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  ARTICLE L’ÉGALITÉ, VALEUR SOUVERAINE AU CŒUR DE LA « DÉMOTIQUE » MODERNE par David GILLES *  L’égalité comm e valeur semble avoir de nos j ours une plac e particulière dans la philosophie du dr oit. En effet, plus que tout e autre, l’aspi ration à l’égalit é est devenue le palimpseste de toute communaut é moderne. Toutefois, la question de sa prédominance sur les autres valeu rs - et notamment la libert é - s’affirme de  plus en plus comme une problématiq ue d’actualité. À travers une perspective historique et phil osophique, l’éga lité s’affirme comme une va leur dont la genèse se trouve au cœur de la « démotique » occidentale. Ainsi, la notion a été tour à tour appréhendée comme la transposition juridique d’un e forme d’égalit é primordiale, comme un inst rument de protection éga le de certaines lib ertés fondamentales, comme un principe polit ique de pa rticipation à la démocrat ie, la formula tion des conditions d’a ccès équitable a ux ressources, une égalité des chances ou une égalité de traitement devant les instances judiciaires. Equality has a particular place in legal philosophy as a value in itself. In  fact, more than any other, the aspirati on to equality has become the  palimpsest/ma in focus of modern writin g. However, issues of its predominance over other values, namely freedom, prove to be an increasing concern. Through a historical and philosophical perspective, equality asserts itself as a value whose origins are found in the heart of the Western demotic. Furthermore, this notion had been time and again apprehended as the legal transposition of a supreme equality, like an instrument of equal protection of fundamental liberties, and like a political  principle of democratic participation, thus the creation of conditions of accessibilit y that are equitable to resources, as well as an equality of chance or an equality of treatment before judicial bodies. *  . Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.  

David GIlles L'Égalité Valeur Souveraine de La Democratie

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L’égalité comme valeur semble avoir de nos jours une place particulière dans la philosophie du droit. En effet, plus que toute autre, l’aspiration à l’égalité est devenue le palimpseste de toute communauté moderne. Toutefois, la question de sa prédominance sur les autres valeurs - et notamment la liberté - s’affirme deplus en plus comme une problématique d’actualité. À travers une perspective historique et philosophique, l’égalité s’affirme comme une valeur dont la genèse se trouve au coeur de la « démotique » occidentale. Ainsi, la notion a été tour à tour appréhendée comme la transposition juridique d’une forme d’égalité primordiale, comme un instrument de protection égale de certaines libertés fondamentales, comme un principe politique de participation à la démocratie, la formulation des conditions d’accès équitable aux ressources, une égalité des chances ou une égalité de traitement devant les instances judiciaires.

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    ARTICLE

    LGALIT, VALEUR SOUVERAINE AU CURDE LA DMOTIQUE MODERNE

    par David GILLES*

    Lgalit comme valeur semble avoir de nos jours une place particuliredans la philosophie du droit. En effet, plus que toute autre, laspiration lgalitest devenue le palimpseste de toute communaut moderne. Toutefois, la questionde sa prdominance sur les autres valeurs - et notamment la libert - saffirme deplus en plus comme une problmatique dactualit. travers une perspective

    historique et philosophique, lgalit saffirme comme une valeur dont la gense setrouve au cur de la dmotique occidentale. Ainsi, la notion a t tour tourapprhende comme la transposition juridique dune forme dgalit primordiale,comme un instrument de protection gale de certaines liberts fondamentales,comme un principe politique de participation la dmocratie, la formulation desconditions daccs quitable aux ressources, une galit des chances ou unegalit de traitement devant les instances judiciaires.

    Equality has a particular place in legal philosophy as a value in itself. Infact, more than any other, the aspiration to equality has become thepalimpsest/main focus of modern writing. However, issues of its predominanceover other values, namely freedom, prove to be an increasing concern. Through ahistorical and philosophical perspective, equality asserts itself as a value whose

    origins are found in the heart of the Western demotic. Furthermore, this notion hadbeen time and again apprehended as the legal transposition of a supreme equality,like an instrument of equal protection of fundamental liberties, and like a politicalprinciple of democratic participation, thus the creation of conditions of accessibilitythat are equitable to resources, as well as an equality of chance or an equality oftreatment before judicial bodies.

    *. Professeur la Facult de droit de lUniversit de Sherbrooke.

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    SOMMAIRE

    I. Lgalit comme valeur du droit : refuge et repoussoir.. 264A/ Laffirmation historique de lgalit ................................. 266

    1) La gense du lien axiologique entre juste et galit ... 2692) Laffirmation de lgalit comme valeur axiologique

    de la socit humaine ............................................... 272

    B/ Lgalit des chances ou le retour de la libert ............... 277II.Au cur de la dmotique moderne : lgalit, une

    valeur souveraine?............................................................ 283A/ Le primat de lgalit? .................................................... 283

    1) Lgalit, une vertu souveraine selon Dworkin .......... 2852) Lgalit rengocie laune de la libert ................... 2923) Lgalit canadienne sous le prisme de la diversit .... 295

    B/ Quel juge pour lgalit? ................................................. 297

    Conclusion ............................................................................ 305

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    Pierre Bourdieu, dans un texte quelque peu mconnu desjuristes portant sur La force du droit , soulignait justementque :

    [l]e droit est la forme par excellence du discours agissant,capable, par sa vertu propre, de produire des effets. Ilnest pas trop de dire quil fait le monde social, mais condition de ne pas oublier quil est fait par lui. Il importe

    en effet de sinterroger sur les conditions sociales et leslimites de cette efficacit quasi magique []. En fait, lesschmes de perception et dapprciation qui sont auprincipe de notre construction du monde social sontproduits par un travail historique collectif mais partirdes structures mmes de ce monde1.

    Dans cette perspective, les fondements du droit, etnotamment les valeurs au cur de nos systmes juridiques, sont la fois les crations mais aussi les piliers de nos socits. Ledroit est ainsi caractris dune part par ltablissement dun ordreorganique (le droit semble fixer certaines valeurs) et dautre part

    par un ordre tlonomique (le droit ralisant certaines fins)2. Cesfins doivent, afin dasseoir la lgitimit du pouvoir politique,correspondre autant que possible celles affirmes par la socit,de la mme manire que le droit doit recouper les valeurs manantde celle-ci. Cest au nom de cette dernire adquation que lepouvoir politique entend rapprocher le systme normatif,notamment les normes fondamentales, des valeurs ancres dansla socit, au premier rang desquelles figure lgalit. Le droitcomme les valeurs sont donc tous deux des produits dune activithumaine, quil sagisse de la construction des systmes juridiquescomme de la cration et ladoption des valeurs.

    Le concept de valeur implique un recentrage vers desconsidrations profondment lies la nature mme de ltre

    1. Pierre BOURDIEU, La force du droit , 63 (1986) Actes de la recherche ensciences sociales, 3-19.

    2. Selon les termes dAndr-Jean ARNAUD, Critique de la raison juridique, ova la sociologie du droit?, coll. Philosophie du droit, LGDJ, 1981, pp. 10-11.

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    humain. Il sagit en effet dun concept qui ne se justifie que dansune perspective ontologique et subjective dtude des ressorts quipermettent de justifier une conduite dabord personnelle - etvidemment par extension une conduite collective - notammentpar le biais des systmes juridiques. Le rapport entre valeurs etdroit gnre ainsi sa propre confrontation, entre aspirationsobjectives et genses subjectives. Lindividu tient une place

    centrale dans lunivers des valeurs, dans la mesure o mmequand elles prnent des conduites ou des faons dtre collectives,ou quelles font passer lintrt collectif au-del du bien-treindividuel, elles agissent pour cela par le biais dun cheminementde pense et dune argumentation avant tout subjectifs etpersonnels. Les valeurs nexistent alors quen tant que :

    [] valeurs pour quelquun, et notamment pour lhomme[]. Dans cette optique, notre objectivisme axiologiqueest bien loign des thories objectivistes traditionnelles,lhomme tant ici constitutif de lontologie des valeurs, quiexistent objectivement, mais non extrieurement lui3.

    Ainsi, notamment depuis la seconde guerre mondiale,lensemble des systmes juridiques ont connu une monte enpuissance des valeurs dans leur formulation juridique, et notam-ment de la valeur galit. Si la distinction, droit, morale, valeur at largement dbattue, si la hirarchisation des normes a t cen-trale pour laffirmation des systmes normatifs modernes, la ques-tion spcifique de la hirarchisation des valeurs et de leur placedans les systmes normatifs a t bien moins aborde par la doc-trine et la philosophie du droit. Cest assez largement afin de mettreen avant la valeur galit quun instrument comme la Charte cana-dienne sest constitue autour de larticle 15 et de laffirmation delgalit comme valeur fondamentale4. Dans notre systme juridique

    3. Christophe GREZGORCZYK, La thorie gnrale des valeurs et le droit. Essaisur les prmisses axiologiques de la pense juridique, prface de M. Villey,coll. Bibliothque de philosophie du droit, LGDJ, 1982, p. 118.

    4. Pour une analyse des valeurs sous-jacentes lgalit au moment delentre en vigueur de la Charte, voir Daniel PROULX, Les valeurs etintrts protgs par lgalit , dans G.-A. BEAUDOIN (dir.), Vuescanadiennes et europennes des droits et liberts, ditions Yvon Blais,

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    civiliste, la vie, la libert et lgalit sont [a]u cur de toutes lesvaleurs qui bnficient dune protection dans les Chartes des droits[..] 5 . Plusieurs affaires rcentes, telles que laffaire Bruckner c.Marckovitz, ont laisses certains analystes sinterroger sur la nces-sit de donner un primat lgalit comme valeur fondamentale6.

    La notion dgalit rfre de multiples sens labors au

    cours des sicles. Elle est ainsi passe dune forme dgalit primor-diale la protection gale de certaines liberts fondamentales ta-blies juridiquement, formule sous la forme de conditionssusceptibles dassurer lgalit de cette participation jusqu leffetdirect du droit sur lgalisation des rapports sociaux, puis laccsadquat des sujets aux bnfices et aux charges de la cooprationsociale7et enfin aux traitement gal des sujets de droit devant les

    1989, 61-71; Le dfi de l'galit et la Charte canadienne des droits ,(1988) 48 R. du B., 633-685; L'objet des droits constitutionnels l'galit , (1988) 29 C. de D., 567-598.

    5. Christian BRUNELLE, Les droits et liberts dans le contexte civil , dans

    Collection de droit 2011-2012, cole du Barreau du Qubec, vol. 7, Droitpublic et administratif, Titre I, Les droits et liberts fondamentaux,Montral, ditions Yvon Blais, 2011, p. 48.

    6. Comme le souligne Louise LANGEVINet al., [l]orsque la Cour suprme arendu sa dcision dans l'affaire Bruker c. Marcovitz, divers analystes de lascne politique et judiciaire ont conclu qu'elle venait de faire primerl'galit entre les hommes et les femmes sur la libert de religion (ou,plus largement, sur la protection supralgislative des convictionsreligieuses individuelles). Cette lecture de l'arrt a galement contribu raffermir l'opinion de diffrents intervenants concernant le caractrealarmiste d'un bon nombre des positions exprimes dans le contexte - oudans la foule - des travaux de la Commission de consultation sur lespratiques d'accommodements relies aux diffrences culturelles, selonlesquelles l'volution de la jurisprudence canadienne en matire deprotection des convictions religieuses tait de nature nourrir des

    inquitudes quant l'intensit de la protection accorde par les chartesqubcoise et canadienne au droit l'galit entre les hommes et lesfemmes ; Louise Langevin, Louis-Philippe Lampron, Christelle Landheer-Cieslak, Alain Prujiner et Patrick Taillon, L'affaire Bruker c. Marcovitz :variations sur un thme , (2008) 49 C. de D. 655, au par. 57. Voirgalement Francesca ASTENGO, Libert de religion ou galit entre lessexes? La cour Suprme du Canada se prononce sur un cas de divorce ,(2008-2009) 39 R.D.U.S. 507, par. 26-27.

    7. Certains peuvent croire que lgalit entre les individus ne peut tre

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    instances charges de la mise en uvre des lois8. Comme le sou-ligne Daniel Proulx, lun des principaux dilemmes du conceptdgalit dans sa formulation moderne rside dans le fait quil signi-fie la fois quil faut traiter les individus de la mme faon (galitformelle) et quil faut parfois les traiter diffremment (galit relle)9.

    Dans le champ de la philosophie du droit, Ronald Dworkin

    affirme rcemment faire de lgalit une valeur souveraine, en effa-ant lantagonisme entre la libert et lgalit. Cette perspective in-duit ncessairement une hirarchisation des valeurs, et uneintgration de celles-ci au droit. Toutefois, une telle aspiration peutgnrer des aspects ngatifs, amplement mis en avant par les ad-versaires dune telle immixtion des valeurs dans le droit et de lahirarchisation de lgalit et de la libert. Premirement, en prd-terminant une hirarchie entre ces valeurs - une hirarchie entrenormes traduisant ces valeurs juridiquement - on aboutirait uneoppression de lune sur lautre, voire un carcan hirarchique dontle juge ne pourrait sextraire mme face des consquences ab-surdes ou visiblement contraire dautres valeurs de la socit10.

    Deuximement, une telle hirarchie entre valeurs serait ubuesqueau regard de la thorie mme des droits fondamentaux selon la-

    assure quen offrant tous le mme traitement mais il nen est rien : lgalit nimplique pas ncessairement un traitement identique et, enfait, un traitement diffrent peut savrer ncessaire dans certains caspour promouvoir lgalit . En substance, les Chartes garantissent nonseulement lgalit formelle dun traitement analogue, mais aussilgalit relle . Cest ainsi que la simple reconnaissance du droit lgalit dun groupe ne peut, en soi, porter atteinte aux droits dun autregroupe ; Christian BRUNELLE, prc., note 5, p. 61-62.

    8. Voir Pierre NOREAU, galit juridique formelle et sentiment de discri-mination sociale : Objets et perspectives pour la sociologie politique dudroit , dans S.F.P.B.Q., Congrs annuel du Barreau du Qubec (2009),

    Cowansville, ditions Yvon Blais, p. 2-3, 12.9. Daniel PROULX, La dignit : lment essentiel de l'galit ou cheval de

    Troie? , Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et liberts,2007,p. 98-99.

    10. Pour une vocation des rticences une hirarchisation des valeurs parles juges, voir Myriam JZQUEL, Conflits de droit, dilemme pour le jugeou simple mcanique juridique , dans Revue du Barreau, 2007, enligne : http://www.barreau.qc.ca/pdf/journal/vol39/200710_03.pdf(consult le 10 octobre 2010).

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    quelle tous ces droits - dont lgalit - sont galement fondamen-taux. La hirarchie serait antinomique la notion mme de droitsfondamentaux11ou de droits de la personne.

    Toutes les valeurs - ou leurs symtriques - peuvent alorsentrer en concurrence et faire lobjet dun conflit de valeurs quiimpose lindividu de les hirarchiser. Ainsi, par exemple, le choix

    de la Libertpeut sexprimer chez un individu par le primat de lalibert individuelle sur la solidarit; chez un autre, par le primatde la libert collective linformation sur la libert individuelle dujournaliste de taire certaines informations. De mme, lgalitpeut-tre perue comme une valeur fondamentale lorsquelle estenvisage en tant que fondement de tout systme ducatif maiscomme un obstacle la libert dexercice de la religion au sein dumme systme ducatif12 . En ce sens, et mme si les valeurspeuvent tre partages par des communauts dindividus oumme des civilisations, aucune valeur ne pourrait, selonHabermas, prtendre par sa nature une priorit absolue parrapport dautres valeurs 13.

    Toutefois, lgalit comme valeur semble avoir une placeparticulire dans la philosophie du droit et ce titre si ce nestprtendre une priorit absolue du moins revendiquer unesingularisation lui confrant une priorit relative. Lgalit entant que valeur ne pourrait alors tre [] une simple chimre,une invention de lhomme pour donner un peu de couleur unmonde chaotique, amorphe, inarticul 14. Comme laffirme RonaldDworkin, lgalit figure comme lune des valeurs souverainesactuelles. Cest le cas notamment dans le systme juridiquecanadien et qubcois. En effet, plus que toute autre, laspiration

    11. Sur les rapports entre fondements du droit et droits fondamentaux, auregard de la philosophie du droit notamment, voir Charlotte G IRARD, Desdroits fondamentaux au fondement du droit, Paris, Publication de laSorbonne, 2010, p. 57-203.

    12. Voir par exemple Multani c. Commission scolaire Marguerite Bourgeoys,[2006] 1 R.C.S. 256, 2006 CSC 6.

    13. Jrgen HABERMAS, Droit et dmocratie. Entre faits et normes, trad. R.Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, NRF, Gallimard, 1992, p. 277.

    14. C. GREZGORCZYK, prc.,note 3, p. 95.

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    lgalit est devenu le palimpseste de toute communautmoderne. Toutefois, la question de sa prdominance sur les autresvaleurs - et notamment la libert15 - saffirme de plus en pluscomme une problmatique dactualit 16 . La confrontation entregalit et libert de religion en est un exemple. Rguler lesindividus antagonistes au sein dune socit prenne est le dfi detoute civilisation, de toute socit, de tout systme juridique.

    Le rle du juge, en matire de droits fondamentaux17, secaractrise largement par la conciliation de droits antagonistes, demanire apparente ou relle, tout en sefforant de ne pas leshirarchiser de manire absolue. Ce refus dtablir une chelle devaleurs de principe entre les droits fondamentaux oblige les juges caractriser de manire fort prcise la porte et la nature duconflit entre normes18. Rsoudre la question de laffirmation desvaleurs et de leur possible hirarchisation dans le schmanormatif - avec lgalit en point dorgue - vise alors deux objectifsdistincts.

    Dune part, faciliter la conciliation entre droits enprdterminant la rsolution de certains conflits ce quirenforcerait la scurit juridique. Dautre part, en mettant enexergue certaines valeurs socitales au sein du systme juridiqueon souhaite, tort ou raison, rendre plus lisibles, plus lgitimes

    15. Pour une posture diffrente, voir Brian BARRY, John Rawls and thepriority of liberty , (1973) Philosophy and Public Affairs 2, 274-291.

    16. Sur les visions les plus extrmes des rapports entre libert et galit, voirnotamment les travaux de Kai Nielsen, lun des penseurs canadiens lesplus engag sur ces questions Kai Nielsen, Equality and Liberty: ADefense of Radical Egalitarianism, N.J. Rowand and Allanheld, Totawa,1985, essentiellement p. 3-43.

    17. David GILLES, Le rle du juge face aux droits fondamentaux garantis pardes normes fondamentales : France-Canada, une vision croise , dansS.F.C.B.Q., Barreau du Qubec, viol. 268, Les 25 ans de la chartecanadienne des droits et liberts, Cowansville, ditions Yvon Blais, 2007,p. 123-161.

    18. Sur cette procdure voir Louise ROLLAND, La surdtermination desvaleurs au droit par les tribunaux , dans A. LAJOIE, R. A. MACDONALD, R.JANDA, G. ROCHER, (ss. dir.), Thories et mergence du droit : pluralisme,surdtermination et effectivit, Thmis, Bruylant, 1998, p. 93-97.

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    certaines solutions juridiques qui seraient alors davantage enadquation avec des valeurs partages par lensemble de lasocit. Comme le soulignait dj Lord Devlin19, une socit nepeut subsister sans le ciment dune moralit sociale. Sansmoralit, ou valeurs communes, une socit se dsagrgerait ettoute violation de son code moral pourrait tendre laffaiblir etmettre ainsi en danger lessence de son existence. De ce point de

    vue, il semble assez vident que la cration du Tribunal des Droitsde la personne repose sur laffirmation dune dmotique forte enfaveur de lgalit au sein de la socit qubcoise. Une remarqueprliminaire et terminologique doit tre faite avant daborder plusavant cette perspective. tymologiquement, le terme dmotiquesignifie penser ou ressentir comme le peuple 20 . On parle parexemple dcriture dmotique pour la forme dcriture populaire.Confront ltude du droit, cette notion suppose que les normes(au premier chef, les normes fondamentales telles que les Chartes)doivent faire office de miroir de la diversit culturelle au sein deltat21, faute de quoi, elles ne sauraient bnficier dune lgitimitsuffisante.

    19. Lord DEVLIN, The enforcement of Morality, Oxford University press reprint,1987, p. 15. Sur cette question, voir galement larticle de RonaldDWORKIN, Lord Devlin and the Enforcement of Morals, (1966) 75 TheYale Law Journal, 986-1005.

    20. En grec : ; Katia BLAIRON, La question dmotique et laproblmatique dune constitution europenne , Congrs international dedroit constitutionnel Association Internationale de Droit Constitutionnel,R-imaginer les frontires du droit constitutionnel, Athnes, 11-15 juin2007, en ligne : http://www.enelsyn.gr/papers/w4/Paper%20by%20Katia%20Blairon.pdf (consult le 11 septembre 2011).

    21. Comme le soulignait Daniel Proulx en 1996, [] l'obligation d'accommo-dement fait partie intgrante du droit l'galit. Et c'est pour cela que laCour affirmait avec raison dans l'arrt de principe Andrews c. Law Society

    of British Columbia qui, soit dit en passant, portait sur un cas de discri-mination directe, l'obligation de traiter diffremment certains individuspour ne pas trahir l'objet du droit la non-discrimination. Voici, en effet,comment s'exprimait le juge McIntyre dans cet arrt : Il faut cependantreconnatre ds le dpart que toute diffrence de traitement entre des indi-vidus dans la loi ne produira pas forcment une ingalit et, aussi, qu'untraitement identique peut frquemment engendrer de graves ingalits. [...][L]e respect des diffrences, qui est l'essence d'une vritable galit, exigesouvent que des distinctions soient faites ; Daniel PROULX, L'accommo-

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    Si la perspective semble aujourdhui rsolument dfavorable une hirarchisation formelle de la valeur galit dans le systmenormatif, la doctrine se trouve bien plus favorable un rle dujuge accru en la matire, faisant de celui-ci, par bien des aspects,le Saint Georges terrassant lingalit.

    I. Lgalit comme valeur du droit : refuge et repoussoir

    Lautopose du droit - le fait que le sujet de droit est lafois lorigine et le destinataire du droit a pour consquence quelindividu ordinaire ne subit plus le cours de lhistoire, mais ilen est un acteur dcisif. La relativisation des vrits absolues auxquelles il est donn lHomme davoir accs linvite remettreen cause cette croyance aveugle, y compris dans lessciences. Wagdi Sabete remarque ainsi que

    Notre connaissance sur les valeurs repose sur desvidences intelligibles pour la conscience, celles quiconstituent les conditions de la raison. Ces videncesreposent, leur tour, sur un acte de confianceraisonnable. Au commencement il ny a quun acte de foi.Car il ny a pas et il ny a jamais eu de dmonstrationpremire de la validit : la fondation se drobe toujours.2+2=4? Sans doute mais au nom daxiome ou deprsupposition, c'est--dire de proposition non dmon-tre22.

    Les valeurs, pour clore, sont donc tributaires dune formedindividualisme23 que les socits contemporaines ont exacerbe,

    dement raisonnable, cet incompris : Commentaire de l'arrt Large c. Strat-

    ford , (1996) 41 R.D. McGill, 669.22. Wagdi SABETE, De la complexit de dtermination des valeurs

    fondatrices du droit ou suite humienne , dans M. DOAT, J. LE GOFF etPh. PDROT(ss. dir.), Droit et complexit, pour une nouvelle intelligence dudroit vivant, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 234.

    23. Les valeurs nexistent alors quen tant que [] valeurs pour quelquun,et notamment pour lhomme []. Dans cette optique, notre objectivisme axiologique est bien loign des thories objectivistestraditionnelles, lhomme tant ici constitutif de lontologie des valeurs,

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    schma dans lequel prend videmment place lgalit. Kelsen achoisi de rsoudre la difficult pose par les valeurs quil observaitdans le droit en octroyant celles-ci un statut driv des normeselles-mmes24. Son systme repose sur lide dune objectivation dudroit et de sa lgitimit fonde sur le respect du processusdadoption, sur la conformit de la norme au contenu de la normesuprieure25. La pratique a toutefois oblig la thorie du droit

    contester largement cette vision irrductible des valeurs exognesau droit. Refuser tout jugement de valeurs authentiques dans ledroit et refuser tout fondement philosophique au droit revient scarter de lobservation du droit pos, pourtant fondement de lathorie positiviste. De la norme lgislative la solutionjurisprudentielle, toutes portent en elles cette part de subjectivit,cette expression dune ou de plusieurs valeurs transcendantes.Cest une vidence, pour les juristes et notamment pour les jugesque les principaux problmes juridiques trouvent frquemment desrponses non pas lintrieur de la science juridique mais lextrieur, dans le domaine de la philosophie, de la morale, desvaleurs. Comme le soulignait Christelle Landheer-Cieslak la notion

    d'galit prsente lheure actuelle un double sens : un sens for-mel qui fait de l'galit un principe au fondement de l'application de

    qui existent objectivement, mais non extrieurement lui ; C.GREZGORCZYK, prc., note 3,p. 118.

    24. Kelsen vacue toute valuation externe des normes, refusant ce quiapparat ses yeux comme une impuret. Constatant lexistence desvaleurs, il en fait des valeurs extra-juridiques. Il ne voit dans toutjugement de valeurs quune simple expression dune motionpersonnelle, dun subjectivisme non juridique; Hans KELSEN, Thorie puredu droit, 2ed., Paris, ditions Dalloz, 1962, p. 23-24.

    25. La pyramide kelsnienne ainsi constitue carte alors les valeurs enprivant celles-ci de toute validit exogne, de tout fondement moral. Le

    critre de la conformit la norme suprieure ne permet laffirmation devaleurs que par leur appendice principiel, transformant celles-ci enprincipes juridiques qui trouvent leur fondement dans la conformit dansla norme suprieure. Il en est ainsi de lgalit dont la force, la valeur ne dpend, a priori, dans nos systmes juridiques que de sa place dansla hirarchie de lordonnancement normatif. Confronte lordonnancement juridique qubcois, cette ralit transparait dans laplace singulire qui a t accorde cette valeur dans notre systmejuridique. Voir Christophe GREZGORCZYK, prc., note 3,p. 28.

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    la rgle de droit; un sens matriel qui fait de l'galit une finalit del'application de la rgle de droit. Pour le juge qubcois, l'galit estun principe et une finalit de la rgle de droit 26. Transcendant ceprincipe et cette finalit, lgalit est galement une valeur dont lagense se trouve au cur de la dmotique occidentale. Ainsi, lanotion a t tour tour apprhende comme la transposition juri-dique dune forme dgalit primordiale, comme un instrument de

    protection gale de certaines liberts fondamentales, comme unprincipe politique de participation la dmocratie, la formulationdes conditions daccs quitable aux ressources, une galit deschances ou une galit de traitement devant les instances judi-ciaires27.

    A/ Laffirmation historique de lgalit

    Valeurs et normes, si elles doivent tre distingues, secompltent. La principale distinction reposerait sur le caractre

    26. Christelle LANDHEER-CIESLAK, L'galit des identits religieuses : principeou finalit pour les juges franais et qubcois de droit civil? , (2006) 47C. de D. 239, la p. 1.

    27. Pierre Noreau catgorise quant lui lvolution historique de la notion dela manire suivante 1/ la protection gale de certaines libertsfondamentales tablies juridiquement (Habermas, Kelsen); (2) laparticipation gale des membres de la communaut politique ladfinition du droit (Locke, Rousseau, Tocqueville, Habermas, Rawls); (3)aux conditions et ressources susceptibles dassurer lgalit de cetteparticipation (Habermas, Dworkin); (4) leffet direct du droit surlgalisation des rapports sociaux, [] (5) laccs adquat des sujetsaux bnfices et aux charges de la coopration sociale (forme dgalitdes chances) (Rawls); (6) au traitement gal des sujets de droit devant lesinstances charges de la mise en uvre des lois [] soit dans laperspective dune impartialit formelle issue dun certain positivisme, o

    lgalit est consacre par le caractre gnral, abstrait et impersonnel dudroit et de la procdure (Locke, Austin, Kelsen); soit dans une perspectiveplus concrte, qui prvoit la ncessit dune mise galit des conditionsde participation la communaut interprtative et, par extension, desconditions de mobilisation du droit et de recours au pouvoir judiciaire(Dworkin) [] ; Pierre NOREAU, galit juridique formelle et sentimentde discrimination sociale : Objets et perspectives pour la sociologiepolitique du droit , dans S.F.P.B.Q., Congrs annuel du Barreau duQubec (2009),Cowansville, ditions Yvon Blais, p. 2-3, 12.

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    dtermin des secondes par rapport aux premires. Si les valeursnaissent dun dbat collectif, elles expriment une adhsionpersonnelle. Les normes, au contraire, ont pour fonction de runirsur elles prcisment un consensus permettant de rguler le vivre-ensemble dans le pluralisme des valeurs et de leurhirarchisation. Ce consensus - issu dans nos systmes dunvolontarisme juridique - dcoule de la constitution de ltat

    Lviathan hobbesien, sur la base mme de la volont de chaqueindividu. Normes et valeurs sont alors intrinsquement lies. Lanorme est toujours provisoire et susceptible dtre invalide28. Lavaleur vise la permanence, mme si elle ne peut latteindre29. Lanorme est binaire, mathmatique, alors que la valeur exprime lecaractre prfrable des biens auxquels on adhre, laissant uneplnitude doptions ouvertes30.

    Caractriser ces valeurs peut se faire par deux mthodes : ilest possible didentifier les valeurs aux intrts socialementreconnus une poque, une socit et une civilisation donne. Ilest possible alors de les ordonner, de les arbitrer selon une

    hirarchie plus ou moins complexe, comme a tent de le faire

    28. Jrgen HABERMAS, prc., note 13, p. 278.29. La flexibilit des valeurs est bien entendue envisager en contre-plan de

    limmutabilit des normes naturelles issues du jusnaturalisme, laquelle les valeurs ne peuvent tre assimiles

    30. Les normes en vigueur obligent leurs destinataires, sans exception et dela mme manire, adopter une attitude satisfaisant des attentes decomportement gnralises, tandis que les valeurs doivent sentendrecomme des prfrences intersubjectivement partages ; Id,,p. 278. Pourlui, les valeurs expriment le caractre prfrable de biens qui, dans lecadre de certaines collectivits, sont considres comme dignes deffort etqui peuvent tre acquis ou raliss au moyen dune activit dveloppe

    en fonction dune fin dtermine alors que les normes se prsententsous la forme de la prtention la validit caractre binaire , soitvalide soit invalide. Il distingue norme et valeur selon 4 critres : toutdabord par leur rapport laction obligatoire ou laction tlologique,ensuite par le codage binaire pour les unes ou le codage graduel de leurprtention la validit pour les autres par leur force dengagementabsolue ou relative et enfin par les critres auxquels doivent satisfaire lacohrence des systmes normatifs et des systmes de valeurs; Id., p.278.

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    Roscoe Pound par exemple 31 , travers sa balance dintrtssociaux32 (balancing of interest) 33 . Lautre mthode consiste proclamer sa foi en des valeurs objectives, rationnelles etuniverselles, communes toutes les civilisation et toutes lespoques, indpendamment de leur reconnaissance concrte parune socit donne 34 . Paradoxalement, lgalit comme valeurpeut-tre analyse en tant que rsultat de ces deux mthodes.

    Valeur universelle, bien que souvent mise mal, lgalitcorrespond galement un choix fait par nos socits modernes,notamment dans son passage dune galit de droit de plus enplus effective une galit de fait, lquilibre de plus en pluscritique. Comme le soulignait toutefois rcemment Pierre Noreau :

    Dans la foule du dbat thorique des derniers sicles, ilest difficile de conclure sur une dfinition unifie de ce querecouvre la notion dgalit juridique, mme si sa ncessitest rituellement rappele comme un fondement ou une ga-rantie intrinsquement associe ltat de droit35.

    Si lon cherche la valeur galit dans nos systmes

    juridiques, on observe sous la forme de principe le recours lquit qui figure largement comme le cheval de Troie de lgalitau sein du systme normatif. Ces deux courants, lun davantagesociologique, lautre davantage jusnaturaliste ou fondamentaliste

    31. travers une recherche des quilibres sociaux, voir Paul DUBOUCHET,Commons et Hayek dfenseurs de la thorie normative du droit, Paris,ditions LHarmattan, 2003, p. 96; Droit et philosophie: une critique dessciences humaines, Paris, ditions LHarmattan, 2010, p. 232.

    32. Roscoe POUND, Jurisprudence, Union, Clark, N.J., Lawbook Exchange,2000, p. 241. Il aborde dailleurs le rapport entre galit et libert dansson ouvrage New Paths of the Law : Roscoe POUND, New paths of the

    law : first lectures in the Roscoe Pound lectureship series, Clark, N.J. :Lawbook Exchange, 2006, p. 5.

    33. Martin Philip GOLDING, Legal Reasoning, Brodview Press, Peterborough,2001, p. 28.

    34. C. GREZGORCZYK, prc., note 3, p. 29.35. Pierre NOREAU, galit juridique formelle et sentiment de discrimination

    sociale : Objets et perspectives pour la sociologie politique du droit ,dans S.F.P.B.Q., Congrs annuel du Barreau du Qubec (2009),Cowansville, ditions Yvon Blais, p. 2-3, 12.

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    en rfrence aux droits fondamentaux rpondentconcomitamment au besoin vident et lgitime qui parcourt lacommunaut juridique de trouver des solutions juste dessituations juridiques, sans recourir la doctrine moraleproprement dite.

    1. La gense du lien axiologique entre juste et galit

    Chez Platon comme chez Aristote, on trouve lide - plustard systmatise par John Rawls - selon laquelle si les rgles sontjustes et connues de tous car dfinies clairement, il ne peut - il nedoit - y avoir de tensions sociales. De cette ide il ne faut pasdduire une galit de principe, laquelle dailleurs lesphilosophes de lantiquit sont largement trangers. Au contraire,pour Platon, les individus tant ingaux, il incombe dorganiserleur slection pour constituer les classes suprieures, la justiceconsistant faire concider les aptitudes et les positions. Dansune socit qui connait lgitimement selon Platon la distinctionentre citoyen et esclave36, il dplore que les lois humaines soient

    trop souvent sous linfluence du plus grand nombre. Le peuple,aspirant une plus grande galit, dtourne ainsi les lois de leurjuste objectif :

    Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, quitablissent les lois, j'en suis sr. C'est donc en fonctiond'eux-mmes et de leur intrt personnel que les faiblesfont les lois, qu'ils attribuent des louanges, qu'ilsrepartissent des blmes. Ils veulent faire peur auxhommes plus forts qu'eux et qui peuvent leur tresuprieurs. [] Car, ce qui plat aux faibles, c'est d'avoirl'air d'tre gaux de tels hommes, alors qu'ils leur sontinfrieurs37.

    36. La cit idale est compose pour Platon de trois classes ayant chacuneleurs fonctions propres : les philosophes sont ceux qui dirigent, lesguerriers sont ceux qui la dfendent alors que les artisans sont ceux quiprocurent le bien-tre matriel. Les esclaves, quant eux, participent aubien-tre matriel de tous.

    37. Id., p.213.

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    L o les meilleurs devraient triompher selon Platon dans leGorgias, les lois, au nom de laspiration lgalit, viennent tablirun cadre injuste selon le philosophe, injuste pour les meilleurs dela cit :

    [] Chez nous, les tres les meilleurs et les plus forts,nous commenons les faonner ds leur plus jeune ge,comme on fait pour dompter les lions; avec nos formules

    magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons desesclaves, en leur rptant qu'il faut tre gal aux autres etque l'galit est ce qui est beau et juste38.

    Aristote, quant lui, distingue deux domaines o doitsexercer la justice : la distribution des honneurs et des richesses(la justice distributive qui donne chacun selon ses titres) et ledomaine des contrats (la justice commutative qui assure lgalitdes prestations). Dans le premier cas, comme les individus sontingaux, la justice consiste donner chacun selon son mrite.Fondant la notion de Justice particulire 39 , Aristote distinguelinjuste au sens dingal et linjuste au sens dillgal, le premier

    tant au second comme la partie lgard du tout40. Si tout ingalva contre la loi, tout illgal ne ralise pas intrinsquementlingalit. Il esquisse ainsi une distinction entre justice et quit,qui est lexpression juridique de laspiration lgalit en droit.Pour Aristote, lexigence du Bien-commun prime alors sur cellesqui rgissent les rapports entre hommes libres et gaux41, logiquequi sera reprise par la suite par le docteur anglique42. La justice

    38. PLATON, Gorgias, traduit par Monique Canto-Sperber, ditions GF-Flammarion, Paris, 1987, no482-484, p. 213.

    39. La justice particulire se dit soit comme justice distributive (dianemtik)soit comme justice correctrice (diorthtik), les deux consistant dans les

    deux manires de raliser lgalit dans la rpartition des bienscommuns ou des biens individuels; ARISTOTE, thique Nicomaque,traduction J. Tricot, Paris, ditions Vrin, 1979, Livre V, chap. V.,1130b16-18.

    40. Id.41. Id.42. Rponse: Nous venons de voir que la justice lgale ne se confond pas

    essentiellement avec nimporte quelle vertu. Il faut donc quen plus decette vertu gnrale qui ordonne lhomme de faon immdiate au bien

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    appelle ainsi lgalit, que linjuste soit ingal, le juste gal, cest ceque lon admet communment, sans autre raisonnement crit leStagyrite43.

    Ainsi, dpassant le simple cadre des justices distributives etcommutatives, cest la priode chrtienne et la priode modernequi savrent les plus riches denseignements. La chrtient a

    dvelopp une relation fort ambivalente lgalit, dont noussommes encore aujourdhui les tributaires. Le christianisme nestpas, en tant que tel, porteur de revendications galitaires. Ilsaccommode de lordre civil en vigueur et il recommandelobissance aux puissances constitues. Dans une perspectiveaugustinienne, la valeur dordre semble dailleurs primer sur touteautre valeur dans un respect du schma divin. Le christianismepostule une galit de tous les croyantsvis--vis du dessein divin,une soumission galitaire de tous face Dieu mais aussi unehirarchisation trs forte de lappareil ecclsiastique lui-mme etune acceptation quasi absolue - lexception des courantsnothomistes - de lordre civil, et des ingalits dont il est la

    source. Thomas dAquin raffirme l'ide aristotlicienne de justicequil adapte au dogme chrtien. Contrairement Augustin, illibre lhomme, il lui redonne son libre-arbitre, considrant que lagrce divine consiste justement recrer une nature humainedote du libre-arbitre : il fait de la libert humaine leffet de latoute puissance divine. Le statut de la justice humaine s'en trouveconsidrablement revaloris et devient plus qu'un simple lment

    commun, il y en ait dautres qui lordonnent immdiatement aux biensparticuliers. Les uns peuvent nous concerner personnellement, ou bienregarder un autre individu. Donc de mme quen dehors de la justicelgale il faut quil existe des vertus particulires qui ordonnent lhommeen lui- mme, telles la temprance et la force, ainsi une justice

    particulire est encore requise pour lordonner au sujet de ce quiappartient dautres personnes. Solutions : 1. Que la justice lgaleordonne suffisamment lhomme envers autrui, cest vrai de faonimmdiate par rapport au bien commun; mais seulement dune faonmdiate par rapport au bien individuel. Cest pourquoi en ce quiconcerne le bien particulier des individus, une justice particulire estrequise ; Fondant ainsi une justice particulire, Thomas DAQUIN, Sommethologique, II-II, qu. 58, art. 7, p. 389.

    43. ARISTOTE, prc., note 39, Livre V, chap. V, 1129a34 et 1130b9-33.

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    insignifiant au regard de la justice divine. La justice constituepour Saint Thomas la volont permanente et constanted'attribuer chacun son droit 44. Pour certains auteurs chrtiens,si lgalit est bien affirme comme principe, elle savreantinomique la libert, paradigme qui caractrisera les relationsdes deux valeurs jusqu nos jours. Toutefois, de cette ambigutintrinsque de lgalit chrtienne, dsarme dans la socit des

    hommes, lgalit va saffirmer travers les plume de Duns Scot etsurtout de Guillaume dOckham 45 , qui, par un nominalismeradical, nenvisage plus que des individus et des relationsvolontaires, o lgalit devient la rgle, non plus dans un rapportthologique, mais dans un rapport collectif.

    2) Laffirmation de lgalit comme valeur axiologique dela socit humaine

    Pour Locke46et Hobbes, la valeur galit devient une valeurprimordiale, un droit qui se distingue des autres. Dune part

    44. St-Thomas DAQUIN, La Somme Thologique, II aII ae, Qu. 57, art. 1. Il estvrai que Saint Augustin attribue la justice la fonction de venir ausecours des malheureux . Mais dans ce cas, rpond Saint Thomas, nousne leur donnons pas ce qui est eux, mais ce qui est nous. Lamisricorde est une autre vertu que la justice, laquelle consiste rendre chacun ce qui est sien, selon les deux rgles bien connues (justicecommutative, galit arithmtique, et justice distributive, galitgomtrique - dans ce second cas, il y a aussi galit, puisque chacunreoit autant qu'il a donn).

    45. Andr de MURALT,L'unit de la philosophie politique: de Scot, Occam etSurez au libralisme,Paris, ditions Vrin, 2002, p. 182.

    46. Le judicieux Hooker considre cette galit des hommes par naturecomme si vidente en elle-mme, et tellement hors de question, qu'ilen fait le fondement de l'obligation d'amour mutuel entre les hommes,

    amour sur lequel il btit les devoirs qu'ils ont les uns l'gard desautres; c'est de l qu'il drive les grandes maximes de la Jus tice etde la Charit. Voici ses paroles : Une mme inclination naturelle a portles hommes reconnatre que l'amour des autres ne fait pas moins partiede leurs devoirs que l'amour de soi-mme, car on voit que les choses qui sontgales doivent ncessairement tre traites de la mme manire; si je ne peuxm'empcher de souhaiter recevoir des autres tout le bien qu'un homme peutsouhaiter pour son me, comment pourrais-je m'attendre voir la pluspetite partie de mon dsir satisfaite si je ne suis pas moi-mme

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    parce quelle devient naturelle et partage par tous et dautre partparce quelle reprsente lun des rares droits dont disposent leshommes en ltat de nature. Chez les deux auteurs, ltat denature est un tat dgalit et de libert, mais ces deux lmentssont envisags de manire plus positive chez Locke que chezHobbes.

    4. Pour bien comprendre ce qu'est le pouvoir politique,et pour le faire remonter son origine, nous devonsconsidrer dans quel tat tous les hommes se trouventpar nature; c'est--dire, un tat o ils ont la parfaitelibert d'ordonner leurs actions et de disposer de leurspossessions et de leurs personnes comme ils l'estimentconvenable, l'intrieur des limites de la loi de nature,sans demander la permission quiconque et sansdpendre de la volont d'aucun autre homme.C'est--dire encore un tat d'galit, o tout pouvoir ettoute juridiction sont rciproques, personne n'en ayantplus qu'un autre : rien n'est plus vident en effet quedes cratures de la mme espce et du mme rang,

    nes sans distinction pour jouir des mmes avantagesde la nature et pour user des mmes facults',devraient aussi tre gales les unes aux autres sansaucune subordination ni sujtion, moins que leurSeigneur et Matre toutes n'en tablisse une au-dessusdes autres par une dclaration manifeste de sa volont, et

    attentif satisfaire le dsir identique qui se trouve certainement chez lesautres hommes puisque nous sommes d'une seule et mme nature? Se voirtraits l'encontre de leurs dsirs doit certainement les affliger autantque moi, en sorte que si je leur fais du mal, je dois m'attendre

    souffrir, puisqu'il n'y a pas de raison que les autres fassent preuve mon gard d'un amour plus grand que celui que je leur tmoigne; mondsir d'tre aim - autant que cela est possible - de ceux qui me sont gauxpar leur nature m'impose donc un devoir naturel d'avoir pleinement leur endroit la mme affection. Aucun homme n'ignore que c'est de cerapport d'galit entre nous-mmes et d'autres qui sont comme nous-mmes, que la raison naturelle a tir diverses rgles et lois pour laconduite de la vie. Eccl. Pol., Lib. 1 ; John LOCKE, Le second Trait dugouvernement, Paris, PUF, 1994, c. II, no5, p. 5.

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    ne lui confre, par une dsignation vidente et claire, undroit indubitable l'empire et la souverainet47.

    Ainsi, chacun, dans ltat de nature, dispose dune libert etdune galit de droit. Il ajoute la suite cette formulationlapidaire et explicite affirmant que [] dans cet tat d'galitparfaite, o il n'existe par nature aucune supriorit ni aucunejuridiction d'un homme sur un autre, ce qu'il est permis unhomme de faire en excution de cette loi, tout homme doitncessairement avoir le droit de le faire 48 . Dans ces modlescontractualistes, lgalit devient la rgle, au moins dans ltat denature, et au mme titre que la volont et la libert, il sagit dunlment primordial permettant ladhsion au contrat social ou auLviathan. Pour Hobbes, difiant ce que C.-B. Macpherson nomme lindividualisme possessif 49 , lessence de lhomme, est dtre libre, indpendant de la volont dautrui, et cette libert estfonction de ce quil possde. Dans cette perspective, la socit serduit un ensemble dindividus libres et gaux, lis les uns auxautres en tant que propritaires de leurs capacits et de ce que

    lexercice de celles-ci leur a permis dacqurir 50

    .Toutefois, il faut apporter immdiatement une nuance

    cette perspective hobbesienne. Dans son Lviathan, Hobbesprsente deux arguments majeurs pour expliciter lgalit parnature des individus : premirement, il nexiste pas, selon lui, uneingalit des forces suffisante fonder un droit la domination decertains sur dautres; la diffrence dun homme un autre nestpas si considrable quun homme puisse de ce chef rclamer pourlui-mme un avantage auquel un autre ne puisse prtendre aussibien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle,lhomme le plus faible en a assez pour tuer lhomme le plus fort

    47. John LOCKE, Le second Trait du gouvernement, Paris, PUF, 1994, c. II, no14, p. 12.

    48. Id.49. Voir Crawford Brough MACPHERSON, La Thorie politique de

    lindividualisme possessif de Hobbes Locke, trad. M. Fuchs, Paris,1971, pp. 5-9.

    50. Id.,p. 13.

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    soit par machination secrte, soit en salliant dautres quicourent le mme danger que lui 51. Le second argument porte,quant lui, sur les facults de lesprit. Il affirme :

    [] jy trouve entre les hommes une galit plus parfaiteencore que leur galit de forces. Car la prudence nestque de lexprience, laquelle, en des intervalles de tempsgaux, est galement dispense tous les hommes pour

    les choses auxquelles ils sappliquent galement52.

    51. La Nature a fait les hommes si gaux pour ce qui est des facults ducorps et de l'esprit que, quoiqu'on puisse trouver parfois un hommemanifestement plus fort corporellement, ou d'un esprit plus vif,cependant, tout compte fait, globalement, la diffrence entre un hommeet un homme n'est pas si considrable qu'un homme particulier puissede l revendiquer pour lui-mme un avantage auquel un autre ne puisseprtendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, leplus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par unemachination secrte , soit en s'unissant d'autres qui sont menacs dumme danger que lui-mme. Et encore, pour ce qui est des facults del'esprit, sans compter les arts fonds sur des mots, et surtout cette

    comptence qui consiste procder selon des rgles gnrales etinfaillibles, appele science, que trs peu possdent, et seulement surpeu de choses, qui n'est ni une facult inne ne avec nous, ni unefacult acquise en s'occupant de quelque chose d'autre, comme laprudence, je trouve une plus grande galit entre les hommes quel'galit de force .

    52. [] Ce qui, peut-tre, fait que les hommes ne croient pas une tellegalit, ce n'est que la conception vaniteuse que chacun a de sa propresagesse, [sagesse] que presque tous les hommes se figurent possder un degr plus lev que le vulgaire, c'est--dire tous [les autres] sauf eux-mmes, et une minorit d'autres qu'ils approuvent, soit cause de leurrenomme, soit parce qu'ils partagent leur opinion. Car telle est la naturedes hommes que, quoiqu'ils reconnais-sent que nombreux sont ceux quiont plus d'esprit [qu'eux-mmes], qui sont plus loquents ou plussavants, pourtant ils ne croiront gure que nombreux sont ceux qui sont

    aussi sages qu'eux-mmes; car ils voient leur propre esprit de prs, etcelui des autres hommes de loin. Mais cela prouve que les hommes sontplutt gaux qu'ingaux sur ce point. Car, ordinairement, il n'existe pasun plus grand signe de la distribution gale de quelque chose que le faitque chaque homme soit satisfait de son lot. De cette galit decapacit rsulte une galit d'espoir d'atteindre nos fins. Et c'estpourquoi si deux hommes dsirent la mme chose, dont ils ne peuventcependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis; et, pour atteindreleur but (principa-lement leur propre conservation, et quelquefois le seul

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    Dans une pointe de drision, il ajoute mme quun signevident que la prudence, condition idoine de lart de gouverner, estgalement partage par tous est que chaque individu sattribue lui-mme une plus grande part de prudence quaux autreshommes. Or, selon lui, il ny a pas de meilleur signe dunedistribution gale de quoi que ce soit, que le fait que chacun soitinsatisfait de sa part 53. La pense de Hobbes, si elle constate

    lgalit naturelle, constitue galement une forte critique de larevendication rpublicaine dune rpartition galitaire du pouvoir partir dune philosophie qui met paradoxalement laccent surlgalit naturelle des individus. Si lgalit peut difficilementsincarner ainsi dans le rapport au politique, est-il possible de laconsacrer juridiquement?

    Ainsi, un juriste jansniste comme Domat, dont luvremarqua si profondment les codificateurs civilistes, nhsitait pas,dans un mme mouvement, dclarer tous les hommes gaux54mais galement construire juridiquement les ingalitsjuridiques comme conformes la loi divine. Pour lui [t]ous les

    hommes tant gaux par nature, cest--dire par lhumanit quifait leur essence, elle nen rend aucun dpendant des autres 55.Dans le mme temps o lgalit devient un droit naturel,laffirmation de la valeur galit, comme bien auquel les hommesadhrent volontairement se fait plus prgnante. Toutefois, lamourde lgalit, ladhsion forcene ce bien va engendrer sa propreantinomie, lgalit comme valeur engendrant lingalit dans lesdroits voire dans les faits.

    plaisir qu'ils savourent), ils s'efforcent de se dtruire ou de subjuguer

    l'un l'autre ;Id.53. Id.54. Cette ncessit dun gouvernement sur les hommes que leur nature

    rend tous gaux et qui ne sont distingus les uns des autres que parleurs diffrences que Dieu met entre eux par leurs conditions et par leursprofessions, fait voir que cest de son ordre que dpend le gouvernement() ; Jean DOMAT, Les lois civiles dans leur ordre naturel, 2epartie, LeDroit Public,Paris 1756, L.I, T.I, S.I, 5, p. 6.

    55. Id.,L.I, T.I, prambule, p. 5.

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    Hobbes tait dj conscient de ce moment critique. Pour lui,lgalit primitive cre elle-mme une situation insupportable.Lgalit des aptitudes engendre la rivalit, lgalit dans lacapacit de nuire cre une inscurit permanente et la prtentiondes individus la supriorit de jugement, emporte que chacun nepeut recevoir une gale reconnaissance, cultivant alors ladception. Lgalit naturelle produirait ainsi la discorde, la

    rancur et linscurit. Toutefois, et il sagit dune partie de lamartingale hobessienne, la cration du Lviathan, de ltat, estluvre conjointe de tous les individus gaux ce qui confredemble au nouvel ordre juridique cr une doxa, une ligne forcequi est dassurer la mme part de scurit pour chacun, soit unegale scurit. Le travestissement - progressif - de lgalitnaturelle la valeur galit, puis laffirmation dun droit lgalit dans les socits dites moderne constitue lhritage decette ambigut originelle. Les dclarations des droits, ensouhaitant affirmer lgalit de droit, lgalit en droit, montreront,par lvanescence des consquences pratiques de ceux-ci, leslimites de cet exercice56.

    B/ Lgalit des chances ou le retour de la libert

    Affirmer, dans son article 1er, que tout homme nat libre etgal en droit linstar de la Dclaration franaise de 1789,exprime deux choses : en premier lieu, le dsir collectif desfranais de cette poque du moins les lites imprgnes desuvres de Rousseau dadhrer la valeur galit, en faire unbien premier au mme niveau que la libert. En second lieu, le faitde ne pas faire suivre cette affirmation de la valeur-galit desextensions juridiques, des droits rendant un droit lgaliteffectif, annihile dans le mme temps tous les espoirs mis dans

    cette symbolique.

    Certes, quelques pas positifs sont faits, dont lgal accs lducation par exemple, mais lesclavage, la condition de louvrier

    56. Voir Frdric ROUVILLOIS, Les Dclarations des droits de lHomme, coll.Champs classiques, Paris, Flammarion, 2009, p. 12.

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    face au patron, le statut de la femme marie clipsera longtempslespoir mis dans cette valeur. En fait, seuls les systmesjuridiques modernes parviendront traduire cette galit en droiten un certain degr dgalit sociale, par laccs de droit ausystme de sant, laccs de masse au systme ducatif... Outrecette difficile dtermination de lgalit permettant de transformerlgalit en droit en galit juridique, la valeur galit a connu une

    histoire sombre, dont Hanna Arendt sest largement faite lcho auXXe sicle, confronte au dveloppement des totalitarismesprnant lgalit absolue, coercitive. Contrairement la libertindividuelle, dont lexcs nest caractris que lorsquelle attendcelle des autres, lgalit peut donc connaitre dans son aspirationcollective exacerbe un effet destructeur certain, ce qui expliquepeut-tre les ractions fortes lide de son affirmation en tantque valeur primordiale. Une des analyses les plus importantes, lesplus troublantes dHanna Arendt vise la complexit des droits delhomme et lutilisation perverse que peuvent en faire les systmestotalitaires ou les systmes politiques en gnral. Lesproclamations des droits furent conues comme un instrument de

    protection des individus face ltat, face au monde nouveaupour des hommes qui ne pouvaient voulaient? - plus se diregaux devant Dieu. Pour ce faire, dit Arendt, le discours des droitsde lhomme confre celui-ci labstraite nudit de celui qui nestplus rien quhomme 57, le prive de son identit, de son histoire, desa culture qui le fait diffrent.

    57. Luvre dHanna Arendt sattache lanalyse des systmes totalitaires.Dans sa perspective, le totalitarisme accomplit une atomisation dusocial. Le totalitarisme vise un rapport direct des individus avec ltaten supprimant les corps intermdiaires chers Montesquieu. Le systmetotalitaire vise raliser le projet lorigine dmocratique dgalisation

    des conditions, affirmant un seul statut juridique, estimant que lesindividus sont tous gaux en droits et devoirs jusqu priver cette galitde toute substance, car elle ne peut tre dsirable que si lingalit existe.Ainsi, les populations dEurope de lEst rejetrent comme un seul hommela valeur-galit la chute du Mur de Berlin, car le dsir ntait plus l,la libert, la soif de consommation stant substitues lillusion delgalit collectiviste. Hanna ARENDT, Les origines du totalitarisme, tome 2,L'Imprialisme, trad. Martine Leiris, coll. Poche, Paris, Seuil, 2005, p.167.

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    Il ne fait aucun doute que partout o la vie publique et saloi dgalit seront compltement victorieuses partout oune civilisation parviendra liminer ou rduire sondegr minimal larrire plan obscur de la diffrence, ellesfiniront par se ptrifier et tre punies, si lon peut dire,pour avoir oubli que lhomme nest que le matre et non lecrateur du monde58.

    Peut-on dire ainsi que de vouloir toute force affirmer laprminence de lgalit face la libert de religion, ou du moinsface une tradition qui se rclame de celle-ci, serait faire le lit dutotalitarisme au sein mme dune socit libre et dmocratique ?Ce serait notre sens procder une interprtation abusive decette ide. Que nous dit Arendt? Quil faut, dans le jeu desvaleurs, une pondration qui doit faire dsirer lgalit laune desautres dsirs collectifs. Cette pondration de valeurs, ou de droits,est familire aux juristes et aux juges, et sil y a bien unehirarchie des dsirs, des valeurs, chaque valeur, mme traduiteen norme, trouve sa limite dans le rseau complexe des autresvaleurs.

    Robert Nozick adopte une posture similaire dans sonanalyse de lgalit. Il avance que la conception de la justicefonde sur les droits de possession ne donne aucune prsomptionen faveur de lgalit, ni de tout autre modle densemble ou dtatfinal. On ne saurait simplement supposer que lgalit doive treintgre toute thorie de la justice 59. Celui-ci dnonce le faitquil manque darguments en faveur de lgalit capables de semesurer aux considrations qui sous-tendent une conception dela justice non global et non organise en matire de proprit 60.Ainsi, la premire section du chapitre galit, envie,exploitation, etc. de son ouvrage Anarchie, tat et Utpie, RobertNozick analyse largumentation de Bernard Williams dans son

    58. Id.,p. 291.59. Robert NOZICK,Anarchie, tat et utopie, 1red., Paris, PUF, 2008, la p.

    287.60. Id.

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    Lgalit, valeur souveraine280 au cur de la (2012) 42 R.D.U.S. dmotique moderne

    essai The Idea of Equality 61 . Selon ce dernier, parmi lesdiffrentes descriptions sappliquant une activit, sil en estune qui contienne un but interne de lactivit, alors (et ceci estune vrit ncessaire) les seuls vritables motifs delaccomplissement de cette activit, ou de sa distribution si elle estrare, sont lis la russite effective du but interne. Si lactivitsapplique aux autres, le seul critre adquat pour la distribution

    de lactivit rside dans le fait quils en ont besoin, sils en ontbesoin 62. Il convient toutefois de se demander pourquoi le butinterne de lactivit doit-il passer avant le but, voire la motivation,de lindividu63? En analysant largumentation de Williams, cestavec facilit que lon dcouvre lide selon laquelle la socit, savoir chacun dentre nous agissant ensemble dune faonorganise, devrait rpondre aux besoins importants de tous cesmembres 64. Toutefois, il semblerait que Williams ne se proccupeque des questions de distribution, au dtriment de la question dela provenance des choses devant tre donnes et distribues. Il neprend donc pas en considration la question de savoir si [leschoses ou les actions] sont dj lies aux gens qui sont habilits

    les recevoir [], gens qui sont donc en mesure de dcider par eux-mmes qui ils donneront ces choses et pour quelles raisons 65.

    Nozick aborde ensuite la question de lgalit des chances, savoir la notion que plusieurs auteurs considrent tre le butgalitaire minimal, ne pouvant tre remis en question quelorsquelle est trop faible. Cette galit pourrait tre maintenue dedeux manires : en dgradant directement la situation de ceuxqui sont le plus favoriss par la chance ou en amliorant lasituation des moins favoriss 66 . Ceci entraine toutefois un

    61. Bernard WILLIAMS, The idea of equity, Philosophy, politics and society, 2e

    srie, Blackwell, Peter Laslett et W.G. Runcinam, d., Oxford, 1962.62. Robert NOZICK, prc., note 59, p. 288.63. Nozick, afin dillustrer son questionnement, utilise lexemple dun

    coiffeur : Si quelquun devient coiffeur parce quil aime parler nombrede gens diffrents, est-il injuste de sa part de distribuer ses services ceux auxquels il prfre parler? , voir id.

    64. Id., p. 289.65. Id.66. Id., p. 290.

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    problme non ngligeable, savoir que les biens (ou avoirs ,pour reprendre les termes de lauteur) des plus favoriss nepeuvent tre saisis, mme dans le but dassurer une galit minimale dautres. Afin dillustrer le thme de lgalit deschances, il est possible de visualiser la situation comme unecourse couronne dun prix :

    Une course dans laquelle certains sont partis plus prochesde la ligne darrive que dautres serait injuste, comme leserait une course dans laquelle certains seraient forcs deporter des poids levs sur le dos, ou de courir avec dugravier dans leurs chaussures de sport. Mais la vie nestpas une course dans laquelle nous sommes tous encomptition en vue dun prix tabli auparavant parquelquun; [] il existe diffrentes personnes donnant dautres personnes des choses diffrentes. Ceux quidonnent (chacun dentre nous, son tour) ne seproccupent en gnral pas des mrites ni des handicapssubis par les autres; ils se soucient tout simplement de cequils obtiennent67.

    En dautres termes, il ny a aucun procd centralispouvant juger de ce que font les gens des chances qui leur sontoffertes, car il ne sagit pas de lobjectif des processus decoopration et dchanges sociaux.

    Le processus de coopration et dchanges sociaux estcomptitif :

    Si la personne possdant davantage de possibilits [quuneautre satisfaire la condition propose par le cdant]nexistait pas, le cdant pourrait traiter avec quelquepersonne ayant moins de possibilits qui serait alors, dansles circonstances, la meilleure personne avec quitraiter. Ceci diffre dune situation dans laquelle des tresnon lis mais semblables, vivant sur des plantesdiffrentes, font face certaines difficults et ontdiffrentes possibilits datteindre leurs diffrents buts. En

    67. Id.

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    loccurrence, la situation de lun naffecteabsolument pascelle dun autre; certes, il vaudrait mieux que la plante lapire ft mieux dote quelle ne lest, cela ne serait pas plus

    juste68.

    noter quil en est de mme de la situation o unepersonne ne choisit pas damliorer la situation dune autrepersonne, bien quelle le puisse. Nozick approche la question dunautre angle tout aussi intressant et propose que lindividupossdant de meilleures possibilits puisse tre considr commequelquun bloquant ou empchant

    [] la personne ayant des possibilits moindres de devenirplus laise. [] Une personne ayant moins de chances derussite ne peut-elle lgitimement se plaindre de ce quelleest empche par une autre qui ne mrite pas cette plusgrande possibilit de satisfaire certaines conditions?69

    Comme le rappelle lauteur, personne na droit quelquechose dont la ralisation requiert certaines utilisations de choses

    et certaines activits sur lesquelles dautres gens ont des droits etdes titres (entitlements) 70 . Il existe ainsi deux types de droitsparticuliers : certains portent sur des choses particuliresdtenues par des particuliers et dautres permettent de parvenir des accords avec dautres, sil est possible dacqurir avec eux lesmoyens de trouver un accord. Toutefois, aucun droit nexiste enconflit avec cette infrastructure de droits particuliers . contrecourant de cette vision, la doctrine des droits fondamentaux et dela lutte pour les droits civiques sattachera faire de lgalit unevertu primordiale, comme le fait Dworkin dans lun de ses derniersouvrages Une vertu souveraine.

    68. Id., p. 291.69. Id., p. 292.70. Id., p. 293.

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    II. Au cur de la dmotique moderne : lgalit, une valeurSouveraine?

    Sous la plume des plus illustres auteurs, lgalit figure, linstar de la libert, comme une valeur suprieure aux autres,non pas forcment par sa place dans la hirarchie des valeursmais par son antriorit au systme socital lui-mme. Lhomme

    de ltat de nature comme celui de la position originelle de Rawlsne peut tre envisage que comme lgal des autres hommes.Toute thorie difie sur une base contractualiste ne peutquaspirer la ralisation la fois dune libert et dune galitaussi parfaites que possibles des contractants, condition sine quanonedun consentement non vici. Selon nous, lgalit constitueune valeur que lon pourrait qualifier de valeur-systme , cest--dire quelle oblige la concrtisation dun certain nombre denormes qui la rendent effective et qui permettent la prennit deladhsion des individus cette valeur. Dworkin fait du droit unsystme de rgles et de principe, donnant au juge Hercule lacharge de dcouvrir la solution juridique laide de ces deux

    outils. Il estime quil y a une right answer chaque controversejuridique, et quil revient au juge de la dgager. Dans son actionpolitique et son uvre doctrinale, il met en avant - notammentdans Taking Rights Seriously- limportance de la prise en comptedes droits fondamentaux, la notion de dignit constituant unconcept cardinal de la pratique juridique. Celui-ci devraitnotamment guider lapprciation quont les praticiens dautresconcepts majeurs de la science juridique tels la libertou lgalit.

    A/ Le primat de lgalit?

    Dans La vertu souveraine, Ronald Dworkin consacre donc

    principalement son tude au concept dgalit qui, selon lui faitfigure despce menace 71. Il nhsite dailleurs pas la qualifierde vertu suprme de toute communaut politique, car sanselle, le gouvernement nest quune tyrannie 72. Il cherche donc

    71. Ronald DWORKIN, La Vertu Souveraine, trad. par J.F. Spitz, HarvardUniversity Press (2002), Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 43.

    72. Id.

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    dterminer la place quil conviendrait de lui accorder au sein dessystmes juridiques contemporains, notamment au regard de laconfrontation classique la libert. La pense commune estgnralement de faire une analyse dichotomique des deux valeurs,la pleine application de lune entranant ncessairement unamoindrissement de lautre73.

    Le primat de lgalit pose de plus la question des rapportsentre conception individuelle des droits et conception collective.Selon Dworkin il existe deux types dobligations morales pourlhomme. La premire, lobligation de type opratoire reprsentelide de traiter correctement et galement avec autrui. Ladeuxime, lobligation positive , est plutt lie aux vuessubjectives de ltre humain quant la finalit de lexistence.Autrement dit ce que la vie idale reprsente pour chaque trehumain. Dans cette perspective, la socit librale selon Dworkindevrait sabstenir dadopter une position partisane sur la finalitde lexistence, au contraire, la socit est plutt unie autour dunepuissante obligation opratoire ce qui permet de conserver une

    galit de traitement entre tous 74 . Lorsquil est question de

    73. Sur la hirarchisation des valeurs voir Jean Marc FERRY, Valeurs etnormes, Bruxelles, Editions de lUniversit de Bruxelles, 2002; il y aaffirme notamment que la raison pratique attache aux normes, c'est--dire la rationalit procduralement requise, dun point de vue moral, ladoption de normes se rvle largement indpendante de la raisonpratique attache aux valeurs, c'est--dire de la rationalitprocduralement requise, dun point de vue moral, la hirarchisationdes valeurs , mais galement que : certaines valeurs () peuvent avoirune puissance rgulative qui leur confre objectivement un statut part,mme si, subjectivement, elles en sont pas places au premier rang de cequi vaut moralement ; Id.,p. 49.

    74. Cette doctrine est dautant plus importante dans un contexte o ladiversit des socits modernes menace le projet commun. En effet, enne demeurant pas neutre, ltat pourrait imposer une conception certaines personnes : une attitude qui irait contre lgalit de traitementdes citoyens. Avec ladoption de cette conception, il devient videntquune revendication de type collective, par exemple, si un groupesouhaitait adopter et se faire reconnaitre une vision autre de la finalitde lexistence, cette reconnaissance irait lencontre du projet socitalplus important. Bien quil sagisse l dune tradition ne du creuset

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    revendiquer des droits de nature collective dans un univers o laprimaut de droits individuels est la norme, un hiatus apparat auregard de la doctrine des thoriciens dune politique libraleindividualiste. Il est difficile alors pour le groupe, sur cefondement, de se faire attribuer une protection diffrencie deleurs droits et privilges au sein de la socit. Cette argumentationsdifie autour dune rvision du concept dgalit tel que peru

    par la thorie librale individualiste - par exemple rawlsienne -pour prendre en compte les circonstances lies lhistoriqueparticulier de chaque revendication galitaire. Les groupesminoritaires rechercheraient donc une autre forme dgalit : relleplutt que formelle75.

    1) Lgalit, une vertu souveraine selon Dworkin

    Dworkin donne le primat lgalit en raison de soncaractre fondamental - de vertu souveraine - mais galementen raison du fait que la libert sinscrit ncessairement au seindun systme juridique par le biais dune conception galitaire du

    droit. En quelque sorte, une socit galitaire gnre

    amricain, elle a t popularise au Canada et ailleurs, o la traditiondmocratique est centre sur la protection de droits individuels.

    75. Autrement dit, lun des postulats de la thorie librale individualisteimplique lgalit de tous les citoyens. Hors, dans un contexte donn, cepostulat cre des ingalits relles, et parfois, ncessite une interventionde ltat ou une protection particulire pour rtablir lgalit relle entretous les individus. Cette critique sapparente la critique mene contrela thorie habermassienne du droit, laquelle ngligerait lgalit relledans le processus discursif. Lgalit relle est lide de traiter galementles gaux et ingalement les ingaux (ce que revendique Charles Taylor).Lgalit formelle est lide de traiter tout le monde de la mme faon (ceque revendique Ronald Dworkin). Comme lexprime Taylor dans une

    perspective connexe : Il existe une politique de respect gal, enchssedans un libralisme des droits, qui est inhospitalire la diffrence,parce quelle repose sur une application uniforme des rgles quidfinissent ces droits, sans exception, et parce quelle est trs mfianteenvers les desseins collectifs [] je la qualifie d inhospitalire ladiffrence parce quelle ne peut accepter ce quoi les membres dessocits distinctes aspirent rellement, et qui est la survivance ; CharlesTAYLOR, Multiculturalisme, Diffrences et Dmocratie, Paris, Flammarion,2004, p. 83.

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    naturellement une libert alors que linverse ne serait pas vrai. Ilaffirme ainsi qu

    [o]n peut entretenir lespoir de parvenir formuler unethorie plausible de lensemble des valeurs politiquesessentielles c'est--dire, la dmocratie, la libert, la socitcivile, mais aussi lgalit qui montrerait que chacunedentre elles est issue de toutes les autres et se reflte en

    elles; cette analyse viserait concevoir par exemple quelgalit est non seulement compatible avec la libert maisaussi quelle constitue une valeur que ne peut manquer dechrir tout homme qui chrit la libert. Mieux encore, nospouvons entretenir lespoir de formuler une thorie delensemble de ces valeurs qui montrerait que celles-ci nesont que le reflet dengagements plus fondamentauxencore, portant sur la valeur de la vie humaine et sur laresponsabilit qui incombe chacun de raliser cette

    valeur dans sa propre existence76.

    Il pose sa propre dfinition de lgalit, qui sert de colonnevertbrale sa rflexion. Pour lui, le vritable problme qui sepose ne porte pas sur la dfinition intrinsque de la notiondgalit, mais bien sur les diffrentes conceptions qui sy arrimentet brouillent lentendement. Un peu la manire de Bobbiolorsquil analyse les diffrentes conception du droit naturel et dupositivisme, Dworkin affirme qu

    [] il nous incombe () de distinguer les diffrentesconceptions de lgalit afin de dterminer, quelle est,parmi toutes ces conceptions, la conception ou lacombinaison de conceptions qui nonce un idal politiquesduisant, supposer quil y en ait une qui en soitcapable77.

    Il distingue alors deux types dgalit, lgalit de bien-treet lgalit de ressources. Il vise dabord lgalit distributionnelle,dont lgalit de bien-tre et de ressources forment les deux

    76. Ronald DWORKIN, prc., note 71, p. 48.77. Id., p. 53.

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    archtypes. cette occasion, Dworkin apparat presque comme unmoraliste lorsquil fustige la conception traditionnelle dune vierussie base sur une russite matrielle ostentatoire, [a]ucuneconception de la vie bonne, ne saurait selon lui sapprocherplus prs que celle-ci de labsurdit pure et simple 78. Lgalit debien tre se dfinit comme une conception de lgalit qui sepropose de rendre les individus gaux du point de vue de ce qui

    est fondamentalement important aux yeux de tous. En effet, uneforme de consensus se forme autour de la notion de bien tre,considre comme ce qui importe rellement aux individus, biendavantage que de simples considrations matrielles:

    Les individus accordent ainsi des valeurs diffrentes larussite relative (). La puissance de sductionfondamentale et immdiate de lgalit de bien-tre sous laforme abstraite o je lai formule au dbut, rside danslide que le bien tre est ce qui importe rellement aux

    yeux des individus, la diffrence de largent, et desautres biens qui ne comptent leurs yeux que de manireinstrumentale et seulement dans la mesure o ils ont une

    utilit dans la production du bien tre79.

    Celle-ci rend les gens gaux dans tout ce quils valorisenttous de manire gale et essentielle lorsque la situation ou lecontexte dans lequel eux-mmes sont placs est en cause 80. lintrieur de lgalit de bien-tre, on peut distinguer selon lanature mme du bien tre, entre galit de russite81et galit de

    78. Id., p. 201.79. Id., p. 82.80. Id., p. 83.81. Au sein mme de cette catgorie dgalit de russite, deux courants

    sopposent : lgalit de russite globale, et lgalit de russite relative.La thorie de lgalit de russite relative dbouche cependant sur uneimpasse quant lvaluation du bien-tre des individus, du fait de ladiversit des conceptions de cette mme russite quils peuvent avoir. Ilconvient donc de se tourner vers la russite globale, afin de dterminer sicelle-ci constituerait un meilleur outil cet gard. Elle dsigne une galit dans la russite telle que les individus en jugent eux-mmes,c'est--dire du point de vue de leurs croyances philosophiquesrespectives, qui peuvent fort bien tre diffrentes les unes des autres ;

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    jouissance82. Le caractre subjectif qui sattache ces diffrentesconceptions constitue toutefois un obstacle de taille pourlanalyste qui tente de mesurer de faon satisfaisante unehypothtique galit de bien tre entre les individus. Dworkin estalors contraint de se tourner vers des thories objectivistes dubien-tre83, qui ne se rvlent pas davantage satisfaisantes84. Il estdonc ncessaire de sorienter vers une autre conception de

    lgalit, lgalit de ressources85

    . Dworkin sinterroge alors surlhypothse dun systme thorique au sein duquel une galit desressources entre les membres de ce systme serait garantie. Ladifficult de mise en place de celui-ci apparat lvocation mmede la dfinition de la notion dgalit des ressources, tant lessocits contemporaines semblent aujourdhui loin de satisfaire cette exigence. Selon lui, lgalit des ressources consiste en

    [] une galit de toutes les ressources, quelle quen soitla nature, qui sont possdes par les individus de manireprivative. () Pour tre complte, une thorie de lgalitdoit donc trouver un moyen dintgrer en un seulensemble ressources prives et pouvoir politique86.

    Lauteur amricain pose alors comme cl de vote de sonhypothse la notion de march, prenant appui sur limage demarch des biens.

    Ronald DWORKIN, prc., note 71, p. 84. Il souligne cet gard quil estdifficile alors de dgager un critre de la russite globale ou unemanire de cette dernire qui soit la fois pertinents et indpendants detout postulat pralable quant lgalit de rpartition ; Id.,p. 98.

    82. Lgalit de jouissance ne semble pas davantage satisfaisante aux yeuxde Dworkin. En effet, elle implique de postuler sur ce quoi les individusdevraient accorder de limportance dans labsolu, et non ce quoi ils enaccordent concrtement, ce qui est incompatible avec lnonc mme et

    la justification de lide dgalit de jouissance ; Id.,p. 105.83. Id.84. Les arguments que jai prsents ne rfutent pas la notion dgalit de

    bien tre lorsque celle-ci est considre comme une thorie portant sur lamanire de traiter les individus comme des gaux. Toutefois (), la thsede lgalit comme galit de bien tre est plus faible que nous ne lavionsinitialement pense; Id., p. 134.

    85. Id.86. Id.,p. 135.

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    Il convient de placer la notion de march conomique,compris comme procdure de fixation des prix pour un

    vaste ensemble de biens et de services, au cur denimporte quelle analyse thorique de lgalit desressources qui se voudrait attractive87.

    Se rattachant aux perspectives procdurales, Dworkin figeun march o seront mises aux enchres des ressources entre des

    individus qui y auront accs sur un pied dgalit88.

    [D]ans lgalit de ressources, les gens dcident quel genrede vie ils veulent mener sur fond dinformation portant surles cots rels que leurs propres choix imposent auxautres, et par consquent sur la quantit totale deressources susceptibles dtre utilises. Avec la notiondgalit des ressources, les informations qui, danslgalit de bien-tre, ntaient dvoiles quau niveauindpendant de la politique, sont dsormais pertinentes auniveau des choix individuels89.

    Lgalit de ressources vise ainsi une responsabilisation desindividus qui composent la socit au sein de laquelle elle auraitvocation sappliquer. Toutefois, Dworkin est conscient quunetelle situation ne peut savrer quhypothtique. Il faut alors laconforte par dautres mcanismes mme de compenser lesingalits inhrentes la nature humaine. Il propose cet gardun systme dassurances qui constitue un guide contrefactuelgrce auquel lgalit des ressources est en mesure daffronterdans le monde rel les problmes poss par les handicaps 90.Cette logique soppose pour partie lgalit de bien tre dans lamesure o

    [] rien, dans lide dune vente aux enchres initialegalitaire suivie par un processus dchange et deproduction limit par une structure fiscale reproduisant

    87. Ronald DWORKIN, prc., note 71, p.137.88. Id.,p. 143.89. Id.,p. 142.90. Id., p. 154.

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    un march hypothtique des assurances, ne vise lgalitde bien tre, quelle quen soit lacceptation de ce concept;il ny a rien non plus, qui, dans notre conception, ait lamoindre chance de converger avec lgalit de bien tre.Dans notre thorie, telle que nous lavons dveloppe

    jusqu prsent, il ny a donc aucune place ne serait-ceque pour des comparaisons interpersonnelles en termes de

    bien tre91.

    On aboutit donc une vision dichotomique des deuxgalits, rpondant chacune de manire imparfaite lingalitsocitale. Toutefois, sil relve que lgalit de bien-tre et deressources sont des objectifs ncessaires, il cherche rsoudre laproblmatique en envisageant le principe dgalit non pas souslangle du bien tre des individus, mais sous langle des ressourcesdont ils disposent. La libert se dfinie selon lui comme ce quelon appelle parfois libert ngative; c'est--dire le fait dtre librede toute contrainte par la loi et non la libert ou le pouvoir dunemanire gnrale 92. Il prcise galement sintresser uniquementau rapport entre libert et galit distributionnelle, et non la

    libert en gnral. Le renversement de paradigme vis par Dworkinest alors pos de manire formelle

    [] si nous acceptons de considrer lgalit desressources comme la meilleure interprtation de lgalitdistributionnelle, la libert devient alors un aspect delgalit et non pas, comme on le pense souvent, un idalpolitique indpendant et qui entre potentiellement enconflit avec lgalit elle-mme93.

    Il cherche donc hirarchiser les deux valeursfondamentales des dmocraties contemporaines, en apprhendant

    lune dentre elles comme un lment intrinsque et essentiel lautre, et non pas comme une valeur ncessairement distincte etdonc potentiellement en conflit. Cette perspective est videmmentinduite par la conception de dpart de lanalyste. Cest la

    91. Id., p. 205.92. Id.,p. 218.93. Id.,p. 220.

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    conception de lgalit et de la libert qua Ronald Dworkin quipermet cette ventuelle conciliation. Puisquil retient la conceptionde lgalit comme galit des ressources, il soutient que, grce celle-ci, il est possible dviter les ornires engendres par lesconceptions conflictuelles ces deux valeurs fondamentales.

    Dans loptique de lgalit des ressources, en effet, lesdroits la libert que nous considrons commefondamentaux sont une partie ou un aspect de lgalitdistributionnelle, et par consquent, ils sontautomatiquement protgs lorsque lgalit est ralise. Lapriorit de la libert est garantie, non pas aux dpens dlgalit mais en son nom. [] les droits essentiels danstoute conception adquate de la libert se voient assigner,dans le contexte de lgalit des ressources, une place sifondamentale quil est impossible de voir surgir, dans lecadre de lgalit des ressources, le moindre conflit entreces droits et cette conception de lgalitdistributionnelle94.

    Il taye alors sa rflexion trs thorique par une analyse dessocits contemporaines, notamment les systmes juridiquesbritanniques et amricains, la problmatique de laccs aux soinset de lefficacit des systmes de sant formant un fil rouge de sonpropos. Ainsi, selon lui

    [] il est impossible que lgalit et la libert entrent enconflit comme sil sagissait de deux vertus politiquesdistinctes et toutes deux fondamentales, parce quil nestmme pas possible de dfinir lgalit sans postulerlexistence pralable de la libert, et parce quil nest paspossible daccrotre lgalit, mme dans le monde rel, enrecourant une politique qui compromettrait la valeur de

    la libert95.

    94. Id.,p. 239.95. Id.,p. 313

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    2) Lgalit rengocie laune de la libert

    Au contraire, Rawls semble poser la libert comme principepremier, mme sil vise lquit comme objectif96. Aussi bien dansla Thorie de la Justiceque dans La justice comme quit, celui-ciconsidre que les principes de justice mergent dun consensusunanime dans la position originelle97. Comme le rappelle le prix

    nobel dconomie, Amartya Sen, les principes rawlsiens envisagentla libert comme priorit, notamment dans le premier principe : [] la libert maximale de chacun, sous condition dune libertsemblable pour tous, passe avant toute autre considration, dontcelle de lquit conomique et sociale 98. Rawls met essentielle-ment de lavant deux prmisses : la premire est de natureindividualiste et veut que lindividu soit un tre autonome. Danscette perspective, lindividu reprsente une fin en soi et la seulesource valide de revendications caractre moral. La seconde estde nature galitaire : elle estime que tous les individus ont unstatut moral dgale valeur99. Plusieurs consquences dcoulent deces deux lments100mais Rawls vise essentiellement la primaut

    des droits individuels sans ingrence de ltat. En effet, celui-ci

    96. Rawls attire galement lattention sur la prsence, chez les treshumains, de facults morales [lies leur] capacit acqurir un sensde la justice [et] une conception du bien , en plus de faire la distinctionentre le rationnel et le raisonnable ;Amartya SEN, Lide de justice,Paris, Flammarion, 2010 la p. 93.

    97. Rappelons que dans leur premire formulation, ces deux principessnoncent de la manire suivante : 1 Chaque personne a un droit gal un systme pleinement adquat de liberts de base gales pour tous,qui soit compatible avec un mme systme de liberts pour tous. 2 Lesingalits sociales et conomiques doivent satisfaire deux conditions :a)elles doivent dabord tre attaches des fonctions et des positionsouvertes tous, dans des conditions de juste (fair) galit des chances; et

    b) elles doivent procurer le plus grand bnfice aux membres les plusdsavantags de la socit ; John Rawls, Thorie de la justice, 1re d.,1971, trad.. fr. de Catherine Audard, Paris, ditions du Seuil, 1987, lap. 347.

    98. Amartya SEN, Lide de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 89-90.99. John RAWLS, Thorie de laJustice, Paris, ditions du Seuil, 1987.100. Voir notamment Dimitrios KARMIS, Cultures autochtones et libralisme

    au Canada : les vertus mdiatrices du communautarisme libral deCharles Taylor (1993) 26 C.J.P.S. 69.

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    doit demeurer neutre dans lattribution de droits particuliersoctroys certains groupes. Ainsi, une libert personnelle estprfre aux exigences du second principe portant sur lgalit decertaines possibilits gnrales, ainsi que sur lquit dans larpartition des ressources dordre gnral101. Cette hirarchisationest introduite titre incitatif par Rawls102, ce qui vaut sa thoriecertaines critiques. Ainsi, G. A. Cohen, dans Rescuing Justice

    and Equality 103

    , avance que lintgration de lingalit pour desraisons dincitation limite la porte de la thorie rawlsienne de lajustice. [] Une socit se prsentant comme parfaitement justene devrait pas semb