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Décision du 30 mai 2018 Cour des plaintes Composition Les juges pénaux fédéraux Giorgio Bomio-Giovanascini, président, Patrick Robert-Nicoud et Stephan Blättler, la greffière Claude-Fabienne Husson Albertoni Parties 1. A., 2. B., représentés tous deux par Me Damien Chervaz, avocat, 3. C., représenté par Me Pierre Bayenet, avocat, recourants contre 1. MINISTÈRE PUBLIC DE LA CONFÉDÉRATION, 2. KHALED Nezzar, représenté par Me Jacques Michod et Me Magali Buser, avocats, intimés Objet Classement de la procédure (art. 322 al. 2 CPP); as- sistance judiciaire (art. 29 al. 3 Cst.) Bundesstrafgericht Tribunal pénal fédéral Tribunale penale federale Tribunal penal federal Numéros de dossiers: BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 Procédures secondaires: BP.2017.4 - BP.2017.5 - BP.2017.6

Décision du 30 mai 2018 Cour des plaintes · 2021. 8. 21. · du Front islamique du salut (ci-après: FIS; pièce MPC 05-02-0002). Le 10 fé-vrier 1994, il a quitté l’Algérie

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Page 1: Décision du 30 mai 2018 Cour des plaintes · 2021. 8. 21. · du Front islamique du salut (ci-après: FIS; pièce MPC 05-02-0002). Le 10 fé-vrier 1994, il a quitté l’Algérie

Décision du 30 mai 2018 Cour des plaintes

Composition Les juges pénaux fédéraux

Giorgio Bomio-Giovanascini, président,

Patrick Robert-Nicoud et Stephan Blättler,

la greffière Claude-Fabienne Husson Albertoni

Parties 1. A.,

2. B.,

représentés tous deux par Me Damien Chervaz,

avocat,

3. C., représenté par Me Pierre Bayenet, avocat,

recourants

contre

1. MINISTÈRE PUBLIC DE LA

CONFÉDÉRATION,

2. KHALED Nezzar, représenté par Me Jacques

Michod et Me Magali Buser, avocats,

intimés

Objet Classement de la procédure (art. 322 al. 2 CPP); as-

sistance judiciaire (art. 29 al. 3 Cst.)

Bun dess t r a f ge r i c h t

Tr i b una l p éna l f é dér a l

Tr i b una l e pen a l e f eder a l e

Tr i b una l p ena l f e der a l

Numéros de dossiers: BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

Procédures secondaires: BP.2017.4 - BP.2017.5 - BP.2017.6

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Faits:

A. A la suite d’une dénonciation pénale du 19 octobre 2011 émanant de l’Asso-

ciation suisse contre l’impunité (Trial), par ordonnance du même jour, le Mi-

nistère public de la Confédération (ci-après: MPC), a ouvert une instruction

pénale du chef de crimes de guerre (art. 264b ss du Code pénal suisse du

21 décembre 1937 [CP]; RS 311.0 et art 108 et 109 aCPM du Code pénal

militaire suisse du 13 juin 1927 [ci-après: aCPM]; RS 321.0) à l’encontre de

Khaled Nezzar (ci-après: Nezzar), ressortissant algérien, né le 27 décembre

1937, ancien général major de l’armée algérienne et ancien Ministre de la

défense. Selon la dénonciation, Nezzar aurait joué un rôle crucial dans la

commission d’atrocités perpétrées dans le cadre du conflit interne algérien

au début des années 1990 alors qu’il était au pouvoir. Il aurait ainsi ordonné,

participé et instigué à l’utilisation massive de la torture en Algérie, aux

meurtres et disparitions forcées de prétendus opposants, membres ou non

des mouvances islamistes (MPC 05-01-0001 ss).

B. Dans ce même contexte de faits, le MPC s’est vu adresser plusieurs dénon-

ciations pénales. Au nombre de celles-ci, figurent notamment celle que lui a

envoyée, le 19 octobre 2011, B., lequel a dénoncé Nezzar et s’est constitué

partie plaignante dans la procédure. B. invoquait avoir été arrêté et torturé à

deux reprises par les services de sécurité en 1993 pour avoir été membre

du Front islamique du salut (ci-après: FIS; pièce MPC 05-02-0002). Le 10 fé-

vrier 1994, il a quitté l’Algérie pour venir en Suisse (pièce MPC 05-02-0012)

où sa demande d’asile a été admise par décision du 27 novembre 1997

(pièce MPC 05-02-0010 ss).

Par ailleurs, le 24 octobre 2011, A. a indiqué au MPC avoir lui-même été la

victime de tortures et d’arrestations arbitraires alors que Nezzar était au pou-

voir en Algérie. II a précisé vouloir se constituer partie plaignante (pièce MPC

05-04-0001). Il a ainsi affirmé avoir lui aussi été torturé après avoir été arbi-

trairement arrêté en février 1992 à Oran puis déporté et être resté détenu

pendant plus de trois ans et 9 mois dans différents camps sans jamais avoir

fait l’objet d’une seule inculpation ou condamnation. Il a précisé avoir été

libéré le 23 novembre 1995, mais avoir été à nouveau enlevé en octobre

1997 et avoir été retenu prisonnier en ayant subi des actes de tortures abo-

minables jusqu’au 23 mars 1998 (pièces MPC 05-04-0001 ss).

Le 30 mai 2014, C. a lui aussi fait parvenir une dénonciation pénale au MPC

(pièces MPC 05-08-0001 ss). Il a exposé avoir également été détenu à

l’époque en Algérie et avoir subi des actes de torture à plusieurs reprises

(pièces MPC 05-08-0003; 05-08-0005). Il a développé avoir été prisonnier

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dans divers centres où il a régulièrement subi des violences (pièce MPC 05-

08-0006).

C. Le 19 octobre 2011, le MPC a ouvert une instruction contre Nezzar pour

crimes de guerre commis dans le cadre du conflit interne algérien (pièce

MPC 01-00-0001). Le même jour, il a décerné un mandat d’amener à l’en-

contre du précité qui a été auditionné en tant que prévenu le 20 octobre

2011.

Par ordonnance du 1er décembre 2011, le MPC a constaté sa compétence

(pièces MPC 02-00-0002 ss). Le 25 juillet 2012, la Cour de céans a rejeté le

recours interjeté par Nezzar contre dite ordonnance (décision du Tribunal

pénal fédéral BB.2011.140). Le Tribunal fédéral a pour sa part déclaré irre-

cevable le recours formé par Nezzar contre cette dernière décision (arrêt du

Tribunal fédéral 1B_542/2012 du 8 novembre 2012).

D. Entre novembre 2011 et novembre 2016, le MPC a procédé à diverses

auditions du prévenu, des parties plaignantes ainsi que de différents témoins

(pièces MPC rubriques 12, 13 et 15).

E. Le 13 août 2014, le MPC a adressé à l’Office fédéral de la justice une de-

mande d’entraide à l’intention de l’Algérie (pièces MPC rubrique 18). Cette

demande n’ayant pas été transmise directement aux autorités algériennes,

le MPC en a adressé une nouvelle version le 2 mars 2015 qui a été remise

à l’Algérie par envoi du 7 avril 2015. Celle-ci n’a jamais obtenu de réponse.

F. Le 3 mars 2016, le MPC a sollicité des autorités françaises compétentes

copie d’actes de procédures pénales françaises dirigées contre Nezzar no-

tamment suite à une plainte pénale déposée le 28 juin 2002 à Paris par des

ressortissants algériens (pièce MPC 18-03-0001). Les autorités françaises

ont fait parvenir les documents requis le 18 juillet 2016 (pièce MPC 18-03-

0007).

G. Par courrier du 22 novembre 2016, le MPC a informé les parties de la pro-

chaine clôture de l’instruction et leur a fixé un délai pour présenter leurs

éventuelles réquisitions de preuve (pièces MPC 16-00-0812 ss), ce à quoi

les parties plaignantes ont donné suite requérant entre autres leur audition

quant à l’existence d’un conflit armé au moment des faits sous enquête,

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celles de différents témoins, ainsi que l’établissement d’une expertise. Les

parties plaignantes ont en outre conclu, à titre de conclusions civiles, à se

voir verser par Nezzar chacune CHF 1.-- à titre de réparation de leur tort

moral, les frais de la procédure étant laissés à la charge du prévenu. Elles

concluent que ce dernier soit débouté de toute conclusion (pièces MPC 16-

00-0868 ss; 16-00-0929 ss). Il n’a pas été donné suite à ces réquisitions.

H. Par acte du 4 janvier 2017, le MPC a rendu une ordonnance de classement

aux termes de laquelle il a retenu que les attaques qui ont eu lieu en Algérie

entre 1991 et 1994 ne présentaient pas l’intensité exigée par la jurisprudence

pour que l’on puisse admettre l’existence d’un conflit armé non international.

Par conséquent, la compétence des autorités suisses pour poursuivre fait en

l’occurrence défaut. Il a fixé l’émolument d’instruction à CHF 18’500.--. Les

listes de frais déposées par les parties plaignantes ont été acceptées telles

quelles de sorte que Me Chervaz intervenant pour A. et B. s’est vu octroyer

CHF 42’055.25 et Me Bayenet, représentant de C., CHF 28’392.90. Nezzar

avait quant à lui renoncé à faire valoir des prétentions (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 2.1).

I. Le 16 janvier 2017, A., B. et C. interjettent chacun recours devant la Cour

des plaintes contre dite ordonnance. Ils concluent tous trois: principalement,

à l’annulation de cette dernière, à ce qu’il soit dit qu’il existait un conflit armé

au moment des faits sous examen et au renvoi de l’affaire devant le MPC

pour qu’il poursuive l’instruction; subsidiairement, à l’annulation de dite or-

donnance, au renvoi de la cause au MPC en lui enjoignant de poursuivre

l’instruction sur la question de l’existence d’un conflit armé en donnant suite

aux réquisitions de preuve des parties, à savoir la nomination d’un expert et

la réalisation d’une expertise sur la question d’un conflit armé non internatio-

nal en Algérie dès 1992, l’exécution de la première commission rogatoire

envoyée à l’Algérie le 7 avril 2015, l’envoi de la seconde commission roga-

toire en vue de l’audition de certains témoins, l’audition de nouveaux témoins

ainsi que la nouvelle audition de témoins déjà entendus mais qui n’ont jamais

été questionnés sur l’existence d’un conflit armé, le tout sous suite de frais

et dépens. Les recourants demandent également à être mis au bénéfice de

l’assistance judiciaire (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1).

Pour motifs, ils invoquent une violation des dispositions topiques du code

pénal militaire en vigueur au moment des faits, du principe in dubio pro du-

riore ainsi que de leur droit d’être entendus.

J. Le 7 février 2017, Nezzar dépose ses observations et conclut au rejet des

recours, sous suite de frais et dépens. Pour l’essentiel, il partage l’opinion du

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MPC quant à l’absence d’un conflit armé en Algérie au moment où il était au

pouvoir (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 8).

Dans sa réponse du 21 février 2017, le MPC conclut également au rejet des

recours sous suite de frais et dépens (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 10).

Dans leurs répliques du 17 mars 2017, les recourants persistent intégrale-

ment dans leurs conclusions. Ils fournissent de nouvelles pièces à l’appui de

leur argumentation (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 14).

Invité à dupliquer, Nezzar persiste dans ses conclusions le 13 avril 2017. Il

conclut par ailleurs à ce que les nouvelles pièces produites par les recou-

rants soient déclarées irrecevables (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 19).

Dans sa duplique du 25 avril 2017, le MPC se réfère lui aussi à ses conclu-

sions (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 20).

Invités à se prononcer sur la requête de Nezzar visant à écarter les nouvelles

pièces produites par les recourants, ces derniers concluent à ce qu’elles

soient admises à la procédure (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 23). Le MPC s’en remet quant à lui à justice sur cette question

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 22).

Les arguments et moyens de preuve invoqués par les parties seront repris,

si nécessaire, dans les considérants en droit.

La Cour considère en droit:

1.

1.1 Les décisions de classement du MPC peuvent faire l’objet d’un recours de-

vant la Cour de céans (art. 322 al. 2 CPP; art. 393 al. 1 let. a CPP et 37 al. 1

de la loi fédérale sur l’organisation des autorités pénales de la Confédération

[LOAP; RS 173.71]). Celui-ci peut porter sur le classement lui-même mais

aussi sur les frais, les indemnités et d’éventuelles confiscations (GRÄ-

DEL/HEINIGER, Commentaire bâlois, Code de procédure pénal, 2e éd. 2014

[ci-après: Commentaire bâlois CPP], n° 5 ad art. 322 CPP).

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1.2 En tant qu’autorité de recours, la Cour des plaintes examine avec plein pou-

voir de cognition en fait et en droit les recours qui lui sont soumis (Message

relatif à l’unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005

[ci-après: Message CPP], FF 2006 1057, p. 1296 in fine; GUIDON, Commen-

taire bâlois CPP, no 15 ad art. 393 CPP; KELLER, Kommentar zur Schweize-

rischen Strafprozessordnung [StPO], Donatsch/Hansjakob/Lieber [édit.],

2e éd. 2014, no 39 ad art. 393 CPP; SCHMID/JOSITSCH, Handbuch des

schweizerischen Strafprozessrechts, 3e éd. 2017, no 1512).

2. Si des raisons objectives le justifient, le ministère public et les tribunaux peu-

vent ordonner la jonction ou la disjonction de procédures pénales (art. 30

CPP). En l’occurrence, les trois recours sont strictement liés: ils portent sur

les mêmes faits et s’en prennent tous à la même ordonnance de classement,

par le biais de conclusions identiques. Par économie de procédure, il se jus-

tifie ainsi de joindre les causes BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11.

3.

3.1 Aux termes de l’art. 322 al. 2 CPP, les parties peuvent attaquer une ordon-

nance de classement dans les dix jours devant l’autorité de recours. Aux

termes de l’art. 393 al. 2 CPP, le recours peut être formé pour violation du

droit, y compris l’excès et l’abus du pouvoir d’appréciation, le déni de justice

et le retard injustifié (let. a), la constatation incomplète ou erronée des faits

(let. b) ou l’inopportunité (let. c). Le recours contre les décisions notifiées par

écrit ou oralement est motivé et adressé par écrit, dans le délai de dix jours,

à l’autorité de recours (art. 396 al. 1 CPP). Les recours des 16 janvier 2017

contre l’ordonnance de classement du 4 janvier 2017 sont intervenus en

temps utile.

3.2 Dispose de la qualité pour recourir toute partie qui a un intérêt juridiquement

protégé à l’annulation ou à la modification d’une décision (art. 382 al. 1 CPP;

arrêt du Tribunal fédéral 1B_657/2012 du 8 mars 2013 consid. 2.3.1). Cet

intérêt doit être actuel (décision du Tribunal pénal fédéral BB.2013.88 du

13 septembre 2013 consid. 1.4 et références citées). La notion de partie vi-

sée à cette disposition doit être comprise au sens des art. 104 et 105 CPP.

L’art. 104 al. 1 let. b CPP reconnaît notamment cette qualité à la partie plai-

gnante soit, selon l’art. 118 al. 1 CPP, au «lésé qui déclare expressément

vouloir participer à la procédure pénale comme demandeur au pénal ou au

civil». Conformément à l’art. 115 al. 1 CPP, est considérée comme lésée,

«toute personne dont les droits ont été touchés directement par une infrac-

tion». L’art. 105 CPP reconnaît également la qualité de partie aux autres

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participants à la procédure, tels que le lésé (al. 1 let. a) ou la personne qui

dénonce les infractions (al. 1 let. b), lorsqu’ils sont directement touchés dans

leurs droits et dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts

(al. 2; décision du Tribunal pénal fédéral BB.2017.100 du 5 octobre 2017

consid. 1.4).

3.3 La qualité pour recourir de la partie plaignante, du lésé ou du dénonciateur

contre une ordonnance de classement ou de non-entrée en matière est ainsi

subordonnée à la condition qu’ils soient directement touchés par l’infraction

et puissent faire valoir un intérêt juridiquement protégé à l’annulation de la

décision. En règle générale, seul peut se prévaloir d’une atteinte directe le

titulaire du bien juridique protégé par la disposition pénale qui a été enfreinte

(ATF 129 IV 95 consid. 3.1 et les arrêts cités). Les droits touchés sont les

biens juridiques individuels tels que la vie et l’intégrité corporelle, la propriété,

l’honneur, etc. (Message CPP, op. cit., p. 1148). En revanche, lorsque l’in-

fraction protège en première ligne l’intérêt collectif, les particuliers ne sont

considérés comme lésés que si leurs intérêts privés ont été effectivement

touchés par les actes en cause, de sorte que leur dommage apparaît comme

la conséquence directe de l’acte dénoncé (ATF 129 IV 95 consid. 3.1 et les

arrêts cités; arrêts du Tribunal fédéral 1B_723/2012 du 15 mars 2013 con-

sid. 4.1; 1B_489/2011 du 24 janvier 2012 consid. 1.2; décision du Tribunal

pénal fédéral BB.2012.67 du 22 janvier 2013 consid. 1.3). L’atteinte doit par

ailleurs revêtir une certaine gravité. A cet égard, la qualification de l’infraction

n’est pas déterminante; sont décisifs les effets de celle-ci sur le lésé (ATF

129 IV 216 consid. 1.2.1), lesquels doivent être appréciés de manière objec-

tive, et non en fonction de la sensibilité personnelle et subjective de ce der-

nier (arrêt du Tribunal fédéral 6B_266/2009 du 30 juin 2009 consid. 1.2.1).

L’art. 115 al. 2 CPP ajoute que sont toujours considérées comme des lésés

les personnes qui ont qualité pour déposer plainte pénale. Selon le Message

CPP, cet alinéa apporte une précision en statuant que les personnes qui ont

qualité pour déposer plainte pénale selon l’art. 30 al. 1 CP, en d’autres

termes les titulaires des biens juridiques auxquels on a porté atteinte, doivent

toujours être considérés comme des lésés (Message CPP, ibidem).

3.4 En l’espèce, la procédure est ouverte pour crimes de guerre au sens des

art. 264b ss CP et des art 108 et 109 aCPM. Les biens juridiques protégés

par ces normes sont des personnes et des biens (VEST, Schweizerisches

Strafgesetzbuch, Praxiskommentar, Trechsel/Pieth [édit.], 3e éd. 2018, no 8

ad remarque préalable à l’art. 264b CP). Plus spécifiquement, l’art. 264c al. 1

let. a et al. 2 CP protège la vie, l’art. 264c al. 1 let. b, e, f et al. 2 CP la liberté

et l’art. 264c al. 1 let. c et al. 2 CP l’intégrité physique et psychique (arrêt du

Tribunal pénal fédéral BB.2016.36 + 37 du 27 octobre 2016 consid. 1.2.1;

KESHELAVA/ZEHNDER, Commentaire bâlois Droit pénal II, Niggli/Wiprächtiger

[édit.], art. 111-392 CP, 2013, no 2 ss ad art. 264c CP). Par ailleurs, les faits

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décrits à l’art. 264c CP concernent également des biens juridiquement pro-

tégés collectifs notamment la paix ainsi que la composition ethnique de la

population (KESHELAVA/ZEHNDER, op. cit., no 4 ad art. 264c CP et références

citées). Les recourants, parties plaignantes, font valoir avoir été directement

touchés notamment dans leur liberté, mais également dans leur intégrité

physique et psychologique. Ils ont donc la qualité pour agir.

3.5 Le recours est ainsi recevable; il y a lieu d’entrer en matière.

4.

4.1 Dans ses observations du 13 avril 2017, Nezzar fait valoir une nouvelle con-

clusion visant à ce que toutes les pièces produites par les recourants ou à

tout le moins un certain nombre d’entre elles (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.107-1.111), soient écartées du dossier. Il argue à cet

égard que les recourants auraient eu tout le loisir de produire la multitude de

pièces soumises à l’appui de leurs recours bien avant le dépôt de ceux-ci. Il

soutient plus spécifiquement qu’ils auraient pu les faire valoir le 6 décembre

2016 déjà, délai qui leur avait été fixé par le MPC pour soumettre leurs ré-

quisitions de preuves. Selon lui, si la Cour devait accepter les preuves ap-

portées à l’appui du recours, elle devrait, pour les mêmes raisons de tardi-

veté, à tout le moins rejeter celles envoyées avec la réplique (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.19). Les recourants retiennent pour leur part

que le dossier transmis par l’instance inférieure est in casu insuffisant pour

que l’autorité de recours se prononce. Il en résulte selon eux que cette der-

nière devrait en l’espèce administrer les preuves complémentaires néces-

saires au traitement du recours.

4.2 Le droit d’être entendu garanti par l’art. 29 al. 2 Cst. comprend notamment

le droit pour l’intéressé de produire des preuves pertinentes et d’obtenir qu’il

soit donné suite à ses offres de preuve lorsque cela est de nature à influer

sur la décision à rendre (arrêt du Tribunal fédéral 1B_368/2014 du 5 février

2015 consid. 3.1 et références citées). Ainsi, l’art. 385 al. 1 let. c CPP prévoit-

il que si le présent code exige que le recours soit motivé, la personne qui

recourt indique précisément les moyens de preuve qu’elle invoque. Or, le

recours doit être motivé dans tous les cas de sorte que l’apport de moyens

de preuves avec le recours est une obligation (ZIEGLER/KELLER, Commen-

taire bâlois CPP, no 1 art. 385 CPP). Les dispositions relatives au recours au

sens strict (art. 393-397 CPP) ne posent pas de prescriptions particulières

en matière de faits et de moyens de preuve nouveaux. Le législateur a re-

noncé à introduire un régime restrictif en matière d’allégations et de preuves

nouvelles, sauf dans le cas très particulier de l’art. 398 al. 4 CPP relatif à

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l’appel et qui n’entre pas en considération ici. Par conséquent, avec la majo-

rité de la doctrine, il faut admettre que le recourant peut produire devant l’ins-

tance de recours des faits et des moyens de preuve nouveaux (arrêts du

Tribunal fédéral 1B_768/2012 du 13 janvier 2013 consid. 2.1 rendu en ma-

tière de détention provisoire et la doctrine citée; 1B_332/2013 du 20 dé-

cembre 2013 consid. 6.2; arrêt du Tribunal pénal fédéral BB.2017.204 du

2 mai 2018 consid. 2.2 et références citées). Conformément à l’art. 389 al. 3

CPP, l’autorité de recours administre d’office ou à la demande d’une partie,

les preuves complémentaires nécessaires au traitement du recours. Cette

disposition concrétise la volonté de recherche de la vérité matérielle, pour

laquelle l’autorité a un rôle actif à jouer. Les preuves sont nécessaires

lorsqu’elles pourraient avoir une influence sur le sort du litige (cf. Message

CPP, p. 1294). L’autorité peut néanmoins refuser des preuves nouvelles,

lorsqu’une administration anticipée non arbitraire de ces preuves démontre

que celles-ci ne seront pas de nature à modifier le résultat de celles déjà

administrées (arrêts du Tribunal fédéral 6B_654/2013 du 31 octobre 2013

consid. 2.2; 6B_614/2012 du 15 février 2013 consid. 3.2.3 et les références

citées).

4.3 Compte tenu des considérations qui précèdent, on ne saurait faire droit à la

conclusion de Nezzar visant à ce que les preuves produites par les recou-

rants à l’appui de leurs recours soient écartées sous prétexte de tardiveté.

En annexant ces preuves pour étayer leurs recours, les recourants se sont

simplement conformés à l’exigence qui leur est faite en ce sens par la loi

(art. 385 al. 1 let. c CPP). Or, il peut s’agir de tout moyen, nouveau ou déjà

au dossier (CALAME, Commentaire romand, Code de procédure pénale

suisse, Kuhn/Jeanneret [édit.], 2011, no 22 ad art. 385 CPP; GUIDON, Die

Beschwerde gemäss Schweizerischer Strafprozessordnung, 2011, nos 370;

395). Sous cet angle, peu importe que les recourants auraient déjà pu les

faire valoir devant le MPC. Cela scelle le sort de ce grief.

4.4 Il n’y a pas lieu d’admettre non plus la conclusion subsidiaire de l’intimé qui

tend à écarter les preuves produites par les recourants à l’appui de leurs

répliques (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.107 à 1.111), motif

pris également de tardiveté. De manière générale, la notion de faits nou-

veaux comprend les nouvelles affirmations et preuves avancées. Le CPP ne

prévoit rien quant à la possibilité de présenter des éléments nouveaux pen-

dant la procédure de recours. Toutefois, la doctrine a retenu que différentes

indications permettent de conclure que le législateur a prévu un droit des

faits nouveaux complétement libre. Dans la mesure où le recours est une

voie de droit ordinaire complète et dévolutive qui permet l’examen du pro-

noncé entrepris avec un plein pouvoir de cognition, en principe tous les élé-

ments connus qui se sont réalisés jusqu’à la décision sur recours doivent

être pris en considération. Dès lors, les nova sont autorisés (ATF 141 IV 396

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consid. 4.4; arrêt du Tribunal fédéral 1B_368/2014 du 5 février 2015 con-

sid. 3.2 et référence citée). Partant, on ne saurait suivre le raisonnement de

l’intimé qui considère par principe que les pièces fournies à l’appui de la ré-

plique sont tardives. Au surplus, certaines des pièces contestées (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.107 et 1.108) figuraient déjà au dossier

(respectivement BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 et 1.25)

avant qu’elles ne soient « produites » en annexe à la réplique; à ce titre elles

ne peuvent être qualifiées de nouvelles preuves.

4.5 Cela étant posé, il convient de relever cependant que comme le soulignent

le MPC et l’intimé, la période pénale à prendre en considération en l’occur-

rence court du 14 janvier 1992 au 31 janvier 1994, soit la durée exacte du

mandat de Nezzar au sein du Haut Comité d’Etat (ci-après: HCE). Dès lors,

les pièces qui exposent quelle était la situation prévalant en Algérie au-delà

de cette fenêtre temporelle ne peuvent être tenues pour pertinentes

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.16; 1.17; 1.67; 1.68 à 1.94;

1.98; 1.102 à 1.104).

5. Dans un grief d’ordre formel, les recourants font valoir une violation de leur

droit d’être entendus. Ils soutiennent en effet que les réquisitions de preuve

qu’ils ont présentées dans le délai que leur avait imparti le MPC à cet effet

n’auraient pas été prises en compte et rejetées sans la moindre motivation

alors que selon eux elles auraient permis de clarifier l’existence ou non d’un

conflit armé. Cet argument est réfuté tant par le MPC que par Nezzar. Dans

sa réponse, le premier s’exprime sur chacune des nouvelles réquisitions de-

mandées par les recourants, mais arrive à la conclusion que ceux-ci ont re-

quis des moyens de preuve complémentaires sans justifier de la nécessité

de procéder à ces actes d’instruction et ce alors même que les preuves ré-

coltées jusqu’au moment de l’avis de clôture de la procédure infirmeraient à

elles seules l’existence d’un conflit armé. Le second précise pour sa part que

non seulement les réquisitions formulées par les recourants sont énumérées

dans la décision querellée mais que le MPC s’est également expressément

prononcé sur leur sort.

5.1 A teneur de l’art. 318 CPP, lorsque le ministère public estime que l’instruction

est complète, il rend une ordonnance pénale ou informe par écrit les parties

dont le domicile est connu de la clôture prochaine de l’instruction et leur in-

dique s’il entend rendre une ordonnance de mise en accusation ou une or-

donnance de classement. En même temps, il fixe aux parties un délai pour

présenter leurs réquisitions de preuves (al. 1). Le ministère public ne peut

écarter une réquisition de preuves que si elle porte sur des faits non perti-

nents, notoires, connus de l’autorité pénale ou déjà suffisamment prouvés

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en droit. Il rend sa décision par écrit et la motive brièvement. Les réquisitions

de preuves écartées peuvent être réitérées dans le cadre des débats (al. 2).

5.2 Le Message CPP indique que l’exigence de motivation prévue à l’art. 318

al. 2 CPP vise à assurer que le tribunal qui statue au fond ait connaissance

des motifs conduisant à refuser une réquisition de preuve et puisse les pren-

dre en compte et les apprécier, si la partie concernée réitère, dans le cadre

des débats, ses propositions de preuves écartées (FF 2005 1254).

Par ailleurs, la garantie du droit d’être entendu, déduite de l’art. 29 al. 2 Cst.,

impose à l’autorité de motiver ses décisions, afin que les parties puissent les

comprendre et apprécier l’opportunité de les attaquer, et que les autorités de

recours soient en mesure d’exercer leur contrôle (ATF 136 I 229 consid. 5.2

p. 236; 135 I 265 consid. 4.3 p. 276; 126 I 97 consid. 2b p. 102). Il suffit que

l’autorité mentionne au moins brièvement les motifs fondant sa décision, de

manière à ce que l’intéressé puisse se rendre compte de la portée de celle-

ci et l’attaquer en connaissance de cause; l’autorité peut se limiter à ne dis-

cuter que les moyens pertinents, sans être tenue de répondre à tous les ar-

guments qui lui sont présentés (ATF 134 I 83 consid. 4.1 p. 88; 133 III 439

consid. 3.3 p. 445; 130 II 530 consid. 4.3 p. 540). Dès lors que l’on peut

discerner les motifs qui ont guidé la décision de l’autorité, le droit à une dé-

cision motivée est respecté même si la motivation présentée est erronée. La

motivation peut d’ailleurs être implicite et résulter des différents considérants

de la décision (arrêt du Tribunal fédéral 2C_23/2009 du 25 mai 2009

consid. 3.1). Il n’y a ainsi violation du droit d’être entendu que si l’autorité ne

satisfait pas à son devoir minimum d’examiner les problèmes pertinents (ATF

129 I 232 consid. 3.2. p. 236; 126 I 97 consid. 2b p. 102 et les références

citées; arrêt du Tribunal fédéral 6B_28/2011 du 7 avril 2011 consid. 1.1).

5.3 Les recourants ne peuvent être suivis. En effet, dans sa partie en fait, sous

le chapitre « clôture de la procédure » (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 2.1 chiffre 1.8), l’ordonnance querellée énumère clairement

les mesures d’instruction complémentaires demandées par les parties plai-

gnantes dans leur courrier du 6 décembre 2016 (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 2.1 chiffre 1.8.1), ce qui démontre que le MPC en a effecti-

vement pris connaissance. Par ailleurs, en son chiffre 2.4.3 l’acte entrepris

s’exprime sur le sort qui doit être réservé à ces offres de preuve supplémen-

taires en tant qu’il précise: « Partant, l’instruction a permis de démontrer qu’il

n’y a pas eu de conflit armé (…) en Algérie, en 1992 et 1994. Il n’y a dès lors

pas lieu de procéder à des actes d’instruction complémentaires ». Même si

cette explication est relativement succincte, elle est suffisante pour permettre

aux recourants de comprendre pour quelle raison le MPC a retenu que les

moyens de preuve offerts n’étaient pas de nature à modifier son appréciation

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des faits. De surcroît, dans sa réponse, il a spécifié les raisons pour les-

quelles il a retenu que chacune des mesures d’investigation supplémentaires

requises par les parties plaignantes en décembre 2016 ne se justifiaient pas

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 2.1 act. 10 pt. 3.4). Dès lors si

par impossible, il y avait eu une violation du droit d’être entendus des recou-

rants sur ce point dans l’ordonnance attaquée, celle-ci aurait été guérie dans

le cadre de la présente procédure de recours. Partant, ce grief est écarté.

6.

6.1 Le litige porte sur la question de savoir si le MPC a classé à bon droit la

procédure SV.11.0231 ouverte contre Nezzar pour crimes de guerre

(art. 264b ss CP / art. 108 et 109 aCPM). Le MPC a considéré qu’il n’y aurait

pas eu de conflit armé en Algérie au moment où l’intimé était au pouvoir. Il a

retenu en effet que pour admettre l’existence d’un tel conflit, celui-ci doit être

suffisamment intense et les parties en opposition doivent posséder un degré

certain d’organisation et de structure. Le MPC relève qu’il y a certes eu des

affrontements armés entre 1992 et 1994 en Algérie dans lesquels se sont

opposés les forces de sécurité algériennes d’une part et des groupements

islamistes d’autre part. Dans ce contexte, de nombreuses attaques et atten-

tats de toutes sortes ont été commis, faisant de multiples victimes y compris

au sein de la population civile, qui ont été menés par les participants au con-

flit en violation des garanties fondamentales relatives au traitement humain

telles que prévues par la Convention de Genève relative à la protection des

personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949 (RS 0.518.51) et du

Protocole additionnel Protocole additionnel du 8 juin 1977 aux Conventions

de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits

armés non internationaux (art. 4 al. 2 let. g; RS 0.518.522; [ci-après: Proto-

cole II], entré en vigueur pour la Suisse le 17 août 1982 et pour l’Algérie le

16 février 1990). Il a toutefois estimé que ces attaques ne présentaient pas

l’intensité exigée par la jurisprudence pour admettre l’existence d’un conflit

armé non international. Par ailleurs, l’instruction n’aurait pas permis d’obtenir

des indications permettant de conclure que l’organisation des groupes isla-

mistes était à ce point structurée que ces derniers pouvaient être qualifiés

de parties au conflit. L’absence d’un conflit armé non international en Algérie

à l’époque a pour conséquence selon le MPC qu’in casu les art. 108 et

109 aCPM ne peuvent s’appliquer de sorte que la compétence des autorités

suisses ferait en l’occurrence défaut. Ce point de vue est partagé par Nezzar.

Les recourants soutiennent quant à eux pour l’essentiel que l’état d’urgence

a été déclaré en Algérie le 9 février 1992 et que le régime s’est alors engagé

dans une véritable politique d’éradication du FIS et de ses soutiens. Ils re-

tiennent que dès l’interdiction formelle du FIS par le régime le 4 mars 1992

plusieurs groupes armés se sont organisés pour combattre le pouvoir en

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place en prenant les armes et en entrant en confrontation directe et violente

avec les forces étatiques. Selon eux, le Groupe islamiste armé (ci-après:

GIA) et le Mouvement islamique armé (ci-après: MIA) étaient les deux prin-

cipaux groupes armés actifs à l’époque des faits. Les recourants considèrent

que ces groupes disposaient d’une structure hiérarchique définie et d’un haut

niveau d’organisation. Ils évoquent par ailleurs les capacités de ces groupes

à se procurer des armes, à celle de définir des stratégies militaires, à celle

de publier des communiqués et à celle de négocier. Ils reprochent à cet

égard au MPC de s’être fondé uniquement sur les affirmations de Nezzar

pour déterminer ces différents aspects. Les recourants contestent au surplus

que les affrontements prévalant à l’époque n’aient pas présenté le degré

d’intensité requis par la jurisprudence. Ils soutiennent ainsi que les évène-

ments qui se sont déroulés en Algérie doivent être qualifiés de guerre civile.

6.2 Les faits reprochés à Nezzar se sont déroulés entre le 14 janvier 1992 et le

31 janvier 1994 en Algérie, période durant laquelle il a siégé au sein du HCE.

Sont dès lors applicables en l’espèce les art. 108 et 109 aCPM qui, jusqu’au

31 décembre 2010, dans leur version alors en vigueur, sanctionnaient les

violations du droit humanitaire (Jugement du Tribunal militaire de cassation

du 27 avril 2001 en la cause F.N. consid. 3a et 3b, publié dans « Procès de

criminels de guerre en Suisse », Ziegler/Wehrenberg/Weber [édit.], 2009,

p. 359 ss). A teneur de l’art. 109 aCPM « celui qui aura contrevenu aux pres-

criptions de conventions internationales sur la conduite de la guerre ainsi

que pour la protection de personnes et de biens, celui qui aura violé d’autres

lois et coutumes de la guerre reconnues, sera, sauf si des dispositions plus

sévères sont applicables, puni de l’emprisonnement. Dans les cas graves, la

peine sera la réclusion (al. 1)». En principe, les dispositions des art. 108 ss

aCPM étaient applicables en cas de guerres déclarées et d’autres conflits

armés entre deux ou plusieurs Etats (art. 108 al. 1 aCPM). L’art. 108 al. 2

aCPM prescrivait cependant que la violation d’accords internationaux était

aussi punissable si les accords prévoyaient un champ d’application plus

étendu. Il en découle que les « prescriptions de conventions internationales

sur la conduite de la guerre ainsi que pour la protection de personnes et de

biens » qui s’appliquent aux conflits de caractère non international – les-

quelles ont donc un champ d’application plus étendu que celles des conven-

tions applicables aux seuls conflits internationaux – étaient aussi visées par

l’art. 109 al. 1 aCPM. II s’agit principalement des conventions de Genève de

1949 (ainsi que leurs deux protocoles additionnels de 1977) et, en particulier,

de l’art. 3 Commun auxdites conventions (ci-après: l’art. 3 Commun). Ce der-

nier interdit notamment «les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corpo-

relle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les trai-

tements cruels, tortures et supplices» (art. 3 al. 1 ch. 1 let. a) et « les atteintes

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à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégra-

dants » (art. 3 al. 1 ch. 1 let. c). L’article 3 Commun exige toutefois un «

conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le

territoire de l’une des Hautes Parties contractantes» (ANCELLE in Droit pénal

humanitaire, Moreillon/Bichovsky/Massouri [édit.], 2e éd. 2009, Série II Vo-

lume 5, p. 121).

6.2.1 Selon le Message relatif à la modification des lois fédérales en vue de la

mise en œuvre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, il faut

admettre qu’il y a conflit armé lorsque des Etats s’affrontent en faisant usage

des armes ou qu’une lutte armée continue a lieu entre des unités gouverne-

mentales et des groupes armés organisés ou entre plusieurs de ces groupes

armés à l’intérieur des frontières d’un Etat. L’ampleur du conflit ne joue aucun

rôle (FF 2008 3461, 3528; voir aussi Tribunal pénal international pour l’ex-

Yougoslavie [ci-après TPIY], Affaire Tadic, arrêt relatif à l’appel de la défense

concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, par. 70). Les situations

de tensions internes, de troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes

isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues, ne sont en re-

vanche pas considérés comme des conflits armés (art. 1 al. 2 du Protocole

II]; voir aussi l’art. 8 al. 2 let. f du Statut de Rome de la Cour pénale interna-

tionale du 17 juillet 1998 [RS 0.312.1], entré en vigueur pour la Suisse le

1er juillet 2002; ci-après: le Statut de Rome).

6.2.2 S’agissant plus spécifiquement des conflits armés non internationaux, à te-

neur de l’art. 3 Commun le sont ceux dans lesquels l’une des parties impli-

quées au moins n’est pas gouvernementale. Cet article est la seule disposi-

tion contraignante à l’échelle mondiale qui régit tous les conflits armés non

internationaux (Commentaire du CICR relatif à l’art. 3 de la Convention I de

Genève, 2018; ci-après: Commentaire CICR 2018). Il suppose qu’au moins

une des parties en conflit n’est pas un Etat et que la situation atteigne un

niveau qui la distingue d’autres formes de violence auxquelles le droit inter-

national ne s’applique pas, telles que les situations de tensions internes, de

troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de

violence et autres actes analogues. Le seuil requis dans ce cas est plus

élevé que pour un conflit armé international (VITÉ, Typologie des conflits ar-

més en droit international humanitaire: concepts juridiques et réalité, article

publié en anglais dans International Review of the Red Cross, Vol. 91,

no 873, mars 2009, pp. 69-94, et référence citée notamment Affaire Tadic,

précitée, par. 70). L’article 3 Commun vise en fait tout « conflit qui présente

les aspects d’une guerre internationale, tout en existant à l’intérieur d’un

État », autrement dit, des « hostilités » mettant aux prises des « forces ar-

mées » des deux côtés (TPIY, Affaire Boskoski & Tarculovski du 10 juillet

2008 [ci-après : Affaire Boskoski & Tarculovski], par. 185). Il s’agit donc d’un

conflit circonscrit au territoire d’un Etat (AIVO, Le statut de combattant dans

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les conflits armés non internationaux, 2013, p. 22). Dans la pratique, un gou-

vernement ne peut pas nier l’existence d’un conflit armé non international

dans le sens de l’art. 3 Commun quand il se voit confronté à une action ar-

mée collective que les moyens ordinaires de répression, c’est-à-dire les

forces de police et l’application ordinaire de la loi pénale, ne suffisent pas à

l’étouffer, en précisant que le recours aux forces armées et la mise en vi-

gueur d’une législation et des procédures d’exception constitueront dans la

majorité des cas des preuves concluantes quant à l’existence d’un conflit

armé dans le sens de l’art. 3 Commun (BUGNION, The International Com-

mittee of the Red Cross and the Protection of war victimes, Genève 1994,

p. 333).

6.2.3 Pour la définition de conflit armé non international il y lieu de se référer éga-

lement à l’art. 1 du Protocole II (Commentaire CICR 2018 no 431). Cette dis-

position définit cette notion de manière plus restrictive. Il doit ainsi s’agir d’un

conflit qui se déroule sur le territoire d’une Haute partie contractante entre

ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés

organisés qui exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il

leur permette de mener des opérations militaires continues (jugement du Tri-

bunal militaire suisse de division 2 du 26 août 1999 publié in Procès de cri-

minels de guerre en Suisse, [Ziegler/Wehrenberg/Weber, édit], 2009,

p. 324). Ainsi, si l’art. 3 Commun vise les conflits armés internes de basse

intensité exigeant un minimum d’organisation militaire, le Protocole II s’ap-

plique plutôt aux conflits internes de haute intensité dans lesquels les

groupes armés sont bien organisés, contrôlent une partie du territoire natio-

nal et mènent des opérations militaires continues sous un commandement

responsable. Il y a donc deux degrés de conflits armés internes. Si en raison

de son seuil d’application plus bas, l’art. 3 Commun peut s’appliquer aussi

dans le champ d’application du Protocole II, l’inverse n’est pas vrai (AIVO, op.

cit., p. 23). Cependant, la pratique récente tente de ramener les conditions

d’application du Protocole II le plus possible vers celles de l’art. 3 Commun.

A cette fin, elle interprète restrictivement les conditions supplémentaires

posées à l’art. 1 du Protocole II (KOLB/SCALIA, Droit international pénal, Pré-

cis, 2e éd. 2012, p. 138). Il convient également de relever que bien que le

seuil d’application de l’art. 3 Commun soit plus bas, il ne s’applique que dès

le moment où une lutte armée à l’intérieur d’une entité étatique prend des

formes telles qu’elle cesse d’être une simple affaire de maintien de l’ordre

(AIVO, ibidem).

6.3 Pour la pratique, notamment celle du TPIY, l’existence d’un conflit armé in-

terne doit s’analyser à l’aune de deux critères fondamentaux cumulatifs: l’in-

tensité de la violence et l’organisation des parties en conflit (TPIY, Affaire

Boskoski & Tarculovski, par. 175; KOLB/SCALIA, op. cit., p. 137;

FIOLKA/ZEHNDER, Commentaire bâlois, Droit pénal II, 3e éd. 2013, no 23 ad

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art. 264b CP; Commentaire CICR 2018 no 422). Ces deux composantes ne

peuvent être décrites abstraitement mais doivent être évaluées de cas en

cas en mettant en balance une multitude de données indicatives (VITÉ, op.

cit. et références citée, notamment TPIY, Affaire Haradinaj, Balaj & Brahimaj,

jugement du 3 avril 2008 [ci-après: Affaire Haradinaj]). En outre, elles ont un

caractère relativement flexible et ont surtout été établies dans le but de dis-

tinction avec les troubles intérieurs qui eux n’entraînent pas l’application des

règles de droit international humanitaire (ANCELLE, op. cit., p. 127-128). On

peut définir « les troubles intérieurs et tensions internes » comme des situa-

tions d’affrontement et de violence à l’intérieur d’un Etat et à un degré d’in-

tensité tel qu’elles peuvent être contenues et réprimées par des agents de

maintien de l’ordre. Le recours à d’importants moyens miliaires et aux forces

armées par un Etat dans la répression des insurgés transforme une situation

de troubles intérieurs en conflit armé interne (AIVO, ibidem; Commentaire

CICR 2018 no 425).

6.3.1 En ce qui concerne le critère d’intensité, le TPIY a retenu différents éléments

symptomatiques tels que la gravité des attaques et la multiplication des af-

frontements armés, la propagation des affrontements sur un territoire et une

période donnés, le renforcement et la mobilisation des forces gouvernemen-

tales, l’intensification de l’armement des deux parties au conflit, la question

de savoir si le Conseil de sécurité de l’ONU s’est intéressé au conflit et a

adopté des résolutions le concernant. Il a également pris en compte le

nombre de civils qui ont été forcés de fuir les zones de combat; le type

d’armes utilisées, en particulier le recours à l’armement lourd et à d’autres

équipements militaires, tels que les chars et autres véhicules lourds; le blo-

cus ou le siège de villes et leur pilonnage intensif; l’ampleur des destructions

et le nombre de victimes causées par les bombardements ou les combats;

le nombre de soldats ou d’unités déployés; l’existence de lignes de front et

leur déplacement; l’occupation d’un territoire, de villes et de villages; le dé-

ploiement de forces gouvernementales dans la zone de crise; la fermeture

de routes; l’existence d’ordres ou d’accords de cessez-le-feu et les efforts

des représentants d’organisations internationales pour obtenir et faire res-

pecter des accords de cessez-le-feu (Affaire Boskoski & Tarculovski,

par. 177 et référence citée). Au niveau structurel, la façon dont les organes

de l’État, tels que la police et l’armée, font usage de la force contre les

groupes armés est un élément révélateur de l’existence d’un conflit armé

interne. Le TPIY a souligné que le cas échéant, il peut être intéressant d’ana-

lyser le recours à la force par les autorités de l’État et, en particulier, l’inter-

prétation qui a été faite de certains droits fondamentaux, notamment le droit

à la vie et celui de ne pas être détenu arbitrairement, afin d’apprécier si la

situation est effectivement celle d’un conflit armé (Affaire Boskoski & Tarcu-

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lovski, par. 178). Enfin, il a rappelé dans cette dernière affaire que pour ap-

précier l’intensité d’un conflit armé interne, il faut également prendre en con-

sidération les violences armées prolongées (Affaire Boskoski & Tarculovski,

par. 175). Il s’agit toutefois ici de facteurs d’appréciation, qui permettent de

dire si le seuil d’intensité est atteint de cas en cas, et non de conditions qui

devraient être réunies cumulativement (VITÉ, op. cit., p. 7). Il reste que selon

les circonstances, il est possible de tirer certaines conclusions de l’un ou de

l’autre des critères. Par exemple, l’existence d’affrontements armés de forte

intensité entre des autorités gouvernementales et un groupe armé non éta-

tique ou entre plusieurs groupes armés non étatiques peut indiquer que ces

groupes ont atteint un niveau d’organisation requis d’une partie à un conflit

armé non international (Commentaire CICR 2018 no 434).

6.3.2 En ce qui concerne le second critère (l’organisation des parties), il requiert

que les acteurs de la violence armée aient atteint un niveau d’organisation

minimal. En ce qui concerne les forces gouvernementales, elles sont présu-

mées satisfaire cette exigence sans qu’il soit nécessaire de procéder à une

évaluation dans chaque cas (TPIY, Affaire Haradinaj, par. 60). Quant aux

groupes armés non gouvernementaux, les éléments indicatifs entrant en

ligne de compte comprennent cinq catégories d’indices. Cependant, aucun

n’est par lui-même essentiel pour établir que la condition d’« organisation »

est remplie (Affaire Haradinaj, ibidem).

On trouve dans la première catégorie les éléments qui indiquent la présence

d’une structure de commandement, notamment la formation d’un état-major

général ou d’un commandement supérieur, qui nomme les commandants et

leur donne des ordres, fait connaître le règlement interne, organise l’appro-

visionnement en armes, autorise les actions militaires, confie des missions

aux membres de l’organisation, publie des bulletins et des communiqués po-

litiques, et qui est tenu informé par les unités opérationnelles de toute évolu-

tion au sein de la zone de responsabilité de celles-ci. D’autres éléments

entrent dans cette catégorie, tels que l’existence d’un règlement régissant

l’organisation et la structure du groupe armé, la nomination d’un porte-parole

officiel, la publication de communiqués sur les actions et opérations militaires

entreprises par le groupe armé, l’existence d’un état-major général, l’établis-

sement d’un règlement interne prévoyant l’organisation des troupes, définis-

sant le rôle des commandants d’unité et de leurs seconds ainsi que celui des

commandants de compagnie, de section et de groupe, et établissant une

hiérarchie militaire entre les différents échelons de commandement, et la

transmission de ce règlement aux soldats et aux unités opérationnelles

(Affaire Boskoski & Tarculovski, par. 199).

Deuxièmement, entrent en considération certains éléments qui donnent à

penser que le groupe pourrait mener des opérations de manière organisée,

notamment la possibilité de définir une stratégie militaire cohérente et de

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mener des opérations militaires à grande échelle, la capacité de contrôler

une partie du territoire, la question de savoir si le territoire est divisé en plu-

sieurs zones de responsabilité au sein desquelles les commandants respec-

tifs sont habilités à former des brigades et d’autres unités et à nommer leurs

responsables, la capacité des unités opérationnelles de coordonner leurs

actions, et la transmission efficace par voie orale ou écrite des ordres et des

décisions (Affaire Boskoski & Tarculovski, par. 200).

La troisième catégorie comprend les éléments qui reflètent un certain niveau

de logistique, notamment l’aptitude à recruter des nouveaux membres, l’exis-

tence d’une formation militaire organisée, un approvisionnement organisé en

armes militaires, la fourniture et le port d’uniformes, et l’existence d’un ma-

tériel de communication permettant de relier les postes de commandement

aux unités ou les unités entre elles (Affaire Boskoski & Tarculovski, par. 201).

La quatrième catégorie regroupe quant à elle les éléments qui permettent de

savoir si un groupe armé a la discipline nécessaire pour faire respecter les

obligations fondamentales découlant de l’article 3 Commun, et l’aptitude à le

faire, notamment grâce à la mise en place de règles et de mécanismes dis-

ciplinaires, à l’existence d’une formation adaptée et d’un règlement interne,

et à la transmission efficace de ce règlement aux membres du groupe

(Affaire Boskoski & Tarculovski, par. 202).

Enfin, la cinquième catégorie regroupe les éléments qui attestent de la ca-

pacité du groupe à parler d’une seule voix, notamment sa capacité à agir au

nom de ses membres dans le cadre de négociations politiques avec des re-

présentants d’organisations internationales et de pays étrangers, et sa ca-

pacité à négocier et à conclure des accords, tels que des cessez-le-feu et

des accords de paix (Affaire Boskoski & Tarculovski, par. 203).

La jurisprudence du TPIY précise toutefois que, contrairement à ce qui pré-

vaut pour l’application du Protocole II, l’application de I’art. 3 Commun à une

partie à un conflit armé non international ne requiert qu’un moindre niveau

d’organisation. Dès lors, on considère qu’un groupe armé est organisé à

l’aune de cette disposition s’il possède une structure hiérarchique et si son

chef est capable d’exercer son autorité sur les membres dudit groupe (Affaire

Boskoski & Tarculovski, par. 197).

6.3.3 La Cour pénale internationale (ci-après: CPI) a retenu pour sa part que dès

lors que l’art. 8 al. 2 let. f du Statut de Rome exige seulement que le groupe

armé en cause soit « organisé », un quelconque degré d’organisation suffit

à établir l’existence d’un conflit armé non international. Elle a également sou-

ligné que l’exercice d’un contrôle sur une partie du territoire par les groupes

concernés n’est pas requis (arrêt de la Chambre II du CPI du 7 mars 2014

dans la procédure Katanga ICC-01/04-01/07 [ci-après: Affaire Katanga],

par. 1186). Pour évaluer l’intensité du conflit, dans la mesure où aux termes

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de l’art. 8 al. 2 let. f du Statut de Rome, la « violence doit aller au-delà d’actes

sporadiques ou isolés », elle a précisé se conformer à la pratique dévelop-

pée sur ce point par le TPIY (supra consid. 6.3.1; Affaire Katanga, par. 1187

et son renvoi à l’arrêt de la chambre I du CPI dans la procédure Lubanga [ci-

après: Affaire Lubanga] ICC-01/04-01/06 du 14 mars 2012, par. 538).

Dans l’Affaire Katanga, la CPI a ainsi retenu l’existence d’un conflit armé non

international en République démocratique du Congo (par. 1218). Elle a con-

sidéré à ce titre que les différents groupements armés concernés (l’Union

des patriotes congolais, l’Armée du peuple congolais ainsi que la milice ngiti)

étaient dotés d’une structure hiérarchique et d’une discipline interne, occu-

paient différentes positions militaires et disposaient d’installations destinées

à l’entraînement de leurs troupes, qu’ils avaient également la capacité de se

procurer des armes et de mener des attaques militaires. En outre, certains

d’entre eux avaient adopté un programme politique et disposaient de porte-

paroles officiels (Affaire Katanga, par. 1207-1211). S’agissant de la milice

ngiti en particulier, la CPI a considéré qu’elle devait être tenue pour un

groupe armé alors même que les troupes qui la composaient étaient répar-

ties dans plusieurs camps placés sous l’autorité de différents commandants,

qu’elles disposaient de divers moyens de communication et qu’elles étaient

en mesure de se procurer des armes et des munitions. Enfin, les membres

de cette milice poursuivaient des objectifs communs et ils ont, ensemble et

sur une longue période, conduit des opérations militaires (Affaire Katanga,

par. 1209). Elle a retenu de plus que les combats opposant les différents

groupes faisaient partie d’un cycle de violences qui allait bien au-delà d’actes

isolés dans la mesure où le conflit armé était à la fois prolongé et intense en

raison, notamment, de sa durée et du nombre élevé d’attaques perpétrées

sur l’ensemble du territoire. Elle a noté par ailleurs que le Conseil de Sécurité

de l’ONU a reconnu l’existence de ce conflit armé et a adopté de nombreuses

résolutions à ce sujet (Affaire Katanga, par. 1216-1218, voir également

Affaire Lubanga, par. 543).

Dans l’affaire Bemba, la CPI a également retenu l’existence d’un groupe

armé constitué de rebelles, alors même que ces hommes n’étaient pas

payés, étaient indisciplinés et recevaient une formation minimale, voire

inexistante. Elle a en effet considéré qu’ils disposaient d’une structure de

commandement et de matériel militaire, notamment de dispositifs de com-

munication et d’armes. Selon elle, au vu de l’étendue, de la gravité et de

l’intensité de leur intervention militaire dans le conflit, il fallait conclure qu’ils

avaient la capacité de planifier et d’exécuter des opérations militaires, ce qui

leur avait permis de prendre le contrôle d’un territoire non négligeable et d’in-

tervenir régulièrement dans les hostilités (arrêt de la Chambre de première

instance III du CPI du 21 mars 2016 dans la procédure Bemba ICC-01/05-

01/08, par. 659-660).

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6.3.4 Dans l’affaire Akayesu, la Chambre I du Tribunal pénal international pour le

Rwanda (ci-après: TPIR) a précisé que les conflits armés devaient être dis-

tingués de simples actes de banditisme et d’insurrections désorganisées et

brèves, le terme « conflit armé » impliquant l’existence d’hostilités entre

forces organisées (Jugement de la Chambre I du TPIR du 2 septembre 1998

dans la procédure ICTR-96-4-T, par. 620; voir également jugement de la

Chambre I du TIPR du 6 décembre 1999 dans la procédure Rutaganda Af-

faire n° ICTR-96-3-T, par. 93). Elle a admis l’existence d’un conflit armé in-

terne en retenant qu’un conflit opposait « deux armées » lors du déroulement

des faits sous enquête, que l’une d’elles avait des soldats déployés de ma-

nière systématique, soumis à une chaîne de commandement (structure hié-

rarchique), et que ces deux armées contrôlaient des territoires, différents

d’une zone démilitarisée clairement définie (ibidem, par. 174). Au cours de

la période ou les faits s’étaient déroulés, l’une des armées avait significati-

vement étendu le territoire rwandais sous son contrôle et continuellement

entrepris des opérations militaires s’inscrivant dans la durée. Ses troupes

étaient soumises à un ordre disciplinaire et répondaient à une structure hié-

rarchique, à laquelle elles devaient rendre compte (ibidem, par. 627).

6.4 Le Front Islamique du Salut (ci-après: FIS) a été fondé en Algérie en mars

1989 et légalisé en tant que parti politique au mois de septembre suivant. Le

12 juin 1990, il remporta une écrasante victoire aux élections des assem-

blées municipales et régionales (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.1 p. 4). Malgré la répression qui s’en est suivie, le parti est arrivé lar-

gement en tête lors du premier tour des élections législatives le 26 décembre

1991 (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.2 p. 23; pièce MPC 10-

00-0018) ce qui l’aurait placé en très bonne position pour obtenir une majo-

rité massive à l’assemblée nationale si le second tour s’était déroulé le

16 janvier 1992. Cependant, le deuxième tour a été suspendu; par décret

présidentiel du 4 janvier 1992, l’Assemblée populaire nationale a été dis-

soute et le 11 janvier 1992, le Président alors en fonction, Chadli Bendjedid

a été contraint à la démission (pièces MPC 10-00-0019; 10-00-0047). Le

14 janvier 1992, le HCE a été créé (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.5 p. 617-618; pièces MPC 16-00-0671 ss). Cet organisme, composé

de cinq membres, a d’abord été présidé par Mohamed Boudiaf (ci-après:

Boudiaf; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 2; pièce MPC 16-

00-0671). Nezzar, Ministre de la défense, faisait également partie du HCE;

l’armée lui était hiérarchiquement subordonnée (pièces MPC 16-00-0671;

13-00-0009). Le 9 février 1992, le HCE a décrété l’instauration d’un état d’ur-

gence de 12 mois; il a dissous le FIS en mars 1992 (BB.2017.9 - BB.2017.10

- BB.2017.11 act. 1.4 p. 4). La violence islamiste, jusque-là circonscrite à

l’agitation sociale, bascula alors dans la lutte armée (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8 p. 8). Compte tenu de la poursuite des

hostilités, l’état d’urgence a été renouvelé indéfiniment le 7 février 1993

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(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 3; 1.4 pt. 5.1; 1.10 p. 400).

Il a finalement été levé le 23 février 2011 (pièce MPC 16-00-0663).

La suspension du second tour des élections parlementaires a engendré un

violent conflit s’inscrivant entre répression de la part des forces de l’ordre et

attaques armées commises par des opposants islamistes, causant de nom-

breuses victimes, notamment au sein de la population (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 2; 1.4 p. 4; 1.5 p. 644; pièces MPC 10-

00-0049; 10-00-0050; 23-00-0132).

Dès 1992, parfois même avant, le soulèvement armé a été mené par de

nombreuses organisations distinctes; les principales étaient le FIS, le MIA

qui s’est désintégré fin 1993, le Mouvement pour un Etat islamique (ci-après:

MEI), le GIA fondé en 1992, le Front Islamique du Djihad Armé (ci-après:

FIDA), ainsi que pléthore de groupuscules agissant uniquement au niveau

local (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.1 p. 11; 1.4 p. 5; 1.7

p. 301)

6.5 Intensité

De manière générale, les éléments au dossier mettent en lumière un accrois-

sement indéniable de la violence à tout le moins après la dissolution du FIS

en mars 1992 (pièce MPC 13-00-0096; BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.33 p. 45). L’année 1992 a été marquée par la mise en

place d’un rapport de force de plus en plus violent entre les forces étatiques

et leurs familles et les activistes du FIS, dont la radicalisation n’a fait que

s’intensifier (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.4 p. 649 et 650;

act. 1.10; 1.29 p. 107). Nezzar a précisé dans ce contexte que les forces de

l’ordre ne s’étaient pas contentées de combattre les terroristes par les armes

mais avaient essayé « d’assécher ce nid de terrorisme par tous les

moyens. » (pièce MPC 13-00-0013) et que « s’agissant de terroristes armés

ne voulant pas baisser leurs armes, il fallait les abattre » (pièce MPC 13-00-

0014). Les forces de l’ordre ont été dans un premier temps les cibles privilé-

giées du processus de radicalisation ce qui s’est traduit par des attentats

isolés contre les policiers ou des gendarmes ou par des attaques de ca-

sernes. Les bilans officiels des troubles de février 1992 font état de 103 morts

dont 31 parmi les forces de l’ordre et 414 blessés dont 144 parmi les forces

de l’ordre (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 653). Au fil des

mois, la multiplication des attentats contre les forces de l’ordre a conforté, au

sein de l’armée, les positions des partisans de la répression sans concession

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 645). Le Président du

HCE, Boudiaf, est assassiné le 29 juin 1992 et un attentat à la bombe, le

26 août 1992, à l’aéroport d’Alger a fait 10 morts et une centaine de blessés

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 3; act. 1.4 p. 647). Cet

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évènement marqua un tournant dans les affrontements armés puisque ce

n’étaient plus seulement des personnalités publiques connues qui étaient vi-

sées par de telles attaques (pièce MPC 23-00-0058). Ainsi, au cours de

1992, près de 600 personnes ont été abattues soit par des forces de sécurité

soit par des groupes armés d’opposition. Plus de 270 membres des forces

de sécurité et jusqu’à 20 civils ont été tués à la suite d’attaques armées lan-

cées par des groupes islamistes d’opposition. Dans le même temps, environ

300 personnes ont été tuées par les forces de sécurité. Nombre d’entre elles

étaient des opposants armés, tués au cours d’affrontements, mais beaucoup

d’autres étaient des civils atteints par des échanges de coups de feu au

cours de manifestations ou lorsqu’ils enfreignaient le couvre-feu (pièce MPC

13-00-0095).

Les tendances apparues en 1992 se sont s’aggravées en 1993, année au

début de laquelle l’état d’urgence a été reconduit (pièce MPC 23-00-0058;

BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 40). Estimée à 2’000

hommes, principalement du MIA, en 1992, la guérilla a atteint dès 1993 un

effectif de plus de 22’000 hommes avec les enrôlements dans le GIA et a

culminé, avec l’émergence de l’Armée islamique du salut (ci-après: AIS), à

40’000 hommes en 1994 (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95

p. 327). Par exemple, dès 1993, le GIA a mis en œuvre son idéologie « de

guerre totale » (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 p. 316). Les

assassinats, apanages des groupes armés, étaient commis presque exclu-

sivement contre des membres des services de sécurité et contre ceux du

gouvernement qui étaient directement impliqués dans la lutte anti-terroriste.

Cependant, un attentat en mars 1993 contre certains membres du gouver-

nement marqua le début d’attaques contre tous ceux qui pouvaient légitime-

ment représenter le régime (WILLIS, The Islamist Challenge in Algeria, A po-

litical history 1996, p. 282). Le climat de menaces n’a fait que s’accroître

(alertes à la bombes, lettres de menace etc.; pièces MPC 16-00-0491; 16-

00-0492). L’extension de la guérilla a porté les militaires à accentuer la ré-

pression, laquelle a alors pris la forme d’une véritable guerre antiguérilla

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 399). Entre début 1993

et le 30 mars de cette même année, près d’une centaine de combattants

armés auraient été abattus et quelque 450 personnes auraient été arrêtées

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 399). Le 22 mars, l’at-

taque d’une caserne par des islamistes a entraîné la mort de 41 personnes

dont 18 militaires et 32 islamistes et amené la hiérarchie militaire à durcir

encore le ton (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 399 et 400).

Au mois d’avril 1993, l’action systématique de démantèlement des réseaux

islamistes a franchi un degré supplémentaire. Entre le 3 avril et le 30 juin,

divers réseaux sont démembrés et plus de 120 islamistes tués au cours de

ces opérations. Par ailleurs, durant les derniers mois de 1993, la virulence

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de la guérilla n’a pas connu de trêve: treize islamistes ont été tués, puis au

mois d’octobre l’enlèvement de trois agents consulaires français s’est traduit

par la reprise des opérations « coups de poing » de la part des forces de

l’ordre faisant plusieurs centaines de morts dans les rangs islamistes. On

estime ainsi à près de 851 le nombre d’islamistes tombés sous les coups

des forces de l’ordre depuis le début de 1993 et à presque 500 les policiers

ou militaires tués pour la même période (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.10 p. 401). En outre, l’année 1993 a été marquée par l’ac-

croissement des attentats contre des personnes civiles, les femmes n’étant

notamment plus épargnées tout comme les personnes symbolisant l’Etat,

tels des fonctionnaires, des magistrats, des journalistes et des universitaires

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.33 p.45; 1.10 p. 405 et 406).

Dès l’automne 1993, les étrangers sont également pris pour cibles par les

islamistes. Le 21 septembre 1993, deux géomètres français sont découverts

assassinés (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.48). Plus rien dès

lors n’a semblé devoir arrêter les plus radicaux des groupes clandestins. Les

embuscades contre les forces de l’ordre et les affrontements armés sont de-

venus de véritables opérations de guerre. Dès septembre et jusqu’à la fin de

l’année 1993, 26 étrangers ont été victimes d’attentats (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 405 ss). En décembre 1993, la répres-

sion, le terrorisme, l’instauration d’une quasi-guérilla urbaine et la constitu-

tion de maquis islamistes ont fait trois mille cinq cents victimes en deux ans.

En 1994, le conflit n’a pas faibli. Au début de l’année 1994, du 15 au 22 jan-

vier, près de 300 civils et militaires ont péri au cours d’affrontements, d’em-

buscades ou de diverses attaques. Selon la presse, en moyenne,

15 membres des forces de l’ordre et probablement autant de civils sont tom-

bés chaque jour dans la lutte qui opposait les forces de l’ordre et les isla-

mistes (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.66). L’ensemble de la

société s’est donc trouvée exposée à une terreur intense et constante

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.100 p. 5). Environ 30’000 per-

sonnes ont trouvé la mort entre janvier 1992 et 1994 (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.4 p. 3). Les exactions commises l’ont été

tant par les forces de sécurité que par les membres des groupes armés al-

gériens (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.4 pt. 5.4).

6.5.1 Nombre, durée et intensité des affrontements

Plus particulièrement, le nombre, la durée et l’intensité des affrontements

pour la période concernée font état d’hostilités virulentes. La liste de ces

heurts, très élevée, dénote sans aucun doute une constance qui n’a cessé

de s’accroître au fil des mois (attentats, hold-up, embuscades, attaques,

affrontements; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.2 p. 10; 1.5

p. 645, 650, 652 à 659; 1.35; 1.36; 1.42; 1.43; 1.44; 1.46; 1.49; 1.51; 1.54;

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- 24 -

1.63 à 1.66; pièces MPC 16-00-0484 ss; 16-00-0496 ss; 16-00-0512). Dès

1992, c’est ainsi tout le pays qui s’est embrasé (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.34 p. 46). Certains éléments au dossier évoquent un

nombre important d’opérations, de manœuvres, des actions militaires de

toute sorte (pièce MPC 13-00-0010). Nezzar a précisé à cet égard que pour

lutter contre le terrorisme islamiste tous les moyens imaginables ont été

mis en œuvre (pièce MPC 13-00-0012). Certes, le dossier mentionne éga-

lement de multiples « opérations coups de poing » (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 649, 652 à 659; 1.10 p. 401; 1.11

p. 234, 237; 1.36; pièces MPC 16-00-0484 ss), ou encore de ratissages

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 400, 420, 421; 1.11

p. 240; pièces MPC 12-15-0011; 13-00-0010), parfois évoqués comme

étant de grande envergure ou systématiques (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.10 p. 400 et 421). Cependant, il ressort également des

pièces qu’en 1992 déjà différents affrontements ont duré plusieurs jours.

Ainsi « à partir du 14 juillet [1992] et pendant une dizaine de jours – et de

nuits – les unités spéciales de la gendarmerie, renforcées par une noria

d’hélicoptères armés – des MI-8 à canons rapides de 23 millimètres et des

MI-24 équipés de missiles antipersonnels – pourchassent les combattants

islamistes. Le bilan est lourd, le MIA essuie de sérieux revers » (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.11 p. 223). Ou encore « restent plusieurs

maquis fortement armés, toujours implantés dans les montagnes avoisi-

nantes, et les derniers groupes opérant dans la périphérie d’Alger. Les

forces de sécurité vont passer l’été à réduire ces deux foyers. Les affronte-

ments seront violents, et les populations civiles souvent victimes de ces

batailles entre deux adversaires résolus » (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.11 p. 225). Plus loin « à partir du 30 août au matin et

pendant trois jours, la gendarmerie livre bataille à un groupe de terroristes

fortement armés, retranchés à Khazrouna, à une quarantaine de kilomètres

de Tamesguida » (act. 1.11 p. 235).

Dès lors, même si ces éléments ne font pas état de lignes de front où un

combat était engagé et poursuivi (pièce MPC 13-00-0074), on ne peut con-

clure pour autant, comme le font les intimés, que les forces de l’ordre se

sont bornées à mener durant la période sous examen une succession

d’opérations de lutte antiterroriste qui étaient limitées à de brèves escar-

mouches. Ainsi, l’affrontement précité à Khazrouna qui a opposé les forces

de l’ordre à quatre terroristes a nécessité des renforts d’environ

300 hommes et le soutien de quatre automitrailleuses. Dans cette attaque,

quelque 16 appartements ont été atteints par les obus tirés, ce qui dé-

montre la virulence des heurts intervenus et la détermination des islamistes

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.11 ibidem). Il y a lieu de rap-

peler à cet égard que selon les circonstances, des hostilités de très courte

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durée peuvent tout de même atteindre le niveau d’intensité d’un conflit

armé non international si, dans un cas particulier il y a d’autres indicateurs

d’hostilités d’une intensité suffisante pour exiger et justifier une telle éva-

luation (Commentaire CICR 2018 no 440 et références citées).

6.5.2 Victimes

Au cours des années sous examen, les éléments au dossier révèlent des

affrontements incessants menés tant par les forces de l’ordre que par leurs

opposants. Les attentats, « spécialités » des islamistes, ont fait pour leur

part de très nombreuses victimes (voir supra consid. 6.5). Si au début 1992

les forces de l’ordre étaient les cibles privilégiées de leurs opposants, au

cours des mois suivants, des personnes revêtant des fonctions pouvant

être assimilées à des représentants de l’Etat ont peu à peu également été

visées par les attaques islamistes: tel a été le cas de fonctionnaires d’Etat,

de délégués exécutifs communaux ou de journalistes (pièce MPC 16-00-

0477). Par ailleurs, dès 1993, la population civile a également payé un lourd

tribut aux affrontements constants (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.10 p. 401, 406; 1.43; 1.44; 1.48; 1.49; 1.61; 1.62; voir également su-

pra consid. 6.5).

6.5.3 Destructions

Il ressort par ailleurs du dossier qu’outre des habitations (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9 p. 56-57; 1.11 p. 237), diverses infras-

tructures publiques ont été régulièrement prises pour cibles. Elles ont été

détruites ou régulièrement dégradées (sabotages, incendies). En effet, les

attaques ont visé entre autres le siège de la marine nationale d’Alger

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.2 p. 10; 1.35 ), des gendar-

meries (pièce MPC 16-00-0610), des aéroports (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.2 p. 10; 1.39), des casernes (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.10 p. 399 et 400; 1.66), des installations téléphoniques

et électriques (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 650; 1.100;

pièces MPC 16-00-0488; 16-00-0610), les sièges des sûretés de diffé-

rentes wilayas (pièce MPC 16-00-0610), des cimenteries (pièce MPC 16-

00-0514), des établissements postaux (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.5 p. 650; pièce MPC 16-00-0514), des mosquées (pièce

MPC 16-00-0515; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 650

note de bas de page 135) ou encore des ponts ou des écoles (pièce MPC

23-00-061).

6.5.4 Armes

Selon le témoin D. à l’automne 1992 les unités de combat des forces de

l’ordre étaient sous-équipées pour combattre le terrorisme ou mener une

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guerre non conventionnelle: elles n’avaient par exemple ni talkies-walkies,

ni jumelles nocturnes, ni gilets pare-balles (pièce MPC 12-15-0010). Tou-

tefois, différents éléments au dossier évoquent pour leur part que les forces

de l’ordre étaient équipées de blindés, d’automitrailleuses, d’hélicoptères

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 648; 1.10 p. 425; 1.11

p. 235, 236, 239), dont elles ont régulièrement fait usage dans leur traque

des membres des groupes islamistes, notamment pour aller combattre les

maquis (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.11 p. 234, 235, 239).

Des forces terrestres ainsi que des parachutistes ont également été enga-

gés (pièce MPC 13-00-0077) dans les affrontements menés contre les

forces islamistes.

Les groupes armés quant à eux disposaient selon Nezzar de différents

types d’armes de guerre: des kalachnikovs, des fusils de chasse à canon

scié (pièce MPC 12-15-0011; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.21), des bazookas, des mitraillettes, des mitrailleuses (pièce MPC

13-00-0088), des pistolets (pièce MPC 12-15-0010), des pistolets automa-

tiques (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.11 p. 250), des RPG,

des mortiers, des fusils mitrailleurs, des bombes (130 bombes [BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 645]), des lance-grenades anti-chars,

et plusieurs centaines de kilos d’explosifs (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.5 p. 645, 650; act. 1.11 p. 22, 225; 236, 238; 1.36; pièces

MPC 16-00-0468; 16-00-0482;). Il est vrai que selon l’intimé, « le GIA

n’avait pas de capacités opérationnelles au début mais c’est en menant des

actions individuelles sur des gens cibles comme des militaires et des poli-

ciers et des gendarmes qu’ils ont récupéré des armes. Leur but était de

récupérer des armes sur des militaires et des policiers et des gendarmes.

C’est comme cela qu’ils ont amélioré leurs capacités opérationnelles, au

fur et à mesure. Ils ont également amélioré leur méthode opérationnelle. Ils

tendaient des embuscades et récupéraient des armes. C’est ainsi qu’au fur

et à mesure ils ont pu obtenir des forces qui leur ont permis de mener un

combat proportionnel à leur volume. C’est comme cela qu’ils ont obtenu

des capacités opérationnelles nécessaires pour un combat adapté à leurs

forces » (pièce MPC 13-00-0074). Cependant, selon les pièces au dossier,

les armes mises à la disposition des groupes islamistes, notamment des

bombes, leurs ont été parfois acheminées par des activistes se trouvant

entre autres en Allemagne (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.11

p. 232), en France ou au Maroc (pièce MPC 16-00-517; BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.22).

Certes, des éléments au dossier, on peine à distinguer clairement quelle a

été l’intensification effective de l’armement des deux parties au conflit du-

rant la période sous examen. S’agissant par exemple de la structure hau-

tement spécialisée créée par l’Etat à l’automne 1992 afin d’instaurer une

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coordination unique dans la lutte antiterroriste (Centre de conduite et de

coordination des actions de lutte anti-subversive; ci-après: CC ALAS), il

apparaît que les pesanteurs administratives ont considérablement limité

l’efficacité de cette nouvelle structure. La force spéciale disposait en effet

rarement de tous ses effectifs. Elle n’était qu’un noyau dur, renforcé au

coup par coup par des unités conventionnelles qui étaient plus souvent un

frein qu’un atout. Il semble de surcroît que les moyens modernes man-

quaient, de sorte que la création de ligne de crédit spéciale pour cela s’im-

posait, mais que l’octroi des fonds avait été bloqué par la bureaucratie

(act. 1.11 p. 240). Il est vrai par ailleurs que les groupes islamistes semblent

ne pas avoir eu de stock d’armes aussi facilement à disposition, mais que

pour s’en procurer ils étaient contraints de procéder à de multiples at-

taques.

Nezzar retient dès lors que l’équipement des terroristes était limité à des

armes légères et qu’il n’en allait pas autrement des forces de sécurité.

Toutefois, il ne saurait être suivi. En effet, il convient de relever que dans

l’Affaire Haradinaj, le TPIY a retenu que des mitrailleuses et des mortiers

devaient être considérés comme des armes lourdes (par. 45). Or, c’est pré-

cisément de ce type d’armes dont les groupes islamistes disposaient alors.

Ainsi, faut-il en conclure que même si des doutes subsistent sur la quantité

d’armes effectivement à disposition des combattants engagés dans les

hostilités incriminées, des armes lourdes étaient entre 1992 et 1994, déjà

entre les mains des deux parties.

6.5.5 Renforcement et mobilisation des forces gouvernementales

Face à la spirale de violence qui s’est instaurée dès début 1992, l’armée a

pour sa part renforcé graduellement son dispositif sécuritaire. Ainsi, des

civils ont été armés et mobilisés aux côtés des forces de sécurité, de police,

de la gendarmerie et de l’armée (pièce MPC 15-00-0032). Les unités de

l’armée de terre (bataillons, brigades), des unités des forces aériennes (ré-

giments de fusiliers de l’air et des patrouilles lourdes d’hélicoptères) et la

marine avec des bataillons de fusiliers marins ont été impliqués dans la

lutte contre le terrorisme (pièce MPC 12-15-0016). A l’automne 1992, le

CC ALAS a été créé. Cet organe logistique avait pour mission d’affecter le

matériel et les effectifs dans les régions. Il assurait également la coordina-

tion entre tous les services impliqués. CESARI relève pour sa part que le

CC ALAS était une unité d’élite composée des meilleures troupes de l’ar-

mée, de la gendarmerie et de la police pour intensifier la lutte contre les

islamistes et disposait pour ce faire de nombreux moyens (hélicoptères,

blindés) et qu’elle a été déployée en priorité dans la région de Blida au sud

d’Alger (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 648). Par ailleurs,

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des éléments spécialisés de l’armée appelés « Ninjas » étaient également

engagés sur le terrain. Il s’agissait d’une unité qui intervenait sur tout le

territoire dans le cadre d’actions spéciales (pièce MPC 13-00-0079). En

avril 1993, plusieurs unités militaires évaluées à une quinzaine de milliers

d’hommes ont été dépêchées dans les sept départements de l’Algérois afin

d’encadrer les brigades d’intervention de la gendarmerie et de la police

pour boucler les fiefs islamistes (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.10 p. 400). Quant aux effectifs des combattants islamistes, estimés

à 2’000 hommes, principalement du MIA en 1992, ils avoisinaient en 1993

quelque 27’000 membres (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.18

p. 3).

De surcroît, le durcissement manifesté par le pouvoir s’est d’abord traduit

par une restriction des libertés publiques au nom de l’enjeu sécuritaire. Dès

août 1992, plusieurs quotidiens ont ainsi été suspendus (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 646 et 647; 1.42). De plus, la législa-

tion d’urgence et les décrets connexes ont privé les citoyens des droits ga-

rantis par la constitution algérienne ainsi que de la protection accordée par

les conventions internationale relatives aux droits de la personne dont l’Al-

gérie était signataire (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.4

pt. 5.1). En conséquence, les civils accusés d’avoir violé la sécurité de

l’Etat pouvaient-ils être jugés par des tribunaux militaires. Ainsi, en 1993,

la plupart des civils accusés de violence politique ont été jugés par des

tribunaux d’exception (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.4 ibi-

dem). En octobre 1992, une loi anti-terroriste a été promulguée, instaurant

notamment des juridictions d’exception composées de juges civils et mili-

taires dont les sentences étaient sans appel (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.10 p. 401). Les actes visés par ces nouvelles juridictions

étaient larges puisqu’ils allaient de l’attentat à la vie jusqu’à l’obstacle au

libre exercice du culte et aux libertés publiques. Enfin, le texte fixait à

16 ans (et non 18) la responsabilité pénale des crimes relevant du terro-

risme et de la subversion et prévoyait pour ces infractions la prolongation

jusqu’à 12 jours de la garde à vue. Dès lors, dès le 3 janvier 1993, les

personnes accusées de subversion et de terrorisme ont été jugées par des

tribunaux d’exception devant lesquels les droits dont devaient pouvoir dis-

poser les détenus étaient souvent violés (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.4 pt. 5.2.1). Au total, dès la mise en application de cette

loi plus de 800 personnes ont été arrêtées entre octobre et novembre

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 648). De surcroît, Am-

nesty International relevait dans son rapport du 2 mars 1993 qu’en vertu de

la législation d’exception, plus de 9’000 personnes ont fait l’objet d’une dé-

tention administrative dans les camps du sud du pays (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 2).

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Il ressort également des éléments au dossier que de mars 1992 à janvier

1993, 48 personnes ont été condamnées à mort. Un décret législatif du

1er octobre 1992 a permis en outre la condamnation à mort par des cours

spéciales pour des délits qui étaient sanctionnés antérieurement par des

peines d’emprisonnement à vie (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.3 p. 11).

Le dossier fait également état de ce que dès le 19 janvier 1992, une dizaine

de centres de sûreté ont été créés (pièces MPC 13-00-0029; 13-00-0030

ss; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 4). Au cours de l’état

d’urgence de 1992-1993 plus de 9’000 personnes y auraient été détenues

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 4; 1.5 p. 622 note de bas

de page no 291; 1.95 p. 94 note de bas de page no 23). Par ailleurs, en avril

1993, ont été créées des forces militaro-policières spéciales comptant en-

viron 15’000 hommes chargés de restaurer l’ordre et la sécurité dans la

Mitidja et dans les banlieues d’Alger où le FIS avait remporté ses meilleurs

résultats électoraux (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9 p. 52,

53, 58).

Ces éléments établissent incontestablement que durant la période sous

examen, l’Etat algérien s’est vu confronté à des hostilités que les moyens

ordinaires de maintien de l’ordre (forces de police et l’application ordinaire

de la loi pénale) ne suffisaient pas à endiguer.

6.5.6 Torture

Le dossier révèle également que durant la période sous examen, de nom-

breux actes de torture ont été commis dans les institutions de sécurité, pri-

son militaire, postes de police, centres de détention (pièces MPC 12-11-

0047; 12-10-0019; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 5 ss.;

pour plus de développements, voir infra consid. 7.3.5).

6.5.7 Conseil de sécurité de l’ONU

Cela étant, si les organisations internationales, telles Amnesty International

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3), Human Rights Watch

(pièces MPC 13-00-0014 à 13-00-0182) ou le Comité des droits de

l’homme (rapport du 25 septembre 1992 CCPR/C/79/Add.1) ont dès sep-

tembre 1992 dénoncé la dégradation de la situation en Algérie, notamment

par rapport aux droits de l’homme, durant la période incriminée, le Conseil

de sécurité de l’ONU n’a pas adopté de résolution le concernant.

6.5.8 Existence d’ordres ou d’accords de cessez-le-feu

CESARI relève que face à l’explosion de la violence, la hiérarchie militaire

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s’est, en 1992, donné les moyens de négocier (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.10 p. 400). Toutefois, aucun des éléments armés que ce

soit du côté du FIS ou du pouvoir n’avait la volonté de négocier dans la

mesure où chacun croyait que l’autre allait capituler en premier (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.27 p. 10). Par ailleurs, si fin 1993, le ré-

gime algérien a tenté de modifier sa stratégie en instaurant en septembre

de cette même année la Commission de dialogue national et la conférence

de réconciliation nationale, ce fut un échec, le FIS n’y ayant pas été convié

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.27 p. 10). A cela s’est ajouté

le fait que le GIA était opposé à toute forme de négociation avec le régime

et utilisait la violence pour miner tout processus d’apaisement (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.27 p. 16). Dès lors, force est d’admettre

avec Nezzar que le dossier ne fait état d’aucun accord intervenu entre les

opposants ou de cessez-le feu pendant la période concernée.

6.5.9 Nombre de civils qui ont été forcés de fuir les zones de combat.

Rien au dossier ne permet de soutenir que diverses zones du territoire al-

gérien auraient connu l’exode massif de civils durant la période sous exa-

men et ce même si depuis 1993, les civils n’ont plus été épargnés par les

attaques menées notamment par les groupes islamistes (cf. supra con-

sid. 6.5). Il reste qu’une partie de la population de la banlieue du sud-est

d’Alger a quitté cet espace où la vie était devenue insupportable du fait des

outrances et exactions qui s’y produisaient quotidiennement (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9 p. 54 et 55). Certains sont même partis

pour l’étranger (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9 p. 56).

6.5.10 Contrôle du territoire

Il ressort du dossier que les différents groupes armés étaient présents,

mais à des degrés divers, sur tout le territoire algérien et essentiellement

dans les régions et les villes du nord du pays. Peu après la dissolution du

FIS, il est fait état de nombreux « espaces libérés », c’est-à-dire sous le

contrôle d’islamistes armés (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9

p. 53). En outre, dès 1992, les groupes opposés aux forces de l’ordre se

sont regroupés notamment dans les maquis. Dès 1992, une douzaine

d’entre eux a été recensée, principalement dans l’Algérois, dans le sud et

surtout dans l’est du pays, chaque zone de guérilla étant sous l’autorité

conjointe d’un chef militaire et d’un émir chargé du recrutement des troupes

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.5 p. 645). Le maquis de Lakh-

daria au sud-est d’Alger servait de base arrière pour les commandos qui

opéraient à Blida, Médéa, Kadiria ou Larba (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.5 p. 645; 1.95 p. 323). L’environnement urbain a égale-

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ment été très utilisé, notamment par les multiples bandes armées qui di-

saient se rattacher au GIA (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8

p. 30). En outre, il existait des zones dites libérées, telles en 1993 les com-

munes islamistes (Birkhadem, Saoula, Douéra et Kheraissia au sud d’Al-

ger), qui apparaissaient être des lieux passés sous le contrôle des combat-

tants armés et pour lesquels ces derniers avaient défini de nouveaux

modes de vie et d’administration (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.8 p. 30). Tel semble être également le cas de certaines régions dans

le nord: Chlef et Blida ont en effet été particulièrement touchées (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.4 pt. 4.1). Par ailleurs, les villes de Tipaza,

Boumerdès, Médéa, Bouìra et Aïn Defla servaient de base arrière aux

membres du GIA (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 404

et 405). Les groupes armés ont également été présents jusqu’en 1995 dans

l’ensemble des grands massifs montagneux (l’Atlas blidéen, l’Ouarsenis,

les Aurès, les Hauts Plateaux constantinois et le massif de l’Edough;

BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8 p. 36), dans lesquels ils

avaient mis en place des barrages routiers afin de délimiter leur espace

respectif. Ces régions paraissent avoir connu une violence moindre que

dans une grande partie du territoire algérien, mais cela ne signifie pas que

les maquisards en étaient absents. Paradoxalement, c’est dans les régions

les plus « calmes » (Grande Kabylie, Ouarsenis, Constantinois) que se

trouvaient les infrastructures de guerre des maquisards (maquis de Chekfa

et d’Azazga par exemple; BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act 1.95

p. 322-324).

Il est donc incontestable que les groupes armés en activité entre 1992 et

1994 géraient des territoires bien délimités que ce soient des quartiers, des

communes ou des zones montagneuses dans lesquelles ils avaient établi

leurs maquis (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 221). Cer-

tains actes au dossier relèvent il est vrai qu’il n’y a jamais eu la moindre

portion du territoire interdite d’accès, ne serait-ce que temporairement, aux

représentants de l’Etat (pièce MPC 14-00-0036) ou que des villes ou des

villages ont été occupés, assiégés ou ont subi un pilonnage intensif

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 p. 302). D’autres toutefois

font état de destructions systématiques ou de routes sous contrôle

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 324).

Partant, si les territoires maîtrisés par les groupes armés n’étaient pas to-

talement imperméables, ils n’en constituaient pas moins des bastions d’où

les forces étatiques ne pouvaient que difficilement les chasser (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 233). Il faut donc en conclure que

les groupes armés ont, en dépit de ce que soutiennent les intimés, occupé

des territoires au sens de la jurisprudence précitée.

Page 32: Décision du 30 mai 2018 Cour des plaintes · 2021. 8. 21. · du Front islamique du salut (ci-après: FIS; pièce MPC 05-02-0002). Le 10 fé-vrier 1994, il a quitté l’Algérie

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6.5.11 Au vu des éléments qui précèdent, il y a lieu d’admettre contrairement à ce

que retient la décision entreprise, que le critère d’intensité est en l’occur-

rence réalisé. Certes, tous les critères d’évaluation y relatifs ne sont pas

intégralement remplis. Ce n’est cependant pas nécessaire pour que l’inten-

sité d’un conflit puisse être reconnue (supra consid. 6.3.1). Or, ainsi que

développé ci-dessus, beaucoup d’aspects déterminants à cet égard sont

ici incontestablement réunis. Conclure différemment aurait pour consé-

quence que les évènements qui se sont passés en Algérie pendant la pé-

riode pénale concernée devraient alors être assimilés aux opérations cou-

rantes des forces de l’ordre en présence de tensions internes. Tel n’est en

l’occurrence pas le cas.

6.6 Organisation

Dans la mesure où le critère relatif à l’intensité du conflit est ici réalisé, il

convient d’examiner encore quel était le niveau d’organisation des parties

alors en présence. La décision attaquée retient à cet égard que si les forces

de sécurité agissant pour l’Etat algérien étaient suffisamment bien organi-

sées pour être qualifiées de parties au conflit, tel n’était pas le cas des

groupes armés islamistes. Elle retient que l’instruction n’a pas permis d’ob-

tenir des indications suffisantes qui permettraient de remplir les exigences

relatives à l’existence d’un conflit armé. S’agissant en particulier du GIA

qu’elle qualifie comme étant le groupe le plus connu, elle indique que peu

d’informations sont disponibles quant à sa structure. Certes, des indices de

son emprise sur la population sont incontestables, mais ne suffisent pas à

considérer remplis les critères requis par la jurisprudence en la matière.

6.6.1 Ainsi qu’évoqué plus haut (supra consid. 6.4), il y avait à l’époque des faits

pléthore de groupes armés (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8

p. 9; pièces MPC 23-00-0104; 23-00-0133). Au nombre de ceux-ci, figurait

le GIA sur lequel – à l’instar du MPC – il convient de se pencher plus parti-

culièrement.

Le GIA a été fondé le 31 août 1992 lors d’une réunion dans la banlieue d’Al-

ger (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.11 p. 224; 250; pièce MPC

23-00-0133); Abdelhak Layada (ci-après: Layada), dit Abou Adlane, y a été

désigné au poste d’émir national. Il avait alors sous son commandement

600 combattants islamistes. Il a doté le groupe d’un organigramme, d’une

publication clandestine (al Chahâda) et de statuts. Après son arrestation en

été 1993, Layada a été remplacé par Mourad Si Ahmed, dit Jaâfar al-

Afghânî, jusqu’en février 1994; http://anglesdevue.canalblog.com/ar-

chives/2009/10/14/15427135.html). Lorsqu’un émir était tué ou arrêté, il était

ainsi directement remplacé (pièce MPC 23-00-0133). Constitué d’anciens

combattants algériens en Afghanistan (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

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BB.2017.11 act. 1.27 p. 15; pièces MPC 15-00-0125; 18-03-0290), très vite,

le GIA s’est imposé comme le groupement militant le plus important (pièce

MPC 23-00-0134). Il bénéficiait de soutiens logistiques et idéologiques au

niveau international: les islamistes d’Europe lui fournissant notamment des

armes ainsi que des aides financières (pièce MPC 23-00-0136).

6.6.2 Présence d’une structure de commandement

Structure

Le GIA était une organisation éclatée fondée sur un système d’allégeance

géographique: le quartier, la cité, la ville (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.10 p. 404). Il était structuré de telle façon que l’Algérie a

été divisée en plusieurs zones militaires, chacune d’elle étant présidée par

un émir régional. Chaque émir était secondé par un comité législatif isla-

mique, comportant le plus souvent un seul mufti ou thâbit chr’iy (législateur),

qui était chargé d’émettre des fatwas (avis juridiques) rendant licites les ac-

tions entreprises par l’émir. Le mufti avait aussi la charge d’endoctriner les

nouvelles recrues et de les exhorter au djihad. Autour d’un émir prenaient

place un conseil (majliss), des comités, des réseaux de soutien et des filières

de planques ou d’armement (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10

p. 404, 405).

Un Conseil consultatif qui comprenait l’ensemble des émirs de région était

présidé par l’émir national qui avait à sa disposition plusieurs groupes plus

ou moins autonomes. L’émir national, protégé par une garde prétorienne,

était le véritable tyran du groupe. Il punissait de mort toute personne suspec-

tée de désobéissance ou de tiédeur. Théoriquement, son investiture se fai-

sait par une « moubâya’a », une sorte de serment d’allégeance. Pratique-

ment, les émirs s’imposaient par leur capacité de nuisance, leur dangerosité,

leur richesse et leurs soutiens au sein du groupe. En cas de butin, l’émir en

prenait un cinquième http://anglesdevue.canalblog.com/archives/2009/10/

14/15427135.html).

Il y avait donc au moins trois niveaux hiérarchiques qui structuraient le GIA:

les échelons national, de zone et de wilayas. Chacun d’eux était formé d’une

imara qui correspondait à une sorte de « poste de commandement ou d’état-

major », et lorsqu’il s’agissait de l’imara nationale (imara wataniya), cela s’ap-

parentait plus à une « présidence ». En dessous de celle-ci se trouvait donc

l’imara de zone puis celle de région. Quant au volet plus strictement militaire,

il était constitué en une hiérarchisation en section, « l’échelon de base », en

sous compagnie (faciIat) et en compagnie (katiba), puis en bataillon (djund).

Il existait également la possibilité de structurer les moudjahidin en com-

mando (zumra) pour effectuer des missions plus spécifiques, comme des

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multitudes de réseaux dormants réactivés selon les besoins des opérations

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8 p. 31; 1.10 p. 404).

Les diverses composantes du GIA ont mis peu à peu en place une véritable

économie du guerre. Dans la mesure où elles recrutaient parmi les délin-

quants ou récidivistes elles ont canalisé à leur profit certaines formes de ban-

ditisme (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 404). On estime

ainsi à entre 5’500 et 10’000 le nombre de personnes qui étaient mobilisées

dans les réseaux des GIA. Les trois quarts de cet effectif étaient localisés

dans un triangle qui reliait Alger-Ouest, Boumerdès et Blida. Les villes du

centre du pays: Alger, Bilda, Tipaza, Boumerdès, Médda, Bouìra et Aïn Defla

servaient de base arrière au triangle et étaient concernées par la grande

majorité des attentats terroristes. A l’ouest et à l’est du pays, l’influence des

groupes rattachés au GIA était plus diffuse, à l’exception de Jijel. Enfin, la

Kabylie n’a pas échappé non plus aux destructions et aux assassinats

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.10 p. 404, 405).

Idéologie

Il ressort du dossier que contrairement aux autres groupes, le GIA refusait

l’action politique. Son slogan était « ni trêve, ni dialogue, ni réconciliation

possible » (pièce MPC 23-00-0106). Il préconisait la « guerre totale » contre

le régime qu’il tenait pour illégitime et qui, selon lui, devait être intégralement

détruit (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 p. 316). Il s’opposait

donc à toute forme de négociation (pièces MPC 10-00-0028; 10-00-0092).

De ce fait, il a classé l’ensemble de la société entre partisans du djihad et

ennemis de l’islam, n’hésitant pas à diriger l’action armée et la terreur envers

les civils, comme contre les musulmans (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.8 p. 25; pièces MPC 23-00-0133; 23-00-0124) et contre

l’ensemble des groupes sociaux qui, involontairement ou délibérément, as-

suraient la pérennité du régime. Les administrations, le système scolaire, les

étrangers sont dès lors devenus des cibles « légitimes », au même titre que

les agents de sécurité (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95

p. 317). Ce radicalisme a attaqué aussi bien l’ordre politique que familial

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 317) et a entraîné la mar-

ginalisation provisoire des autres organisations militaro-islamistes. La poli-

tique de communication spectaculaire (assassinats d’étrangers, d’intellec-

tuels de renom) du GIA lui ont assuré une envergure de prétendant à la di-

rection du djihad en Algérie. En effet, le groupe s’est illustré dans l’horreur la

plus inhumaine par l’égorgement de ses victimes, les massacres collectifs

d’innocents, la propagation de la terreur, la liquidation des rivaux et des ré-

calcitrants, la recherche effrénée du martyr et le culte mystique de la mort

(pièces MPC 15-00-0102; 15-00-0125). Par ailleurs, son implantation initiale

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dans l’Algérois a favorisé sa médiatisation au détriment des autres organisa-

tions implantées dans les zones montagneuses éloignées d’Alger

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 p. 318).

Coopération

Même si la cohésion entre les groupes dissidents alors présents n’a pas

duré, le dossier fait état, pendant la période concernée, de plusieurs réunions

de coordination qui se sont tenues entre le MIA et le GIA au cours des deux

premières années du conflit, aboutissant notamment à la création d’un bu-

reau exécutif national désignant un liwa (général). Une cellule a également

été organisée dans le centre du pays afin de mieux structurer les relations

entre les différentes entités existantes (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 1.8 p. 25). Cela démontre une volonté et une capacité à

engager le GIA dans son entier.

6.6.3 Mener des opérations de manière organisée

Le djihad tel que mené par le GIA se voulait sur «tous les fronts, à l’intérieur

et à l’extérieur de l’Algérie », donc y compris à l’étranger. Cette généralisa-

tion de la notion d’ennemi favorisait tous les types d’action et laissait ainsi

une grande marge de manœuvre à tous les groupes armés autonomes qui

se réclamaient du GIA. De ce fait, le groupe s’est approprié toutes les formes

de violence sur le territoire et a de la sorte été crédité d’une représentation

quasi nationale (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 319). Par

ailleurs, l’extrême liberté dont disposaient les groupes agissant au nom du

GIA faisait de chaque quartier où ils étaient présents un espace de cette

organisation, ce qui renforçait l’impression d’hégémonie dont elle bénéficiait

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 318).

Quant à la façon d’opérer des combattants du GIA, mis à part les actions

d’éclat qui nécessitaient le concours de dizaines d’hommes, ils agissaient le

plus souvent en petits groupes mobiles et insaisissables (de trois à dix

hommes, maximum 20) ce qui leur permettait d’éviter une confrontation di-

recte avec l’armée (http://anglesdevue.canalblog.com/archives/2009/10/14/

15427135.html).

En outre, mieux que ses rivaux, le GIA a compris que le facteur économique

était déterminant pour la pérennité du régime. Dès lors, il a créé en 1993 en

son sein une section « destruction et sabotage économique » mettant ainsi

en exergue que son combat passait par l’affaiblissement des ressources du

pouvoir (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 319). Cela a jus-

tifié selon lui la destruction des infrastructures économiques car l’appareil

économique, notamment le secteur des hydrocarbures, constituait le princi-

pal obstacle au succès de la guérilla. Dès lors, loin d’être une organisation à

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la dérive, le GIA représentait la forme la plus achevée de la politique éradi-

catrice, version islamiste. A la surenchère du régime répondait la « guerre

totale » des émirs qui, faute de pouvoir le renverser, s’employaient du moins

à détruire ses ressources. Mené par des personnalités militaires plutôt que

religieuses, le djihad des émirs s’est dès lors installé dans la durée

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 320).

Ainsi que déjà développé supra (consid. 6.5.10), s’il semble ne pas y avoir

eu de territoires entièrement sous contrôle des groupes armés, la présence

de ceux-ci est néanmoins avérée et s’est manifestée de différentes façons

et en divers lieux. Ainsi l’espace le plus symbolique dans lequel ils étaient

présents se situait sans doute dans les anciens maquis du Front de libération

nationale qui avaient servi durant la guerre d’indépendance, sis dans les

montagnes et les forêts entourant les grandes villes algériennes. L’environ-

nement urbain était également très utilisé, notamment par les multiples

bandes armées qui disaient se rattacher au GIA. Dans ce cadre, leur pré-

sence était diffuse et volatile, les combattants, nés dans ces quartiers, con-

naissant parfaitement le dédale de ruelles, utilisé à la fois pour lancer des

attaques contre les forces de sécurité et pour échapper à leur riposte. Enfin,

ainsi que déjà évoqué (supra consid. 6.5.10), la littérature signale également

l’existence de zones dites « libérées », désignant certains lieux qui sem-

blaient être passés sous le contrôle des combattants armés et pour lesquels

ces derniers définissaient de nouveaux modes de vie et d’administration

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8 p. 30; 1.9 p. 43). Quant au

GIA plus spécifiquement, son émergence et sa rapide implantation dans la

Mitidja rétrécissaient considérablement le champ d’action des autres

groupes tel le MIA. En 1993 et 1994, le GIA a recruté à tout va et implanté

dans les montagnes avoisinantes de la ville de Lakhdaria et dans le Cons-

tantinois ses premiers maquis, en dépit de la présence du MIA et du MEI

(BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 323).

6.6.4 Niveau de logistique

En 1991-1992, le MIA, entre autres, a recherché des combattants aguerris

et professionnels. Il a ainsi attiré de nombreux candidats à la lutte, mais les

processus de sélection qu’il avait mis en place étaient longs et rigoureux

(recrutement graduel, enquête menée dans l’entourage, etc.). Dès lors, les

nombreux candidats au djihad déboutés par le MIA se sont rabattus sur les

bandes armées urbaines qui se rattachaient au GIA et accueillaient massi-

vement les jeunes combattants sympathisants islamistes qui se pressaient

dans ses rangs (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 p. 308;

1.8 p. 29; 1.95 p. 317). Plusieurs des combattants adhérant au GIA avaient

été des vétérans des moudjahidines afghans combattant les soviétiques

dans les années 1980 (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.27

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p. 15); le groupe a ainsi recruté des islamistes convaincus mais également

des éléments de la « pègre » algérienne. Voyous, alcooliques, délinquants,

repris de justice, etc. ont été fanatisés, « recyclés » et orientés vers le djihad

(pièces MPC 15-00-0125; 18-03-0290). Avant d’avoir une quelconque action

militaire et des objectifs politiques clairs, ces petits groupes menaient des

activités criminelles (racket à l’encontre des commerçants, de la population,

etc.) ce qui très souvent, a amené ces « recyclés » à devenir des guérilleros

d’une redoutable efficacité. (http://anglesdevue.canalblog.com/archives/

2009/10/14/15427135.html).

Les combattants étaient soumis à des rites de passage pour intégrer les

rangs des groupes armés ce qui assurait un engagement définitif pour les

exécutants (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9 p. 51). Dès lors,

au fur et à mesure du durcissement des fronts, le GIA a accumulé des res-

sources, renforcé ses structures opérationnelles et amélioré le recrutement

de ses combattants qui, du fait de leur idéologie absolue, étaient extrême-

ment unifiés (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.27 p. 16). Ainsi,

MARTINEZ relève-t-il: « alors que jusqu’en 1993, sous les coups de la répres-

sion, le GIA puisait une partie de ses ressources en hommes dans le vivier

des agglomérations de la Mitidja, des transformations liées à une plus

grande professionnalisation de son organisation élargissent sa base sociale

et régionale pour rapprocher ses maquisards de ceux de I’AIS » (BB.2017.9

- BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.8 p. 28 note de bas de page 89). Il apparaît

par contre qu’à l’inverse des autres groupes, les membres du GIA ne dispo-

saient pas d’un uniforme spécifique mais revêtaient un « look islamique »

avec crâne rasé, barbe et vêtements amples (pièce MPC 13-00-0087;

BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.95 p. 303). MARTINEZ souligne

également que les groupes armés n’ont pas uniquement eu besoin d’une

aide étrangère pour perdurer: ils trouvaient aussi dans leur environnement,

par le biais du racket de la population et des commerçants, les ressources

suffisantes, régulières et sans risque dont ils avaient besoin (BB.2017.9 -

BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.9 p. 64, 65).

6.6.5 Discipline nécessaire pour faire respecter les obligations fondamentales dé-

coulant de l’art. 3 Commun

Il apparaît clairement qu’au vu de l’idéologie du GIA et de sa manière de la

mettre en œuvre, le groupe ne remplit pas le critère relatif à l’obligation de

faire respecter les obligations fondamentales de l’art. 3 Commun.

6.6.6 Capacité du groupe de parler d’une seule voix

Durant la période incriminée, le GIA n’a procédé à aucune négociation, ni

discussion relative à un éventuel cessez-le-feu ou accord de paix. Il a en

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- 38 -

revanche été impliqué dans des pourparlers – qui sont restés vains – pour

tenter d’unifier les organisations dissidentes alors actives.

Cependant, parmi les différents groupes présents sur le territoire algérien, le

GIA a été, durant la période sous examen, le seul à émerger sur la scène

médiatique (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.7 p. 301; 1.95

p. 301). Il avait en effet une politique de communication structurée puisque

dès 1993, l’hebdomadaire El-Ansar publié à Londres faisait figure de porte-

parole du GIA. Ses deux éditeurs fonctionnaient également comme agents

de liaison pour le groupe et s’occupaient de ses communiqués, présentaient

chaque nouvel émir et rédigeaient des tracts idéologiques (pièce MPC 23-

00-0136). Les médias algériens et internationaux se sont d’ailleurs, durant

cette période, régulièrement fait l’écho des communiqués du groupe qu’ils

recevaient par courrier, respectivement vidéos, et par lesquels le GIA reven-

diquait les multiples attentats commis (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.21; 1.24; 1.26 p. 16; 1.27 p. 16; 1.28; 1.29 p. 195; 1.30; 1.57; pièce

MPC 14-00-0030).

6.7 Compte tenu des éléments qui précèdent, il faut donc admettre, notamment

à l’aune de l’art. 3 Commun que, pour la période considérée, contrairement

à ce qu’a retenu le MPC, le GIA remplissait les conditions d’un groupe armé.

6.8 Il en résulte que la condition du conflit armé non international en Algérie entre

janvier 1992 et janvier 1994 est réalisée. Dès lors, les art. 108 et 109 aCPM

sont en l’occurrence applicables, ce qui détermine la compétence des auto-

rités suisses. Il revient donc au MPC de compléter les investigations. Partant,

sur ce point les recours sont admis.

7. Même si l’admission de ce premier grief est propre à sceller le sort de la

cause, il convient de relever que les recours auraient de toute façon eu une

issue positive pour les raisons qui suivent.

7.1 Dans son ordonnance de classement, le MPC précise que les faits reprochés

au prévenu et objets de l’instruction concernent essentiellement des exécu-

tions extrajudiciaires, des disparitions forcées de prétendus opposants et

des actes de torture (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 2.1 p. 11).

Il souligne que lesdits actes de torture correspondraient aux infractions ré-

primées à l’art. 264a al. 1 let. f CP, entré en vigueur le 1er janvier 2011 dans

le cadre des nouvelles dispositions pénales en vue de la mise en œuvre du

Statut de Rome, mais que les faits sous enquête se seraient déroulés dans

les années 1992 à 1994 en Algérie. Le MPC écarte dès lors l’application de

l’art. 264a CP se fondant sur le principe de non-rétroactivité prévalant en

droit pénal.

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- 39 -

7.2

7.2.1 Selon l’art. 264a al. 1 let. f CP (sous le titre marginal « Torture »), est puni

d’une peine privative de liberté de cinq ans au moins quiconque, dans le

cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre la population

civile, inflige à une personne se trouvant sous sa garde ou sous son contrôle

de grandes souffrances ou porte gravement atteinte à son intégrité corporelle

ou à sa santé physique ou psychique.

Selon l’art. 101 al. 1 let. b CP, les crimes contre l’humanité au sens de

l’art. 264a al. 1 et 2 CP sont imprescriptibles. Si la question de l’imprescrip-

tibilité prévue par l’art. 101 al. 1 CP ne fait nul doute s’agissant des crimes

contre l’humanité commis postérieurement à l’entrée en vigueur en 2011 des

nouvelles dispositions pénales en vue de la mise en œuvre du Statut de

Rome, reste à déterminer le sort des actes antérieurs à ladite révision.

7.2.2 L’art. 2 CP détermine les conditions de l’application de la loi pénale dans le

temps. Il rappelle le principe général de la non-rétroactivité de la loi pénale

(art. 2 al. 1 CP) mais il prévoit aussi l’exception dite de la lex mitior, à savoir

l’application de la loi nouvelle aux actes commis avant son entrée en vigueur

si elle est plus favorable à l’auteur (art. 2 al. 2 CP). Les art. 388 à 390 CP

complètent l’art. 2 CP et règlent selon les mêmes principes de la non-rétroac-

tivité et de l’application de la lex mitior l’exécution des jugements, des peines

et des mesures, la prescription et la plainte (GAUTHIER, Commentaire ro-

mand, Code pénal I [ci-après: Commentaire romand CP I], 2009 no 9 ad art. 2

CP). Ainsi, s’agissant en particulier des dispositions du nouveau droit con-

cernant la prescription de l’action pénale et des peines et conformément à

l’art. 389 al. 1 CP, elles sont applicables également aux auteurs d’actes com-

mis ou jugés avant l’entrée en vigueur du nouveau droit si elles lui sont plus

favorables que l’ancien droit. L’article 389 CP réserve expressément toute

disposition contraire de la loi.

Or, une telle dérogation découle justement de l’art. 101 al. 3 CP s’agissant

de la prescription des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Cette disposition prévoit en effet que l’imprescriptibilité pour le génocide et

les crimes de guerre notamment s’applique si l’action pénale ou la peine

n’était pas prescrite le 1er janvier 1983 en vertu du droit applicable à cette

date. S’agissant des crimes contre l’humanité, l’imprescriptibilité est admise

si l’action pénale ou la peine n’était pas prescrite à l’entrée en vigueur de la

modification du 18 juin 2010 du présent code, en vertu du droit applicable à

cette date. Ainsi, les crimes contre l’humanité, parmi ceux-ci la torture

(art. 264a let. f cum art. 101 al. 1 let. b et 101 al. 3 CP) sont imprescriptibles

lorsqu’ils n’étaient pas encore prescrits au 1er janvier 2011 (ZURBRÜGG, Com-

mentaire bâlois, Droit pénal I, n° 23 ad art. 101 CP; cf. déclaration WIDMER-

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SCHLUMPF BO E 2009 p. 340). Dans ces cas, les nouvelles dispositions re-

latives à l’imprescriptibilité s’appliquent également aux actes commis avant

l’entrée en vigueur des comportements réprimés (TRECHSEL, Praxis Kom-

mentar, Schweizerisches Strafgesetzbuch, 3e éd. 2018, n° 2 ad art. 389 CP).

Les crimes imprescriptibles au sens de l’art. 101 al. 3 CP constituent une

exception au principe de la lex mitior et la règle s’applique dès lors indépen-

damment de dispositions relatives à la prescription plus favorables à l’auteur

(DUPUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MAZOU/RODIGARI, Petit Commentaire

Code pénal, 2e éd. 2017, n° 1 à 3 ad art. 389 CP).

En ce qui concerne la répression des actes de torture commis entre le 26 juin

1987 (date d’entrée en vigueur de la CCT pour la Suisse) et le 31 décembre

2006 (l’art. 6 al. 1 CP dans sa nouvelle teneur étant entré en vigueur le

1er janvier 2007; RO 2006 3459), il fallait alors se référer aux différentes

dispositions de droit commun telles que lésions corporelles graves (art. 122

CP), mise en danger de la vie ou de la santé d’autrui (art. 127 CP), contrainte

(art. 181 CP), séquestration et enlèvement (art. 183 CP), assassinat (art. 112

CP), etc. (MEMBREZ, La lutte contre l’impunité en droit suisse, compétence

universelle et crimes internationaux, 2e éd. 2015, p. 8 et 166).

7.3 Il s’agit alors de déterminer si la compétence de la Suisse était donnée pour

poursuivre des actes de torture commis, comme en l’espèce, avant 2011, à

l’étranger sans que l’auteur ou que la victime ne soit en Suisse.

7.3.1 Le principe de territorialité ancré à l’art. 3 CP et selon lequel la souveraineté

de l’Etat fonde son droit à soumettre à son pouvoir répressif quiconque aura

commis une infraction sur son territoire constitue la règle fondamentale du

rattachement pénal international (HARARI/LINIGER GROS, Commentaire ro-

mand CP I, nos 2 et 3 ad art. 3 CP). Lorsque l’acte a été commis à l’étranger

et que la compétence des autorités suisses ne peut être fondée sur l’art. 3

CP, les art. 4 à 7 CP créent également une compétence suisse sur la base

d’autres critères (DUPUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MAZOU/RODIGARI,

op. cit., n° 9 ad rem. prél. aux art. 3 à 8 CP). En particulier, l’art. 6 CP régit

la compétence des autorités suisses dans le cadre de crimes ou délits com-

mis à l’étranger, poursuivis en vertu d’un accord international. Ainsi, il ressort

de l’art. 6 CP que le CP est applicable à quiconque commet à l’étranger un

crime ou un délit que la Suisse s’est engagée à poursuivre en vertu d’un

accord international si l’acte est aussi réprimé dans l’Etat où il a été commis

ou que le lieu de commission de l’acte ne relève d’aucune juridiction pénale

et (let. a) si l’auteur se trouve en Suisse et qu’il n’est pas extradé (let. b).

7.3.2 L’art. 6 CP n’est applicable qu’en présence d’infractions commises à l’étran-

ger et revêt dès lors une valeur subsidiaire par rapport à l’art. 3 CP

(POPP/KESHELAVA, Commentaire bâlois Droit pénal I, 3e éd. 2013, nos 2 et

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12 ad art. 6 CP). Il suppose ensuite que la Suisse se soit engagée à pour-

suivre l’infraction considérée par le biais d’un accord international (DU-

PUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MAZOU/RODIGARI, op. cit., n° 3 ad art. 6

CP). Par ailleurs, l’art. 6 al. 1 CP prévoit d’une part le principe de la double

incrimination et exige d’autre part la présence en Suisse de l’auteur et que

son extradition ne soit pas possible (DUPUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MA-

ZOU/RODIGARI, op. cit., n° 4 et 5 ad art. 6). Dites conditions ne requièrent ici

pas de plus amples développements et sont remplies en l’espèce (cf. déci-

sion du Tribunal pénal fédéral BB.2011.140 du 25 juillet 2012 consid. 3.1 et

3.4).

En l’occurrence, les faits sous enquête ont eu lieu en Algérie exclusivement

et ne concernent que des ressortissants algériens, de sorte que l’art. 6 CP

paraît sous cet angle applicable. Au nombre des actes qui peuvent être pris

ici en considération, la torture entre notamment en ligne de compte. Or, la

Suisse a ratifié, en date du 26 juin 1987, la Convention du 10 décembre 1984

contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégra-

dants (CCT; RS 0.105). Quant à l’Algérie, elle est également liée par cette

Convention depuis le 12 octobre 1989. Tant la Suisse que l’Algérie étaient

donc liées par la CCT avant la période des faits sous enquête.

7.3.3 A teneur de l’art. 1 CCT la torture est définie comme « tout acte par lequel

une douleur ou des souffrances aigües, physiques ou mentales, sont inten-

tionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle

ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un

acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir

commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire

pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une

forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de

telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou tout

autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son con-

sentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux

souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes inhérentes à ces

sanctions ou occasionnées par elles ». L’art. 2 al. 1 CCT dispose que « tout

Etat partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et

autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient

commis dans tout territoire sous sa juridiction ». L’art. 4 al. 1 CCT pour sa

part précise que « tout Etat partie veille à ce que tous les actes de torture

constituent des infractions au regard de son droit pénal. Il en est de même

de la tentative de pratiquer la torture ou de tout acte commis par n’importe

quelle personne qui constitue une complicité ou une participation à l’acte de

torture ». Il en résulte que la CCT n’est pas d’applicabilité directe et la pour-

suite d’actes sur cette base n’est possible que par leur rattachement à une

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disposition de droit suisse qui permettrait de mettre en œuvre la convention

(FF 1985 III 273 p. 287; MÖHLENBECK, Das absolute Folterverbot, 2007,

p. 45).

7.3.4 En l’espèce, le MPC instruit depuis novembre 2011 une procédure contre

Nezzar pour des actes commis dans le cadre du conflit interne algérien. Ce-

lui-ci, en sa qualité de Ministre de la défense, aurait joué un rôle crucial dans

la commission d’infractions perpétrées au cours de cette période en Algérie

entre 1992 et début 1994 en ordonnant, participant et instiguant à l’utilisation

massive de la torture, meurtres et disparitions forcées de prétendus oppo-

sants, membres ou non des guérillas islamistes (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 2.1 p. 2 s.). Au vu de l’instruction menée par le MPC à ce

jour et par rapport aux éléments sous enquête, il se peut notamment que des

actes d’assassinat (art. 112 CP) – seule infraction non encore prescrite

(art. 97 al. 1 let. a CP) – aient été commis. Il convient d’examiner si les com-

portements investigués qui correspondent à des assassinats peuvent légiti-

mement être qualifiés de torture au sens de l’art. 1 CCT.

7.3.4.1 L’assassinat est une forme qualifiée d’homicide intentionnel et se distingue

du meurtre ordinaire régi à l’art. 111 CP par le caractère particulièrement

répréhensible de l’acte (ATF 118 IV 122 consid. 2b et références citées).

En effet, à teneur de l’art. 112 CP, il y a assassinat « si le délinquant a tué

avec une absence particulière de scrupules, notamment si son mobile, son

but ou sa façon d’agir est particulièrement odieux ». Il ne s’agit toutefois

que d’exemples et, de façon générale, agit de la sorte celui qui montre une

absence significative de scrupules quant à l’aspect éthique de son compor-

tement et s’attaque avec égoïsme et mépris à la vie (arrêt du Tribunal fé-

déral 6B_355/2015 du 22 février 2016 consid. 1.1 et références citées;

HURTADO POZO/ILLANEZ, in Commentaire romand, Code pénal II [ci-après:

Commentaire romand CP II], 2017, nos 6 et 10 ad art. 112 CP). Le Tribunal

fédéral a par exemple retenu l’absence particulière de scrupules à l’en-

contre d’un délinquant qui a assassiné un juge dans le seul but de désta-

biliser l’Etat (ATF 117 IV 369), à l’encontre d’une mère qui a noyé son en-

fant dans une baignoire pour se venger de son mari en le privant de son

fils et pour lui en empêcher la garde (arrêt du Tribunal fédéral 6B_719/2009

du 3 décembre 2009) ou encore à l’encontre d’un groupe de jeunes ayant

tué un homme après lui avoir fait subir d’atroces souffrances durant plu-

sieurs heures (arrêt du Tribunal fédéral 6B_762/2009 et 6B_751/2009 du

4 décembre 2009). Par ailleurs, une façon d’agir particulièrement odieuse

se caractérise notamment par le fait que l’auteur torture sa victime avant

de la supprimer, et fait preuve d’un sadisme ou d’une cruauté particulière

en lui infligeant des souffrances physiques ou psychiques aigües (arrêt du

Tribunal fédéral 6P.49/2006 et 6S.102/2006 du 6 avril 2006 consid. 6.1 et

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références citées; DUPUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MAZOU/RODIGARI,

op. cit., n° 18 ad art. 112 CP). La manière d’agir concerne les circonstances

et les moyens que l’assassin exploite pour tuer sa victime et est, par

exemple, particulièrement odieuse lorsque l’auteur torture ou trahit la vic-

time (HURTADO POZO/ILLANEZ, op. cit., n° 14 ad art. 112 CP).

7.3.4.2 Le Comité des Nations Unies contre la torture (ci-après: CAT) s’est vu con-

fronté à la question de la réparation morale des proches de victimes tortu-

rées à mort. Il s’agissait d’une affaire argentine et les faits objets de l’arrêt

ayant eu lieu avant l’entrée en vigueur de la CCT pour l’Argentine, le CAT

n’est pas entré en matière et n’a dès lors pas tranché la question au fond

(arrêt du Comité contre la torture O.R., M.M., and M.S. c. Argentine, Com-

munications CAT n° 1, 2 and 3/1988 du 22 novembre 1988 consid. 2.4).

Dans le domaine plus spécifique de la peine de mort, le CAT a estimé que

la méthode d’exécution pouvait être assimilée en soi, à une torture ou à un

mauvais traitement au sens de la Convention, notamment avec la lapida-

tion comme méthode d’exécution (Association pour la Prévention de la Tor-

ture et Center for Justice and International Law, La torture en droit interna-

tional, guide de jurisprudence, https://www.apt.ch/content/files_res/juris-

prudenceguidefrench.pdf, 2009, p. 41; arrêt du Comité contre la torture

A.S. c. Suède, Communication CAT n° 149/1999 du 24 novembre 2000).

7.3.4.3 Pour sa part, le Tribunal fédéral a retenu l’assassinat au sens de l’art. 112

CP à l’encontre d’une mère ayant infligé la mort par tortures à son propre

enfant qualifiant les faits de gravissimes, odieux et révoltants (arrêt du Tri-

bunal fédéral 6S.145/2003 du 13 juin 2003 consid. 4.3). Tel a aussi été le

cas lorsque l’auteur s’en est pris à une femme très âgée et qu’il s’est

acharné sur elle de manière odieuse et cruelle durant de nombreuses mi-

nutes, l’ayant frappée à de multiples reprises et grièvement torturée avant

de l’étrangler et de l’étouffer avec un coussin (arrêt du Tribunal fédéral

6B_1307/2015 du 9 décembre 2016 consid. 2.2). Dans certains cas, la ju-

risprudence suisse a également admis la qualité pour recourir de la partie

plaignante, lorsque les actes dénoncés sont susceptibles de tomber sous

le coup des dispositions prohibant les actes de torture et autres peines ou

traitements cruels ou dégradants, citant notamment la CCT (arrêt du Tribu-

nal fédéral 1B_729/ 2012 du 28 mai 2013 consid. 2.1). Elle a ainsi retenu

que tel était notamment le cas lorsque l’intéressé est décédé des suites

d’un traitement prétendument inapproprié (ATF 138 IV 86 consid. 3.1.1 et

3.1.2).

7.3.4.4 Il découle de ce qui précède que si tous les assassinats ne résultent pas

d’actes de torture et qu’inversement tous les actes de torture ne mènent

pas au décès, certains agissements également punissables sous l’angle

de l’assassinat constituent aussi des actes de torture. Ainsi, lorsque des

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victimes sont décédées des suites de la torture infligée par l’auteur, l’infrac-

tion d’assassinat pourrait être retenue comme une forme ultime de torture,

en raison de la façon d’agir particulièrement odieuse (supra con-

sid. 7.3.4.1).

7.3.5 En l’espèce, les parties plaignantes décrivent dans leurs dépositions des

mauvais traitements, des séquestrations, mais également des disparitions et

des meurtres. A propos d’un épisode au camp, le témoin E. a notamment

déclaré durant son audition « je sais [que la sécurité militaire] a torturé

comme d’autres services. Je le dis parce que j’en ai été témoin en particulier

le 25 février 1993 au camp [Aï]n M’guel. (…). Les gendarmes cagoulés ont

investi le camp avec des matraques et des barres de fer. Ils frappaient au

hasard après nous avoir disposés en ligne (…). L’officier de la sécurité mili-

taire est ensuite arrivé avec une liste et a commencé à appeler certaines

personnes dont je peux encore vous citer les noms, il s’est ensuite passé ce

que j’ai écrit dans mon livre. J’ai également été appelé. On m’a couché de-

vant le portail puis écrasé la tête dans le sable. Ensuite, on nous a mis en

file indienne pour aller du portail jusqu’à une tente installée près du dortoir

des soldats. Sur le trajet il y avait des gendarmes cagoulés de chaque côté

qui nous frappaient quand on passait. (…) Ils m’ont frappé jusqu’à évanouis-

sement avec des barres de fer, gourdins, matraques mais pas avec la crosse

de leur arme. J’ai cru que j’allais perdre la vue. (…). Les 600 détenus (…)

ont été tabassés pendant à peu près quatre heures. » (pièce MPC 12-10-

0009). Concernant d’autres actes de torture, il a précisé qu’il s’agissait par

exemple du « fait d’être suspendu et menotté en l’air à la grille de la cellule

torse nu puis fouetté et tabassé avec un tuyau (…) » disant lui-même avoir

subi un tel traitement (pièce MPC 12-10-0019). S’agissant de sa situation, le

recourant C. a déclaré dans son audition « ça a dégénéré en insultes et on

m’a descendu dans une petite chambre qui faisait 2m sur 1 dans laquelle se

trouvait une chaise longue en bois avec deux sangles. Il y avait un sceau et

un robinet à côté. On m’a forcé à m’allonger et on m’a sanglé. On m’a mis

une serpillère sur le visage et on m’a balancé de l’eau sale en me tenant la

tête très fortement. J’ai eu l’impression de mourir. Je n’arrivais plus à respi-

rer. On m’a dit que si j’avais quelque chose à dire, je devais lever le petit

doigt. Je vomissais de l’eau, surtout quand on s’est assis sur mon ventre »

(pièce MPC 12-11-0017). Dits témoignages sont par ailleurs corroborés par

de multiples articles de presse et ouvrages décrivant la situation en Algérie

dans les années 90 (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 1.3 p. 2,

5 ss; 1.11 p. 270; 1.29 p. 113, 197; 1.95 p. 96, 98, 101). En particulier, un

rapport d’Amnesty International relatant la dégradation des droits de

l’homme sous l’état d’urgence en Algérie décrit les méthodes de torture com-

prenant « les coups, souvent avec des bâtons, des fils de fer, des ceintures

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ou des manches à balai sur toutes les parties du corps; les brûlures de ciga-

rette; l’arrachage des ongles; l’insertion de bouteilles ou autres objets dans

l’anus; le « chiffon » (nashshaf), méthode où la victime est attachée à un

banc et à moitié étouffée par un chiffon imbibé d’eau sale et de produits chi-

miques; enfin les chocs électriques » (BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11

act. 1.3 p. 6; 1.11 p. 270; 1.95 p. 79 note de bas de page no 68). Il ressort de

l’audition du recourant B. que ce dernier témoigne « pour les gens qui sont

morts sous la torture », précisant par ailleurs « j’ai la liste des gens de mon

village des gens qui sont morts, après avoir été amenés à la gendarmerie.

Sans parler des gens qu’on a arrêté le matin et qu’on a tout de suite exécu-

tés » (pièce MPC 12-01-0009). S’agissant également des exécutions, le té-

moin F. a précisé « C’était une période de violence extrême, il n’y avait pas

plus violent que ça. Je n’aurais jamais cru assister à de tels actes de barba-

rie. (…) Un fourgon ou une voiture banalisée venait chercher des hommes

rentrant du travail, les arrêtait et les amenait dans un centre de torture. Ils

les déshabillaient, prenaient leurs passeports et brûlaient ceux-ci, ce qui vou-

lait bien dire que les gens ne ressortiraient pas. Ils les mettaient dans des

petits cachots comme des bêtes sauvages. J’entendais leurs cris. Quand la

personne était pratiquement ʺfinieʺ, on l’amenait dans la forêt et on lui tirait

une balle dans la nuque. (…). Dans chaque secteur, (…) il y avait les mêmes

symptômes: la torture et les exécutions sommaires ». « L’objectif de ces mis-

sions était juste de tuer le maximum. Militant du FIS ou pas, il fallait semer

la terreur. Il fallait exécuter ces gens. La plupart des gens que j’ai vu entrer

ne sont jamais sortis. L’objectif était d’essayer d’obtenir dans un premier

temps des informations, mais en ayant d’emblée dans l’idée d’exécuter des

gens » (pièce MPC 12-03-0010). D’ailleurs, dans la décision entreprise, le

MPC admet lui aussi que l’instruction a permis de mettre en lumière la com-

mission d’actes de torture par des organes de l’Etat algérien dans les insti-

tutions de sécurité ou des centres de détention (BB.2017.9 - BB.2017.10 -

BB.2017.11 act. 2.1 p. 18).

7.3.6 Ainsi, on ne peut exclure in casu que des assassinats aient été la consé-

quence ultime des actes de torture infligés aux victimes. L’ensemble des

pièces au dossier renforce les soupçons quant aux innombrables infractions

commises au cours de la période sous enquête. Dans la mesure où les as-

sassinats commis ne seraient pas prescrits (art. 112 CP en lien avec l’art. 97

al 1 let. a CP; supra consid. 7.2.2), cela a également pour conséquence

qu’en vertu de l’art. 101 al. 3 CP, les crimes de torture sous examen punis

par des dispositions pénales en vigueur au moment des faits et non prescrits

à la date précitée (supra consid. 7.2.2), sont devenus imprescriptibles. Ces

infractions devant être poursuivies d’office, elles devaient dès lors faire l’ob-

jet des investigations du MPC. Il en résulte qu’en vertu du principe in dubio

pro duriore prévalant à ce stade de la procédure, le MPC ne pouvait écarter

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d’emblée l’art. 264a let. f CP (ATF 138 IV 86 consid. 4.1.1).

7.4

7.4.1 A teneur de l’art. 264a CP, les infractions énumérées en son al. 1 constituent

des crimes contre l’humanité à condition qu’elles aient été commises dans

le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre la popu-

lation civile (FF 2008 3461, p. 3516). Une telle attaque procède générale-

ment d’une stratégie, de la politique d’un Etat ou d’une organisation (DU-

PUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MAZOU/RODIGARI, op. cit., n° 7 ad art. 264a

CP). L’attaque doit être générale, c’est-à-dire qu’elle se distingue par son

envergure ou systématique, auquel cas elle se distingue par son degré d’or-

ganisation (FF 2008 3461, p. 3517; DUPUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/

MAZOU/RODIGARI, op. cit., n° 8 ad art. 264a CP). Dite attaque est lancée

contre la population civile. En d’autres termes, il suffit que l’auteur ait fait une

seule victime indépendamment de sa nationalité tant que l’action s’inscrit

dans le contexte plus large d’une attaque généralisée ou systématique

(FF 2008 3461, p. 3515; DUPUIS/MOREILLON/PIGUET/BERGER/MAZOU/

RODIGARI, op. cit., n° 9 ad art. 264a CP).

7.4.2 En l’espèce, au vu des investigations du MPC, les caractéristiques susmen-

tionnées et nécessaires à l’application de l’art. 264a CP ne peuvent être

niées. En effet, tant sur le point du niveau d’organisation que s’agissant du

nombre de victimes, dite attaque semble généralisée et systématique. Il res-

sort de l’audition du témoin G., questionné par Me Chervaz, que la torture

serait devenue une pratique systématique dès les premiers dossiers traités

après 1992. Il précise: « Je me souviens de personnes défendues en mars

1992 qui toutes rapportaient avoir été torturées en particulier celles déférées

devant les juridictions militaires, qui étaient alors considérées comme plus

fiables que les juridictions civiles. Sur question, le modus operandi était le

même en ce qui concerne la pratique de la torture, la durée de la détention,

les méthodes de transfert et d’arrestation. On avait le sentiment qu’il y avait

une sorte de canevas pour les pratiques de la torture, avec toujours la même

escalade de gravité des méthodes (coups, chiffons, électricité, brûlures par

cigarette, etc.) » (pièce MPC 12-09-0025). Les témoins relèvent par ailleurs

que les forces de l’ordre s’en prenaient indistinctement à toute la population

« militants du FIS ou pas » (pièce MPC 12-03-0009).

7.4.3 Il découle de ce qui précède que les faits objets de l’enquête pourraient avoir

été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée

contre la population civile au sens de l’art. 264a CP.

7.4.4 S’agissant de l’aspect subjectif de ladite infraction, il est généralement admis

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que tout criminel contre l’humanité doit avoir agi en connaissance de l’at-

taque (GARIBIAN, Commentaire romand CP II, no 18 ad art. 264a CP). En

l’espèce, il ne fait aucun doute que Nezzar était conscient des actes commis

sous ses ordres. Il ressort notamment de l’audition du recourant C. que

« Nezzar était partout à la fois. Par exemple, lorsqu’il est allé en Allemagne

voir H., il lui a demandé d’assassiner deux dirigeants du FIS, ce qui montre

bien que c’était lui qui prenait les décisions » (pièce MPC 12-11-0021).

7.5 Comme développé supra (consid. 7.3.4.1 ss), lorsque des victimes sont dé-

cédées des suites de la torture infligée par l’auteur, on ne peut exclure qu’en

l’occurrence l’infraction d’assassinat pourrait être retenue. Tel est également

le cas lorsque ces actes n’ont pas été commis dans notre pays mais qu’une

compétence universelle de la Suisse est fondée sur l’art. 6 CP en lien avec

la CCT.

Il découle de ce qui précède que compte tenu de la CCT et du fait que les

infractions d’assassinat ne sont, comme on vient de le voir, à ce jour toujours

pas prescrites et qu’elles se sont inscrites dans un contexte dirigé de ma-

nière généralisée également contre la population civile, le MPC aurait dû in

casu examiner si l’infraction de torture, respectivement d’assassinat, pouvait

être reprochée à Nezzar. Il ne l’a pas fait. A ce titre, vu le principe in dubio

pro duriore prévalant à ce stade de la procédure, rendre une ordonnance de

classement est précipité.

8. Des éléments qui précèdent, il appert que la question de savoir si l’art. 318

al. 2 CPP a été en l’occurrence violé est devenue sans objet.

9. Il en résulte que les recours sont admis et la cause renvoyée au MPC pour

complément d’instruction au sens des considérants.

10. Les demandes d’assistance judiciaires sont devenues sans objet.

11. Vu l’issue de la procédure, les intimés qui succombent se voient mettre les

frais à charge (art. 428 al. 1 CPP), lesquels devraient, en application des

art. 5 et 8 al. 1 du règlement du Tribunal pénal fédéral du 31 août 2010 sur

les frais, émoluments, dépens et indemnités de la procédure pénale fédérale

(RFPPF; RS 173.713.162), être fixés à CHF 4’000.--. Dans la mesure où les

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frais ne peuvent être imputés au MPC (art. 428 al. 4 et 423 al. 1 CPP; déci-

sion du Tribunal pénal fédéral BB.2016.325 du 20 décembre 2016 consid. 7

et références citées), les frais sont finalement arrêtés à CHF 2’000.-- et sont

mis à la charge de Nezzar.

12. La partie qui obtient gain de cause a droit à une indemnité pour les dépenses

occasionnées par l’exercice raisonnable de ses droits de procédure (art. 433

al. 1 let. a CPP, applicable par renvoi de l’art. 436 CPP; décision du Tribunal

pénal fédéral BB.2014.63 du 20 juin 2014). L’art. 12 al. 1 RFPPF prévoit que

les honoraires des avocats sont fixés en fonction du temps effectivement

consacré à la cause et nécessaire à la défense de la partie représentée. Me

Chervaz a déposé une note d’honoraire pour ses deux clients d’un montant

total de CHF 16’596.00, TVA comprise (BB.2017.10 - BB.2017.11 act. 14.1).

Quant à Me Bayenet, il a fait valoir pour son activité un montant total de

CHF 9’720.00, toute taxe comprise (BB.2017.9 act. 14.1).

Tous deux retiennent un tarif horaire de CHF 300.--. Or, de pratique cons-

tante, l’autorité de céans prend en considération un montant horaire de

CHF 230.-- (arrêt du Tribunal pénal fédéral BB.2012.8 du 2 mars 2012 con-

sid. 4.2). Sous cet angle, les notes d’honoraire doivent être réduites. Par ail-

leurs, Me Chervaz invoque quelque 35 heures pour la rédaction des recours

et Me Bayenet 20 heures de ce chef; le premier alléguant de plus avoir con-

sacré 14 heures, et le second 10 heures, pour l’écriture de la réplique. Il

convient néanmoins de relever que tant les trois recours que les trois ré-

pliques sont en tout point identiques. Dès lors, il sera considéré que seul un

acte de chaque a été rédigé. Le total des heures invoqué pour leur rédaction

sera donc adapté en conséquence. Compte tenu de la difficulté et de l’am-

pleur de la cause, il y a lieu de reconnaître en tout 45 heures pour la confec-

tion du recours et de la réplique, ce qui équivaut à un total de CHF 10’350.-

-. Ce montant sera attribué pour un tiers à Me Bayenet et le solde à Me Cher-

vaz.

En outre, seul ce dernier a indiqué avoir consacré 4 heures pour des entre-

tiens avec ses deux clients. Dans la mesure où les recours n’évoquent pas

des situations différentes pour chacun des recourants, il y a lieu d’admettre

uniquement une heure d’entretien par client, soit un montant global de CHF

460.--.

Enfin, en ce qui concerne l’envoi des écritures, seul Me Chervaz indique

avoir déboursé CHF 36.-- le 16 janvier 2017 et autant pour l’envoi des ré-

pliques le 17 mars 2017. Ces montants sont admis.

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Partant, C. se voit attribuer un montant total de CHF 3’450.-- (TVA incluse)

à titre d’indemnité pour l’activité de son avocat. Pour celle de Me Chervaz

une indemnité globale de CHF 7’432.-- (TVA incluse) sera versée pour moitié

chacun à A. et B.. Ces montants sont mis à la charge solidaire du MPC et de

Nezzar.

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Par ces motifs, la Cour des plaintes prononce:

1. Les recours BB.2017.9 - BB.2017.10 - BB.2017.11 sont joints.

2. Les recours sont admis.

3. L’ordonnance du Ministère public de la Confédération du 4 janvier 2017 est

annulée.

4. La cause est renvoyée au Ministère public de la Confédération à charge pour

lui de compléter l’instruction au sens des considérants.

5. Les demandes d’assistance judiciaires sont devenues sans objet.

6. Un émolument judiciaire de CHF 2’000.-- est mis à la charge de Khaled Nez-

zar.

7. C. se voit attribuer un montant total de CHF 3’450.-- à titre d’indemnité pour

l’activité de son avocat. Pour celle de Me Chervaz une indemnité globale de

CHF 7’432.-- sera versée pour moitié chacun à A. et B.. Ces montants sont

mis à la charge solidaire du Ministère public de la Confédération et de Khaled

Nezzar.

Bellinzone, le 5 juin 2018

Au nom de la Cour des plaintes

du Tribunal pénal fédéral

Le président: La greffière:

Distribution

- Me Damien Chervaz

- Me Pierre Bayenet

- Ministère public de la Confédération

- Me Jacques Michod et Me Magali Buser

Indication des voies de recours

Il n’existe pas de voie de recours ordinaire contre la présente décision.