’éprouveunmélangedefiertéetdecrainte.Fiertéparcequel’on

estimemes textes bons à provoquer l’étude, la réflexion, l’analyse. Crainte parce que je

préfère être un auteur choisi qu’imposé: adolescent, je n’aimais pas qu’onm’indique ce

qu’ilfallaitlire,jepréféraispapillonnerparmoi­même.Cependant,c’estgrâceauxconseils

judicieuxdecertainsprofesseurs,quej’aieumesplusbellesémotionsdelecture.»227Dans

uneautreinterview,ilaffirme:«Lesquestionsphilosophiques,ellesseposentdanslavie

lorsqu’onaunproblèmeetquel’onchercheàl’élucider;ellesnesontpasfaitespourl’école

oul’université;ellesdemeurentnosinterrogationsintimes.»228

Nousvoilàaucœurdelaproblématiquefinaledecetravail.Aprèsavoirvantél’intérêt

de la lecture duCycle de l’Invisible pour les jeunes, nous réfléchirons aux «dangers»

d’une telle lecture en classe. Comment faire profiter pleinement les élèves de ces

lectures?Commentaiderlesélèvesdansleurlecture,sanspourautantnuireauplaisir

d’unedécouvertepersonnelle et authentique?Voici lesquestionsàproposdesquelles

noustenteronsdeproposerdespistesderéflexion.

a.Les«risques»encourusparl’enseignant…

…auniveaudesthèmesabordés

Nombreuxsontlesenseignantsquiontdéjàfaitl’expériencetrèsdésagréablequ’unde

ses élèves aitmal supporté qu’un certain sujet soit abordé ouvertement en classe. Ce

risque est d’autant plus élevé que l’on analyse avec les élèves des textes traitant de

sujets «délicats», comme bien évidemment la mort, la maladie, la fin d’une relation

amoureuseouledivorce.Ilestbiensûrimpossibledeconnaîtrelespeursetchagrinsles226SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.30227 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence, Eric­Emmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83228 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane, Eric­EmmanuelSchmitt,MonsieurIbrahimetlesFleursduCoran,op.cit.,p.102

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plus intimes de chacun de ses élèves et on ne sera jamais sûr de ne pas blesser

involontairement par un mot ou une question la sphère intime d’un élève et de

déclencherainsidesréactionsinsoupçonnées.Lalectured’uneœuvrelittéraireenclasse

estuneactivitévivanteetenrichissantequidemandebeaucoupdespontanéitéetdetact

delapartdel’enseignantquiseradetempsentempsamenéàprendrecertainsrisques

poursusciterl’intérêtdesélèvesetneseraparconséquentjamaisàl’abrid’expériences

tristes ou déplaisantes. Or, avant d’aborder la lecture d’une œuvre, il devrait avoir

consciencedessujetsdifficilesoudélicatscontenusdanslelivre,c’estcequenousallons

essayerdefairemaintenantpourlescinqœuvresdenotrecorpus.

•Auniveau thématique,Milarepa sesitueprobablement très loinduvécudesélèves.

Aprèsuneintroductionmotivante,lavieauTibetetlebouddhismepourraientpourtant

intéresserlesjeunes,ainsiquelesthèmesdéveloppéstelsquelahaine,lavengeance,la

souffranceoulatolérance.Ledéfirésidevraisemblablementauniveaudel’énonciation,

étantdonnéqueleva‐et‐viententredifférentspointsdevueetl’existencedeplusieurs

«je» peuvent facilement embrouiller, voire décourager les élèves. Il faudrait donc

préparersoigneusementl’approchedecetobstacleàlafoisformeletthématique.

•Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran est une belle histoire sur une amitié née

entreungarçonetunvieilépicier.Elletouchelelecteurquinesaurarésisteraucharme

des personnages. Or, le sort de Momo est très difficile à supporter; sa mère l’a

abandonné,sonpères’occupemaldeluietsesuicideenfin.Cemanqued’affectiondela

partdesparentsenversleurfils,innocentetsympathique,révolterasansdoutecertains

élèves.

• L’histoire d’Oscar et deMamieRose émouvra les jeunes lecteurs.Oscar et la dame

rose constitueprobablement le récit leplus«délicat»à traiterenclasse,étantdonné

qu’ildéveloppe,sanstabou,lessujetsdelasouffrance,delamortd’unêtreinnocentet

jeuneainsiquedelamaladressedesmembresdelafamilleayantdumalàtrouverles

motsjustesdanscettesituation.

• L’enfant de Noé est un roman touchant et révoltant à la fois. L’injustice du sort

qu’endure le petit Joseph est évidente, d’autant plus qu’au début, la naïveté du petit

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garçonsuscitelacompassiondulecteur.Nouspouvonssupposerquelapersécutiondes

personnes juives touchera les élèves mais ne les offensera plus, comme, à l’époque

actuelle,noslycéensnesesententvraisemblablementpluspersonnellementconcernés

par la problématique des injustices endurées pour des raisons d’appartenance

religieuse. Par contre, les élèves séparés de leurs parents ou habitant dans un foyer

pourraientréagirdefaçonplusémotionnelleàceroman.Àlatristessepeuventsemêler,

commedanslecasdeJoseph,l’incompréhension,lesentimentd’injustice,lajalousiepar

rapportàd’autresjeunes,lahaine,leregret,lanostalgieainsiquelahonte.

• Certainement, trèspeudenos élèves se sententdestinés àune carrière en tant que

sumo. Or, le lecteur sent rapidement que l’on peut lire Le sumo qui ne pouvait pas

grossir commeuneparabole et l’appliquer à d’autres domainesde la vie. Ladistance

prise volontairement par rapport à sa famille, considérée comme insupportable, et le

manque de confiance en soi et en ses capacités constituent sans doute des thèmes

connuspouruncertainnombred’élèves.Ilspourraientcependantsesentirdépasséspar

certains aspects de l’apprentissage du bouddhisme zen. Il faudrait donc soutenir ses

élèvesdansleurlecture,afinqu’ilsneselaissentpasdécouragerparcertainspassages

dutexte.

DansuneinterviewavecJean‐ClaudeetSophie‐JustineLieber,Eric‐EmmanuelSchmitta

affirméausujetdu théâtre:«Plaire, c’est tenircomptede l’autre, c’est l’intéresser, c’est

l’amener,peut­être, làoù ilnevoudraitpasallerseul.»229Nepourrait‐onpasappliquer

cettecitationautravaild’unenseignantdeLettres?Neserait‐ilpaspossibled’aborder

n’importe quel sujet en cours de littérature, à condition de respecter quelques règles

élémentaires?

229citationissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:LIEBER,Jean‐ClaudeetSophie‐Justine,«L’Artdumystère»,LaNouvelleRevuefrançaise534‐535,juillet‐août1997,p.76‐96

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…auniveaudel’enseignementenclasse

«Sijedoute,c’estenDieu,jamaisendehorsdeDieu»230,aaffirméEric‐EmmanuelSchmitt

qui se considère lui‐mêmecomme«agnostique chrétien». L’écrivainne craintpas les

réflexions sur les croyances et les religions, et le Cycle de l’Invisible en témoigne

amplement.Siunenseignantchoisitunedecesœuvrescommelectureenclasse,ilsera

forcément amené à expliquer et reformuler certains raisonnements religieux ou

philosophiquesetprobablement, lesélèvess’attendrontaussidesapartdesprisesde

positionparrapportàdesidéesdutexte.Iln’estpasfaciledetrouverlesmotsjustes

pour commenter par exemple le dialogue suivant entre Oscar et la dame rose:

«­PourquoitonDieu,Mamie­Rose,ilpermetqueçasoitpossible,desgenscommePeggyet

moi? ­Heureusementqu’il vous fait,monpetitOscar, parceque la vie seraitmoinsbelle

sansvous.­Non.Vousnecomprenezpas.PourquoiDieuilpermetqu’onsoitmalades?Ou

bien il estméchant. Ou bien il n’est pas très fortiche. ­Oscar, lamaladie, c’est comme la

mort.C’estunfait.Cen’estpasunepunition.­Onvoitquevousn’êtespasmalade!»231

En classe, enseignants et élèves doivent accepter qu’il n’y a pas une seule réponse

valable à chaque question, que parfois, il faut savoir vivre avec le doute et

l’incertitude.Toutcommel’auteur, il fautessayerd’éviterlemoralismeenclasseet

laisserplaceau«mystère».Unetelleapprochecorrespondraitàlavisiondeschosesde

l’écrivainlui‐mêmequiaexpliquédansuneinterview:«Jen’écrispaspourinfligeraux

autres mes opinions, mais pour partager avec eux une réflexion ouverte. Mon théâtre

appelleàfaireuneexpériencephilosophique,celledudébat,commelatragédiegrecque.Je

pratiqueunthéâtreproblématique,pasunthéâtredogmatique.»232

Unautre risque consisterait àexigerune implicationpersonnelle trop importante

danslesthématiquesabordées,surtoutsiellesconcernentdescroyancesouexpériences

très intimes,et celaàunmomentoù l’élèven’estpas trèssûrde lui‐même.Comme le

rappellent les auteurs de l’ouvrage intitulé Psychologie pour l’enseignant, «la rupture

apportéeparlapubertéetleschangementscorporelsqu’elleentraîne,s’accompagned’une

230 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: LESEGRETAIN, A., «Ce que j’écrisme dépasse»,op.cit.231SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.69‐70232CASIN‐PELLEGRINI,Catherine(présentation,notes,questionsetaprès‐texte),Eric­EmmanuelSchmitt,LeVisiteur,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004,p.136

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80

baisse temporaire de l’estime de soi. Après intégration des changements et prise de

consciencedesesnouvellescapacités,l’adolescentretrouveuneestimedesoipositive,pour

autant que ces années de transformation n’aient pas entraîné un désinvestissement

scolaireetsocialtropimportant.»233

Finalement,lesprofesseurs,trèssoucieuxdevérifiersitouslesélèvesontbiencompris

le texte, risquent de «détruire» une partie de la légèreté qui qualifie les textes

d’Eric‐EmmanuelSchmitt,malgrédessujetssouventplussérieux.MichelLeroyaffirme

en effet à ce sujet: «L’usage pédagogique de la littérature la détourne de sa finalité

propre.Peud’écrivains,probablement,publientpourqueleurœuvreservedesupportàun

commentairecomposéouàunsujetdedissertation,nimêmepourqu’ellesoitl’objetd’une

thèse universitaire. La pratique ordinaire de la lecture est fort éloignée de sa pratique

scolaire:aupointqu’iln’estpasabsurdedesedemandersilasecondenedistraitpas,trop

souvent,delapremière.»234

Pour éviter au mieux les risques soulevés et faire profiter au mieux de ces œuvres

exceptionnelles, nous essayerons de formuler certaines pistes pédagogiques qui

pourraientguiderlesenseignantsdanslapréparationdeleursprojetsdelecture.

b.Quelquespistespédagogiques

«Lalecturen’estpasàapprécieruniquementàpartirdutempsquel’onyconsacre,oudu

nombred’ouvrageslus.Unehistoire,quelquespages,peuventrésonnertouteunevie.»235

MichèlePetit

Lalittératured’Eric‐EmmanuelSchmittestforteetintense.Lelecteur,mêmejeune,sent

qu’aucunmotn’a été laissé auhasard et que les questionnementsdespersonnages le

concernentdirectement,entantqu’humain.Àcetégard,Eric‐EmmanuelSchmittsevoit

comme une sorte de guide pour le lecteur, voici son point de vue concernant la

233LIEURY,Alainetal.,Psychologiepourl’enseignant,Dunod,Paris,2010,p.24234LEROY,Michel,Peut­onenseignerlalittératurefrançaise,PressesUniversitairesdeFrance,Paris,2001,p.2235PETIT,Michèle,Elogedelalecture.Laconstructiondesoi,Belin,2002(citéedans:RUNTZ‐CHRISTAN,EdméeetMARKEVITCHFRIEDEN,Nathalie,Lireàl’adolescence.Réalitésetstratégiesdelecture,Chroniquesociale,Lyon,2010,p.39)

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responsabilitédel’auteurfaceàsonlecteur:«[…]pourmoi, leromancierpasseun

contrataveclelecteur,il luidit: jevaist’intéresser,teprendreparlamainett’emmener

dans un voyage que tu ne ferais pas sans moi; tu aborderas des endroits nouveaux,

inconnus,quit’effraientpeut­être,mais,aieconfiance,jenetelâcheraipaslamainetpeut­

êtremeremercieras­tuàl’arrivée.Courageuse,délicateetferme,telledoitêtrelapoigne

duconteur.»236

Quant à l’enseignant, quellespourraient être sesaspirations concernantunprojetde

lecture avec ses élèves et où se situeraient les limites de son engagement dans ce

domaine?

Tout d’abord, la bonne littérature peut favoriser la construction identitaire des

élèves, comme l’affirme Florian Huber dans son ouvrage Durch Lesen sich selbst

verstehen:«EinwichtigerZugangzuunsererIdentitätundihrerKonstruktionerschließt

sichunsdurchBücher,dieunserreichen,berührenodergefangennehmen.»237Lalecture

exigeuneparticipationactivedelapartdulecteur.238Ilnepeutresterpassif,parceque

c’est le lecteur lui‐même qui donne la signification au texte ou, comme l’exprime

JocelyneGiasson, «le lecteur «construit» le sens du texte»239.Dans son étude, Florian

Huber insisteaussisur les lienset interactionsexistantentre le lecteuretson livre, le

texteetsonrécepteur. IlciteàcesujetNormanN.Holland,grandspécialistedes liens

entrelalittératureetlapsychologie:«WirallebenutzenalsLeserdasliterarischeWerk

uminihmdasSymbolunsererSelbstundschließlichunserEbenbildzuentdecken.MitHilfe

des Textes arbeiten wir unsere charakteristischen Bedürfnis­ und Anpassungsmuster

durch.Wir interagierenmit demWerk,machen es zumBestandteil unseres psychischen

Haushalts und uns zum Bestandteil des literarischen Werks, während wir es

interpretieren.»240

236citationissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,Eric­EmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.133237HUBER,Florian,DurchLesensichselbstverstehen.ZumVerhältnisvonLiteraturundIdentitätsbildung,transcriptVerlag,Bielefeld,2008,p.9238idée:ibid.,p.54239GIASSON,Jocelyne,Lalecture.Delathéorieàlapratique,deboeck,Bruxelles,2005,p.12240 HOLLAND, Norman N., «Einheit­Identität­Text­Selbst», Psyche. Zeitschrift für Psychanalyse und ihreAnwendungen,33.Jahrgang,Heft12,S.1136

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Vu cette interaction existante, les récits et pièces d’Eric‐Emmanuel peuvent servir à

encourager des réflexions morales et/ou philosophiques en classe. Anne Lalanne,

auteurdel’ouvrageLaphilosophieà l’école,affirmeàcesujet:«S’ilestcompréhensible

quelaphilosophie,entantquediscipline,soitréservéeàdesélèves instruits, ilnesemble

paspourautantimpossiblenicontradictoiredesensibiliserlesplusjeunesàl’acteréflexif

lui­même. L’éducation à la raison relève, de façon générale, d’une attitude d’esprit qui

permet à chacun, à son niveau, de réfléchir sur les idées reçues, répétées ou émises.»241

Dansuneoptiqued’échange,lesélèvesserontamenésà«parlerenHomme,c’est­à­direà

sortir d’eux­mêmes et se positionner en tant qu’être humain, partageant avec tous les

autreslesquestionséternellesetuniversellesquinousaidentàpensernotrecondition»242.

Selonuneétuderéaliséeauprèsd’adolescentsetvisantàanalyser lesmotivationsdes

jeunesàlireouànepaslire,cetteapprochecorrespondraitd’ailleursàundesbesoins

fondamentauxdesadolescents:«Àl’âgedesquestionsexistentielles,lesjeunescherchent

dans les livres des réponses, des solutions, des idées. […] Ils choisissent des livres de

philosophie, de psychologie, de spiritualité. Ils désirent comprendre lemonde, la société

dans laquelle ils vivent tout en cherchant à se connaître eux­mêmes.»243 En effet, les

œuvrescomposantleCycledel’Invisibleincitentàréfléchir,àvoirlemondeautrement,à

travers le regard des personnages. Dans notre société actuelle, où règne souvent

l’égocentrisme,lalectureresteunmoyend’évasionpermettantdeprendreunecertaine

distance par rapport à sa propre personne, au profit d’une vue plus globale sur le

monde.EdméeRuntz‐ChristanetNathalieMarkevitchFriedenmettentaussil’accentsur

lesbienfaitsde la lecturepour ledéveloppementdecequ’ellesappellentune«pensée

rationnelle»enexpliquant:«pouvantsemettreàlaplacedel’autre,l’êtrepeutréfléchir

sansselaisserenvahirparsesémotions»244.

Lamissiondel’enseignantdansceprocessusdelectureseradoncexigeante, ildevra

aider l’élève à «relier ce qu’il vit de plus intime avec ce qu’il y a de plus universel.»245

Concrètement, ils’agiraavanttoutd’untravaildeguidageetdereformulation,comme

l’expliqueAnneLalanne:«Ils’agitprincipalementderecentrerlesélèvessurlethème,de

241LALANNE,Anne,Laphilosophieàl’école.Unephilosophiedel’école,L’Harmattan,Paris,2009,p.99242ibid.,p.66243 RUNTZ‐CHRISTAN, Edmée et MARKEVITCH FRIEDEN, Nathalie, Lire à l’adolescence. Réalités etstratégiesdelecture,Chroniquesociale,Lyon,2010,p.90244ibid.,p.19245ibid.,p.10

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83

relancerladiscussionlorsqu’ilssontenfermésdanslesexemplesetneparviennentplusà

ensortir,depointer làunecontradiction,derenvoyer iciunequestion[…]desynthétiser

les idées développées par les élèves.»246 L’enseignant aura donc comme mission de

proposerdespistesderéflexion,derégulerlesdébatsetdiscussionsentrelesélèves,et

enmêmetempsd’êtreàl’écoutedesadolescentsetdelesréconforterencasdebesoin.

Il serait aussi primordial d’encourager les élèves à partager en classe leurs

expériences de lecture, leurs impressions et leurs questionnements, même si cela

impliqueque l’ondégagedes idéeset représentationscontradictoires.Lesdiscussions

en classe au sujet des lectures communes participent bien sûr aussi à améliorer les

compétencesoralesetargumentativesdel’élève,cequiestfavorableaudéveloppement

généraldel’adolescent.Rappelonspourtantquelessentimentsprovoquésparlalecture

sont intimesetque l’ondevrait laisserà l’élève lechoixdepartageravec laclasseses

réflexionsetsentimentsparrapportautexte.

Afindefairevraimentprofiterlesjeunesdeleurlecture,ilestimportantdefavoriserle

«contact» entre l’élève et l’œuvre.Concrètement, il faut accorder à l’adolescent la

possibilité de découvrir le texte dans une ambiance calme et agréable. La lecture

solitaireàlamaisonconstitueraitdoncuneapprocheadaptée,or,sil’ambianceenclasse

lepermetetsil’enseignantsesentcapabledel’assurer,lalectureàvoixhautedutexte

seraituneméthodeauthentiquequiprofiteraitsansdouteauxélèves.

Aussifaudrait‐ilessayerdefairesavourerl’humourremarquableettrèsprésentdansle

Cycle de l’Invisible, sauf dans Milarepa. Yvonne Y. Hsieh a eu raison d’affirmer que

«malgrélaconditionprofondémenttragiquedeMoïse,d’OscaretdeJoseph,lerirejaillità

la lecture de chaque page.»247 Il s’agit d’un humour fin et intelligent qui confère une

certaine légèreté aux textes. La critique littéraire explique l’apport de l’humour en

précisant: «L’écart entre la perception enfantine et la réalité génère le comique, sans

lequelonnepourraitsupporterlessujetsdifficilesabordésdanslestroistextes»248.

246LALANNE,Anne,Laphilosophieàl’école.Unephilosophiedel’école,op.cit.,p.142247HSIEH,YvonneY.,Eric­EmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.93248 ibid., p.93 ‐ en faisant référence àMonsieur Ibrahim et les fleurs du Coran,Oscar et la dame rose etL’enfantdeNoé

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Concernant le choix de l’œuvre, il est difficile de donner des recommandations

précises,toutdépenddesbesoinsetenviesdesélèvesetdelarelationquel’enseignant

entretientaveclaclasse.MonsieurIbrahimetlesfleursduCoranconstitueprobablement

le texte leplus facilementabordableenclasse,dans lamesureoù il s’agitd’unepetite

histoire charmante dont la compréhension ne posera pas de problèmes majeurs aux

élèves.Etantdonnéqu’auniveauthématique,Oscaretladameroses’articuleautourde

lamortetdelasouffrancehumaine,uneatmosphèredeconfianceauseindelaclasseest

souhaitablepourfaireprofiterlesélèvesdecettelecture.ConcernantL’enfantdeNoé,il

convient de noter que bien qu’il s’agisse du texte le plus long du Cycle de l’Invisible,

l’histoiresembletoutàfaitabordableenclasse.Lesumoquinepouvaitpasgrossirserait

à recommanderàdesadolescentsplusâgés,vu l’importanceaccordéeaubouddhisme

zen,philosophiepeuconnuedenosélèves.Finalement,Milarepasembleaprioriêtrele

récit lemoinsfacileàtraiterenclasse.Eneffet, le flouauniveaude l’énonciationet le

manquedelégèretédûàl’absenced’humourneprédestinepasforcémentcetteœuvreà

unelectureenclasse.Or,denouveau,toutdépenddel’approchedel’enseignant…

Concernantlesactivitésàprévoirausujetdel’œuvre, ilconvientdefaireréférenceà

Donald Davidson qui a mis en exergue l’importance du dialogue pour compléter nos

lectures: «Lesen ist nicht genug. Wenn wir der schwierigsten Wahrheit nahekommen

wollen,müssenwirredenundnatürlichauchzuhören.»249Ilseraitdoncindispensablede

veiller à la qualité de la communication en classe pendant les activités que l’on aura

choisiesenfonctiondesobjectifsfixésd’avance.

Avantd’élaboreruneséquenced’apprentissagecorrespondantauxbesoinsdesesélèves

ainsi qu’à leurs intérêts, l’enseignant doit en effet se poser un certain nombre de

questionspourdéfinirclairementlesobjectifsqu’ilchercheàatteindreàtraverscette

lecture. Faut‐il que chaque élève comprenne tous les éléments du texte ou vise‐t‐on

plutôt une expérience très personnelle de lecture? Recherche‐t‐on une «lecture‐

analyse» ou plutôt une «lecture‐plaisir»? Quelles compétences souhaite‐t‐on

développerparcebiais?

249DAVIDSON,Donald,DialektikundDialog,Suhrkamp,Frankfurt/M,1993,S.14

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Vu le langage clair et précis d’Eric‐Emmanuel Schmitt, des citations tirées des textes

constituent un excellent moyen pour aborder les différentes œuvres du Cycle de

l’Invisible.Pourélargirlesthématiques,ilestégalementintéressantdelireenclassedes

extraits d’autres œuvres traitant des mêmes sujets. Ainsi peut‐on par exemple

proposerdanslecadredela lectured’Oscaret ladamerose letexte«Quephilosopher

c’est apprendre à mourir» tiré des Essais de Michel de Montaigne250. Evidemment,

certainsextraitsdesrécitsd’Eric‐EmmanuelSchmittpeuventaussis’avérerutilespour

faciliterl’accèsàdestextes«classiques»,plusdifficilementaccessiblesauxélèves.

Parailleurs, ilserait intéressantd’intégrerdanslaséquenced’apprentissageunrappel

desexpressionsdelavolontéetdel’opinion.Cevocabulairepermettraitauxélèves

de bienmarquer la subjectivité de leurs impressions et idées. Si l’enseignant se rend

compteque certains élèves s’intéressent vraiment au texte,maisn’osentpaspartager

leurs réflexions avec leurs camarades, il serait utile de proposer aux adolescents de

noter sur un papier les questions qu’ils se posent ainsi que leurs commentaires par

rapport au livre. Ces notes, anonymes ou non, seraient alors mises à profit par

l’enseignantdanslasuitedesoncours.

Afinde«fairevivre»lesrécits, l’enseignantpourraitaussidemanderàsesélèvesde

relireàhautevoix,voireàjouervéritablementcertainspassagesdutexte.Lesœuvresde

notre corpus se prêtent bien à ce genred’exercices, étant donnéque l’auteur accorde

une grande importance aux dialogues entre ses personnages. Bien sûr, il serait aussi

intéressantd’allerau‐delàdel’œuvreanalyséeenclasse,enproposantparexempledes

jeux de rôles ou des activités d’écriture, et d’inciter ainsi les élèves à imaginer

certainessituationsourencontres.

Mêmesi,commenousl’avonsévoqué,Eric‐EmmanuelSchmittressent«unmélangede

fiertéetdecrainte»251enpensantaufaitquesesœuvressontsouventtraitéesenclasse,

ilconvientderendrelesenseignantsattentifsauxdossierspédagogiquesproposéssur

lesiteofficieldel’auteur,constituantd’ailleursunevéritablecaverned’AliBaba.Parmi

les travaux élaborés par des professeurs de Lettres figurent entre autresOscar et la250idée:GRINFAS‐BOUCHIBTI,Josiane,Eric­EmmanuelSchmitt,Oscaretladamerose,op.cit.,p.103251 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence, Eric­Emmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83

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dame rose etL’enfant deNoé. De plus, deséditions commentées ont été publiées252,

englobant bien sûr le texte intégral, mais aussi une présentation de l’œuvre, des

questionnaires,desexplicationsutilessur lecontextedurécit,une interviewexclusive

avecl’auteurausujetdel’œuvreenquestion,desgroupementsd’autrestextesabordant

lessujetsprincipauxainsiqu’unebibliographieintéressante.Lesauteursdeceséditions

yindiquentaussipourquelniveaud’étudesilsontélaboréleursdossiers,ils’agiraalors

àl’enseignantdefaireseschoix…

Rappelonsàceproposlesouvenirdel’auteurlui‐mêmequiaaffirmé:«cependant,c’est

grâceauxconseilsjudicieuxdecertainsprofesseurs,quej’aieumesplusbellesémotionsde

lecture»253.Ilfauteneffetlaisserletempsetl’espaceauxémotions,lacitationsuivante

estparlanteàcesujet:«CommentfaireaimerProustsi l’on interrompt lesélèvesavant

mêmequeMarcelaitreprissonsouffle?Pourquelarencontreaitlieuentreuneœuvreet

sonlecteur,ilfautuntempsetunespace.»254

En tant qu’enseignant, il faudrait donc tout d’abord transmettre l’impression à l’élève

que l’onaconfianceensescapacités à lirece livreet surtoutquepour la lecturede

telleoutelleœuvre,celavautlapeinedeconsacrercequel’hommemoderneadeplus

précieux,sontemps.Pourfairecela,l’enseignantdoitêtreconvaincantetconvaincu

del’œuvrequ’ilproposeàsesélèves.Dansl’ouvrageLireàl’adolescence,cetteidéeest

soulignée:«Commentmieuxquequiconque,leprofesseurcharismatique,heureuxdefaire

partager ses rencontres livresques, peut­il susciter le plaisir de lire? En exprimant son

enthousiasme,l’enseignantlepartage.»255Ilfaudraitdoncbienchoisirlelivre,témoigner

de son plaisir de lecture et essayer de partager cette émotion avec la classe, en se

sentantlibredechoisirlesméthodesadaptéesàlasituationetàsesélèves.Lacitation

suivanteexprimeàmerveillecetétatd’esprit:

252éditionMagnard,CollègeLP253 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence, Eric­Emmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83254 RUNTZ‐CHRISTAN, Edmée et MARKEVITCH FRIEDEN, Nathalie, Lire à l’adolescence. Réalités etstratégiesdelecture,op.cit.,p.123255ibid.,p.123

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87

Oui,ilvoulaitqueleslivresluimontentjusqu’auxyeux,

luirévèlentlemonde.

Oui,ilétaitsûrquelalectured’unvraitexte

Changeleregarddeceluiquilit.

Saforceàlui,elleestlà,dansleslivres.

C’estpourcelaqu’ilavaitchoisicemétier.

Pourqued’autreslisent.

JeanneBenameur,Présent?256

256BENAMEUR,Jeanne,Présent?,EditionsDenoël,2006

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Conclusion

«Lorsqu’on veut apprendre quelque chose, on ne prend pas un livre. On parle avec

quelqu’un. Je ne crois pas aux livres.»257 Cette affirmation de Monsieur Ibrahim peut

sembler étonnante, étant donné que le vieil épicier fait régulièrement référence aux

connaissancesqu’ilpuisedanssonCoran.Lasolutiondecemystèreest liéeauxfleurs

séchées que l’homme cache dans son livre, comme le révèle l’auteur lui‐même: «Son

Coran, c’estautant le textequecequeMonsieur Ibrahimya lui­mêmedéposé, savie, sa

façon de lire, son interprétation.»258 Le vieil homme affronte la vie et la mort avec

sérénité et confiance. Or, quand on est jeune, il faut d’abord trouver sa voie dans ce

mondesouventdéroutant.

Danscetteoptique,l’altéritéjoueunrôleimportantdanslaviedescinqjeuneshérosdu

CycledeL’Invisible: très tôt, ils serendentcompteque leursituationdeviedifficileet

leurs relations familiales compliquées sont exceptionnellespourun jeunede leur âge.

Ayantdécouvertunecertainealtéritéà l’intérieurd’eux‐mêmes,dans leurspenséeset

réflexions,ilsremettentencauseleurpropreidentité.Lesjeunesontalorslachancede

rencontrer une personne fascinante et mystérieuse qui, par le fait d’être tout à fait

différente d’eux, tant au niveau de sa vie qu’à celui de ses réflexions, leur servira de

tuteurbienveillantetdeguideprécieuxdansleurdéveloppementpersonneletspirituel.

Dans les amitiésqui ce créent ainsi, les différences entre l’adulte et le jeunehérosne

représententpasunobstacle,maisunvraienrichissement.Unchangementfondamental

touchant aumodede viedes jeunes, à leur rapport aupassé ainsi qu’à leur visiondu

mondeestalorsdéclenché.Uneattitudepositivefaceàl’altéritéconstitueainsipourles

jeuneshérosunmoyen trèsutile, voire indispensable, leurpermettantd’accepter leur

passé et la part d’altérité en eux‐mêmes, de profiter du présent et d’être ouverts aux

gensainsiqu’auxsurprisesquelefuturleurréservera.

257SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.47258SCHMITT,Eric‐Emmanuel,«Bruxelles,16novembre2004Eric‐EmmanuelSchmitt»(commentairedel’auteursurMonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,trouvésurlesiteofficieldel’auteurhttp/www.eric‐emmanuel‐schmitt.com:Litterature‐recits‐Monsieur‐Ibrahim‐et‐les‐fleurs‐du‐Coran.html)

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L’adolescenceestaussiunepériodemouvementéedanslaviedenoslycéens.Dansnotre

analyse,nousavonspuconstaterquelesœuvresdenotrecorpuspeuventconstituerune

lecture à la fois agréable et enrichissante pour ces élèves, dans la mesure où elles

véhiculentuneattitudepositiveetouvertefaceàl’altéritéetàlavieengénéral,cequi

peutfavoriserlaconstructionidentitairedesélèves.

En tantqu’enseignantproposantunedesœuvresduCyclede l’Invisibleàsesélèves, le

défi consiste alors à amener les jeunes à «déposer» dans ce livre «leurs fleurs

séchées»,d’enrichirletextedeleurspropresréflexions,associationsetexpériences.En

favorisant leséchanges, lamissionde l’adulteserésumeainsià l’accompagnement,au

guidageetàl’encouragementdesélèvesdansleurexpériencepersonnelledelecture.

À l’imageduCorandeMonsieur Ibrahimquiabritedes fleurs,chacunedesœuvresdu

Cyclede l’Invisible réservedessurprises insoupçonnéeset charmantesà son lecteur, il

suffitd’unpeudecuriosité…

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Annexe

LECREDODEL'OPTIMISMEMODERNE

«Jesuisoptimisteparcequejetrouvelemondeféroce,injuste,indifférent.

Jesuisoptimisteparcequej'estimelavietropcourte,limitée,douloureuse.

Jesuisoptimisteparcequej'aiaccompliledeuildelaconnaissance

etquejesaisdésormaisquejenesauraijamais.

Jesuisoptimisteparcequejeremarquequetoutéquilibreestfragile,provisoire.

Jesuisoptimisteparcequejenecroispasauprogrès,

plusexactement,jenecroispasqu'ilyaitunprogrèsautomatique,nécessaire,inéluctable,

unprogrèssansmoi,sansnous,sansnotrevolontéetnotresueur.

Jesuisoptimisteparcequejecrainsquelepiren'arriveetquejeferaitoutpourl'éviter.

Jesuisoptimisteparcequec'estlaseulepropositionintelligentequel'absurdem'inspire.

Jesuisoptimisteparcequec'estl'uniqueactioncohérentequeledésespoirmesouffle.

Oui,jesuisoptimisteparcequec'estunpariavantageux:

siledestinmeprouvequej'aieuraisond'avoirconfiance,j'auraigagné;

etsiledestinrévèlemonerreur,

jen'aurairienperdumaisj'auraieuunemeilleurevie,plusutile,plusgénéreuse.»

Eric‐EmmanuelSchmitt,QuandjepensequeBeethovenestmortalorsquetantdecrétinsvivent…,p.105‐106

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Bibliographie

Œuvresetarticlesd’Eric­EmmanuelSchmitt:SCHMITT, Eric‐Emmanuel, «Bruxelles, 16 novembre 2004 Eric‐Emmanuel Schmitt»(commentairedel’auteursurMonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,trouvésurlesiteofficieldel’auteur:http/www.eric‐emmanuel‐schmitt.com:Litterature‐recits‐Monsieur‐Ibrahim‐et‐les‐fleurs‐du‐Coran.html)SCHMITT, Eric‐Emmanuel, Diderot ou la philosophie de la séduction, Editions AlbinMichel,Paris,1997SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lapartdel’autre,EditionAlbinMichel,Paris,2001SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,EditionsAlbinMichel,Paris,2004SCHMITT, Eric‐Emmanuel, Le sumo qui ne pouvait pas grossir, Editions Albin Michel,Paris,2009SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,EditionsAlbinMichel,Paris,1997SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,EditionsAlbinMichel,Paris,2001SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,EditionsAlbinMichel,Paris,2002SCHMITT, Eric‐Emmanuel, Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant decrétinsvivent…,EditionsAlbinMichel,Paris,2010Etudessurl’auteur:CASIN‐PELLEGRINI, Catherine (présentation, notes, questions et après‐texte), Eric­EmmanuelSchmitt,LeVisiteur,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation, notes, questions et après‐texte), Eric­EmmanuelSchmitt,MonsieurIbrahimetlesFleursduCoran,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation, notes, questions et après‐texte), Eric­Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, Edition Magnard, collection Classiques etContemporains,Paris,2006HSIEH, Yvonne Y., Eric­Emmanuel Schmitt ou la philosophie de l’ouverture, SummaPublications,Inc.,Birmingham,USA,2006

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MANGANO, Francesca, Le roman de formation au XXIe siècle, Analyse de: MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,Oscaretladamerose,L’enfantdeNoé,EditionsBénévent,Nice,2007MEYER, Michel, Eric­Emmanuel Schmitt ou les identités bouleversées, Editions AlbinMichel,Paris,2004SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions et après‐texte), Eric­EmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions et après‐texte), Eric­EmmanuelSchmitt,Milarepa,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2009Articles:BRUSNEL, François, «Philosophe clandestin», Lire, 2004 (article trouvé sur le siteofficiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt sous la rubrique «Portrait de Presse»:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)DUPLAT,Guy,«Lenouveauromand’Eric‐EmmanuelSchmittvientdesortir…»,LaLibreBelgique (article trouvé sur le site officiel de l’auteur: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐l‐enfant‐de‐noe.html)DURAND, Thierry R., «Eric‐Emmanuel Schmitt: de Dieu qui vient au théâtre»,TheFrenchReview,vol78,N°3,février2005,16pages«EES,lephilosopheenparaboles»,L’hommeenQuestion,numéro23(articletrouvésurle siteofficiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)HOLLAND, Norman N., «Einheit­Identität­Text­Selbst», Psyche. Zeitschrift für Psych­analyseundihreAnwendungen,33.Jahrgang,Heft12LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,LaCroix,le7octobre2000(trouvéesurle site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt sous la rubrique «Portrait de Presse»:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)LIEBER,Jean‐ClaudeetSophie‐Justine,«L’Artdumystère»,LaNouvelleRevuefrançaise534‐535,juillet‐août1997PRENGER, Anne‐Sylvie, «Je me sens coupable quand je n’écris pas», Le Matin(interview trouvée sur le site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)

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DictionnairesARON,Paul,DictionnaireduLittéraire,PressesUniversitairesdeFrance,Paris,2002Dictionnaire des Genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel,2001LITTRE, Paul‐Emile, Dictionnaire de la langue française, Encyclopaedia Britannica,Chicago,1974REY,Alain,LeGrandRobertdelalanguefrançaise,versionélectronique,deuxièmeéditiondirigéeparAlainREYduDictionnairealphabétiqueetanalogiquedelalanguefrançaisedePaulROBERTREY‐DEBOVE,Josette,REYAlainet.al.,LeNouveauPetitRobert,DictionnaireLeRobert,Paris,2009Autresouvrages:BANCAUD‐MAËNEN,Florence,LeRomandeFormationauXIIIesiècleenEurope,Nathan,Paris,1998BENAMEUR,Jeanne,Présent?,EditionsDenoël,2006MERCIER, Pascal,Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l’allemand suisse par NicoleCasanova,EditionMarenSell,Paris,2006DAVIDSON,Donald,DialektikundDialog,Suhrkamp,Frankfurt/M,1993GIASSON,Jocelyne,Lalecture.Delathéorieàlapratique,deboeck,Bruxelles,2005HUBER, Florian, Durch Lesen sich selbst verstehen. Zum Verhältnis von Literatur undIdentitätsbildung,transcriptVerlag,Bielefeld,2008LALANNE,Anne,Laphilosophieà l’école.Unephilosophiede l’école,L’Harmattan,Paris,2009LEROY, Michel, Peut­on enseigner la littérature française, Presses Universitaires deFrance,Paris,2001LIEURY,Alainetal.,Psychologiepourl’enseignant,Dunod,Paris,2010MÜNSTER,Arno,LEVINAS,Emmanuel,PETITDEMANGE,Guy,et.al.,LaDifférencecommenon­indifférence: éthique et altérité chez Emmanuel Lévinas : le séminaire du Collègeinternationaldephilosophie,Kimé,Paris,1995RUNTZ‐CHRISTAN, Edmée et MARKEVITCH FRIEDEN, Nathalie, Lire à l’adolescence.Réalitésetstratégiesdelecture,Chroniquesociale,Lyon,2010

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Documentsaudiovisuels:Interview surRTLdans le cadrede l’émission «LesLivresont laparole» animéeparBernard Lehut, émission du 5 avril 2009 que l’on peut écouter sur le site:http://www.rtl.fr/actualites/culture‐loisirs/article/le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir‐de‐eric‐emmanuel‐schmitt‐4199556Conférenced’Eric‐EmmanuelSchmittsur l’optimisme, filméeauconservatoireroyal, le27mars2006,dvdmisaumarchéparAntigoneSoutiensinformatiques:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com(lesiteofficieldel’auteur)http://www.evene.frhttp://www.theatredelinvisible.com/le_theatre/index.html

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Tabledesmatières

I. LeCycledel’Invisibled’Eric­EmmanuelSchmitt 9

1. Eric­EmmanuelSchmitt,unécrivainphilosophe 92. LeCycledel’Invisible 13a.GenèseetdéfinitionduCycledel’Invisible 13b.Lesdifférentesœuvresducycle 153. Lesenfantscommehérosphilosophiques 21

II. Lejeunehérosfaceàl’altérité 23

1. Lepersonnageprincipal:unpersonnagequisesent«autre» 24a.Desenfantsquimènentuneviehorsducommunpourleurâge 24b.Desenfantsenconflitavecleursparents 26c.Desenfantsenquêted’identité 302. Unerencontredécisive:lecontactavecunepersonnetoutàfait«autre» 33a.Unepersonnehorsducommun:mystérieuseetfascinante 33b.Suppléantparentalouâmesœur? 37c.Unformateursocialetspirituel 413. L’enfantetl’altérité:l’histoired’unchangement 47a.Adoptiond’unnouveaumodedevie 47b.Clarificationdesrelationsfamilialesetrenouementaveclepassé 51c.Changementdelavisiondumonde 55

III. L’élèvefaceàl’altéritédanslesœuvresenquestion 61

1. Desœuvresdeformation? 632. LeCycledel’Invisible­unelectureenrichissantepourlesjeunes? 67a.Uneinitiationparséduction 67b.Unephilosophiedel’échange 69c.Unephilosophiedel’ouverture 703. LeCycledeL’Invisiblecommelectureenclasse:uneentreprise«délicate»? 76a.Les«risques»encourusparl’enseignant… 76…auniveaudesthèmesabordés 76…auniveaudel’enseignementenclasse 79b.Quelquespistespédagogiques 80

Conclusion 89

Annexe 91

Bibliographie 93