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G G u u y y d d e e P P o o u u r r t t a a l l è è s s D D E E U U X X C C O O N N T T E E S S D DE E F F É É E E S S P P O O U U R R L L E E S S G G R R A A N N D D E E S S P P E E R R S S O O N N N N E E S S 1 1 9 9 1 1 7 7 é é d d i i t t é é p p a a r r l l a a b b i i b b l l i i o o t t h h è è q q u u e e n n u u m m é é r r i i q q u u e e r r o o m m a a n n d d e e e e b b o o o o k k s s - - b b n n r r . . c c o o m m

DDEEUUUXXX T CCCOOONNNTTEEESSS DDDEEE … · tite Espagnole, une effrontée gamine dont la fenêtre s’ouvrait en face de celle du sage. ... Cela le fit sou-rire, et puis songer,

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DDDEEEUUUXXX CCCOOONNNTTTEEESSS DDDEEE FFFEacuteEacuteEacuteEEESSS

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eacuteeacuteeacutedddiiittteacuteeacuteeacute pppaaarrr lllaaa bbbiiibbbllliiiooottthhhegraveegraveegraveqqquuueee nnnuuummmeacuteeacuteeacuterrriiiqqquuueee rrrooommmaaannndddeee eeebbbooooookkksss---bbbnnnrrrcccooommm

Table des matiegraveres

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE 3

LA PAUTON 29

CHAPITRE PREMIER DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute 29

CHAPITRE SECOND DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON 34

CHAPITRE TROISIEgraveME DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS 38

CHAPITRE QUATRIEgraveME DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES 42

CHAPITRE CINQUIEgraveME DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT 47

Ce livre numeacuterique 49

Et ceci se passait dans des temps tregraves anciens avant la grande guerrehellip

helliphellip

agrave O S

ndash 3 ndash

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE

Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete apocirctre de la Veacuteriteacute

Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes anglaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grimaccedilaient des singes et que peuplaient de leurs impertinences criardes des perroquets

Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vivait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma Vich-nou et Ccediliva ceux de sa femme

Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de douze ans environ entra comme sous-comptable dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut heu-reux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais comme il eacutetait gran-dement curieux des choses de lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en ca-chette derriegravere le dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracircnas et la Bible qui suffirent pendant son adolescence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il se procura les traductions en langue anglaise des philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pouracircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testament il parut au jeune

ndash 4 ndash

homme qursquoil entrait dans un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du nir-vriti ces extases qui le ravissaient autrefois et lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle aux pro-messes drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut convenir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere man-geaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant pour se distraire leur serpent cobra favori Gualtero leur dit laquo Mes chers pa-rents vous mrsquoavez appris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez enseigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute encore de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute que rarement des sujets de meacutecontentement Mais jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOc-cident ougrave vous ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecurent des sages Avec votre permission je vous dis adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain bateau de la Malle Royale raquo

ndash 5 ndash

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mor-tifications de la meacuteditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front Mais les trois fregraveres de Gualtero se reacute-jouirent de son deacutepart et le plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette premiegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il embarqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa force drsquoacircme ne le quit-tait point puisqursquoil emportait pour la soutenir son preacutecieux Manuel drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer un vrai philo-sophe ne hacircte point ses jugements de la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacute-sente agrave ton esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se disait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette terre

drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Europe Vie Veacuteriteacute raquo comme les Euro-peacuteens srsquoexclament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe continuait agrave suivre les con-seils de son Maicirctre qui dit laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant ramasser

ndash 6 ndash

soit un coquillage soit un oignon mais tu devras faire attention au vaisseau tourner toujours les yeux vers lui prendre garde que le pilote ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer Le paquebot essuya une violente mous-son depuis Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualtero mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il voyageait pour eacutetudier les hommes et non des paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des Napoli-tains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse disputeuse et mer-cantile On voulut lui vendre du corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il put se faire entendre en un napolitain honorable et selon la coutume de son pays entra poliment en conversation avec chacun assu-ra qursquoil ne saurait quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tressait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter et que les de-moiselles lui importaient peu parce qursquoil se piquait drsquoecirctre philo-sophe Cependant tout en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant car il savait agrave quoi srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo enchaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo Il balanccedila quelques mo-ments srsquoil ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua pour Gecircnes et de lagrave pour Lis-

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bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

ndash 10 ndash

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

ndash 14 ndash

Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

ndash 15 ndash

tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

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Table des matiegraveres

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE 3

LA PAUTON 29

CHAPITRE PREMIER DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute 29

CHAPITRE SECOND DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON 34

CHAPITRE TROISIEgraveME DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS 38

CHAPITRE QUATRIEgraveME DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES 42

CHAPITRE CINQUIEgraveME DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT 47

Ce livre numeacuterique 49

Et ceci se passait dans des temps tregraves anciens avant la grande guerrehellip

helliphellip

agrave O S

ndash 3 ndash

UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE

Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete apocirctre de la Veacuteriteacute

Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes anglaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grimaccedilaient des singes et que peuplaient de leurs impertinences criardes des perroquets

Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vivait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma Vich-nou et Ccediliva ceux de sa femme

Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de douze ans environ entra comme sous-comptable dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut heu-reux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais comme il eacutetait gran-dement curieux des choses de lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en ca-chette derriegravere le dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracircnas et la Bible qui suffirent pendant son adolescence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il se procura les traductions en langue anglaise des philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pouracircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testament il parut au jeune

ndash 4 ndash

homme qursquoil entrait dans un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du nir-vriti ces extases qui le ravissaient autrefois et lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle aux pro-messes drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut convenir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere man-geaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant pour se distraire leur serpent cobra favori Gualtero leur dit laquo Mes chers pa-rents vous mrsquoavez appris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez enseigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute encore de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute que rarement des sujets de meacutecontentement Mais jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOc-cident ougrave vous ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecurent des sages Avec votre permission je vous dis adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain bateau de la Malle Royale raquo

ndash 5 ndash

Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mor-tifications de la meacuteditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front Mais les trois fregraveres de Gualtero se reacute-jouirent de son deacutepart et le plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette premiegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il embarqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa force drsquoacircme ne le quit-tait point puisqursquoil emportait pour la soutenir son preacutecieux Manuel drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer un vrai philo-sophe ne hacircte point ses jugements de la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacute-sente agrave ton esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se disait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette terre

drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Europe Vie Veacuteriteacute raquo comme les Euro-peacuteens srsquoexclament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe continuait agrave suivre les con-seils de son Maicirctre qui dit laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant ramasser

ndash 6 ndash

soit un coquillage soit un oignon mais tu devras faire attention au vaisseau tourner toujours les yeux vers lui prendre garde que le pilote ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer Le paquebot essuya une violente mous-son depuis Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualtero mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il voyageait pour eacutetudier les hommes et non des paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des Napoli-tains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse disputeuse et mer-cantile On voulut lui vendre du corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il put se faire entendre en un napolitain honorable et selon la coutume de son pays entra poliment en conversation avec chacun assu-ra qursquoil ne saurait quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tressait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter et que les de-moiselles lui importaient peu parce qursquoil se piquait drsquoecirctre philo-sophe Cependant tout en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant car il savait agrave quoi srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo enchaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo Il balanccedila quelques mo-ments srsquoil ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua pour Gecircnes et de lagrave pour Lis-

ndash 7 ndash

bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

ndash 10 ndash

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

ndash 13 ndash

mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE

Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete apocirctre de la Veacuteriteacute

Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes anglaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grimaccedilaient des singes et que peuplaient de leurs impertinences criardes des perroquets

Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vivait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma Vich-nou et Ccediliva ceux de sa femme

Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de douze ans environ entra comme sous-comptable dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut heu-reux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais comme il eacutetait gran-dement curieux des choses de lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en ca-chette derriegravere le dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracircnas et la Bible qui suffirent pendant son adolescence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il se procura les traductions en langue anglaise des philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pouracircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testament il parut au jeune

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homme qursquoil entrait dans un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du nir-vriti ces extases qui le ravissaient autrefois et lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle aux pro-messes drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut convenir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere man-geaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant pour se distraire leur serpent cobra favori Gualtero leur dit laquo Mes chers pa-rents vous mrsquoavez appris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez enseigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute encore de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute que rarement des sujets de meacutecontentement Mais jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOc-cident ougrave vous ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecurent des sages Avec votre permission je vous dis adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain bateau de la Malle Royale raquo

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Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mor-tifications de la meacuteditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front Mais les trois fregraveres de Gualtero se reacute-jouirent de son deacutepart et le plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette premiegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il embarqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa force drsquoacircme ne le quit-tait point puisqursquoil emportait pour la soutenir son preacutecieux Manuel drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer un vrai philo-sophe ne hacircte point ses jugements de la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacute-sente agrave ton esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se disait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette terre

drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Europe Vie Veacuteriteacute raquo comme les Euro-peacuteens srsquoexclament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe continuait agrave suivre les con-seils de son Maicirctre qui dit laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant ramasser

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soit un coquillage soit un oignon mais tu devras faire attention au vaisseau tourner toujours les yeux vers lui prendre garde que le pilote ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer Le paquebot essuya une violente mous-son depuis Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualtero mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il voyageait pour eacutetudier les hommes et non des paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des Napoli-tains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse disputeuse et mer-cantile On voulut lui vendre du corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il put se faire entendre en un napolitain honorable et selon la coutume de son pays entra poliment en conversation avec chacun assu-ra qursquoil ne saurait quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tressait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter et que les de-moiselles lui importaient peu parce qursquoil se piquait drsquoecirctre philo-sophe Cependant tout en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant car il savait agrave quoi srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo enchaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo Il balanccedila quelques mo-ments srsquoil ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua pour Gecircnes et de lagrave pour Lis-

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bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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homme qursquoil entrait dans un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du nir-vriti ces extases qui le ravissaient autrefois et lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle aux pro-messes drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine

Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut convenir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete

Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere man-geaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant pour se distraire leur serpent cobra favori Gualtero leur dit laquo Mes chers pa-rents vous mrsquoavez appris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez enseigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute encore de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute que rarement des sujets de meacutecontentement Mais jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOc-cident ougrave vous ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecurent des sages Avec votre permission je vous dis adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain bateau de la Malle Royale raquo

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Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mor-tifications de la meacuteditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front Mais les trois fregraveres de Gualtero se reacute-jouirent de son deacutepart et le plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette premiegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il embarqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa force drsquoacircme ne le quit-tait point puisqursquoil emportait pour la soutenir son preacutecieux Manuel drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer un vrai philo-sophe ne hacircte point ses jugements de la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacute-sente agrave ton esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se disait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette terre

drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Europe Vie Veacuteriteacute raquo comme les Euro-peacuteens srsquoexclament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe continuait agrave suivre les con-seils de son Maicirctre qui dit laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant ramasser

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soit un coquillage soit un oignon mais tu devras faire attention au vaisseau tourner toujours les yeux vers lui prendre garde que le pilote ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer Le paquebot essuya une violente mous-son depuis Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualtero mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il voyageait pour eacutetudier les hommes et non des paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des Napoli-tains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse disputeuse et mer-cantile On voulut lui vendre du corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il put se faire entendre en un napolitain honorable et selon la coutume de son pays entra poliment en conversation avec chacun assu-ra qursquoil ne saurait quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tressait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter et que les de-moiselles lui importaient peu parce qursquoil se piquait drsquoecirctre philo-sophe Cependant tout en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant car il savait agrave quoi srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo enchaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo Il balanccedila quelques mo-ments srsquoil ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua pour Gecircnes et de lagrave pour Lis-

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bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

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Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mor-tifications de la meacuteditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front Mais les trois fregraveres de Gualtero se reacute-jouirent de son deacutepart et le plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette premiegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il embarqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa force drsquoacircme ne le quit-tait point puisqursquoil emportait pour la soutenir son preacutecieux Manuel drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer un vrai philo-sophe ne hacircte point ses jugements de la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacute-sente agrave ton esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se disait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini

Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette terre

drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Europe Vie Veacuteriteacute raquo comme les Euro-peacuteens srsquoexclament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe continuait agrave suivre les con-seils de son Maicirctre qui dit laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant ramasser

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soit un coquillage soit un oignon mais tu devras faire attention au vaisseau tourner toujours les yeux vers lui prendre garde que le pilote ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer Le paquebot essuya une violente mous-son depuis Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualtero mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il voyageait pour eacutetudier les hommes et non des paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des Napoli-tains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse disputeuse et mer-cantile On voulut lui vendre du corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il put se faire entendre en un napolitain honorable et selon la coutume de son pays entra poliment en conversation avec chacun assu-ra qursquoil ne saurait quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tressait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter et que les de-moiselles lui importaient peu parce qursquoil se piquait drsquoecirctre philo-sophe Cependant tout en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant car il savait agrave quoi srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo enchaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo Il balanccedila quelques mo-ments srsquoil ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua pour Gecircnes et de lagrave pour Lis-

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bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

ndash 8 ndash

semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

ndash 10 ndash

Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

ndash 15 ndash

tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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soit un coquillage soit un oignon mais tu devras faire attention au vaisseau tourner toujours les yeux vers lui prendre garde que le pilote ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer Le paquebot essuya une violente mous-son depuis Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualtero mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld

laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il voyageait pour eacutetudier les hommes et non des paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des Napoli-tains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse disputeuse et mer-cantile On voulut lui vendre du corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il put se faire entendre en un napolitain honorable et selon la coutume de son pays entra poliment en conversation avec chacun assu-ra qursquoil ne saurait quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tressait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter et que les de-moiselles lui importaient peu parce qursquoil se piquait drsquoecirctre philo-sophe Cependant tout en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant car il savait agrave quoi srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo enchaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo Il balanccedila quelques mo-ments srsquoil ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua pour Gecircnes et de lagrave pour Lis-

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bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

ndash 17 ndash

nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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bonne ougrave il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolution mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes commerccedilants en vin de Porto

Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de la ville sur les bords du Tage La plus belle partie de son temps srsquoenvolait en promenades savoureuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme notant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-diant avec minutie visitant le Museacutee et les cimetiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il trouvait toujours quelque occa-sion drsquoeacuteprouver sa vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu infaillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacutefaut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce qui lui arriva bien ra-rement et seulement par neacutecessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute parti-culiegravere et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philo-sophiques

Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle avec la pe-tite Espagnole une effronteacutee gamine dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefendit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut re-courir agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebardeur Il ga-gna ses piastres en transportant la mareacutee et fit emplette drsquoun fi-chu brodeacute Elle lrsquoaccepta drsquoune petite main rapide et froide tout en disant laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo Cela le fit sou-rire et puis songer et puis pleurer

Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage Un navire le reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs de santal En-

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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semble ils rirent se contegraverent leur histoire et Gualtero les ins-truisit des choses de lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecou-taient avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de leurs in-nombrables moines-mendiants Mais souvent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir Ses souvenirs retournaient vers la petite Espa-gnole qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmenter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en serait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait qursquoagrave demi

Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lisbonne est la

plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale portugaise mais dans le secret de son cœur il donnait la preacutefeacute-rence agrave sa ville natale Toutefois pour Londres il ne se pronon-ccedila pas tout de suite y eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et beaucoup drsquoAnglais hacirc-tifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades Il visita le Palais et

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enterreacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave furent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup

Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un marchand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy te-nait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du bon temps de-vant lui allait-il lire et meacutediter au Jardin Zoologique Il faisait de longues stations dans la maison des eacuteleacutephants et il les inter-pellait dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le solitaire avait lrsquoair de comprendre remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux agitait son eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son intention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacutegarde et il le lui expli-quait Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait en fer-mant les yeux qursquoil se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se prome-nait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoenfonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je suis maintenant un vrai philosophe se di-sait-il jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu de besoins le meacutepris des richesses une morale supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil enseignait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave cul-tiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vulgaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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Beaucoup de temps passa beaucoup de brouillards beau-

coup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gualtero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautrefois car il avait des rhumatismes il avait perdu plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui est un joli quartier ensuite parce que le dit pa-tron lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero pour pro-teacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe

Or un samedi apregraves midi comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassembleacutes au-tour drsquoestrades en plein vent en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de terribles catastrophes Il di-sait laquo Chreacutetiens mes fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles car la fin du monde approche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel tirera de vous une ven-geance foudroyante Il renversera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de temps agrave autre pour regarder pas-ser des cavaliers Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoaspect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui ecirctes char-geacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave entendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et mille autres paroles guerriegraveres qursquoap-

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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prouvait un groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur

Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son parapluie Et su-bitement cette ideacutee lui vint pourquoi ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoenseignerait-il pas Avait-il le droit de se taire de garder pour lui seul la connaissance Eh parbleu non cent fois non De cet instant preacutecis date son apostolat

Il preacutepara sa harangue pendant toute une semaine Le di-manche suivant il srsquoempara drsquoune estrade y grimpa et com-menccedila de parler en srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes amis on vous trompe on vous leurre de faux espoirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et Gualtero goucircta de presti-gieuses ivresses Pas un contradicteur Rien que de bonnes fi-gures attentives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait se reformait Au premier rang un vieillard immobile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus sonore et comme provocante Il commenccedila de srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au dimanche suivant

Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacuteditations du fait mecircme de leur hebdomadaire divulgation en devinrent plus pro-fondes et comme plus joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre attendaient ces dimanches Ce petit vieux au chapeau de soie par exemple quel encouragement Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses livres y prenait des textes les deacute-veloppait les commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase pour srsquoaven-turer dans les plus hardies speacuteculations de lrsquoesprit Il eacutetait esti-meacute par les gardiens du parc qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fabricant apparut en effet un matin avant drsquoassister agrave un match de football

Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent dans cette noble fiegravevre Cependant en certains mauvais jours un lacircche sentiment de solitude gagnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par la grande Ci-teacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee renouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil enseignait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la philosophie Eh bien sois precirct degraves au-jourdrsquohui agrave supporter les railleries et les riseacutees des hommes Tu les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous vient-il avec son air renfro-gneacute raquo Pour toi ne fais paraicirctre sur ton front aucune arro-gance mais applique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus drsquoexaltation il reprit son devoir

Depuis quelques semaines le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu se promenait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacuteoccupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacute-sitations se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon homme qui ne demandait qursquoagrave parler

mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoappartement Elle me met agrave la porte vous comprenez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille quelque parthellip

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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wwwnoslivresnet

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mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philosophe auquel il sembla que deux mains le prenaient agrave la gorge

mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le gosier sec

laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero confondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi de la vie

Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple anglais

mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des parapluies et autres pe-tites choses inutiles agrave lrsquohomme supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre des matches de football ou de cricket mdash Quel cas fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen moque

Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se jugea fort su-peacuterieur agrave cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacutepris Puis il se rendit chez son patron

mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer mon sa-laire car je vous quitte vous et votre icircle incleacutemente au philo-sophe

Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings

mdash Adieu fit-il et bonne chance

Gualtero sortit noblement de la boutique rentra chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas pour si peu

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du Nord et louait une chambre agrave trente francs par mois dans un hocirctel du quar-tier Il y deacuteposa son paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacutepuscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour le deacutevi-sager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de cheveux qui lui pendait sur le cou accro-chait lrsquoœil des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au contraire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince orne-ment se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boulevard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-fectoire public Il avait beau changer de route toujours srsquoou-vraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait autour de tables chargeacutees de boissons

Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une place circu-laire eacuteclaireacutee elle aussi par trois terrasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui ba-lanccedilait son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de son vi-sage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles laquo Un negravegre parle tou-jours anglais raquo pensa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la porte que la nuit venue il fai-sait partie de lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-lente quand on avait comme lui un bon manteau galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci dit il se remit agrave se balancer et agrave sou-rire dans lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement ougrave il se trou-vait entama le reacutecit drsquoune partie de ses aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter avec eacutenergie sa sombre

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tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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ndash 15 ndash

tecircte puis il dit laquo Nous avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de penseacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une fois encore repris son balancement

mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle folie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me paraicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon ca-ractegravere

mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce disant il indiquait du doigt la natte de cheveux Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conversation tomba de nouveau

Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il consideacutera recircveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question la trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet de son cracircne et posa son chapeau par-dessus

Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Portugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla dans les petits matins gris patienter sur les trottoirs devant des portes ougrave se pressait une foule drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacutesarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen retournait agrave lrsquohocirctel Une deacute-tresse le gagna Il ne se montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocircdait seulement par les rues de son quartier Au bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun petit louis de dix francs en poche Alors un soir il retourna vers la place circulaire ougrave il

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

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Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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avait rencontreacute le negravegre Et il le revit en effet se dandinant de-vant la porte du cafeacute

On alla chercher le patron il voulut voir la tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de loin le trouva laid eacutetrange avantageux et lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-mecircme laquo Quelle admirable chose que la philosophie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne saurais trop me louer de tes enseignements et ce soir je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple acteur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la comeacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux possible car ton devoir est de bien re-preacutesenter ton personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest agrave un autre de le choisir raquo

Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un souper chaud et un bon man-teau doubleacute Car pour tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle de chasseur les mardis jeudis et samedis appartenant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la refermer acheter des timbres un journal ou des cigarettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gualtero au son drsquoune mu-sique barbare revecirctu drsquoun costume de sa composition entrait dans la salle du cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes comme un derviche tourneur en prononccedilant de mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur les banquettes parmi les rires des hommes et les cris des dames Il se feacutelicitait mainte-

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nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

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vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

ndash 19 ndash

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

ndash 20 ndash

conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

ndash 21 ndash

important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

ndash 23 ndash

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 17 ndash

nant drsquoavoir conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient agrave la tou-cher pour srsquoassurer qursquoon ne les trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable On lui donnait des sous parfois de la menue monnaie drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna son savoir

Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait toujours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Piquetecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez pour pauvre Boum-Dieacute raquo

Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis les plus polis es-quissaient un geste drsquoennui les autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y re-trouver quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus preacute-cieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troisiegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souvenait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacuterances son histoire et il les aimait plus encore agrave cause de tout cela

Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces nuances nrsquoimportent guegravere On de-

ndash 18 ndash

vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

ndash 19 ndash

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

ndash 20 ndash

conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

ndash 21 ndash

important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

ndash 22 ndash

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

ndash 23 ndash

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

ndash 24 ndash

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

ndash 25 ndash

tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

ndash 26 ndash

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

ndash 27 ndash

bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

ndash 28 ndash

mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

ndash 29 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

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ndash 18 ndash

vine les saisons qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoaggravaient il avait perdu encore des dents Il marchait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu reje-teacutee en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees

Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public Des chaises innombrables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes meacuteditations mes amis on vous trompe on vous leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se levegraverent en sur-saut ramassegraverent leur tricotage ou leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appelant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoattroupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis arrivegrave-rent des nourrices puis un petit garccedilon pacirctissier Gualtero sen-tait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cherchait des mots lumineux ne les trou-vait quelquefois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencouragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie morale est humaine largement humaine hu-maine seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne cette indiffeacute-rence ce meacutepris qui convient aux acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gardiens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le con-traignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Rotonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame

ndash 19 ndash

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

ndash 20 ndash

conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

ndash 21 ndash

important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

ndash 22 ndash

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

ndash 23 ndash

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

ndash 24 ndash

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

ndash 25 ndash

tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

ndash 26 ndash

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

ndash 27 ndash

bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

ndash 29 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

ndash 30 ndash

sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 19 ndash

Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct refermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapostropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen alla sifflant sur une clef Lrsquoattroupe-ment se dispersa Gualtero devant quatre hommes peu bien-veillants dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle Le chef eacutele-va la voix

mdash Que faisiez-vous sur cette chaise

mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre

mdash Quel maicirctre

mdash Le divin Eacutepictegravete

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes et pro-nonccedila gravement

mdash Crsquoest un fou

mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire riposta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis un sage

Lrsquohomme continua

mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et son adresse Nous nous informerons En attendant laissez-le cou-rir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant

La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients vous connaissent trop et il faut pour leur plaire que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis facirccheacute drsquoecirctre obli-geacute de me priver de vos services Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la semaine raquo

Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le patron pendant une se-

ndash 20 ndash

conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

ndash 21 ndash

important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

ndash 22 ndash

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

ndash 23 ndash

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

ndash 24 ndash

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

ndash 25 ndash

tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

ndash 26 ndash

Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

ndash 27 ndash

bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

ndash 31 ndash

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

ndash 32 ndash

ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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conde ou deux comme srsquoil allait se passer quelque chose de ter-rible Puis il lui sembla entendre une petite voix grecircle qui criait dans son cerveau laquo Heacute philosophe philosophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fenecirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il releva la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen irai raquo

Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta des marchandises et se fit colporteur Il alla de boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans son carton des feux de bengale des cartes postales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites vues de Paris ser-ties dans des manches de plumes Toujours il emportait ses livres qui bourraient deacutemesureacutement les poches de ses vecircte-ments Il les montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et aux meilleurs clients il exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais attacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands Il connut les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du printemps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement vers la terre Il lui fallut quit-ter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Batignolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun mendiant qui venait de mourir Il y transporta ses papiers et ses hardes Comme son petit meacutetier absorbait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste et srsquoenflamma pour cet homme aux pa-roles geacuteneacutereuses Il acheta sa photographie en fit faire une reacute-duction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de ser-vice agrave son habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais un

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

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important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philosophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque gagneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle dans un eacutegoucirct

Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacutequenta leurs cafeacutes obtint des commandes de portraits photographiques monteacutes en broches ou en eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentrecroisaient comme des eacuteclairs dans la nuit

Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le Prince

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave consideacuterer ta personne fantastique que quelque autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi est-ce tard mi-nuit est-ce de bonne heure Ougrave prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque et entame ton reacutecit raquo

Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme peu ordi-naire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et conta en termes excel-lents ce que nous venons drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la parole

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mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

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mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

ndash 24 ndash

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

ndash 41 ndash

avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 22 ndash

mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de petits en-seignements utiles Jrsquoy ai appris que Lisbonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y rencontre sont espagnoles que les Anglais vous autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete

mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualtero elle est sage elle nrsquooffense personne et permet agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil arrive

mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir absolument reacutepandre cette doctrine

mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche (comme vous mon Prince) ses richesses

Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement

mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas philosophe parle rarement de tes maximes devant le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique

mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero avec en-thousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans certaines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil lrsquoaurait fallu

mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris

mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir

mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince

ndash 23 ndash

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

ndash 24 ndash

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

ndash 25 ndash

tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

ndash 29 ndash

LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

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ndash 23 ndash

mdash Retourner ougrave et comment

mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur

Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots qursquoon lui lais-sait en geacuteneacuteral pour compte et prit le philosophe par le bras Ils sortirent sur le boulevard Le jour naissait Seuls dans le grand apaisement citadin quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boicirctes agrave ordures

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu

tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacuteduit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo rempla-ccedilait le soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente accabla non sans quelque raison les exploiteurs de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche drsquoun ermitage Mais le Prince en authen-tique heacuteros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois polis toujours laconiques mais intraitables degraves qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enfleacute de paperasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacuterieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait trop longue agrave rap-porter ici) ses chaussures (qui avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait) toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoappareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun concierge qursquoagrave un corps de mendiant

ndash 24 ndash

En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

ndash 25 ndash

tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

ndash 27 ndash

bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

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En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute philan-thropique qui indiqua une maison agrave loyers reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique une chambre et une cuisine Le Prince acheta le mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut sans laisser de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale

Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoirement fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait tout uniment pour aboutir au parfait contentement

Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant un certain temps relisant sans cesse ses auteurs favoris notant toujours ses petites penseacutees et promenant son deacutesœuvrement par les rues de la ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualtero raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses souliers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooccupaient de nouvelles disciplines le han-tegraverent Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave garder le si-lence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits repas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait singuliegraverement de son sys-tegraveme de morale il srsquoinfligea en guise de punition des diegravetes pro-longeacutees La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton eacuteveillait sa curiositeacute de trop in-

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tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 25 ndash

tense faccedilon pendant un jour ou deux il corrigeait ce mouve-ment de faiblesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya

Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur saveur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le matin dans son lit Puis pour ressusci-ter des souvenirs chers agrave son cœur il reprit un jour son carton de colporteur et srsquoen alla rapidement en cognant les passants comme un homme chargeacute drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras Mecircme il endos-sa pour ces expeacuteditions son vieux manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique al-lait jusqursquoagrave telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion il retourna chez ses an-ciens fournisseurs se procura des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des savons des feux de bengale et il les rangea dans sa boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida enfin au sacri-fice total Les trois anneacutees passeacutees avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait racheter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pra-tiqueacute sincegraverement comporte quelque souffrance Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau il prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacutebordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu amegravere

Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme des anneacutees et

drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui tombegraverent de la bouche

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

ndash 31 ndash

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

ndash 37 ndash

Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 38 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au destin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires Pourtant il caressait un projet celui de bien des cœurs useacutes re-voir lrsquohorizon familier de son enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Calcutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy attardait avec quelque complaisance Riche maintenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas droit agrave cette compensation Il serait doux de finir sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil son corps tordu de retrouver un ami un parent drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Surtout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bienfaits que procurent une doctrine une discipline et une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur un socle de marbre une conscience transparente et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires

Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute sa vie pen-dant plus de vingt anneacutees tant il est vrai qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consolations

Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa place ac-coutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route parfumeacutee de lrsquoOrient

Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait mort et on avait enterreacute son corps dans le cimetiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son cadavre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur cœur Alors le philosophe-errant deacute-pouilla ses vecirctements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa besace et sa seacute-

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

ndash 30 ndash

sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

ndash 31 ndash

Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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bille il devint semblable agrave nrsquoimporte quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de silence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple ensei-gnant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son esprit

Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Cachemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le consideacuterer et lui demanda son nom

mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir

Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait

mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le fakir

Srsquoil eacutetait dans le besoin

mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir

Srsquoil eacutetait heureux

mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir

Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes ses aventures depuis son deacutepart des Indes au temps de la jeu-nesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir Le bickous eacutecouta sans in-terrompre avec cette patience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon lors-que le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une roupie

1 Moine-mendiant

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un envers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre

mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou raison et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave toutes les morales

mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la penseacutee des hommes esca-lade agrave lrsquoinfini les mecircmes recircves les mecircmes sommets

mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte demanda en-core Gualtero

mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme

mdash Tout nrsquoest donc que mensonges

mdash Tout nrsquoest qursquoillusion

Alors le philosophe se souvint de cette parole drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre

acircme qui porte un cadavre raquo Il saisit son bacircton se leva

et srsquoeacuteloigna sur la poussiegravere du

chemin

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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LA PAUTON

CHAPITRE PREMIER

DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute

La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le village en nappes accablantes La terre est segraveche comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regardent

Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Joseacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en fleurs par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs maisons fraicircches et pleines de teacute-negravebres comme des celliers

Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant son breacute-viaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties

Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue circons-pect attentif et entre dans le soleil pour se chauffer comme le font sous des pierres de petites becirctes affreuses et craintives

Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et lamen-tables que lrsquoon rencontre aux abords des villages et qui vivent

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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sur les routes ou agrave lrsquoabri des haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la charge drsquoun ventre devenu mons-trueux sous la pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause de leurs pro-portions exactes et reacuteduites

Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacuteville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabi-tude on lrsquoappelle laquo la pauton raquo

Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoherbe pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle redoute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et tourne de droite et de gauche sa tecircte pe-sante grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis elle tire de sa poche son couteau un morceau de pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue

Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit sur les pages grasses les mots qursquoelle ne comprend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer jamais Elle mar-monne laquo Marie Megravere de Dieu priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde

Des paysans passent qui retournent aux champs apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme verte Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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Elle niche dans le haut du village avec son fregravere Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forgeron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun goujon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de servante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la naine et pendant des jours entiers la prive de nour-riture la jette dehors la nuit parce qursquoelle pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe dans les eaux grasses des voisins

Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacutegulier elle balance son cracircne comme font les becirctes en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation

Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore de la mai-son de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas des murs sur les che-mins agrave tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains Alors la douceur de la vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacutezards la regardent une meacutesange vient picorer les grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les enfants ne sortent pas

Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village chez son fregravere Jules et Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se serre-ront bientocirct les unes contres les autres au fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver ce sera bon drsquoacheter chez Ma-dame Hinzelin la femme du facteur des rondelles de saucisse et du fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aussi riche que Monsieur le Maire plus riche peut-ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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wwwnoslivresnet

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ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans aux cornes et srsquoappelait Philip-pine

Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin quand ils sont en-core en bas de la cocircte Suzon dans sa robe claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Monsieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument

La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville entre ses deux rangeacutees de pommiers

Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les goulots des bou-teilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine au-jourdrsquohui crsquoest-y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas trousse sa jupe et montre son derriegravere

Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie pleine de gracircces priez pour nous raquo

laquo La voilagrave raquo

La pauton pousse un grognement se legraveve la face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voiture qui montait et que voi-ci maintenant au premier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un para-sol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere celui qui aime agrave rirehellip

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On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

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en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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wwwnoslivresnet

ndash 33 ndash

On hisse la naine sur une malle On traverse tout le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules On entre

La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la miche de pain le fromage les verres la bouteille Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier ou au pan-talon

Spacieuse et bonne salle pleine de richesses avec ses cas-seroles drsquoor rouge son fourneau ougrave mijote une viande sa pen-dule au ventre sonore et son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la chambre des parents des grands-parents la vieille chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee des odeurs de cuisine

Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et ne disent pas grandrsquo-chose Crsquoest plus tard qursquoon parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe On roule des cigarettes

Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de fumier dans un coin la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la porte ouverte de lrsquoeacutetable

Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre plein le sirote lentement gravement avec eacuteconomie et contemple Suzon qui toute eacutetin-celante et blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une Sainte Vierge familiegravere et magnifique

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

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CHAPITRE SECOND

DE SAINT GAUZELIN TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON

Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute

mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris

Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait rentreacutee chez elle et reve-nait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de priegraveres un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux

Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent toujours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul commence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin

Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers qursquoun tel eacutevegrave-nement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus savants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirctir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un incendie apregraves avoir intro-duit dans le couvent de Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee Et bien que cette en-

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

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Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

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treprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan 950 le grand eacutevecircque et confes-seur double majeur continuait de srsquointeacuteresser du haut du Para-dis agrave lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutelabreacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits qursquoelle passait dehors et api-toyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse toute douillette et large-ment reacuteparatrice

Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude demande

mdash Viendra-t-elle aussi

mdash Qui donc

mdash La Ceacuteline

mdash Mais non sois tranquille

mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms faineacuteante tor-tue taupe fumier

Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing vers la fe-necirctre

Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas bouger puis ils lui rappor-tent une aile de poulet et un verre de vin Elle mange avec appeacute-tit laquo de la bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les rires recom-mencent gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains On installe Marie lagrave haut dans une chambre vide

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

ndash 37 ndash

Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

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CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

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flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

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Degraves le lendemain elle prend ses habitudes

Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cependant Elle y remarque un coussin sur le sol qui sera commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rappelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en passant devant La cuisine devient son royaume Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer son chapelet deux ou trois fois lentement tranquillement avec un ronronnement de chat qursquoon caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des robes achegravete du linge des chaussures des tabliers pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes jalouses de ce nouveau jouet apportent elles aussi leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de petites roses La pauton met ses lunettes accepte les objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble de Monsieur le Cureacute raquo Elle va ca-cher tout cela chez elle sous son lit agrave cause des voleurs

mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris

mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait

Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant des heures en fumant des cigarettes Et la naine reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegustant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoanisette Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes ces petits anges roses et bleus peints sur les portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis

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Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

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CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

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importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 37 ndash

Douceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours jusqursquoagrave la morthellip

Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et son gros rire gronde tout agrave coup

mdash Paysans Paysans

De fois agrave autre des messieurs et des dames viennent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et mecircme sur la table agrave manger qui ressemble agrave un jardin Des inconnus appor-tent des bouteilles des blocs de glace des fruits Marie passe sa plus belle robe la blanche avec des roses cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui pique Paul joue du piano on danse et la pauton tourne comme les autres son verre agrave la main

Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se souvient drsquoavoir ri bu pleureacute

ndash 38 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

ndash 39 ndash

importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

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avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 38 ndash

CHAPITRE TROISIEgraveME

DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS

Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircrirent tandis que grandissait lrsquoarbre de science

Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable mais deacuteli-cieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu pourtant et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et blanc sous le couvercle des su-criers Oh qursquoil eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans cesse meurt et renaicirct

La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni leacutegumes ces fades nourritures de campagnards Son appeacutetit elle le reacute-serve tout entier pour la fin des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre exquis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les charlottes aux pommes les glaces de toutes couleurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les petits fours les biscottes les fruits confits Ah puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaffreuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa penseacutee in-teacuterieure

mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des serviettes encore bien moins Et pas seulement des couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin et patience aux choses

ndash 39 ndash

importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

ndash 41 ndash

avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

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et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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ndash 39 ndash

importantes Crsquoest ainsi qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour les-quels nous sommes neacutes

Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle deacutecouvre par les trous de serrures de troublants mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache dans lrsquoescalier Puis le visiteur en-treacute elle descend doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de comprendre surtout quand on est dure drsquooreille Souvent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils semblent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pour-quoi Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pour-tant une fois elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une barbehellip

Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet En nettoyant la chambre Mlle Augustine les re-prend une agrave une les recommence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

ndash 41 ndash

avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 40 ndash

Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest pas un peacute-cheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour payer des notes Paul aussi car ses poches en sont pleines des francs des sous de gros eacutecus bien eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteritent ces faineacuteants-lagrave Ma-rie elle en possegravede Drsquoabord des sous Des tas de sous grappil-leacutes agrave droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante centimes plu-sieurs au moins sept trois piegraveces de un franc une de deux et un petit louis de dix francs en or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave la maison Toute cette fortune est gardeacutee se-cregravetement dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait ces ravissantes inquieacute-tudes Elle ne posseacutedait rien ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre pour le re-trouver le revoir le peser dans ses deux mains son treacutesor dif-forme et lourd La nuit quelquefois elle rallume sa bougie et se met agrave compter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute elle range les petites rondelles drsquoargent puis les francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tranquille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au moins est-elle encore bonne

Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere une broche des nougats du fil un beau morceau de velours pour garnir sa robe des meacute-dailles de sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts sous sept fois cinquante centimeshellip

Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre au moment qursquoelle

ndash 41 ndash

avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

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ndash 41 ndash

avait eacutetaleacute par terre ses richesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent

mdash Au voleur Assassins

La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les domestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute des piegraveces qui avaient rouleacute partout

mdash Voleurs Assassins

Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont tout meacutelangeacute ces sau-vages sept fois cinquante centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux sous soixante-trois soixante-quatre soixante-cinqhellip

Et le lendemain Suzon a dit

mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere et agrave la Ceacute-line Quand on est riche comme toi il faut ecirctre geacuteneacutereuse

mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoargent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en gagnent

Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les anges qui chantaient se sentit eacutetrangement troubleacute Comme il aimait Ma-rie et qursquoil voyait son cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au di-vin mystegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Alphonse Nodier conducteur drsquoautomobile

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 42 ndash

CHAPITRE QUATRIEgraveME

DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES

Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse Nodier anciennement cocher de grande maison et aujourdrsquohui chauf-feur-meacutecanicien Deux adjectifs surtout le peindront il est majestueux et cordial Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le supposent les philosophes et dans le fait notre acircme nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une autre raquo (Montesquieu)

Donc ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Alphonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le monde Il fut galant pour les dames et fra-ternel pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davantage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son acircge et riait agrave faire trembler les vitres

Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis longtemps lrsquoattendait Quel sourire quand il ou-vrait la porte Et le gros homme toujours reacutejoui

mdash Bonsoir mignonne

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noircit un bouchon agrave la

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 43 ndash

flamme drsquoune bougie ordonne qursquoelle ferme les yeux et lui des-sine des moustaches et une barbe sur le visage Il apporte des cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olympe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est adoreacute

Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme dans sa chambre change de robe procegravede agrave une toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse

Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyennant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fondantes et on en re-commence de nouvelles avec drsquoautres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les confondre Quelque-fois elle srsquointerrompt pour reacutepeacuteter ce nom Alphonsehellip Al-phonsehellip

Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau cabinet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un trait rouge large baveux puis aux joues un vernis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont eacutenormes ineacutegaux

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 44 ndash

et joints comme chez les irascibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les belles heures anxieuses commencent

Mlle Augustine une fois a dit

mdash Vous devriez vous marier tous les deux

Et Alphonse

mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une belle paire hein pauton

La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri de nou-veau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave preacutesent on ne plai-sante plus crsquoest seacuterieux crsquoest vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest sacreacute

mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse

mdash Bien sucircr ma belle

Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y recircve tout le long des jours Comme elle triomphe quand par hasard sa pen-seacutee retourne au pays Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacute-line de malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Alphonse habitera une chambre lagrave haut en face de la sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il faudra deux robes de coton et deux de laine des bas des mouchoirs une paire de pan-toufleshellip Le soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de manille elle raconte tous ses projets Mais il est toujours dis-trait dans ces moments-lagrave

mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip

Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois annonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les conseils de Paul la

ndash 45 ndash

naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne vint pas Il ne devait plus revenir

On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite commerce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAlphonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot

Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pendant toute une journeacutee elle refusa de manger Une correspondance srsquoenga-gea qui reacuteveacutela chez le fianceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Joseph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures inva-riablement disaient lrsquoamour fidegravele

Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

ndash 46 ndash

mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

mdash Qursquoest-ce qursquoil dit

mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

ndash 47 ndash

CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des menteuses

Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ron-ronnement continu de priegraveres Suzon plusieurs fois par jour se penchait sur le lit de la vieille

mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave pleurer

Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

Dieu

Ce livre numeacuterique

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en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

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mdash Qualiteacute

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naine fait la quecircte et quand les piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoincline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes

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Elle y crut

Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des recircves celle des consola-tions

Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syllabe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacutegresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieteacute doulou-reuse

Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne car il faut bien re-mettre de lrsquoargent agrave M Joseph pour les timbres qursquoil colle lui-

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mecircme et les timbres sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher en-core deux francs par lettre Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie agrave Paris Elle reprend ses cal-culs tous les soirs les quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacute-jagrave Pourtant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen vont par petits paquets

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Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu

Cela dura plusieurs mois

Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit ndash ougrave Su-zon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash une belle jeune dame entre avec des cartons et Suzon pose sa plume et ouvre ces car-tons qui renferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves les autres devant la glace Et la naine se glisse vers la table dou-cement inaperccedilue Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de cacher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fian-ceacutee cheacuterie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton Al-phonse jusqursquoagrave la mort raquo

Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

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Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

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mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raisonnablehellip

Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu savais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout ccedila

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Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

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Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone de par-tout de Peacutekin de Moscou de Tombouctouhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil Marie est trop petite

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Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter quelques brins

Mais la jeune fille

mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien que la pe-tite dame se trouve mal

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CHAPITRE CINQUIEgraveME

DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT

Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

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Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se signant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo

Suzon dit aussi

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Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

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Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

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mdash Qualiteacute

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Agrave partir de ce moment elle ne parla presque plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave Mlle Augustine qui lui appor-tait une soupe dans sa chambre

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Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint des doc-teurs des paquets de la pharmacie on marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-t-on une telle blessure avec des meacutede-cines et gueacuterit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqursquoaux prisons des malades

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Dieu

Ce livre numeacuterique

a eacuteteacute eacutediteacute par la

bibliothegraveque numeacuterique romande

httpsebooks-bnrcom

en feacutevrier 2017

mdash Eacutelaboration

Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux conversions et agrave la publication de ce livre numeacuterique Sylvie Lise-Marie

mdash Sources

Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour grandes personnes Pa-ris Socieacuteteacute litteacuteraire de France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consulteacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise par Sylvie Sa-vary

mdash Dispositions

Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez lrsquoutiliser librement sans le modi-fier mais vous ne pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacuteci-fique (notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et ma-quettes etc) agrave des fins commerciales et professionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduction Tout lien vers notre site est bienvenuhellip

ndash 50 ndash

mdash Qualiteacute

Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de litteacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rap-port agrave lrsquooriginal nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et votre aide nous est indispensable Aidez-nous agrave reacuteali-ser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip

mdash Autres sites de livres numeacuteriques

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui reacuteper-torie un ensemble drsquoebooks et en donne le lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave lrsquoadresse

wwwnoslivresnet

ndash 48 ndash

Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la terre vit srsquoenvoler vers le Tri-bunal Suprecircme une acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble parois-sienne de mourir le plus beau des jours

Alors se tournant vers saint Pierre qui apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie

dit-il la naine est morte Et saint Pierre reacutepondit mdash Heureux ceux qui

ont le cœur pur car ils verront

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