DE HÖLDERLIN À MARX

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  • 8/4/2019 DE HLDERLIN MARX

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    DE HLDERLIN MARX:

    MYTHE, IMITATION, TRAGDIE

    Entretien avec PHILIPPe LACOUE-LABARTHEralis par BRUNO DUARTE

    Luvre de Friedrich Hlderlin occupe depuis longtemps une placedexception dans la pense du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe.On pourrait aller jusqu dire de son travail sur le pote allemand quilapparat comme le point dintersection de deux problmes fondamen-taux: dun ct, le thtre, la question de la reprsentation et de lamimsis ; de lautre, une position critique inpuisable face la philo-sophie de Heidegger et au rapport gnral reliant lart, la philosophieet la politique.

    En 1978, Philippe Lacoue-Labarthe traduit en franais la traductionallemande dAntigone, de Sophocle, faite par Hlderlin, quil a mise enscne deux fois au Thtre national de Strasbourg (TNS), en collabora-tion avec Michel Deutsch. Cette collaboration se poursuit en 1982 auTNS avecLes Phniciennes dEuripide, et en 1990 au centre Georges-Pompidou avec Thermidor, de Michel Deutsch. On compte galementparmi ses activits de mise en scne et de dramaturgieLa Reprsentation Thtre et Philosophie, au Festival dAvignon de 1984. Et peu detemps aprs, il co-crit et co-met en scne, avec Michel Deutsch, Sitvenia verbo (Centre dramatique des Alpes, Grenoble ; puis thtre de laColline, Paris). En 1998, Philippe Lacoue-Labarthe revient Hlderlinpour traduire sa version ddipe le tyran, toujours un travail pour lethtre, cette fois-ci directement li la publication de deux textes:Mtaphrasis etLe Thtre de Hlderlin (Puf, 1998).

    son tour, la lecture heideggerienne de Hlderlin, tout comme lef-fet dappropriation et de remythologisation qui sy trouve impliqu fontlobjet des textes qui composent le volumeHeidegger La Politique du

    pome (Galile, 2002). Plus rcemment, Philippe Lacoue-Labarthe asign le filmAndenken, je pense vous (collectionProme, Hors-Oeil,

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    2004), essai autour du pome de Hlderlin. Il a en outre particip, avecBernard Stiegler, Jean-Luc Nancy et Hans Jrgen Syberberg, au film TheIster, de David Barison et Daniel Ross (Australie, 2004), lui aussi centrsur le rapport de Heidegger Hlderlin.

    Lentretien qui suit ne touche pas limmense problme pos par lin-terprtation heideggerienne de Hlderlin. Il prend plutt comme point dedpart les deux textes de Philippe Lacoue-Labarthe qui font date et quelon peut lire dansLImitation des modernes (Typographies 2), publi en1986 chez Galile: Hlderlin et les Grecs et La csure du spcu-latif . Bien que partiellement, il fait rfrence aussi quelques-unes des

    thses proposes dans les livresLa Fiction du politique.Heidegger, lartet la politique (Christian Bourgois, 1987) etLe Mythe nazi (ditions delAube, 1991, en collaboration avec Jean-Luc Nancy).

    ** *

    LABYRINTHE Vous avez traduit les traductions, faites par Hlderlin,dAntigone et ddipe le tyran de Sophocle. Quand et pourquoi exacte-

    ment?PHILIPPE LACOUE-LABARTHE La premire fois, ctait en effet

    Antigone, vers 1977-1978. La pice a t reprsente deux fois au Thtrenational de Strasbourg, en 1978 et 1979, dans deux mises en scne diff-rentes. Puis, vingt ans plus tard, le TNS ma demand la traductionddipe, que jai faite en 1997-1998.

    LABYRINTHE Traduire une traduction relve soit de limitation, soitdune violence envers le texte original. Comment avez-vous vcu ce

    travail, et que signifie, pratiquement, de traduire une traduction?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Je me suis toujours rgl sur ce que javais lu dans lessai de Walter Benjamin, La Tche du traducteur:traduire est une grande tche, qui se confond presque avec la littratureelle-mme, mais traduire ce qui est dj de lordre de la traduction naaucun sens. Sauf considrer que les traductions de Hlderlin sont telle-ment des traductions qu la limite elles sont des uvres de Hlderlin.Cest ainsi que jai considr les choses. videmment, jai regard le

    texte grec, parce que je voulais mesurer lcart que Hlderlin, volontai-rement ou pas, avait pris avec lui, mais je traduisais lallemand, pas le

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    grec. Je ne traduisais pas Sophocle, mais plutt un texte que jattribuais Hlderlin, comme si ctait un pome de Hlderlin.

    LABYRINTHE Envisager lcriture moderne comme traduction ourcriture revient chez Hlderlin travailler sur une rptition de ce qui

    na jamais eu lieu dans lart grec, et qui pourtant y tait, comme vous

    laffirmez. Lcriture est alors de lordre du paradoxe, quelque chose

    comme une rptition inaugurale, une fondation mimtique originale.

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Je crois que lexprience de ce para-doxe est lexprience mme de la littrature. Toute littrature scrit

    partir dune autre littrature. On le voit par exemple ds la tragdiegrecque: les grands tragiques crivent partir dintrigues ou de fablesmythoi, comme dit Aristote lgues par la tradition, crite ou orale,des pomes piques, et ils transforment cela comme ils veulent. Quandon voit les carts que prennent Sophocle et Euripide lgard des mmespisodes de la lgende et du mythe, cest impressionnant.

    PrenonsLes Phniciennes dEuripide, par exemple. dipe, quand sesfils se battent pour le pouvoir Thbes et quAntigone intervient, estenferm dans le palais et pas du tout parti en exil. Jocaste est encore

    vivante, et cest elle qui essaie de sparer les deux frres et de reprsenterla justice. Cela veut dire quil existait probablement un cycle lgendaireou mythique autour de Thbes, avec toute la filiation qui engendre fina-lement dipe. Il y avait donc une histoire peu prs fixe, des rcits,probablement crits, parce que, contrairement ce que lon croit, lesgrandes popes ont t crites relativement tard, y compris celledHomre, et cest partir de ces scnarios-l que les tragiques tra-vaillaient, en changeant ce quils voulaient changer. Cest la rgle de toutelittrature: on crit toujours partir de quelque chose qui a dj t crit.

    LABYRINTHE Aprs lchec de La Mort dEmpdocle (1798),Hlderlin rige dipe en modle de la tragdie moderne, en difiantcelle-ci comme traduction de la tragdie ancienne. Comment faut-il

    penser cette transformation?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE En effet, Hlderlin ne parvient pas crireEmpdocle : ne trouvant pas de scnario, lpoque mme o illisait et relisait laPotique dAristote, il doit se rendre compte que, pour

    Aristote, une tragdie, cest une bonne intrigue. Il comprend que sonscnario nest pas bon, parce quil est tout simplement lapplication dune

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    sorte de fable spculative au thtre, ce qui ne peut pas faire du thtre.Il ny a pas de conflit, il ny a aucune intrigue relle.

    Ensuite, je dirais que lide de traduire Sophocle, donc de traduire,au sens fort, du grec ancien pour le prsenter comme un exemple moderne,cest une ide de Winckelmann radicalise. Quand Winckelmann disait :il nous faut imiter les Anciens pour devenir notre tour inimitables uneproposition desPenses sur limitation des uvres grecques en peintureet en sculpture (1755) , je crois que Hlderlin est le premier prendrecette sentence au pied de la lettre. Il se rend compte que, dans ce quilconnat en tout cas le classicisme franais, le thtre de Schiller et de

    Goethe , chaque fois il y a une espce dadaptation, de modernisationde la tragdie ancienne, sans quil y ait encore un effort pour retrouverce que cette langue, cette dramaturgie pouvaient avoir darchaque, dan-trieur tout ce qui a t ensuite imit par la tradition (toutes les tradi-tions romaines, et ensuite tout ce qui sest fait aprs la Renaissance).

    Hlderlin veut faire une traduction beaucoup plus fidle loriginal;avec cette ide, en effet paradoxale, que plus on est fidle loriginal,plus on colle la langue de ce genre duvres: plus cest surprenanthistoriquement, et plus cela peut produire un choc dans le thtre

    moderne, ne serait-ce que parce que Hlderlin essaie de traduire littra-lement, mme en courant le risque de se tromper. Il essaie de scander etde respecter une prosodie qui est celle des Grecs et quil tente dadapter la prosodie allemande ce qui nest pas facile, et qui force crer unlangage pour le moins incomprhensible pour cette poque. Il dit juste-ment que cela est aussi incomprhensible pour notre poque que celapouvait ltre pour les Grecs eux-mmes. Et je crois que ctait sondernier projet, et que cela devrait reprsenter pour lui une tape dcisivedans ce quil cherchait faire, cest--dire produire une littrature vrai-ment moderne, vraiment dgage du modle ancien. Le paradoxe de sadmarche, cest quune extrme fidlit aux uvres anciennes revient prendre un maximum de distance par rapport elles. Plus je suis fidleaux Anciens, plus je suis moderne: cest la structure mme du paradoxe.Et je crois que cest exactement ce quil cherchait.

    LABYRINTHE Lambition de crer une criture moderne nest-ellepas aussi un geste politique dissimul?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Hlderlin avait sa disposition troiscorpus tragiques; aprs avoir t tent par Euripide (Les Bacchantes), il

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    na retenu que Sophocle, et dans Sophocle il na choisi quAntigone etdipe : Antigone pour le tragique ancien et dipe pour le tragiquemoderne. Sil a fait ce choix, il me semble que cest, pour lessentiel, enraison de proccupations politiques modernes. dipe, en particulier, taitun personnage qui refaisait surface dans lhistoire, sous la forme du dicta-teur de la raison. Ctait la Rvolution franaise, Robespierre, Saint-Just,puis ensuite Bonaparte. Les traductions de Hlderlin sont contempo-raines de la monte en puissance de Bonaparte, quil admirait norm-ment: il tait persuad que Bonaparte avait pacifi lEurope et rgl leproblme, non pas des tats-nations, mais celui des maisons royales,

    quil tait parvenu tablir une Rpublique universelle, cest--dire, silon excepte lAmrique, europenne. Plus tard, il aura peut-tre t du,mais au moment o il crit dipe, la figure de Bonaparte, du successeurde Robespierre, est encore indcise, mais au bord de la dmesure (de lhy-bris), et je crois quil veut montrer quel point la tragdie ddipe, decet homme qui croit tout savoir, qui incarne la raison, et qui voudraitincarner un nouveau droit, une nouvelle justice, une souverainet, quecette figure-l est moderne. Jusque dans sa folie .

    LABYRINTHE Cela croise en un sens votre analyse du mythe (dans La Fiction du politique et Le Mythe nazi ) comme fictionnement,

    faonnement ou prsentation dun modle, analyse elle-mme lie la

    question du mimtisme (imitation originale des Anciens) comme

    production de lidentit de tout un peuple, savoir lAllemagne. Il reste

    pourtant dfinir la porte de ce mcanisme. Sagit-il dune dimension

    politique circonscrite ou dun principe universel soumis aux lois de la

    tragdie?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Je dirais que cest plutt universel. Mesanalyses sur lAllemagne concernent un contexte o il se trouve quon afait grand cas, pendant plus dun sicle, de la tragdie, et o il y a unenjeu politique visible dans les uvres quon a pu produire, quel que soitlaxe politique choisi. Quand les Allemands, mme partir de Goethe,ds la fin du XVIIIe sicle, semparent du matriau grec, cest pour parlerde lAllemagne, pas de la situation europenne. Mais, en mme temps,cest universel: le mythe a toujours fonctionn comme un dispositifcharg de procurer une identit ceux qui y adhrent, dune manire ou

    dune autre. Et adhrer au mythe, cela veut dire se laisser dicter par lui,consciemment ou inconsciemment, les conduites pratiques de lexis-

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    tence. Cela ne signifie nullement que le mythe nest quun rservoir derecettes. Il donne aussi des exemples, comme ceux du courage, de ladouleur, de la lchet, etc. Le mythe donne des sortes de cadres praxiques lexistence. Il est en ralit, pour une grande part, produit cet effet.

    LABYRINTHE Prenons le concept dimitation ou de mimtologiehistorique. Le caractre indissociable du mythe et de lhistoire tient-il

    un mouvement par lequel lhistoire sintroduit dans le mythe et le

    dforme?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Je crois plutt linverse. Cest le

    concept de mythe qui gouverne le concept dhistoire. Marx remarquait,dans un passage clbre de son pamphlet sur leDix-Huit Brumaire deLouis Bonaparte (1851), que les vnements historiques qui, pour lapremire fois, se jouent comme une tragdie, ds quils se rptent,apparaissent comiques. La rptition dans lhistoire, aussi atroce puisse-t-elle tre, est une comdie. Cette vrit ne sest pas dmentie.

    Marx citait, pour exemple, la pose lantique, spartiate ou romaine,des rvolutionnaires de 1789. Mais, aussi bien, 1917 rpte 1792. Lnineprend le pouvoir sur le modle de la dictature montagnarde (ce quon

    appelait la Montagne, la Convention), cest--dire sur le modle robes-pierriste. Hitler est nourri de no-hellnisme lallemande, et ds quilprend le pouvoir, il accomplit son identification Pricls. Tel est sonvrai modle. De mme, Mussolini se prend pour Csar. Et lon voit quel point dans les arts, dans les costumes, dans larchitecture, danslorganisation des ftes, dans les jeux, dans les formes de militarisationde la socit on a des modles historiques devenus mythiques qui sontagissants. Hitler, cest un mlange du caractre somptueux de lAthnesde Pricls et de la rigidit militariste de Sparte. Ce mlange-l date deRousseau. Et aprs la guerre, certaines choses sont vritablement attris-tantes. Dj Napolon stait fait couronner empereur sur le modle deceux du Saint Empire romain germanique.

    Au moment de la dcolonisation, des dictateurs africains prennentle pouvoir, toujours sur le modle jacobin, lniniste, suivant la rvolu-tion militaire. Lun deux sest mme couronn empereur, imitantNapolon. Tout cela peut continuer longtemps. la fin, ne restent plusque des imitations dimitations. Le processus ne cesse de se dgrader.

    Combien de dictateurs sud-amricains ont imit Bonaparte, commen-cer par Bolivar?

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    LABYRINTHE Mais le schma de limitation historique rendraitalors possible toute analogie concernant lhistoire du XXe sicle. Celui

    par exemple qui rapproche limitation des Anciens de limitation de

    Marx : il sagirait dimiter le marxisme comme sil navait pas eu lieu,

    sachant pourtant que quelque chose y tait pos par Marx. Il serait donc

    question de produire limitation originale, le mimtisme premier comme

    inauguration du marxisme.

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Cela relve dune attitude politiquegnrale qui dfinit mes yeux ce quon a appel trs vaguement lultra-gauchisme europen parce que lon a mis beaucoup de choses htro-

    gnes sous ce nom. Lultra-gauchisme europen a toujours consist direceci: il y a dans Marx une vrit que Marx na pas russi noncer, elley est, et cest nous de la trouver. Alors que, jusqu prsent, on na faitquexploiter des vrits partielles qui taient explicites dans Marx et quiont eu des consquences catastrophiques: Lnine, Trotski, Staline

    Cette ligne politique se rsume ainsi: il ny a jamais eu de commu-nisme, il faut linventer, il est cach dans Marx, il est venir. Lattitudede certains marxistes allemands, dune certaine gauche radicale alle-mande, me fait beaucoup penser ce qutait le ct rvolutionnaire de

    la Rforme, non pas la Rforme institue par Luther, mais plutt lagauche de la Rforme qui se confondait avec le mouvement pitiste,cest--dire ce mouvement dans lequel ont t levs Schiller, Hlderlin,Hegel, Schelling. Ils sont tous des enfants du pitisme politique. Lepitisme revenait radicaliser Luther: de mme que Luther disait que lecatholicisme avait dform le message chrtien, eux accusaient Lutherdavoir encore dform le message chrtien. Ce message tait doncencore quelque chose de cach, dsotrique, mais quil fallait retrou-ver. En ce sens-l, si lon fait de Marx une sorte de Luther moderne, cequi nest pas faux, bien des gards, cest en effet un mouvementmystique.

    LABYRINTHE Que voulez-vous dire quand vous affirmez que leffon-drement de la chrtient est un effondrement du thologico-politique?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Jappelle chrtient lorganisation dupouvoir et de la souverainet, en Occident, partir de la conversion delempereur romain au christianisme. Une sorte de soutien thologique est

    apport au politique. Les souverains sont dits souverains de droit divinpar la grce de Dieu.

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    La chrtient commence, admettons-le, quand lempereur Constantinse convertit au christianisme. Il y a eu videmment beaucoup de rsis-tances, en particulier en Allemagne, qui correspondent la rvolte luth-rienne quelques sicles plus tard, puisque cest toujours le nord delAllemagne qui se rveille contre Rome, lglise et les pouvoirs poli-tiques, et engage le processus de la Rforme. Malgr ces rsistances, ily a bien eu une Europe chrtienne, dont lunit relative tait fonde surla rfrence au christianisme. Mais le Capital a commenc la dtruireau XVe sicle. Des princes, des propritaires terriens et la bourgeoisiecommerante se sont rvolts contre la confiscation ecclsiale de la

    richesse et de la circulation montaire, contre certains interdits cono-miques touchant le prt, lintrt, lendettement que justifiait uneidologie officielle de la pauvret et de la charit. Cette rbellion cono-mique, marchande au fond, sest accompagne et soutenue dune manirede rvolution culturelle (la Renaissance) et a commenc saper lesbases du christianisme politique: papaut, restes du Saint Empire romain-germanique, royauts, etc. Ce fut le premier grand coup port contre ladomination chrtienne, catholique, sur le politique. Il est venu, entreautres, des Mdicis, des banquiers italiens, gnois et espagnols; puis a

    eu lieu la conqute de lAmrique du Sud, et ensuite la Rforme, quicasse la relative homognit du christianisme, en Europe de lOuest etmme en Europe centrale. ce moment-l, lhgmonie chrtienne estmise en cause.

    LABYRINTHE Ce serait donc la substitution directe dune thologiepolitique par une conomie politique.

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Oui, tout fait. Moyennant toutefois la rvolution culturelle que jvoquais linstant: Renaissance, retour lantique, mancipation de la pense, libration spirituelle (eu gardau dogmatique ou au canonique), inventivit scientifique, mutation delart, etc.

    LABYRINTHE Mais cet effondrement est-il ncessairement un accom-plissement, une situation dfinitive?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Je crois que la chrtient est finie. Sauf reparatre alors, dune manire trange, partir dune version du protes-

    tantisme, qui est la version anglo-amricaine, car les tats-Unis sont ledernier tat thologique puissant o la thologie ne soit pas simplement

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    une rvolte, comme dans les pays musulmans. Cest encore une tho-cratie, me semble-t-il.

    LABYRINTHE Pour reprendre tout le raisonnement, tel quon letrouve dans un de vos textes: leffondrement de la chrtient ou du tho-

    logico-politique succde la lutte entre la religion politique et la religion

    de lart. Le rsultat en serait la modernit, comprise comme exigence de

    fondation et dAbsolu, la fin du XVIIIe sicle et pendant une partie du

    XIXe. Pour isoler un quatrime mouvement dans ce cycle, la synthse des

    deux religions pourrait saccomplir, au XXe sicle, comme une espce de

    tragdie formalise ou retraduite par le concept de barbarie ou dedsastre. Est-ce exact?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Je ne dirais pas barbarie, mais plutt dsastre , parce que barbarie renvoie encore au concept grec. Oualors il faut prendre le concept de barbarie au sens de Lvi-Strauss: estbarbare une civilisation qui trahit ses propres idaux. En ce sens prcis,on pourrait dire que le nazisme est une barbarie.

    Le dsastre retraduit peut-tre le concept de tragique, mais pas celuide tragdie. La tragdie, cest la reprsentation du tragique ; le tragique,

    cest la situation qui est reprsente par la tragdie. Mais en mmetemps cela nest pas sparable pour lanalyse: on ne voit le tragique luvre que dans les tragdies. Quand Peter Szondi dit que depuisAristote il y avait une potique de la tragdie et depuis Schelling unephilosophie du tragique, je ne peux pas tre daccord. Je crois que laphilosophie du tragique qui existe en effet est encore forcment unepotique de la tragdie, encore un commentaire dAristote. On ne peutpas sparer les deux.

    LABYRINTHE Revenons encore sur ce point. Labsence de fondementet la volont didentification qui succdent leffondrement dune trans-

    cendance chrtienne, vous les dcrivez comme lhistoire dun fiction-

    nement qui consiste imiter limitation (romaine ou franaise) des

    Anciens, en remarquant quune telle imitation au second degr relve

    dune volont dart. Mais on pourrait dire de ce dessein esthtique/poli-

    tique quil est encore de lordre de la transcendance.

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Chaque fois quil y a des fondations

    de grands empires, de grandes entits politiques, se produit toujours unnorme investissement dans lart. Pricls a fait Athnes, cest sous

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    Pricls que lart athnien a t florissant. Il a fait dAthnes une uvredart, puisque ctait cela limage mme du pouvoir et de la souverainet.

    Il ny a quune puissance qui agit dans lHistoire sans recours latranscendance, cest le Capital. Mais il subsiste, en mme temps, undysfonctionnement amricain, puisque le pouvoir amricain se rclamedune sorte de thologie, aussi confuse soit-elle. Cette espce dauto-freinage de lextension du capital amricain est assez trange, si lonconsidre que le Capital constitue la seule immanence. La seule machinehistorique qui soit totalement immanente, cest la machine financire.

    LABYRINTHE Toujours suivant votre description: imiter les Ancienssuppose une appropriation du propre de ltre grec, linimitable mme,du fait quil na jamais eu lieu. Il faut faire lexprience de la diffrence

    et du dpaysement pour atteindre lappropriation de soi. Le risque serait

    alors de sombrer dans la schizophrnie. Quels sont les termes de cette

    appropriation?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Lart est toujours linvention dunimpropre, pour arriver une appropriation. Il sagit dintroduire le propredans limpropre, et de montrer ce conflit mme. Cela fonctionne comme

    le paradoxe: plus je me dproprie pour mapproprier, moins jarrive mapproprier, ou plus je me dproprie de fait. Ce mcanisme, qui seraitidalement un mcanisme dialectique effectif, il est impossible quil russisse . Et la grande aventure de lart moderne est davoir compriscet impossible, davoir subi cette impossibilit. Sil y a tant de fous, de cas pathologiques Hlderlin, Poe, Lenz, puis Nietzsche, Artaud dans cette poque, cela veut dire que la machine je me dproprie pourmapproprier est enraye. Cest le mcanisme mme de la folie.

    Hlderlin et Nietzsche nous ont dit que nous navons plus rien faire avec les Grecs. Ils sont alls jusquau bord dune espce degouffre, et cest ce quils nous ont lgu. Je ne dis pas que ce quil fautimiter est la psychose, mais la structure psychotique reste malgr toutce qui nous domine. La nvrose, cest le Capital, qui gre cela trs bien.La psychose, quelle soit individuelle ou tatique, cest autre chose:elle nest pas gre.

    LABYRINTHE Vous parlez de lexprience tragique moderne

    comme dune errance de limpensable . Limpropre est-il cet impen-sable?

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    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE On peut le dire. La formule, qui vientde Hlderlin, dsigne le destin ddipe. Limpensable tient peut-tredans cette question: pourquoi ne suis-je pas proprement moi-mme? Cequi est le cas ddipe par excellence.

    LABYRINTHE Chez Pasolini, par exemple, on trouve ce concept derage qui dtermine tous les lments de la tragdie pour une exprience

    moderne: la saintet irrligieuse, laccouplement de la brutalit et de la

    beaut, etc. Mais quelle ralit appartient ce concept, sil nest ni reli-

    gieux ni politique?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Cest encore un concept religieux: lacolre. Chez Pasolini, un des rares artistes presque authentiquement chr-tiens de ce sicle, cest vident. Sa force lui vient dune dernire vie primi-tive chrtienne, une colre contre ce monde, contre linjustice, au nomdun amour de lhumanit. De mme, ce qui anime Marx, enfant de laRforme marqu par le pitisme radical que jvoquais tout lheure,cest la colre. Une colre de lAncien Testament, comme celle desprophtes, quand ils voient ltat o se trouve Isral. Cette colre dfinitune saintet, qui est lattitude prophtique. lorigine de cette ide, on

    trouve les textes du grand prdicateur Oettinger, qui a eu tant dinfluencesur Schiller, Schelling, Hlderlin. Oettinger est une figure majeure dupitisme, qui est un mouvement politique, puisque son mot dordre estrvolutionnaire. Depuis Jakob Bhme, on exigeait une Rforme gnra-lise. Mais pour les pitistes, la Rforme a t seulement partielle, et futpar consquent un chec. De mme, plus tard, le communisme appara-tra comme un chec, car ltablir dans un seul pays, cela ne veut rien dire.Il fallait donc gnraliser la Rforme. Or, ce mot dordre a t celui desjeunes rpublicains souabes levs dans la thologie, dont Marx driveen droite ligne. Il y a l une Stimmung proprement vtro-testamentaire,comme disent les thologiens, celle de la colre. Ou bien le Dieu dIsralest un Dieu qui se met en colre et celle-ci devient sa manifestationmme; ou bien les prophtes arrivent comme des personnages tranges,non pas pour dire lavenir, mais pour sadresser au peuple, et, dans lacolre, laccuser. Comme Mose, comme Jrmie se mettent en colre.La Stimmung de la saintet, cest la colre et donc lamour, cest la colre.

    LABYRINTHE Ce concept de pitisme politique, mdiatis par celuide la colre, permet donc de resituer Marx dans la ligne de Hlderlin.

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    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Oui. Le seul numro de cette revue queMarx a fonde lors de son arrive Paris, lesAnnales franco-allemandes,contient une pigraphe tire dHyprion, de Hlderlin. Il sagit de lafameuse lettre finale dHyprion Bellarmin (lavant-dernire duroman).Hyprion est aussi un roman crit dans la colre. Il y a l uneaffiliation directe.

    LABYRINTHE Et Heine, par exemple, se situerait-il aussi dans unetelle ligne?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Oui. LHistoire de la religion et de la

    philosophie en Allemagne (1852) de Heinrich Heine a beaucoup comptpour Marx.Cest un livre prodigieux, o lon saisit quil ny a de philosophie alle-

    mande qu partir du passage de Luther dans la thologie allemande engnral. Marx la bien compris. En particulier, cest la langue de Luther,la langue des sermons et des traits, comme de la traduction biblique, quia form la langue philosophique allemande. La dmonstration de Heineest blouissante.

    LABYRINTHE Cette ligne denrags produit-elle encore des hrostragiques, au sens de Hegel, des sujets dont lexprience est une inno-

    cence coupable?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Oui. Enrag est le bon mot, parce queles seuls rvolutionnaires que Hlderlin ait rencontr Paris sil estpass par Paris, ce que je crois sont des enrags. Le concept de lin-nocence coupable est ce qui dfinit dipe. Il est coupable de ce quil afait, mais il ne le savait pas, donc il est innocent. Son destin est unoxymore: innocent-coupable, contradiction sans solution.

    LABYRINTHE Heiner Mller a parl une fois du tragique modernecomme dune exprience o lon peut vivre sans espoir et sans dses-

    poir, ce qui revient se nourrir de leffet tragique la catharsis

    comme dun flux dnergie : pour que lun reprenne ses forces, lautre

    doit spuiser.

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Cest encore une conception aristo-tlicienne de la tragdie, tout de mme. Elle fonctionne condition que

    leffondrement de lautre soit reprsent. Ce qui est videmment le caschez Mller.

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  • 8/4/2019 DE HLDERLIN MARX

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    De Hlderlin Marx: mythe, imitation, tragdie

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    LABYRINTHE Limage de la csure ou dune interruption de lalogique dialectique spculative, dont il est question dans un des essais

    de LImitation des Modernes sur Hlderlin, est-elle comprendre

    comme un mcanisme fondateur qui ne concerne que la seule tragdie,

    ou faut-il plutt y voir un nonc historique part entire?

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Le hiatus dcouvert par Hlderlin ausein mme du processus dialectique ne pouvait que jouer sur lidalismespculatif, et terme le ruiner, ce que Heidegger a trs bien vu. Je rpon-drai un peu comme Heiner Mller l-dessus: lnonc qui fait csure nepeut tre quun nonc qui vient des morts. Qui sont les morts, aujour-

    dhui? Que considre-t-on comme les morts qui pourraient noncerquelque chose faisant coupure? Je crois que, dans lhistoire europennela plus rcente, les morts en question sont les Juifs. Mais dans la mesureo cette histoire sefface, on ne peut plus savoir. Celui qui pourrait porteret prononcer un tel nonc serait un artiste et personne dautre, la limiteun philosophe, mais en tout cas il faudrait que ce soit le porte-parole desmorts ce que Mller a essay de faire. Je nomme les Juifs cause delenjeu thologico-politique qui sest cr en Europe. Mais on peut lar-gir le concept toutes les victimes de la fin du politique moderne.

    LABYRINTHE Il faudrait alors revenir au paralllisme entre la trag-die et linjustice, entendu comme concept universel. Il reprend ou resitue

    la continuit entre la tragdie et la politique.

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Le concept le plus important de latragdie est celui de dyk, la justice. Le lieu de la tragdie a toujours tla politique. Mais la tragdie, en particulier pour Hlderlin, montre prci-sment que la justice est lau-del inaccessible de la politique, et cetitre (transcendantal, sinon transcendant), la condition de possibilit ou,peut-tre, dimpossibilit de la politique.

    LABYRINTHE Et la religion?PHILIPPE LACOUE-LABARTHE Pour moi, cest de la politique mytho-

    logise.

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