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De la morale comme phénomène social objectif

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De la morale cornrne phdnornhe social objectif. Par

Olof Kinberg.

I,e criminologue praticien se trouve sans cesse en presence de ma- nifestations de la valeur morale des individus. D’autre part, il est charge d’observer les individus qui doivent Ctre soumis B des sanc- tions sociales, prises pour des motifs differents. I1 peut s’agir de mesures d’ordre economique - assistance publique dans les cas d’indigence ou de chhmage - ou d’ordre curatif on educatif - re- dressement des mineurs depraves ou abandonnes; parfois c’est un traitement qui est necessaire - pour les alcooliques dangereux par exemple - ou encore des mesures de securite, B prendre contre des criminels. Ces mesures n’ktant pas seulement palliatives mais ten- dant aussi Q faire disparaitre les causes qui ont necessite l’interven- tion sociale, le criminologue praticien doit toujours porter son atten- tion sur ces causes, et s’efforcer de les deceler afin de pouvoir les supprimer. I1 doit donc examiner sa clientele en vue d’un pronostic social. Aussi chacun des individus qui lui sont confies sera soumis B un examen objectif qui tendra B deceler ses traits psychologiques SOUS leur forme dynamique, c’est-&-dire comme tendances reaction- nelles. I,e criminologue doit non seulement chercher la capacite psychoneurale dans les dornaines cognitif, emotionnel, conatif, ainsi que les qualites formelles de l’activite psychique (rythme et courbes du deroulement psychique, degres d’excitabiliti. motrice, etc.) za i s encore s’efforcer de connaitre le contenu de la conscience afin de depister les habitudes intellectuelles, l’existence des idees de haute potentialite, le degre de son sens du rCel dans la conception du monde exterieur, la subjectivite ou l’objectivitk de son attitude B l’egard des perceptions, etc. I1 lui faut aussi connaitre les caracteres

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de la valeur morale de l’individu, non pas que la qualit6 des fonc- tions morales ait une importance dCcisive pour le pronostic social, mais parce que le caractere est un moyen de connaitre la structure psychique. En effet m e hypofonction morale est l’indice d’un dC- ficit cong4nital ou acquis de la capacith intellectuelle ou emotionnelle, ou bien elle r6vPle des circonstances mesologiques qui ont entrain6 un developpement oblique, ou autrement deficitaire des fonctions morales, alors que dans ce dernier cas les conditions structurales d’un plein developpement n’avaient pas fait defaut.

D’autre part, la coexistence de fonctions morales bien developpees avec une conduite amorale r&le des circonstances psychologiques speciales. C’est tantat une raideur anormale des courbes d’intensite des reactions emotionnelles ou une potentialit4 augmentee de cer- taines reactions Cmotives (par exemple, celles qui sont d’un carac- tere pathologique ou agressif) , tantat une surtension de l’appareil moteur d’oh naissent des reactions precipitees, peu integrees; ou encore un amoncellement exceptionnel d’incitations defavorables Crees par l’ambiance, etc. L’etude de l’evaluation morale des indi- vidus est donc tr&s importante pour la connaissance de leur structure psychologique et, de plus, elle permet d’en inferer le pronostic social.

Au point de vue pratique, l’etude des valeurs morales des hom- mes revet un inter& tout particulier pour le criminologue comme &ant rCv4latrice de tendances d’action; en effet, une erreur sur le pronostic social d’un criminel peut avoir des consequences fatales pour la sOret.6 et le bonheur d’autrui. Lors de cette etude pratique des criminels, telle qu’elle est faite dans notre clinique de psychia- trie juridique de Stockholm, leur evaluation morale est l’objet d’une attention speciale. Pour les connaitre nous etudions d‘une maniere aussi approfondie que possible les antecedents des prevenus, par des obsgrvations directes, par l’analyse des documents ecrits de leur main, (autobiographies, lettres et autres documents) et nous joi- gnons A cette etude un examen psychologique experimental et psy- chotechnique.

La fonction morale en tant que phenomene psychologique est composee, d’une part, d’elements emotionnels et par consequent, d’el4ments conatifs. L’experience prouve que les organes c6rCbraux

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des fonctions cognitives et ceux des fonctions emotionnelles peuvent varier d’une maniere independante. Ainsi chacun de ces organes peut Ctre separement atteint de troubles pathologiques. Certains de ces troubles peuvent atteindre, de preference ou exclusivement, l’organe de la vie emotionnelle, tandis que d’autres de preference atteignent l’organe des fonctions cognitives. Voilk pourquoi l’inte- gration de la fonction morale peut varier selon le nombre et le ca- ractere des elements cognitifs et emotifs qui en font partie. Si on considere la qualit6 de ces elements on peut diviser empiriquement les hommes en divers groupes.

Pour kviter des malentendus il est necessaire d’observer que le groupement sommaire present4 plus loin ne tient pas compte de toute la richesse des variantes, mais considere seulement certains types saillants, ce qui, du reste, tombe sous le sens puisque les cas htudies sont choisis et presque tous pathologiques.

En outre, il faut remarquer que dans ce groupement schematique nous avons fait abstraction du point de vue genetique. I1 ne s’agit pas de decrire de quelle manicre et dans quel ordre les divers stades de la fonction morale se succedent mais seulement d’attirer l’atten- tion sur certaines manifestations de la fonction morale telles que nous avons pu les constater enipiriquement chez les individus exa- mines A notre clinique.

Le premier groupe est compose d’individus dont la fonction mo- rale est reduite A certaines connaissances des evaluations morales generalement acceptees tandis que l’element emotionnel manque plus ou moins completement. I1 arrive mCme que des individus dont l’intelligence est tres peu dhvelopp6e sachent d’une maniere sommaire et peu nuancee que certains actes sont defendus. Ainsi les imbeciles savent que l’assassinat et le meurtre, le vol et l’adultere sont consider& comme des actes non permis. A ce propos, il ne faut pas oublier qu’au cours de leur scolaritk, tous les enfants appren- nent les formules energiques des dix commandements: ))Tu ne tue- ras point t), ))tu ne voleras point )), etc.

Ce n’est que chez les oligophrenes tout A fait inferieurs ou chez les dements profonds qu’on trouve des individus depourvus m6me de ces rudiments d’une fonction morale.

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Donc, la connaissance du fait que certains actes sont moralement defendus est B la fois la forme la plus elementaire de la fonction morale et celle qui manque le plus rarement. Cela n’empkhe pas que le code penal d u n certain nombre de pays considere pr6- cidment l’ignorance de la reprehensibilite juridique et morale d’un acte commis comme crititre de non-imputabiliti.. Et cependant, si ce critsre etait en realit6 applique les seuls actes criminels beneficiant de l’impunite seraient les actes commis par des idiots et, dans quelques cas tres rares, par des individus atteints de demence globale.

Souvent la connaissance des evaluations morales acceptees est assez limitee chez les individus de cette categorie. Comme nous venons de le dire, ce sont surtout certains actes bien caractgristiques et faciles B reconnaitre qui sont consider& comme moralement de- fendus, par exemple l’assassinat, le vol. I1 apparait d’une maniere frappante que cette connaissance est conforme aux preceptes du Decalogue. Ainsi, chez les individus de cette categorie l’adultitre est considere comme immoral, tandis que d’autres actes sexuels, comme l’homosexualit.6, l’inceste, les attentats ii la pudeur commis sur des mineurs, etc. ne le sont pas. I1 va sans dire que les indivi- dus rkduits ?I ce niveau d’evolution morale ignorent aussi le carac- tPre immoral des atteintes plus compliquees B la proprietk, comme certaines formes d’escroquerie, de detournement, etc.

Certains individus appartenant ?I ce groupe sont des imbeciles et des debiles dont le domaine des connaissances morales est trits limite. Aussi leurs maigres connaissances ne servent-elles qu’B peine ou pas du tout comme matiere ?I des operations logiques. De la reprehemi- hilit6 morale de certains actes ces individus ne sont pas capables de deduire, par analogie, la reprehensibilite d’autres actes semblables mais qu’ils ne connaissent pas comme moralement defendus.

A ce groupe appartiennent aussi des individus qui ont des connais- sances un peu plus completes des evaluations morales acceptees et qui sont capables de conclure analogiquement de la reprehensibilite connue de certains actes ?I celle d’autres actes semblables.

Bien que chez les individus de cette categorie la fonction morale soit de m$me essentiellement cognitive, ils sont pourtant mieux ins-

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truits des evaluations morales acceptCes et en m@me temps un peu plus capables d’employer ces connaissances pour leurs operations logiques. Le caractere essentiel de ce groupe est que la fonction morale est peu integree, les elements emotionnels de l’experience in- terieure manquant plus ou moins completement.

Le deuxieme groupe est composC par des individus qui, non seule- ment possedent une connaissance plus ou moins &endue des evalua- tions morales acceptkes, mais, en outre, sont capables de reagir emo- tionnellement B des stimuli adequats.

Puisque la capacite cognitive et la capacite emotionnelle peuvent varier independamment l’une de l’autre, cette categorie n’est pas du tout homogene. Donc, la reactivite emotionnelle prksente une grande echelle de variations quant B la force, B la profondeur et i la duree de l’emotion, quant B sa richesse en valeurs et en nuances etc. De mCme, on trouve chez les individus de ce groupe une grande echelle de variations quant B la capacite cognitive. Ce groupe com- prend donc la plupart des hommes dont le dkveloppement mental ne s’est pas trouve arr@te par suite de dispositions hereditaires et dont les fonctions psychologiques n’ont pas subi le contre-coup de lesions cerebrales.

La capacite d’emettre des jugements sur les problemes humains tant soit peu complexes presuppose un certain dkveloppement de la vie emotionnelle. Aussi c’est seulement chez les individus de cette categorie qu’on trouve une veritable capacitC de jugement moral comportant une attitude personnelle vis-a-vis de l’action qui est l’objet d’une evaluation morale.

I,a conception de Fauconnet selon laquelle la ,tension morale o est une des composantes de la fonction morale exprime un rapport entre le stimulus et la reaction dans la fonction morale. Fauconnet decrit la tension morale comme mne fine sensibifit4 qui signale de loin l’approche des Cvenements moralement interessants et fait apersevoir les suites morales eventuelles d’une conduite apparem- ment indiffkrente D. Cette sensibilite est m@me d’un des elements importants du caractere moral )). Psychologiquement la ))tension morale)) de Fauconnet equivaut i une grande potentialit6 de l’at- tention i s’attacher B la qualit6 morale d u n acte delibere. Comme

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nous l’avons indiquC ailleurs,l) la tension morale ne doit pas &re consideree comme une activitk psychologique actuelle, mais plut6t comme un &at cerebral purement physiologique, un certain tonus dans les tissus cerebraux dont l’activite se manifeste comme une fonction morale. Physiologiquement la ))tension morale )) consiste dans un abaissement du seuil de l’excitation pour certains stimuli. Consider6 du point de vue de sa nature, cet &at pourrait aussi &tre regard6 comme une certaine promptitude reactionnelle aux stimuli moraux, comme une okveillibilite D morale. Une grande kveillibilite morale signifie donc que l’idee d’un acte possible est immddiatement soumise B un examen moral. Cela veut dire qu’il y a une grande facilitC de rapports associatifs entre des sensations et des images de nature conative, d’une part, et des idees morales, d’autre part. Aussi le degre d’kveillibilit6 morale est un indice du degre de l’adap- tation morale. En sa qualite d’etat de reactivitk physiologique, cette eveillibilitd nous kclaire aussi sur la nature biologique de l’a- daptation morale.

Un certain degre d’6veillibilitC morale subsiste toujours chez les individus dont la vie Cmotionnelle morale est bien developpee. Ce- pendant, le degre d’eveillibilite morale depend non seulement du developpement de la vie emotionnelle mais aussi de la capacitC co- gnitive. Ainsi les individus dont l’intelligence est faible ne sont pas capables d’identifier clairement et nettement un acte delibCr6 et, partant, ils ne sont pas B mGme de bien distinguer entre des actes qui prksentent une certaine ressemblance extkrieure sans Gtre pour- tant identiques du point de vue moral. Si les contours d’un acte deviennent indistincts, il est difficile de le distinguer d’autres actes et d’en prCvoir les consequences. Mais, c’est justement l’engrenage causal d’un acte qui constitue le stimulus de la fonction morale. A mesure qu’un acte delibere parait indistinct et indecis, il se presente aussi comme moralement indifferent et, en consequence, la fonction morale inhibitive ou g4nCratrice fait defaut.

Nous avons indique ailleurs que l’eveillibilite morale n’est pas constante chez le m@me individu, mais varie avec les fluctuations continues de l’intensite du processus vital, ainsi qu’avec des condi-

1) 0. Kinberg: Basic Problems of Criminology. Copenhague 1935, p 143.

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tions particulieres, physiologiques et psychologiques. C’est un f ait bien connu que les agents toxiques, surtout ceux qui sont de nature nqcotique (alcool, morphine, opium, cocai‘ne etc.) diminuent 1’Cveil- libilite morale. De simples modifications organiques qui ne sont pas de nature pathologique - par exemple, une grande fatigue ou d’autres &tats bio-chimiques ne depassant pas les limites des varia- tions physiologiques - peuvent, elles aussi, dirninuer l’Cveillibilit6 morale. De mkme, des augmentations occasionnelles de l’eveillibi- lit6 morale peuvent Stre le resultat d’emotions de diverses sortes, d’influences personnelles, religieuses, esthetiques et d’autres expe- riences psychologiques.

Dans notre matiere d’etude, on peut discerner un troisiPme groupe d’individus dont les fonctions morales ont subi des modifications consecutives B des lesions pathologiques des tissus cerebraux. I1 y a d’abord des cas oh une lesion cerkbrale quelconque a produit une destruction de la vie Cmotionnelle, soit cornrne phCnomPne plutbt isole, soit en combinaison avec d’autres atteintes des fonctions psy- chiques. Ainsi on a constate depuis longtemps que des 1Csions‘cere- brales traumatiques peuvent entrainer une destruction de certains Clements du tissu, dont le resultat est une imbecillite morale. On peut de nos jours constater cette destruction chez des individus vi- vants, par observation directe grice B 1’encephalographie.l) Une deterioration analogue de la fonction morale peut survenir apr& l’encephalite et d’autres maladies cerebrales accompagnees de 16- sions diffuses dans les tissus psychologiquement importants.

De m b e , on sait que les alterations pathologiques de 1’6motivit6, l’excitation maniaque et la depression mklancolique, entrainent tou- jours des modifications importantes des fonctions morales, en rela- tion avec l’intensite des autres symptbmes. Dans sa description de l’excitation maniaque, Wernicke2) parle du onivellement moral des idees )). Cette affection est caracterisee par l’indiscretion des mala- des, leur tendance aux exces in Baccho et Venere, leur manque de scrupules dans des situations economiques, leur egoisme brutal.

Tandis que l’excitation maniaque a un effet dernoralisateur, les

l) Voir 0. Kinberg: Basic Problems of Criminology. Copenhague 1935. p. 245. *) C. Wemicke: Grundriss der Psychiatrie. Leipzig 1900, p. 320.

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etats depressifs produisent l’effet contraire. Aux sentiments d’in- suffisance, de malheur et d’angoisse, qui sont des sympt8mes sail- lants des etats depressifs, se joignent des raciocinations qui prgn- nent souvent la forme d’idees de culpabilite morale. Elles s’atta- chent aux actes reels indifferents ou peu blimables du point de vue moral, ou aux idees delirantes proprement dites: grands crimes ima- gines, mobiles criminels substitues aux mobiles vrais d’actes reels etc. Ces malades ont l’habitude de fouiller leur vie anterieure en ttchant de trouver de mauvaises actions qui expliqueraient leur conscience les remords qu’ils ressentent. 11s suspectent toutes leurs actions, les pesent avec leur trebuchet hypersensible et les jugent toutes moralement trop 1Cgcres. Voila la source de beaucoup d’auto- accusations et d’auto-denonciations. Cela n’empeche pas ces mala- des de manquer B leurs devoirs, non seulement par inaction, mais aussi par une egocentricit6 extrCme, qui les rend incapables de penser aux autres, ii leurs besoins, leurs chagrins. Assez souvent, les etats depressifs conduisent aux agressions graves contre des personnes. L’exemple classique est celui d’un pere ou dune mere depressifs qui assassinent leurs propres enfants ou d’autres membres de leur famille. I1 peut sembler paradoxal que des hommes chez qui l’eveillibilite morale est augmentee commettent de grands crimes. Mais cela s’explique par le fait que leur perception du reel est pathologiquement changee et Cree des cornmandements moraux nouveaux, d’un ordre

9 superieur, qui annulent les normes morales ordinaires. Ainsi, quand une mere melancolique tue son enfant pour le sauver de la condam- nation eternelle en lui enlevafit temps la possibilite de pCcher, c’est qu’un devoir superieur nouveau a remplace chez elle la rPgle ordi- naire: ctTu ne tueras point ))T r&gle qu’elle accepte pour tous les cas, sauf le sien.

Une de nos malades etait mariee B une veritable brute qui menaGait constamment de la tuer ainsi que leur nouveau-nb. Elle etait per- suadee que son mari la tuerait. Un jour, egaree par son chagrin et son desespoir, elle tue l’enfant pour le sauver du sort qu’elle redoute pour lui s’il devenait orphelin. Son amour maternel et son desir de protkger l’enfant contre un malheur terrible, Ctaient si forts qu’ils 1’emportGrent accidentellement sur sa resistance morale contre l’acte

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horrible. Et pourtant ce n’etait pas une inferieure au point de vue moral mais elle avait au contraire un sentiment du devoir et de la responsabilite bien dCvelopp6 et une intelligence moyenne. Evidem- ment son emotion depressive et anxieuse, d’ailleurs tout adequate aux faits et qui durait depuis des annees, avait amen4 un certain flechissement dynamique des fonctions intellectuelles qui l’avait empechee d’analyser clairement la situation et de trouver des moyens appropries et permis pour proteger son enfant. Une fois sortie de l’etat anxieux oh elle se trouvait quand elle tua l’enfant, elle se re- pentit vivement de son acte; il lui en est rest6 un remords permanent, quoiqu’elle ait bien conipris qu’elle avait agi dans un &at mental pathologique.

D’autres mecanismes psycho-pathologiques peuvent aussi donner naissance A des commandements moraux nouveaux et superieurs qui annulent les regles morales ordinaires. Tel est le cas d’une autre malade de notre clinique qui avait l’idee delirante que son mari etait l’Ant6christ et croyait avoir r e p , par revelation divine, l’ordre de le tuer, ce qu’elle f i t en effet.

D’autres malades atteints de troubles mentaux avec idees delirantes ont une conception erronee du vrai sens d’un acte et se trompent en outre sur sa qualite morale. Ainsi un paranoiaque du type per- secute-persecuteur qui croit &re l’objet d’attaques dangereuses peut tuer son agresseur imaginaire, persuade qu’il se trouve dans une situa- tion de legitime defense. Ici le malade n’ignore pas qu’un certain acte est defendu; on se trouve en presence d’une espece d’error facti , d’une erreur quant au sens reel de l’acte.

Dans d’autres cas encore on constate que la maladie mentale de- chaine des tendances anormales. Ainsi un de nos malades, qui avait 6te intellectuellement et moralement bien dou6, devint, apres une lesion traumatique de la tCte, un hyperexcite sexuel qui commit A plusieurs reprises des attentats A la pudeur sur ses soeurs mineures. Parfois mCme, au cours d’une maladie mentale, il apparait de veri- tables tendances homicides qui se manifestent par des agressions continuelles contre les personnes de l’entourage du malade. N’im- porte quelle personne qui s’approche de ces malades homicides semble provoquer leur rage destructrice.

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Chez les individus de cette troisiPme categorie nous avons constate plusieurs traits caracteristiques de la fonction morale. D’abord nous avons observe que 1’eveillibilitC morale est tantat diminuee, tantat augmentee. En outre, nous avons vu que parfois la maladie Cree chez ces personnes des commandements moraux d’un ordre superieur qui annulent pour un certain acte les rPgles morales accep- tees, celles-ci gardant leur valeur pour tout autre acte. Enfin, l’ana- lyse de ces cas pathologiques nous a montre que parfois 1’6veillibilite morale n’est pas changee, ni la connaissance des evaluations morales accept6es, ni l’attitude emotionnelle en face de ces evaluations. Et cependant un acte criminel grave peut survenir et dans ce cas on se trouve parfois en presence d’une conception erronee du sens reel de l’acte qui implique une erreur quant B sa signification morale.

L a constatation ernpirique des caractbistiques de la fonctian morale. I1 est evident que la conduite est une des sources les plus impor-

tantes de renseignements sur la qualite de la fonction morale. Pour en bien connaitre les traits caracteristiques chez un individu quel- conque il faut donc d’abord &her de connaitre le mieux possible sa conduite antkrieure. A la clinique de psychiatrie juridique de Stockholm, on trouve des renseignements de cette sorte d’abord dans les dossiers des prevenus. La qualit6 d’un acte criminel, sa mise B execution, la situation psychologique qui l’a precCd6, les fac- teurs etiologiques, dynamiques et statiques, etc. ont naturellement une grande valeur symptomatique quant B la fonction morale. Pen- dant la periode d’observation et l’examen clinique, les renseignements fournis par le dossier sont completes systematiquement ?I l’aide de questionnaires speciaux pour chacune des categories de personnes qui ont 6te en rapports avec le prevenu (parents, femme, enfants, amis, camarades, employeurs, instituteurs, pretres, medecins, asiles, personnel des hopitaux, ou autres Ctablissements oh il a et6 soigne etc.). De tels questionnaires sont envoy& B toutes les personnes susceptibles de donner des renseignements sur le prevenu. Quand c’est possible, on t h h e aussi de connaitre le milieu dans lequel vivait le prevenu, par des visites h son domicile, par des conversations avec des personnes qui l’ont connu.

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Les renseignements que l’on recueille sur le prevenu se ramPnent generalement k des temoignages sur sa mauvaise conduite, (infrac- tion aux regles de conduite, bref actes amoraux). On parvient aussi & connaitre avec precision les actes m6mes que les hommes s’efforcent en general de cacher. Mais en mCme temps, ces actes sont par ex- cellence revelateurs de la fonction morale.

Des documents rediges par celui qui doit Ctre examine, en parti- culier des lettres & la famille, des productions litteraires, (articles de j ournaux, brochures, livres, autobiographies) peuvent egalement fournir des renseignements de grande valeur sur ses fonctions morales. (A notre clinique chaque prevenu doit ecrire sa biographie).

L’attitude de l’individu & l’egard de ses propres actes est d’une importance primordiale. Elle se revele surtout par les reponses qu’il fait aux questions qui lui sont posees au cours de conversations, ces questions ayant etd choisies pour mettre en evidence la maniere dont il envisage ses propres actes. Pour utiliser autant que possible les conversations avec le prdvenu, il faut les faire stenographier, car souvent les termes employes par le prevenu revelent son opinion vraie qu’il s’efforce de dissimuler sous le contenu de la phrase. Pen- dant la conversation, un assistant entrain6 & faire des observations psychologiques prend des notes sur le comportement mimique et pantomimique de l’interroge pour fixer en mCme temps ses reactions emotionnelles, en particulier aux moments les plus dramatiques de la conversation. Une niethode employee par mon confrere et ami, le professeur Sjobring, de 1’Universite de Lund, parait Ctre excellente. Pour fixer les expressions de la mimique dynamique, il charge un de ses assistants de prendre une serie d’instantanb montrant des traits mimiques caracteristiques pendant les conversations avec les malades. Absence de rdaction Pmotionnelle adequate, divergence entre le contenu d’une phrase d’une part, et d’autre part sa forme verbale, l’intonation, la mimique et les gestes, la reaction vaso-mo- trice (transpirations, hyperemie ou ischemie de la peau du visage ou du cou, etc.), tous ces symptbmes emotionnels, moteurs et glandulai- res, peuvent donner des renseignements de premier ordre sur les attitudes morales de l’individu examine.

I1 est evident que la conduite generale du prevenu pendant la

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periode d’observation est aussi une source intkressante de connais- sances relative B ses fonctions morales. A’ce point de vue, des traits caractPristiques de sa fonction morale se revdent souvent par sa capa- cite de travail, son attitude B l’egard du rsglement, 2 l’egard de ses camarades et de leurs conduites, ii l’egard des membres de sa famille et des autres personnes qui viennent lui rendre visite ou avec les- quelles il correspond. Enfin sa mani6re d’envisager son propre crime et sa reaction emotionnelle en face de celui-ci, son attitude envers les victimes de son crime, etc. sont egalement revelatrices. De mCme, on peut tirer des conclusions importantes sur sa moralit6 en etudiant soigneusement la facon dont il envisage les sanctions judiciaires possi- bles, le choix qu’il ferait lui-mCme s’il en avait le droit, les projets qu’il esp6re realiser yuand il aura purge sa peine, ses ideaux de vie, ses prbfbrences professionnelles, l’emploi de ses loisirs, etc.

A c6te de toutes les observations qu’on peut faire dans des situa- tions spontanees, et non arrangCes experimentalement, pendant la periode d’observation, on emploie certains tests de psychologie experimentale et psychotechnique pour etudier la qualit6 de la fonc- tion morale. Dans un de ces tests il s’agit de classer par ordre de gravitk croissante une dizaine d’actes amoraux ou criminels et de justifier l’ordre adopt& Les reponses sont notees mot B mot. L’ex- perience nous a montrk que souvent ce test rend assez bien compte de la fonction morale de l’examine en montrant sa connaissance des evaluations morales acceptees, le degrC de j ugement moral indCpen- dant dont il est capable, ses attitudes hotionnelles envers differentes categories d’actes, sa spontanCit6, sa franchise, sa sincPrit6 ou au contraire l’attitude rkticente, mefiante qu’il prend, ses tentatives de dissimulation, etc. L’emploi de ce test pour etudier la fonction morale permet aussi de constater que les expressions verbales, l’em- ploi plus ou moins inadequat des epith6tes et des adverbes, etc. mettent souvent en lumiere l’attitude veritable de l’individu ii I’egard des actes dont le test lui impose l’evaluation morale.

Nous employons aussi un autre test pour etudier la capacite d’adap- tation sociale. I1 consiste 2 faire choisir au sujet entre certains actes donnCs dans des situations sociales fictives. Ici 1’examinC doit com- menter lui-m@me l’attitude qu’il a prise dans chaque situation. Si

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l’on veut tirer veritablement profit de ce test, il faut demander B l’examine d’indiquer le plus explicitement possible les mobiles de son choix et noter mot B mot toutes ses paroles. Si l’on procede de cette faGon et si l’on analyse soigneusement les commentaires qu’il fait de ses propres choix pour les comparer ensuite avec les expressions verbales dont il s’est servi, on se rend compte que le test fournit une foule d’informations sur la vie morale de l’examine. M@me en ana- lysant les rksultats d’autres tests dont l’objectif principal n’est pas de nous eclairer sur les fonctions morales, on peut trouver parfois des renseignements valables. Ainsi on decde souvent, ii l’aide du test d’associations, tel qu’il a ete elabore Q notre institution, des reactions rkvklatrices de caracteristiques morales. A la fin de 1’6- preuve, le sujet est invite 2 rendre compte lui-m@me de ses reactions, c’est-8-dire Q decrire les images qui se sont prksentees ii son esprit quand il a entendu le mot-stimulus. Ces commentaires fournissent des kclaircissements intkressants sur les fonctions morales de l’examine. Ainsi on voit se manifester parfois certaines tendances qui donnent des renseignements indirects sur la vie morale de l’examine: manque de sincerite, envie de tromper, efforts pour bluffer, habitude de mentir, etc.

Le type m@me de reaction peut quelquefois mettre en evidence indirectement certains traits psychologiques qui semblent influencer la fonction morale. Assez souvent on rencontre parmi les types d’as- sociation celui qui a la forme d.‘evaluation morale. Or, l’expkrience montre que cette forme d’association apparait surtout chez les individus autopseudesiques.1) Mais l’incapacitk de connaitre les

l) Note: Ne connaissant pas un mot fransais exprimant le sens du mot for- Zjugen en suedois, verlogen en allemand, nous nous sommes permis de proposer ce terme d’origine grecque pour designer cette tendance psychologique ou peut- Ctre plus exactement cette incapacite de certains individus B connaitre les cau- ses de leurs actes. Quand il s’agit pour eux d’expliquer leurs actes ces individus font souvent preuve d’une veritable virtuosite A attribuer A leurs actes, m@me aux moins louables, des mobiles convenables, embellisants. C’est cette inca- pacite de se connaitre soi-mCme, A laquelle s’ajoute une grande facilite Z se crPer un pseudo-moi imaginaire que traduit le terme forljugen - autopseudk- sique. Bien que souvent combinee avec un veritable talent pour le mensouge, l’autopseudesie n’implique pas necessairement la tendance au mensonge. I1 semble que l’auto-pseudesie se rencontre tres souvent chez Ie type constitution- nel hysteroide.

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causes de ses propres actes denote chez la plupart des individus l’inca- pacite de reconnaitre ses propres defauts moraux, c’est-&-dire une incapacite d’auto-evaluation morale ou un debrayage du jugement moral dans les cas oh il porte sur le sujet mCme.

D’autres types de reaction peuvent donner des renseignements sur d’autres tendances qui sont, directement ou indirectement, re- velatrices des fonctions morales. Par exemple, il semble que les reactions litotiques (blanc - pas noir) indiquent une aversion, une sorte de Echete & s’engager, Q assumer des responsabilites. I1 s’agit en sornme d’une repugnance & faire des evaluations morales, qui peut provoquer une attitude ambivalente dans la vie pratique.

MCme un test en apparence aussi indifferent au point de vue moral que celui qui est employ6 pour renseigner sur les connaissances d’un examine donne parfois des informations precieuses sur la fonction morale du sujet. Car le contenu et la forme des reponses peuvent reveler tantbt des tentatives de s’esquiver, bluffer, de duper, tantbt une attitude de superiorite, de dedain quant au contenu des questions, tantbt de la vanite, de la forfanterie, tantbt de l’indifference au droit d’autrui, de l’agressivite, du cynisme, etc., tous traits psychologiques qui nous Pclairent sur les fonctions morales d’un individu.

Comme nous l’avons indique au dPbut de ce memoire, les observa- tions sur lesquelles portent nos etudes sur la fonction morale ont et6 faites sur une clientele formde presque exclusivement d’anormaux. I1 s’ensuit que ces etudes ne peuvent pas donner des renseignements directs sur la fonction morale chez les individus psychiquement nor- maux et sains. Pour completer nos recherches nous avons examine aussi, & l’aide des tests susnommes, un ensemble de personnes nor- males composC d’etudiants qui suivent les cours et d’employb de la clinique. Ces personnes sont evidemment trop peu nombreuses, et en mCme temps trop selectionnPes, pour permettre de tirer des donnees recueillies, des conclusions gddrales. Neanmoins les re- sultats obtenus ont attire l’attention sur un fait interessant, & savoir que certains individus, quoique bien adapt& aux regles de conduite acceptkes et ne manifestant aucun signe tangible d’une fonction morale defectueuse, montrent cependant & l’examen psychologique experi-

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mental une etonnante insensibilite morale A l’egard des actes amoraux, que les tests leur demandent de commenter.

Cette observation n’est pas nouvelle. I1 y a longtemps que le psychiitre allemand Naecke a attire l’attention sur un groupe de omoral insanes )) (Priestley) qu’il appelait idiots moraux passifs. Cette denomination s’appliquait B des individus depourvus d’emotivite morale et qui, cependant, ne commettent pas de crimes. Selon Naecke, les traits distinctifs de ces individus seraient une capacite cognitive assez bonne et une vie instinctive plutBt froide. Les facteurs incitant au crime &ant faibles, la connaissance seche que certains actes entrai- nent habituellement des effets exterieurs desagreables forme ici une barriere contre le crime qui n’est jamais bride. Ce type interessant d’individus indique qu’une faible defense morale est suffisante pour proteger contre une faible attaque amorale, surtout si celle-18 est soutenue par une intelligence qui permet un calcul causal sur les con- sequences des actes defendus. Cette observation de Naecke, si interes- sante soit-elle, ne vise cependant qu’un cas special un peu extr6me d’une these de la psychologie criminelle empirique, these selon la- quelle l’acte criminel est le produit des facteurs dynamiques et stati- ques de crime, c’est-&-dire des incitations au crime et du manque de resistance & ces incitations. Une resistance forte peut annuler m@me des incitations trits fortes B des actes criminels, tandis que des incitations tres faibles peuvent pousser a m crimes si la resistance est encore plus faible. Ce dernier cas est assez frequent chez les cri- minels habituellement passifs. Le cas contraire se trouve chez les passionnes vehements dont les passions peuvent briser une resistance morale m@me trits forte.

Les observations que nous venons de citer sont interessantes aussi parce qu’elles conduisent A examiner un probleme nouveau: Ces cas sont-ils des exceptions conditionnees par une constellation speciale des qualites psychiques, ou sont-ils des phenom5nes ordinaires? Une reponse affirmative A cette question signifierait que les fonc- tions morales jouent un r6le sensiblement moins important pour la conduite humaine que d’autres traits psychologiques. Quoiqu’il en soit, il n’est pas possible de resoudre ce problitme autrement que par des series de recherches &endues, portant sur un ensemble d’indivi-

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dus non selectionnes, de tous Ages et appartenant B toutes les classes sociales. Une telle recherche permettrait de substituer B nos connais- sances actuellement trirs incompletes et incertaines, de la fonction morale de l’homme ordinaire, des connaissances empiriquement fondCes.

L’effet rLgulateur sur l’action de la fonction morale. Des r6flexions qui prgcirdent, il resulte que nos connaissances du

r6le r6gulateur de la fonction morale chez l’homme ordinaire sont plus maigres que l’on pourrait croire. Le bref expose des observa- tions que nous avons faites sur notre clientirle essentiellement patho- logique n’a pas la pretention d’@tre valable en dehors du domaine d’oti proviennent ces observations. Cependant, du point de vue pra- tique il est de la plus grande importance de savoir dans quelle me- sure les degres difftkents du developpement moral peuvent influen- cer l’action.

Selon l’exp6rience psychologique ggnerale, les processus cognitifs dissocies des 6Kments emotionnels ont un effet conatif trirs insigni- fiant. Cela tient au r6le general de la vie Cmotionnelle comme regu- latrice de l’action dans la direction inhibitive et dans la direction ge- n6ratrice. L’experience clinique montre aussi que des atteintes 14- sionnelles et destructrices de l’organe de la vie emotionnelle sont sui- vies non seulement de troubles kmotionnels de diverses natures, mais aussi d’une certaine paralysie de l‘activite motrice. Trirs caract6ris- tiques B ce point de vue sont, par exemple, les dernences Cmotives dans la schizophrenic qui transforment les individus en automates sans initiative. De m@me, l’hypoplasie emotionnelle qui consiste en un sous-d6veloppement des fonctions 6motionnelles li6 B une hypoplasie anatomique de l‘organe de l’6motivit.k est accompagn6e r&di&re- ment de troubles de la vie conative (indolence, paresse, manque de perskverance, manque dinitiative, etc.) . La connaissance purement cognitive, seche, dissoci6e des 616ments Cmotionnels, de la necessit6 ou de l’opportunitk d‘un certain acte est donc plus ou moins ineffi- cace comme rkgulatrice de l’activite motrice. Autrement dit, la connaissance sirche manque de puissance dynamique, et est incapable de mettre en marche l’appareil moteur. La raison pure, si elle exs-i

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tait, serait donc sans importance pour la vie pratique des hommes. C’est seulement lorsqu’elle est unie 6. des elements Cmotionnels que la connaissance prend une forme digestible qui la rend assimilable & l’organisme psycho-physiologique.

I,es observations sur la fonction morale faites parmi la clientele de la Clinique de psychiiitrie juridique confirment cette these que la connaissance des evaluations morales acceptees n’a de force regula- trice sur l’action que dans la mesure od elle est penetree d’klements Cmotionnels.

Pour le premier des groupes decrits au debut de cette etude et ca- ractCris6 par la reduction de la fonction morale h une activite essen- tiellement cognitive, nos observations ont etabli que l’effet pratique de cette activite morale, s’il existe, est limit6 & un appel 6. l’avantage ou desavantage que presenterait pour l’individu tel ou tel acte.

S’il arrive que la seule connaissance de la rdprkhensibilite d’un acte suffise pour empkher l’individu de commettre cet acte, c’est donc parce que celui-ci craint les consequences exterieures de l’acte, et non parce qu’il a le sentiment d’un devoir ou d’une responsabilite morale interieure. L’activite psychologique qui pousse B renoncer A un certain acte n’est donc pas au fond m e activite morale. Ce qui decide de l’attitude est un raisonnement causal analogue 6. celui que fait une personne qui, au moment de traverser une rue, s’abstient, de peur d’6tre PcrasCe, de se lancer t6te baisske dans la cohue des autos. Si dans de tels cas le sujet ignorait l’effet exterieur de l’acte, sa con- naissance du fait qu’il est dkfendu moralement n’aurait aucun effet inhibitif. Inversement, quand un acte defendu est inhibe par des rai- sons morales, la connaissance des effets exterieurs ne joue alors au- cun r61e decisif. Dans ce cas, ce qui produit l’inhibition d’un acte c’est la conviction que son execution serait suivie d’un sentiment de ddpreciation personnelle, c’est-&-dire d’un effet tout interieur.

Au premier groupe appartiennent, comme nous l’avons dej& dit, les individus congknitalement infCrieurs (debiles et imbeciles) ceux dont l’activite intellectuelle est affaiblie par une maladie cerebrale, ainsi que les personnes dont le niveau intellectuel est intact mais dont la vie emotionnelle est rudimentaire & cause d’un sous-developpement structural ou d’une lesion consecutive ?L une maladie cerebrale.

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I,es tissus cerhbraux dont le fonctionnement conditionne l’activite intellectuelle et emotionnelle &ant non seulement susceptibles de modification mais aussi destructibles separement, on constate sou- vent qu’une des deux fonctions est plus ou moins reduite, tandis que l’autre reste B peu pr6s intacte. Par conskquent il peut arriver qu’un imbecile ait une vie emotionnelle relativement bien developpee, tan- dis qu’un individu dont les fonctions cognitives sont relativement bonnes presente une hypoplasie ou une reduction emotive plus ou moins accusee. Selon la classification que nous avons adoptee, ceux- ci n’appartiennent pas B la premigre categorie mais B la seconde, puis- que la composante cognitive de la fonction morale, quelque faible qu’elle soit, est integree d’une composante emotionnelle assez dC- veloppee. Ces hommes sont donc capables d’une attitude morale veritable dans la mesure de leurs connaissances morales. Or, en etudiant ces cas, nous avons fait une observation tres interessante tant au point de vue theorique qu’au point de vue pratique, B savoir qu’un developpement emotionnel & peu pres normal peut compenser dans une certaine mesure, chez un homme debile ou imbecile, les effets sociaux du manque d’intelligence. Malgre la faiblesse de son intelli- gence, l’individu peut, dans ces cas, remplir assez bien ses devoirs sociaux. Dans l’ancien droit romain un mineur Ctait trait6 comme un adulte si sa depravation morale etait trgs grande (malit ia supplet aetatem). Dans les cas que nous considkrons, nous trouvons le con- traire; ici, c’est la fonction morale qui compense, dans une certain mesure, les defauts de l’intelligence. Une autre observation interes- sante, c’est que l’importance de la fonction morale comme suppleant B un dCfaut d’intelligence est comprise par le milieu social de l’im- becile et modifie les sanctions judiciaires punissant les actes crimi- nels qu’il peut commettre. Nous avons pu observer un cas trgs si- gnificatif A cet egard. Un homme, d’une cinquantaine d’annees, s’etait rendu coupable d’un attentat B la pudeur sur une mineure. Intellectuellement il se trouvait au niveau d’un garson de 8 3 ans, mais emotionnellement il Ctait bien developpe. Malgre la faiblesse de son intelligence, il avait toujours 6tC capable de gagner sa vie comme ouvrier d’usine. I1 ignorait que l’acte criminel qu’il avait commis etait defendu par le code penal. Sa reaction emotioniiello B

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l’egard de l’acte aprPs qu’il en eut appris la signification etait abso- lument adequate. Malgre la nature du crime son employeur acceptait de le reprendre apres qu’il aurait purge sa peine. Condamn6 avec sur- sis par le tribunal selon l’article du Code qui prevoit un adoucisse- ment de la peine pour les cas de sous-developpement mental, il put retourner immediatement A son travail, ce qui est d’autant plus remarquable que les personnes ayant commis de tels crimes sont en general considerees comme des infkrieurs moraux qu’il faut eviter.

Bien differents sont les individus dont la capacitk cognitive est assez bonne tandis que leur vie emotionnelle est plus ou moins sous- dCvelopp6e. Ce type est trPs commun parmi les psychopathes cri- minels qui connaissent assez bien les Cvaluations morales acceptees sans que cette connaissance ait un effet rkgulateur sur leurs actions. Ces individus recidivent ii plusieurs reprises en ddpit de sanctions judiciaires rigoureuses. Ce sont des individus qui agissent contre leur propre pensee et auxquels on peut appliquer la parole: meliora vident, deteriora sequuntur.

Nous savons que tout jugement portant sur des problemes humains un peu complexes presuppose une activite cognitive integree par une affectivite adequate. Ainsi ces individus ne peuvent pas uti- liser des connaissances morales pour des jugements moraux com- plexes. Les actes possedant des caracteristiques morales negatives qu’on ne peut pas reconnaitre immediatement comme appartenant ii quelqu’ une des categories defendues selon les evaluations morales acceptees ne sont donc pas identifies moralement. On pourrait parler ici d’un mutisme moral qui rend l’articulation morale im- possible, ou d’un daltonisme moral qui empsche de reconnaitre les couleurs morales des actes deliber6s.

Si on demande h des criminels de ce type comment ils ont pu jus- tifier devant leur conscience, avant son execution, un acte criminel qu’ils savaient trPs bien @tre defendu, ils dPclarent trPs souvent qu’ils n’y ont jamais rCfl6chi qu’aprPs l’ex6cution. C’est ce qui se produit non seulement quand les actes sont commis dans un &at d’excita- tion passionnee ou d’kmotion forte, mais aussi quand le sujet s’est trouve dans un &at emotionnel ordinaire. C’est seulement aprPs coup, les consequences exterieures du crime ayant attire l’attention

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du sujet sur son caractere immoral, qu’il le reconnait, et aloro sans la moindre difficult& Cependant cette identification reste purement intellectuelle, ce qui explique pourquoi l’attention morale n’a pas et6 eveillee avant l’acte ainsi que l’absence de reaction morale interieure apres son execution. L’engourdissement que r6vele cette &range absence d’attention morale nous indique que le substratum de la fonction morale est parfois si peu d6veloppe anatomiquement ou si peu entrain6 fonctionnellement que Ie plus souvent les stimuli ordinaires de la vie ne sufisent pas pour le mettre en action.

L’observation psychologique nous a fait connaitre qu’il elriste tous les degres de deficit de l‘emotionnalite morale, depuis une certaine indiff6rence jusqu’Q. une insensibilit6 totale aux stimuli moraux. Dans beaucoup de cas, l‘hypoplasie morale emotionnelle n’est pas incompatible avec me r6activit6 Cmotionnelle h d’autres stimuli (esthetiques, religieux, metaphysiques, etc.). Evidemment une ana- lyse de l’emotionnalitk morale en relation avec d’autres manifesta- tions d’6motionnalite serait d‘un tres grand interct et donnerait des eclaircissements precieux sur l’importance pratique de la fonction mo- rale, surtout au point de vue de la psychologie cnminelle. Mais il est impossible de traiter un sujet si vaste dans un article de periodi- que, sans laisser de c6t6 les materiaux cliniques sur lesquels sont fon- d6es les observations, ce qui les laisserait pour ainsi dire suspendues en l’air. Nous sommes donc contraints de nous borner Q ces remar- ques sornmaires.