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28 UNIVERSITE PIERRE MENDES FRANCE - 1996 FACULTE DE DROIT - U.F.R. - GRENOBLE II DE LA PUISSANCE ECONOMIQUE EN DROIT DES OBLIGATIONS TOME 1 Thèse pour l’obtention du Doctorat en Droit - Nouveau Régime Présentée et soutenue publiquement le 27 mars 1996 par : Jean-Pascal CHAZAL JURY : Monsieur Dominique LEFEBVRE Professeur à l’Université Mendès-France - Grenoble II : Président Monsieur Laurent AYNES Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne - Paris I : Suffragant Monsieur Jean CALAIS-AULOY Professeur à l’Université de Montpellier I : Suffragant Monsieur Jacques MESTRE Professeur à l’Université d’Aix-Marseille III : Suffragant Monsieur Jean-Claude MONTANIER Professeur à l’Université Mendès-France - Grenoble II : Suffragant

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    UNIVERSITE PIERRE MENDES FRANCE - 1996 FACULTE DE DROIT - U.F.R. - GRENOBLE II

    DE LA PUISSANCE ECONOMIQUE

    EN DROIT DES OBLIGATIONS

    TOME 1

    Thse pour lobtention du Doctorat en Droit - Nouveau Rgime Prsente et soutenue publiquement le 27 mars 1996 par :

    Jean-Pascal CHAZAL JURY : Monsieur Dominique LEFEBVRE Professeur lUniversit Mends-France - Grenoble II : Prsident Monsieur Laurent AYNES Professeur lUniversit Panthon-Sorbonne - Paris I : Suffragant Monsieur Jean CALAIS-AULOY Professeur lUniversit de Montpellier I : Suffragant Monsieur Jacques MESTRE Professeur lUniversit dAix-Marseille III : Suffragant Monsieur Jean-Claude MONTANIER Professeur lUniversit Mends-France - Grenoble II : Suffragant

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    DE LA PUISSANCE ECONOMIQUE

    EN DROIT DES OBLIGATIONS

    TOME 1

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    LUniversit nentend donner ni approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse; ces opinions doivent tre considres comme propres lauteur de louvrage.

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    A Isabelle, pour son courage, sa patience et sa pugnacit. Mes remerciements vont galement Monsieur le Professeur Dominique LEFEBVRE pour ses judicieux conseils, son soutien sans faille et les profondes qualits humaines qui le singularisent; ainsi qu tous ceux, parents et amis qui ont endur, plus ou moins directement, les contraintes inhrentes un tel travail.

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    Le juste dans les contrats consiste en une certaine galit .

    Aristote, Ethique Nicomaque, Livre V, Chap. IV, 3.

    Jus non a regula sumatur sed a jure, quod est, regula fiat .

    Digeste, De regulis juris, 50, 17, 1.

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    INTRODUCTION

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    1 . La notion de puissance est consubstantielle lide de socit. A partir du moment o les tres humains vivent en groupe, il stablit un lien social fond sur la hirarchie, la fonction et donc lingalit. Il nest gure que dans lle dUtopie imagine par Thomas More (1516), ou dans la Cit du soleil de Campanella (1623), que les relations sociales sont essentiellement empreintes de charit et damour, de proprit collective et dgalit. Si le communisme permet de rapprocher ces auteurs de Platon, la nature aristocratique de la Cit idale du disciple de Socrate contribue les opposer. En effet, pour Platon, la Cit parfaite nest pas galitaire, mais doit se caractriser par les qualits de justice, de courage, de sagesse et de temprance. Or, ces deux dernires qualits signifient que, dune part la Cit soit gouverne rationnellement par de bons chefs, et que, dautre part les infrieurs obissent aux suprieurs1. Plus encore, la justice sociale, selon Platon, consiste attribuer chacun la fonction sociale quil mrite selon ses aptitudes naturelles2. Lide de justice lgitime donc lingalit entre les hommes dune mme socit : la nature na pas fait chacun de nous semblable chacun, mais diffrent daptitudes, et propre telle ou telle fonction 3. Ainsi, la socit idale prne par Platon est structure en classes fonctionnelles : les agriculteurs, artisans et commerants, qui assurent la prosprit matrielle, les gardiens chargs de la dfense et de la police, et les chefs qui incombe la direction du groupe4. Dans cette conception, lingalit ne prend pas sa source dans la proprit des biens, mais dans les mrites de chacun; ce qui ne sera plus le cas dans la socit fodale.

    Au Moyen-Age, la socit tait, en effet, divise en ordres dtermins en fonction des

    privilges hrditaires5. Lordre le plus important en nombre tait celui des roturiers. Il avait, en principe, une fonction conomique, mais cela ne lui donnait aucune puissance, compte tenu de la faiblesse de lactivit commerciale de lpoque. En revanche, les deux autres ordres cumulaient lintgralit du pouvoir, ou plus exactement des puissances. La noblesse concentrait la puissance politique et militaire, tandis que le clerg monopolisait le savoir intellectuel et juridique6. Le lien social avait, donc, une trs forte tendance tre immuable et fig. Ds lors, la puissance conomique ne pouvait apparatre sous une forme autonome, tant elle tait indissociablement rattache aux autres types de puissances. Dabord, lordre de la noblesse contrlait les grands domaines immobiliers, qui formait la quasi totalit des richesses patrimoniales. De ce fait, les roturiers taient contraints de se soumettre lhommage vassalique, et toutes les obligations qui en dcoulent, pour pouvoir exploiter les terres agricoles. Certes, les services vassaliques sont davantage des charges relles rattaches au fief que des obligations personnelles. Mais lhrdit de lhommage servile, et la perptuit de lhommage vassalique, attnuent fortement cette distinction juridique. Quelle quen soit la qualification, la ralit est identique : lactivit

    1 La Rpublique, liv.IV, 432 a. 2 Op. cit., liv.IV, 432 e - 433 d. 3 Op. cit., liv.II, 370 b. 4 La reconnaissance de lingalit sociale est plus honnte que la mthode utilise Sparte, selon laquelle tous

    les citoyens taient gaux, alors que cette qualit ntait attribue qu une partie infime de la population; cf. J. Ellul, Histoire des institutions, t.1 et 2, LAntiquit, p.55.

    5 J. Ellul, op. cit., t.3, Le Moyen-Age, p.135. 6 Op. cit.

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    conomique tait enserre par le carcan de la concession du fief aux vassaux, la puissance conomique de ces derniers tant paralyse par le droit minent du seigneur. La confusion entre la puissance patrimoniale et la puissance conomique, la premire absorbant la seconde7, est caractrise dans la tenure contractuelle : la censive. En effet, le tenancier, qui est titulaire du domaine utile , dtient le contrle conomique de lactivit, mais doit, en contrepartie, verser le cens au seigneur, titulaire du domaine minent . Ensuite, lordre du clerg dtenait, outre un immense domaine immobilier, le pouvoir religieux, une partie du pouvoir judiciaire, et lessentiel du savoir intellectuel. Ce dernier point, qui tenait une place prpondrante dans le domaine de lenseignement et de lducation, connatra son vritable essor, quelques sicles plus tard, avec le dveloppement de la puissance informationnelle et professionnelle. Mais, pour lheure, il convient de sarrter quelques instants sur les bouleversements socio-politiques qui ont mis fin lAncien rgime.

    2 . La Rvolution de 1789 trouve lune de ses explications fondamentales dans lapparition dune nouvelle classe sociale : la bourgeoisie commerante et capitaliste. Ds le XVme sicle, le capitalisme commercial commence, en France, faire rellement son apparition8. Il faut bien percevoir que cette nouvelle classe dveloppe son influence conomique et sociologique en dehors des ordres traditionnels, mme si juridiquement elle appartient au Tiers-Etat. La particularit de ce groupe social est son htrognit et son extraordinaire plasticit, qui tranche avec la rigidit des ordres. La bourgeoisie est, entre le XIIme et le XVme sicles, en constant renouveau. Son dynamisme lui permet accaparer le pouvoir conomique, en constituant, peu peu, une vritable caste, une puissante oligarchie financire9. A partir de ce moment, son influence ne cessera de grandir, concurrenant, par la puissance commerciale et financire, la puissance patrimoniale de la noblesse et du clerg. Progressivement, cette influence se fera ressentir sur le plan politique, la bourgeoisie obtenant du roi, en contrepartie de son aide financire, dimportantes concessions, notamment dans le domaine de ladministration des villes. Il est clair que le pouvoir politique ne pouvait indfiniment chapper ceux qui dtenaient, dans le pays, la totalit de la puissance conomique. La bourgeoisie tait, en effet, la source principale du dveloppement conomique et de la cration de richesses, alors que, dans le mme temps, elle tait enlise dans une structure sociale lourde et rigide, fonde sur des privilges ancestraux qui navait plus aucune justification. La Rvolution est venue faire clater ce modle de socit pour hisser au pouvoir la classe conomiquement dominante; et tout le monde saccorde, aujourdhui, reconnatre quil sagissait dune rvolution faite par les bourgeois pour les bourgeois.

    Aprs 1789, la bourgeoisie a voulu se donner les moyens juridiques dasseoir et

    daccrotre sa puissance conomique. Pour ce faire, la voie la plus favorable tait llaboration et la promulgation dun droit libral et individualiste, cest dire un droit codifiant les acquis des sciences conomiques tels que les avaient exposs les auteurs classiques. Evidemment, il sagissait de jeter les fondations dune socit qui est lantithse de celle de lAncien rgime, afin dviter un retour intempestif du systme fodal. Cest donc avec une grande justesse que Ripert date lavnement du rgime capitaliste en France de la Rvolution de 1789 10. Dabord, il importait de supprimer la division du 7 Il est intressant de rappeler qu Rome, le droit de proprit tait fond sur lide de puissance : plena in re

    potesta. Cf. F. Znati, Les biens, n114. 8 J. Ellul, op. cit., p.297. 9 Op. cit., p.320. 10 G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, n2.

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    droit de proprit entre le domaine minent et le domaine utile. En ce sens, la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen proclame, dans son article 17, le caractre inviolable et sacr du droit de proprit. Le changement de rgime politique par le passage lEmpire ne modifie en rien le cap adopt, et le Code civil de 1804 a consacr, avec larticle 544, la conception la plus subjective et absolue du droit de proprit11. Ensuite, il sest agi de renforcer cet acquis laide des principes de libert absolue et dgalit juridique. Ces principes gnraux ont t proclams dans la Dclaration des droits de lhomme de 1789 par les articles 1er12 et 613. Le principe de libert du commerce et de lindustrie, quant lui, a t formul par la loi des 2 et 17 mars 1791. Mais, cest surtout dindividualisme dont il sagit, car cette loi avait pour objet premier de supprimer les corporations, telles que les matrises ou les jurandes14. A cet gard, le prambule de la Constitution de 1791, propos duquel Waline disait on croit y entendre le vent qui dracine les chnes 15, est extrmement rvlateur : il ny a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilge ni exception au droit commun de tous les Franais . L aussi, le Code civil va entriner le sens de lvolution en consacrant, dans son article 1134, le principe de la libert contractuelle, duquel la doctrine du XIXme sicle tirera le dogme de lautonomie de la volont. Il tait, en effet, primordial de ne pas entraver la libert individuelle, moteur de lconomie. De mme, le commerce postule lgalit juridique entre les personnes, afin quen principe lactivit conomique soit possible pour tous, et donc, profite tous. Mais lgalit, comme dailleurs la libert selon Ripert, permet tout, mais ne donne rien 16.

    3 . Les principes, qui ont prsid llaboration du Code civil, et auparavant du droit intermdiaire, sont un mlange la fois de candeur et dartifice, en ce quils sous-estiment les ingalits de fait. De telles ingalits existaient sous lAncien rgime, mais elles correspondaient, pour les plus importantes, aux ingalits consacres par le droit. La nouveaut est que le droit positif, tel quissu de la Rvolution, a t conu comme si tous les individus appartenant la socit taient gaux. Ce postulat est rvlateur dune conception trs abstraite des normes juridiques, ainsi que dune confusion entre lgalit des droits et lgalit des faits. Or, la philosophie dAristote nous apprend que la justice consiste ne comparer galement que toutes choses gales : si les personnes ne sont pas gales, elles nobtiendront pas dans la faon dont elle seront traites lgalit. De l viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied dgalit nobtiennent pas des parts gales, ou quand des personnes, sur le pied dingalit, ont et obtiennent un traitement gal 17. Malgr cet enseignement, cest une conception trs thorique de lgalit qui va tre instaure : lgalit est seulement une galit devant la loi (laissant de ct le problme de lgalit conomique) 18. Le citoyen, qui bnficie dune galit politique et juridique, est donc envisag comme un tre abstrait, dtach du milieu conomique et social dans lequel il volue. M. Ellul considre que cette conception de lgalit vient de linfluence bourgeoise, qui navait besoin que de lgalit politique

    11 J. Carbonnier, Les biens, n70, p.146. 12 Les hommes naissent et demeurent libres et gaux en droits . 13 La loi doit tre la mme pour tous, soit quelle protge, soit quelle punisse . 14 P. Didier, Droit commercial, t.1, p.269 et suiv. 15 Waline, Lindividualisme et le droit, Paris, 1943, cit par J.J. Chevallier in Histoire des institutions et des

    rgimes politiques de la France de 1789 nos jours, Dalloz, 1985, 7me d., p.26. 16 G. Ripert, op. cit., n4. 17 Aristote, Ethique Nicomaque, liv.V, chap.III, 6. 18 J. Ellul, op. cit., t.5, Le XIXme sicle, p.45.

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    puisquelle dtenait dj la puissance conomique19. Ainsi, grce aux principes de libert absolue et dgalit abstraite souvre, au dbut du XIXme sicle, lre librale, entirement domine par la puissance patrimoniale, financire et commerciale de la bourgeoisie20. Mais il sagit dune domination purement factuelle qui porte sur lactivit conomique soumise aux lois du march . La ralisation de profits grandissants est lobjectif premier du systme capitaliste de lpoque, ce qui a pour consquence grave de soustraire la vie conomique la direction politique et la rgulation morale21. Le social, le juridique et le politique sont donc subordonns lconomique, dont la tendance lautonomie est lgitime par son avnement au rang des sciences. Or toute les sciences scrtant des lois , celles du march devaient imprativement et scrupuleusement tre respectes. Lun des effets majeurs de ce raisonnement, ou plus exactement de ce sophisme, tait que tous biens, toutes activits taient soumis la loi de loffre et de la demande, y compris le travail salari. Par cette loi, lconomie librale sest dveloppe en dehors 22 du droit, labri des prceptes moraux et des considrations de justice sociale; elle contenait en elle sa propre finalit. Mais cette loi dairain tait particulirement insoutenable pour les ouvriers, dont le niveau de vie confinait la misre et qui subissaient de plein fouet les consquences des fluctuations du march et des priodes de rcession.

    4 . Ds son origine, le capitalisme libral contenait une double contradiction23. Dabord, le jeu de la libre concurrence cre mcaniquement un phnomne de concentration capitalistique des moyens de production et des entreprises. En effet, il existe dans ce systme une tendance naturelle llimination, ou la domination, des faibles par les puissants. A partir de 1870, cette situation atteint son paroxysme par la constitution de monopoles de fait, ce qui est la ngation manifeste du libralisme. LEtat sest donc trouv devant la ncessit dtablir des normes de direction du march, ce que les juristes nommeront plus tard lordre public conomique de direction. Ensuite, le dcalage existant entre le principe thorique de lgalit et laccroissement rel des ingalits conomiques a rendu indispensable lrection de rgles juridiques protectrices des conomiquement faibles. Ce mouvement doit tre rapproch de lchec essuy par le systme capitaliste et libral face aux diffrentes crises conomiques survenues pendant tout le XIXme sicle jusqu la grande crise de 1929. La thorie conomique, telle quelle avait t labore par les auteurs classiques et noclassiques, perd ses certitudes et la confiance dans le fonctionnement mcanique du march, ce qui aboutira une dmarche beaucoup plus volontariste, dont Keynes restera le plus clbre dfenseur.

    Surtout, et contrairement lanalyse marxiste, le droit ne peut tre exclusivement le

    produit de lconomie. Alors que, pendant la seconde moiti du XIXme sicle, la puissance du capitalisme a permis dobtenir le vote de lois destines favoriser le commerce et le financement des entreprises24, le lgislateur va peu peu dicter des dispositions dordre public destines protger certaines personnes en situation de faiblesse. Le suffrage universel, proclam en 1848, a pes dun poids considrable sur cette volution. Il y a plus de consommateurs que de producteurs, plus de salaris que de patrons, plus de non-possdant que de capitalistes. Si les plus nombreux ont le droit de 19 Op. cit., p.46. 20 Op. cit., p.211 et suiv.; cf. galement G. Ripert, op. cit., n7. 21 Op. cit., p.228 et suiv. 22 Op. cit., p.243; il serait peut-tre plus prcis de dire : en dehors des lois dordre public. 23 Op. cit., p.243 et suiv. 24 G. Ripert, op. cit., n10 et suiv.

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    faire la loi, il faut bien sattendre ce quils la fassent en leur faveur et contre la minorit 25. Par la loi Rabier du 17 mars 1905, modifiant larticle 103 du Code de commerce, les cocontractants des puissantes entreprises de transport ont t protgs contre les clauses de non-responsabilit qui leur taient imposes. Puis ce fut le tour des assurs26, des locataires, des acheteurs dengrais et de fonds de commerce, et surtout des salaris. Depuis, les protections particulires nont cess de prolifrer au gr des corporatismes, des groupes de pression et des modes. Mais, au del de la diversit, ces rgimes protecteurs drogatoires du droit commun se caractrisent tous par la cration de catgories gnrales et abstraites dindividus prsums en situation de faiblesse conomique, ce qui rappelle immanquablement les privilges de lAncien rgime, ceci prs quen dmocratie librale les privilgis ne sont plus les puissants au plan de lordre juridique dit conomique et social. Ainsi, la prise en compte du phnomne de la puissance conomique par le droit sest faite selon deux caractristiques : dune part le droit est sensible aux dsquilibres engendrs par la puissance conomique, et par voie de consquence la faiblesse qui en est le reflet; dautre part, afin de ne pas contrarier ouvertement les principes de libert absolue et dgalit abstraite, le droit commun a t, en apparence, pargn, linstauration des rgimes protecteurs seffectuant en dehors de lui par le biais dune parcellisation, dun morcellement. A lvidence, linfluence de la puissance conomique sur le droit a un effet perturbant. Leurs rapports seront donc forcment complexes et ambigus. Mais avant danalyser la nature de ces rapports, il convient de dterminer prcisment ce que lon entend par puissance.

    5 . Hannah Arendt, dans son ouvrage intitul Du mensonge la violence, crivait : il me parat assez triste de constater, qu son stade actuel, la terminologie de notre science politique est incapable de faire nettement la distinction entre divers mots clefs, tels que pouvoir , puissance , force , autorit , et finalement violence , dont chacun se rfre des phnomnes distincts et diffrents 27. Il importe donc de proposer une dfinition de la puissance conomique, en lopposant aux autres notions avec lesquelles on tend la confondre. La puissance conomique soppose la notion de pouvoir, malgr une racine tymologique commune28, en ce que cette dernire a une connotation plus politique quconomique. Dune faon gnrale, le pouvoir se dfinit comme la capacit de faire triompher une volont 29, ce qui sapplique parfaitement au dbat politique. Dans une dmocratie librale, le pouvoir a pour objet de faire primer lintrt public et gnral, tout en assurant lgalit entre les gouverns. En dautres termes, le pouvoir politique, ainsi dfini, a pour but dempcher que de puissants intrts particuliers imposent leur volont au plus grand nombre. La puissance, au contraire, implique les ides de hirarchie et de dissymtrie30. La notion de puissance, impliquant une dissymtrie, prsente lintrt de nous faire prendre en compte lchange ingal entre les personnes 31. La puissance se distingue donc du pouvoir en ce quelle sapplique faire prvaloir les intrts de ceux qui la dtiennent et qui en usent. Surtout, le choix du vocable puissance permet dviter lassimilation trompeuse avec la dfinition juridique du terme pouvoir qui dsigne la facult dun individu dagir sur la personne ou le patrimoine dautrui 32. En droit priv,

    25 Op. cit., n14. 26 Loi du 13 juillet 1930. 27 Presse Pocket, 1969, p.143. 28 Podeir, Dictionnaire Historique de la Langue Franaise, Le Robert. 29 J. Russ, Les thories du pouvoir, Livre de Poche, p.27. 30 Op. cit., p.36. 31 Op. cit. 32 J. Carbonnier, op. cit., n162.

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    le pouvoir a pour fonction dassurer la promotion des intrts dune collectivit33 ou des plus faibles34. Eu gard au contenu trs prcis de la notion de pouvoir, dans le domaine juridique, il est prfrable dviter de lutiliser pour dsigner une ralit conomique.

    Le mme argument peut tre avanc propos du terme violence qui, lui aussi, a un

    contenu juridique particulier35. Au surplus, le caractre forcment illicite de la violence ne permet pas davoir une vue globale du problme. Certes, le terme de violence est parfois usit pour dcrire lagressivit impitoyable qui gouverne les rapports conomiques concurrentiels 36. En outre, des penseurs tels que Machiavel37, Hobbes38 ou Weber39 estimaient que la violence tait un mal ncessaire pour maintenir lordre et la paix. Allant encore plus loin, Georges Sorel faisait de la violence le moyen de lutter contre la dgnrescence et la dcadence de la socit en lui insufflant une nouvelle vigueur40. Cest cette vision positive de la notion de violence qui permet certains de dire quelle est lexercice normal du pouvoir par lEtat, celui-ci se rservant le monopole de la violence lgitime. Mais cette rflexion implique que, hors du pouvoir tatique, la violence est par dfinition illicite. Or, en matire conomique, lutilisation dune certaine force est admise, que ce soit entre concurrents ou entre fournisseurs et clients. Par consquent, il est prfrable de rserver lutilisation du concept de violence au domaine de lillicite, que cet illicite soit de nature civile ou pnale. Admettre le contraire reviendrait ipso facto lgitimer les formes de contre-violence telles que les insurrections, les rvolutions, ou les guerres dont lobjectif est de mettre fin la situation de violence. Ce raisonnement peut aller trs loin, car Marx voyait dans la proprit prive la cause essentielle de toutes les violences sociales.

    Beaucoup plus pertinent est le rapprochement entre les notions de force et de

    puissance. En effet, ces deux termes dsignent tout autant une action effective quune potentialit. Appelons (...) force ou puissance la simple facult qua un individu de se manifester, selon ses nergies propres; cette force, cette puissance, peuvent rester limites elles mmes, sans chercher soumettre dautres individus 41. Ce double sens du terme puissance puise sa source dans ltymologie. Au XVIme sicle puissant dsignait une chose capable de produire un grand effet42. Mais malgr cette proximit smantique force et puissance sopposent. Dabord le terme force a une connotation plus physique quconomique43. Ensuite Arendt proposait de distinguer la force de la puissance, celle-ci tant toujours une puissance possible, et non une entit inchangeable, mesurable et sre comme lnergie ou la force. Tandis que la force est la qualit naturelle de lindividu isol, la puissance jaillit parmi les hommes lorsquils agissent ensemble et retombe ds quils se

    33 Ex. : le pouvoir des mandataires sociaux dans les socits. 34 Ex. : le pouvoir du tuteur pour grer les intrts de lincapable. 35 Art. 1111 et suiv., C. civil. 36 F. Busnel, F. Grolleau, F. Tellier et J.P. Zarader, Les mots du pouvoir, d. Vinci, 1995, p.242. 37 Le prince, 1513. 38 Le lviathan, 1651. 39 Le savant et le politique, 1959. 40 G. Sorel, Rflexions sur la violence, Seuil, 1990, ouvrage publi en 1908 pour la premire fois. 41 J. Starobinski, 1789 : Les emblmes de la raison, Champ, Flammarion, 1979, p.140; cf. galement

    F. Busnel et autres, op. cit., p.113. 42 Dictionnaire Historique de la Langue Franaise, p.1606. 43 F. Busnel et autres, op. cit., p.113 : La force est la puissance daction physique dun tre ou dun

    organe ; St. Thomas avait donn la force une connotation mtaphysique en parlant de la force de lme par opposition la faiblesse de la chair; Somme thologique, Quest. 123 127.

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    dispersent 44. Mais ce critre de distinction, fond sur la pluralit des individus, nest pas trs porteur de sens. Il convient de lui prfrer le critre propos par Mme Russ, pour qui la force dsigne sous un certain angle un mode agressif du pouvoir 45 : Le plus fort nest jamais assez fort pour tre toujours le matre sil ne transforme sa force en droit et lobissance en devoir 46. En allant au bout du raisonnement, la force soppose au droit de faon irrductible. Certains dialogues de Platon montrent, cet gard, que le droit et la force sont rsolument antithtiques, le premier tant l pour mettre fin la seconde47. Or, la puissance conomique reste extrieure ce conflit. Mme lorsque lon rconcilie les notions de force et de droit au moment de lexcution de la rgle de droit48, il faut reconnatre que la puissance entretient avec le droit des relations dune nature diffrente. Lorsque lon pose le problme des liens existants entre la puissance conomique et le droit, il nest question ni de lusage de la force pour faire appliquer la norme, ni de dceler dans la force lorigine du droit comme le faisait Hobbes49. Il sagit danalyser, de faon pragmatique, la manire dont la puissance conomique perturbe la rgle de droit, et inversement, comment le droit apprhende la notion de puissance conomique. Pour ce faire, il faut avoir de la puissance conomique une vision suffisamment globale pour en cerner lintgralit des effets, quil convient de ne pas confondre avec la source.

    6 . Les termes de domination et de dpendance, qui semblent tre, a priori, des notions voisines de la puissance, dsignent en ralit ses effets. On sait que Max Weber fondait le lien social autant sur laccord que sur le combat50. Le rapport social, caractris par le combat, se dfinit par la volont de chacun des acteurs dimposer sa volont malgr la rsistance de lautre 51. Partant de l, laction sociale se caractrise par deux sries de concepts : lassociation (verein) et linstitution (anstalt) dune part, la puissance (macht) et la domination (herrshaft) dautre part52. Weber distinguait la puissance et la domination en considrant que la premire pourrait ne pas tre lgitime, tandis que la seconde ltait obligatoirement en raison de la reconnaissance de ceux qui obissent. Sagissant de ltude des rapports entre la puissance conomique et le droit, cette distinction essentiellement sociologique ne prsente que peu dintrt. En revanche, nous garderons volontiers la dfinition wbrienne de la puissance afin de lappliquer lconomie : la chance que possde un acteur dimposer sa volont un autre, mme contre la rsistance de celui-ci 53. Or, dans le domaine conomique, cette action peut prendre deux formes caractristiques : la domination et la dpendance. La domination, toujours selon Weber, se subdivise en trois types : rationnel, traditionnel et charismatique54. Mais derrire cette typologie, la domination garde une nature unique : elle consiste dans le fait dexercer une

    44 H. Arendt, Condition de lhomme moderne, P. Pocket - Agora, 1994, p.224, premire parution 1961. 45 J. Russ, Les thories du pouvoir, p.34 et 35. 46 J.J. Rousseau, Du contrat social, I, 3. 47 Platon, La rpublique, I, 336b, et Gorgias, 483a - 484e. 48 Pascal, Les penses, 103 et suiv. : Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste ft fort, on a fait que ce

    qui est fort fut juste . 49 Homo homini lupus; de ce constat, Hobbes explique la cration de lEtat et du droit par la volont des

    hommes de faire cesser la violence inhrente ltat de nature pour la transformer en force de lEtat, en pouvoir politique.

    50 M. Weber, Economie et socit, t.I; 1971 traduit par J. Freund et autres. 51 R. Aron, Les tapes de la pense sociologique, d. Gallimard, 1967, p.552. 52 Op. cit., p.553. 53 Op. cit. 54 Op. cit., p.556.

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    influence dterminante, de faire acte dautorit, de souverainet55. Dun point de vue philosophique, on rattache ce concept la libido dominandi qui pousse les hommes vouloir commander, gouverner56. En matire conomique, la domination est le rsultat de la puissance dune entreprise qui imprime au march et ses concurrents sa propre volont, en parvenant se dtacher des contraintes habituelles auxquelles sont soumis les autres agents. Lentreprise dominatrice, sur un march, peut vouloir se servir de sa puissance conomique pour imposer un rle directeur, sextraire du jeu concurrentiel, et obtenir ainsi un avantage excessif au dtriment des agents conomiquement plus faibles57. La dpendance conomique est galement un effet de la puissance conomique, mais le lien personnel est beaucoup plus intense entre celui qui bnficie de la dpendance et lassujetti. La dpendance se dfinit donc comme le fait pour une personne de dpendre dune autre, de telle sorte quun lien dasservissement conomique en dcoule58. Leffet de dpendance produit par la puissance conomique est moins vaste que celui de domination. Il est, en revanche, plus rigoureux lgard du contractant conomiquement dpendant59. Par consquent, il est possible de conclure, que si lon peut distinguer et opposer la puissance conomique et les notions de pouvoir, de violence et de force, il convient denglober celles de domination et de dpendance lintrieur du domaine de la puissance conomique, en ce quelles en constituent les effets, mme si les effets de la puissance conomique ne se rsument pas ces deux notions60.

    7 . Les effets de la puissance conomique recoupent une autre classification, celle de ces manifestations. La puissance conomique peut alors tre patrimoniale, commerciale ou informationnelle, chacune de ces formes pouvant produire les effets sus-dcrits. Cette classification renvoie lorigine de la puissance elle-mme. Dans les socits primitives, la puissance sidentifiait souvent la magie, au sacr. Le chef du clan cumulait les fonctions de chef militaire et de prtre, son pouvoir tant assis sur la connaissance des secrets divins, qui se traduit par les rites et les formules. Il en est galement ainsi dans la Grce primitive61, et sous la monarchie, les Grecs ayant labor la notion de surhomme politique , de hros semi-divin62. On retrouve cette empreinte du surnaturel dans la Rome primitive. Le Roi tait la fois chef politique, militaire et religieux63. Il est remarquable, qu lpoque, limperium du souverain tait subordonn lauspicium, cest--dire au pouvoir de consulter les dieux pour connatre leur volont. Lauspicium est donc le fondement de la puissance du souverain.

    Plus tard le fondement du pouvoir va se rationaliser64, se contractualiser sous

    linfluence de Hobbes puis de Rousseau. Continuant sa transformation, il va trouver son

    55 Du latin dominatio : fait de commander, dtre souverain; spcialement employ en latin chrtien, au

    pluriel, pour dsigner un ordre venu danges, dun tre suprieur, un dominator, cf. Dictionnaire Historique de la Langue Franaise.

    56 J. Russ, op. cit., p.15. 57 F. Perroux, Lconomie du XXme sicle, P.U.G., 3me d., 1969, p.69 et suiv. 58 Du latin dependere, tre suspendu , tre sous lautorit de quelquun. 59 Cf. G. Virassamy, Les contrats de dpendance, thse Paris, L.G.D.J., 1986. 60 Nous verrons que la domination et la dpendance ressortissent au domaine de labus, la puissance

    conomique pouvant galement tre source dobligations. 61 J. Ellul, op. cit., p.34. 62 Op. cit., p.171 et suiv.; cest notamment le cas pour Alexandre; les grecs croyaient en la dynastie royale

    dont le premier anctre, n dun dieu, a transmis ses hritiers une qualit exceptionnelle. 63 Op. cit., p.254. 64 J. Russ, op. cit., p.314.

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    fondement dans la volont du peuple, ou, notion plus moderne, dans lopinion publique. Ce terme dopinion publique fait rfrence au paradigme communicationnel . De physique et sacr, le pouvoir est devenu synonyme de savoir et de comptence. Les vrais acteurs sociaux appartiennent dsormais lempire communicationnel 65. Cette volution a t souligne par Bourdieu, qui ajoutait la domination rsultant du capital conomique, celle rsultant du capital culturel66. Cette analyse complte celle de Pareto et sa thorie du pouvoir de llite67. Elle sera affine par Galbraith qui dveloppera, au milieu des annes 60, le concept de technostructure68, selon lequel lconomie nest plus dirige par le dtenteur de capitaux, mais par les technocrates. Ce phnomne est illustr par lexemple des socits anonymes, dans lesquelles le vritable pouvoir dcisionnel nest pas dans les mains des dtenteurs du capital, mais dans celles des mandataires sociaux. Tant que le pouvoir, au sens juridique du terme, de ces mandataires est exerc dans lintrt de la collectivit des actionnaires, ou plus exactement dans lintrt social, il ny a gure de problme.

    Mais tel nest plus le cas lorsque lexercice du pouvoir est dvoy par la puissance

    informationnelle que cette technostructure concentre et utilise son profit. Pour Galbraith, cependant, la classe technocratique sintgre dans lconomie capitaliste en dtournant le pouvoir dcisionnel dans le sens de ses intrts, mais sans contradiction fondamentale avec le systme capitaliste : le savoir et le capital, sils ont parfois des intrts divergents, ne sont pas antithtiques. Ils constituent les multiples facettes de la polyarchie du pouvoir69. Au contraire, pour M. Peter L. Berger, la classe du savoir , vhiculant des ides de gauche, est un adversaire majeur du capitalisme70. Cette opposition trouve sa source dans le fait que la classe du savoir entend fonder les privilges sur lducation, domaine dans lequel elle a un avantage vident, plutt que sur la russite financire et conomique71.

    8 . Un parallle trs intressant peut tre effectu avec lvolution de la notion de puissance conomique. Dans une vision primaire la puissance conomique a son sige au sein de lactif patrimonial, lavoir. Le puissant est celui qui possde. En affinant le concept on dcouvre que la puissance financire joue un rle dterminant dans le circuit conomique, notamment par la notion de capacit dendettement et deffet de levier. Poursuivant encore lvolution, on sattache la puissance commerciale. Le concept de puissance devient de plus en plus incorporel et confine aux ides de clientle, dimage de marque et de volume dachats. Enfin, stade ultime de labstraction, la puissance peut se manifester au travers de linformation. Le puissant est alors celui qui sait. Cest un des apports majeurs de la doctrine conomique du XXme sicle davoir abandonn les postulats errons de la gratuit de linformation et de la transparence du march. Linformation a un cot, une utilit, et par l une valeur conomique. Au terme provisoire de cette volution, ne doutons pas quelle se poursuivra dans lavenir, force est de conclure au caractre protiforme, polymorphe, de la puissance conomique. Comme avec toute notion fuyante et rebelle la catgorisation, le droit a le plus grand mal lapprhender correctement. Cette difficult est dautant plus grande que la question de lopportunit de la

    65 Op. cit., p.315. 66 P. Bourdieu, La distinction, d. de Minuit, p.128 et suiv. 67 V. Pareto, Trait de sociologie gnrale, Droz, p.1296 et suiv. 68 In Le nouvel Etat industriel, 1967. 69 J. Russ, op. cit., p.171 et suiv. 70 P.L. Berger, La rvolution capitaliste, Litec, 1992, p.66 et suiv. 71 Op. cit., p.68 et suiv.

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    prise en compte de la puissance conomique, par le droit, reste encore en suspend, ce qui pose le problme de la nature de leurs rapports.

    9 . Les rapports entretenus par le droit et la science conomique avec la puissance sont ambivalents. La premire attitude consiste exclure purement et simplement lide de puissance conomique du raisonnement. La science conomique, pendant tout le XVIIIme et le XIXme sicle au travers des coles classiques et noclassiques, est toujours partie du postulat suivant lequel les agents conomiques sont de tailles atomiques et ne peuvent, par consquent, exercer une quelconque influence sur le march ou les choix des autres agents. Dans ce cadre thorique, caractris par les dogmes de la concurrence pure et parfaite et du fonctionnement mcanique du march, les ingalits de puissance conomiques taient incompatibles avec les concepts labors et utiliss par les conomistes. De la mme manire, le droit franais a eu tendance, vers la fin du XIXme sicle, surestimer limportance des principes de libert, duquel dcoule celui de lautonomie de la volont, et dgalit des sujets de droit. Or, il est vident que lide de dsquilibre de puissance conomique, causant des phnomnes de domination et de dpendance au dtriment des faibles, ne pouvait tre assimile par de tels concepts. Les domaines conomiques et juridiques privilgiaient, en effet, une approche abstraite et idaliste de la matire traite. Il leur a fallu, avec la concentration capitalistique, intgrer un phnomne dune modernit apparente72 et dune vidence flagrante. La science conomique, avec E.H. Chamberlin aux Etats-Unis et J. Robinson en Angleterre, va subir une vritable rvolution conceptuelle73. Lun a labor la notion de concurrence monopolistique , tandis que lautre a dgag lide de concurrence imparfaite, deux thories en rupture totale avec lanalyse classique et noclassique du march. Le renoncement la vision mcaniste et atomistique du march a permis la thorie conomique dintgrer les ingalits de puissance conomique entre agents. En France, Perroux conceptualisera ces ides avec sa thorie de lconomie dominante74, selon laquelle une entreprise conomiquement puissante peut exercer sur le march, et par voie de consquence sur ses concurrents et ses contractants, un effet de domination qui se traduit, dans lchange, par lobtention dun avantage anormal. Il faut donc tenir compte de la stratgie des firmes dominantes dont lobjectif sera dinfluencer le fonctionnement du march et de modifier lenvironnement conomique.

    10 . Dans le domaine juridique, la thorie a subi le mme type dvolution. Les mythes de la libert absolue et de lgalit abstraite se sont, depuis le XIXme sicle, heurts la ralit de lexploitation des ouvriers et de la faiblesse chronique des consommateurs. Ces deux notions ont donc t, relativise pour la premire, et rendue plus concrte pour la seconde. Linfluence de la puissance conomique se fait alors sentir en droit positif. Il nest plus question, pour le juriste et le lgislateur, de rester indiffrents aux ingalits conomiques qui causent tant dinjustices et dexcs dans la socit librale et individualiste. Pourtant, lattitude adopte est ncessairement mesure et circonspecte, car la puissance conomique est galement source de croissance et de richesses. Ainsi, la notion de puissance est dconcertante pour le juriste, en ce quelle peut indiffremment produire soit le bien-tre et lutilit sociale, soit linjustice et labus. Le droit a, il est vrai, plus lhabitude de notion, plus franche, plus manichenne. La violence ou le dol sont, par exemple, toujours source de condamnation, sinon juridique en raison des conditions

    72 Les phnomnes de puissance ont toujours exist, mais, en matire conomique, la puissance sest montre

    sous un jour particulier au XXme sicle, dans les socits capitalistes. 73 Histoire des penses conomiques, les contemporains, Sirey, 1988, p.75 et suiv. 74 Op. cit.

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    dexistence dictes par le Code civil, du moins morale. Sagissant dapprhender lambivalence du concept de puissance, force est dabandonner labstraction pour se fonder sur une mthode concrte dapprciation et danalyse. Nietzsche est celui qui a le mieux mis en relief lambigut de lide de puissance. Dans son ouvrage intitul La volont de puissance, Nietzsche voit dans la puissance une force cratrice, dynamique et inventive. Le but nest pas le bonheur, cest la sensation de puissance. Il y a dans lhomme et dans lhumanit une force immense qui veut se dpenser, crer 75. Mais pour Nietzsche, cette volont de puissance est en pleine dgnrescence sous linfluence judo-chrtienne. Dans ce contexte, o le nihilisme doit forcment lemporter, la domination est mdiocre, fruit dun commandement-obissance mesquin, consacr au culte de largent et des valeurs tablies76. Compte tenu de lambivalence de lide de puissance, le droit ne peut entretenir avec elle que des rapports doubles, colors la fois de dfiance et de confiance.

    11 . Les rapports existants entre le droit et la puissance conomique sont, en premier lieu, anims par la dfiance. Cest ainsi que Ripert sest propos de rechercher la force des ides morales dans la lutte quelles livrent contre la puissance conomique 77. En ce sens, la rgle de droit se dresse contre la puissance conomique afin den limiter les effets. Sous cet angle, il importe, afin de cerner lintgralit du problme, davoir gard au contraire de la puissance conomique : la faiblesse; car lexistence dune concentration de puissance conomique implique ncessairement, mcaniquement, lexistence dun tat de faiblesse. En quelque sorte, la puissance conomique nest puissance que face la faiblesse dautrui. De part sa nature dissymtrique, la puissance conomique est une notion relative. On est toujours puissant ou faible par rapport une rfrence. Par consquent, la lutte contre les effets de la puissance conomique passe forcment par la protection des conomiquement faibles, que cette protection soit prventive et collective ou rpressive et individuelle.

    Lhistoire juridique contemporaine est riche dexemples de protection de contractants

    en situation de faiblesse conomique : le salari, lassur, le locataire, lagent commercial, le consommateur. Ce dernier exemple est certainement le plus rvlateur de part la gnralit de la protection mise en place78. Loin de se contenter de protger le consommateur dans certains contrats spciaux, le lgislateur a, avec la loi du 10 janvier 1978, rig une protection gnrale contre les clauses abusives79. Le caractre gnral et abstrait de cette protection ne va dailleurs pas sans une dstabilisation du droit des contrats et une altration des notions classiques de la thorie des obligations80. En effet, le consommateur est par dfinition considr comme un conomiquement faible face au professionnel prsum irrfragablement de mauvaise foi. Mais la ralit est plus complexe, et la protection gnrale et abstraite des consommateurs entrane des phnomnes de sur et de sous-protection81. La sous-protection apparat lorsquon prend conscience que le 75 F. Nietzsche, La volont de puissance, Gallimard, t.1, p.215. 76 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de France, p.64 : Voyez donc ces superflus! Ils

    acquirent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup dargent, - ces impuissants! .

    77 G. Ripert, La rgle morale dans les obligations civiles, n21. 78 J. Calais-Auloy, Droit de la consommation; G. Cas et D. Ferrier, Trait du droit de la consommation. 79 Art. 35 de la loi n78-23 du 10 janvier 1978, insr dans larticle L. 132-1 du Code de la consommation et

    modifi par la loi n95-96 du 1er fvrier 1995. 80 F. Magnin, Rflexions critiques sur une extension possible de la notion de dol dans la formation des actes

    juridiques. Labus de situation, J.C.P., 1976, I, 2780; M. Armand-Prvost et D. Richard, Le contrat dstabilis (de lautonomie de la volont au dirigisme contractuel), J.C.P., 1979, I, 2952.

    81 Sinay-Citermann, Protection ou surprotection du consommateur?, J.C.P., 1994, I, 3804.

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    consommateur na pas lexclusivit de la faiblesse conomique, et que des professionnels se trouvent souvent dans un tat de vulnrabilit comparable82. A cet gard, les multiples fluctuations de la Cour de cassation, en ce qui concerne la dfinition du consommateur, sont significatives de linadquation dun systme de protection trop abstrait83. De mme, un phnomne de sur-protection a t relev par la doctrine, lorsque la protection consumriste favorise lanantissement du sens de la responsabilit chez les individus protgs. Il y a un effet pervers de la protection qui pnalise lactivit conomique, entrave lpanouissement individuel, et fait du consommateur un nouveau type dincapable84.

    12 . Il faut inscrire cette tendance du droit dans lvolution gnrale de la socit et des moeurs. Cest un des paradoxes de notre poque que de vouloir cumuler le culte de lindividualisme avec celui de lEtat providence85. Cette volont dobtenir les avantages cumuls de deux solutions contraires est une caractristique de la socit moderne. M. Bruckner la dfinie comme la tentation de linnocence : Jappelle innocence cette maladie de lindividualisme qui consiste vouloir chapper aux consquences de ses actes, cette tentative de jouir des bnfices de la libert sans souffrir aucun de ses inconvnients 86. M. Bruckner dgage deux directions dans cette recherche de linnocence : linfantilisme et la victimisation. Pour cet auteur, linfantilisme dpasse le besoin lgitime de protection et se dfinit comme le transfert au sein de lge adulte des attributs et des privilges de lenfant. Linfantilisme combine donc une demande de scurit avec une avidit sans borne, manifeste le souhait dtre pris en charge sans se voir soumis la moindre obligation 87. Or, si linfantilisme est une tendance aussi nette de la socit cest quil est aliment par deux allis objectifs qui lalimentent et le scrtent continuellement : le consumrisme et le divertissement (...) 88. Leffet pervers va galement se retrouver dans la seconde direction : la victimisation, qui se caractrise par ce penchant du citoyen choy du paradis capitaliste se penser sur le modle des peuples perscuts, surtout une poque o la crise sape notre confiance dans les bienfaits du systme 89. Quel renversement de valeur! Alors que la victime tait, lorigine, ltre sacrifi, vaincu90, elle est aujourdhui un sujet de droits dispens de toute obligation, un ternel crancier. Aujourdhui, le jeu consiste trouver une protection, se glisser sous les vtements de la victime afin de placer les autres, la socit, en tat de dbiteur son gard91. Le consumrisme est topique de cet tat desprit : Si la pauvret,

    82 Sur ce point, cf. J. Mestre, Le consentement du professionnel contractant dans la jurisprudence

    contemporaine, in Mlanges Breton-Derrida, Dalloz, 1991. 83 Cass. Civ. 1re, 28 avril 1987, Dalloz, 1988, 1, note P. Delebecque, J.C.P., 1987, II, 20893, note

    G. Paisant; Cass. Civ., 25 mai 1992, Dalloz, 1993, 87, note G. Nicoleau; Cass. Civ. 1re, 6 janvier 1993, Dalloz, 1993, Som. Com. 237, obs. G. Paisant; et J.C.P., 1993, II, 22007, note G. Paisant; Cass. Civ. 1re, 24 novembre 1993, J.C.P., 1994, II, 22334, note L. Leveneur; Cass. Civ. 1re, 24 janvier 1995, Dalloz, 1995, 327, note G. Paisant; Cont. Conc. Cons., 1995, n84, note L. Leveneur; Cass. Civ. 1re, 3 et 30 janvier 1996 Juris-Data n000025 et Dalloz 1996 IR 59.

    84 En ce sens, cf. P. Malaurie et L. Ayns, op. cit., n325; E. Agostini, De lautonomie de la volont la sauvegarde de justice, Dalloz, 1994, chron.235.

    85 J. de La Fontaine avait montr que lindpendance et la libert taient incompatibles avec la scurit et le bien-tre matriel, cf. Le loup et le chien, Bibliothque de la Pliade, p.35.

    86 P. Bruckner, La tentation de linnocence, d. Grasset, 1995, p.14. 87 Op. cit., p.15. 88 Op. cit. 89 Op. cit. 90 Du latin victima, bte offerte en sacrifice , MM. Malaurie et Ayns ajoutant lorigine tymologique

    venant de victus, driv de vinco, -ere; op. cit., n24, note 6. 91 Nietzsche impute ce phnomne linfluence nfaste de la morale chrtienne qui a divinis, travers le

    Christ, le pauvre, le sacrifi. Mais cette critique est surtout fonde sur un dvoiement de lEcriture, car

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    selon Saint Thomas, cest de manquer de superflu alors que la misre est manque du ncessaire, nous sommes tous pauvres en socit de consommation : nous manquons forcment tout puisque tout est en excs 92. Le consommateur, ce pauvre insatiable, cette victime perptuelle, cet infans vulnrable, doit toujours tre crancier face au professionnel, prsum retors, fourbe et menteur. Ce nest pas un citoyen, avec des droits mais galement des devoirs, des obligations, cest un tre qui croit disposer dune crance infinie sur ses contemporains 93. De la mme manire quen politique tout le monde veut tre juif perscut94, dans la vie conomique tout le monde aspire tre un consommateur ignorant et faible, ignorant donc faible95. M. Bruckner conclut son essai sur le phnomne de la concurrence victimaire et la course aux rgimes particuliers de protection96, en posant la question : Quest-ce que lordre moral aujourdhui? Non pas tant le rgne des bien-pensants que celui des bien-souffrants 97. On rejoint ainsi la pense de Saint Just : Les malheureux sont les puissances de la terre; ils ont le droit de parler en matre aux gouvernants qui les ngligent 98.

    Cest contre cette tendance critiquable quune partie de la doctrine attire lattention

    en soulignant les consquences nfastes des rgimes sur-protecteurs, et notamment de celui aujourdhui intgr dans le Code de la consommation. Ce nest pas le principe de protection qui est en soi condamnable, mais le caractre abstrait, aveugle de celle-ci. Or, en protgeant systmatiquement et exclusivement le consommateur, sous prtexte quil est perptuellement en situation de faiblesse conomique, sans se demander si, en ralit pour chaque cas particulier, cette protection est juste et proportionne, le droit touffe la confiance quil faut parfois avoir, dans la puissance conomique.

    13 . En second lieu, le droit peut entretenir avec la puissance conomique des rapports de confiance. Il ne sagit plus alors de redouter les abus quelle peut engendrer, mais de sattacher aux richesses quelle est susceptible de crer. On revient, ainsi, au sens premier du terme puissance, qui renvoie une potentialit, lide de moyens conomiques et financiers importants99. A cet gard, Ripert considrait que les forces sociales se dveloppent mieux dans lingalit que dans une gnante galit 100. Cest un des apports essentiels de Quesnay davoir, pour la premire fois, mis en vidence le rle du capital dans laccroissement du revenu national101. En effet, la concentration capitalistique joue un rle de multiplicateur dans la cration de richesses. Ce phnomne est obligatoirement source dingalits, mais de ce point de vue, lingalit favorise le dynamisme conomique. Auguste Comte, qui sur ce point rejoignait la doctrine librale, pensait que le

    Paul crit : que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas! , IIme Eptre aux Thessaloniciens, III, 10.

    92 P. Bruckner, op. cit., p.52. 93 Op. cit., p.82 et 117. 94 Op. cit., p.132. 95 Op. cit., p.139 : Tel est le risque : que la posture de la victime confine limposture, que les perdants et

    les humbles soient dlogs au profit des puissants passs matres dans lart de poser sur leur visage le masque des humilis .

    96 Op. cit., p.206 et suiv. 97 Op. cit., p.148. 98 Cit par S. Caporal, Laffirmation du principe dgalit dans le droit public de la Rvolution franaise,

    Economica, 1995, p.193. 99 Dictionnaire Historique de la Langue Franaise, p.1606. 100 G. Ripert, La rgle morale dans les obligations civiles, n70, p.122; ctait aussi lopinion de Demogue, in

    Obligations, I, n395, p.614. 101 F. Quesnay, Oeuvres, d. Oncken, Paris, 1988, p.243 et suiv.; il est vrai que ce rle tait injustement limit

    lagriculture, lindustrie et le commerce tant, pour les physiocrates, improductifs.

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    dveloppement de la production est, par dfinition, conforme aux intrts de lensemble de la socit102. Par consquent, le droit se doit de favoriser et de protger la puissance conomique, en ce quelle engendre la croissance et le dveloppement. Cest prcisment le cas lorsque le lgislateur utilise la proprit incorporelle pour protger les oeuvres de lesprit, que ce soit des inventions, des marques ou des modles. La finalit principale de cette protection du propritaire est de lui rserver les fruits et produits de son activit inventive ou crative. Aujourdhui, la puissance dune entreprise peut tre exclusivement fonde sur une marque ou un brevet dinvention. Les exemples fournis par Microsoft, en matire informatique, ou par les marques de grandes renommes dans la distribution des produits de luxe sont, cet gard, topiques.

    Mais la protection nest pas lapanage du droit de proprit, le droit des obligations

    joue galement un rle important. Par exemple, la validit des rseaux de distribution exclusive ou slective constitue un moyen, pour un fabricant disposant dune certaine puissance sur le march, de rationaliser la commercialisation des produits et de protger son image de marque en imposant des normes commerciales et techniques rigoureuses103. La puissance commerciale, qui rsulte de la distribution des biens et services, est tellement importante que le droit de la concurrence admet, sous certaines conditions, la validit des accords dexclusivit, alors mme quils ont pour effet de limiter la concurrence sur le march104. Dans le mme ordre dide, il est remarquable que les abus de domination, effectus par une entreprise conomiquement puissante et rprims par larticle 8 de lordonnance du 1er dcembre 1986, soient lgitims, au regard du droit de la concurrence, sils ont pour effet dassurer un progrs conomique en rservant aux utilisateurs une part quitable du profit qui en rsulte 105. En consquence, il faut bien reconnatre que, dans certaines hypothses, la puissance conomique est source de dveloppement, dharmonie et dquilibre. Cest dailleurs cette condition quelle trouve un accueil favorable en droit positif106. En priode de crise, le domaine de lemploi est particulirement sensible la stabilit et la scurit engendres par la puissance conomique dune entreprise ou un groupe dentreprises. La jurisprudence la parfaitement peru, puisque la chambre sociale de la Cour de cassation impose, en cas de licenciement pour motif conomique, une obligation de rechercher un reclassement lintrieur du groupe de socits107. Enfin, un dernier exemple peut tre trouv dans le parasitisme conomique, qui peut se dfinir comme le fait de profiter indment de la rputation dune marque ou des efforts dune entreprise dans les domaines commercial, technique ou intellectuel108. Ici lentreprise conomiquement puissante est protge contre les

    102 R. Aron, op. cit., p.90. 103 G. Cas et R. Bout, Lamy Droit conomique, 1995, n3275 et suiv.; D. Ferrier, Droit de la distribution,

    n406 et suiv. 104 C.A., Paris, 25 septembre 1991, Dalloz, 1991, I.R., 240, pour un systme de distribution slective; et cf.

    C.A., Paris, 22 octobre 1991, Dalloz, 1992, Som. Com. 393, obs. D. Ferrier, pour un systme de distribution exclusive; Cass. Com., 10 janvier 1995, R.J.D.A., 1995, n561, imposant la ncessit de dmontrer en quoi la clause dapprovisionnement exclusif est indispensable pour prserver lidentit du rseau de franchise.

    105 Art. 10, ord. 1er dcembre 1986. 106 Sur la stabilit procure par la puissance et le pouvoir, cf. J. Russ, op. cit., p.14 et 15. 107 Cass. Soc., 25 juin 1992, Droit social, 1992, p.832; Cass. Soc., 19 novembre 1992, Bull. Civ. V, p.355. 108 G. Cas et R. Bout, op. cit., n1490; Y. Saint-Gal, Concurrence dloyale et agissements parasitaires,

    R.I.P.I.A., 1956; J.M. Mousseron, Parasitisme et droit, J.C.P., 1992, d. E., supplment n6, p.15; P. Le Tourneau, Le parasitisme dans tous ses tats, Dalloz, 1993, chron.310; M.A. Frison-Roche, Les principes originels du droit de la concurrence dloyale et du parasitisme, R.J.D.A., 6/1994, p.483 et suiv.; J.J. Burst, Concurrence dloyale et parasitisme, Dalloz, 1993.

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    agissements indlicats dune entreprise souvent conomiquement beaucoup plus faible, celle-ci essayant de vivre en parasite dans le sillage 109 de la notorit de celle-l. Le cas le plus frquent est le rattachement indiscret et abusif un rseau de distribution dune marque de grande renomme, sans en supporter les contraintes techniques110. Ces divers exemples attestent que le droit et la puissance ne sont pas aussi incompatibles quil y parat au premier abord111. Le problme est que le dsir de puissance nest jamais entirement satisfait112, ce qui oblige le droit fixer des limites pour viter des abus aux dpens des plus faibles.

    14 . Il faut rapprocher notre problmatique de celle qui existe dans lanalyse des relations entre le droit et lconomie. M. Oppetit a montr que ces relations sont passes, au cours des trois derniers sicles, par des phases successives dimbrication, puis dantagonisme ou dignorance mutuelle et enfin dintrts rciproques 113. Aprs que lconomie ait t influence par les conceptions juridiques, au point quAdam Smith considre lconomie politique comme une branche de la lgislation 114, cette science a aspir lautonomie, sous linfluence notable de Max Weber qui opposait radicalement lordre juridique, au caractre normatif, logique ou systmatique, lordre conomique, traduisant une certaine rpartition du pouvoir effectif de disposition sur les biens et services conomiques 115. A lpoque moderne, un double mouvement anime les relations conomiques : dune part il est incontestable que le droit prend en compte le facteur conomique, et dautre part, lconomie prend en compte le phnomne juridique. Si le second mouvement, que lon nomme conomie du droit , demeure encore marginal en France116, en revanche le premier a vritablement acquis droit de cit : il sagit du droit conomique117. Sil est sr quune vision conomique du droit existe118, il est en revanche discutable dattribuer au droit conomique une relle autonomie par rapport au droit priv. On touche ici un problme plus gnral qui est celui de lrection dune kyrielle de droits dit autonomes, dpourvus de vritable contenu et ne portant pas sur une vritable matire juridique. Il en est ainsi, entre autre, pour le droit de la distribution et le droit de la consommation. Le premier nest, en fait, quune extrapolation dun regroupement de contrats spciaux, tandis que le second se rsume principalement un systme de protection fond sur un critre subjectif, le consommateur, sans tre caractris par un

    109 Y. Saint-Gal, op. cit. 110 Cf. G. Cas et R. Bout, op. cit., n1492. 111 Certains auteurs proposent mme de trouver dans la puissance le fondement du droit; Cf. F. Terr et

    R. Sve, Droit, in Arch. Philo. du droit, tome 35, 1990, p.45. 112 F. Perroux, op. cit., p.123. 113 B. Oppetit, Droit et conomie, Arch. Philo. du droit, t.37, 1992, p.18. 114 A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, L., IV, Chap.I; cf. sur la

    question, J.M. Poughon, Les fondements juridiques de lconomie politique, in Journal des conomistes et des tudes humaines, 1990, p.399 et suiv.

    115 B. Oppetit, op. cit., p.18. 116 Cf. toutefois, E. Mackaay, La rgle juridique observe par le prisme de lconomiste, Rev. internat. dr.

    co., 1986, p.43 et suiv.; B. Lemennicier, Economie du droit, Cujas, 1991; M. Fabre-Magnan, De lobligation dinformation dans les contrats, thse L.G.D.J., 1992, n57 et suiv., lauteur consacrant un chapitre cette question.

    117 R. Savatier, La ncessit de lenseignement dun droit conomique, Dalloz, 1961, chron.117; C. Champaud, Contribution la dfinition du droit conomique, Dalloz, 1967, chron.215; R. Savy, La notion de droit conomique en droit franais, A.J.D.A., 1971, p.132; G. Vedel, Le droit conomique existe-t-il?, in Mlanges Vigreux, Toulouse, 1981, t.II, p.767; A. Jacquemin et G. Schrans, Le droit conomique, P.U.F., Que sais-je?, G. Farjat, La notion de droit conomique, in Arch. Philo. du droit, t.37, 1992, p.27 et suiv.; Droit conomique, P.U.F., Thmis, 1982.

    118 Cf. R. Savatier, La thorie des obligations en droit priv conomique, Dalloz, 1979, 4me d., n2 et suiv.

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    critre objectif permettant de dterminer le contenu de la matire traite. Or, poser la question de lexistence du droit de la consommation revient sinterroger sur la mthode de protection utilise.

    15 . Contrairement la thse frquemment avance par une partie de la doctrine consumriste, le droit de la consommation na pas rvl les phnomnes dingalits conomiques. Tout au plus, il les a apprhends sous une ampleur nouvelle. En effet, dans la Grce du Vme sicle avant J.C., Phalas de Chalcdoine insistait sur lgalit conomique, par opposition lgalit purement juridique, qui tait la conception que privilgiaient Protagoras et la dmocratie athnienne. En revanche, la spcificit du droit de la consommation rside dans le caractre abstrait de la protection. Or, cette conception prend sa source dans le concept dgalit, par opposition celui dquit. Lorsquon parle dgalit abstraite, en droit commun, la protection des conomiquement faibles passe obligatoirement par la cration de droits autonomes drogatoires ou de catgories de contrats spciaux, tels que les contrats dadhsion, de dpendance ou de consommation. Cette parcellisation du droit commun est extrmement critiquable, car la protection des faibles ressortit normalement au domaine de comptence de la thorie gnrale et du droit commun des obligations, et non celui des contrats spciaux ou des droits prtendument autonomes. Certes, ces deux moyens peuvent tre utiliss pour complter la protection globale propose par le droit commun sur des points spcifiques. Le problme est quaujourdhui, la parcellisation outrancire du droit commun est une cause de complications, dincohrences et dinefficacit, en ce que les rgimes drogatoires tendent se substituer la thorie gnrale.

    Face cette conception du rgime protecteur, la notion dquit, dveloppe par

    Aristote, fournit une alternative intressante. Elle permet de quitter labstraction pour parvenir au concret119. Dans son Ethique Nicomaque, Aristote distingue la justice distributive de la justice commutative, cette dernire posant le postulat de la ncessaire juste mesure dans les changes. Lhabitude fcheuse a t prise dopposer radicalement ces deux conceptions de la justice120. Pourtant si une distinction existe, lune mettant en oeuvre une proportionnalit gomtrique, lautre une proportionnalit arithmtique, ces deux conceptions font partie dune seule et mme ide de justice121. On oublie trop souvent le mrite de Saint Thomas dAquin qui est davoir maintenu lopposition entre ces deux formes de justice, tout en montrant leur unit profonde122. Prcisment, lide de justice commutative dans les changes prend tout son sens lorsque lon tient compte des ingalits entre les personnes. Or, ne pouvant valablement comparer galement que toutes choses gales, il est impratif dintroduire lide de justice corrective, aux termes de laquelle le juge rtablira lgalit par des ingalits inverses qui ne seront que des compensations 123.

    16 . A ce stade du raisonnement, il faut distinguer deux types dquit : lquit subjective et lquit objective. La premire sexprime travers les jugements dquit124. Dans le domaine des ingalits de puissance conomique, il favorisera, sans le dire

    119 Cf. Aristote, Ethique Nicomaque, Livre V; M. Villey, Philosophie du droit, I, Dfinitions et fins du

    droit, Dalloz, 1986, 4me d., n27 et suiv. 120 Cf. par exemple : H. Roland et L. Boyer, Introduction au droit, n27 31. 121 J. Carbonnier, op cit., n51. 122 Somme thologique, Quest. 61, Art. 2. 123 J. Carbonnier, op. cit., n51. 124 J. Carbonnier, op. cit., n14.

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    officiellement, la partie conomiquement faible. Lquit subjective pose deux sries de problmes. Dabord, des problmes de principe : le juge doit-il de son propre chef discriminer entre les justiciables? La question est aussi complexe quancienne, et lon retrouve des solutions contradictoires dans la Bible. Dans lAncien Testament, le Lvitique prcise : tu ne feras pas de faveur au pauvre et tu ne fera pas dhonneur au grand : avec justice tu jugeras ton prochain 125. A linverse, dans le livre consacr la sagesse de Salomon, il est crit : le petit, en effet, est excusable et digne de piti, mais les puissants seront puissamment examins; le Souverain de tous ne fera pas acception des personnes, Il naura pas dgard pour la grandeur, car Lui-mme a fait le petit et le grand et Il veille pareillement sur tous; mais aux puissants est rserv un examen rigoureux 126. Ces contradictions sont galement prsentes dans le Nouveau Testament o Paul appelle se soumettre aux puissants127, tandis que Luc met dans la bouche de Marie un discours dont le contenu peut paratre subversif128.

    Ensuite lquit subjective pose un problme technique qui est celui de la cohrence

    du droit et de lefficacit de la protection confre. En effet, le juge aura tendance, afin de ne pas subir la censure de la Cour de cassation, altrer les notions classiques du droit sans en indiquer la vritable raison. Par exemple, le juge prononcera la nullit dun contrat pour erreur, dol ou violence, alors que toutes les conditions dexistence de ces notions ne sont pas runies, dans le seul but de favoriser la partie en situation de faiblesse. Dans le mme but, il altrera le contenu de notions telles que lobjet de lobligation, la bonne foi ou le mandat dintrt commun. Cette altration des notions juridiques est fortement critiquable en ce quelle supprime toute cohrence, et donc toute prvisibilit la rgle de droit. Lapoge de lincohrence sera atteinte par lutilisation dvoye des mcanismes de linterprtation de la volont des parties et de la requalification contractuelle, afin de justifier la cration pure et simple dobligations la charge de la partie conomiquement puissante. En ralit, le recours ces mcanismes sert cacher de vritables jugements dquit. Or, la protection des conomiquement faibles passe autant par la sanction individuelle que par la prvention collective. Force est donc de laisser lquit subjective pour sintresser lquit objective.

    17 . Lquit objective est un systme de rgles de droit que les juges sont amens crer en parallle au systme prexistant devenu trop rigide, afin de lassouplir, de ladapter aux transformations de la socit ou aux changements de la sensibilit morale 129. Aristote estimait que pour mettre en oeuvre la vraie justice, il fallait une rgle mallable, faite de plomb, afin dpouser les formes de la pierre et les contours de la chose mesure, comme ce qui se passait Lesbos dans le domaine de larchitecture130. Surtout, lquit objective permet de complter les insuffisances des lois par lrection de principes gnraux du droit que le juge dcouvre en suspension dans lesprit de notre droit 131. Certes, lquit ft-elle objective ne peut servir de fondement juridique au juge ou tre une 125 Lvitique, XIX, 15. 126 La sagesse de Salomon, VI, 6 8. 127 Eptre aux Romains, XIII, 1, Que toute me soit soumise aux puissances suprieures, car il ny a point

    de puissance qui ne vienne de Dieu . 128 Evangile selon Luc, I, 51 53 : Il a domin la force de son bras, dispers les hommes au coeur

    outrecuidant dtrn les souverains, hauss les humbles, rassasis de biens les affams et renvoy sans rien les riches .

    129 J. Carbonnier, op. cit., n14. 130 Ethique Nicomaque, Liv.V, chap.X, 7. 131 J. Carbonnier, op. cit., n139; J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction gnrale, n491; F. Terr,

    Introduction gnrale au droit, n252 et suiv.

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    source directe de droit132. Mais, elle irrigue la matire juridique au travers de concepts juridiques plus ou moins bien adapts. Parmi ceux-l, le droit de la responsabilit civile, grce la mallabilit de la notion de faute, fournit un outil juridique extrmement efficace. Il est dj utilis abondamment par la jurisprudence pour sanctionner certains abus de puissance conomique en dehors de tout contrat. En matire contractuelle, la lsion est certainement le concept plus adquat. En effet, si lon parvient transcender le clivage artificiel entre lacception subjective, selon laquelle elle nest quun vice du consentement prsum, et lacceptation objective, qui considre quelle ne sanctionne quun pur dfaut dquivalence conomique, la lsion peut constituer un remarquable fondement pour sanctionner les abus de puissance conomique.

    Dans cette optique, il convient, de lege ferenda, de modifier la thorie classique de la

    lsion et de se rapprocher de la notion de lsion qualifie utilise par un certain nombre de droits trangers. Pour ce faire, la jurisprudence devrait faire preuve dune crativit inventive, dont elle a dj donn des exemples par le pass133. Cest donc dans le gnie de la jurisprudence prtorienne 134 que le droit positif trouvera un moyen adquat et efficace dapprhender le phnomne de la puissance conomique et de protger les agents conomiques faibles. Le Code civil contient quelques dispositions qui offrent un terrain fertile au pouvoir crateur du juge : citons notamment les articles 1104 al.1er, 1135, 1118 et 1313. La lsion, qui est une notion injustement restreinte, en droit franais, quelques cas exceptionnels, devrait tre tendue lensemble de la thorie gnrale des obligations dans les hypothses o un dsquilibre manifeste entre les droits et obligations contractuels rciproques est caus par un abus de puissance conomique. Cette extension serait certainement une source substantielle de rationalisation du droit, quil sagisse du droit commun des obligations, par la suppression des phnomnes daltration de ses notions les plus classiques, ou bien des dispositions consumristes par la possibilit dinstaurer une dfinition stricte du consommateur. En effet, partir du moment o le droit dispose dun fondement gnral pour sanctionner les abus de puissance conomiques et protger les personnes en situation de faiblesse, les juges ne seront plus contraints de biaiser pour faire respecter la justice contractuelle. Les dispositions protectrices des consommateurs pourraient ainsi trouver, dans lordre juridique, leur place lgitime : dune part, renforcer, lorsque cela est ncessaire, la protection juridique dans certains contrats spciaux, et dautre part assurer la prvention des abus de puissance conomique par le dveloppement dactions collectives.

    La lsion qualifie permet, en outre, dexpliquer convenablement le pouvoir crateur

    du juge qui dcouvre, dans les contrats mettant en prsence des parties ingales, des obligations non prvues initialement, tels que les obligations de contrle ou dinformation. Enfin, la lsion transcende les distinctions juridiques parfois trop artificielles. Il en est ainsi pour les oppositions traditionnelles entre la formation et lexcution des contrats, entre la nature contractuelle et extra-contractuelle des obligations judiciairement cres, ou encore entre les lments subjectifs et objectifs du contrat. Le concept de lsion prsente lintrt de recentrer les problmes juridiques poss par les dsquilibres de puissance conomique entre les personnes de la formation du contrat vers lexcution, du dlictuel vers le contractuel, des lments subjectifs vers les lments objectifs.

    132 J. Ghestin et G. Goubeau, op. cit., n239. 133 Contentons-nous de citer lvolution jurisprudentielle fonde sur larticle 1384 al.1er du Code civil. 134 G. Cornu, La jurisprudence aujourdhui, libres propos sur une institution controverse, R.T.D. Civ.,

    1992, 342.

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    18 . Cette premire approche des relations entre le droit et la puissance conomique

    permet de dlimiter ltendue du sujet. Il convient dcarter les domaines politiques et militaires, dans lesquels la puissance joue un rle significatif, mais qui ne se rattachent que trs indirectement aux matires juridiques et conomiques135. A lintrieur de la matire juridique, nous exclurons le droit public, bien que l aussi, la notion de puissance ait une importance non ngligeable136, ainsi que les droits extra-patrimonial137, et pnal138. Nous centrerons donc notre travail essentiellement autour du droit priv patrimonial139, car cest le domaine o la puissance conomique a linfluence la plus directe et la plus perceptible. Mais, au sein du droit priv patrimonial, nous carterons ce quil est convenu dappeler le droit des biens, par opposition au droit des obligations140. Certes, la notion de puissance nest pas trangre au droit des biens. A Rome, la proprit tait fonde sur lide de puissance : plena in re potestas141. Il sagissait dune prrogative attache la personne, dominium, sur une chose142 qui confrait son possesseur la matrise absolue et complte. Dailleurs, la puissance, qui tait dsigne par le terme mancipium, faisait directement rfrence la main (manus) qui permettait dacqurir un pouvoir sur une chose ou une personne : manu capere143. On retrouve cette puissance absolue, ou quasi absolue si lon tient compte de labus de droit, dans larticle 544 du Code civil. Mais, cette puissance l na gure de rapport avec la notion de puissance conomique qui nous intresse ici. Cette dernire se caractrise, en effet, par lexistence dun lien dissymtrique entre deux personnes, lune tant sous la domination ou la dpendance conomique dune autre. Ainsi, la puissance conomique qui se dfinit comme la domination, le pouvoir dimposer sa loi sur le march ( ses fournisseurs, clients ou concurrents) 144, fait directement rfrence au lien obligatoire.

    Le terme obligation vient du latin obligare, signifiant lier autour , entourer dun

    lien quelquun ou quelque chose 145. Lobligatio se dfinit donc, eu gard sa racine tymologique, comme un lien dassujettissement dune personne une autre, ce que lon traduit aujourdhui par la reconnaissance de lexistence dun lien de droit entre un crancier et un dbiteur. Sans revenir au droit primitif, qui voyait dans lobligation un lien matriel asservissant physiquement une personne une autre, on remarque que cette notion est propice au dveloppement de certains abus, notamment conomiques, de la part du sujet dominant, le crancier. Cest ainsi que M. Rouhette a pu crire que tout contrat opre ncessairement comme instrument de domination sociale dun contractant faible par un contractant fort 146. Dans le mme sens, M. Carbonnier estime, juste titre, que le contrat 135 Cf. N. Machiavel, Le prince, Bordas, 1980, pour une pense rattachant le pouvoir politique la

    domination des sujets soumis ce pouvoir. 136 Cf. M. Hauriou et lEcole de Toulouse, qui dfinissent le droit administratif par la notion de puissance

    publique; Prcis de droit administratif et de droit public, Sirey, 12me d., 1933. 137 Lide de puissance tait galement prsente dans ce domaine : la puissance paternelle et maritale. 138 Cf. linfraction dabus de faiblesse prvue larticle L. 122-8, C. cons. 139 Cf. en droit international priv, F. Leclerq, La protection de la partie faible dans les contrats

    internationaux, Thse Strasbourg 1991. 140 Sur cette distinction classique, cf. J. Carbonnier, Introduction, n164 et suiv.; J. Ghestin et G. Goubeaux,

    Introduction gnrale, n223 et suiv.; F. Terr, Introduction gnrale au droit, n338 et suiv. 141 Institutes de Justinien, 2, 4, 4. 142 F. Zenati, Les biens, n114. 143 J. Ellul, Histoire des institutions, t.1-2, lAntiquit, p.248 et suiv. 144 G. Cornu, Vocabulaire juridique, Ass. H. Capitant, p.651. 145 G. Pieri, Obligation, in Arch. Philo. du droit, 1990, Vocabulaire fondamental, p.222. 146 G. Rouhette, Droit de la consommation et thorie gnrale du contrat, in Etudes Rodire, Dalloz, 1981,

    p.255.

  • 55

    est souvent le sige de luttes, de conflits, de rapports de forces, tant il est vrai que, sociologiquement, cest un truisme de rappeler lexistence dingalits entre les parties, et de distinguer entre la partie conomiquement puissante et la partie conomiquement faible147. Mme si dans notre droit positif, ce lien nest plus que virtuel et ne permet plus de garantir lexcution de lobligation par lenchanement du dbiteur, il est incontestable que le crancier (...) a acquis rgulirement une puissance sur le dbiteur et quil peut, sur ce fondement, faire sentir sa force 148. Cette puissance, de nature patrimoniale, prend sa source dans le rapport dissymtrique qui caractrise lobligation. Le dbiteur est donc structurellement en position de faiblesse. Cest cette considration, ajoute la crise conomique et la disparition de linflation, qui a incit le lgislateur de 1989 dicter une loi sur le surendettement des mnages, aprs avoir considrablement amlior la situation des entreprises en tat de cessation des paiements par la loi du 25 janvier 1985. Par consquent, il est clair que la puissance conomique, traduite sur le plan juridique par la notion dobligation, a pour ngatif la faiblesse conomique de la personne sur qui cette puissance est exerce. Il sagit donc dune notion essentiellement relative et dissymtrique. Mais, on aurait tort de croire que le rapport de puissance conomique est univoque, comme lest le lien obligatoire. La puissance nest pas toujours du ct du crancier, et la faiblesse nest pas le propre du dbiteur. Dailleurs, les contrats synallagmatiques, dans lesquels chaque partie est la fois crancire et dbitrice lune de lautre, peuvent parfaitement mettre en prsence des contractants de puissance conomique manifestement dsquilibre.

    A lintrieur du droit des obligations, nous traiterons de la responsabilit civile

    dlictuelle et des contrats. Cependant, la matire contractuelle constituera lessentiel de nos dveloppements, car cest le domaine qui a subi les perturbations les plus significatives en raison de la prise en compte, par le juge, des dsquilibres de puissance conomique. Certes, le droit de la responsabilit civile a t affect par lexistence dagents conomiquement puissants. Par exemple, la gnralisation du recours lassurance a favoris lindemnisation des victimes, mme en labsence de faute de la part de lauteur du dommage. Mais, dans ce domaine, les juges ont le plus souvent recours a lquit subjective pour motiver leurs dcisions. Or, les notions de faute, de prjudice et de rapport causal, sont suffisamment souples pour laisser aux magistrats une grande latitude dans lnonc des faits et la prise en compte des lments favorables la victime. En revanche, les rgles du droit des contrats sont directement et substantiellement altres par la volont des tribunaux de protger les conomiquement faibles. Cest prcisment ce qui est critiquable, car il est impratif dutiliser les fondements juridiques adquats pour atteindre cet objectif de protection et lutter contre les abus de puissance conomiques.

    19 . Les relations entre le droit des obligations et la puissance conomique laissent donc entrevoir une double prise en compte, lune critiquable et lautre souhaitable. Dabord, le droit prend en compte, de faon critiquable, le phnomne de la puissance lorsquil croit devoir se parcelliser et saltrer pour protger lconomiquement faible. Ce processus engendre une protection abstraite et forcment partielle. En revanche, il est possible denvisager une prise en compte souhaitable de la puissance conomique, si le droit trouve des moyens dapprciation concrets et relatifs des dsquilibres existant rellement entre les sujets de droit. Ce clivage peut paratre exagrment simple, ou trop manichen, pour servir de plan notre tude. Cependant, il prsente lavantage de la clart de lanalyse, dans un domaine qui en a grand besoin. En outre, il permet de privilgier une prise de position

    147 J. Carbonnier, Flexible droit, p.288. 148 G. Ripert, La rgle morale dans les obligations civiles, n74.

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    non-quivoque quant aux moyens juridiques susceptibles dapprhender les dsquilibres de puissance conomique. Cest pourquoi nous examinerons en deux parties :

    - Partie I : Une prise en compte critiquable de la puissance conomique par le droit

    - Partie II : Une prise en compte souhaitable de la puissance conomique par le droit.

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    PARTIE I

    UNE PRISE EN COMPTE CRITIQUABLE

    DE LA PUISSANCE ECONOMIQUE

    PAR LE DROIT

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    20 . Lorsque le 21 mars 1804 le Code civil fut promulgu, les principes les plus

    marquants de la rvolution et du droit intermdiaire, savoir la libert, l'galit et la volont autonome taient dj si fortement ancres dans les esprits que l'on a pu dire qu'il s'agissait du triomphe de l'individualisme libral149. Mme s'il convient de souligner les compromis modrateurs dont il est le fruit150, le Code civil a suscit un important courant doctrinal qui a privilgi une interprtation volontariste en mettant en avant le principe de l'autonomie de la volont151. Ce volontarisme se retrouve tant en droit des biens quen droit des obligations. Le Code civil a, en effet, consacr une dfinition absolutiste de la proprit, en rigeant le propritaire au rang de monarque152. Le plan adopt par le Code civil est, cet gard, caractristique puisquaprs avoir rserv le premier livre aux personnes (art. 7 515), les deux autres livres traitent dune part des biens et des diffrentes modifications de la proprit (art. 516 710), et dautre part des diffrentes manires dont on acquire la proprit (art. 711 2281). Tout en soulignant le caractre parfois artificiel du rattachement de certaines institutions la proprit153, il faut reconnatre que ce mode de raisonnement est rvlateur de ltat de la socit et des mentalits de lpoque. La France est encore essentiellement rurale et imprgne de la lourde hirarchie de lAncien droit, dans lequel le propritaire nest pas entirement matre de son bien en raison de la division entre le domaine minent et le domaine utile154. Dans ce contexte, la proprit prive et le morcellement des patrimoines servaient lutopie politique fonde sur lgalit entre les citoyens155. Le capitalisme naissant navait pas encore connu lessor qui sera le sien au cours du XIXme sicle, et les thoriciens de lpoque navaient que trs peu peru la diffrence profonde existant entre lgalit de droit et les ingalits de fait. Il est vrai que, sous lAncien rgime, les ingalits de faits taient le reflet des ingalits de droit156, si bien que lon pouvait croire quelles en taient la rsultante. Mais il suffisait dinscrire lgalit parmi les principes de la socit nouvelle pour introduire le ver dans le fruit de la proprit 157. En effet, sans porter de jugement de valeur, force est de reconnatre que la proprit est une source majeure dingalits de fait, et que ladmission de son caractre absolu par le droit a favoris la concentration de la puissance conomique.

    Le droit des obligations, dans le Code civil, tait galement empreint dun fort idalisme. Il y avait, a priori, une incapacit pour le droit de lpoque prendre en compte le phnomne de la puissance conomique. L'application du principe de l'autonomie de la

    149 J. Ghestin et G. Goubeaux, Trait de droit civil introduction gnrale, n146; J. Carbonnier, Droit civil

    Introduction, n74. 150 J. Carbonnier, op. cit., n77. 151 J. Ghestin, La formation du contrat, n41 et suiv.; V. Ranouil, L'autonomie de la volont naissance et

    volution d'un concept, 1980. 152 J. Carbonnier, Les biens, n68, qualifiant le terme absolu de mot le plus clatant de toute la

    dfinition du droit de proprit. 153 P. Jourdain, Les biens, n35-1. 154 F. Terr, Introduction gnrale au droit, n49; P. Jourdain, op. cit., n34. 155 Saint-Just crivait lpoque : il ne faut ni riches ni pauvres , cit par J. Carbonnier, op. cit., n70. 156 La socit mdivale tait divise en trois ordres : la noblesse, le clerg et les roturiers; cf. J. Ellul,

    Histoire des institutions, T. 3, Le Moyen-Age, p.135. 157 J. Carbonnier, op. cit., n70.

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    volont, les postulats de libert et d'galit des individus empchaient, de faon rdhibitoire d'intgrer dans l'analyse juridique les ingalits et les dsquilibres conomiques. Cette impossibilit tait d'ailleurs fortement renforce par le libralisme conomique rgnant l'poque158. La rvolution industrielle ntant encore qu ses balbutiements, il est comprhensible que les juristes aient pu sous-estimer linfluence du facteur conomique sur le droit des obligations159. Les principes dgalit, de libert et dautonomie de la volont se sont imposs un moment o le machinisme, le progrs technique , le dveloppement des changes commerciaux et la concentration des capitaux navaient pas encore faonn la socit franaise. Le droit ne pouvait videmment pas rester indiffrent aux bouleversements conomiques et sociaux, et il nest pas tonnant quune acclration du droit 160 ait peu peu transform les conceptions classiques du droit des obligations.

    21 . Les principes, issus du sicle des lumires, taient trop purs et absolus pour ne pas

    tre un moment ou un autre, en conflit avec la ralit. Leur rigidit originelle devait obligatoirement les amener se heurter aux mtamorphoses conomiques et sociales qui ont accompagn le dveloppement du capitalisme industriel et postindustriel. Ainsi, la thorie purement individualiste du contrat, fonde sur la souverainet de la volont humaine, ne peut pas facilement sadapter aux ingalits conomiques existant entre les personnes. Au XXme sicle, la doctrine a relev un dclin de l'autonomie de la volont 161, ou du moins des restrictions significatives de sa porte162. Nous verrons qu'une certaine doctrine va mme jusqu' nier que ce principe ait eu un jour l'importance qu'on a cru pouvoir lui donner163. Mais, en tout tat de cause, il est certain que le double mouvement de suppression des ingalits de droit dune part et, de dveloppement des ingalits de fait dautre part, a suscit un besoin social de protection164. Alors que le poids du joug fodal avait fait natre une aspiration plus de libert et dindividualisme, le systme du libralisme conomique a, quant lui, aiguis le dsir du citoyen dtre protg, que ce soit contre les risques naturels (la maladie, les accidents), sociaux (le chmage, lexclusion), ou conomiques (protection des faibles contre les abus des puissants)165. Le droit ne pouvait rester indfiniment en totale contradiction avec les faits. Ripert a justement expliqu que, si le droit classique tient pour juste le principe de la libert contractuelle, cest la condition quil existe une galit de force entre les contractants. Si lun des

    158 J. Flour et J.L. Aubert, Les obligations : l'acte juridique, n72. 159 G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, L.G.D.J., 1951, n4 : les rdacteurs du Code ne

    songent gure lindustrie naissante . 160 Selon lexpression de J.L. Gazzaniga, Introduction historique au droit des obligations, n68; G. Morin, La

    rvolte des faits contre le Code, 1920; P. Bonnet, Le droit en retard sur les faits; R. Savatier, Les mtamorphoses conomiques et sociales du droit civil aujourdhui, 1948; G. Ripert, Le dclin du droit, 1948; G. Cornu, La lettre du code lpreuve du temps, in Mlanges Savatier, 1964, p.161.

    161 J. Flour et J.L. Aubert, Les Obligations : l'acte juridique, n118 et suiv.; H. Roland et L. Boyer, Obligations, Tome 2, Le contrat, n18 et suiv.; J. Mestre, L'volution du contrat en droit priv franais, in L'volution contemporaine du droit des contrats, P.U.F., 1986, p.43.

    162 J. Carbonnier, Les obligations, n16. 163 J. Ghestin, La formation du contrat, n36 et suiv.; contra : J. Flour et J.L. Aubert, op. cit., n128. 164 Cf. G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, p.38 , qui lie lapparition de ce besoin de

    protection au phnomne dmocratique, dont le principe de fonctionnement est assis sur la force du nombre : il y a plus de consommateurs que de producteurs, plus de salaris que de patrons, plus de non-possdants que de capitalistes. Si les plus nombreux ont le droit de faire la loi, il faut bien sattendre ce quils la fassent en leur faveur et contre la minorit .

    165 Cf. J.L. Gazzaniga, op. cit., n184, considrant que llment dominant du droit contemporain des contrats est la protection, instaure par le droit, de certaines catgories de contractants, dont au premier chef les consommateurs.

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    contractants peut imposer sa volont, si lau