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© 2017 ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS (IRCL-UMR5186 du CNRS) ISSN 2268-977X. Tous droits réservés. Reproduction soumise à autorisation. Téléchargement et impression autorisés à usage personnel. www.ircl.cnrs.fr
David et Bethsabée, un épisode biblique de la scène du balcon et sa lecture iconographique au temps d’Henri VIII
Thierry VERDIER
IRCL, UMR5186 CNRS et Univ. Paul Valéry Montpellier 3 Dans le monde de l’histoire de l’art, la scène du balcon ne renvoie pas immédiatement à la littérature théâtrale ou aux amours contrariées de Roméo et Juliette. La scène du balcon apparaît beaucoup plus comme une sorte de topos que l’on associe à une autre histoire charnelle, celle qui unit dans un récit biblique, Bethsabée, l’épouse trop parfaite du guerrier hittite Urie, avec le roi David1.
David, l’ancêtre symbolique, et pourtant bien sensuel, de la maison de Salomon, aperçut, au hasard d’un moment de repos sur le toit de son palais, la belle Bethsabée au bain. S’ensuivit un coup de foudre, un coup de folie aussi, qui assigna à cette vision l’irréfrénable besoin d’une possession violente.
Et c’est ainsi que Jean-‐Léon Gérôme2, en 1889 encore, saisissait cette aventure des sens dans une grandiose composition orientaliste pour se livrer à une imposante expression du nu féminin (fig. 1). Placés comme nous le sommes, nous ne découvrons qu’une suggestion lascive du corps de la belle Bethsabée, alors que David, posté aux premières loges, contemple le dévoilement total d’une impudique candeur. Mais Gérôme ici ne fait que reprendre à son usage (et sans doute aussi à l’usage de ses commanditaires) l’iconographie déjà bien ancienne d’une scène du balcon associant le voyeurisme à l’innocence naïve.
Car il suffit de parcourir, à pas de géant, toute l’histoire de la peinture européenne pour mesurer à quel point cette thématique artistique hanta l’esprit des peintres, des sculpteurs et des miniaturistes. En voici, sans souci d’exhaustivité ou d’historicité, quelques pages captées au hasard chez les derniers Valois – Jean Bourdichon3, Jean
1 Notamment les célèbres peintures de Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654, Paris, musée du Louvre, Jan Massys, Bethsabée, 1562, Paris, musée du Louvre ; Hans von Aachen, Bethsabée au bain, 1610, Vienne, Kunsthistorisches Museum ; Paolo Veronese, Bethsabée au bain, 1575, Lyon, musée des Beaux-‐Arts. 2 Jean-‐Léon Gérôme, Bethsabée, 1889-‐1895, coll. privée, voir Gerald M. Ackerman, Jean-‐Léon Gérôme, Monographie révisée, Catalogue raisonné, Paris, 2000, p. 320, no. 355 3 Jean Bourdichon, Bethsabée au bain, 1498-‐1499, Les Heures de Louis XII, Ms 79, L. A., J. Paul Getty Museum.
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Colombe4, le Maître de Claude de France5, … (fig.2) –, ou encore dans ce morceau « baroque » volé à la belle Artemisia Gentileschi6, aidée pour l’occasion par le peintre de décors Viviano Codazzi. Mais le florilège ne s’arrête pas à ces quelques images. Rubens7 fit de Bethsabée l’expression la plus absolue du désir masculin, avec ces chairs « pleines ». Et ce même message fut encore saisi par Sebastiano Ricci qui poussa même la thématique jusqu’à présenter Bethsabée sous l’aspect d’un corps offert au plaisir, dans la gestuelle suggestive d’un hymen à venir (fig. 3)8. L’énumération pourrait ainsi s’étaler à l’infini. Mais revenons à notre histoire amoureuse.
Figure 1. Jean-Léon Gérome (1824-1904), Bethsabée, 1889-1895, huile sur toile, 60,5 x 100 cm., coll. privée. Photographie : Jan Arkesteijn (source : Wikimedia Commons).
4 Jean Colombe, Bethsabée au bain, feuillet détaché des Heures de Guyot II Le Peley, coll. privée, voir Katharina Georgi, « Bethsabée au bain, la redécouverte d’une enluminure de Jean Colombe », Bulletin Monumental, année 2007/165-‐2, p. 212-‐213. 5 Maître de Claude France, Bethsabée au bain, Heures à l’usage de Rome, 1510-‐1515, Paris, BnF, Ms 291 f° 73 v. 6 Artemisia Gentileschi, Bethsabée au bain, 1638-‐1639, Londres, Matthiesen gallery. Une version postérieure est conservée dans une collection privée. Voir Artemisia, 1593-‐1654, Pouvoir, gloire et passions d'une femme peintre, catalogue exposition musée Maillol, Paris, juillet 2012, p. 112. 7 Pierre-‐Paul Rubens, Bethsabée à la fontaine, 1635, Dresde, Gemäldegalerie. 8 Sebastiano Ricci, Bethsabée au bain, 1724, Berlin, Gemäldegalerie, une autre version (1720) est conservée à Budapest, musée des Beaux-‐Arts.
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Figure 2. Jean Bourdichon (1457-1521), Bethsabée au bain, 1498-1499, Les Heures de Louis XII, feuillet détaché Ms 79, tempera et or sur parchemin, 24,3 x 17 cm, L. A., J. Paul Getty Museum.
Getty Open Content Program. Source : http://www.getty.edu/art/collection/objects/223147/jean-bourdichon-bathsheba-bathing-french-1498-1499/.
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Figure 3. Sebastiano Ricci (1659-1734), Bethsabée au bain, 1724, huile sur toile, 109 x142 cm, Berlin, Gemäldegalerie (source : Wikimedia Commons).
Du récit biblique à l’iconographie renaissante
L’histoire de Bethsabée nous est contée dans le Second Livre de Samuel au chapitre 11, entre les versets 2 et 279. Le Livre des Rois s’en fait aussi l’écho, mais de manière plus moralisatrice, dans son premier chapitre10. Cette chronique réunit deux grandes figures bibliques. La première, bien sûr, n’est autre que David, roi de Juda, et nommé, après sa victoire sur Goliath, roi d’Israël par la volonté de Dieu et l’onction du prophète Samuel. C’est dire si le Très Haut misait beaucoup sur ce premier monarque de la maison de l’Éternel11. Le second rôle est tenu par Bethsabée, l’épouse fidèle d’Urie, général du roi David luttant, bien loin de lui, contre les Ammonites, et les descendants de la tribu de Rabbath. Celle-‐ci, Bethsabée, dans l’innocence de sa beauté, aimait les plaisirs du bain et des eaux parfumées. Mal lui en prit, car l’ingénue ne remarqua pas les regards concupiscents d’un David totalement toqué par ce qu’il apercevait. La furie masculine empourpra le royal voyeur jusqu’aux entrailles. Il lui fallait posséder cette apparition angélique. Il envoya alors un message à l’épouse convoitée pour l’inviter au palais. L’invitation, on s’en doute, n’était pas sans arrière-‐pensées et ce qui devait arriver, se produisit. Bethsabée, mi-‐soumise à l’autorité royale, mi-‐flattée par la puissance de ses charmes, consuma dans un adultère bien léger l’abandon de sa morale. Elle se retrouva même enceinte par l’ardeur vigoureuse de son amant.
9 Samuel Berger, La Bible au XVIe siècle, étude sur les origines de la critique biblique, Paris, Sandoz, 1879, fait le point sur l’usage de la Bible en France depuis les premières éditions de la fin du XVe siècle et revient sur la place du Livre de Daniel, p. 21-‐48. 10 I Rois, 1, 1-‐31 : « Bethsabée s’inclina le visage contre terre et se prosterna devant le roi; et elle dit : Vive à jamais mon seigneur, le roi David !. » 11 Maurice-‐Ruben Hayoun, Le Roi David, Paris, Perrin, 2012.
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Dès ce point de l’intrigue, l’aventure de Bethsabée et de David est une sorte d’apothéose hérésiarque12. Bethsabée est une femme mariée, et l’adultère est sans relâche condamné dans les Écritures. Le Décalogue le rappelle13. La sentence normale d’une telle faute serait la lapidation pour l’homme comme pour la femme. Et d’ailleurs que faisait David en son palais ? Pourquoi n’était-‐il pas lui aussi à la guerre pour riposter aux provocations des fils d’Ammon ?
Mais la morale n’entre pas dans cette histoire, et l’épisode biblique se corse d’autres avatars tout aussi abjects.
En effet, David voulut cacher cette grossesse. Il rappela Urie (le mari trompé) de Rabbath et fit tout pour l’attirer dans le lit de son épouse. Mais Urie refusa, au prétexte de la souffrance et de l’abnégation de ses compagnons d’armes restés sur le champ de bataille, d’honorer son épouse de sa présence. Le troisième soir, David alla même jusqu’à enivrer le vaillant général dans l’espoir que les vapeurs d’alcool le porteraient jusqu’à la couche de Bethsabée. Mais rien n’y fit. Urie était un têtu. Alors David, par une action tout aussi sacrilège que les précédentes, décida de renvoyer Urie à ses combats en s’assurant qu’il périrait dans une bataille perdue d’avance. Pour que ce meurtre fût dissimulé sous les oripeaux de la guerre, David, en bon stratège, s’arrangea pour que d’autres soldats tombassent au côté du général. Cela faisait plus véridique. Le perfide stratagème fonctionna, et Joab, un autre général de David (tout aussi naïf qu’Urie) envoya un courrier annonçant au monarque la funeste issue des combats de Rabbath. Bethsabée était désormais veuve, libre, et David pouvait l’épouser.
À ce nouveau point de l’intrigue, tous les repères sur la morale de l’Écriture semblaient bien perdus.
Comment Dieu pouvait-‐il réagir face à cette double faute de David : l’adultère et le meurtre ? Comment donner crédit à un David, roi licencieux s’il en fut, qui se complût dans le mensonge, la trahison, la forfaiture et la fornication ?
C’est alors que le Prophète Nathan se rendit auprès de David, et voici les paroles qu’il prononça :
Pourquoi donc as-‐tu méprisé la parole du Seigneur en faisant ce qui lui déplaît ? Tu as frappé de l’épée Urie le Hittite. Tu as pris sa femme pour en faire ta femme et lui-‐même, tu l’as tué par l’épée des fils d’Ammon. Eh bien, l’épée ne s’écartera jamais de ta maison…. Ainsi parle le Seigneur : « Voici que je vais faire surgir ton malheur de ta propre maison. Je prendrai tes femmes sous tes yeux et je les donnerai à un autre. Il couchera avec tes femmes sous les yeux de ce soleil. Car toi, tu as agi en secret, mais moi, je ferai cela devant tout Israël et devant le soleil. » David dit alors à Nathan : « J’ai péché contre le Seigneur. » Nathan dit à David : « Le Seigneur, de son côté, a passé sur ton péché. Tu ne mourras pas. Mais, puisque, dans cette affaire, tu as gravement outragé le Seigneur – ou plutôt, ses ennemis –, le fils qui t’est né, lui, mourra. » Et Nathan s’en alla chez lui. Le Seigneur frappa l’enfant que la femme d’Urie avait enfanté à David, et il tomba malade. (II Samuel, 12, 9–15)
L’enfant, le fragile fruit des amours adultérins de David et Bethsabée, fut, en effet, pris d’un mal à priori incurable. Le roi, se repentant, jeûna pendant toute la maladie de son fils, « j’ai pêché contre le Seigneur », mais l’enfant, ainsi que l’avait prédit la prophétie, mourut
12 Serge Théate, David et Bethsabée : la théologie rétributive à l’œuvre en 2 S 11-‐12 et ses prolongements bibliques, Namur, Lumen Vitae, 2011. 13 Exode 20, 14 : « Tu ne commettras pas d’adultère » (le septième commandement).
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le septième jour. Cette mort innocente fut la condamnation première de David14. Mais le roi s’en remit bientôt, et profita de sa vigueur retrouvée pour donner à Bethsabée un autre enfant, un second fils, Salomon (« le pacifique », Yédidia), le futur successeur de David, celui qui éleva le Temple de Jérusalem.
Ragaillardi par ses exploits d’alcôve, David repartit à la guerre à Rabbath, il parvint à vaincre les Ammonites et la promesse divine, « la maison de David ne s’éteindra jamais » (II Samuel, 7), put se réaliser, et un peu plus loin dans la Bible, dans l’histoire des rois de Juda, l’épisode Bethsabée fut même ignoré pour que la Maison de David apparaisse bien comme l’origine de la royauté divine du Christ15.
Ainsi, loin de toute morale (on viendra plus tard sur la portée parabolique des amours de David et Bethsabée dans l’histoire de l’iconographie chrétienne), David et Bethsabée offrent une belle « matière » pour l’imaginaire. Une sorte de superbe alibi (religieux) pour représenter la concupiscence, le goût de la chair, le regard et l’envie, le nu féminin (Bethsabée surprise dans son bain). Et ainsi l’histoire biblique donne une justification pour représenter le nu féminin et son corollaire, le voyeurisme masculin16.
Voyons à travers un exemple comment ce récit pouvait s’incarner dans la représentation et dans l’art au temps de la Renaissance, et précisément dans cette Angleterre des Tudors dans laquelle la réforme anglicane était en train d’opérer un bouleversement de la culture de l’image religieuse et de la compréhension du Décalogue (les dix « paroles », les dix commandements). Et l’on verra comment les aventures de David et Bethsabée vont peu à peu inventer l’iconographie d’une scène de balcon (mais inversée).
Il s’agit de la tenture de David et Bethsabée, conservée (depuis 1977 – auparavant elle appartenait au musée de Cluny) dans les collections du musée national de la Renaissance, au château d’Ecouen, et qui se développe sur près de 350 mètres carrés (fig. 4)17.
La tenture d’Ecouen
Cette tenture est composée de 10 pièces et a été tissée dans les Ateliers bruxellois. L’histoire en est très bien connue, et les travaux récents, de Thomas P. Campbell notamment, permettent de suivre tout le détail de ses pérégrinations de Bruxelles jusqu’à Londres18.
En effet, les dix pièces furent livrées au roi Henry VIII le 22 octobre 1528 pour le montant astronomique de 1548 livres. On n’est pas certain de l’identité de la personne qui choisit le sujet de cette grande narration : le roi lui même ? le cardinal Wolsey, proche
14 Sébastien Doane, Mais d’où vient la femme de Caïn. Les récits insolites de la Bible, Montréal, Novalis, 2010, p. 62-‐68. 15 Maria Besançon, « L’affaire » de David et Bethsabée et la généalogie du Christ, Plans-‐sur-‐Bex, Parole et Silence, 1997. 16 Simon Schama, L’histoire des Juifs, Paris, Fayard, 2016, p. 121, n. 45. 17 Pierre van Aelst, « Histoire de David et Bethsabée, dite “tenture d’Ecouen” », Musée national de la Renaissance, château d’Ecouen. Des panneaux et détails peuvent être visionnés ici: http://musee-‐renaissance.fr/objet/tenture-‐de-‐david-‐et-‐bethsabee. Voir aussi Guy Delmarcel, Yvan Maes, Un chef-‐d'œuvre de la tapisserie à la Renaissance : La tenture de David et Bethsabée, Paris, RMN, 2008, p. 147-‐159. 18 Thomas P. Campbell, Henry VIII and the Art of Majesty : Tapestries at the Tudor Court, Londres, Paul Mellon Centre for Studies in British Art, 2007.
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conseiller du roi19 ? ou encore un quelconque lissier bruxellois qui aimait ce thème iconographique ? Mais après tout qu’importe. L’important est de comprendre que la destination de cette commande était bien la cour des Tudors.
Figure 4. Pierre Van Aelst, « Histoire de David et Bethsabée », dite « tenture d’Ecouen », Musée national de la Renaissance, château d’Ecouen. Pièce n°4 (source : Wikimedia Commons).
Le lissier qui se chargea d’exécuter les cartons fut Pierre van Aelst (de son vrai nom
Pieter van Edingen). Né à Alost vers 1450, devenu bourgeois bruxellois en 1493 et fournisseur de très nombreuses pièces de tapisseries exceptionnelles, principalement à destination de la cour d’Espagne (pour la reine Jeanne de Castille, comme pour Charles Quint), pour le pape Léon X, mais aussi bien sûr pour la cour d’Angleterre au temps d’Henry VIII, Pierre van Aelst fut certainement l’un des plus grands lissiers de sa génération. Il mourut vers 1532/1533, et l’on sait que cette série fut réalisée dans les dix années qui précédèrent sa livraison en Angleterre, en 1528 donc.
L’histoire stylistique de cette série a déjà été faite et l’exposition de 2013, citée précédemment et pour laquelle œuvra, en autres, Thomas P. Campbell, en a présenté les grands principes20. Mais c’est plutôt la répétition systématique de quelques schèmes narratifs qui suscite l’interrogation.
La tenture relate dix « moments » de l’histoire du roi David, et permet de « contextualiser » l’épisode de Bethsabée au bain :
19 The life and death of Cardinal Wolsey, written by George Cavendish (1500-‐1561), Boston and New York, Houghton Mifflin & Cie, 1905, p. 52-‐59. 20 Voir aussi Thomas P. Campbell, Maryan W. Ainsworth, Rotraud Bauer, Pascal Bertrand, Tapestry in the Renaissance : Art and Magnificence, catalogue d’exposition, New York, Metropolitan Museum of Art, 2013.
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1. Le transport de l’Arche d’Alliance 2. David ordonne le siège de Rabbath 3. Le rassemblement des chevaliers 4. David voit Bethsabée et la mande au palais 5. L’adultère de David. Urie convoqué par David et envoyé à la mort 6. Bethsabée accueillie à la cour 7. Les reproches de Nathan et la contrition de David (avec contritio, ira dei, misericordia, sapientia, penitencia, luxuria) 8. La mort de l’enfant et le départ de David pour Rabbath 9. La présentation des insignes du souverain vaincu 10. Le rassemblement du butin
On le voit, cette longue séquence biblique découpe en épisodes distincts les passages du Second Livre de Samuel. La posture apparente ne semble pas moralisatrice, mais simplement illustrative. On souligne le merveilleux des costumes, la magnificence des parures et l’élancement des architectures. On s’extasie par ailleurs, et avec raison, devant le tumulte des combats, la concision des scènes intimes, comme devant la profusion des ornements et des saynètes secondaires. Et tout cela constitue déjà une prouesse artistique. Il est impossible de rester insensible face à une œuvre aussi grandiose, aussi majestueuse, avec tout ce que cela évoque de somptuaire. La commande (vraisemblablement ou indirectement) royale imposait ce faste hors du commun.
Car ces tapisseries n’étaient pas un simple ornement palatial, mais bien une parure courtisane. Leur démesure les distinguait totalement des traditionnels arts du décor pour les imposer comme une véritable composition de l’univers princier. Car le propre d’une tapisserie était de composer une sorte « d’art total » qui demandait du temps pour être appréhendé, et qu’un simple regard lancé à la hâte ne faisait qu’effleurer.
De la tapisserie à la cour des Tudor
Il ne faut pas cependant pousser trop loin cette constatation et voir en cette commande de la tenture bruxelloise un objet totalement isolé dans l’élan artistique qui accompagna le règne d’Henri VIII. En effet, l’art de la tapisserie était alors considéré, à la cour d’Angleterre, comme une sorte d’apothéose de la création21. À la différence de ce qui se passait dans les cours italiennes ou dans le royaume de France, à Londres on se délectait beaucoup plus de belles tapisseries que de peintures ou de sculptures. Tout porte à penser que cette position n’était pas tout à fait nouvelle lorsque Henry VIII devint roi d’Angleterre, et que les goûts d’Henri VII allaient déjà en ce sens22. Mais ce qui est remarquable dans ce culte « anglais » pour la tapisserie – bien que la cour anglaise ne fût pas la seule à avoir contracté cette manie : les papes et l’Empereur partageaient cette passion –, ce fut la constance des Tudor à concevoir la tenture (c’est-‐à-‐dire les suites de tapisseries) comme l’expression la plus aboutie de l’art. Par la multiplicité des tapisseries couvrant toutes les parois d’une demeure, un palais devenait une féérie dont la matière architecturale s’évanouissait sous les couleurs, les ors, les verdures et les broderies tissées.
21 George Wingfield Digby, Wendy Hefford, The Tapestry Collection: Medieval and Renaissance, Victoria & Albert Museum, Her Majesty’s Stationnery Office, 1980, p. 68-‐71. 22 Emmanuel Bourassin, Henri VIII, Paris, Tallandier, 1980, p. 44.
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Au temps d’Henry VIII, la tapisserie devint même envahissante, asphyxiante. L’accumulation quasi obsessionnelle de tentures finit par grever les finances royales. Les tapisseries étaient partout. Elles ensevelissaient le quotidien par la foultitude des histoires qu’elles racontaient. L’inventaire des biens d’Henry VIII dressé en 1547 témoigne des montagnes de tapisseries conservées dans la dizaine de demeures royales ou dans les quelques 55 résidences dans lesquelles séjourna quelque temps Henry VIII. Cela ne se limitait pas à Beaulieu (dans le Surrey) ou à Hampton Court (indignement capté d’ailleurs dans l’escarcelle du cardinal Wolsey), voire à Whitehall ou à Nonsuch Palace23. Élisabeth conserva d’ailleurs toutes ces collections de tentures, et l’on sait parfaitement que les visiteurs des palais royaux ne restaient jamais indifférents face à ces immenses décors tapissés. Shakespeare pas plus que les autres.
Parmi les centaines de suites de tapisseries possédées par le roi, et bientôt par sa fille, il n’existait pas moins de dix suites ayant pour thème l’histoire de David et relatant, par le menu, son aventure avec Bethsabée. C’est le seul exemple de toutes les collections royales. Cela n’est sans doute pas dû au hasard des approvisionnements, mais à une volonté de la part des commanditaires. À ces tentures appartenant directement au roi, trois suites complémentaires pourraient être ajoutées. Elles appartiennent aux œuvres saisies par le roi lors de la destitution de son conseiller le cardinal Wolsey, et finirent dans les collections royales. D’une certaine manière, il était impossible d’échapper à l’iconographie de l’histoire de David lorsque l’on côtoyait (de près ou de loin) la maison des Tudor.
Il n’est peut-‐être pas si anodin de s’attarder quelques instants sur les détails iconographiques qui accompagnent l’histoire de Bethsabée, dans la tenture des Tudor. Car c’est bien autour de Bethsabée, de l’adultère et de l’amour d’un roi pour l’une de ses courtisanes, que se condense toute l’histoire du roi David. C’est bien à cause de cette faute, refoulée, acceptée, pardonnée enfin, que se situe tout le message biblique. Mais avant d’arriver à la signification profonde de la prophétie de Samuel, regardons quels sont ces détails iconographiques que personne, à l’époque, n’aurait pu ignorer.
L’élément le plus redondant dans l’ensemble de ces tapisseries concerne l’importance de l’usage de la fenêtre pour construire des épisodes à l’intérieur du déroulé de l’intrigue, voire pour inventer des incises permettant d’enrichir le propos de l’artiste cartonnier. La première personne qui apparaît « au balcon » n’est autre que Michol, le première femme de David (la fille de Saül) qui semble déjà bouleversée par le manège qu’elle subodore entre David et Bethsabée. Il ne devrait être question dans cette scène que du transport de l’Arche d’Alliance, car tel est son sujet. Or il est évident que le choix de représenter Michol contrite et presque pénitente se comprend comme la préfiguration d’un désastre à venir. On voit très bien que le balcon devient l’artifice architectural qui permet de lancer une lecture, presque tragique, des amours de David et Bethsabée. Fort logiquement, et alors que rien dans la Bible ne permet de donner du crédit à la présence de cette épouse officielle de David, on remarque que la tristesse de Michol trouve un écho inattendu dans le groupe des courtisans qui lui fait face dans deux autres balcons situés en vis à vis. Témoins silencieux d’un désarroi qu’ils ne peuvent comprendre, les courtisans sont la part humaine d’une histoire mythique. Dans les pièces qui suivent, viennent
23 Harvey Miller, The Inventory of King Henry VIII: textiles and Dress, Turnhout, Brepols, 2012. Dans cet ouvrage collectif Thomas P. Campbell, « The Art and Splendour of Henry VIII’s Tapestry Collection », p. 9-‐66, revient sur la tenture de l’Histoire de David et confirme l’hypothèse selon laquelle l’iconographie de cette tenture devait justifier le divorce d’Henry VIII et Catherine d’Aragon.
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ensuite plusieurs scènes de balcon : David à sa fenêtre, la consommation de l’adultère dans un balcon devenu alcôve, enfin la figure d’un homme emprisonné derrière de lourdes grilles – c’est à dire la figure symbolique de celui qui comprend mais ne peut intervenir, image traditionnelle de la morale bafouée et réduite au silence.
Dans les tapisseries suivantes, c’est cette fois toute la cour du roi qui se retrouve placée au balcon. Dans une immense loggia qui couvre tout l’arrière plan se pressent les hommes et les dames de la Cour, devenus les spectateurs otages d’un roi sacrilège. Ils sont l’expression de cette faiblesse de l’humain face au pouvoir des grands. La simple analyse des têtes d’expression choisies par Van Aelst, l’inventeur des figures, est suggestive de l’interrogation qui saisit ces spectateurs atones24. Ce n’est enfin qu’à l’occasion des dernières tapisseries que le balcon nous ouvre à la repentance de David. Celui-‐ci est en prière. L’agonie de son fils adultérin l’amène à mesurer la gravité de sa faute. Son repentir se situe d’ailleurs dans l’espace de sa chambre. Ce qui symboliquement est très important pour refermer la boucle de l’adultère et de la concupiscence.
Ainsi, à la manière des « maisons » que l’on retrouvait dans le théâtre religieux médiéval, et qui correspondaient à des percements dans le décor orientés, et dans lesquels se présentaient les acteurs, le balcon offre la possibilité d’introduire dans une longue envolée narrative des monologues et des jeux d’acteurs particuliers. Le balcon est une sorte de projecteur qui permet de souligner, en marge d’une histoire linéaire, le caractère spécifique de l’humain. Désespéré, volage, indécis, fragile aussi parfois, soumis, repentant, racheté, l’homme s’incarne dans son individualité en dehors du groupe.
Mais là où l’invention artistique se fait encore plus pénétrante c’est dans le choix du balcon. Car les « maisons » scéniques médiévales n’offraient que des fenêtres propices à l’apparition d’une saynète. La Bible, elle même, ne parle jamais de balcon, ou de loggia, mais de fenêtres ou de terrasses. C’est-‐à-‐dire des objets architecturaux qui appartiennent au vocabulaire de l’enveloppe architecturale. Or, et à la différence d’une fenêtre, un balcon, ainsi que le mentionnent les dictionnaires du temps est un terme qui nous vient directement de l’italien (balcone). Il correspond à une excroissance de la maison en dehors d’elle-‐même. Il est à la fois dedans et dehors. Il appartient à la demeure puisqu’il participe d’une même architectonique, mais il est aussi cet « espace autre » qui n’offre plus la protection de la maison. Il est au contraire, et par définition, ouvert à tous les vents, à la pluie, au soleil et aux éléments. Il protège sans protéger. S’exprimer depuis un balcon signifie donc parler d’une place qui est la nôtre (le « chez soi »), mais prendre le risque d’être déjà hors de soi. Cette thématique est connue. Elle fut même théorisée par la papauté avec cette invention du « balcon à proclamation » permettant au Souverain Pontife de conserver un pied dans ses appartements pontificaux, tout en s’ouvrant à l’Universel depuis ce que l’on nomme d’ailleurs « la loge (la loggia) de la bénédiction ». Toute une littérature architecturale s’est complue dans la multiplication de digressions sur cet espace de l’entre-‐deux que représente la loggia, le balcon ouvert. Le choix du balcon plutôt que la fenêtre permit à Van Aelst de transformer l’histoire bien triviale d’un adultère, en une introduction sensible et universelle à l’esthétique des passions humaines.
Un roi à sa fenêtre
Il suffit pour s’en assurer de s’arrêter quelques secondes sur la tapisserie qui relate précisément « la scène du balcon » dans cette tenture de David et Bethsabée. Car là
24 Guy Delmarcel, La Tapisserie flamande du XIVe au XVIIIe siècle, Paris, Imprimerie Nationale, 1999.
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encore deux remarques s’imposent. La première relève d’une certaine pudeur face à la tradition iconographique. Bethsabée n’est pas représentée au bain, mais devant une fontaine qui peut-‐être évoque quelques ablutions, mais qui n’entre en rien dans une culture de l’intime comparable aux œuvres françaises ou italiennes de la même période. Un groupe de suivantes l’accompagne à la fontaine et semble participer de la surprise qui fait tressaillir Bethsabée lorsqu’elle voit un messager lui porter l’invitation de David. Ce choix d’une Bethsabée vêtue, et non dénudée comme l’évoque la Bible même, en dit long sur les intentions de l’artiste et du commanditaire. David ne choisit pas la beauté charnelle, mais la beauté intérieure (ce qui fait de Bethsabée la lointaine ascendante de la Vierge Marie). La seconde remarque se rapporte à la situation du roi. David n’est pas sur le toit de son palais mais sur une sorte de loggia/balcon placée au cœur d’une galerie haute. Il tient d’une main son bâton devenu sceptre royal, et indique de sa main droite la direction de Bethsabée à la manière d’un Christ pantocrator. C’est donc un roi (pourvu de l’onction divine) qui dirige sa main (droite, celle de la justice déléguée) vers l’objet de son désir. Certes il commettra bientôt une faute, un péché « capital ». Mais rendu conscient de sa faute (de manière brutale par le décès du nouveau-‐né, incarnation s’il en est de l’innocence), il permet la construction de cette « Maison de David » prophétisée dès l’époque de sa victoire sur Goliath (I Samuel 17).
La question reste donc ouverte des raisons pour ce basculement de cette iconographie. D’abord, il y a cette sorte de pudeur dans la représentation de Bethsabée qui dénote de tout ce que l’on sait des enluminures ou des peintures du temps. L’on sait qu’elle ne doit rien à la pudibonderie (qui d’ailleurs au XVIe siècle serait totalement anachronique). Ensuite, il y a cette fenêtre devenue balcon, et sa capacité à dire « l’universel » (c’est-‐à-‐dire étymologiquement s’adresser à tous). Il y a enfin le temps propre de cette création. Car l’arrivée massive de tapisseries relatant l’histoire de David et Bethsabée en Angleterre au début du XVIe siècle ne peut être extraite de son contexte historique. Dans une sorte de concomitance, absolument pas hasardeuse, la passion pour l’histoire de David et Bethsabée, à Londres, est contemporaine de la volonté d’Henry VIII de se séparer de sa première épouse, Catherine d’Aragon. Mariée au roi depuis 1509, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, et donc tante de Charles Quint, Catherine d’Aragon était coupable, aux yeux de Henry, de ne pas lui avoir donné un héritier male. Henry VIII rêvait dynastie et survivance ; il était aussi quelque peu « trousse chemise » et cette épouse de six ans son aînée n’avait peut-‐être plus le piquant de la jeunesse. De son point de vue, une séparation s’imposait. Depuis plusieurs années, il y réfléchissait, et ce fut finalement en mai 1527 que des négociations officielles furent entreprises entre le cardinal Wolsey et le Vatican pour tenter d’obtenir l’annulation du mariage royal. L’argument choisi fut un passage du Lévitique (20, 21) précisant qu’un homme ne pouvait épouser la femme de son frère. Or Catherine avait épousé en premières noces le frère aîné d’Henry, Arthur (premier fils d’Henry VII mort en 1502). Par ailleurs, l’aimable Anne Boleyn, suivante de la reine et dont le vertugadin (le farthingale anglais) faisait fantasmer le monarque, n’était sans doute pas absente des pensées de ce néo-‐célibataire. Les négociations durèrent six longues années. Toute la diplomatie anglaise revenait sans cesse sur les positions pontificales. On sait d’ailleurs parfaitement que le double portrait de Jean de Dinteville et de Georges de Selve, peint par Hans Holbein en 1533, et connu sous le titre Les Ambassadeurs, évoque le souvenir de cette diplomatie échevelée que menait alors la
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couronne d’Angleterre pour obtenir gain de cause 25 . Le cardinal Thomas Wolsey, malheureusement pour lui, se montra incapable d’obtenir légalement le divorce. Il fut chassé par le roi en 1529. Ses biens furent confisqués et il mourut ruiné l’année suivante. Mais n’y tenant plus, le démon de Midi l’étreignant comme un adolescent, Henry finit par répudier Catherine en 1532, contre l’avis du pape Clément VII et contre la volonté de l’Empereur. Ce fut, comme chacun sait, l’origine du Schisme et la naissance de l’Église anglicane. L’annulation du mariage fut prononcée par Thomas Cranmer, le nouvel archevêque de Cantorbéry ; et le roi épousa enfin Anne Boleyn en janvier 1533. Cet épisode de l’histoire d’Angleterre offrit de multiples retentissements dans le domaine des arts. On a évoqué très vite l’art de Holbein, mais revenons à David et Bethsabée et nous y découvrirons une sorte de parallélisme narratif assez stupéfiant.
Ainsi, Dieu a pardonné à David, tout en le punissant avec la mort du premier fils né de son union avec Bethsabée. Il l’a aussi condamné avec le rapt de ses épouses par son propre fils Absalom (II Samuel 16, 20-‐22), et enfin il le condamna encore avec la mort brutale de trois de ses enfants : Amnon, Absalom et Adonias. Mais le pardon divin se posa bel et bien sur la Maison de David, au travers de Salomon et de sa descendance. La Bible nous le dit expressément « Dieu aima Salomon ». À cet instant crucial de l’histoire religieuse anglaise, cette tenture prend une sorte de valeur de témoignage sur le goût pour une iconographie chrétienne renouvelé. N’oublions pas que l’histoire de David et Bethsabée fut étrangement absente de l’histoire de la tapisserie au XVe siècle. Si bien que l’on peut légitimement s’interroger sur l’apparition massive de ce thème dans l’iconographie de la tapisserie à partir des années 1515/1520.
À l’évidence, à travers cette histoire biblique, Henry VIII trouva une sorte de légitimation de sa propre histoire. Mêlant le divin, le religieux, le merveilleux et le politique, l’histoire de Bethsabée préfigurait la situation d’Henry VIII. Sorte de nouveau David, il commit peut-‐être une faute en cherchant à répudier sa première épouse pour retrouver celle qu’il aimait. Mais tel David, il voulait rester en accord avec les positions de l’Église. Le Schisme fut davantage le résultat d’une incompréhension entre Clément VII et Henry VIII, que la recherche d’une apostasie. Certes Henry VIII réécrivait l’histoire selon ses volontés. Mais en un temps où les symboles, et les jeux de correspondances, représentaient une sorte de logique du quotidien, se construire sous les traits du roi David n’était pas sans subtilité.
Cependant, par-‐delà le parallélisme des formes, pour reprendre une formule juridique, le traitement iconographique déborda la simple autojustification d’un monarque en quête de pardon divin (ou tout au moins pontifical). L’histoire biblique servait les intérêts immédiats de l’histoire du roi, et personne, à la cour d’Angleterre, comme au sein des ambassades missionnées en Angleterre, ne pouvait y demeurer insensible. Il est particulièrement intéressant de voir comment cela produisit une esthétique propre à l’Angleterre. Partout ailleurs, en effet, les monarques se voulaient plutôt de nouveaux Césars. À Londres, le choix de David eut une toute autre dimension. D’une part, elle introduisit l’Histoire Sainte dans le quotidien des hommes (et cela s’opérait aussi du côté des contrées touchées par la Réforme), mais d’autre part, elle enrichit l’histoire de David pour lui apporter cette dimension de parabole chrétienne qui se retrouva d’ailleurs jusqu’au pardon de Jésus à la femme adultère (Jean, 8, 1-‐11).
25 Jean-‐Louis Ferrier, Holbein, Les Ambassadeurs, anatomie d’un chef d’œuvre, Paris, Denoël, coll. Médiations, 1976. Susan Foister, Ashok Roy, Martin Wyld, Making & Meaning : Holbein’s Ambassadors, Londres, National Gallery Publications, 1997, p. 198-‐199.
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Ainsi, peu à peu, Bethsabée au bain devint une figure naturelle de l’iconographie religieuse. Entre la faute et le pardon, s’écrivait toute une histoire de la faiblesse humaine succombant aux passions, oubliant la morale et la raison, mais rachetée par la volonté de l’homme lui-‐même (et indirectement de Dieu). Bethsabée devint même une sorte de topique dans l’iconographie des Tudor. Et ce n’est peut-‐être pas sans raison qu’Élisabeth demeura à jamais la reine Vierge. Mais ce qui marqua encore davantage l’imaginaire commun, ce fut bien évidemment le traitement artistique de cette histoire. Pour ce qui nous concerne, ce traitement fut largement relayé par les grandes tapisseries des demeures royales qui, comme il a été dit plus haut, ensevelissaient littéralement les visiteurs de la Cour. Or l’imaginaire se construit à partir de quelques schèmes, de quelques archétypes. Bethsabée ou David en furent. Mais incontestablement l’imaginaire d’objet (pour reprendre la terminologie des linguistes) se focalisa sur le thématique du balcon comme parabole.
La fenêtre de Vérone : un balcon
Avec le temps le balcon est même devenu une évidence du discours amoureux. Le comte Almaviva et la belle Rosine du Barbier de Séville ne purent exister sans ce subterfuge de l’entre-‐deux26. La Roxane de Cyrano fut, elle aussi, une femme au balcon27. Et pour reprendre une formule évoquée plus tôt, le balcon devint même l’espace « légitime » de la complexité amoureuse. L’ambiguïté de sa composition la situe dans une indéfinition de son statut architectural28. Il est le dehors et le dedans, le public et le privé, le social et l’intime. Et l’on peut logiquement se demander pourquoi la fenêtre de Juliette devint le balcon des scénographes. Et si nous devions rapidement reprendre les arguments de notre propos, il faudrait construire une sorte de portrait chinois de ce balcon imaginaire. Car en effet, le balcon participa de la légitimation amoureuse, puis religieuse, chez Henri VIII (bien que cette fois ce fut le roi qui y fut installé) ; il fixa surtout un nouveau vocable dans la langue anglaise, balcony ; il donna aussi aux habituelles mises en abime narratives de la fenêtre un cadre sublimé29 ; et il fut surtout l’espace construit « naturel » susceptible de recevoir une histoire amoureuse se développant sur deux registres entrelacés (le masculin et le féminin) parallèlement et presque simultanément, dans une complexité narrative extraordinaire. Le balcon devint à la fois le cadre et le hors cadre d’une même histoire. Et vis à vis de la fenêtre, on imagine tout ce que cela pouvait permettre de subtilités et de digressions 30 . En un certain sens, Shakespeare à la fenêtre, c’est immanquablement Juliette au balcon. Et c’est sans doute pour cette raison que la Metro Goldwin Mayer dut construire, à la hâte et de toutes pièces, en 1936, un balcon sur la façade du palazzo dal Cappello de Vérone, pour en faire le balcon de Juliette.
26 Beaumarchais, Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile : Acte I, scène 3. 27 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac : Acte III, scène 7. 28 Pour une histoire comparative des typologies du balcon, voir sir Banister Fletcher, A history of architecture on the comparative method : for students, craftsmen & amateurs, 15th ed., rev., Londres, B. T. Batsford , 1950, qui multiplie les planches dessinées par périodes historiques et par pays. 29 Rem Koolhaas, Elements of Architecture, New York, Rizzoli, 2014. Dans ses recherches sur les éléments du bâti, Rem Koolhaas présente notamment les valeurs architecturales du balcon dans l’histoire de l’architecture moderne, p. 242-‐249. 30 Dans les sociétés yéménites, le balcon souligne parfaitement cette difficulté à distinguer le public du privé, l’intime et le social, voir : Jean-‐Charles Depaule, Jean-‐Luc Arnaud, A travers le mur, Paris, Centre de Création Industrielle, 1985 (rééd. Marseille, Parenthèses, 2014). Des comparaisons sont envisageables avec l’histoire de l’architecture occidentale.
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ILLUSTRATIONS
Figure 1. Jean-‐Léon Gérome (1824-‐1904), Bethsabée, 1889-‐1895, huile sur toile, 60,5 x 100 cm., coll. privée. Photographie : Jan Arkesteijn (source : Wikimedia Commons)
Figure 2. Jean Bourdichon (1457-‐1521), Bethsabée au bain, 1498-‐1499, Les Heures de Louis XII, feuillet détaché Ms 79, tempera et or sur parchemin, 24,3 x 17 cm, L. A., J. Paul Getty Museum. Getty Open Content Program. Source : http://www.getty.edu/art/collection/objects/223147/jean-‐bourdichon-‐bathsheba-‐bathing-‐french-‐1498-‐1499/.
Figure 3. Sebastiano Ricci (1659-‐1734), Bethsabée au bain, 1724, huile sur toile, 109 x142 cm, Berlin, Gemäldegalerie (source : Wikimedia Commons).
Figure 4. Pierre Van Aelst, « Histoire de David et Bethsabée », dite « tenture d’Ecouen », Musée national de la Renaissance, château d’Ecouen. Pièce n°4 (source : Wikimedia Commons).
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