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G G u u y y d d e e P P o o u u r r t t a a l l è è s s D D E E U U X X C C O O N N T T E E S S D D E E F F É É E E S S P P O O U U R R L L E E S S G G R R A A N N D D E E S S P P E E R R S S O O N N N N E E S S 1 1 9 9 1 1 7 7 é é d d i i t t é é p p a a r r l l a a b b i i b b l l i i o o t t h h è è q q u u e e n n u u m m é é r r i i q q u u e e r r o o m m a a n n d d e e e e b b o o o o k k s s - - b b n n r r . . c c o o m m

DDEEUUUXXX T CCCOOONNNTTEEESSS DDDEEE … · avec la petite Espagnole, une effrontée gamine dont la fenêtre s’ouvrait en face de celle du sage. Quelque gitane, bien ... Mais sou-vent,

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Table des matiegraveres

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE 3

LA PAUTON 46

CHAPITRE PREMIER DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET

DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute 46

CHAPITRE SECOND DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN

FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON 54

CHAPITRE TROISIEgraveME DE LrsquoARBRE DE SCIENCE

ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS60

CHAPITRE QUATRIEgraveME DE LrsquoAMOUR ET DE SES

MISEgraveRES 66

CHAPITRE CINQUIEgraveME DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET

DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT 74

Ce livre numeacuterique 76

Et ceci se passait dans des temps tregraves anciens

avant la grande guerrehellip

helliphellip

agrave

O S

ndash 3 ndash

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE

Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit

Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete

apocirctre de la Veacuteriteacute

Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes an-

glaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans

une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grima-

ccedilaient des singes et que peuplaient de leurs imper-

tinences criardes des perroquets

Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine

portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vi-

vait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de

comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le

respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma

Vichnou et Ccediliva ceux de sa femme

Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-

dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-

dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de

douze ans environ entra comme sous-comptable

dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut

ndash 4 ndash

heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais

comme il eacutetait grandement curieux des choses de

lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le

dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-

nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-

cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour

avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il

se procura les traductions en langue anglaise des

philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees

passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-

racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-

ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans

un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et

preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair

aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de

cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le

silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de

trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois

encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du

nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et

lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme

qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale

par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui

arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle

aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job

laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait

ndash 5 ndash

drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-

lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne

dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un

amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha

aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-

venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il

devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere

mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant

pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-

ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-

pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-

seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les

avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-

core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que

peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du

mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute

que rarement des sujets de meacutecontentement Mais

jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres

ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe

et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous

ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux

connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-

rent des sages Avec votre permission je vous dis

ndash 6 ndash

adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction

chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain

bateau de la Malle Royale raquo

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que

Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une

jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune

de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura

et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-

cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-

sages avec un œil au milieu du front Mais les trois

fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le

plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu

Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se

disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle

agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-

miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-

barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave

il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux

sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa

force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-

tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel

drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute

de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer

un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de

la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait

laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

Table des matiegraveres

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE 3

LA PAUTON 46

CHAPITRE PREMIER DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET

DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute 46

CHAPITRE SECOND DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN

FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON 54

CHAPITRE TROISIEgraveME DE LrsquoARBRE DE SCIENCE

ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS60

CHAPITRE QUATRIEgraveME DE LrsquoAMOUR ET DE SES

MISEgraveRES 66

CHAPITRE CINQUIEgraveME DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET

DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT 74

Ce livre numeacuterique 76

Et ceci se passait dans des temps tregraves anciens

avant la grande guerrehellip

helliphellip

agrave

O S

ndash 3 ndash

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE

Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit

Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete

apocirctre de la Veacuteriteacute

Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes an-

glaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans

une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grima-

ccedilaient des singes et que peuplaient de leurs imper-

tinences criardes des perroquets

Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine

portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vi-

vait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de

comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le

respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma

Vichnou et Ccediliva ceux de sa femme

Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-

dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-

dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de

douze ans environ entra comme sous-comptable

dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut

ndash 4 ndash

heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais

comme il eacutetait grandement curieux des choses de

lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le

dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-

nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-

cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour

avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il

se procura les traductions en langue anglaise des

philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees

passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-

racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-

ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans

un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et

preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair

aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de

cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le

silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de

trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois

encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du

nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et

lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme

qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale

par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui

arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle

aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job

laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait

ndash 5 ndash

drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-

lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne

dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un

amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha

aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-

venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il

devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere

mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant

pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-

ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-

pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-

seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les

avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-

core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que

peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du

mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute

que rarement des sujets de meacutecontentement Mais

jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres

ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe

et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous

ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux

connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-

rent des sages Avec votre permission je vous dis

ndash 6 ndash

adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction

chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain

bateau de la Malle Royale raquo

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que

Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une

jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune

de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura

et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-

cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-

sages avec un œil au milieu du front Mais les trois

fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le

plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu

Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se

disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle

agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-

miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-

barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave

il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux

sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa

force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-

tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel

drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute

de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer

un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de

la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait

laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 3 ndash

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE

Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit

Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete

apocirctre de la Veacuteriteacute

Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes an-

glaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans

une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grima-

ccedilaient des singes et que peuplaient de leurs imper-

tinences criardes des perroquets

Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine

portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vi-

vait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de

comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le

respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma

Vichnou et Ccediliva ceux de sa femme

Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-

dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-

dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de

douze ans environ entra comme sous-comptable

dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut

ndash 4 ndash

heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais

comme il eacutetait grandement curieux des choses de

lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le

dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-

nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-

cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour

avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il

se procura les traductions en langue anglaise des

philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees

passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-

racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-

ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans

un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et

preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair

aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de

cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le

silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de

trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois

encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du

nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et

lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme

qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale

par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui

arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle

aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job

laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait

ndash 5 ndash

drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-

lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne

dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un

amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha

aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-

venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il

devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere

mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant

pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-

ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-

pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-

seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les

avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-

core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que

peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du

mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute

que rarement des sujets de meacutecontentement Mais

jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres

ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe

et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous

ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux

connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-

rent des sages Avec votre permission je vous dis

ndash 6 ndash

adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction

chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain

bateau de la Malle Royale raquo

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que

Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une

jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune

de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura

et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-

cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-

sages avec un œil au milieu du front Mais les trois

fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le

plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu

Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se

disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle

agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-

miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-

barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave

il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux

sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa

force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-

tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel

drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute

de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer

un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de

la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait

laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

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Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 4 ndash

heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais

comme il eacutetait grandement curieux des choses de

lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le

dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-

nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-

cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour

avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il

se procura les traductions en langue anglaise des

philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees

passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-

racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-

ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans

un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et

preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair

aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de

cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le

silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de

trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois

encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du

nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et

lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme

qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale

par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui

arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle

aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job

laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait

ndash 5 ndash

drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-

lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne

dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un

amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha

aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-

venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il

devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere

mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant

pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-

ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-

pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-

seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les

avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-

core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que

peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du

mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute

que rarement des sujets de meacutecontentement Mais

jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres

ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe

et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous

ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux

connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-

rent des sages Avec votre permission je vous dis

ndash 6 ndash

adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction

chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain

bateau de la Malle Royale raquo

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que

Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une

jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune

de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura

et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-

cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-

sages avec un œil au milieu du front Mais les trois

fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le

plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu

Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se

disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle

agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-

miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-

barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave

il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux

sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa

force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-

tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel

drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute

de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer

un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de

la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait

laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 5 ndash

drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-

lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne

dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un

amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha

aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-

venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il

devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere

mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant

pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-

ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-

pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-

seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les

avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-

core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que

peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du

mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute

que rarement des sujets de meacutecontentement Mais

jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres

ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe

et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous

ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux

connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-

rent des sages Avec votre permission je vous dis

ndash 6 ndash

adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction

chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain

bateau de la Malle Royale raquo

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que

Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une

jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune

de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura

et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-

cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-

sages avec un œil au milieu du front Mais les trois

fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le

plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu

Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se

disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle

agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-

miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-

barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave

il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux

sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa

force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-

tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel

drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute

de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer

un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de

la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait

laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 6 ndash

adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction

chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain

bateau de la Malle Royale raquo

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que

Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une

jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune

de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura

et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-

cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-

sages avec un œil au milieu du front Mais les trois

fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le

plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu

Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se

disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle

agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-

miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-

barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave

il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux

sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa

force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-

tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel

drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute

de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer

un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de

la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait

laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

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mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 7 ndash

esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un

simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-

sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee

un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la

pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-

fini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette

terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et

souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-

rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-

clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence

jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-

nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit

laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est

arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour

faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant

ramasser soit un coquillage soit un oignon mais

tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-

jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote

ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur

qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 8 ndash

comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui

semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer

Le paquebot essuya une violente mousson depuis

Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-

ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne

Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux

abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins

illustres en apercevant la grande mer classique qui

avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait

Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples

ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero

avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des

beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash

nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il

voyageait pour eacutetudier les hommes et non des

paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des

Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse

disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du

corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des

chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce

aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il

put se faire entendre en un napolitain honorable et

selon la coutume de son pays entra poliment en

conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait

quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 9 ndash

sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient

des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter

et que les demoiselles lui importaient peu parce

qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout

en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni

la passerelle du commandant car il savait agrave quoi

srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-

chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo

Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait

pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux

de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais

non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays

de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua

pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave

cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-

tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-

merccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de

la ville sur les bords du Tage La plus belle partie

de son temps srsquoenvolait en promenades savou-

reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-

tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-

diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-

tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il

trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa

vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 10 ndash

faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-

faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce

qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-

cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et

dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-

ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux

disciplines philosophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle

avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine

dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage

Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere

pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et

riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses

eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-

dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole

Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir

agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-

deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee

et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta

drsquoune petite main rapide et froide tout en disant

laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta

tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo

Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave

Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 11 ndash

sit Londres pour but de son voyage Un navire le

reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il

retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de

lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs

de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur

histoire et Gualtero les instruisit des choses de

lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient

avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de

leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-

vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient

le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir

Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole

qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil

et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte

comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans

ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait

rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc

pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette

penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-

ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni

un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du

monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-

rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait

qursquoagrave demi

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 12 ndash

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-

bonne est la plus belle ville du monde et les An-

glais de Calcutta en disaient autant de Londres

Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-

tugaise mais dans le secret de son cœur il don-

nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour

Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y

eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard

opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la

tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein

drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait

lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et

deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle

qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien

sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et

beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et

se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues

de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et

Gualtero put faire quelques promenades Il visita le

Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-

reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 13 ndash

jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-

rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le

Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-

chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses

caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il

nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa

chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy

tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du

bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au

Jardin Zoologique Il faisait de longues stations

dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait

dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-

taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses

grandes oreilles en feuilles de choux agitait son

eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais

geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-

tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-

garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les

singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil

se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris

qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se

promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-

fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je

suis maintenant un vrai philosophe se disait-il

jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 14 ndash

de besoins le meacutepris des richesses une morale

supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis

donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-

gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou

un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave

cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les

biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour

meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire

qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-

gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-

reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement

agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-

lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-

tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-

fois car il avait des rhumatismes il avait perdu

plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant

chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait

agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce

que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui

est un joli quartier ensuite parce que le dit patron

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 15 ndash

lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero

pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise

qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance

dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait

Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un

client il remarqua de nombreux groupes de loyaux

sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades

en plein vent en haut desquelles discouraient des

hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere

estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-

ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes

fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre

temps en vaines paroles car la fin du monde ap-

proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel

tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-

versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera

pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et

ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer

tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de

temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers

Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-

pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui

ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est

un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un

Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 16 ndash

ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et

autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-

tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une

longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et

sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste

et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par

les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes

sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous

pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et

mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un

groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-

pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-

pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi

ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-

gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-

der pour lui seul la connaissance Eh parbleu

non cent fois non De cet instant preacutecis date son

apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-

maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-

trade y grimpa et commenccedila de parler en

srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits

enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable

laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 17 ndash

vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes

amis on vous trompe on vous leurre de faux es-

poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie

lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous

elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce

lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la

tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de

Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct

puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et

Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un

contradicteur Rien que de bonnes figures atten-

tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait

se reformait Au premier rang un vieillard immo-

bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le

philosophe jetait un regard vers les harangueurs

voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un

meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus

sonore et comme provocante Il commenccedila de

srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au

dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-

tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-

tion en devinrent plus profondes et comme plus

joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-

tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-

peau de soie par exemple quel encouragement

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 18 ndash

Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses

livres y prenait des textes les deacuteveloppait les

commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase

pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations

de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc

qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le

fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-

bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister

agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent

dans cette noble fiegravevre Cependant en certains

mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-

gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se

vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute

agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par

la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-

nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-

gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun

geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de

reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez

son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude

laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-

losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-

porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu

les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 19 ndash

est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous

vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais

paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-

plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te

semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli

speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus

drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au cha-

peau de soie se montrait moins assidu se prome-

nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-

occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-

tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon

homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils

mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche

matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en

profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-

partement Elle me met agrave la porte vous compre-

nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille

quelque parthellip

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-

sophe auquel il sembla que deux mains le pre-

naient agrave la gorge

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 20 ndash

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre

de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-

sier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-

fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi

de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-

glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-

rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme

supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash

Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le

dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-

ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre

des matches de football ou de cricket mdash Quel cas

fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen

moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-

gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes

et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-

pris Puis il se rendit chez son patron

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 21 ndash

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer

mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle

incleacutemente au philosophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa

caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra

chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour

la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un

mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas

pour si peu

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du

Nord et louait une chambre agrave trente francs par

mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son

paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-

puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour

le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave

Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-

veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil

des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil

eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-

traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en

lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe

nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-

nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 22 ndash

mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-

vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien

qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-

fectoire public Il avait beau changer de route tou-

jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-

neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-

tour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une

place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-

rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il

vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait

son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de

son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient

les quatre petits triangles blancs autour de ses

prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-

sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se

trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait

laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la

porte que la nuit venue il faisait partie de

lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-

lente quand on avait comme lui un bon manteau

galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et

un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci

dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans

lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-

sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 23 ndash

ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses

aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de

philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser

vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats

de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut

acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter

avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous

avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier

peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-

ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps

Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-

seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une

fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-

lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie

ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-

raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant

bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et

non pas quelque autre emploi plus digne de mon

caractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe

crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce

disant il indiquait du doigt la natte de cheveux

Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-

sation tomba de nouveau

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 24 ndash

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il

consideacutera recircveusement sa chevelure devant son

miroir et il se posa bien des fois la question la

trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut

enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet

de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-

tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-

cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla

dans les petits matins gris patienter sur les trot-

toirs devant des portes ougrave se pressait une foule

drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon

interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait

drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait

pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa

bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou

ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-

sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-

tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se

montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-

dait seulement par les rues de son quartier Au

bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-

tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-

tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute

le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant

la porte du cafeacute

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 25 ndash

On alla chercher le patron il voulut voir la

tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de

loin le trouva laid eacutetrange avantageux et

lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-

mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-

phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee

nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures

Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait

la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est

tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis

que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil

mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-

rais trop me louer de tes enseignements et ce soir

je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-

teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-

meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court

tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long

Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun

pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut

que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un

homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-

sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton

personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest

agrave un autre de le choisir raquo

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 26 ndash

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de

douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un

souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour

tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que

le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle

de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-

nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave

lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait

drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-

fermer acheter des timbres un journal ou des ci-

garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-

tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun

costume de sa composition entrait dans la salle du

cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes

comme un derviche tourneur en prononccedilant de

mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur

les banquettes parmi les rires des hommes et les

cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir

conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le

quartier et presque toujours les femmes deman-

daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les

trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes

en lisant dans les lignes de la main ayant acquis

rapidement le vocabulaire indispensable On lui

donnait des sous parfois de la menue monnaie

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 27 ndash

drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna

son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de

sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-

jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se

consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre

dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-

Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou

mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-

tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq

francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez

pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-

uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis

les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les

autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs

fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva

drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes

de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement

annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les

feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver

quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus

preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie

eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon

et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

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mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 28 ndash

mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-

siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-

nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil

avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin

Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-

rances son histoire et il les aimait plus encore agrave

cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et

des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un

compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces

nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons

qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre

fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle

balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-

gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-

chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee

en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de

liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux

que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc

Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace

folie de parler en public Des chaises innom-

brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya

ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment

laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 29 ndash

orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait

pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un

instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-

tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa

chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves

comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du

fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes

meacuteditations mes amis on vous trompe on vous

leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-

vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou

leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-

lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-

troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis

arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-

tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-

chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-

fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son

auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-

ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres

criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie

morale est humaine largement humaine humaine

seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-

feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne

cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux

acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-

diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 30 ndash

qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le

contraignirent de descendre du haut de sa chaise

et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-

tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement

comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-

fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-

tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-

la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa

Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants

dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses

papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle

Le chef eacuteleva la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes

et prononccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-

ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis

un sage

Lrsquohomme continua

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 31 ndash

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et

son adresse Nous nous informerons En attendant

laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le

lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune

indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y

a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients

vous connaissent trop et il faut pour leur plaire

que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis

facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services

Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-

maine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml

personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le

patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil

allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui

sembla entendre une petite voix grecircle qui criait

dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-

sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-

necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa

voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-

va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen

irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il

coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 32 ndash

des marchandises et se fit colporteur Il alla de

boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans

son carton des feux de bengale des cartes pos-

tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites

vues de Paris serties dans des manches de plumes

Toujours il emportait ses livres qui bourraient

deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les

montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve

tangible de son savoir et aux meilleurs clients il

exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie

Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-

tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres

drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez

ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos

humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-

cierges et les bonnes paroles des grands Il connut

les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave

tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-

temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement

vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il

ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-

gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-

diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-

piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-

bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et

agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 33 ndash

srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours

tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut

dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste

et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-

reuses Il acheta sa photographie en fit faire une

reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il

se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre

son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au

second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son

habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais

un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-

sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence

srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-

gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit

lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les

mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave

la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle

dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-

quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-

traits photographiques monteacutes en broches ou en

eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes

gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions

litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on

lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un

discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 34 ndash

jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte

de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-

velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-

croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le

Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit

laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement

agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince

M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce

cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave

consideacuterer ta personne fantastique que quelque

autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de

nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute

ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi

ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou

tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi

est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave

prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse

pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque

et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme

peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et

conta en termes excellents ce que nous venons

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 35 ndash

drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la

parole

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de

petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-

bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y

rencontre sont espagnoles que les Anglais vous

autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-

du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru

moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te

deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-

ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet

agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-

rive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et

crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir

absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le

fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche

(comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin

Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 36 ndash

philosophe parle rarement de tes maximes devant

le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero

avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-

taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir

pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil

lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car

enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur

une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots

qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le

philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-

vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-

ment citadin quelques chats fouillaient de leurs

pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 37 ndash

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero

eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son

nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-

duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de

Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le

soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente

accabla non sans quelque raison les exploiteurs

de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme

sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche

drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-

ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa

carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre

bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et

sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois

polis toujours laconiques mais intraitables degraves

qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le

mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-

rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre

comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-

rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui

avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait

trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui

avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre

Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)

toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 38 ndash

naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-

pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-

cierge qursquoagrave un corps de mendiant

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute

philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers

reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique

une chambre et une cuisine Le Prince acheta le

mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous

ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo

jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite

cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-

tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser

de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees

Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que

laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-

ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas

ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne

vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait

tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant

un certain temps relisant sans cesse ses auteurs

favoris notant toujours ses petites penseacutees et

promenant son deacutesœuvrement par les rues de la

ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 39 ndash

Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-

ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-

liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave

ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il

trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et

de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait

de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-

cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent

Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-

der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois

plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par

gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela

eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute

il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-

pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait

singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-

fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees

La lecture des gazettes restait une grosse affaire et

il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer

avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton

eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant

un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-

blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures

choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-

veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

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wwwnoslivresnet

ndash 40 ndash

matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-

venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-

ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-

gnant les passants comme un homme chargeacute

drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura

une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-

tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras

Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux

manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus

aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave

telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout

entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit

un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion

il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-

ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des

savons des feux de bengale et il les rangea dans sa

boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-

fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees

avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-

ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-

rement comporte quelque souffrance Alors Gual-

tero remit ses pauvres habits et il suspendit les

neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres

et de ses documents la poche de son manteau il

prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre

sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

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lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 41 ndash

lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-

bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu

amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme

des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui

tombegraverent de la bouche

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-

tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le

destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait

de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se

plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-

laires Pourtant il caressait un projet celui de bien

des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son

enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-

cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy

attardait avec quelque complaisance Riche main-

tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas

droit agrave cette compensation Il serait doux de finir

sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil

son corps tordu de retrouver un ami un parent

drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

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en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

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pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 42 ndash

tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-

faits que procurent une doctrine une discipline et

une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-

pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur

un socle de marbre une conscience transparente

et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le

retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme

neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-

ment tous ses documents avec des ficelles les em-

paqueta dans son carton et quitta Paris un matin

sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute

sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai

qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-

tions

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa

place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route

parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les

hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait

mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-

tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-

davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du

fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit

point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 43 ndash

cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-

tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta

sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-

sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte

quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-

lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village

acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-

seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le

plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son

esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-

chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous

dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le

consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le

fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

1 Moine-mendiant

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

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en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

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sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

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wwwnoslivresnet

ndash 44 ndash

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre

sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-

quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-

diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par

un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes

ses aventures depuis son deacutepart des Indes au

temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir

Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-

tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere

preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon

lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien

agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement

du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-

pie

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a

deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton

esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui

est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en

est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-

vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune

des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-

son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave

toutes les morales

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 45 ndash

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu

pas que toutes les morales se valent et que la pen-

seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes

recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-

manda encore Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le

vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole

drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo

Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la

poussiegravere du

chemin

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 46 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE

ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-

lage en nappes accablantes La terre est segraveche

comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la

valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-

dent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-

seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce

lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au

hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une

becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend

leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en

fleurs par le chemin qui rampe au long des murs

de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

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mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 47 ndash

maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des

celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant

son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane

soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-

tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et

sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue

circonspect attentif et entre dans le soleil pour se

chauffer comme le font sous des pierres de pe-

tites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et

lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-

lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des

haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle

est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que

le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche

qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet

comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la

charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la

pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-

blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause

de leurs proportions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son

pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 48 ndash

par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-

ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on

lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-

be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-

doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et

tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante

grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis

elle tire de sa poche son couteau un morceau de

pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle

macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et

sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en

boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi

les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit

sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-

prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de

menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil

agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon

brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer

jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu

priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle

drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs

apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 49 ndash

lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme

verte Elle riposte par un juron et continue de dire

son chapelet

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere

Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-

ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave

la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-

jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a

faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et

des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle

chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-

vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la

naine et pendant des jours entiers la prive de

nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle

pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la

pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe

du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe

dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant

des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la

lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints

sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-

gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes

en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 50 ndash

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore

de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas

des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur

la peau froide de ses mains Alors la douceur de la

vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-

zards la regardent une meacutesange vient picorer les

grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-

fants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-

zon va venir au village chez son fregravere Jules et

Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle

pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant

qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se

serreront bientocirct les unes contres les autres au

fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver

ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la

femme du facteur des rondelles de saucisse et du

fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-

si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-

ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle

envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse

Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest

rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans

aux cornes et srsquoappelait Philippine

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

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en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

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sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

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wwwnoslivresnet

ndash 51 ndash

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps

Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa

vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees

comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-

riole et on les voit revenir de loin quand ils sont

encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe

claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-

sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le

Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville

entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par

les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les

goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre

lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton

amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien

laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-

y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de

la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les

quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette

apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend

pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le

journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 52 ndash

le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie

pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la

face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-

ture qui montait et que voici maintenant au pre-

mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute

cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-

rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere

celui qui aime agrave rirehellip

On hisse la naine sur une malle On traverse tout

le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules

On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la

miche de pain le fromage les verres la bouteille

Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-

sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-

cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier

ou au pantalon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses

avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave

mijote une viande sa pendule au ventre sonore et

son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave

lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la

chambre des parents des grands-parents la vieille

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 53 ndash

chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee

des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin

blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et

ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon

parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe

On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps

quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil

elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de

fumier dans un coin la charrette qui pointe ses

bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe

blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la

porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus

eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre

plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-

mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et

blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une

Sainte Vierge familiegravere et magnifique

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 54 ndash

CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN

TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois

Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose

les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et

maintenant ils regardent tous deux la naine assise

en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou

se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure

apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans

lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-

treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard

avec un carton qui contenait son livre de priegraveres

un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-

jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-

mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 55 ndash

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers

qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils

nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun

ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque

de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils

naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-

vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-

tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un

incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de

Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de

saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les

femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee

Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan

950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur

continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave

lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement

aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent

plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en

effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-

breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur

et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee

de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-

puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits

qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-

sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de

pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 56 ndash

eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse

toute douillette et largement reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent

Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton

tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-

mande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-

neacuteante tortue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing

vers la fenecirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-

restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas

bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et

un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la

bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le

train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les

rires recommencent gagnent les domestiques qui

se tordent en battant des mains On installe Marie

lagrave haut dans une chambre vide

Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

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(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

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ndash 57 ndash

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-

dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-

ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres

La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-

pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux

drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en

passant devant La cuisine devient son royaume

Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe

lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui

donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend

du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-

midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer

son chapelet deux ou trois fois lentement tran-

quillement avec un ronronnement de chat qursquoon

caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des

robes achegravete du linge des chaussures des tabliers

pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-

louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi

leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des

rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-

tites roses La pauton met ses lunettes accepte les

objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus

laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble

de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela

chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

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en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

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ndash 77 ndash

mdash Dispositions

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

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lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 58 ndash

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive

Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes

choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit

on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans

sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant

des heures en fumant des cigarettes Et la naine

reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-

tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-

te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit

Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-

neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes

ces petits anges roses et bleus peints sur les

portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces

Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-

ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours

jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et

son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-

nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous

les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-

semble agrave un jardin Des inconnus apportent des

bouteilles des blocs de glace des fruits Marie

ndash 59 ndash

passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

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nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

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passe sa plus belle robe la blanche avec des roses

cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras

comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui

pique Paul joue du piano on danse et la pauton

tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se

souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 60 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE

REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-

rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable

mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes

les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu

pourtant et il glisse sur les langues et contre les

palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait

Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de

sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux

les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et

blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil

eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans

cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni

leacutegumes ces fades nourritures de campagnards

Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin

des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 61 ndash

quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les

charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-

leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-

tits fours les biscottes les fruits confits Ah

puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-

freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa

penseacutee inteacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-

viettes encore bien moins Et pas seulement des

couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant

qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin

et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi

qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et

parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour

lesquels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit

Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse

drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de

lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que

tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle

deacutecouvre par les trous de serrures de troublants

mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du

jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache

dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 62 ndash

doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave

elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal

faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-

tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un

petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait

pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on

eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-

prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-

vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-

blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi

Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave

rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont

tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest

trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois

elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de

Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une

barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie

sur sa table de chevet En nettoyant la chambre

Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-

mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son

tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune

belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la

mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je

ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir

cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Plusieurs sites partagent un catalogue commun

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lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 63 ndash

longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees

et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer

qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il

oublie toujours les points sur les i et les barres sur

les t

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest

pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien

puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon

lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour

payer des notes Paul aussi car ses poches en sont

pleines des francs des sous de gros eacutecus bien

eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les

gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah

par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles

Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-

tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede

Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave

droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-

times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un

franc une de deux et un petit louis de dix francs en

or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave

la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-

ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas

Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait

ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien

ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 64 ndash

images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave

autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre

pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux

mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-

quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-

ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-

vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute

elle range les petites rondelles drsquoargent puis les

francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse

Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et

sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il

vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-

quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au

moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait

acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere

une broche des nougats du fil un beau morceau

de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de

sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts

sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa

chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre

au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-

chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils

ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

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wwwnoslivresnet

ndash 65 ndash

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-

mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute

des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu

silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont

tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante

centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux

sous soixante-trois soixante-quatre soixante-

cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere

et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il

faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-

gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en

gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les

anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-

bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son

cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-

tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-

phonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 66 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse

Nodier anciennement cocher de grande maison et

aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs

surtout le peindront il est majestueux et cordial

Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit

pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il

le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint

Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint

eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que

notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-

posent les philosophes et dans le fait notre acircme

nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest

libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une

autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer

un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-

phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le

monde Il fut galant pour les dames et fraternel

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

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lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

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wwwnoslivresnet

ndash 67 ndash

pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-

tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer

agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave

bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de

deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son

acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord

le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul

vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-

temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la

porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il

lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-

cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne

qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-

taches et une barbe sur le visage Il apporte des

cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie

fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le

bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses

auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose

mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-

pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les

reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 68 ndash

Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est

adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme

dans sa chambre change de robe procegravede agrave une

toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la

mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande

des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie

toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui

eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de

sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-

nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille

fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle

dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-

dantes et on en recommence de nouvelles avec

drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-

ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui

se ressemblent comme se ressemblent les visages

drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les

confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-

peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa

plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-

binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle

prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

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eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

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lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 69 ndash

trait rouge large baveux puis aux joues un ver-

nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son

front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute

la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen

touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou

bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui

nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont

eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-

cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans

les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les

belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une

belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri

de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave

preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest

vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest

sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 70 ndash

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y

recircve tout le long des jours Comme elle triomphe

quand par hasard sa penseacutee retourne au pays

Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de

malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo

Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la

naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce

rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-

phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la

sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere

Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il

faudra deux robes de coton et deux de laine des

bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le

soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de

manille elle raconte tous ses projets Mais il est

toujours distrait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-

nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les

conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les

piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-

cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs

Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne

vint pas Il ne devait plus revenir

ndash 71 ndash

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-

merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-

phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-

ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

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drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

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Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-

dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une

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ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les

habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise

pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de

Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-

seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes

et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-

blement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie

nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des

recircves celle des consolations

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet

drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations

On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre

ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-

labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-

meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee

lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie

pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-

ndash 72 ndash

gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un

eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

teacute douloureuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de

longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne

car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres

sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique

ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher

encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie

agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les

quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-

tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen

vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone

de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-

touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil

Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa

foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

ndash 73 ndash

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

une belle jeune dame entre avec des cartons et

Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves

les autres devant la glace Et la naine se glisse vers

la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la

lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

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acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

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Dieu

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ndash 77 ndash

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eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-

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car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph

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encore deux francs par lettre Pourquoi aller au

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Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

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Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

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Mais la jeune fille

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que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

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Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

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Suzon dit aussi

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vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

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acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

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paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

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Dieu

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Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit

ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash

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Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-

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lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-

cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-

rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton

Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un

peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter

quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien

que la petite dame se trouve mal

ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

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Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

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marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

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ndash 77 ndash

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ndash 74 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX

SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque

plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave

Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa

chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-

teuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes

un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-

sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la

vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-

nablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-

gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie

Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

ndash 75 ndash

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-

vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout

ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave

pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint

des docteurs des paquets de la pharmacie on

marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-

t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-

rit-on de souffrir parce que le printemps monte des

jardins jusqursquoaux prisons des malades

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme

sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la

terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une

acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel

lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble

paroissienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui

apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre

reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car

ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux

conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-

rique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement

drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour

grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de

France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-

teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La

photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise

par Sylvie Savary

ndash 77 ndash

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de

droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez

lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne

pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique

(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et

maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-

sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey

Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-

tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-

teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette

eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et

lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal

nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et

votre aide nous est indispensable Aidez-nous

agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun

qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le

lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave

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