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La démocratie : un projet révolutionnaire ? Philippe Caumières Philippe CAUMIERES, agrégé de philosophie. avril 2005. "L'objectif de la politique n'est pas le bonheur, c'est la liberté." C. Castoriadis On imagine aisément l'étonnement de certains à la lecture du titre de notre article, qui pourrait passer à leurs yeux pour pure provocation. Comment admettre en effet l'idée, même mise en interrogation, selon laquelle la démocratie aurait partie liée avec un projet révolutionnaire ? La démocratie ne s'est-elle pas imposée, sinon en fait du moins en droit, comme la seule organisation sociale souhaitable pour une société moderne, c'est-à-dire une société qui a cessé d'admettre l'existence d'une hiérarchie naturelle pour reconnaître le principe de l'égalité des conditions ? C'est ainsi qu'elle semble devenue comme l'horizon indépassable de notre temps. En ce sens, M. Fukuyama aurait raison de persister dans son diagnostic de la fin de l'histoire. Mais pourquoi alors ce malaise face à une telle analyse, qui pousse à la dénoncer comme l'expression de l'idéologie dominante que l'on entend combattre au nom de la démocratie justement ? Faut-il voir, comme certains, un relent de romantisme chez ceux qui refusent l'idée de la fin de l'histoire, la persistance d'une vision adolescente ? Ou bien y a-t-il tout simplement incompréhension sur les termes ? Si l'étymologie n'explique pas tout, du moins permet-elle des clarifications salutaires. Elle nous rappelle ainsi que la démocratie est le pouvoir du dêmos, c'est-à-dire de la collectivité, ce qui rend quand même difficilement compte du fonctionnement réel des sociétés modernes qu'on serait mieux inspiré de nommer oligarchies libérales (0). Il est vrai que ces sociétés se structurent sur des principes juridiques garantissant certaines libertés aux individus qui les composent. Mais est-ce pour autant que ces mêmes individus ont, comme on pourrait l'espérer, un contrôle effectif sur leur existence ? Reconnaître que non, c'est admettre qu'il y a quelque bonne raison à dire que la démocratie, entendue dans sa pleine acception de pouvoir du peuple, est proprement révolutionnaire. Et ce, au double sens du mot. Elle représente "une transformation profonde des structures sociales" (1), ainsi que des mentalités, une rupture donc, laquelle suppose bien que les hommes puisent dans leur tradition, fassent en quelque façon retour sur les mouvements de contestation menés par leurs aînés.

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La démocratie : un projet révolutionnaire ? Philippe Caumières

Philippe CAUMIERES, agrégé de philosophie. avril 2005.

"L'objectif de la politique n'est pas le bonheur, c'est la liberté."

C. Castoriadis

On imagine aisément l'étonnement de certains à la lecture du titre de notre article, qui pourrait passer à leurs yeux pour pure provocation. Comment admettre en effet l'idée, même mise en interrogation, selon laquelle la démocratie aurait partie liée avec un projet révolutionnaire ? La démocratie ne s'est-elle pas imposée, sinon en fait du moins en droit, comme la seule organisation sociale souhaitable pour une société moderne, c'est-à-dire une société qui a cessé d'admettre l'existence d'une hiérarchie naturelle pour reconnaître le principe de l'égalité des conditions ?

C'est ainsi qu'elle semble devenue comme l'horizon indépassable de notre temps. En ce sens, M. Fukuyama aurait raison de persister dans son diagnostic de la fin de l'histoire. Mais pourquoi alors ce malaise face à une telle analyse, qui pousse à la dénoncer comme l'expression de l'idéologie dominante que l'on entend combattre au nom de la démocratie justement ? Faut-il voir, comme certains, un relent de romantisme chez ceux qui refusent l'idée de la fin de l'histoire, la persistance d'une vision adolescente ? Ou bien y a-t-il tout simplement incompréhension sur les termes ?

Si l'étymologie n'explique pas tout, du moins permet-elle des clarifications salutaires. Elle nous rappelle ainsi que la démocratie est le pouvoir du dêmos, c'est-à-dire de la collectivité, ce qui rend quand même difficilement compte du fonctionnement réel des sociétés modernes qu'on serait mieux inspiré de nommer oligarchies libérales (0). Il est vrai que ces sociétés se structurent sur des principes juridiques garantissant certaines libertés aux individus qui les composent. Mais est-ce pour autant que ces mêmes individus ont, comme on pourrait l'espérer, un contrôle effectif sur leur existence ? Reconnaître que non, c'est admettre qu'il y a quelque bonne raison à dire que la démocratie, entendue dans sa pleine acception de pouvoir du peuple, est proprement révolutionnaire. Et ce, au double sens du mot. Elle représente "une transformation profonde des structures sociales" (1), ainsi que des mentalités, une rupture donc, laquelle suppose bien que les hommes puisent dans leur tradition, fassent en quelque façon retour sur les mouvements de contestation menés par leurs aînés.

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Précisons tout de suite que, parlant de révolution, nous ne pensons évidemment en aucune façon à la violence avec laquelle on l'associe souvent ; la subversion de l'ordre institué ne signifiant nullement "fusillade et effusion de sang", comme dit Castoriadis (2). C'est du reste en suivant les idées développées par ce dernier que nous voudrions montrer en quoi la démocratie peut être comprise comme l'incarnation de ce qu'il appelle projet d'autonomie, autre nom du projet révolutionnaire.

La légitimité du projet d'autonomie

Indexer la démocratie au projet d'autonomie, c'est avant tout dénoncer le caractère démocratique que les sociétés libérales revendiquent, en mettant en cause leurs représentations de la liberté, de la politique et finalement de l'homme lui-même. C'est en effet faire le constat de l'hétéronomie, de ce que les individus n'ont guère de prise sur leur vie réelle, et affirmer simultanément le désir que cela cesse - la liberté ne pouvant se suffire de la simple garantie de quelques droits fondamentaux.

Mais c'est également postuler que seule une pratique collective est en mesure de satisfaire un tel désir puisque, comme on sait depuis les Anciens, l'homme est un animal politique, qu'il serait vain de penser hors d'une société conçue comme une agrégation d'éléments séparés. "L'individu n'est pour commencer et pour l'essentiel, rien d'autre que la société. L'opposition individu/société, prise rigoureusement est une fallace totale", note Castoriadis (3).

Si l'on veut continuer à parler d'opposition, il faut donc, contre une certaine doxa libérale qui n'hésite pas à concevoir la société comme un tissu d'interactions individuelles, réaffirmer les avancées de la psychanalyse et en revenir à une dimension pré-individuelle : la psyché singulière, conçue comme monade, entité primordiale. Celle-ci, régie par le principe de clôture, étant fondamentalement inapte à la vie, requiert donc ce qu'elle refuse : la socialisation. On a ici un éclairage possible pour rendre compte de la soumission de la majorité et de la stabilité d'une organisation sociale profondément inégalitaire, dans la mesure où l'on ne voit guère comment des êtres structurés de part en part par un ordre social pourraient en venir à le mettre en cause.

Mais du même coup c'est le désir de changer la vie, comme disait Rimbaud, afin de dominer autant que faire se peut son existence, soit le projet d'autonomie même, qui devient problématique, non pas en ce qu'il serait le refus du principe de réalité ou l'expression d'un phantasme fusionnel (4), mais tout simplement parce qu'on ne comprend pas comment il pourrait ne serait-ce que se laisser penser. A la vérité il n'y a problème que pour qui cherche un fondement rationnel à un tel projet, là où il s'agit seulement de reconnaître la fidélité à un héritage qui atteste à lui seul les limites de la structuration des esprits par l'ordre social. "A la question : pourquoi l'autonomie ? (…) il n'y a pas de réponse fondatrice, note

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Castoriadis. Il y a une condition social-historique : le projet d'autonomie (…) [appartient] à notre tradition. Mais cette condition n'est pas fondation" (5).

Comprendre que si le désir d'autonomie ne se justifie pas au sens où Leibniz l'entendait, cela ne le rend pas irrationnel pour autant, ni ne porte atteinte à sa validité. Ceux qui se l'imaginent font tout simplement l'impasse sur le fait que "le problème d'une autre organisation de la société a été constamment posé, non par des réformateurs ou des idéologues, mais par des mouvements collectifs immenses, qui ont changé la face du monde, même s'ils ont échoués par rapport à leurs intentions originaires" (6). Ce qui leur interdit de voir que "la composante démocratique" de nos institutions "n'a pas été engendrée par la nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée nécessairement par le développement de celui-ci", mais qu'elle est là "comme résultat rémanent, sédimentation de luttes et d'une histoire qui ont duré plusieurs siècles" (7). Ainsi le projet d'autonomie n'est-il pas "fulgurance dans un ciel clair", mais fruit d'une histoire sans cesse reprise et réinventée par notre tradition.

Ce pourquoi il nous paraît nécessaire de lutter contre l'oubli - dont on peut se demander jusqu'à quel point il n'est pas volontaire - de ce que notre héritage a de plus précieux, par un retour aux sources grecques, puisque c'est là que prennent naissance "simultanément" la pensée philosophique et la démocratie. Retour dont l'intérêt qui n'est pas tant historique que politique, dans la mesure où il rend compte d'institutions éprouvées. Il faut en effet, comme H. Arendt y invite, voir "ces quelques moments heureux de l'histoire" où liberté et politique allaient de pair, comme des moments "décisifs", puisque "c'est seulement en eux que le sens de la politique (…) se manifeste pleinement." Il y a donc comme un "privilège politique", pour reprendre une expression de Castoriadis, à pouvoir confronter notre société avec la société grecque ancienne ; ce que le rappel de quelques traits caractéristiques de cette dernière suffit à montrer (8).

Le retour aux sources grecques

Il convient avant tout de préciser que la Grèce qui nous importe ici est celle qui institue la démocratie, c'est-à-dire la Grèce de la période s'étalant entre le VIII° et le V° siècle avant notre ère (9). C'est bien au cours de ce moment historique que s'invente proprement la politique, que Castoriadis invite à soigneusement distinguer de ce qu'on nomme le politique. Si celui-ci désigne en effet "la dimension de pouvoir explicite toujours présente dans toute société", celle-là relève d'une "d'une création social-historique rare et fragile" correspondant à "la mise en question explicite de l'institution établie de la société" (10).

Le politique est au fond tout ce qui concerne le pouvoir en tant qu'institué, quand la politique le met en question et interroge sa légitimité. Si toute société connaît le politique, puisqu'elle ne peut être sans pouvoir, la politique ne concerne donc qu'une société autonome, c'est-à-dire une société se sachant créatrice des lois qui l'ordonnent.

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Autant dire que l'autonomie ne prend sens que là où cesse le sacré entendu comme transcendance intangible, et perçu comme source ultime de la loi et des valeurs sociales et du sens de l'existence (11). Ce sont bien les Grecs, les premiers, qui ont reconnu la dimension instituée de leur société, les premiers qui se sont affirmés pleinement responsables de leur organisation collective et des décisions prises. Ce qui est proprement inexplicable assure Castoriadis. Tenter d'y trouver une raison déterminante serait postuler des lois de l'histoire et contrevenir du même coup à la possibilité de l'autonomie. D'où son refus de toute pensée dialectique de l'histoire. Refus sur lequel il est toutefois permis de s'interroger. Ce que Castoriadis conteste c'est en fait le caractère téléologique de la dialectique qui la pousse à penser la succession au détriment de la saisie de la création véritable, "de l'émergence de l'altérité radicale ou du nouveau absolu" (12). Mais la relecture du corpus hégélien à partir de la Science de la logique a permis de saisir la place centrale qu'il assigne à la notion de contingence, récusant les interprétations d'un Lukacs ou d'un Bloch.

Ainsi, en assurant que toute société est auto-instituée, même si dans l'immense majorité des cas la société recouvre sa propre dimension instituante, Castoriadis semble bien indiquer que l'autonomie est la seule expression conforme avec ce que la société est en vérité. Ce qui, une fois compris que l'Esprit selon Hegel c'est "nous-mêmes, ou bien les individus ou encore les peuples", semble bien s'accorder à l'idée selon laquelle "l'histoire de l'Esprit est son acte (…), [lequel] consiste à ce qu'il devienne lui-même." Certes Castoriadis ne l'admettrait pas. Mais peut-être faut-il voir dans sa volonté de se démarquer de toute pensée dialectique, une source de difficultés mettant son projet en péril. Nous aurons l'occasion d'y revenir (13).

Du reste là n'est pas le problème qui nous occupe. Il s'agit plutôt de savoir comment l'autonomie des Grecs s'est concrétisée. A quoi on peut répondre : par la création d'un espace public. C'est là nous semble-t-il la forme propre de la démocratie grecque qui se traduit par le fait que le peuple, le dêmos, se proclame souverain et que, ce faisant, il crée des institutions permettant la réalisation effective de cette volonté de souveraineté. C'est dire que, en Grèce, la démocratie n'était pas un vain mot, que les hommes libres se savaient libres et par là même égaux politiquement parlant. Ce qui ne veut pas simplement dire égaux au regard de la loi, mais aussi et surtout égaux quant à la participation effective aux affaires de la Cité. On dira que n'était concerné que le dixième de la population puisque les femmes, les esclaves ou les étrangers étaient exclus d'une telle participation. Certes. Mais que cela ne masque pas l'essentiel pour nous, à savoir l'organisation de cette démocratie faite réellement par et pour les citoyens.

On peut dire qu'il y a chez les Grecs un véritable désir de politique ; désir qui s'entretient lui-même par des règles formelles qu'il invente (14), et qui s'exprime par la participation des hommes libres aux affaires de la cité. Cette participation se matérialise dans l'ecclèsia, "l'Assemblée qui est le corps souverain agissant", et dans les tribunaux. Et c'est l'ecclèsia, assistée du Conseil (la boulè) qui légifère et gouverne (15). De sorte que nous avons bien à faire à une démocratie directe, dont trois aspects, qui sont autant de refus, doivent retenir notre attention.

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Tout d'abord le refus de la représentation. C'est là une caractéristique essentielle de l'autonomie de la Cité, qui "ne souffre guère la discussion". Il est certes évident que le peuple comme tel ne peut être consulté chaque fois qu'une décision le concernant doit être prise ou même simplement débattue, et qu'on ne saurait se passer de délégués ou de re-présentants. Mais alors ils doivent être révocables ad nutum. En effet, dès qu'il y a permanence, même temporaire, de la représentation, "l'autorité, l'activité et l'initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens". Aussi P. Bourdieu a-t-il parfaitement raison de dire que "l'usurpation est à l'état potentiel dans la délégation." (16).

Ensuite le refus de l'expertise politique. Il faut dire que "l'expertise, la technè au sens strict, est liée à une activité « technique » spécifique, et est reconnue dans son domaine propre." Aussi ne peut-il y avoir des experts politiques, "c'est-à-dire des spécialistes de l'universel et des techniciens de la totalité" ; une telle idée "tourne en dérision l'idée même de démocratie." Il faut rapporter cette position à un principe central de la conception grecque de la démocratie qui veut que le bon juge du spécialiste, n'est pas un autre spécialiste mais l'utilisateur ; ainsi non le forgeron mais le guerrier pour l'épée. Pour ce qui est des affaires publiques, qui d'autre que le peuple lui-même peut en juger ?

Enfin le refus d'un État compris comme instance séparée de la société. Castoriadis fait justement remarquer que l'idée d'un tel État, "eût été incompréhensible pour un Grec". Ce n'est donc pas un hasard si le grec ancien n'a pas de terme pour désigner une telle instance.

Ce qui ressort de ces simples rappels quant à la démocratie grecque, c'est que, comme Rousseau n'a cessé de le dire, la démocratie bien comprise ne peut être que directe (17). Ce qui n'interdit nullement la centralisation, mais suppose simplement que la politique y soit réellement l'affaire de tous et que cesse le monopole de certains sur les décisions concernant la communauté dans son ensemble. C'est dire que l'espace public ne doit pas s'y résumer à des principes de pure forme accordant la liberté de parole ou l'égalité des voix aux citoyens par exemple, mais être le lieu d'une réelle participation de tous à la vie et au devenir de la société. Pour une démocratie authentique, l'idée même d'un champ politique au sens que Bourdieu donne à ce terme, à savoir un microcosme relativement indépendant à l'intérieur du macrocosme social, est proprement impensable (18). La constitution d'un tel champ, caractéristique des démocraties représentatives modernes, son autonomisation croissante, sont en fait un véritable frein au mouvement d'émancipation de tous. Plus même, ils nous semblent être la négation du projet d'autonomie !

La démocratie, le régime du risque

C'est un euphémisme de dire que cet avis n'est pas universellement partagé. C'est que beaucoup voient la constitution d'un tel champ comme une nécessaire prévention des risques d'une démocratie directe.

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Ceux là ne manquent tout d'abord pas de faire remarquer que la souveraineté populaire au sens plein ne peut que conduire à l'individualisme, c'est-à-dire à l'éclatement du corps social. C'est Platon qui a certainement le mieux décrit ce phénomène en dénonçant l'apparente beauté de la démocratie, laquelle pareille à "un manteau multicolore" est "brodée d'une juxtaposition de toutes sortes de caractères". Au-delà de l'impression colorée, c'est bien la "juxtaposition de caractères", soit l'absence de tout lien social, qui compte. Comment en effet des hommes tenaillés par des désirs propres pourraient-ils exprimer autre chose que des opinions reflétant ces désirs ? Dans la mesure où "la cité devient pleine de liberté et de licence de tout dire", où "on y a la possibilité de faire tout ce qu'on veut", "il est visible que chacun voudra, pour sa propre vie, l'arrangement particulier qui lui plaira" (19). Quid alors du bien public ?

La pertinence d'une telle analyse ne peut manquer de nous troubler - d'autant qu'elle résonne d'une étrange actualité. Mais est-ce bien la démocratie telle que nous l'entendons que juge Platon ? Selon lui la démocratie est issue de l'oligarchie, c'est-à-dire d'un régime dont la richesse est devenue la valeur centrale, et qui, de ce fait, contribue de manière "rapide" et "efficace" (20) à l'effacement des idéaux supérieurs. Ce que Platon dénonce là, ce n'est donc pas la démocratie, régime où le public devient totalement public et dans lequel chacun se sent porté vers la politique, mais plutôt ce qu'on peut nommer avec Michel-Pierre Edmond une oklocratie, à savoir une société atomisée où chacun ne vise que son intérêt propre (21).

En fait l'oklocratie s'oppose à la démocratie, comme le libéralisme à la société autonome. D'un côté on assiste à une privatisation croissante de l'individu et des institutions, quand de l'autre on en appelle à rendre le public vraiment public.

Aussi l'analyse de Platon en tant que mise en cause de la souveraineté populaire ne nous paraît guère pertinente. Pas plus du reste que ne l'est celle de Tocqueville qui parlait de "démocratie despotique" - expression dénuée de sens (22). Il faut bien dire que la position libérale refusant la démocratie en tant que telle au nom de la garantie des libertés individuelles apparaît pour ce qu'elle est : une mystification.

Reste qu'au travers de ces critiques pointe une difficulté de principe : celle du risque de la non-limitation du pouvoir. On peut comprendre que, face à un tel problème, et après les dérives totalitaires du siècle, un régime d'institution de soi par la société inquiète, et qu'on ait cherché à prévenir le danger par les armes du droit, c'est-à-dire en établissant une série de procédures visant le respect effectif de libertés jugées fondamentales ? Il sera alors question de l'inscription de droits fondamentaux dans une constitution comportant les modalités de sa propre révision, de l'institution de "Cours suprêmes", etc.

Nombreux sont ceux qui pensent que c'est là un réel progrès. Mais qui ne voit pourtant qu'une telle réponse ne peut tenir ses promesses, et que si progrès il y a, c'est plutôt du côté des esprits qu'il faut le chercher ? Les lois positives ne tirant jamais leur force que de l'adhésion aux valeurs qui

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les sous-tendent, et le jour où celle-ci fait défaut elles deviennent caduques. "La vérité, en l'occurrence, est très simple : face à un mouvement historique qui dispose de la force (…) les dispositions juridiques ne sont d'aucun effet". Ce qui, du même coup, invalide la conception procédurale en la faisant apparaître pour ce qu'elle est, à savoir une simple rhétorique. Il faut donc s'y résoudre : en démocratie, "il n'y a aucun moyen d'éliminer les risques d'une hubris collective. Personne ne peut protéger l'humanité contre la folie ou le suicide". Quand bien même serait-elle efficace, la "solution libérale" au risque démocratique n'est donc pas souhaitable. Prétendant poser a priori des règles afin d'éviter le risque d'une démesure collective, elle conduit en effet au recouvrement de l'Abîme, du sans-fond, sur quoi toute société autonome et réellement démocratique se sait et doit se savoir exister.

Aussi est-on conduit à mettre en question la récente proposition de Robert Legros sur cette question. Proposition d'autant plus séduisante pourtant qu'elle entend prévenir les risques de la démocratie sans faire appel, comme Léo Strauss, à un droit naturel, ni non plus à une convention juridique quelconque (23). M. Legros défend ainsi l'idée d'une démocratie indirecte limitant la souveraineté populaire au nom de l'autonomie de l'homme en tant que tel. Comprendre de l'homme ouvert à son humanité réelle, c'est-à-dire dégagé de ce qui la recouvre immédiatement, à savoir la tradition particulière dans laquelle il est toujours immédiatement plongé (24). Une telle perception est limitative en ce qu'elle impose aux différentes juridictions de respecter l'humanité de tous sous peine de perdre toute légitimité ; elle l'est également en ce qu'elle fait jouer, en chacun, l'homme comme homme contre l'individu empirique inséré dans une communauté toujours particulière. Mais qui ne voit que cette idée de l'homme en tant que telle est une création social-historique n'ayant d'autre réalité que celle que lui donne l'adhésion des hommes empiriques ? Comment sinon éviter de la sacraliser, d'en faire une transcendance réelle, c'est-à-dire de poser un voile sur l'Abîme ?

Castoriadis nous oblige donc à reconnaître qu'à vouloir éliminer catégoriquement le risque démocratique, on tourne le dos à la démocratie authentique. Celle-ci est par définition même "le régime qui renonce explicitement à toute « garantie » ultime" puisque, se sachant auto-instituée, elle sait "que c'est elle qui pose ses institutions et ses significations". C'est du reste pour cela qu'elle sait aussi devoir s'auto-limiter (25). Mais qu'en est-il au juste d'un tel devoir si toute norme relève d'une création social-historique, et qu'il est alors impossible d'en appeler à une valeur absolue posée comme universel transcendant ? Est-il vraiment suffisant de s'appuyer sur une exigence de justice héritée par notre tradition, si, dans le même temps, on refuse la position hégélienne qui inscrit le contenu moral dans la société en marche en tant qu'elle est incarnation de l'Esprit [Geist] ?

La position de Castoriadis qui entend éviter aussi bien le formalisme de Kant que la métaphysique hégélienne paraît donc bien fragile. Elle semble n'avoir de solution qu'en supposant que le plus grand nombre adhère au projet d'autonomie pour discuter collectivement de ce qui est à faire et de ce qu'il faut refuser. Or il est permis de s'interroger sur l'existence d'une telle éventualité dans une société qui valorise toujours davantage la réussite personnelle, égoïste. On se retrouve ici confronté au problème décrit par Platon dans son allégorie de la Caverne. Car il en

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va bien des hommes conditionnés par une société individualiste et marchande comme des prisonniers de l'histoire : ils sont à ce point illusionnés qu'on peut se demander, pour les uns comme pour les autres, si l'idée même d'une émancipation est envisageable (26).

On fera peut-être remarquer qu'une société individualiste est contradictoire puisque dans le temps où elle valorise la réussite individuelle à n'importe quel prix, elle n'en fait pas moins appel à des valeurs plaçant l'intérêt général avant celui de l'individu (27). Mais il ne paraît plus possible de penser qu'une telle contradiction se résoudra nécessairement avec le temps. La survie à long terme d'une telle société est certes posée, mais l'évolution du capitalisme, sa capacité réelle à se nourrir et à se renforcer des critiques qui lui sont faites depuis deux siècles nous invite à la prudence.

Reste que la contradiction relevée ici souligne qu'il est encore des hommes et des femmes pour refuser les valeurs capitalistes et qui, consciemment ou non, aspirent à l'autonomie. Ce qui signifie que les valeurs de la tradition démocratique - celles qui sont portées par notre histoire, depuis les Grecs jusqu'aux luttes du mouvement ouvrier, et qui portent tout autant cette même histoire - ne sont pas mortes. Et comment le seraient-elles s'il est vrai que les formes d'organisation sociale sont toujours des prescriptions substantielles ? Dès lors que l'on comprend cela, que Castoriadis ne cesse d'expliciter, il apparaît qu'un certain volontarisme réclamant partout et tout lieu la mise en œuvre de principes démocratiques, les inventant au besoin, n'est aucunement vain.

C'est même à nos yeux la seule attitude politique véritablement cohérente dans la mesure où elle conduit, sans violence, au renversement de toutes les dominations : politiques mais aussi économiques, puisque l'autonomie ne saurait valoir simplement pour les activités extérieures au travail salarié et dans le seul temps de loisir - comme si la liberté s'arrêtait à la porte de l'entreprise !

Conclusion

La démocratie au sens fort du mot n'est rien d'autre que l'incarnation du projet d'autonomie. Ce pourquoi elle ne veut et ne peut être limitée par rien d'autre que soi. Ce pourquoi également elle est le régime du risque. Ce pourquoi enfin elle va de pair avec le questionnement philosophique, seul capable d'affirmer notre finitude et d'affronter l'Abîme.

Une société authentiquement démocratique, pleinement consciente de ses travers possibles, doit tout faire pour permettre l'accession à la citoyenneté en un sens non dévoyé. Promouvoir l'École comme lieu de l'éveil critique et de l'éducation du jugement notamment, mais aussi encourager la participation effective de chacun à la vie publique. Bref, elle doit et se doit de promouvoir la liberté de tous. Ne pas le faire, quel

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qu'en soit le prétexte, conduit en effet au repli de chacun dans sa sphère privée, au l'éclatement du social, à la perte de l'universel, et au bout du compte à la négation de la démocratie même.

Il semble que ce soit là le mouvement pris par les sociétés occidentales contemporaines, par rapport auxquelles la démocratie marque bien une rupture telle qu'on peut y voir comme l'obejctif d'un projet révolutionnaire conséquent.

Notes

(0) La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, tome 4, Paris, le Seuil, 1996, p 62. (Cité C.L, IV).

(1) A. Soboul, « Qu'est-ce que la révolution ? », La pensée, 1981, repris dans La révolution française, Paris, Tel, 1988, p. 585

(2) Héritage et révolution, in : Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, tome 6, Paris, le Seuil, 1999. (Cité : CL, VI).

(3) Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe, tome 3, Paris, le Seuil, 1990, p 52. (Cité C.L, III) Sur ce point et ce qui suit voir L'institution imaginaire de la société, Paris, le Seuil, 1975 (cité : I.I.S.), chap. IV, notamment pp. 245- 253, (cité :), et L'état du sujet aujourd'hui, in : C.L, III, pp.189 et sq. L'individu est « social » du fait de la sublimation qui permet que la psyché abandonne son monde propre pour investir des objets « sociaux », est la sublimation. Il s'agit du procès "moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses « objets propres » ou « privés » d'investissement (y compris sa propre « image » pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d'en faire pour elle-même des « causes », des « moyens » ou des « supports » de plaisir." (Cité : I.I.S., 420-21). C'est ainsi que la société fournit le « sens » aux individus socialisés. (Voir C.L., VI, pp. 123-124). Ce que les Grecs savaient parfaitement comme l'atteste le célèbre passage de la République assurant qu'on peut lire en gros dans la Cité ce qui est écrit en petit dans l'âme humaine (368 d-e). Comme le souligne L. Robin du reste, "la détermination de l'individuel par le social est (…) un thème fondamental chez Platon" (Platon, P.U.F, 202).

(4) Sur ce point voir les pages de L'institution imaginaire de la société traitant des "racines subjectives du projet révolutionnaire" où Castoriadis dénonce "l'invocation d'une fausse psychanalyse" qui revient au fond à légitimer l'ordre existant. Il ne s'agit pas en effet pour nous de refuser la nécessité du travail ni celle non moins nécessaire de son organisation sociale, mais simplement un type particulier d'organisation sociale qui exclut les 9/10 des individus de tout contrôle effectif sur leur travail et plus largement sur leur vie. Quant au désir d'un rapport fusionnel, il faut bien reconnaître qu'il est entretenu par la société présente, laquelle "infantilise constamment tout le monde par la fusion dans l'imaginaire avec

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des entités irréelles." N'est-ce pas du reste sur un tel désir que repose la consommation ? Comment la société marchande peut-elle permettre l'émergence d'une citoyenneté authentique à laquelle elle fait pourtant référence en permanence ? Il est vrai qu'elle n'hésite plus à faire de la consommation un acte "citoyen"…. (5) Faitet à faire. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, le Seuil, 1997, pp. 48-49. (Cité : CL, V).

(6) I.I.S., 135.

(7) Castoriadis, Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe, tome 2, le Seuil, 1986 , pp. 108-109. (Cité CL, II). Comme le précise Castoriadis, le projet "démocratique, ou émancipateur, ou révolutionnaire, est une création historique qui surgit une première fois en Grèce ancienne, disparaît pendant longtemps, resurgit sous des formes et des contenus modifiés depuis la fin du haut Moyen-Âge."

(8) "Ce faisant, poursuit-elle, ils ont été normatifs : non que leurs formes d'organisations internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où les idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés pendant une courte période déterminent aussi les époques auxquelles une expérience du politique demeure refusée." (Qu'est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, le Seuil, Points-essais, 1995, pp. 79-80). Voir également : Castoriadis, La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, tome 4, le Seuil, 1986, p. 162. (Cité CL, IV). "C'est le même mouvement qui ébranle, à partir de la fin du VII° siècle, à la fois les institutions politiques et sociales et les idées et représentations jusqu'alors incontestées et (…) ce mouvement dans et par lequel naissent simultanément démocratie et philosophie, n'est pas simple mouvement « de fait ». Il est contestation et mise en question de l'imaginaire social institué, de l'institution (politique, sociale, « idéologique ») établie de la cité et des significations sociales que celle-ci porte" (Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978, p. 271).

(9) "La phase pendant laquelle la polis se crée, s'institue et, dans la moitié des cas environ, se transforme plus ou moins en polis démocratique (…) s'achève avec la fin du V° siècle", fait remarquer Castoriadis (CL, IV, 163).

(10) Respectivement : CL, III, 126, et CL, IV, 221.

(11) Il nous paraît important de souligner, avec Yovel, le lien consubstantiel entre l'idée d'autonomie et la notion d'immanence. A la question de savoir ce qu'il entendait par là, ce spécialiste de Spinoza répondait dans journal Le Monde du 23-06-1992 en soulignant trois éléments : "D'abord l'affirmation que ce monde-ci, celui où nous vivons, ne laisse rien derrière ni au-delà. Ce monde est l'horizon total de l'être, il n'y pas d'autres domaines qui lui serait transcendant (…). Deuxièmement, ce monde est la seule norme et le seul contexte de toutes les normes éthiques ou politiques. La source des valeurs morales et sociales ainsi que la légitimité politique ne sont pas à chercher dans un au-delà. Elles se trouvent dans les êtres humains qui s'interrogent pour les élaborer. Troisièmement, ces deux premiers éléments sont la condition de toute émancipation,

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de toute libération - aussi restreinte soit-elle - dont l'humanité est capable, et le salut, qui ne peut être que partiel, est à chercher dans le monde fini où nous vivons et non dans un espace métaphysique situé ailleurs." Et il précisait : "Spinoza n'est pas l'inventeur de cette immanence. Elle se trouve déjà chez les plus anciens philosophes grecs. Mais elle avait été submergée par la culture judéo-chrétienne et la théologie médiévale." Comme l'écrit Marx à Ruge, "la dignité personnelle de l'homme, la liberté, il faudrait d'abord la réveiller dans la poitrine de ces hommes [les philistins]. Seul ce sentiment qui, avec les Grecs, disparaît de ce monde, et qui, avec le christianisme, s'évanouit dans l'azur vaporeux du ciel, peut à nouveau faire de la société une communauté des homes pour atteindre à leurs fins les plus élevés : un État démocratique" (Œuvres, III, 337). L'immanence dont nous parlons correspond donc à l'abandon du sacré, non à l'affirmation de ce que Marcuse nomme l'unidimensionalité, s'il est vrai qu'une autre dimension que celle du réel est nécessaire pour son dépassement. L'autonomie au sens plein du terme exige bien de réfléchir à ce que peut être cette autre dimension.

(12) I.I.S., p. 240.

(13) Respectivement : Principes de le philosophie du droit, § 343, et La raison dans l'histoire, trad. K Papaioannou, 10/18, 1979, p. 73. Sur cette question voir : B. Mabille, Hegel, l'épreuve de la contingence, Aubier, 1999, section 5 notamment. Et pour une vision critique de la théorie de Castoriadis, voir Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchin-d'homme, Paris, Gallimard, 1986, pp. 387-396.

(14) Castoriadis fait remarquer par exemple que "d'après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos - c'est-à-dire perdait ses droits politiques." (CL, II, 288). Dans la mesure où nous suivons ici ce texte de Castoriadis intitulé : La polis Grecque et la création de la démocratie, nos citations qui ne font pas l'objet de notes renvoient toutes à lui.

(15) A l'Assemblée "tous les citoyens ont le droit de prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l'obligation morale est faite de parler en toute franchise (parrhèsia)". En ce qui concerne les tribunaux, "il n'y a pas de juges professionnels, mais des jurys dont les membres sont tirés au sort." Il y avait à Athènes deux conseils en fait, mais, comme le précise Finley, traitant de la participation populaire, "l'Aréopage, survivance archaïque, composé d'anciens archontes, membres à vie, n'eut plus qu'une existence fantomatique après que, en 462, toutes ses fonctions importantes firent passés au Conseil des Cinq Cents." Et, précision importante quant à notre propos, ses membres "étaient désignés par tirage au sort parmi les citoyens âgés de plus de trente ans qui acceptaient que leur nom soit proposé, avec une répartition géographique obligatoire. La charge était d'un an, et l'on ne pouvait être conseiller que deux fois dans sa vie." (L'invention de la politique, trad. J. Carlier, Flammarion, 1985, 113).

(16) La délégation et le fétichisme politique, in : Choses dites, Éditions de Minuit, 1987, p. 190.

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(17) Ce n'est du reste pas sans raison si, comme le note Castoriadis, "à chaque fois qu'une collectivité politique moderne est entrée dans un processus d'auto-activité, elle a redécouvert ou réinventé la démocratie directe (town meetings, ou conseils communaux, durant la Révolution américaine ; les sections pendant la Révolution française ; la Commune de Paris ; les soviets, conseils ouvriers sous leur forme initiale en Russie)." Et de préciser que "H. Arendt a beaucoup insisté là-dessus."

(18) Voir : P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000, en particulier pp. 51-68. Répétons que le refus d'un champ politique n'interdit nullement la centralisation, il suppose simplement le contrôle effectif des mandats (ce qui passe par la possibilité de révocation à tout moment du mandaté).

(19) République, 557 c. Trad. P. Pachet, Gallimard, 1993.

(20) Ibid., 553 d

(21) Le philosophe-roi, Payot, 1991, p. 111. M.P. Edmond écrit : "Si l'on admet que Platon a su penser cette notion moderne d'individualité, qui vaut en soi, indépendamment de tout ordre, on peut aussi comprendre que, pour lui, l'individu détaché de toute référence à un ordre proportionnalité tombe hors de la politique. Il tente de penser cette pure extériorité, et à soi-même et aux autres, dans la démocratie et plus précisément dans sa forme extrême : l'oklocratie. Oklos, (turba, turbare) désigne un agrégat d'individus, une multitude d'éléments disparates ; il signifie l'atomisation de la vie sociale et de la vie politique, voire celle de chaque individu qui se divise à l'infini en lui-même." Dire que le public doit devenir vraiment public, n'est pas refuser la privauté, comme c'est le cas dans un régime totalitaire. Castoriadis insiste du reste sur la nécessaire distinction des sphères : privée (oikos), privée/publique (agora), publique (ecclésia). (Voir, par ex., C.L., IV, 228-230).

(22) Voir : Castoriadis, C.L., II, 320.

(23) La question de la souveraineté, Ellipses, 2001. Voir pp. 22-40. Les citations de M. Legros ne faisant l'objet d'aucune note sont toutes tirées de ce passage. Du même auteur voir : L'avènement de la démocratie, Grasset, 1999, et L'idée d'humanité, Grasset, 1990. En ce qui concerne L. Strauss, voir : Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986, ainsi que A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, P.U.F., 1991, pp. 99-127.

(24) Du moins est-ce ainsi que nous entendons que "la limitation moderne de la souveraineté du peuple, à savoir, le principe de l'autonomie de l'homme, implique l'idée d'une ouverture de chaque peuple à un principe qui le transcende" (La question de la souveraineté, p. 32).

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(25) Ce qu'attestent les Grecs qui avaient, pour ce faire, mis en place des dispositifs institutionnels comme l'ostracisme ou cet autre dispositif nommé graphé paranomon, par quoi on pouvait accuser quelqu'un d'avoir fait une proposition illégale, et qui, surtout, ont créé la tragédie, laquelle est une véritable présentification de l'Etre comme Chaos. Chaos comme absence d'ordre pour l'homme, et Chaos dans l'homme. Voir M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Payot, 1976, pp. 76-77. Voir aussi l'article de Castoriadis La polis grecque et la création de la démocratie (CL, II, 298). On peut bien vouloir aujourd'hui prévenir les dangers de la souveraineté populaire en appelant à une certaine idée de l'homme (comme appartenant à l'humanité) contre une autre (disons romantique ou communautarienne), mais on doit alors reconnaître que c'est encore là une forme d'auto-limitation.

(26) Ce que confirme le rapprochement de certains questionnements de Marcuse avec l'analyse de l'allégorie de la Caverne. "Il y a pour soutenir ce combat contre la libération, explique Marcuse, une arme efficace et durable c'est la fixation des besoins matériels et intellectuels qui perpétuent des formes surannées de lutte pour l'existence (…). Ce sont les individus eux-mêmes qui doivent répondre à la question sur les vrais et les faux besoins, mais seulement en dernière analyse, c'est-à-dire quand ils sont libres de donner leur propre réponse. Tant qu'on les prive d'autonomie, tant qu'ils sont endoctrinés et conditionnés (même au niveau de leur instinct) la réponse qu'ils donnent à cette question ne peut être considérée comme la leur (…). Comment des gens qui ont subi une domination efficace et réussie peuvent-ils créer par eux-mêmes les conditions de la liberté ?" (L'homme unidimensionnel, trad. M. Wittig et l'auteur, Paris, Minuit, 1968, pp. 30 et sq.). En ce qui concerne l'allégorie de la Caverne, J. Annas note bien que le tableau brossé par Platon, "comme délivrance de soi par rapport au conformisme indifférencié", est un des plus saisissants de la pensée philosophique. Mais elle remarque qu'il s'accompagne "de la description la plus sombre et la plus pessimiste qu'ait tracée Platon de l'état de ceux qui ne sont pas éclairés par la philosophie. Impuissants et passifs il sont manipulés par les autres. Bien pire, il sont habitués à cet état et l'aiment, résistant à tout effort qui viserait à les en libérer. Leur satisfaction est une sorte de conscience aveugle de leur état ; ils ne peuvent pas même reconnaître la vérité de leur terrible condition, ou y réagir." (J. Annas, Introduction à la La République de Platon, trad. B. Han, P.U.F., pp. 318-19).

(27) C'est là la contradiction du capitalisme qui en appelle à une structure anthropologique qu'il est incapable de produire : "Le capitalisme s'est développé en usant irréversiblement un héritage historique créé par les époques précédentes et qu'il est incapable de reproduire", note Castoriadis qui s'interroge sur sa survie même : "Mais combien de temps un système peut-il se reproduire uniquement en fonction d'anomalies systémiques ?" (C.L. VI, 116-177).

Ce texte a été précédement publié dans le N° 3 de la revue "ContreTemps". Il a été enrichi par l'auteur dans la présente version pour Calle Luna.

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Imaginaire du contrôle des foules dans l’armée de terre française Elwis POTIER

There are in fact no masses; there are

only ways of seeing people as masses.

Raymond Williams1

Certaines images fortes perçues avec une vive émotion imprègnent notre mémoire pendant un temps, parfois toute une vie. Par la suite, la vue d’une image similaire va

réactiver toute cette émotion nous amenant à voir l’ancienne image comme si elle était présente à nouveau. Il en va de même pour certains phénomènes sociaux qui

marquent l’imagerie sociale à tel point que les acteurs en situation reproduisent les mêmes réactions passionnelles qu’à l’époque du moment déclencheur2.

A peine avions-nous fermé les yeux sur les « mouvements de foule » qui ont ébranlé la France à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, donnant naissance à la fois

dans le champ des sciences humaines à la psychologie collective et dans le champ politique aux techniques de propagande3, qu’ils se sont rouverts sur les populations

étrangères se soulevant contre les forces armées, et en premier lieu contre celles des colonisateurs, après la seconde Guerre Mondiale, notamment lors de la guerre

d’indépendance de l’Algérie. Sur le territoire national, les foules de l’intérieur se sont peu à peu institutionnalisées, grâce notamment aux réglementations issues de la crise

de 19344, pour devenir des manifestations : rassemblements organisés, ritualisés, cadrés par les manifestants eux-mêmes et par des forces de l’ordre spécialement

pourvues à cet effet (CRS et gendarmerie mobile). On peut ainsi définir le maintien de l’ordre, en ce qu’il est différencié du contrôle militaire des foules, non seulement, cela

va de soi, par l’ordre social préétablit qu’il est censé « maintenir » et les attributions des forces de l’ordre qui en ont la charge, mais aussi et surtout par l’objet même qui le

mobilise, à savoir la « manifestation ».

Dans ce cadre social intérieur où l’ordre institué permet la circulation de « masses » manifestantes, la foule est toujours là – les observateurs en parlent ou la font parler –

derrière les différents rassemblements ou mouvements de la population (des populations) mais son statut a changé : elle n’est plus personnifiée, elle n’est plus Une. Cette

réunion particulière d’individus qu’est la foule, relayée aux confins de l’espace public, est redevenue anonyme5 ; elle a perdu de son unité et donc de sa puissance

symbolique, diluée qu’elle est désormais dans les mouvements aux abords des stades ou dans un public nombreux venu contempler un spectacle. Pour autant la foule,

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entité à part entière, existante par elle-même et pour elle-même, celle dont on croit voir la véritable nature se dévoiler en même temps qu’elle se donne en spectacle, cette

foule-là revient à la faveur de l’actualité, par le débat autour de l’exercice des fonctions de police par les forces armées françaises. Elle revient aujourd’hui par l’extérieur,

en dehors de nos frontières, parmi les populations étrangères faisant l’objet d’interventions sous mandats internationaux, sous l’égide de l’ONU. Ces populations se

retrouvent confrontées, outre les belligérants engagés dans les combats, à d’autres militaires venus non pas pour faire la guerre mais disent-ils pour rétablir ou maintenir la

paix.

Depuis la fin de la Guerre Froide et le bouleversement mondial des rapports de force qui s’en est suivi, l’armée de terre française est en pleine refondation6. Prenant acte

de la rupture stratégique provoquée par la nouvelle donne géopolitique, pour faire face aux nouvelles crises internationales comme celle du Kosovo, l’armée de terre

française a dû redéfinir sa doctrine de façon plus réaliste, considérant qu’il n’était « plus réaliste d’ignorer la présence de civils et de non-combattants sur les théâtres

d’opération »7. C’est dans ce contexte et suivant ce mode de légitimation que les militaires français vont produire un discours spécifique désignant sous l’appellation

« contrôle des foules » une pratique instituée, codifiée et vouée à s’étendre, dont l’objet central « les foules » pose pour le moins question.

Quelle que soit la raison d’être de l’intervention, qu’il s’agisse d’une opération de guerre, de soutien à la paix, de sécurité ou de secours d’urgence, les forces terrestres

peuvent être appelées à contrôler les foules qui feraient « obstacle » à leur mission. Le discours officiel diffusé dans les écrits de doctrine militaire présente ces foules

comme de « nouveaux acteurs » des théâtres d’opération, lors des engagements en dehors du territoire national8. Le langage militaire les définit en conséquence et avant

tout par leur violence intrinsèque fondée sur la crainte qu’elles suscitent9. Cette crainte peut prendre une forme singulière, que certains relient à l’agoraphobie10, renouant

avec la peur séculaire du nombre faisant masse11 toujours latente depuis l’avènement des « foules révolutionnaires »12. Les foules, violentes par nature, retrouvent une

caractérisation propre, un caractère physique évident, mais également de façon plus prégnante un caractère psychologique, et vont se décliner suivant une typologie

exclusivement construite sur la violence et le degré de menace qu’elles inspirent. On établit alors un continuum, une graduation dans la violence qui va de la manifestation

paisible à l’insurrection, indiquant par le fait la progression possible, « naturelle », d’une foule générique indépendamment du contexte dans lequel elle se meut. Les types

de foules deviennent rapidement des stades d’évolution, et l’on peut s’attendre à tout moment au passage d’un état à un autre. Mais, s’il convient de maîtriser les

débordements possibles, de prévenir les éventuelles émeutes ou insurrections, d’où vient ce besoin de contrôler précisément cette forme, singulière s’il en est, que l’on

nomme foule ? Qu’est-ce qui sous-tend ce discours greffé sur ce vieux mot apparemment anodin et pourtant si évocateur ?

La question se pose au vu des nouveaux enjeux stratégiques et politiques desquels a émergé cette rhétorique instituée sur les foules. Les militaires spécialistes de la

question ne manqueront pas d’en appeler au « réalisme » et de rappeler, exemples à l’appui, l’effectivité des mouvements de foules qu’ils rencontrent sur le terrain. Pour

eux, parce qu’ils y sont confrontés, les foules existent bel et bien : insurrections, débordements, pillages, manifestations, etc., peu importe les mots, la chose existe et il

faut y faire face. Leur préoccupation est de savoir comment réagir, avec quels moyens, quelles procédures et suivant quels objectifs. Cependant, cette réalité, affirmée et

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réaffirmée, posée d’autorité comme irréfutable, ne préjuge en rien de l’emprise des significations imaginaires sur les perceptions du réel: « Le sujet est dominé par un

imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce que non su comme tel »13. La question de l’imaginaire s’impose

nécessairement à quiconque s’interroge un tant soit peut sur le sens même du mot foule et sa définition. L’équivoque dans laquelle le mot est maintenu – il est notoire que

le mot connote plus qu’il ne dénote – rend sa signification très aléatoire, malléable, manipulable et somme toute très peu scientifique14. L’analyse des usages du mot à

travers les textes de doctrine, les articles traitant de la question et des pratiques y compris dans leurs aspects les plus techniques aboutit à soulever la question de la

dimension imaginaire qui façonne les représentations. A tous les niveaux, de la théorie à la pratique, le contrôle des foule est, tel qu’il nous est donné à voir et à entendre,

directement connecté à l’imaginaire de la foule issu de la littérature et principalement de la psychologie des foules15. Un fond commun réunit ces idées développées sur les

foules, un humus imaginaire dans lequel s’enracinent pour partie conceptions et pratiques.

Il nous faut emprunter cette voie parfois sinueuse de l’imaginaire afin de rendre compte des significations qu’il donne à la pensée de l’institution (l’Armée française en

l’occurrence) : il s’agit de comprendre comment l’imaginaire se présente et participe d’une certaine réalité, celle des foules. Est-il besoin de préciser que nous ne

proposerons ici qu’une ébauche, quelques pistes qui pourraient se poursuivre ailleurs, autrement. Pour autant, on ne saurait prétendre entamer une réflexion sur cette

question difficile et complexe de l’imaginaire sans en expliciter les référents théoriques. Enonçant le postulat de « l’immanence essentielle du sens à la pratique »16, nous

tenons pour indissociable la relation entre sens et action. La pratique du contrôle des foules, considérée comme telle et donc aussi comme dialectique, devra être prise pour

une « activité dans laquelle les significations sont impliquées et constitutives »17. Pour cette raison, notre ligne directrice sera essentiellement tracée par les significations

imaginaires sociales telles qu’elles ont été conceptualisées par Cornelius Castoriadis. Notre investigation s’inscrit dans cette pensée qui comprend l’imaginaire comme

« substantif »18 et s’appuie en conséquence sur les catégories fondamentales du philosophe. Posons simplement « qu’il y a des significations relativement indépendantes

des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle dans le choix et dans l’organisation de ces signifiants. Ces significations peuvent correspondre au perçu, au rationnel, ou

à l’imaginaire »19. Ajoutons que les significations imaginaires sociales sont premières en ce sens qu’elles « orientent » le fonctionnel et le symbolique20. Si l’imaginaire

chez Castoriadis renvoie d’avantage à l’instituant, à l’imaginaire radical, il n’en reste pas moins vrai que toute recherche doit partir des faits et donc du réel toujours déjà

institué afin d’élucider les significations imaginaires de l’institution. Nous tenterons donc de dégager ces significations à l’œuvre dans l’imaginaire institué par l’armée

française autour de cette notion propre à l’armée de terre qu’est le contrôle des foules.

La maîtrise de la violence, nouvelle thématique qui accompagne désormais la traditionnelle coercition de forces, fournit le cadre au sein duquel le contrôle des foules se

veut incontournable. Ce serait un moyen nécessaire, indispensable même pour certains, entendu qu’il ne relève pas seulement de la tactique, c’est aussi une affaire de

stratégie. Maîtriser la violence, comme objectif et comme stratégie21, constitue le cadre à l’intérieur duquel s’inscrit le contrôle des foules dont la justification prend en

compte les deux positions d’attaque et de défense « pour protéger les populations face aux belligérants ou protéger les unités de nos forces face aux populations. Même si

les forces terrestres n’ont pas pour mandat de maintenir l’ordre public, la maîtrise des mouvements de foules peut participer à l’effort de maîtrise de la violence »22.

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La visée globale de l’action, sur le plan stratégique, amenant à la confrontation avec ce qui est décrit à travers une terminologie appartenant au registre des phénomènes

de foules, va induire une identification instantanée entre ces mouvements et la foule elle-même. Les foules seront désormais considérées comme des acteurs, avec des

comportements et même des intentions23. La personnalisation parachève le processus qui mène de l’observation de certains phénomènes dits de foules à leur édification

(ou réification) en tant qu’ « acteurs ». Mais le contrôle ne peut être qu’extérieur, la régulation ne peut provenir de la foule elle-même. C’est parce qu’un groupe humain

faisant masse, d’où la métaphore physique également contenue dans l’étymologie du mot foule, est d’abord perçu comme une chose (menaçante) à maîtriser, avant de

pouvoir être pensé comme une « personne collective », que la foule n’est définie et pensée que dans une position en dehors, par l’observateur ou l’acteur extérieur à cette

chose dont il ne peut (ou ne doit pas) faire partie, et ce en fonction de son statut, de ses impressions et de sa volonté. La volonté de maîtrise (ou de contrôle) se focalise

sur cet objet mal délimité, flou, et néanmoins reconnu d’emblée comme foule sans le comprendre de l’intérieur, sans prendre en compte sa situation, ce qui a pour effet de

décontextualiser les phénomènes évoqués, de les détacher de leur ancrage culturel, social et historique, où on voit l’effet de l’essentialisme véhiculé par ce discours qui

reprend de la sorte de façon plus ou moins implicite l’hypothèse de la « foule psychologique » de Gustave Le Bon24. Par cette opération forcément réductrice, le mot foule

condense et met en équivalence des ensembles humains de types très différents pour créer une nature ad hoc, une essence dont on verra par la suite le sens. La foule est

tantôt une partie de la population, tantôt la population dans son entier, le peuple25, mais elle peut tout aussi bien être un rassemblement, un défilé, une manifestation

festive ou de révolte, une assemblée, un électorat, etc.

Le discours porté sur les foules dans le « contrôle des foules », de la théorie la plus officialisée par les textes de doctrine à la pratique sur le terrain en mission de type

OPEX (Opérations Extérieures) s’arrange bien du flou entretenu par un usage immodéré, pour ne pas dire incontrôlé, du terme souvent confondu avec celui de masse. Le

glissement délibéré de la foule vers la masse marque ce que l’on pourrait repérer comme le « moment » décisif à partir duquel peut se structurer tout un imaginaire de la

foule, vue à la fois comme émanation et symbole26 de la population ou du peuple. On retrouve ce passage d’un terme à l’autre dans les textes de doctrine (TTA 950) et

dans la plupart des ouvrages consacrés à la question27. La référence aux théories de Gustave Le Bon, ainsi qu’à celles d’Elias Canetti28 pour ce qui est des masses, même

si elle n’est pas toujours explicite29, n’en est pas moins omniprésente et explique en grande partie d’où proviennent ces conceptions.

Dans cette optique, la foule peut alors désigner à peu près tout et n’importe quoi, à la seule condition qu’il s’agisse d’un groupe humain que l’on souhaite contrôler. Tout

groupe – le terme de groupe est à la fois plus large et plus neutre – peut être désigné et par la même stigmatisé comme foule s’il interfère de façon négative dans l’action

engagée. La géométrie variable des contours qui sont censés délimiter la notion de foule, afin de pouvoir en faire un objet assez distinct pour justifier d’un traitement à

part, d’une technique particulière, a pour fonction de l’insérer dans les paramètres miliaires et d’exercer sur elle un contrôle opérant. La volonté de faire de la foule un objet

d’expérience, impliquant de possibles « retours d’expérience », est d’abord mue par la nécessité de la maîtriser, ce qui aboutit à travers la réification, la condensation et la

confusion sémantique (avec la « masse ») à l’attribution d’une personnalité fictive, personnalisation qui puise largement dans les stéréotypes de l’imaginaire collectif.

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L’élément imaginaire dont nous parlons ici contient les représentations, stéréotypes et autres clichés sur les foules qui circulent depuis si longtemps et dont les traits

principaux se sont figés à la fin du 19ème siècle. Impossible de comprendre ce qui est en jeu dans la persistance du fond imaginaire de cette époque sans en identifier la

source intellectuelle et idéologique30. Il nous faut donc remonter jusqu’à la « foule psychologique », expression que Le Bon va propager à partir de 1895. A cette date

paraît son fameux ouvrage Psychologie des foules, livre qui aura le succès que l’on sait et qui sera apprécié de nombreux grands chefs d’Etat et chefs militaires31.

L’influence des théories leboniennes dans l’armée s’explique d’abord par l’insertion personnelle de Le Bon au sein du commandement militaire français dans les deux

décennies précédant la deuxième Guerre Mondiale32. Rejeté par les milieux universitaires et scientifiques33, Le Bon en savant éclectique et opportuniste, trouve un accueil

enthousiaste de la part de plusieurs « savants maîtres » de l’Ecole de guerre dont le général Bonnal et le colonel de Maud’huy. « Ce sera peut-être par l’armée que notre

Université subira la transformation qu’elle refuse d’accepter » prophétise-t-il en espérant ainsi enfin acquérir la reconnaissance tant attendue34. Son apologie de l’esprit

militaire, sinon de la guerre elle-même, lui aura permis d’exercer une influence considérable auprès de l’état-major français : « L’esprit militaire constitue la dernière

colonne soutenant les sociétés modernes et, pour cette raison mériterait la reconnaissance des peuples qui le maudissent »35. Notons au passage que son insertion au sein

de l’armée est telle qu’il initiera, à la suite de sa psychologie de l’éducation, une théorie de la doctrine militaire conçue comme « communauté de conduite »36. Voilà que sa

pédagogie de la doctrine fondée sur l’ancrage « inconscient » débouche inévitablement sur l’endoctrinement et la fameuse notion de « réflexe » du militaire en combat. Le

Texte de la doctrine rejoint ici le Geste inconscient de la doxa. Mais laissons là ces considérations destinées à prendre la mesure de l’imprégnation de Le Bon dans le champ

militaire pour nous centrer sur sa psychologie des foules. Les idées de Le Bon sur les foules sont trop connues, ou pas assez c’est selon, pour ne pas être parfois reprises

comme « allant de soi ». Emotive, suggestive, d’une crédulité sans limites, intransigeante et radicale, la foule est une « âme collective » qui écrase la volonté individuelle,

un être collectif doué d’une psychologie et d’une spiritualité archaïque : « L’homme faisant partie d’une foule cesse d’être lui-même. Sa personnalité consciente s’évanouit

dans l’âme inconsciente de cette foule. Il perd tout esprit critique, toute aptitude à raisonner, et redevient un primitif. Il en a les héroïsmes, les enthousiasmes et les

violences »37. L’anti-socialisme farouche au fondement des orientations choisies par Le Bon va constituer le cadre idéologique dans lequel vont s’échafauder ses théories

sur les races, les peuples, les foules et les idées. Le racisme38 et la misogynie qui l’animent vont avoir pour effet de renforcer par analogie la négativité des foules,

accentuant leur « désir » de soumission ce qui finira par leur donner pour trait de caractère principal l’obéissance servile aux meneurs. Les auteurs dont il s’est beaucoup

inspiré, dont Gabriel Tarde39, vont vivement critiquer ses positions en soulignant l’amalgame fait entre tous les types de rassemblements. Tarde rappelait également,

comme Freud le fera plus tard, qu’il convient de distinguer les foules « naturelles », rassemblées de façon spontanée, des foules « artificielles », groupes organisés,

structurés, intégrés dans la durée. Mais ces distinctions, à la base de toute recherche dans ce domaine, ne seront jamais insérées dans le discours militaire y compris

contemporain. En revanche, les différentes figures imaginaires que peut prendre la foule, chez Le Bon mais aussi chez Canetti, réapparaissent régulièrement dans les

propos des militaires spécialisés en la matière. A l’origine, la personnalisation de la foule lui attribuant un « corps » et un « esprit »40 permet de transposer différents

stéréotypes récurrents dans la pratique du contrôle des foules. Un des principes de base étant de maîtriser « l’esprit » de la foule en isolant les personnes « non grata », en

neutralisant les meneurs tout en usant de sa force de persuasion. Le « corps » de la foule peut ensuite faire l’objet d’un traitement visant à le « canaliser » ou à le

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« disperser ». Le traitement militaire des foules, dans la continuité du traitement politique dont elles ont fait l’objet au début du XXème siècle, trouve chez Le Bon et d’autres

des analogies suffisamment fortes pour les saisir – et mieux s’en saisir – par une image.

Bien sur, le bref aperçu qui suit sur les différentes figures fantasmées que peuvent prendre les foules n’est en rien restrictif ou exclusif. Suivant les situations et les acteurs

engagés, ces images, dont la fonction est d’ouvrir sur le plan psychique des espaces de projection (et non d’identification), seront plus ou moins prégnantes et peuvent se

superposer ou s’effacer derrière d’autres représentations. Les visages que peut prendre la foule sont autant d’images véhiculées par des valeurs culturelles très marquées

historiquement. On peut schématiquement les résumer par trois termes: le Fou, la Femme et le Délinquant41. Le Fou, effigie de la maladie mentale, figure en premier lieu

puisque l’annihilation de la conscience des individus composant la foule entraîne immanquablement une pathologisation de tous les comportements en foule et de la foule.

Les techniques mises en œuvre pour contrôler les foules consisteront alors à adopter une position cherchant à tout prix à contenir les débordements ou les « crises », usant

pour ce faire de techniques de contention que l’on peut assimiler à un dispositif (barrières, couloirs, opposition physique, etc.) d’assujettissement du « corps » (pour

reprendre l’expression foucaldienne) de la foule visant à « dominer » le malade. La Femme ensuite parce qu’elle est frivole et facilement influençable, émotive et intuitive,

incapable de produire un raisonnement logique qui soit comparable à celui de l’homme. Cette misogynie revendiquée de Le Bon trouve parfois un terrain favorable encore

aujourd’hui chez certains militaires surinvestissant l’identité masculine attachée à leur profession. La féminité est souvent mise en avant pour adopter une attitude de

séduction, d’influence communicationnelle dont le seul but est « d’impressionner » (c’est aussi le sens des « parades » militaires). Ces deux premières figures vont pouvoir

fusionner pour donner la foule hystérique, assimilation fréquemment reprise dans le maintien de l’ordre comme ailleurs. Enfin, on peut retrouver la trace du Délinquant42

dans les descriptions qu’Hippolyte Taine a fait des foules révolutionnaires dans son monumental ouvrage : Les Origines de la France contemporaine43, lesquelles ont

fortement influencé Le Bon et marqué toute la psychologie des foules.

Une des significations imaginaires sociales les plus partagées, au-delà même du champ militaire, s’enracine en effet dans la dévalorisation sociale culturellement très ancrée

des populations qui constituent la majorité des foules: « population » prend ici son sens le plus négatif de « populace ». Ce sont les gens les plus marginalisés qui forment

le noyau des foules, ces gens, pour le dire sans ambages, que l’on répudie comme la « lie » de la société, autant d’a priori que nous avons choisi, en raison de sa dimension

criminalisante, de résumer sous le terme de « délinquant ». Le maintien de l’ordre autant que le contrôle des foules qui en est issu, entretient ses légendes comme toute

activité sociale de pouvoir qui se respecte et qui entend se faire respecter. En voici une des plus significatives qui illustre de façon exemplaire notre propos : « Lors des

émeutes de 1848, un officier reçut l’ordre de faire évacuer la place en tirant sur la ‘canaille’. Il fit prendre position à ses soldats qui mirent la foule en joue. Dans le silence

profond qui s’établit alors, il s’écria : ‘j’ai reçu l’ordre de tirer sur la canaille, mais comme j’aperçois devant moi beaucoup d’honnêtes gens, je leur demande de se retirer

pour que je puisse exécuter cet ordre’ en quelques minutes la place se trouva vide »44. En dépit du fait que l’anecdote résume expressément comment la foule disparaît

lorsque les éléments délinquants ou supposés tels en sont écartés à l’aide, soulignons le, d’une communication particulièrement habile, efficace, comme est censée l’être la

persuasion en pareil cas, cette petite scène, factuelle ou non, nous ramène inévitablement à ce qui constitue le principe même du contrôle des foules : la dispersion.

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Le but ultime de toute action dite de « contrôle » est en effet, en cela le maintien de l’ordre et le contrôle des foules peuvent diverger, de provoquer la dispersion.

L’endiguement et le refoulement45 peuvent être recherchés mais uniquement de façon secondaire ou intermédiaire. La priorité reste la dissolution de la masse. Si les

techniques de base provenant des pratiques progressivement misent en œuvre par les forces de maintien de l’ordre à l’intérieur du territoire, telle que l’ouverture laissée à

l’arrière pour le reflux ou la fuite (ne pas encercler une foule), sont sensiblement les mêmes dans l’armée de terre, d’autres techniques ne le sont pas ou ne peuvent pas

l’être : Le principe déterminant de la symbolisation de la force, par exemple, n’est pas retenu alors que celui de la réversibilité immédiate de la force46 est mis en avant

pour permettre à tout moment le basculement (de façon symétrique à la foule qui peut à tout moment basculer dans la violence) dans une configuration guerrière où le

« contrôle » des foules devient clairement « attaque » des foules. La réversibilité immédiate empêche toute symbolisation de la force parce que celle-ci doit toujours être

présente comme riposte et menace.

La violence est totalement maîtrisée dans la mesure où il n’y a plus de risque de débordements ou d’explosions. S’il faut pour cela détruire la source de cette violence, la

foule devra donc disparaître, par dispersion ou par éclatement. Une autre figure imaginaire peut alors symboliquement prendre place au cœur de ce combat de l’armée

contre la violence des foules : l’ennemi, d’autant que cette figure essentielle, constitutive de l’imaginaire militaire, tend peu à peu à s’effacer. « Sur le terrain d’opération,

les forces d’intervention doivent faire face à une combinaison de violences, induisant une érosion de la notion d’ennemi »47. Déjà reconnue comme adversaire potentiel48,

la foule peut, sur le plan des significations imaginaires, prendre la place de l’ennemi mais ce ne peut être qu’un ennemi fictif, pour ne pas dire étrange, d’une étrangeté

inquiétante. En effet, les jeux symboliques auxquels se livre l’armée souvent à son insu à travers les puissantes images associées à la foule ressorties du substrat

imaginaire qui nourrit ces représentations, posent un problème beaucoup plus radical.

Obstacle avons-nous dit dans l’engagement des forces armées, les populations ainsi désignées comme foules, particulièrement lorsqu’il s’agit d’opérations de rétablissement

de la paix, doivent être protégées et peuvent néanmoins devenir une menace. Or les actions menées dans le strict cadre défini par la loi et la doctrine militaire française

visent à disperser toutes les foules, à les dissoudre, autant dire à les éliminer. Bien entendu, il doit y avoir le moins de victime possible mais comment protéger les civils

tout en combattant la foule? S’il est vrai que le discours institué sur les foules, leur attribuant une essence violente purement destructrice, accentue la part d’irrationnel ou

d’inconscient (dans le sens de non conscient) supposé présent dans tout rassemblement humain qui devient une « foule », et met donc l’accent sur ce qui échappe

fondamentalement à toute maîtrise, le contrôle des foules peut bien se retrouver dans le paradoxe de vouloir contrôler ce qui par nature est incontrôlable. Cette foule,

chargée de toute la négativité possible tient lieu d’autre différent de l’ennemi, une altérité radicale contre laquelle bute (l’obstacle est de taille) l’armée. « La foule est le

contraire d’une armée : une assemblée d’hommes que ne gouverne plus rien, sinon l’humeur immédiate, le développement d’émotions passagères et contagieuses qui

nuisent à l’intérêt général ». Cette citation de John Keegan, portée en exergue d’un article de la revue Objectif Doctrine49 vient étayer notre constat : la foule est bien

l’antithèse de l’armée, dans l’imaginaire doctrinal, c’est pourquoi elle paraît d’emblée comme dépourvue d’organisation, de fonctionnalité, de positivité. Sa seule

organisation ne peut être que psychologique. Mais nous avons vu en quoi cet imaginaire construit sur la « foule psychologique » ne peut voir l’opposition fondamentale, qui

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condamne par avance tout concept monolithique de foule, entre les deux pôles structurels, les deux formes antinomiques de foules telles qu’elles ont été définies par Tarde

puis par Freud : la foule dite primaire, « naturelle », spontanée, dénuée de structure profonde, et la foule dite secondaire, « artificielle », très organisée, structurée de

façon rigide, hiérarchique. La contradiction rendue possible par la nouvelle orientation doctrinale uniformisée sous l’expression « contrôle des foules » va dans le sens de

l’exacerbation de cette polarité pour prendre un tour radical. Le nœud du problème inhérent au contrôle des foules se situe dans ce face à face entre deux foules

antinomiques : d’une part l’armée, la foule « artificielle » par excellence50 et de l’autre la foule perçue comme « naturelle ». Cette dernière étant étrangère à l’armée,

adversaire ou ennemie mais surtout antithèse, le contrôle des foules ne peut s’extraire de cette opposition, qui est aussi conflit, pour penser les rapports de l’armée à la

foule en terme de processus englobant – pour comprendre le rapport dialectique qui unit les deux – qui intégrerait les interactions et les influences réciproques à partir

desquelles se construit l’identité de chacune de ces deux entités. Si l’on se place dans cette configuration qui relativise les positions et introduit de la réciprocité, il apparaît

que la réduction à l’état de « foule » de toutes les manifestations ou mouvements collectifs oblitère immanquablement les significations sociales, historiques et politiques

que ces mouvements peuvent porter ou créer. Les pratiques y compris discursives liées au contrôle des foules risquent alors de dénier toute force positive à la « foule » et

d’hypothéquer durablement la capacité instituante de mouvements sociaux émergeants ou en devenir

Notes de bas de page 1. Williams R., Culture and society, New-York, Columbia University Press, 1958, p. 300. 2. Ce bref liminaire renvoie à l’hypothèse formulée différemment par Freud : « Les masses comme l’individu gardent sous forme de traces mnésiques les impressions du passé », in Moïse et le monothéisme, collection Idées, Paris, Gallimard, 1948, p.127. 3. Le terme de propagande, au-delà des techniques qui en sont l’expression formelle, doit bien entendu être pris dans le sens de la propagande moderne, en se rapportant par exemple à la définition qu’en a donné Lasswell : « La propagande est le langage destiné à la masse », (Lasswell H. D., in Propaganda, communication and public opinion, Princeton, 1946) cité par Jean-Marie Domenach dans La propagande politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, p. 8. 4. Le décret-loi du 23 octobre 1935 a fixé la première réglementation des manifestations en France. Sur cette question de l’institutionnalisation des manifestations, voir les analyses produites dans l’ouvrage publié sous la direction de Pierre Favre, La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1990. 5. Contrairement à Eugène Enriquez qui emploie cette formule pour désigner la masse manipulée ou la « foule solitaire » (in De la horde à l’Etat, Paris, Gallimard, 1983, p. 67), nous voulons signifier ici que la foule est simplement « sans nom d’auteur », dans tous les sens du mot « auteur ». 6. Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, L’action des forces terrestres au contact des réalités. Une nouvelle approche doctrinale, document CDES, 2000. 7. Auteur anonyme, « Le contrôle des populations urbaines, Quels modes d’actions ? Avec quels moyens ? », Casoar, avril 2001. 8. TTA 950, Manuel provisoire d’emploi des forces terrestres dans le contrôle des foules, Approuvé par lettre n°0866/ DEF/ EMAT/ BCSF/ CB du 8 août 2001. 9. « La foule, pacifique ou non, représente toujours un réservoir potentiel de violence, dont l’énergie forte peut apparaître très vite et constituer un réel danger », TTA 950, op. cit. 10. A ce sujet, voir Beauchard J., La puissance des foules, éditions des Presses Universitaires de France, 1985. 11. La foule se définit d’abord par le nombre indéterminé des membres censés en faire parti. En cela elle est avant tout multitude et l’on sait combien le problème de la multitude (ainsi que celui, bien que différent, de la masse) est un problème éminemment politique. Sur la question du nombre et la dimension politique des foules, voir l’article de Dominique Reynié, « Théories du nombre », ainsi que celui de Jean-Pierre Chrétien-Goni, « La mise à mort des masses », dans la revue Hermès, n°2, Paris, éditions du CNRS, 1988. Dans une toute autre perspective, on peut également consulter de Hélène L’Heuillet, « ‘La dernière souveraine de l’âge moderne’ A propos de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon », in La célibataire, printemps 2003, pp. 33- 43. 12. Sur la peur des foules, voir Barrows S., Distorting mirrors, visions of the crowd in Late Nineteenth-Century France, Yale University, 1981. Traduction française sous le titre, Miroirs déformants, Paris, Aubier, 1990. Voir aussi Moscovici S., L’Age des foules, Paris, Fayard, 1981, réédité aux éditions Complexe, Bruxelles, 1991. 13. Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 141. 14. Sur le caractère non scientifique de la notion de foule, voir l’article de Thiec Y.,.Tréanton J.R, « La foule comme objet de science », Revue française de sociologie, 24, 1983, pp. 119-136. 15. La psychologie des foules, dont le promoteur fut Gustave Le Bon, a été construite par des criminologues entre la France et l’Italie à la fin du 19ème siècle. Ces principaux auteurs ont été Tarde, Sighele, Fournial, et plus tard Freud. 16. Ansart P., Idéologies, conflits et pouvoir, Paris, Presses Universitaires de France, collection Sociologie d’aujourd’hui, 1977, pp. 21-22.

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17. Ibid. 18. Castoriadis C., « Imagination, imaginaire, réflexion », repris dans Fait et à faire, Les carrefours du labyrinthe V, collection La couleur des idées, Paris, Seuil, 1997, p. 228. 19. Castoriadis C., op. cit., p. 196. 20. « Les significations imaginaires sociales ne doivent pas être confondues avec les divers types de significations ou de sens à partir desquels Max Weber essayait de penser la société. (…) Les significations imaginaires sociales sont ce par quoi de telles visées subjectives, concrètes ou « moyennes », sont rendues possibles », Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, op. cit., p. 490. 21. Voir les publications de Loup Francart et notamment son ouvrage, Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999. 22. Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, Les forces terrestres au contact des réalités. Une nouvelle approche doctrinale, document CDES. 23. Se reporter au paragraphe sur La nature de la foule, sa matérialisation et son dessein dans le TTA 950, op. cit., et plus précisément p. 36. 24. Le Bon G., Psychologie des foules (1895), Paris, Presses Universitaires de France, réédition de 1995. 25. Voir Périès G., « Populo-politico-militaire: un mot à l’aube de la Vème République », Mots, n°55, juin 1998. 26. En même temps qu’elle peut sembler « matérialiser » la population à un moment donné, la foule peut tout aussi bien « représenter » celle-ci dans les discours journalistiques ou politiques. 27. Voir Francart L., Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999. 28. La typologie des masses retenue dans le TTA 950, op. cit., reprend certaines dénominations de Canetti : tel est la cas pour les « masses de fuite ». Voir Canetti E., Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966. 29. Loup Francart, dans son ouvrage déjà cité, reprend la description des foules de Le Bon sans le citer p. 231 : « La foule se comporte alors comme une véritable entité psychologique : sous l’emprise d’émotions fortes, ses sentiments sont toujours simplistes et exagérés ; elle devient alors intolérante, irritable, susceptible, impulsive et ne supporte aucun délai entre son désir et la réalisation de celui-ci », in Francart L., Maîtriser la violence. Une option stratégique, Paris, Economica, 1999. 30. Bien entendu, l’histoire de cet héritage et de sa traduction dans les pratiques et les discours politiques, policiers et militaires de manipulation et de contrôle des foules n’est certainement pas linéaire, le va et vient entre les expériences françaises et anglaises ou américaines de « crowd control » en témoignent, une telle histoire nécessiterait notamment de s’arrêter longuement sur cette étape importante pour l’armée française que fut la guerre d’Algérie. 31. Dont Mussolini qui enverra une lettre félicitant Le Bon, Hitler qui s’inspirera de ses thèses pour écrire Mein Kampf, mais aussi de nombreux militaires français dont le général de Gaulle. A ce sujet, voir Moscovici S., L’Age des foules, Complexe, Bruxelles, 1991 ; et Sternhell Z., La droite révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1997. 32. Sur la réception de Gustave Le Bon dans l’armée française, voir Nye R.A., The origins of crowd psychology : Gustave Le Bon and the crisis of mass democracy in the Third Republic, Londres, Sage Publications, 1975 ; et Marpeau B., Gustave Le Bon. Parcours d’un intellectuel, Paris éditions du CNRS, 2000. 33. Y compris par les phrénologues dont il reprendra les travaux pour tenter de démontrer l’inégalité des races grâce aux différentes mesures du crâne humain. 34. Le Bon G., La psychologie politique et la défense sociale, Paris, Flammarion, 1910, p. 116. 35. Le Bon G., ibid., p. 93. Dans sa Psychologie de l’éducation, Le Bon cite l’ouvrage du commandant d’état-major Gaucher : Etude sur la psychologie de la troupe et du commandement, et fait référence au grand-duc Constantin Constantinovich, grand maître des Ecoles militaires de Russie qui a traduit son ouvrage. 36. « Elle représente le fruit d’une éducation spéciale, forcément très longue. Ses effets ne se produisent que lorsqu’elle est arrivée à ancrer certaines notions dans l’inconscient de tous les officiers d’une armée. Alors seulement, ces derniers envisagent avec une même optique mentale les situations les plus inopinées et s’y comportent, par conséquent, de façon identique », Le Bon G., Psychologie politique et défense sociale, op. cit., p. 97. 37. Le Bon G., Aphorismes du temps présent, Paris, Flammarion, 1913, cet aphorisme reprend les idées que Le Bon développe dans sa Psychologie des foules, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p.14. Il ne s’agit pas d’étudier ici ces thèses qui ont fait l’objet de nombreux commentaires. A ce sujet, voir Moscovici S., L’Age des foules, Bruxelles, Complexe, 1991 ; et Marpeau B., Gustave Le Bon, Parcours d’un intellectuel, Paris, CNRS éditions, 2000. 38. Le racialisme de Le Bon, théorie naturaliste et évolutionniste qui affirme l’inégalité entre les races, est sans conteste raciste envers les peuples dits « primitifs » et de façon particulièrement outrageante (et détestable) envers les Juifs. Sur l’antisémitisme de Le Bon, voir son article sur le Rôle des juifs dans la civilisation, publié dans la Revue Scientifique en 1888, et réédité par Les Amis de Gustave Le Bon, Paris, 1989. 39. Tarde G., L’opinion et la foule, (1901), Paris, Presses Universitaires de France, 1989. 40. On retrouve ce dualisme simpliste dans les écrits de doctrine : « Le renseignement devra porter entre autre sur ‘l’état d’esprit’ de la foule », TTA 950, op. cit., p. 74. Cette « psychologie » des foules se résume le plus souvent en une interprétation des émotions des corps des individus en foule consistant à attribuer un sentiment ou une idée commune à des personnes uniquement sur l’observation d’un comportement identique supposé « collectif ». Sur cette question, voir Mariot N., « Les formes élémentaires de l’effervescence collective ou l’état d’esprit prêté aux foules », Revue française de science politique, vol. 51, n°5, octobre 2001, p. 707-738. 41. Sur les figures de l'imaginaire des foules, voir l’ouvrage de Susanna Barrows, op. cit. 42. Ou « déviant » souvent associé à la figure de l’alcoolique. 43. Taine H., Les origines de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1876-74, six volumes. Ces descriptions sont largement démenties par les recherches de George Rudé. Voir Rudé G., The Crowd in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1959, traduction française sous le titre La foule dans la Révolution Française, Paris, Maspero, 1982. 44. Repris dans l’ouvrage de Marc E. et Picard D., L’Ecole de Palo Alto, Retz, Paris, 2000, p. 101.

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45. TTA 950, op. cit., p. 112-113. 46. Voir sous la direction d’Emmanuel-Pierre Guittet, Cercle sur les nouvelles perspectives sécuritaires dans les doctrines française, britannique et allemande, Rapport pour la Délégation aux Affaires Stratégiques, 2002. 47. Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée, op. cit. 48. TTA 950, op. cit., p.35. 49. Direction des Etudes et de la Prospective de l'Ecole d'Application de l'Infanterie, « L’infanterie dans le contrôle des foules », Objectif Doctrine, n°30, février 2002, p. 18. 50. Rappelons que Freud prenait l’armée, avec l’église, comme exemple typique de foule secondaire dans son étude « Massenpsychologie und Ich-Analyse », traduit sous le titre « Psychologie des foules et analyse du Moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. Voir « Nature de la foule et de l’organisation », in Enriquez E., De la horde à l’Etat, Paris, Gallimard, 1983, pp. 61-73.

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Résumé

La fin de la Guerre Froide et la redéfinition des enjeux stratégiques qui s’en est suivi a vu le resurgissement des « foules » dans la doctrine militaire française à travers la pratique du « contrôle des foules ». Le recours à la notion de « foule » signe le retour de l’imaginaire que charrie le mot, depuis la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. L’objet de cet article est d’élucider les significations imaginaires sociales, selon la terminologie de Castoriadis, à l’œuvre dans les pratiques et le discours des militaires français autour des « foules » et de leur « contrôle », en s’appuyant notamment de la lecture du Manuel de la Doctrine de l’armée de terre française sur le sujet.

Quelle démocratie ?

Une réflexion sur la démocratie dans les régimes modernes, et sur le pouvoir réel de leurs peuples. Un pouvoir tutélaire, autrement dit délégué une fois pour toutes à des représentants, même si l’ambition de ces derniers est de servir le peuple, s’interroge Jean-Louis Prat, répond-il aux exigences d’une démocratie ?

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Article publié le 18 novembre 2010

Pour citer cet article : Jean-Louis Prat, « Quelle démocratie ? », Revue du MAUSS permanente, 18 novembre 2010 [en ligne].

http://www.journaldumauss.net/spip.php?article732

Depuis 1946, les constitutions de la République française ont repris à leur compte la formule d’Abraham Lincoln, qui définit la démocratie comme "le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple". Belle phrase, démentie toutefois par la pratique des pouvoirs qui s’en réclament, et qui se nomment démocratiques, bien que le peuple ne "gouverne" nulle part, et confie cette tâche à des dirigeants qui gouvernent à sa place, et qui parlent en son nom, puisqu’il les a élus. La pensée de Lincoln a-t-elle été "trahie", ou bien se prêtait-elle à cette "trahison", en raison même de son caractère utopique ? Sa formule, en effet, présuppose une confusion entre l’autorité souveraine du peuple (le kratos du démos) et la fonction gouvernementale, qui s’applique à la mise en oeuvre des choix politiques fondamentaux, jusque dans le détail des mesures administratives. Rousseau, qui avait pourtant su distinguer les rôles respectifs du "prince" et du "souverain", définit la démocratie comme un régime où le peuple cumule ces deux rôles, et où "le corps politique décide collectivement de tout et exécute collectivement ses décisions, quel qu’en soit l’objet", comme le note Castoriadis, c’est-à-dire, "par exemple", qu’il "remplace collectivement une ampoule grillée dans la salle où se tiennent les assemblées. Dans un tel régime, il ne peut et il ne doit y avoir aucune délégation. Il est clair que ce n’est pas de cela que l’on parle lorsqu’on parle de démocratie et que, par exemple, tel n’était pas le régime athénien" [Figures du pensable, Paris 1999, p. 146 : nous nous sommes permis de lui emprunter le titre de cet exposé : "Quelle démocratie ?"]. Rousseau lui-même déclare que, s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement, mais qu’un gouvernement "aussi parfait" ne convient pas à des hommes. Il s’agit bien d’une utopie, où l’on prétend décrire un régime parfait, tout en sachant très bien qu’il ne pourrait pas exister. Demandons-nous en quoi il peut être "parfait", dans l’esprit de Rousseau, ou celui de Lincoln. Sans doute est-ce parce que le moyen mis en oeuvre - le gouvernement "par le peuple" - semble bien adapté à l’objectif visé - le gouvernement "pour le peuple" - puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Cela décrit sans doute un modèle idéal, mais quel rapport a-t-il avec les démocraties réellement existantes, qu’il s’agisse de la démocratie athénienne, ou bien de celle qu’a pu gouverner Lincoln ? Dans aucun de ces cas, le peuple ne gouverne, même si on fait de lui la source légitime de toute autorité déléguée à des hommes, parfois même à un seul. Mais c’est surtout le cas des régimes modernes, qu’on déclare démocratiques dès lors que les pouvoirs passent pour être issus d’élections régulières, ce qui revient à dire, dans le meilleur des cas, que le peuple ne vote que pour désigner ceux qui vont décider en son nom. Dans la démocratie athénienne, le peuple ne gouvernait pas, mais il votait les lois, décidait de faire la paix, de partir en guerre ou de négocier une alliance... Mais ce que les Modernes appellent démocratie est assez proche de ce qu’en disait Max Weber, dans une conversation avec Ludendorf, que cite Raymond Aron dans Les étapes de la pensée sociologique, et qui peut paraître cynique, même si elle est plus conforme à la réalité : "Dans la démocratie, le peuple choisit un chef (Führer) en qui il met sa confiance. Puis celui qui a été choisi dit "Maintenant fermez-la

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et obéissez". Le peuple et les partis n’ont plus le droit de mettre leur grain de sel (...) Plus tard, le peuple peut juger. Si le chef a commis des erreurs, qu’il aille se faire pendre" [p. 581 dans la collection TEL]. En 1919, quand Weber tenait ces propos, le mot "Führer" n’était pas encore connoté par l’usage qu’allait en faire le nazisme ; il impliquait pourtant, comme l’indique Aron, l’attente d’un "chef politique charismatique qui, chef de parti, acquerrait dans la lutte les qualités faute desquelles il n’y a pas d’homme d’Etat, à savoir le courage de décider, l’audace d’innover, la capacité d’éveiller la foi et d’obtenir l’obéissance. Ce rêve du chef charismatique, les Allemands de la génération qui a suivi celle de Max Weber l’ont vécu. Bien évidemment, ce dernier n’aurait pas reconnu son rêve dans la réalité allemande de 1933-1945" [ibid., p. 563]. Nous voulons bien le croire, un chef charismatique n’est pas forcément un dictateur comme Hitler, mais quelle place a-t-il dans une démocratie, en dehors des circonstances exceptionnelles où l’on doit mettre en place un état d’exception ? Raymond Aron, lui-même, se réfère à l’exemple du général de Gaulle, et à la "légitimité nationale" incarnée par celui-ci, indépendamment de ses mandats électifs [ibid., p. 557]. Est-ce qu’un Weber français aurait été gaulliste, et Weber rêvait-il d’un de Gaulle allemand ? En tout état de cause, il faut se demander si un pouvoir tutélaire, même si son ambition est de "servir le peuple", répond aux exigences d’une démocratie, et si ce dernier mot peut être délesté du sens que lui impose son étymologie.

Démocratie antique et démocratie moderne

Tout se passe, en effet, comme si le même mot, qui définit en grec une forme du pouvoir, avait pris un tout autre sens chez les Modernes, où il qualifie l’état d’une société, et la qualifie comme société moderne, ce qui est d’abord le cas dans l’oeuvre de Tocqueville, dès la première page de son tout premier livre. "Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous : tous la voient, mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore l’arrêter ; tandis que d’autres la jugent irrésistible, parce qu’elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire". [La

démocratie en Amérique, Introduction ; cf. les commentaires de Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, p. 224-229, et ceux de Castoriadis, FP, p. 148-149] Pensée paradoxale, en 1835, à la date où il publie les deux premiers volumes de La démocratie en Amérique. Vue d’Europe, en effet, cette démocratie est encore exotique : presque toute l’Europe est encore monarchique, même si la monarchie, dans deux ou trois pays, cohabite avec un pouvoir parlementaire. La France et l’Angleterre ont certes traversé des périodes révolutionnaires, où l’histoire officielle ne veut plus voir, alors, que des péripéties sanglantes et sans avenir : la Terreur jacobine, ou l’usurpation de Cromwell. Dans la France de Louis-Philippe, ou l’Angleterre de George III, les députés qui siègent à la "Chambre basse" du Parlement sont toujours élus au suffrage censitaire. Tocqueville a su voir, dans cette situation, la forme transitoire d’une société qui tendait, en Europe comme en Amérique, vers ce qu’il nomme l’égalité des

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conditions, c’est-à-dire la disparition des statuts héréditaires qui créaient un abîme entre nobles et roturiers, dans ce qu’on appelle désormais l’Ancien Régime - ce qui, bien entendu, n’implique aucunement l’égalité des fortunes, ni un resserrement de l’échelle des revenus. Demandons-nous, alors, si la démocratie peut représenter un projet politique, dès lors qu’elle se confond avec le mouvement des sociétés modernes : que peut donc signifier ce "mot de caoutchouc", comme disait Blanqui, si la France de Louis-Philippe, l’Espagne de Franco et le Chili de Pinochet doivent être tenus pour des "sociétés modernes", où il n’y a plus de seigneurs, de serfs ou de vilains - et donc, ipso facto, des "pays démocratiques" ? En tout état de cause, la question de savoir qui détient le pouvoir passe au second plan, et se voit reléguée dans ce qu’il faut bien appeler "superstructure", concept qui est libéral aussi bien que marxiste, même si l’expression n’apparaît que chez Marx : comme dit Raymond Aron, "on comprend que le gouvernement adapté à une société égalitaire soit celui que, dans d’autres textes, Tocqueville appelle le gouvernement démocratique. S’il n’y a pas de différence essentielle de condition entre les membres de la collectivité, il est normal que la souveraineté soit détenue par l’ensemble des individus" [Aron, p. 225] : c’est "normal", mais il ne s’ensuit pas que ce soit nécessaire, la société moderne est toujours démocratique, même quand le pouvoir reste oligarchique, dès lors qu’il n’y a plus de "différence essentielle" entre les "conditions" de ceux qui le subissent et de ceux qui l’exercent. Tocqueville, et Aron, se situent clairement dans la lignée de Benjamin Constant, dont il faut, à présent, consulter le fameux discours où il opposait "la liberté des Anciens et la liberté des Modernes" : "Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté. C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus : c’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération." On l’aura remarqué, l’influence exercée sur le gouvernement n’implique aucunement la souveraineté du peuple, et certainement pas celle du petit peuple... Quant à la liberté des Anciens, il est significatif que Benjamin Constant ne fasse aucune distinction entre les républiques de l’Antiquité, et se réfère plus volontiers à l’oligarchie spartiate ou romaine qu’à la démocratie qu’ont pu connaître Athènes, et d’autres cités grecques, pendant une période assez brève, aussi brève que brillante, celle qu’ont illustré Périclès et Phidias, Eschyle et Sophocle, Hérodote et Thucydide, Protagoras et Démocrite, Euripide et Socrate, tous les grands noms qui marquent le grand siècle athénien. Il faut oublier Athènes, ou la traiter comme quantité négligeable, pour réduire la liberté des Anciens, comme le fait Constant, "à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des

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magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumise à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l’autorité du corps social s’interpose et gêne la volonté des individus ; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s’offensent. Dans les relations les plus domestiques, l’autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un oeil scrutateur dans l’intérieur des familles. Les lois règlent les moeurs, et comme les moeurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent. Ainsi chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est même dans les états les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer." Cette dernière phrase nous montre à quoi tendait la comparaison tout entière. Elle permet à la fois d’exprimer les aspirations de la bourgeoisie libérale, et de rassurer ceux qui craignent le retour des horreurs d’une révolution qui s’était réclamée des Romains, et de Sparte, comme l’avait fait Rousseau dans le Contrat social. La pensée libérale marque ainsi ses distances avec l’héritage d’une Révolution dans laquelle chacun pouvait être "privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie" : démocratie "totalitaire", le mot n’existait pas, mais l’idée se profile, dans l’opposition qui est faite entre le "particulier", "portion du corps collectif" et "l’ensemble dont il fait partie"...

L’exception et la règle

Il faut bien avouer, à la décharge de Constant, que les tribuns de la Révolution française, à la seule exception de Camille Desmoulins, ont effectivement justifié la Terreur par l’exemple de Rome, et par celui de Sparte, qui est une figure centrale de leur mythologie, et qui "peut, sans trop de problèmes, finir par représenter tout autre chose que ce qu’elle signifiait effectivement dans le monde grec, elle peut aller jusqu’à

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représenter cette démocratie austère et autoritaire que les jacobins crurent reconnaître et tentèrent de faire revivre" [Luciano Canfora, La

démocratie comme violence, Paris, Desjonquères 1989, p. 74 ; cf. aussi l’avant-propos de Pierre Vidal-Naquet au livre de M.-I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Payot 1976]. L’amalgame n’est pas imputable à Constant, qui rend justice, jusqu’à un certain point, aux vertus libérales de la démocratie athénienne, quand il mentionne Athènes, et la décrit comme une sorte d’exception, une de ces exceptions qui confirment la règle. Il l’explique, en effet, par le rôle prépondérant des activités commerciales : s’il admet que "de tous les états anciens, Athènes est celui qui a ressemblé le plus aux modernes", c’est parce qu’elle était, "de toutes les républiques grecques, la plus commerçante : aussi accordait-elle à ses citoyens infiniment plus de liberté individuelle que Rome et que Sparte. Si je pouvais entrer dans des détails historiques, je vous ferais voir que le commerce avait fait disparaître de chez les Athéniens plusieurs des différences qui distinguent les peuples anciens des peuples modernes. L’esprit des commerçants d’Athènes était pareil à celui des commerçants de nos jours." Il est vrai que l’histoire tumultueuse de la démocratie athénienne ne représente qu’un épisode assez bref dans la longue durée de l’histoire du monde gréco-romain, où elle n’a pu éclore, et se développer, que grâce à un concours de circonstances imprévisibles et aléatoires, qui ne se réduisent pas aux conditions économiques signalées par Constant : le commerce n’explique pas tout, d’autres cités qu’Athènes ont été commerçantes, et ont été soumises à des oligarchies, comme celle de Carthage, qui est bien une "polis", au dire d’Aristote [Politiques, livre 2, p. 192-197 dans la traduction de Pierre Pellegrin, collection Garnier-Flammarion, 1990]. Mais le même Aristote nous explique fort bien que la distribution du pouvoir, même quand la cité ne vit pas pour la guerre, est conditionnée par le rôle des citoyens-soldats, qui servent comme hoplites, cavaliers ou marins, et qui ont à faire les frais de leur équipement : les plus riches sont cavaliers, la classe moyenne sert dans l’infanterie lourde, ceux qui ne peuvent pas se payer une armure sont "gymnètes", et n’ont que leurs bras nus, sans cuirasse et sans bouclier, pour combattre de loin, comme archers ou frondeurs, ou pour servir en mer, rameurs sur les trières. La démocratie ne peut s’imposer qu’à partir du moment où la force navale devient un atout décisif, quand elle sauve Athènes à la bataille de Salamine, et qu’elle sert à fonder l’impérialisme athénien, la thalassocratie que mettent en place Thémistocle et Périclès, auxquels s’en prend Socrate dans le Gorgias de Platon, où Aristote a pu découvrir l’union indissociable qui lie l’impérialisme à ce qu’on appelle démocratie athénienne. [Ibid., livre 5, p. 356]. C’est déjà ce qu’observe, au début de la guerre du Péloponnèse, un auteur inconnu, qu’on appelle parfois le "Pseudo-Xénophon", ou le "Vieil Oligarque", parce que son libelle se trouve inclus dans les oeuvres de Xénophon. Cet oligarque réaliste concède tout d’abord "qu’il est juste qu’à Athènes les pauvres et le peuple comptent plus que les nobles et les riches : car c’est le peuple qui fait marcher les navires et qui donne à la cité sa puissance (...) Cela étant, il semble juste que tous aient part aux magistratures - à celles qui se tirent au sort et à celles qui sont électives - et qu’il soit permis, à tout citoyen qui le désire, de prendre la parole à l’assemblée." [Luciano Canfora, op.cit., p. 21].

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La démocratie réellement existante

C’est que la démocratie athénienne n’est pas la traduction, dans le monde sensible, d’un modèle idéal, ni d’une Idée platonicienne, déjà configurée dans le monde intelligible. L’idée de démocratie ne préexiste pas à la démocratie réellement existante, et ne lui impose pas des normes intemporelles, d’ordre éthique ou juridique. Bien que Platon lui-même discoure abondamment sur la démocratie, ce n’est justement pas pour faire son éloge, ni pour dire à quelles règles elle doit se plier, pour exister conformément à son essence... Dans sa Politeia, dialogue dont le titre est couramment traduit par le mot République, il ne s’agit pas du régime républicain, mais d’une constitution idéale, disons même utopique, qui permet d’évaluer les formes corrompues, qui se succèdent dans l’expérience historique. De manière logique, et même tautologique, le meilleur des gouvernements est le gouvernement des meilleurs, c’est-à-dire de ceux qui aiment et cultivent la sagesse : cette "aristocratie" - au sens propre du mot - supposerait que les philosophes soient rois, ou les rois philosophes. Les régimes qui se disent aristocratiques, et que gouverne une noblesse héréditaire, s’inspirent bien de cet idéal, dont ils représentent une forme dégradée, à laquelle Platon donne le nom de "timocratie", où apparaît le mot grec qui désigne l’honneur, et qui anticipe sur l’idée que Montesquieu se fera du régime qu’il nomme "monarchie". Régime qui, selon lui, ne se définit pas par le pouvoir d’un seul, mais par les limites qu’imposent à ce pouvoir des "corps intermédiaires" comme les corporations, la noblesse de robe et la noblesse d’épée : "Point de monarque, point de noblesse, point de noblesse,

point de monarque. Mais on a un despote." [De l’esprit des lois, livre II, chapitre IV]. La monarchie de Montesquieu, comme la timocratie de Platon, suppose "des prééminences, des rangs, et même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est de demander des préférences et des distinctions ; il est donc, par la chose même, placé dans ce gouvernement. (...) Il est vrai que, philosophiquement parlant, c’est un honneur faux qui conduit toutes les parties de l’Etat ; mais cet honneur faux est aussi utile au public, que le vrai le serait aux particuliers qui pourraient l’avoir." [De l’esprit des lois, livre III, chapitre VII]. La dégradation des régimes s’explique, pour Platon, par l’échec d’une éducation (paideia) qui ne parvient pas à transmettre les vertus d’une génération héroïque à la génération qui va lui succéder : l’honneur de la noblesse n’est qu’un réflexe irréfléchi - pardonnez l’oxymore -, qui lui permet de se comporter noblement, et d’agir, quelquefois, comme aurait pu agir une élite de sages qui aurait agi en connaissance de cause. C’est pourquoi la timocratie représente une première corruption de l’aristocratie véritable, qui va être suivie par d’autres corruptions. Quand les générations qui cultivaient l’honneur vont être remplacées par des héritiers qui préfèrent la richesse, l’oligarchie succède à la timocratie, et la masse du peuple ne va plus respecter la classe dirigeante, qui va perdre dans le sentiment populaire la légitimité que lui conféraient ses mérites, réels ou supposés. C’est alors, dit Platon, que la Cité se scinde en deux cités ennemies, la cité des riches et la cité des pauvres [République, 551 d]. Pour le dire en termes modernes, c’est alors qu’apparaît une lutte des classes, dont les Anciens ont très bien connu l’existence, même s’ils l’ont comprise autrement que Karl Marx. Ils n’y ont certes pas vu l’équivalent d’une "Ruse de la Raison", qui aurait, mine de rien, conduit l’humanité à l’instauration d’une "société sans classes". Mais ils savaient très bien que la démocratie, telle qu’ils la comprenaient, était elle-

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même issue de la lutte des classes. Car la démocratie, telle qu’ils la comprenaient, n’avait rien à voir aec la "volonté générale" de Rousseau, où devraient s’effacer toutes les différences, à commencer par les différences de classe. La démocratie, c’était le pouvoir du démos, c’est-à-dire de la plèbe, des pauvres, comme l’explique Machiavel, dans un texte où il oppose "l’humeur du peuple" et "l’humeur des grands" : "Car en toute cité l’on trouve ces deux humeurs différentes ; cela naît de ce que le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple. De ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : monarchie, liberté ou licence. (...) En outre, on ne peut honnêtement donner satisfaction aux grands sans faire de tort aux autres ; mais on peut assurément le faire avec le peuple ; car les buts du peuple sont plus honnêtes que ceux des grands, les uns voulant opprimer, l’autre ne pas être opprimé." [Le Prince, chapitre 9]. Le mot "peuple", "popolo", ou "démos", peut certes désigner l’ensemble des citoyens, la population tout entière, mais son usage politique renvoie le plus souvent à la "masse", la "foule", la "multitude", ou "ochlos", pour laquelle, plus tard, on inventera le terme d’ochlocratie (Polybe, Plutarque, et finalement Rousseau) [terme que reprendront, sous une forme légèrement modifiée, "oklocratie", des auteurs tels que Michel-Pierre Edmond, Le philosophe-roi, 2006, p. 121, et Philippe Caumières, Castoriadis, Le projet d’autonomie, 2007, p. 92]. Faut-il le préciser ? La plupart des auteurs classiques donnent au mot "démocratie" un sens péjoratif. C’est bien sûr le cas de Platon, pour qui la démocratie représente l’avant-dernière étape du processus de corruption, qui conduit de la timocratie à la tyrannie, en passant par l’oligarchie et le gouvernement populaire. Mais c’est aussi le cas d’historiens comme Hérodote, Thucydide et Xénophon, même si ces auteurs font parler, dans leurs récits, des personnages qui louent la démocratie : Otanès, dans l’Histoire d’Hérodote, et Périclès lui-même, dans celle de Thucydide. De même, chez Platon, Protagoras défend le régime démocratique contre les critiques formulées par Socrate - mais qui est, dans ce dialogue, le porte-parole des opinions de l’auteur ? Dans l’Histoire d’Hérodote, trois interlocuteurs défendent, tour à tour, la démocratie, l’oligarchie et la monarchie : le dernier mot reste à Darius, qui va devenir roi des Perses, après avoir vanté les avantages de la monarchie... Quant au discours de Périclès, il est si loin d’exprimer la pensée de Thucydide que celui-ci déclare, quelques pages plus tard, que le régime athénien était, en paroles, une démocratie, apparence trompeuse sous laquelle s’exerçait le pouvoir personnel du "premier citoyen de la cité" [Guerre du Péloponnèse, livre II, 65]. Aristote est, sans doute, le moins défavorable, quoique son jugement ressemble assez à la boutade de Churchill, pour qui le régime parlementaire est le plus mauvais des régimes, mais "après tous les autres" [Cf. l’excellente étude de Francis Wolff, Aristote et la politique, PUF, 1991].

Critiques de la démocratie athénienne

Rappelons, toutefois, que la démocratie athénienne n’a rien à voir avec le parlementarisme : Finley rappelle que les choix fondamentaux relevaient de la décision des citoyens, qui ne déléguaient à personne leur autorité souveraine, le droit de faire des lois, et de décider si on allait faire la guerre, ou conclure la paix. Ce qui, chez les Anciens, motivait le refus de la démocratie, et qui, chez les Modernes, motive un autre

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emploi du mot "démocratie", réservé au système représentatif. Dans l’un et l’autre cas, on s’accorde à "dénigrer le comportement irrationnel d’une foule, dans un rassemblement de masse en plein air, manipulée par des orateurs démagogiques, le patriotisme chauvin, etc.", comme le fait Thucydide à propos de l’expédition de Sicile. Mais Finley nous rappelle que le vote de l’Assemblée "avait été précédé d’une période de discussions intenses dans les boutiques et les tavernes, sur la place de la ville, lors des dîners - des discussions qui se déroulaient entre ces mêmes hommes qui finalement se réunirent sur la Pnyx pour les débats et le vote officiels. (...) Rien ne pouvait être plus éloigné de la situation actuelle, où le citoyen isolé, de loin en loin, en même temps que des millions d’autres, et non pas quelques milliers de voisins, pose l’acte impersonnel de choisir un bulletin de vote ou de manipuler les leviers d’une machine à voter. De plus, comme le dit explicitement Thucydide, bien des votants, ce jour-là, votaient leur propre départ en campagne, dans l’armée ou dans la marine." [Démocratie antique et démocratie

moderne, p. 71-72] Cette expédition de Sicile, qui va finir en catastrophe, semble fournir un argument aux adversaires de la "démocratie directe", qui préfèrent oublier les exemples innombrables d’expéditions calamiteuses, décidées ou approuvées par des assemblées parlementaires, y compris dans des cas où le peuple est rétif, et paraît moins aventureux que les dirigeants qui s’expriment en son nom. Mais pour nous en tenir à l’exemple athénien, il faut traiter à part le problème moral, posé par l’injustice d’une agression impérialiste, et les questions stratégiques et politiques, posées par l’échec de cette même agression, qui aurait pu réussir, si odieuse qu’elle fût. Ce qui est en cause, alors, c’est le choix des stratèges, Alcibiade et Nicias, leurs erreurs et leurs fautes, comparables à celles des stratèges modernes, aux Dardanelles, sur la ligne Maginot, à Suez ou ailleurs, là où s’exerce le "pouvoir exécutif". Pouvoir exécutif : ce terme est fallacieux, dans la mesure où il semble ramener ce pouvoir à l’exécution pure et simple des directives du pouvoir législatif, qui ne lui laisserait aucune initiative. C’est oublier que les lois règlent, en termes généraux, des situations abstraites, sans tenir compte des circonstances particulières qui appellent, au cas par cas, des solutions particulières, et donc l’initiative personnelle des magistrats qui doivent exercer ce pouvoir, qu’il faut bien appeler gouvernemental, et suppose des compétences, qu’il s’agisse de l’emploi des fonds programmés par une loi de finances, de conduire des armées ou de négocier une alliance. Quel que soit le régime, démocratique ou non, c’est toujours l’élément le moins démocratique, comme l’a très bien vu le philosophe Alain, dans un texte où il emploie le mot "exécutif", pour dire qu’il est essentiellement monarchique : "Il faut toujours, dans l’action, qu’un homme dirige ; car l’action ne peut se régler d’avance ; l’action c’est comme une bataille ; chaque détour du chemin veut une décision" [Propos du 12 juillet 1910, repris dans Politique, PUF 1951, p. 9-10]. Comme le législatif, suivant ce même auteur, est forcément oligarchique, "car, pour régler quelque organisation, il faut des savants, juristes ou ingénieurs, qui travaillent par petits groupes dans leur spécialité", et comme en même temps il se veut démocrate, il ne lui reste plus qu’à se rabattre sur un pouvoir de contrôle, "le pouvoir, continuellement efficace, de déposer les Rois et les Spécialistes à la minute, s’ils ne conduisent pas les affaires selon l’intérêt du plus grand nombre". Reste-t-il cohérent, lui qui vient d’affirmer que "pour contrôler les assurances et les mutualités, il faut savoir ; pour établir des impôts équitables, il faut savoir ; pour légiférer sur les contagions, il faut savoir" ? Qui pourra contrôler l’action des spécialistes, s’il ne sait pas comment ceux-ci devraient agir ? Sans doute peut-on dire, avec Protagoras, que "tous les

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hommes possèdent la politiké tekhné, l’art du jugement politique sans lequel il ne peut y avoir de société civilisée" [Finley, p. 79] : quand il s’agissait de compétence technique, la démocratie athénienne recourait au principe aristocratique de l’élection, comme l’ont souligné Aristote et Rousseau. Il s’agit, en effet, d’élire les meilleurs, les plus capables, ce qui exclut qu’on puisse élire n’importe qui. La procédure démocratique, où tous les citoyens, comme dit Aristote, peuvent à tour de rôle commander et être commandés, est le tirage au sort, qui sert à désigner les membres d’un jury, mais aussi, dans l’exemple athénien, les membres du Conseil, la "Boulé", qui préparait et rédigeait les projets de lois soumis ensuite au vote de l’assemblée. C’est alors, justement, que le peuple est représenté par un "échantillon représentatif" comme ceux qu’interroge un sondage d’opinion, ce qui n’est nullement l’objet des élections, par lesquelles on choisit des dirigeants capables, selon l’idée qu’on se fait de leurs compétences... Et le Vieil Oligarque observe avec malice que "le peuple n’aime pas exercer ces magistratures qui, si elles sont bien gérées, assurent la sécurité de tous et qui, au contraire, si elles sont mal remplies, comportent des risques : c’est pourquoi il exclut du tirage au sort la stratégie et l’hipparchie. Il préfère laisser ces charges aux plus capables. Il cherche au contraire à exercer toutes celles qui offrent une solde et un profit immédiat." [Luciano Canfora, op.cit., p. 21-22]. Nous voyons, grâce à lui, que l’incompétence du peuple ne constitue, en fait, qu’un grief insignifiant, puisque l’élection des stratèges et des hipparques permet de sceller un "compromis historique" entre le peuple et un groupe aristocratique qui accepte de jouer, dans la démocratie, le rôle d’une élite au service du peuple. C’est à ce groupe d’aristocrates "ralliés" que le Vieil Oligarque réserve ses attaques : "Personnellement, j’excuse le peuple d’être démocrate. Chacun est excusable de rechercher son propre intérêt. Mais celui qui, n’étant pas d’origine populaire, préfère faire de la politique dans une cité démocratique plutôt que dans une cité oligarchique, a dessein de faire le mal et sait qu’il lui sera plus facile de cacher ses vices dans une cité démocratique que dans une cité oligarchique" [Luciano Canfora, op.cit., p. 36]. Jugement qui éclaire la haine qui s’exprime, un demi-siècle plus tard, dans le Gorgias de Platon [515 b-519 a], contre des dirigeants qui sont accusés d’avoir corrompu Athènes : Miltiade, Cimon, Thémistocle et Périclès.

Pour tenter de conclure : la démocratie et le régime social

Bien qu’elles émanent des classes privilégiées, et plaident pour la défense de privilèges, il faut prendre au sérieux ces critiques adressées à la démocratie. Le pouvoir populaire ne correspond jamais à la volonté unanime d’une communauté harmonieuse : comme tout autre pouvoir, il est exercé par un groupe qui exerce une contrainte sur le reste du corps social, et cherche à lui imposer sa propre volonté. Même s’il s’agit d’un groupe majoritaire - hypothèse d’école, que l’histoire réelle n’a guère validée -, il nous faut toujours craindre qu’une majorité abuse de son pouvoir au détriment d’une minorité sans défense, qu’il ne faut pas confondre avec l’oligarchie, même si l’oligarchie est une minorité : les minorités religieuses ou ethniques, dans les pays où elles se trouvent persécutées, appartiennent rarement aux couches dominantes... C’est pourquoi il est clair que la démocratie ne peut pas se réduire à la pratique d’un vote majoritaire : pour qu’un vote traduise un choix

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démocratique, il faut que les citoyens aient pu participer à un débat loyal, où toutes les opinions se seront fait entendre, et auront pu faire valoir tous leurs arguments, de sorte que chacun puisse se prononcer en connaissance de cause, condition sans laquelle le nom de "citoyen" ne serait qu’un vain mot. C’est vrai pour les Modernes comme pour les Anciens, qui peuvent s’accorder sur l’idée que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi" [Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 11]. Ce droit n’est pas seulement un droit individuel, comme le droit de propriété, où ce qui m’appartient n’appartient pas aux autres, et où ma liberté doit s’arrêter là où la leur peut commencer. La liberté de penser, et de communiquer ses opinions à tous, est un droit collectif, aussi précieux pour le groupe auquel on s’adresse, que pour l’individu qui exprime sa pensée. Comme l’indique, en grec, le mot iségoria, cette liberté suppose l’égalité, elle implique et contient l’essentiel des "valeurs démocratiques". Elle implique, en effet, que chaque citoyen peut s’exprimer sans crainte, et qu’il n’a pas à redouter les sanctions, ou les représailles, que voudraient lui infliger le pouvoir politique, les partis, les églises, les lobbies et les coteries, sans parler des patrons pour lesquels il travaille, ou de ceux qui pourraient lui offrir un emploi, mais se garderont bien de prendre à leur service un sujet mal-pensant. Tout ce qui est essentiel, dans la démocratie, tient à l’iségoria, "parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la ’liberté’ devient un privilège." (Rosa Luxemburg, La révolution

russe). Le reste est accessoire : la séparation des pouvoirs, les modes de scrutin, ou le tirage au sort, les procédures suivies dans le vote des lois, ne sont pas négligeables, mais ne sont que des règles qui servent à garantir, de façon pragmatique, ce qu’on a pu nommer l’empire du moindre

mal. Libéralisme et démocratie sont deux choses distinctes, même dans les cas où elles peuvent coïncider : la liberté de conscience et la liberté d’expression ne signifient pas tout à fait la même chose si elles sont pensées comme droits de l’individu, qui exprime ses croyances parce qu’elles sont à lui, et si elles sont reconnues comme droits collectifs, dont le respect importe à tous les citoyens. Comme disait Castoriadis, dans un article de 1957, aux conclusions duquel il nous plaît de souscrire : "Il n’y a aucun sens à appeler les gens à se prononcer sur des questions, s’ils ne peuvent le faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la "démocratie" bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l’argumentation privée des staliniens les plus cyniques. Il est évident que la "démocratie" bourgeoise est une comédie, ne serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et moins que tout autre les masses, à qui l’on cache systématiquement les réalités économiques et politiques et le sens des questions posées. La conclusion qui en découle n’est pas de confier le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incontrôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient saisissables par les individus, et que ceux-ci puissent en décider en connaissance de cause." [Le contenu du socialisme, collection 10-18, 1979, p. 118]

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