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David Starr

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David Starr

Isaac Asimov

DAVID STARR

Justicier de lespace

Les poisons de Mars

Les pirates des astrodes

Les ocans de Vnus

La fournaise de Mercure (indit)

Les lunes de Jupiter

Les anneaux de Saturne (indit)

Traduit de lamricain par Paul Couturiau

Prsentation de Jacques Van Herp

Couverture de Patrice Sanahujas

1993, Claude Lefranq diteur pour la prsente dition en langue franaise

Published by arrangement with Doubleday, a division of Bantam Doubleday Dell Pubishing Group, Inc.PRSENTATION

ISAAC ASIMOV

Lhomme

Un de mes amis tient Asimov pour le plus grand auteur de S. F. Je me suis tonn. Mais il peut tout crire. Et il a tellement de charme!Cest vrai. Il avait pour lui, je dis avait car il est mort hlas, bien que je continuerai le plus souvent parler de lui au prsent, il avait pour lui avant tout dtre sympathique. On ne lui connaissait pas dennemi. Mme Versins en disait du bien! Et pourtant Asimov avait pour lui le succs, en plus du talent, du mtier et dtre un scientifique sachant de quoi il parle.

Cela tenait sans doute son aspect il avait quelque chose de Woody Allen, son humour, n lintrieur de la Bortsch Belt qui rpond dans les tats de lEst la Bible Belt du Middle West.

Sprague de Camp a dit de lui: Un homme jovial, bouillonnant de vie, estim de ses amis pour sa nature gnreuse, chaleureuse. Extrmement sociable, beau parleur et spirituel, cest un parfait prsident dans un banquet. Cette veine dhumour verbal contraste avec la sobrit de ses nouvelles.

Rapportant le propos, Asimov ajoute: Ceci pourrait troubler ceux qui me considrent comme une brute corrompue et pourrie. Mais on sait galement que, sil est pacifique, il ne fait pas bon de sen prendre lui en public. Ellison a rapport comment, dans une convention o il secouait le cocotier, il entendit tonner une voix au-dessus de sa tte: Ellison, si vous montiez dabord sur les paules de vos petits camarades Pour apprcier, il faut savoir quEllison mesure un bon pied de moins quAsimov.

N le 2 janvier 1920 Petrovitch, alors URSS, Isaac Asimov vint habiter Brooklyn avec sa famille en 1923. Une migration sans problme. Comme le signale Asimov, larme rouge omit de se lancer la poursuite de la famille partant en exil vers le capitalisme, et le fonctionnaire examinant les passeports leur souhaita: Bon voyage.En grandissant, Isaac dcouvrit la S. F. tout en aidant son pre au magasin. Sa vie est exemplaire de limmigr juif dcid russir. Il termine le lyce 15 ans. 19 il obtient sa licence de la Columbia University (la meilleure de ltat de New York; en sortir vous signale lattention gnrale). 21 le voil docteur en chimie. Il crit dj de la S.F. depuis trois ans, et ses gains servent financer ses tudes. En 1942, il est mobilis dans la marine ct bureaux et y reoit un cours de lecture des cartes. Et, quand linstructeur pronona le mot fatidique azimut, cen fut fait: pour toute la base il devint Isaac Azimut.

Il se maria la mme anne, eut un fils, David, une fille, Robyn. Durant la guerre, il travaille la Station Exprimentale de la Navy Philadelphie. (Il semble bien quil nait PAS particip au Philadelphia Project. Vous savez, le destroyer transport dans lavenir)

Dmobilis, il enseignera lUniversit de Boston, menant de front carrire scientifique et littraire. En 1958, il deviendra crivain part entire, mais resta matre assistant en biochimie lcole de Mdecine.

Divorc en 1970, aprs 28 ans de mariage, il sest remari en 1973 avec Janet Jeppson, dont il dit: Cest une psychiatre, un crivain et une femme merveilleuse, par ordre croissant dimportance.Lcrivain

Il joue limmodeste, mais sil prend son uvre au srieux, il ne se prend pas lui-mme au srieux. Sa premire nouvelle fut publie quand il avait dix-huit ans: Marooned on Vesta, en 1938. Comme Asimov est un homme charmant, il ne relve pas que ceci permit Poul Anderson de publier en 1958 chez Ace Books The Makeshiff Rocket o un astronef rafistol est propuls dans la ceinture des astrodes par un moteur fait de canettes de bire.

Le 3 aot 1969 (donc une vingtaine dannes avant son dcs) Louis Nichols, dans le New York Times, prsentait Asimov comme lhomme des 7.560.000 mots. Ce qui reprsentait alors une centaine de livres, et un bon millier de nouvelles et darticles. Il faudrait sans doute compter plus du double actuellement.

Mener pareille carrire signifie une remarquable gestion de ses dons, une organisation bien mthodique du travail, et une inspiration toujours active. Le vieux roublard sen est expliqu: Certaines personnes maccusent de tirer de tout ce que jcris un profit dont je ne perds pas une miette.Il a donc crit sa biographie, lhistoire de son uvre, la gense de ses sujets, le pourquoi de tel choix, de tel dveloppement, avec verve, humour et intrt. Mais dtaill en tranches, glisses en sandwich entre les nouvelles de ses recueils. Si bien quil nous faut possder dix ou douze volumes au lieu dun.

Mais nul ne sen plaint. Lintrt se multipliant, lire ces fragments donnait envie de le rencontrer, de lcouter, de bavarder, de plaisanter, de dcouvrir ses trucs dcrivain, ses multiples facettes, ses passions, son optimisme et sa foi en lhomme.

Cest un pragmatique, et certainement un intuitif: Je ne sais pas comment crire de la Science-Fiction ou quoi que ce soit dautre. Ce que je fais, je le fais par instinct, laveuglette.

Ce qui ne lempche pas de rflchir ce sujet. Et den proposer une dfinition. Excellente pour luvre dAsimov.

On peut dfinir la Science-Fiction comme la branche de la littrature qui se soucie des rponses de ltre humain aux progrs de la science et de la technologie. Ce quil dveloppe comme suit: la Science-Fiction est base sur lide du changement social, et elle accepte le fait de ce changement. En un sens, elle exprimente divers changements, tente de pntrer les consquences entranes par telle ou telle modification. Et, sous la forme dun rcit, non dun expos thorique, elle prsente au public les rsultats de cette vision; un public qui, de plus en plus, a besoin quon lui prsente les potentialits de ces changements avant dtre dsastreusement accabl par eux. Lauteur doit donc la fois annoncer et clairer, devenir un prophte et un pdagogue. Tout en conservant lesprit cette certitude que vous vous tromperez souvent, que vos lecteurs, et tout spcialement ces gniaux gamins de treize ans, dterreront avec allgresse ces erreurs, et que vous vous trouverez alors bien embarrass.Vers le milieu des annes 80, la RTBF organisa un dbat sur la S.F., avec des scientifiques prsents sur le plateau. On entendit un spcialiste des ordinateurs dplorer que les auteurs ne fassent point de place aux questions souleves par lintelligence artificielle. Et davancer des problmes dj tous traits par Asimov, trente ans plus tt, dans la srie des Robots.Dans Les Courants de lespace, Asimov envisageait lhypothse que le passage dune toile au stade de nova (cette soudaine explosion) pouvait tre provoqu par un apport de noyaux venus du cosmos. Deux ans plus tard, deux astronomes reprenaient sa thorie leur compte. Je me souviens de la jubilation de Jacques Bergier.

Il sest tromp une fois. Doigt de singe raconte le tremblement de terre mental n du fait quun chimpanz ft capable de taper Hamlet la machine crire. Asimov fut professeur lUniversit de Boston. Il devait savoir que MME un tudiant en est capable.

Il sest toujours dfendu, enfin longtemps, dcrire avec humour. Cest que si on rate la cible on nest pas moyennement amusant. Je suis fantastiquement courageux, mais je ne suis pas idiot: cest pourquoi, pour la plupart, mes nouvelles sont restes sobres et graves. Mais, entre autres, Mon fils le physicien, (nouvelle sur la communication), avec sa vieille mre juive, habitue jacasser, damant le pion aux spcialistes est typique de cet humour la Woody Allen qui se moque de soi, afin de mieux sen prendre autrui. Il y a une parent certaine entre la dmarche dAsimov et celle dAllen dans Zlig lhomme camlonEn 1962, Asimov rassembla pour Doubleday une anthologie, The Hugo Winners (les Goncourts, si pas les Nobels de la S.F.), ainsi prsente: Quoique les Hugos aient t distribus par camions quantit de personnes relativement insignifiantes aucun pas un seul ne ma t attribu. Ce pourquoi il ralise une anthologie de vainqueurs quil croque avec jubilation:

Si Arthur C. Clarke avait davantage de cheveux, et sil tait considrablement plus beau, on pourrait aisment le confondre avec moi.

Avram (Davidson) est avant tout barbu (). Quand il dcide de nouer sa barbe la taille () de manire que ses mains puissent atteindre sans difficults le clavier de sa machine, il est capable dcrire dexcellentes histoires.

Robert Bloch (qui crivit Psycho pour Hitchcock) aime dire quil a le cur dun bambin, conserv dans lalcool, sur son bureau.

Certains ont remarqu que ses personnages, souvent, nont un sexe que grammatical. Ouvrez Foundation. De quoi parlent les amoureux au clair de lune? Pas de ce que vous croyez, mais de sociologie inspire par Gibbon.

Ceux qui connaissent mon style savent quil ny a jamais de thmes oss dans mes rcits. Or il se trouva quun diteur () me dclara un jour quil souponnait que, sil ny avait jamais de scnes grillardes dans mes histoires, ctait parce que jtais incapable dcrire des grivoiseries. Je repoussai naturellement cette accusation avec le mpris et linsolent ddain quelle mritait: je rpondis vhmentement que ctaient ma puret et ma sant naturelle qui men empchaient.

Puis, piqu au vif, il proposa une parodie de James Bond: In Marsport without Hilda. Neig Goble observe que les passages les plus oss proposs au lecteur sont aussi torrides quun film de Doris Day. Depuis Asimov a rcidiv. The Gods himself enferment un livre porno lusage des extraterrestres, le comble de lrotisme consistant se frotter contre un mur, jusqu ce que ses molcules se confondent aux vtresMais limportant est dans laveu accompagnant Hilda: ce texte montre ce que je suis capable de faire quand je le veux. La seule chose cest que, en gnral, je ne veux pas.

Il est vrai quAsimov est une vritable bte dcriture. Il fut form la dure cole de lcrivain populaire, crivant autant, si pas plus, par ncessit que par got, pour payer ses tudes, pour gagner sa vie. Je suis un professionnel dune imperturbabilit enviable, capable de livrer un travail correct quelles que soient les circonstances. Et cest vrai.

Le 21 aot 1957, il fut capable dcrire une nouvelle courte devant les camras de tlvision, tout en suivant et participant au dbat. Il avait, bien entendu, un peu trich. Commenant par agiter lappt: Avec ma modestie coutumire, jattribuai entirement ma russite une incroyable abondance dides jointe une merveilleuse facilit dcriture. Je dclarai imprudemment que je pouvais crire une histoire nimporte o, nimporte quand, et dans nimporte quelles conditions imaginables.Ce fut la nouvelle: Introduisez la tte A, la plus courte de la carrire dAsimov. Mais, ayant flair le pige o il allait se jeter, il y avait pens juste avant le dbat. Et il neut plus qu la coucher sur le papier, tout en suivant la discussion et participant. Ce qui reste un joli tour de force.

Il fut de mme capable dcrire pour IBM une nouvelle partir dune citation de Priestley. Quant au Fondateur, il sortit dune couverture propose par Frederick Pohl, devant illustrer Galaxy. Il en vint crire une nouvelle sur un simple titre. Larry Shaw, directeur dInfinity Science Fiction, proposa trois auteurs comme point de dpart un titre: Blanc. Ellison crivit: Blanc; Randal Garrett: Blanc?; et Asimov: Blanc!, excellente nouvelle sur le voyage temporel.

Asimov dclare devoir cette aisance aux deux lois de Campbell: 1 Aimez votre sujet; 2 Aimez votre lecteur.Il a tant crit que finalement on le connat mal. En plus, il est capable de tout russir, ou presque sauf dtre un styliste. Il devait certainement en tre capable, mais y trouver peu dintrt. ses yeux, les ides lemportaient sur les images, lcriture nayant pour objet que dordonner clairement les penses et les faits. Ce qui est un trait gnral des crivains amricains, grands et petits, de littrature gnrale ou autre: la primaut des faits, cest--dire du rcit sur le discours.

Mais le sens pique na jamais fait dfaut Asimov. Dans Le Fondateur, la couverture impose par Pohl figurait des croix et des quipements de cosmonautes. Partant de l, Asimov mit en scne des Terriens naufrags sur une plante hostile, latmosphre mortelle. Ils succombent, mais le dernier a sem des plantes terrestres dans les scaphandres du cimetire. Les croix, les scaphandres-cercueils sont abandonns la plante qui les ronge, mais les corps nourrissent une vgtation qui Si jamais les Terriens revenaient (Quand, dans un million dannes?) ils trouveraient une atmosphre azote/oxygne, et une flore restreinte qui rappellerait galement celle de la Terre.Les croix se putrfieraient et pourriraient; le mtal rouillerait et se dcomposerait. Il tait possible que les os se fossilisent et demeurent pour donner une vague ide de ce qui stait pass. () Mais rien de cela nimportait. Si rien ntait jamais dcouvert, la plante elle-mme, la plante tout entire serait leur monument funraire.

Et Ptersen sallongea pour mourir au milieu de leur victoire.

On aurait sans doute bien tonn Robert Howard en lui dclarant que ces lignes taient plus piques que tout Conan. Et pourtantLe Vulgarisateur

Robert P. Mills, succdant Campbell en tant que rdacteur en chef de F & SF Magazine, demanda Asimov dcrire un article mensuel scientifique. Il ne sadressait pas lcrivain, mais au scientifique. Le premier de ces articles parut en novembre 1958. Aux U.S.A. un universitaire ne croira pas droger en se vouant linformation scientifique. Georges Gamow, prix Nobel de physique, citoyen amricain, mais n citoyen sovitique deux cents kilomtres du lieu de naissance dAsimov, a sign toute la srie des Monsieur Tomkins, destins familiariser avec les thories astronomiques, cosmogoniques et physiques, qui furent publis en France par la maison Dunod, et o le scientifique en arrive crire de courtes nouvelles de S. F. pour clairer et illustrer la thorie de la relativit. Asimov marcha donc sur les traces de Gamow. Dans Tous explorateurs il fit un clin dil, il y glissa un Modle X-20, production Gamow. Varsovie.Plus tard, il affirmera: De tout ce que jcris, fiction et non-fiction, pour les adultes ou pour les jeunes, ces articles pour F & SF sont, et de loin, ce qui mamuse le plus.

Jaime la non-fiction bien plus que la fiction, lhistoire bien plus que tant dautres varits de la non-fiction; et la science bien plus que lhistoire. Et jadorais les cours de math.

Et cela au dtriment de sa production littraire. Il crivit un jour (Prface La machine qui gagna la guerre) que pendant dix ans il avait renonc la S. F. pour se consacrer aux ouvrages srieux, information scientifique, etc Puis il ajoute, par honntet pure: Jai crit deux romans, une douzaine dhistoires, rassembl quelques recueils, mais cela nest autant dire RIEN.Il dcouvrit que, comme laffirmait la ixime loi de Parkinson: Comme les gaz, le travail se dilate et occupe tout le temps qui lui est offert. Loi laquelle il apporte ce corollaire: En dix heures par jour, on a le temps de prendre deux fois plus de retard sur son travail quen cinq heures par jour.

Voil qui explique pourquoi Neil Goble put dclarer quen 1972 Asimov avait crit 13 ouvrages sur lastronomie, 16 sur la biologie et la chimie, plus deux manuels universitaires, une histoire de la biologie, une de la chimie, 6 ouvrages traitant de physique, 5 de mathmatiques, 7 ouvrages dhistoire, 2 de biographies scientifiques. Et, comme les mots sont les outils de lcrivain, il a sign 6 dictionnaires.

On lui doit The Genetic Effects of Radiations pour la Commission de lnergie Atomique; il a crit sur Mars, sur la Lune, sur les plantes et les atomes, le monde des composs du carbone et celui de lazote, le neutrino, des biographies de Lavoisier, de Mendel, dArchimde, de Pasteur et de Curie; il sest fait historien des gyptiens, des Grecs, de lEmpire romain, des civilisations du Proche-Orient, et de la socit anglaise. Il existe mme un Asimovs Guide to the Bible, en deux volumes, Ancien et Nouveau Testament. Et je dois en passer.

Tant et si bien que le vrai est ceci: Asimov nest pas un romancier de S.F. qui parfois labandonne, mais un crivain scientifique qui, parfois, crit de la S.F. Je ne sais qui la appel un verger de sciences, mais on ne pouvait mieux dire. Cette uvre, qui surpasse en importance la littrature, nous nen connaissons pratiquement rien. Marabout a jadis publi deux ou trois de ses ouvrages dans Marabout Universit, dont Lhomme, ses structures et sa physiologie, et deux dictionnaires, lun de biologie, lautre de chimie.

Plus rcemment, les ditions de ltincelle publirent un ouvrage sur les trous noirs, et le remarquable Civilisations Extraterrestres qui fut repris en Pocket. Ce dernier ouvrage est passionnant et doit intresser tous les amateurs de S.F., et tous les futurs auteurs. Asimov pose les bonnes questions concernant ce domaine, et fournit, sinon toutes les rponses, du moins les pistes permettant dy arriver.

Cest un domaine des connaissances dont lexploration se fit trs au hasard, entremlant thories scientifiques et inventions de romancier. On vit mme, au XIXe sicle, le grand mathmaticien Gauss imaginer un systme permettant la recherche dun langage commun avec les Martiens. Par lintermdiaire des maths, cela va de soi. Connaissant les deux faces du problme, Asimov est de ceux qui conviennent le mieux pour en rendre pleinement compte.

Mais son explication est sous-tendue par sa philosophie, par la pense qui structure son uvre, qui allie imagination et rflexion. Ainsi, peut-il exister, mme sur notre plante, des intelligences non humaines? Il a la vision large:

Il nest ni interdit, ni impossible, de penser que la conscience et lintelligence soient diffuses dans toutes les formes de la matire () mais puisque cette conscience et cette intelligence ne peuvent (au moins jusqu aujourdhui, et nous navons pas dautre alternative que de raisonner partir de jusqu aujourdhui) ni tre mesures, ni tre observes, elles sortent de lUnivers dont nous traitons. () Nous ne pouvons nous arrter lventualit de lintelligence dune roche () puisque nous sommes incapables de la reconnatre.

La recherche que fait Asimov de ce que doit tre une civilisation est fort intressante. Si nous voulons entrer en contact avec une civilisation du cosmos, cette civilisation doit tre technologique. Ce qui suppose lutilisation, mais aussi la cration doutils. Et il donne cette dfinition dune intelligence de niveau humain: un niveau dintelligence suffisamment lev pour permettre de dvelopper les moyens dallumer et dutiliser le feu. Rien que cela, mais tout le reste est sous-jacent.

Imaginons que les dauphins aient une intelligence suffisante pour conceptualiser lide du feu, et inventer le moyen de le matriser cela ne leur servirait rien, vu leur environnement purement aquatique. Ils ne pourraient donc dvelopper de civilisation technologique. (Pas plus que les pieuvres pourtant dotes de tentacules de prhension). Mais: les dauphins peuvent trs bien stre constitu, leur manire, une philosophie trs subtile de la vie. () Le fait que nous soyons incapables de saisir leur philosophie et leurs modes de pense nest pas une preuve dinintelligence chez eux, mais, en revanche, il lest peut-tre chez nous. Un ouvrage dcouvrir, aussi passionnant quun des romans dAsimov, et riche dimplications et de rflexions.

Policiers et Juveniles

Il existe une analogie de dmarche entre la S.F., le policier ou le fantastique. Le mystre de la chambre jaune, Malpertuis, ou Le pril bleu sont tous trois construits autour de la dcouverte dun mystre. La progression de laction mne la leve de masques divers, jusqu la rvlation de lultime ralit, qui appartient au rel, au surrel ou une autre ralit jouxtant la ntre, et dont la prsence donnera sa cohrence au rcit, et en chassera les ombres. Mais alors pourquoi lge dOr des annes 40 na-t-il pas connu de policier de S.F.?

Dans son introduction Histoires mystrieuses, Asimov crit: On avait le sentiment que la Science-Fiction se sentait complexe en face du roman policier. En ce qui me concerne, cest la fin des annes 40 que jai peru le mystre. Dans un roman de Science-Fiction, le dtective peut dire: Mais cest lmentaire mon cher Watson! Comme vous ne lignorez pas, partir de 2175, tous les Espagnols se sont mis apprendre le franais. Comment se fait-il donc que Juan Lopez ait prononc en espagnol ces paroles significatives?

Il y a le gadget farfelu qui arrive point, le zizogne cardan qui permet de voir travers les murs, ou lE.T. kleptomane qui usurpa la personnalit de linvit Daccord, lauteur de roman policier ne procde pas autrement: il y a le tmoin de la dernire seconde; lindice ramass chapitreIV qui se rvle capital lpilogue; la pure jeune fille qui, soudain, se transforme en un monstre de perversit. Mais cela passe plus aisment, lexplication ntant pas aussi visiblement introduite pour tirer lauteur dembarras. Alors que les bons auteurs: il y a une rgle quils respectent: tre honnte avec le lecteur. Peut-tre obscurcissent-ils tel ou tel indice, ils ne lomettent pas. Les lignes de force essentielles du raisonnement peuvent ntre mentionnes quen filigrane, elles sont l. On mystifie impitoyablement le lecteur, on le branche sur de fausses pistes, on lgare, mais on ne lescroque pas.Dans ses romans et nouvelles policires de S.F., Asimov joue remarquablement le jeu: les indices scientifiques ncessaires la solution ne sont pas gratuits; ils tiennent lenvironnement de la nouvelle et, en principe, le lecteur moyen est cens les reconnatre. Encore que dans La Poussire qui tue il faut tre un chimiste bien au fait de la catalyse pour dbrouiller lnigme. Mais, le plus souvent, lastuce est tout bonnement gniale. Dans Les Cloches chantantes, le coupable peut avoir dissimul quil rsida sur la Lune les deux mois ncessaires son forfait, il ne peut empcher ses muscles, habitus la faible gravit den conserver le souvenir. Et le lecteur, surpris et tourdi, se dit quil aurait d y penser.

Au dbut des annes 50, Asimov, sous la signature de Paul French, se consacra aux juveniles. Il y en eut floraison alors, dans lide de sensibiliser la S.F. de futurs jeunes lecteurs. Le journal des Boy-Scouts amricains nen fut pas chiche. Et il en reste trace dans certains romans o le hros emporte son uniforme dans lespace, et les plus grands de lpoque nont pas ddaign ce genre. Heinlein signa mme l quelques-uns de ses meilleurs titres de cette priode, Star Lummox, Have Spacesuit lunique diffrence tant que les protagonistes saffirmaient tre des teen-agers. Mais, dans lensemble, cette production se rvla du space-opra de (fort) moyenne qualit.

Asimov se dtacha de la masse par ses qualits ordinaires de ralisme. Il ne fit pas de son hros David Starr un mule de James Bond ou de John Carter, comme lEnseigne Flandry de Poul Anderson, mais un esprit clair, mesur, que son intelligence guide, la cl de lnigme se trouvant le plus souvent fort astucieusement dissimule dans le texte. Asimov rejoignant ainsi sa production policire.

Puis il en vint au policier pur de tout alliage. En 1958, il signa un roman totalement classique dans le genre: The Death Dealers (les marchands de mort) rdit sous le titre A Wiff of Death (Une bouffe de mort), le premier titre pouvant prter confusion. Cest une uvre purement raliste, situe dans les btiments dune universit amricaine, mettant en scne des personnages quAsimov a longtemps coudoys. Lnigme policire est intressante. Mais, surtout, Asimov sy est plu accumuler de petites phrases savoureuses:

Si, seules, les filles conformes aux modles dHollywood devaient trouver chaussure leur pied, la race humaine serait menace dextinction rapide.

Quand on donne aux gens loccasion de dire du mal du prochain avec bonne conscience, on obtient toujours des rsultats tonnants.

Ce ton fera tout le prix de la srie de nouvelles consacres au club des Veufs Noirs o se dnouent les nigmes les plus surprenantes. Ce fut le succs, mais Asimov y connut la plus grande dconvenue de sa carrire. Il tait persuad davoir fidlement retrouv le club des vieilles dames dAgatha Christie, o Miss Marple fait des merveilles Tous le flicitrent davoir si parfaitement retrouv le ton de Chesterton dans les enqutes du Pre Brown. Et cest vrai: on y retrouve les mmes proccupations philosophiques et mtaphysiques que chez Chesterton.

Tout se passant durant les conversations dun repas, Asimov donne libre cours, au travers de paresseux, mais intressants bavardages, sa conception du monde et de lespce humaine. Et tout dabord que la haine est strile. Mais il ne sillusionne pas, il sait bien que la race humaine na jamais invent une institution qui ne soit devenue en dfinitive un cancer.Cependant il repousse le pessimisme, cher la glorieuse ligne des grands moralistes franais. Mme dans lchec, mme dans la dfaite, lhomme puise une nouvelle force. Vers 1970, Versins avait pris feu devant cette affirmation: lHomme, ce rat Il la jugeait admirable et profonde, ngligeant quon ne peut tirer rgle universelle dun cas personnel. Mais ctait le conformisme du temps, la jubilation masochiste de sen prendre lHomme idal des Grecs.

Asimov na cure de ces jeux intellectuels: les dficiences, relles, de ltre humain sont pour lui un stimulant, non un handicap. Quimporte que lhomme soit mal adapt son milieu, sil le faut, il transformera ce milieu, et le rendra habitable. Il na ni la logique, ni la capacit de lordinateur? La belle affaire! Asimov professe que le meilleur atout de lhomme est non la certitude, mais cette capacit de douter, de remettre en question. (Cest de Descartes.) Il va plus loin: la force de lhomme vient de ses dfauts.

Ltre intelligent est assez intelligent pour tre rancunier. part les tres humains, on ne connat pas despce qui tue par vengeance.

Voil qui fera sursauter un moraliste, mais lexplication est des plus sense: cest la rancune qui projette lesprit dans lavenir, qui amne prvoir, calculer, coordonner des plans, saisir loccasion. Bref, notre intelligence est davantage fonction de nos dfauts que de nos qualits. Lhomme nest homme quen raison de ses imperfections, de son illogisme, et non de sa raison.

Quant son destin Il vit dans un univers prilleux. Est-ce un si grand mal? Une civilisation qui aurait rsolu tous ses problmes et atteint un seuil confortable de scurit pourrait sombrer dans lennui et dprir.

Acceptons donc lunivers tel quil est, sans jamais laisser tomber les bras. Faisons tout en notre pouvoir pour hriter de cet univers qui nous est destin: seuls, si tel est notre destin; en compagnie des autres civilisations, si elles existent.

Jacques VAN HERPLES POISONS DE MARS Walter I. Bradbury, sans qui ce livre naurait jamais t crit.

Titre original: DAVID STARR: SPACE RANGER.

Copyright 1952 by Doubleday & Company, published by arrangement with Doubleday, a division of Bantam Doubleday Dell Publishing Group Inc.,

copyright renewed 1980 by Isaac Asimov.PRFACEJai crit, dans les annes 1950, une srie de six romans daventures, racontant les exploits de David Lucky Starr contre les hors-la-loi du Systme solaire. Chacun des six pisodes se droulait dans une rgion diffrente de lespace, et pour chacun je me suis fond sur les donnes astronomiques connues lpoque.

Aujourdhui, ces romans connaissent une nouvelle jeunesse, plus dun quart de sicle aprs mais quel quart de sicle! Nous en avons appris plus sur lensemble du Systme solaire, au cours de ces vingt-cinq dernires annes, quau cours de toute lhistoire de lhumanit.

David Starr: Les poisons de Marsa t crit en 1951, et cette poque, on croyait encore quil existait des canaux sur Mars, comme on lavait prtendu trois-quarts de sicle plus tt. Il ntait donc pas absurde dimaginer que cette plante abritait, ou avait abrit, une forme de vie intelligente.

Depuis lors, nous avons envoy des sondes autour de Mars, nous avons mme photographi lensemble de la surface de cette plante. En 1976, des laboratoires miniatures ont t dposs sur le sol martien afin danalyser sa composition.

Il ny a pas de canaux, mais des cratres, des volcans gants et dnormes canyons. La densit de latmosphre reprsente peine un pour cent de celle de la Terre et est presque entirement constitue de dioxyde de carbone. Il semble que Mars nait jamais t en mesure dabriter une forme de vie quelconque.

Si javais crit ce roman aujourdhui, il maurait fallu adapter lintrigue en fonction de ces lments.

Jespre que le lecteur prendra nanmoins plaisir lire les aventures de Lucky Starr sans oublier que les progrs de la science finissent toujours par rattraper limagination de lcrivain de science-fiction le plus consciencieux, et quen consquence, les descriptions astronomiques contenues dans les pages qui suivent ne sont plus entirement correctes.ILA PRUNE DE MARSDavid Starr regardait lhomme au moment prcis o lincident se produisit. Il le vit donc mourir.

David attendait patiemment le Dr Henree en savourant latmosphre du restaurant le plus moderne dInternational City. Les deux hommes devaient clbrer lobtention de son diplme et sa nomination en tant que membre actif du Conseil Scientifique.

Attendre ne lui pesait pas. La peinture au chromosilicone, encore frache, donnait un aspect rutilant au Caf Suprme. La lumire diffuse, clairant uniformment la salle manger, navait pas de source visible. lextrmit de la table de David se trouvait un petit cube auto-lumineux contenant une minuscule rplique tridimensionnelle de lorchestre dont la musique emplissait lespace sonore. Le bton du chef tait un clair dun centimtre, et le plateau de la table du type Sanito, le dernier cri en matire dutilisation des champs de force; il et t parfaitement invisible sans leffet de trame dlibr.

Le regard brun, paisible de David parcourait les autres tables moiti dissimules dans leurs alcves; il ne sennuyait pas, mais les gens lintressaient plus que les gadgets scientifiques du Caf Suprme. La tri-tlvision et les champs de force taient rvolutionnaires, il y a dix ans; aujourdhui, ils faisaient partie intgrante de la vie quotidienne. Les hommes, en revanche, ne changeaient pas, mais mme aujourdhui, dix mille ans aprs la construction des pyramides et cinq mille ans aprs lexplosion de la premire bombe atomique, ils demeuraient un mystre insondable, une source inpuisable dmerveillement.

Une jeune fille, fort lgante, riait de faon charmante, en coutant son vis--vis; un homme dge moyen, engonc dans des vtements trahissant le vacancier, enfonait mticuleusement les boutons du robot-serveur pour lui passer sa commande, tandis que son pouse et ses deux enfants lobservaient avec gravit; deux hommes daffaires parlaient sur un ton anim en avalant leur dessert.

Lincident se produisit au moment prcis o le regard de David se posa sur ces derniers. Lun deux, le visage congestionn, fut saisi de mouvements convulsifs et tenta vainement de se relever. Lautre, poussant un cri de surprise, tendit le bras dans sa direction en un geste maladroit de secours, mais son compagnon tait dj retomb dans son fauteuil et glissait sous la table.

David avait bondi au premier signe de dsordre. En trois enjambes, il avait franchi la distance sparant les deux tables. Il sempressa dactionner du bout des doigts le contact lectronique, ct de la tri-tlvision. Un rideau violet, aux motifs fluorescents masqua bientt lentre de lalcve. Ils seraient ainsi labri des regards indiscrets. De nombreux dneurs apprciaient cette possibilit qui leur tait offerte de sisoler.

Le compagnon de lhomme malade retrouva enfin sa voix. Manning sest trouv mal. Il a eu une sorte de crise. Vous tes mdecin?

La voix de David tait calme, pose et empreinte dassurance. Il dit: Asseyez-vous, restez tranquille et nameutez pas tout le restaurant. Le directeur ne va pas tarder et nous prendrons toutes les mesures qui simposent.

Il se pencha vers lhomme effondr et le souleva comme une simple poupe de chiffons, malgr sa forte corpulence. Il repoussa la table de ct et installa lhomme dans son sige. Il dfit les coutures magntiques de sa veste et commena pratiquer sur lui la respiration artificielle.

David ne se faisait pas dillusion. Il avait reconnu les symptmes: la congestion soudaine, la perte de voix, la suffocation, les efforts dsesprs pour retenir le souffle de vie, puis, la fin.

Le rideau scarta. Le directeur rpondait, avec une clrit remarquable, au signal durgence quavait actionn David, avant mme de quitter sa table. Petit homme grassouillet, vtu dun complet noir de coupe stricte, son visage tait soucieux.

Quelquun ici ma-t-il Il manqua dfaillir en dcouvrant le spectacle qui lattendait.

Le compagnon du mort se mit parler avec une volubilit hystrique. Mon ami a eu une attaque alors que nous terminions notre repas. Quant cet homme, je ne le connais pas.

David renona sa vaine tentative de ranimation. Il chassa dun revers de main les pais cheveux bruns qui retombaient sur son front. Vous tes le directeur?, senquit-il.

Oliver Gaspere, je suis directeur du Caf Suprme, rpondit le petit homme grassouillet, surpris. Jai enregistr un appel durgence de la table 87, le temps que jy rponde, la table tait vide. Un voisin ma signal avoir vu un jeune homme se prcipiter dans lalcve 94 Je Il se dtourna. Je vais appeler le mdecin.

David larrta: Il est inutile de le dranger. Cet homme est mort.

Quoi?, sexclama lautre convive, et se penchant vers son compagnon, il hurla: Manning!

David Starr le tira vers larrire, et le plaqua contre le bord invisible de la table. Du calme, mon vieux. Vous ne pouvez rien pour lui, et ce nest pas le moment de perdre son sang-froid.

Non, surtout pas, sempressa dacquiescer Gaspere. Nous ne devons pas perturber les autres clients. Mais, excusez-moi monsieur, un mdecin doit examiner ce malheureux pour dterminer la cause du dcs. Je ne puis autoriser aucune irrgularit dans mon tablissement.

Je regrette, M. Gaspere, mais jinterdis quiconque dexaminer cet homme pour le moment.

Que voulez-vous dire? Mais, sil est mort dune crise cardiaqueJe vous en prie. Jai besoin de votre coopration, pas de vos commentaires oiseux. Quel est votre nom, monsieur?

Lhomme rpondit dune voix sourde: Eugne Forester.

Eh bien, Monsieur Forester, je dsire savoir, trs prcisment, ce que vous et votre compagnon venez de manger.

Monsieur! Le petit directeur contemplait David, les yeux exorbits. Prtendez-vous que ma nourriture est responsable de ceci?

Je ne prtends rien. Je pose des questions.

Et de quel droit? Qui tes-vous? Vous navez aucune autorit, que je sache. Jexige quun mdecin examine ce malheureux.

M. Gaspere, cette affaire regarde le Conseil Scientifique.

David releva sa manche en mtallite souple. Pendant un instant, ses interlocuteurs ny virent que la peau nue de son poignet, mais bientt une tache ovale apparut et vira au noir. En son centre, de petits grains jaunes lumineux se mirent danser et dessinrent les formes familires de la Grande Ourse et dOrion.

Les lvres du directeur en tremblrent. Le Conseil Scientifique ntait pas une agence gouvernementale officielle, mais ses membres taient presque plus puissants que le gouvernement.

Il dit: Je suis dsol, monsieur.

Les excuses sont inutiles. Maintenant, M. Forester, allez-vous rpondre ma question?

Forester marmonna: Nous avons pris le menu spcial numro trois.

Tous les deux?

Cest exact, oui.

David demanda: Ni vous ni lui navez pris de supplment? Il avait lui-mme consult ce menu sa table. Le Caf Suprme proposait des plats exotiques dautres plantes, mais le menu spcial numro trois tait le plus typiquement terrestre: potage aux lgumes, escalope de veau, pommes de terre au four, petits pois, crme glace et caf.

Si. Forester frona les sourcils. Manning a command des prunes au jus de Mars comme dessert.

Et vous?

Non.

Est-ce quil en reste? David avait souvent mang de ces prunes cultives dans les serres martiennes; juteuses et sans taches, elles avaient une lgre saveur de cannelle.

Forester dit: Non, il a tout mang. Que supposez-vous?

Combien de temps aprs les avoir manges sest-il effondr?

Environ cinq minutes, je crois. Nous navions pas encore fini notre caf. Lhomme blmit. Elles taient empoisonnes?

David ne rpondit pas. Il se tourna vers le directeur. Parlez-moi de ces prunes de Mars.

Elles nont rien de particulier. Absolument rien. Gaspere secouait le rideau de lalcve avec frnsie en prenant garde, malgr tout, ne pas lever le ton. Ce sont des arrivages frais de Mars, inspects et approuvs par le gouvernement. Nous en avons servi plusieurs centaines de portions, ces trois derniers soirs. Il nest jamais rien arriv de semblable.

Peu importe, vous feriez mieux de donner lordre de supprimer les prunes de Mars de la liste des desserts nous allons procder une nouvelle inspection. En attendant, apportez-moi un rcipient quelconque. Nous allons rassembler les reliefs de ce repas pour les analyser au cas o les prunes ne seraient pas en cause.

Je vous apporte a tout de suite. Tout de suite.

Et bien entendu, pas un mot quiconque.

Le directeur revint un instant plus tard, spongeant le front dun mouchoir soyeux. Je ne comprends pas. Je ne comprends vraiment pas.

David rangea les assiettes en plastique, avec les restes du repas et les morceaux de pain grills dans le rcipient; il reboucha les tasses dans lesquelles avait t servi le caf et les posa ct. Gaspere cessa de se frotter les mains et tendit un doigt vers un bouton situ sur le bord de la table.

La main de David se referma avec fermet sur le poignet du directeur sidr.

Mais, monsieur, et les miettes!

Je men charge aussi. Il utilisa son canif pour rassembler la moindre miette, faisant glisser la lame dacier acre sur la surface invisible du champ de force. David doutait de la valeur de ces dessus de table constitus dun champ de force. Leur transparence parfaite rendait toute relaxation impossible. La vue des plats et des couverts flottant sur du vide provoquait toujours un certain malaise chez les clients, de sorte quil fallait placer le champ hors de phase de manire produire en permanence des tincelles dinterfrence crant une illusion de substance.

Les restaurateurs apprciaient toutefois ce procd, car il leur suffisait, aprs un repas, dlargir le champ de force dune fraction de pouce pour faire disparatre toutes les miettes et toutes les taches. Sa collecte termine, David autorisa Gaspere librer le cran de scurit et faire usage de sa cl spciale pour largir le champ de force. La surface de la table retrouva aussitt son aspect immacul.

Accordez-moi encore un moment. David regarda le cadran mtallique de son bracelet-montre, puis carta un pan du rideau.

Dune voix basse, il appela: Dr Henree!

Lhomme grand, mince et dge moyen assis la place quoccupait David un quart dheure plus tt, se redressa et regarda autour de lui avec surprise.

David sourit. Je suis ici! Il posa un doigt sur ses lvres.

Le Dr Henree se leva. Ses vtements taient amples et ses cheveux grisonnants peigns de manire masquer une calvitie naissante. Il dit: Mon cher David, vous tiez dj l? Je vous croyais en retard. Mais, vous avez un problme?

Le sourire de David avait fait long feu.

Nous avons un nouveau cas.

Le Dr Henree carta le rideau et savana dans lalcve. Dcouvrant le mort, il maugra: Mon Dieu.

Cest une faon de voir les choses, dit David.

Le Dr Henree retira ses lunettes et fit glisser sur les verres le faible rayon de force de son nettoyeur de poche avant de les reposer sur son nez. Je crois, dit-il, que nous devrions fermer le restaurant.

Gaspere ouvrit et ferma la bouche sans profrer un son, comme un poisson. Il finit par dire dune voix trangle: Fermer le restaurant? Il a ouvert ses portes il y a une semaine. Ce serait une catastrophe. La ruine!

Allons, a ne prendra quune heure ou deux. Nous devons faire enlever le corps et inspecter vos cuisines. Je suis sr que vous avez cur de nous voir liminer le risque dintoxication alimentaire. Par ailleurs, cela vous posera moins de problmes si nous agissons en labsence de vos clients.

Trs bien. Je prends mes dispositions pour que le restaurant soit mis votre disposition, mais de grce accordez-moi une heure, que les clients puissent achever leurs repas. Jespre que vous nbruiterez pas cette affaire.

Rassurez-vous. Le visage rid du Dr Henree tait un masque soucieux. David, voulez-vous appeler la Salle du Conseil et demander Conway? Nous avons une procdure pour de tels cas. Il saura que faire.

Avez-vous encore besoin de moi? senquit brusquement Forester. Je me sens mal.

Qui est-ce, David? sinforma le Dr Henree.

Le compagnon de table du mort. Il sappelle Forester.

Hum, dans ce cas, M. Forester, je crains que vous ne deviez prendre votre mal en patience.

Vide, le restaurant avait quelque chose de froid et dhostile. Les hommes du laboratoire taient venus et repartis. Ils avaient inspect les cuisines atome par atome. Il ne restait plus maintenant que le Dr Henree et David Starr, installs dans une alcve. Les lumires taient teintes et les tri-tlvisions sur chaque table ntaient plus que des cubes de verre inertes.

Le Dr Henree hocha la tte. Nous napprendrons rien ici. Je parle par exprience. Je suis dsol, David. Ce nest pas vraiment la petite fte que nous avions prvue.

Nous aurons bien loccasion de remettre cela. Vous aviez voqu ces cas dintoxication alimentaire dans vos lettres, je nai donc pas t pris de court. Jignorais toutefois que laffaire ft ultra-confidentielle. Jaurais t plus discret si je lavais su.

Cest inutile. Nous ne pourrons taire indfiniment ces incidents. Des rumeurs commencent dj circuler. Des gens voient des amis mourir table, puis ils entendent parler dautres cas semblables. Cest mauvais et cela ne fait quempirer. Bah, nous reviendrons sur cette affaire demain, vous en parlerez avec Conway lui-mme.

David plongea son regard dans celui du vieil homme. Quelque chose vous tracasse plus que la mort dun homme, ou mme de mille hommes. Quelque chose que jignore. De quoi sagit-il?

Le Dr Henree soupira. Jai peur, David, que la Terre ne coure un grave danger. La plupart des membres du Conseil ne veulent rien entendre, et Conway nest qu moiti convaincu. Pourtant, je suis certain que ces intoxications alimentaires rpondent un plan sournois pour semparer du contrle de la vie conomique et politique de notre plante. Et pour linstant, David, nous ne disposons daucun lment nous permettant de dfinir lorigine de la menace ni mme de la cerner. Le Conseil Scientifique est impuissant!IILE GRENIER PROVISIONS DANS LESPACEHector Conway, directeur du Conseil Scientifique, tait seul prs de la fentre de son bureau situ ltage suprieur de la Tour des Sciences, svelte difice qui dominait la banlieue nord dInternational City. La ville commenait scintiller dans le crpuscule naissant. Bientt, des tranes blanches souligneraient les promenades pitonnires surleves. Des parures lumineuses rehausseraient les immeubles, lorsque les fentres prendraient vie. Au milieu de ce panorama se dtachaient les dmes lointains des Salles du Congrs, avec, nich proximit, le Palais de lAssemble Excutive.

Les portes automatiques taient rgles pour ne rpondre quaux empreintes digitales du Dr Henree. Avec le temps, Conway sentait se dissiper un peu de sa dpression. David Starr serait bientt l; ctait, dsormais, un homme, prt se voir confier sa premire mission en tant que membre du Conseil. Hector Conway avait presque le sentiment dattendre son fils. Et dune certaine manire, ctait le cas. David Starr tait son fils son fils et celui dAugustus Henree.

Autrefois, ils taient trois compagnons: lui-mme, Gus Henree et Lawrence Starr. Le souvenir de Lawrence Starr tait encore vivace dans son cur! Ils avaient fait leurs tudes ensemble, avaient t engags par le Conseil ensemble, avaient men leurs premires enqutes ensemble; puis Lawrence Starr avait t promu un poste suprieur. Ctait prvoir; il tait de beaucoup le plus brillant des trois.

Il devait occuper un poste semi-permanent sur Vnus; le trio se trouvait spar pour la premire fois. Lawrence tait parti avec sa femme et son enfant. Sa femme, la belle Barbara Starr! Ni Henree ni lui ne staient jamais maris, aucune femme nayant pu rivaliser, leurs yeux, avec le souvenir de Barbara. Quand David tait n, il les avait appels Oncle Gus et Oncle Hector; les trois hommes taient si proches que lenfant en arrivait parfois appeler son propre pre Oncle Lawrence.

Ctait au cours du voyage vers Vnus que stait produite lattaque des pirates. Un massacre gnral. Les vaisseaux pirates ne faisaient pas de prisonniers dans lespace, et plus dune centaine dtres humains avaient t dcims en moins de deux heures. Parmi ceux-ci, Lawrence et Barbara.

Conway se remmorait le jour et jusqu la minute prcise o la nouvelle tait parvenue la Tour des Sciences. Des vaisseaux patrouilleurs taient partis sur le champ, pour donner la chasse aux pirates; ils avaient attaqu leurs repaires dans les astrodes avec une furie sans prcdent. Les forces rebelles avaient t dmanteles, mais nul ne sut jamais si le vaisseau auteur de lagression fatale avait t dtruit.

Les patrouilleurs avaient, par ailleurs, capt lappel de dtresse impersonnel mis automatiquement par la radio dune minuscule fuse de secours drivant, sur une orbite prcaire, entre Vnus et la Terre. Son unique passager tait un enfant de quatre ans; terroris, celui-ci rpta inlassablement, pendant plusieurs heures: Maman a dit que je devais pas pleurer.

Lenfant ntait autre que David Starr. Son histoire, vcue avec un regard denfant, tait confuse, mais suffisamment claire pour un adulte. Aujourdhui encore, Conway imaginait fort bien ce quavaient d tre les dernires minutes dans le vaisseau assig: Lawrence Starr agonisant dans la salle de contrle, tandis que les hors-la-loi envahissaient le vaisseau; Barbara, une arme la main, installant le petit David dans une fuse de secours, sefforant dsesprment de rgler la trajectoire du mieux possible et lexpdiant, seul, dans lespace. Ensuite?

Elle disposait dune arme. Elle avait d lutiliser contre lennemi jusqu la dernire limite, puis, quand tout avait t perdu, contre elle-mme.

Cette vocation tait encore douloureuse Conway. Dautant quil navait pas t autoris accompagner les patrouilleurs et regrettait amrement de navoir pu, de ses propres mains, transformer les cavernes astrodes en un ocan de destruction atomique. Les membres du Conseil Scientifique taient trop prcieux pour risquer leur vie dans des actions de police, il avait donc t consign chez lui et rduit suivre les bulletins dinformation au fur et mesure de leur droulement sur les bandes magntiques de son projecteur de tl-infos.

Augustus Henree et lui avaient adopt David Starr, et navaient mnag aucun effort pour effacer de sa mmoire le souvenir horrible de ces instants de mort. Remplissant la fois les fonctions de pre et de mre pour lenfant, ils avaient supervis son ducation avec, pour seul objectif, de laider devenir ce que Lawrence Starr avait t en son temps.

David avait dpass toutes leurs esprances. De Lawrence, il avait hrit la taille plus de six pieds, un sang-froid toute preuve, des muscles dathlte et le cerveau vif et clair dun scientifique de haut niveau. Mais les ondulations dans sa chevelure brune, lclat de ses grands yeux noisette, et la petite fossette au menton laquelle disparaissait quand il souriait taient le legs de Barbara.

Il avait men ses tudes un train denfer, se distinguant tant par ses rsultats scolaires que sportifs.

Conway avait t troubl. Ce nest pas normal, Gus. Il surpasse son pre.

Et Henree, qui naimait pas les discours inutiles, avait tir une bouffe de sa pipe et souri avec fiert.

a me cote de dire cela, avait poursuivi Conway, parce que tu vas te moquer, mais il y a quelque chose dtrange dans ses facults. Souviens-toi quenfant il a driv pendant deux jours, avec pour toute protection contre les radiations solaires, le maigre fuselage dune fuse de secours. Il ntait gure qu soixante-dix millions de miles du soleil une priode o les taches solaires taient leur apoge.

En somme, dit Henree, David aurait d prir carbonis.

Ah, je ne sais pas, grommela Conway. Leffet du rayonnement sur les tissus vivants, sur les tissus vivants humains, nous est encore bien mystrieux.

Bien entendu! ce nest pas un champ favorisant lexprimentation.

David avait termin ses tudes avec la moyenne la plus leve jamais enregistre et avait prsent, pour son doctorat, une thse originale en biophysique. Jamais un homme aussi jeune navait t nomm membre actif du Conseil Scientifique.

Conway regrettait davoir quelque peu perdu le contact avec lui. Quatre ans auparavant, il avait t lu Directeur du Conseil. Ctait un honneur pour lequel il aurait donn sa vie, tout en sachant que si Lawrence Starr avait vcu, nul plus que lui naurait mrit doccuper cette fonction.

Ds lors, il navait plus eu que doccasionnels contacts avec le jeune David Starr, car le temps du Directeur du Conseil est tout entier accapar par les problmes dlicats de la Galaxie. Mme lors des examens terminaux, il ne lavait vu que de loin. En fait, en quatre ans, il navait gure d lui parler plus de quatre fois.

Aussi son cur se mit-il battre un rythme acclr lorsquil entendit la porte souvrir. Il se retourna, et savana dun pas rapide vers les nouveaux arrivants.

Gus, vieille branche. Il serra avec vigueur la main de son ami. David, mon garon!

Une heure scoula. Il faisait tout fait nuit quand les propos joyeux de leurs retrouvailles firent place des proccupations plus graves concernant le sort de lunivers.

Ce fut David qui aborda la question les proccupant tous.

Jai assist, aujourdhui, mon premier cas dintoxication, Oncle Hector. Jen savais assez pour empcher une vague de panique, mais jaurais aim en savoir plus pour intervenir temps.

Conway dit sur un ton pos: Nul nen sait assez pour cela. Je suppose, Gus, que ctait nouveau un produit en provenance de Mars.

Impossible tablir avec certitude, Hector. Mais la victime a bel et bien mang des prunes de Mars.

Et si vous me disiez, intervint David, tout ce que je suis en droit de savoir?

Cest trs simple, dit Conway. Dramatiquement simple. Au cours des quatre derniers mois, quelque deux cents personnes sont dcdes aprs avoir ingurgit des aliments martiens. Le poison utilis na pu tre identifi, ce jour, et les symptmes ne correspondent aucune maladie connue: paralysie rapide et totale des nerfs commandant le diaphragme et les muscles de la poitrine, laquelle entrane une paralysie des poumons, fatale en lespace de cinq minutes.

Dans les rares cas o nous avons pu intervenir avant le dcs, nous avons pratiqu sur les victimes la respiration artificielle, comme tu las fait toi-mme; daucunes ont mme t places sous poumon dacier. Rien ny a fait. Elles sont dcdes comme les autres. Le cur semble tre atteint lui aussi. Les autopsies nont rien rvl sinon une dgnrescence incroyablement rapide des nerfs.

Et les aliments? sinforma David.

Chou blanc de ce ct-l aussi, dit Conway. Laliment toxique a toujours le temps dtre entirement assimil. Les autres spcimens du mme type, prlevs sur la table ou dans les cuisines, sont parfaitement inoffensifs. Nous en avons fait absorber des animaux et mme des volontaires humains. Lanalyse du contenu de lestomac des victimes na pas donn de rsultats concluants.

Comment savez-vous alors quil sagit dune intoxication alimentaire?

Dans tous les cas, sans exception, la mort est intervenue peu de temps aprs labsorption dun produit martien. Ce ne peut tre une simple concidence.

David dit, songeur: Et de toute vidence le mal nest pas contagieux.

Non. Les toiles en soient loues! La situation est assez inquitante ainsi. Pour linstant, et avec la coopration de la Police Plantaire, nous avons russi viter que laffaire ne sbruite. Deux cents morts en quatre mois sur lensemble de la population terrestre est un phnomne encore contrlable, mais le taux risque daugmenter. Et si les Terriens dcouvrent quune bouche de nourriture martienne risque de leur tre fatale, les consquences seront dsastreuses. Nous aurions beau dire que cela ne reprsente, somme toute, que cinquante dcs par mois sur une population de cinq milliards dindividus, chacun aura le sentiment dtre la prochaine victime.

Oui, dit David, et cela signifierait leffondrement du march alimentaire martien une vraie catastrophe pour le Syndicat des Agriculteurs Martiens.

Bah! Conway haussa les paules, indiquant que l ntait pas le plus inquitant. Tu ne vois rien dautre?

Je vois que lagriculture terrestre ne permettra jamais de subvenir aux besoins de cinq milliards dindividus.

Tout juste. Nous ne pouvons nous passer des aliments en provenance des plantes colonises. En six semaines, nos ressources seraient puises. Si les hommes refusaient les aliments martiens, la famine serait invitable brve chance. Jignore pendant combien de temps nous parviendrons encore touffer cette affaire. chaque nouveau dcs, la crise devient plus aigu. Est-ce celui-ci qui va attirer lattention des mdias? La vrit va-t-elle enfin clater au grand jour? Et puis, il y a la thorie de Gus qui vient tout compliquer.

Le Dr Henree se cala dans son fauteuil; il parla tout en bourrant sa pipe. Je suis convaincu, David, que cette pidmie dintoxication alimentaire nest pas un phnomne naturel. Elle est trop gnralise. Elle frappe un jour au Bengale, le lendemain New York, le jour suivant Zanzibar. Tout cela doit rpondre un plan concert.

Voyons, commena Conway.

Si un groupe de terroristes cherchait sassurer le contrle de la plante, pourrait-il imaginer meilleure stratgie que de frapper notre talon dAchille: notre ravitaillement? La Terre est la plante la plus peuple de la Galaxie cest logique, cest le berceau de la race humaine. Mais, par l-mme, cest aussi la plus vulnrable du fait quelle nest plus en mesure de satisfaire ses besoins. Notre grenier provisions se trouve dans lespace: sur Mars, sur Ganymde, sur Europa. Si nos importations de denres alimentaires taient entraves de quelque manire que ce soit par une agression ouverte des pirates ou par le procd beaucoup plus subtil que nous observons en ce moment, nous nous retrouverions bientt rduits une impuissance totale. Cest aussi simple que cela.

Mais, intervint David, si ctait le cas, les terroristes ne contacteraient-ils pas notre gouvernement ne ft-ce que pour formuler un ultimatum?

Cela paratrait logique, mais peut-tre attendent-ils leur heure. moins quils naient lintention de traiter directement avec les agriculteurs de Mars. Les colons ont une mentalit part. Ils se mfient de la Terre, et sils voyaient leur conomie menace, ils seraient capables de se liguer avec les criminels. Peut-tre mme, suggra-t-il en tirant vigoureusement sur sa pipe, ceux-ci sont-ils Mais, gardons-nous daccuser qui que ce soit.

Et quel est mon rle dans tout cela? senquit David. Quattendez-vous de moi?

Laisse-moi lui expliquer, dit Conway. David, nous voulons que tu te rendes aux Laboratoires Centraux sur la Lune. Tu feras partie de lquipe de recherche charge dtudier la question. En ce moment, ils reoivent des chantillons de toutes les cargaisons de nourriture quittant Mars. Nous finirons bien par mettre la main sur un produit empoisonn. La moiti de tous les chantillons sont tests sur des rats; nous mettrons tous nos moyens en uvre pour analyser lautre portion de chaque aliment toxique.

Je vois. Et si Oncle Gus a raison, je suppose que vous avez une autre quipe sur Mars?

Des hommes trs expriments. Mais pour linstant, es-tu prt partir pour la Lune ds demain matin?

Certainement. Mais dans ce cas, puis-je prendre cong pour aller me prparer?

Bien sr.

Et voyez-vous une objection ce que jutilise mon propre astronef?

Pas la moindre.

Les deux scientifiques, rests seuls dans la pice, contemplrent lclairage ferique de la ville un long moment avant de rompre le silence.

Conway dit enfin: Comme il me fait penser Lawrence! Mais il est encore si jeune, et cette mission si dangereuse.

Tu crois vraiment que a va marcher? interrogea Henree.

Sans aucun doute! sesclaffa Conway. Tu as entendu sa dernire question au sujet de Mars? Il na aucune intention de se rendre sur la Lune. Je le connais bien. Et cest le meilleur moyen de le protger. Les rapports officiels feront tat de son dpart pour la Lune et les hommes des Laboratoires Centraux ont reu pour instruction de signaler son arrive. Quand il mettra le pied sur Mars, tes conspirateurs sils existent nauront aucune raison de le prendre pour un membre du Conseil; quant lui, il veillera prserver son anonymat, puisquil simagine stre jou de nous.

Conway ajouta: Il est brillant. Il russira l o tous les autres choueraient. Par bonheur, il est encore jeune et manipulable. Dans quelques annes, ce ne sera plus le cas. Il nous percera jour.

Le communicateur de Conway grsilla faiblement. Il ouvrit un canal: Quy a-t-il?

Communication personnelle pour vous, monsieur.

Pour moi? Transmettez. Il adressa un regard interrogateur Henree. Crois-tu que cela vienne de tes fameux conspirateurs?

Ouvre le pli et nous serons fixs, suggra Henree.

Conway dchira lenveloppe. Il parcourut le message, se renversa dans son sige et clata de rire en le tendant Henree.

Celui-ci dplia le papier; il dcouvrit deux lignes laconiques: vos ordres! Destination Mars. Ctait sign: David.

Henree clata de rire son tour. Eh bien, tu me sembles bien lavoir manipul.

Dans la pice vide, seul rsonnait le rire des deux hommes.IIIDES HOMMES POUR LES FERMES DE MARSPour un Terrien, la Terre dsignait notre plante la troisime en partant de ce soleil que les habitants de la Galaxie nommaient Sol. Dans la gographie officielle, cependant, la Terre englobait tous les corps du Systme solaire. Mars faisait donc partie de la Terre, et les hommes et femmes vivant sur Mars taient des Terriens mme sils nhabitaient pas la plante-mre. Ctait ainsi tout au moins sur le plan lgal. Ils votaient pour dsigner leurs reprsentants au Congrs Universel et participaient llection du Prsident Plantaire.

Dans les faits, il en allait tout autrement. Les Terriens de Mars se considraient comme une race distincte et suprieure. Le nouveau-venu avait toutes les peines du monde se faire accepter par le fermier martien, sinon comme un vulgaire touriste dnu dintrt.

peine David Starr pntra-t-il dans limmeuble de lAgence pour lEmploi Agricole, quil eut loccasion dapprcier cette ralit. Un petit homme lui collait aux basques. Un trs petit homme. Il mesurait environ cinq pieds deux pouces, et son nez se serait trouv au niveau du sternum de David sils staient fait face. Il avait des cheveux roux clair ramens vers larrire, une large bouche, et portait la combinaison col ouvert et les cuissardes hautes en couleurs du fermier martien.

Au moment o David savanait vers le guichet, au-dessus duquel une enseigne lumineuse annonait: Ouvriers Agricoles, lhomme qui le suivait pressa le pas et sadressa lui dune voix de stentor: Un instant. Sois pas si press, mon gars.

Linstant daprs, David se trouvait face son interlocuteur.

Pardon?

Le petit homme linspecta soigneusement, des pieds la tte. Depuis quand tas quitt le vieux caillou?

Quel caillou?

Tes plutt bien baraqu pour un Terrien. a commenait devenir trop petit pour toi l-bas?

Je viens de la Terre, cest exact.

Le petit homme fit claquer ses mains sur ses bottes, dans le geste de dfi des fermiers.

En ce cas, que dirais-tu de faire la queue et de laisser un indigne vaquer ses affaires?

Si a vous chante, concda David.

Si tu vois une objection prendre la mesure de la queue, tu pourras toujours prendre la mienne, quand on en aura fini ici, ou nimporte quel moment ta convenance. On mappelle Bigman. Mon nom cest John Bigman Jones, mais tout le monde me connat ici sous le nom de Bigman. Il marqua un temps puis ajouta: Tu vois, Terrien, cest comme qui dirait mon surnom. Tas quelque chose contre?

Rien du tout, rpondit David sur un ton grave.

Parfait, conclut Bigman, et il se dirigea vers le guichet. Ds quil eut tourn les talons, David se laissa aller sourire. Il sassit et attendit.

Il ntait sur Mars que depuis douze heures. Il avait mis ce temps profit pour enregistrer son astronef sous un nom demprunt dans un des grands garages souterrains de la priphrie de la ville, prendre une chambre dhtel et consacrer quelques heures de la matine parcourir la ville couverte.

Il ny avait que trois villes semblables celle-ci sur Mars, ce qui tait comprhensible compte tenu du cot faramineux de lentretien des normes dmes et des torrents dnergie ncessaires pour fournir une temprature et une pesanteur gales celles de la Terre. Celle-ci, Wingrad City, du nom de Robert Clark Wingrad, le premier homme avoir atteint Mars, tait la plus grande.

Elle ntait gure diffrente dune ville terrestre on aurait pu croire quun morceau de Terre avait t transplant sur une autre plante, comme si les hommes de Mars, vivant trente-cinq millions de miles de la plante-mre, cherchaient se dissimuler leur isolement. Au centre de la ville, lendroit o le dme ellipsodal slevait prs dun quart de mile de hauteur, on trouvait mme des immeubles de vingt tages.

Il ne manquait quune chose: un soleil dans un ciel bleu. Le dme lui-mme tait translucide, et quand le soleil lclairait, la lumire tait rpartie de faon uniforme sur ses dix miles carrs. Lintensit lumineuse, en quelque rgion du dme que ce soit, tait faible de sorte que le ciel apparaissait un homme de la ville dun jaune trs ple. Leffet obtenu faisait songer une journe nuageuse sur Terre.

Quand la nuit tombait, le dme steignait peu peu et disparaissait dans une obscurit sans toiles. Mais ce moment sallumaient les lumires de la ville et Wingrad City ressemblait plus que jamais un coin de la Terre. Dans les btiments, une lumire artificielle brlait de jour comme de nuit.

David Starr releva la tte en entendant un clat de voix.

Bigman se trouvait toujours au guichet et hurlait: On ma fait mettre lindex. Je vous dis quil existe une liste noire, par Jupiter.

Lhomme derrire le guichet paraissait dcontenanc. Il avait de gros favoris quil ne cessait de tripatouiller. Il bafouilla: Nous navons pas de liste noire, M. Jones

Mon nom est Bigman. Quest-ce qui vous prend? Vous avez peur de me tmoigner un peu de sympathie? Vous mappeliez Bigman autrefois.

Nous navons pas de liste noire, Bigman. Seulement on na pas besoin douvriers dans les fermes pour linstant.

Quest-ce que vous racontez l? Tim Jenkins a dgot un boulot en deux minutes, avant-hier.

Jenkins est un pilote de fuse expriment.

Je sais manuvrer une fuse aussi bien que Tim.

Ben, vous tes enregistr ici comme semeur.

Et je suis un semeur de premire. Me dites pas quils ont pas besoin de semeurs.

coutez, Bigman, dit lhomme derrire le guichet, jai affich votre nom au tableau. Cest tout ce que je peux faire. Je vous prviendrai si quelque chose se prsente. Il se concentra sur le registre ouvert devant lui, parcourant les lignes dun air visiblement absent.

Bigman tourna les talons, et lana par-dessus son paule: Trs bien, mais je vais camper ici, et croyez-moi, la prochaine demande de travail qui arrive est pour moi. Sils veulent pas de moi, quils me le disent en face. En face, pig? Je veux les entendre me le dire moi personnellement moi, J. Bigman J.

Lhomme derrire le guichet najouta pas un mot. Bigman alla sasseoir en grommelant. David Starr se leva et savana, son tour, vers le guichet. Cette fois, aucun fermier ne vint lui disputer la place dans la queue.

Il dit: Je cherche du travail.

Lhomme leva les yeux et prit un formulaire vierge. De quel genre?

Un travail dans une ferme ce quil y a de disponible.

Lhomme reposa le formulaire.

Vous tes originaire de Mars?

Non, monsieur. Je viens de la Terre.

Dsol, je nai rien pour le moment.

coutez, plaida David, le boulot ne me fait pas peur et je dois travailler. Grande Galaxie, y a-t-il une loi interdisant aux Terriens de travailler ici?

Non, mais vous ne seriez pas dune grande utilit dans une ferme; vous navez aucune exprience.

Jai pourtant besoin de travailler.

Il y a beaucoup de postes disponibles en ville. Voyez au guichet d ct.

Je ne peux pas prendre un boulot en ville.

Le fonctionnaire examina longuement David, qui neut aucune peine interprter ce regard. Les hommes se rendaient sur Mars pour bien des raisons notamment parce quils taient devenus indsirables sur Terre. Quand on recherchait un fugitif, les villes de Mars taient passes au crible fin (aprs tout, elles faisaient partie de la Terre), mais personne ne trouvait jamais un homme traqu qui stait rfugi dans les fermes de Mars. Pour le Syndicat des Agriculteurs, le meilleur garon de ferme tait un homme nayant nulle part o aller. Ils le protgeaient donc et veillaient ce quil chappe aux recherches des autorits terrestres, dautant quils ne les respectaient gure et les mprisaient beaucoup.

Nom? demanda lemploy, aprs avoir repris le formulaire vierge.

Dick Williams, dit David, donnant le nom sous lequel il avait enregistr son astronef.

Lemploy ne lui demanda pas de pice didentit. O puis-je vous contacter?

Htel Landis, chambre 212.

Vous avez lexprience de la faible pesanteur?

Le questionnaire se poursuivit longuement; la plupart des questions devaient demeurer sans rponse. Lemploy soupira, il introduisit le formulaire dans un appareil o il fut automatiquement microfilm, et introduit dans les registres permanents de lagence pour lemploi.

Il ajouta: Je vous tiendrai inform. Mais son ton ntait gure encourageant.

David sloigna. Il navait pas plac beaucoup despoir dans cette dmarche, mais au moins tait-il enregistr officiellement comme demandeur demploi dans une ferme. La prochaine tapeIl simmobilisa. Trois hommes venaient de pntrer dans lagence et en les apercevant, le petit homme, Bigman, avait bondi de son sige telle une furie. Il leur barra le chemin, les bras pendant le long du corps bien quil ne portt pas darme, pour autant que David pt en juger.

Les trois arrivants sarrtrent, et celui qui fermait la marche clata de rire: Mais nest-ce pas l Bigman, le fameux nabot? Peut-tre bien quil cherche du boulot, patron. Lhomme qui venait de parler avait les paules larges, le nez pat et une barbe de trois jours. Il mchonnait un cigare de tabac vert de Mars.

Du calme, Griswold, dit le premier homme. Il tait grassouillet, pas trs grand, et la peau de ses joues et de son cou, rase de prs, tait lisse comme celle dun bb. Sa combinaison tait du modle traditionnel sur Mars, mais elle tait dun matriau plus raffin que celle des autres garons de ferme prsents dans la pice. Ses cuissardes taient ornes de filets roses en spirales.

Au cours de tous ses voyages ultrieurs sur Mars, David Starr ne vit jamais deux paires de bottes identiques; toutes taient plus voyantes les unes que les autres. Ctait un moyen pour les garons de ferme daffirmer leur individualit.

Bigman dfiait les trois hommes, sa petite poitrine gonfle et le visage congestionn de rage. Il sexclama: Je veux mes certificats, Hennes. Jy ai droit.

Hennes tait lhomme grassouillet qui paraissait commander le groupe. Il dit posment: Tu nas aucun droit, Bigman.

Je pourrai jamais retrouver du boulot si jai pas des papiers en rgle. Jai travaill pour vous pendant deux ans, et sans chmer.

Tas fait plus que ta part, a cest sr. Allez, dgage. Il repoussa Bigman, sapprocha du guichet et annona: Jai besoin dun semeur expriment un type valable. Jen veux un grand pour remplacer un minus dont jai d me sparer.

Bigman fulminait. Par lEspace, scria-t-il, pour sr que jai fait plus que ma part. Ce que vous voulez dire cest que jtais de service au mauvais moment. Je vous ai vu filer dans le dsert minuit. Seulement, le lendemain matin vous avez tout ni, et moi je me suis fait virer pour en avoir trop dit, et vir sans certificats encore

Hennes, visiblement ennuy, lana par-dessus son paule:

Griswold, dbarrasse-moi de cet idiot.

Bigman ne recula pas, bien que Griswold fit deux fois sa taille. Il grogna de sa voix perante: Daccord. Un la fois.

Mais David Starr savana de son pas faussement dtach.

Griswold dit: Tes dans mon chemin, lami. Jai du mnage faire.

Bigman crna dans le dos de David: Tout va bien, Terrien. Laisse-le moi.

David lignora. Il dit Griswold: Il me semble que cest un lieu public, lami. Nous avons donc tous le droit dtre ici.

Discute pas, lami. Griswold saisit David par lpaule comme pour le repousser de ct.

La main gauche de David sempara du poignet tendu de Griswold, quil fit passer par-dessus son paule et projeta travers la cloison de plastique sparant la pice en deux.

Moi, je prfre discuter, lami, dit David.

Lemploy avait bondi sur ses pieds en laissant chapper un cri perant. Dautres fonctionnaires sapprochaient de lorifice dans la cloison, mais sans oser intervenir. Bigman riait et, assnant une claque dans le dos de David, sexclama: Pas mal pour un de la Terre.

Hennes paraissait mdus. Lautre garon de ferme, courtaud et barbu, le teint terreux de celui qui a pass trop de temps sous le faible soleil de Mars et pas assez sous le soleil artificiel de la ville, contemplait la scne bouche be.

Griswold retrouvait peu peu son souffle. Il secoua la tte et repoussa son cigare, tomb au sol. Puis, il leva sur David des yeux exorbits de fureur. Il se redressa et un clair dacier scintilla dans sa main.

David fit un pas de ct, en levant le bras. Le petit cylindre courbe quil portait habituellement sous son aisselle glissa le long de sa manche et vint se nicher dans sa main.

Hennes scria: Attention, Griswold. Il a un dsintgrateur.

Lche ta lame, dit David.

Griswold jura furieusement, mais on entendit claquer lacier sur le sol. Bigman se prcipita vers lavant et ramassa larme en se gaussant de la dconvenue de lautre.

David tendit la main et posa un regard apprciateur sur le poignard. Charmant joujou pour un garon de ferme, commenta-t-il. Comment la loi martienne punit-elle le port dune telle arme?

Ctait larme la plus vicieuse de la Galaxie. Apparemment, ce ntait quun petit manche dacier inoxydable peine plus pais que celui dun canif ordinaire. Mais il renfermait un minuscule moteur produisant un champ de force invisible de lpaisseur dune lame de rasoir et capable de dcouper nimporte quelle matire. Une cuirasse aurait t inutile contre cette lame, qui coupait les os aussi bien que la chair, et dont les blessures taient le plus souvent mortelles.

Hennes sinterposa entre les deux adversaires: Fais voir ton permis pour ce dsintgrateur, Terrien? Allons, range-moi a et restons-en l, daccord? On sen va, Griswold.

Un instant, coupa David, alors que Hennes lui tournait le dos. Vous cherchez un homme, pas vrai?

Hennes revint vers lui, les sourcils levs en une expression amuse. Je cherche un homme. Oui.

Parfait. Moi, je cherche un job.

Jai besoin dun semeur expriment. Tes qualifi?

Ben, non.

Tas dj moissonn? Tu sais piloter une tout terrain? en juger par ton costume il se recula comme pour mieux jauger David, tu nes quun Terrien plutt habile dans le maniement du dsintgrateur. Je nai rien pour toi.

Pas mme, demanda David dans un souffle, si je vous dis que je mintresse laffaire des poisons?

Le visage de Hennes demeura imperturbable; ses yeux ne cillrent mme pas. Il dclara: Je ne vois pas de quoi tu parles.

Rflchissez mieux, alors. David souriait, mais sans humour.

Hennes dit: Travailler dans une ferme de Mars nest pas une sincure.

Je naime pas la facilit, rpondit David.

Lautre examina encore sa forte carrure. Tu as peut-tre raison. Trs bien, tu seras nourri et log; pour commencer, tu auras droit trois combinaisons de rechange et une paire de bottes. Cest cinquante dollars la premire anne, payables terme. Si tu ne restes pas une anne complte, tu ne touches pas un centime.

a me parat honnte. Quel type de travail?

Le seul quon puisse te confier: homme tout faire au rfectoire. Si tapprends vite, tu grimperas les chelons; sinon, cest l que tu passeras lanne.

March conclu. Et Bigman?

Bigman, dont le regard allait de lun lautre, laissa chapper un petit cri: Non, msieur, je travaille plus pour cette punaise des sables, et je te conseille de tabstenir toi aussi.

David lana par-dessus son paule: Que dirais-tu dun petit stage en change de certificats de travail en rgle?

Ben, concda Bigman, un mois peut-tre.

Hennes intervint: Cest un de vos amis?

David acquiesa: Je ne viens pas sans lui.

Alors, je lengage aussi. Un mois, condition quil la boucle. Pas de salaire, mais des certificats. Allons-y. Ma voiture est dehors.

Les cinq hommes sortirent, David et Bigman fermant la marche.

Bigman dit: Jai une dette envers toi, lami. Nhsite pas la rclamer.

La voiture tait dcapote quand ils latteignirent, mais David remarqua les glissires dans lesquelles pouvaient coulisser les panneaux de manire isoler lintrieur contre les temptes de sable. Les roues taient larges pour rduire les risques denlisement dans les sables mous. Les vitres, rduites au strict minimum, se fondaient dans le mtal, dont elles paraissaient solidaires.

Les rues taient passablement encombres, mais personne ne prtait attention une voiture tout terrain entoure douvriers agricoles.

Hennes dit: Nous nous installons lavant. Vous et votre ami allez larrire, Terrien.

Il sassit derrire le volant tout en parlant. Les instruments de contrle occupaient le milieu du tableau de bord, et les pare-brise taient surlevs. Griswold sassit la droite de Hennes.

Bigman sinstalla larrire et David allait le suivre quand il sentit une prsence dans son dos. Il voulut se retourner comme Bigman lui criait: Attention!

La face terreuse du second homme de main de Hennes sencadrait dans la portire. Il arborait un sourire mauvais. David eut un rapide mouvement de recul, mais ctait trop tard.

Sa dernire vision fut celle du canon brillant dune arme dans la main du barbu, puis il entendit un ronflement touff. Il ne ressentit presque pas de douleur. Une voix lointaine murmura: Parfait, Zukis. Mets-toi larrire, avec eux, et tiens-les lil. La voix paraissait venir du fond dun tunnel interminable. David eut encore une lgre sensation de mouvement vers lavant, puis ce fut le noir complet.

David Starr seffondra dans son sige et ne donna plus le moindre signe de vie.IVUNE VIE TRANGREDes taches informes de lumire dansaient autour de David Starr. Peu peu, il prit conscience dun fourmillement intense dans tout son corps, ainsi que dune sensation trs nette de pression sur le dos. Il ne tarda pas attribuer cette dernire au fait quil reposait sur un matelas dur. Le fourmillement tait, de toute vidence, la consquence du coup dassommoir, une arme dont les radiations affectaient les centres nerveux situs la base du cerveau.

Avant que sa vision se ft stabilise, il sentit quon le secouait aux paules et quon lui donnait de petites claques sur les joues. La lumire agressa son regard et il leva un bras tout ankylos pour parer le coup suivant.

Bigman tait pench sur David, son petit visage maigrelet au nez retrouss touchant presque celui du Terrien. Par Ganymde, soupira-t-il, je croyais bien quils tavaient tendu pour le compte.

David se redressa sur son coude endolori. Cest un peu ce que je ressens moi-mme. O sommes-nous?

Dans le mitard de la ferme. Inutile de chercher sortir. La porte est verrouille et il y a des barreaux aux fentres. Il paraissait dprim.

David passa la main sous ses bras. Ils lui avaient enlev ses dsintgrateurs. Ctait prvoir. Il demanda: Ils tont assomm toi aussi, Bigman?

Bigman hocha la tte: Zukis ma rtam avec le canon de son arme. Du doigt, il montra son crne en faisant la moue. Puis, il se rengorgea: Mais avant a, je lui ai presque bris le bras.

Un bruit de pas se fit entendre derrire la porte. David sassit et attendit. Hennes entra accompagn dun homme plus g lexpression triste et lasse, aux yeux bleu clair teints, aux pais sourcils gris paraissant figs en un froncement permanent. Il portait un costume de citadin, gure diffrent de ceux des Terriens. David remarqua labsence des fameuses cuissardes martiennes.

Hennes sadressa, pour commencer, Bigman: File au rfectoire, et si tu ternues seulement sans ma permission, on te brise les reins.

Bigman lui dcocha un regard noir, puis se tournant vers David, il lana avant de sortir en faisant claquer ses bottes: On se reverra, Terrien.

Hennes le suivit des yeux et referma la porte derrire lui, puis il se tourna vers lhomme aux sourcils grisonnants. Cest lui, M. Makian. Il prtend sappeler Williams.

Vous avez pris des risques en le passant lassommoir, Hennes. Si vous laviez tu, nous aurions perdu une piste prcieuse.

Il tait arm, commenta Hennes, en haussant les paules. On ne pouvait pas jouer avec le feu. De toute faon, il est l, monsieur.

David observa quils parlaient de lui comme sil nexistait pas, ou comme sil ntait quun meuble.

Makian se tourna enfin vers lui, une lueur dure dans le regard. Vous, coutez-moi bien, je suis le propritaire de ce ranch. Sur cent miles la ronde, tout appartient Makian. Cest moi qui dcide qui est libre et qui couche en prison, qui travaille et qui crve de faim, et mme qui vit et qui meurt. Cest clair?

Oui, dit David.

Alors cest trs simple, vous me rpondez franchement et tout se passe bien; vous essayez de dissimuler quoi que ce soit et nous vous tirons les vers du nez dune manire ou dune autre. Croyez bien que nous nhsiterons pas vous tuer. Cest toujours aussi clair?

Parfaitement.

Williams, cest votre vritable nom?

Cest le seul que je donnerai sur Mars.

Comme il vous plaira. Que savez-vous des intoxications alimentaires?

David pivota sur le lit et posa les pieds sur le sol. Voil, ma sur est morte aprs avoir aval une tartine la confiture. Elle avait douze ans, et elle sest affale le visage encore tout barbouill de marmelade. On a appel un mdecin. Il a diagnostiqu une intoxication alimentaire et nous a interdit de manger quoi que ce soit tant quil ne serait pas revenu procder des analyses. Il nest jamais revenu.

Quelquun dautre est arriv sa place. Quelquun de trs important, je crois. Il tait escort par des hommes en civil. Il nous a demand de lui dcrire ce qui stait pass. Il a dit: Cest une crise cardiaque. On lui a dit que ctait stupide; ma sur navait jamais eu dennuis du ct du cur, mais il na rien voulu entendre. Il a dclar que si nous rpandions des histoires ridicules au sujet dintoxications alimentaires, nous aurions de srieux ennuis. Puis il a emmen le pot de confiture. Il tait furieux que nous ayons essuy la bouche de ma sur.

Jai essay de recontacter notre mdecin, mais sa secrtaire prtendait chaque fois quil tait absent. Alors jai dbarqu dans son cabinet. Il tait l, mais il a affirm avoir commis une erreur de diagnostic et il na pas voulu en dmordre. Il paraissait avoir peur den parler. Jai t la police, mais ils ont refus de mcouter.

Ma sur avait t la seule, ce jour-l, manger la confiture quont emmene les hommes en civil. Ctait un nouveau pot, personne ny avait encore touch; il venait de Mars. On est plutt conservateur dans ma famille, on prfre la cuisine lancienne. Ctait, en fait, le seul produit en provenance de Mars dans toute la maison. Jai pluch les journaux, pour voir si on mentionnait dautres cas dintoxication alimentaire. Tout a me paraissait suspect. Je suis mme all International City. Jai quitt mon boulot et je suis dcid dcouvrir ce qui a tu ma sur. Dune manire ou dune autre, je coincerai les responsables de sa mort. Partout, jai fait chou blanc, et puis un jour, des policiers ont dbarqu la maison avec un mandat darrt.

Je lavais prvu et jai russi leur glisser entre les doigts. Je suis venu sur Mars pour deux raisons. Dabord, parce que ctait pour moi le seul moyen de ne pas me retrouver en prison (du moins, cest ce que je croyais), et ensuite, parce que jai trouv un indice. Il y a eu deux ou trois dcs suspects dans des restaurants dInternational City et chaque fois les aliments incrimins provenaient de Mars. Jai donc dcid de venir chercher la rponse ici.

Makian passa un pouce pais sur ses lvres et dit: Lhistoire se tient, Hennes. Quen dites-vous?

Je dis: quil donne des noms, des dates, et quon vrifie tout a. On ne sait rien de cet homme.

Makian le coupa dun ton agac: Vous savez bien que cest impossible, Hennes. Je ne tiens pas donner la moindre publicit tout ce gchis. a signifierait la ruine pour tous les membres du Syndicat. Puis, revenant David: Je vais vous envoyer Benson; cest notre agronome. Il ajouta pour Hennes: Restez ici jusqu larrive de Benson.

Il scoula prs dune demi-heure avant larrive de Benson. Pendant ce temps, David demeura tendu sur le lit, lair insouciant et sans prter attention Hennes, lequel faisait de mme de son ct.

Enfin la porte souvrit et un homme savana: Je mappelle Benson, annona-t-il. Sa voix tait aimable et hsitante; il avait une quarantaine dannes, un visage rond, des cheveux blonds et il portait des lunettes sans monture. Ses lvres minces dessinaient un sourire.

Benson poursuivit: Et je suppose que vous tes Williams?

Cest exact, rpondit David Starr.

Benson examina soigneusement le jeune Terrien, comme sil le jaugeait du regard. tes-vous dun naturel violent? senquit-il.

Je nai pas darme, fit observer David, et dans cette ferme, chacun est prt mabattre au moindre faux pas.

Cest juste. Voulez-vous nous laisser, Hennes?

Hennes bondit sur ses pieds et protesta: a ne me parat pas trs sr, Benson.

Je vous en prie, Hennes. Benson contemplait son interlocuteur par-dessus ses lunettes.

Hennes grogna, fit claquer une main contre sa botte en signe de dsapprobation, et sortit. Benson referma la porte derrire lui.

Vous voyez, Williams, je suis devenu un homme important au cours de ces six derniers mois. Hennes lui-mme mobit. Je ny suis pas encore habitu. Il sourit nouveau. Dites-moi, M. Makian prtend que vous avez t tmoin dune mort la suite dune intoxication alimentaire suspecte.

Ma sur.

Oh! Benson rougit. Je suis vraiment dsol. Je sais que ce doit tre un sujet pnible pour vous, mais voudriez-vous me communiquer tous les dtails que vous possdez sur lincident? Cest trs important.

David rpta lhistoire quil avait servie quelques instants plus tt Makian.

Benson linterrogea: Et la crise a t fulgurante?Elle est morte cinq minutes aprs avoir aval la confiture.

Cest terrible, vraiment terrible. Vous nimaginez pas quel point cest dramatique. Il se frotta les mains nerveusement. mon tour, Williams, de complter lhistoire. En fait, vous en avez devin les grandes lignes, et dans une certaine mesure, je me sens responsable de ce qui est arriv votre sur. Nous tous, sur Mars, sommes responsables, et nous le serons tant que le mystre naura pas t clairci. Voyez-vous, cela dure depuis plusieurs mois, les intoxications, je veux dire. Leur nombre nest pas norme, mais il suffit nous alarmer.

Nous avons remont la filire des aliments empoisonns et nous sommes dsormais certains quils ne proviennent pas dune ferme unique. Mais une chose est sre, ils sont tous passs par Wingrad City; les deux autres villes de Mars sont, pour linstant, hors de cause. Cela semblerait suggrer que la source dinfection se trouve dans cette ville, et Hennes enqute de ce ct-l. Il a organis des expditions nocturnes Wingrad City, mais sans rsultat, pour linstant.

Voil qui explique les observations de Bigman, ponctua David.

Hum? Le visage de Benson prit une expression interrogative, puis il dit: Oh, vous voulez parler de ce petit homme qui passe son temps brailler dans tous les sens. Oui, il a surpris Hennes quittant la ferme une nuit, et Hennes la vir. Cest un tre impulsif. De toute faon, je crois quil fait fausse route. Il est logique que tous les aliments empoisonns passent par Wingrad City, cest le port dembarquement pour tout lhmisphre.

Pour ce qui est de M. Makian, il croit que le poison est propag de manire dlibre par une intelligence humaine. Lui et plusieurs membres du Syndicat ont reu des propositions de rachat de leurs fermes pour une somme ridicule. Il ntait toutefois fait aucune allusion aux intoxications, et rien ne permet dtablir un lien entre les offres dachat et cette horrible affaire.

David coutait trs attentivement son interlocuteur. Il intervint: Et de qui proviennent ces offres dachat?

Comment le saurions-nous? Jai vu les lettres; si loffre est accepte, le Syndicat doit diffuser un message cod sur une longueur donde sub-thrique particulire. Le prix propos, prcise-t-on, diminuera de 10% chaque mois.

Et il nest pas possible didentifier les expditeurs?

Jai bien peur que non. Le courrier emprunte la voie postale ordinaire et le cachet porte la mention: Astrodes. Comment voulez-vous retrouver quoi que ce soit dans les astrodes?

La Police Plantaire est-elle informe?

Benson rit doucement: Croyez-vous que M. Makian ou un membre quelconque du Syndicat souhaite voir la police se mler de cette affaire? Cest une dclaration de guerre personnelle qui leur est ainsi adresse. Vous connaissez mal la mentalit martienne, M. Williams. On ne sadresse pas la police quand on a des ennuis, moins dtre dispos reconnatre quon est incapable de sen sortir tout seul. Aucun fermier nacceptera jamais pareille humiliation. Jai suggr de communiquer linformation au Conseil Scientifique, mais M. Makian na rien voulu savoir. Il prtend que le Conseil travaille sur cette affaire dintoxication sans plus de succs que nous, et quil prfre se dbrouiller seul quavoir de tels zouaves dans les pieds. Et cest ici que jinterviens.

Vous travaillez sur ces cas dintoxication?

Oui. Je suis agronome.

Cest le titre que M. Makian vous a donn.

Hum, vrai dire, un agronome est une personne spcialise dans lagriculture scientifique. Ma formation porte sur les principes rgissant le maintien de la fertilit, sur ceux de lassolement et sur dautres sujets du mme genre. Je me suis toujours intress aux questions martiennes. Nous ne sommes pas nombreux dans ce secteur, il est possible de sy faire une place au soleil, mme si les fermiers ne nous portent pas dans leur cur et nous considrent comme des universitaires stupides sans exprience pratique. Quoi quil en soit, jai complt ma formation dune licence en botanique et en bactriologie, aussi quand a clat cette affaire dintoxication alimentaire, M. Makian ma-t-il confi la direction du programme de recherche sur Mars. Les autres membres du Syndicat se montrent coopratifs.

Et quavez-vous dcouvert, M. Benson?

En fait, gure plus que le Conseil Scientifique, ce qui nest pas surprenant si on compare les moyens dont je dispose aux leurs. Jai pourtant labor certaines thories. Lempoisonnement est trop rapide pour ne pas tre provoqu par une toxine bactrienne tout au moins, si nous prenons en compte la dgnrescence nerveuse et les autres symptmes. Je souponne donc des bactries martiennes.

Pardon?

Il existe une vie martienne, vous savez. Quand les Terriens sont arrivs ici, la plante tait couverte de formes de vie simples. Il y avait des algues gantes dont les tons bleu-vert taient visibles par tlescope avant mme linvention des voyages spatiaux. Des sortes de bactries vivaient sur ces algues, et mme de petites cratures analogues nos insectes; celles-ci se dplaaient librement, mais synthtisaient leurs aliments comme les vgtaux.

Et elles existent toujours?

Certainement, voyons. Nous en avons dbarrass les terres destines lagriculture, avant dintroduire nos bactries celles qui sont ncessaires la croissance de nos vgtaux. Cependant, la vie martienne a survcu dans les rgions non cultives.

Mais alors, comment peut-elle affecter nos vgtaux?

Voil une excellente question. Voyez-vous, les exploitations agricoles sur Mars ne ressemblent en rien ce que nous connaissons sur Terre. Ici, les terres ne sont pas exposes au soleil et lair. Le soleil sur Mars ne produit pas assez de chaleur pour nos vgtaux; par ailleurs, il ne pleut jamais. En revanche, le sol est riche et fertile; il contient assez de dioxyde de carbone pour nourrir les plantes. Aussi les cultures sur Mars seffectuent-elles sous de vastes dmes de verre. Lensemencement, lentretien et la rcolte sont e