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DR L’essayiste David Goodhart constate l’affaiblissement du clivage droite/gauche au profit d’un autre : celui des « Partout » et des « Quelque part ». D avid Goodhart est un jour- naliste et essayiste britan- nique. Son essai à succès The road to somewhere vient enfin d’être traduit en français sous le titre Les Deux Clans (Les Arènes). Quand on lui demande de se présenter pour les lecteurs de Famille Chrétienne, il joue le jeu sans faire de manières. Issu d’une famille huppée de sept enfants, fils d’un député conservateur apparenté aux Lehman, célèbres banquiers améri- cains d’origine allemande, ancien d’Eton, la plus chic des public schools anglaises, il appartient à cette élite mondialisée et mobile qu’il appelle les « Anywhere », les « Partout », qui ces dernières années ont imposé leur loi aux « Somewhere », les « Quelque part », ceux qui sont attachés à leur territoire. Il n’en dénonce pas moins cette domination sans partage des gagnants de la mondialisation, qui a provoqué le Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Trump aux États-Unis, les Gilets jaunes en France, etc. Entretien. Cette fracture entre gens de « Partout » et gens de « Quelque part » n’a-t-elle pas toujours existé ? Si, bien sûr. Il y a toujours eu des gens portés vers l’international, ayant un bon niveau d’études, plutôt moins enracinés que les autres, ceux que j’appelle les « Anywhere », les « Partout ». Mais leur nombre a beau- coup augmenté en Occident ces dernières années. J’estime leur proportion à 25 % de la population. Ils ont longtemps été sen- sibles aux valeurs traditionnelles, notam- ment sur des thèmes comme la sexualité, la criminalité, l’immigration, l’identité nationale. Aujourd’hui, les « Partout » pensent que leurs valeurs – changement social, ouverture, autonomie, individua- lisme – doivent dominer. Ils sont devenus arrogants. Le fossé s’est creusé avec le reste de la population, en particulier avec les « Quelque part ». Je ne dis pas que ces derniers devraient dominer, bien sûr : je crois nous avons besoin d’un équilibre. Cette évolution est-elle due à la mondialisation ? Oui, particulièrement depuis la fin de la guerre froide. Beaucoup de choses Impossible de comprendre les Gilets jaunes, le Brexit ou l’élection de Donald Trump sans passer par cet essayiste anglais aux analyses originales. Nous l’avons rencontré lors de son dernier passage à Paris. SOCIÉTÉ Les Deux Clans par David Goodhart , Les Arènes, 394 p., 20,90 €. David Goodhart Aux racines du populisme 18 FAMILLECHRETIENNE.FR • N°2185 • SEMAINE DU 30 NOVEMBRE AU 6 DÉCEMBRE 2019

David Goodhart Aux racines du populisme · 2019-12-02 · la réaction à la victoire culturelle de la gauche. » LE 5 DÉCEMBRE OU LA CONVERGENCE DES LUTTES La journée du 5 décembre

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DR

L’essayiste David Goodhart constate l’affaiblissement du clivage droite/gauche au profit d’un autre : celui des « Partout » et des « Quelque part ».

David Goodhart est un jour­naliste et essayiste britan­nique. Son essai à succès The road to somewhere vient

enfin d’être traduit en français sous le titre Les Deux Clans (Les Arènes). Quand on lui demande de se présenter pour les lecteurs de Famille Chrétienne, il joue le jeu sans faire de manières. Issu d’une famille huppée de sept enfants, fils d’un député conservateur apparenté aux Lehman, célèbres banquiers améri­cains d’origine allemande, ancien d’Eton, la plus chic des public schools anglaises, il appartient à cette élite mondialisée et mobile qu’il appelle les « Anywhere », les « Partout », qui ces dernières années ont imposé leur loi aux « Somewhere », les « Quelque part », ceux qui sont attachés à leur territoire. Il n’en dénonce pas moins cette domination sans partage des gagnants de la mondialisation, qui a provoqué le Brexit au Royaume­Uni, l’élection de Trump aux États­Unis, les Gilets jaunes en France, etc. Entretien.

Cette fracture entre gens de « Partout » et gens de « Quelque part » n’a-t-elle pas toujours existé ?Si, bien sûr. Il y a toujours eu des gens por tés vers l’international, ayant un bon niveau d’études, plutôt moins enracinés que les autres, ceux que j’appelle les « Anywhere », les « Partout ». Mais leur nombre a beau­coup augmenté en Occident ces dernières

années. J’estime leur proportion à 25 % de la popu lation. Ils ont longtemps été sen ­ sibles aux valeurs traditionnelles, notam ­ment sur des thèmes comme la sexua l ité, la criminalité, l’immigration, l’identité natio nale. Aujourd’hui, les « Partout » pensent que leurs valeurs – changement social, ouverture, autonomie, individua­lisme – doivent dominer. Ils sont devenus arrogants. Le fossé s’est creusé avec le reste de la population, en particulier avec les « Quelque part ». Je ne dis pas que ces derniers devraient dominer, bien sûr : je crois nous avons besoin d’un équilibre.Cette évolution est-elle due à la mondialisation ?Oui, particulièrement depuis la fin de la guerre froide. Beaucoup de choses

Impossible de comprendre les Gilets jaunes, le Brexit ou l’élection de Donald Trump sans passer par cet essayiste anglais aux analyses originales. Nous l’avons rencontré lors de son dernier passage à Paris.

SOCIÉTÉLes Deux Clanspar David Goodhart , Les Arènes, 394 p., 20,90 €.

David Goodhart

Aux racines du populisme

18 • FAMILLECHRETIENNE.FR • N°2185 • SEMAINE DU 30 NOVEMBRE AU 6 DÉCEMBRE 2019

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ont changé à la fi n des années 1980 et durant les années 1990 : l’intégration de la Chine à l’OMC, la désindustria-lisation de nos pays, l’accélé ration de l’immigration au Royaume-Uni avec l’arrivée de Tony Blair au pouvoir, les changements dans la vie familiale et dans les relations entre hommes et femmes… Durant ces années, pour résumer, la droite a gagné économi-quement et la gauche culturellement. Le populisme, c’est la réaction à la victoire culturelle de la gauche. La gauche est allée trop loin, par exemple en matière de politique du genre, d’égalité entre hommes et femmes. On a confondu l’égalité entre hommes et femmes avec l’identité des sexes : nous sommes égaux, évidemment, mais pas identiques, il suffi t d’ouvrir les yeux !Vous montrez que le débat sur le Brexit oppose les «�Partout�», qui ont surtout des arguments économiques – le Brexit va nous appauvrir – et les «�Quelque part�» qui veulent conserver un style de vie, de société, en bref une identité. C’est un vrai dialogue de sourds.En effet, je crois que c’est l’une des prin-cipales caractéristiques des « Partout ». Leurs arguments sont rationalistes et économiques. Je me souviens par exemple d’un discours de David Miliband [député travailliste, secrétaire d’État aux Affaires étrangères entre 2007 et 2010, Ndlr] où il ne disait pas un mot de l’identité de la Grande-Bretagne, de la souveraineté nationale, de l’immigration… Quant au Brexit lui-même, j’ignore quelles seront ses conséquences économiques – certains secteurs souffriront, d’autres en bénéfi cieront –, mais de toute façon elles seront moins graves que ne le seraient les dégâts politiques provoqués par le maintien dans l’Europe…Les «�Quelque part�» sont plus nombreux que les «�Partout�»�: ils devraient l’em-porter politiquement. Or, en Europe, ce n’est pas le cas. Pourquoi�?La classe politique, en Europe, est très dominée par les diplômés. À peu près 95 % des députés – je crois que c’est pareil en France – à comparer à leur

pour centage de la population : 35 % environ. La classe politique ne représente pas véritablement le peuple. D’ailleurs, les réseaux sociaux, Twitter, Facebook refl ètent ce décalage, et on constate chez les « Partout » une sorte de panique provoquée par ces nouvelles formes de communication : nous avons donné à ces gens un mégaphone, il faut les canaliser ! Naissent ainsi des idées ridicules chez les « Partout », comme cette fake news selon laquelle les Russes auraient volé

nos élections. Mais enfi n c’est absurde ! C’est typique de cette conception qu’ont les libéraux de gauche des gens ordinaires : ils n’ont pas vraiment d’idées, facilement manipulables…Le Brexit a-t-il été un vote idéologique ou sociologique�?Essentiellement sociologique. L’Europe a été le dommage collatéral d’un débat national entre les « Quelque part » et les « Partout ». Les valeurs des « Partout » sont si dominantes dans les partis politiques, même chez les conservateurs, que beau-coup de « Quelque part » ne votaient plus, estimant que plus personne ne les représentait. Le référendum sur l’Europe a été l’occasion pour eux de dire non aux changements qu’ils subissent depuis des années, et qui leur sont imposés d’en haut. Et l’Europe est par excellence le symbole de la domination des « Partout » : libre circulation des hommes, ouverture des frontières, « technocratisation » de la politique, décisions de l’OMC prises par d’obscurs décideurs, et surtout

« Durant ces années, pour résumer, la droite a gagné économiquement et la gauche culturellement. Le populisme, c’est la réaction à la victoire culturelle de la gauche. »

LE 5 DÉCEMBRE OU LA CONVERGENCE DES LUTTESLa journée du 5 décembre est en passe de devenir une journée « Tout sauf Macron » selon la promesse de Philippe Martinez de la CGT, qui promet un grand soir. Un front du rejet et des mécontents se met en place. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon encouragent en effet leurs troupes à manifester, ainsi que le numéro un du Parti communiste, Fabien Roussel. Sans oublier Nicolas Dupont-Aignan : « J’appelle à une mobili-sation totale de tous les Français, la plus pacifique possible. » Le front anti Macron ne cesse de grossir chaque jour. Cheminots, salariés de la RATP, personnels hospitaliers, professeurs, pompiers professionnels… ils sont nombreux à lancer un appel à la mobilisation générale. Fait rarissime, le syndicat des cadres CFE-CCG appelle lui aussi à manifester pour marquer son opposition au projet du gouvernement. Alors qu’ils étaient près de 30 000 à manifester le 2 octobre pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail, les policiers rejoignent le mouvement. Ceux qui jugent la réforme peu populaire sont-ils tous populistes ?

Samuel Pruvot

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le fait de ne plus maîtriser sa vie. À cela s’est ajouté, au Royaume-Uni comme aux États-Unis, le système poli-tique bipartisan, qui ne couvre pas tout le spectre politique. Beaucoup pensent que leur voix ne compte pas.Quelle est votre définition du popu-lisme ? En français, c’est un mot péjoratif.En anglais aussi. C’est une sorte d’insulte ! Populiste veut souvent dire simpliste, mais j’essaie pour ma part de ne pas l’utiliser de cette façon. Cela veut dire pour moi être hostile à l’establishment libéral, qui considère que gauche et droite ne sont plus des notions très pertinentes et veut le remplacer par le clivage ouvert/fermé. C’était le discours de Tony Blair il y a quelques années…C’est un peu aussi celui d’Emmanuel Macron…Oui, c’est une façon de voir très tournée vers soi-même. Connaissez-vous beau-coup de gens qui ont envie de vivre dans une société fermée ? Non, mais ce que constatent les « Quelque part », c’est que les formes d’ouverture qu’on leur a imposées ne leur ont pas été bénéfiques.

Si vous êtes plombier à Londres et que votre ville est pleine de plombiers polo-nais, cela ne correspond pas à votre intérêt et vous êtes inquiet ! Cela ne veut pas dire que vous êtes xénophobe ou raciste…L’un des concepts les plus controversés de mon livre est celui de populisme « décent », au sens qu’Orwell donnait à ce terme. La plupart de ceux que l’on appelle populistes ont accepté les évolutions en matière de race, de genre, de sexualité – peut-être moins en France

et dans les pays catholiques –, ils ont accepté la libéralisation de la société, mais ils ne sont pas libéraux pour autant. Ils croient toujours beaucoup aux fron-tières et à la différence entre hommes et femmes, ils mettent la sécurité avant la liberté, promeuvent des règles draco-niennes sur le terrorisme, etc.Que pensez-vous du clivage entre droite et gauche ? Est-il obsolète ?Non, mais ce clivage a été éclipsé d’une certaine manière par le partage des valeurs entre les « Partout » et les « Quelque part ».Vous avez un chapitre très intéressant et à contre-courant sur la politique familiale, dont vous dites qu’elle favo-rise les individus seuls au détriment des familles.En effet, nous avons affaire dans nos sociétés à un État très intrusif, dû à une société de plus en plus individualiste. Cet État considérant que les femmes doivent travailler, au nom de l’égalité, il a mis en place au Royaume-Uni l’un des systèmes fiscaux les plus hostiles à la famille du monde développé. Les femmes du clan « Partout », diplômées, performantes professionnellement, n’ont pas besoin d’un soutien de famille masculin. Élever des enfants peut entra-ver l’avancement de leur carrière. Sous leur influence, les gouvernements, même conservateurs, ont consacré bien plus d’énergie et d’argent à l’égalité dans le travail et au financement de la garde des enfants qu’au soutien fiscal à la famille et au mariage. Et aucun effort n’a été tenté pour contrer le déclin de la famille bipa rentale chez les faibles revenus. Les conséquences sont connues : outre une augmentation énorme de la dépense publique, des millions d’enfants souffrent de ne pas être élevés dans un foyer stable à deux parents, et de nombreux hommes à revenus modestes sont démoralisés, privés de la motivation de travailler pour nourrir une famille. Le clan « Partout » est enclin à ne voir que des individus là où il y a en fait une cellule familiale.

Propos recueillis par

Charles-Henri d’Andigné

« Les gouvernements ont consacré plus d’énergie et d’argent à l’égalité dans le travail et au financement de la garde des enfants qu’au soutien fiscal à la famille et au mariage. »

A.M

OURA

D-SI

PA

Les Gilets jaunes (ici à Bourgoin-Jallieu le 16 novembre) sont ces « Quelque part » définis par David Goodhart, attachés à leur territoire et victimes de la mondialisation.

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