De La Rochebrochard Albert - Juifs Et Chretiens Au Temps de La Rupture

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  • Albert de La Rochebrochard

    Juifs et chrtiens

    au temps de la rupture

    Essai historique

    Vous tes nos frres de prdilection,

    et en un certain sens nos frres ans.

    Jean-Paul II, la synagogue de Rome, le 13 avril 1986.

    Merci mon ami Bernard Delavault

    qui ma accompagn dans mes recherches

    comme il le faisait avec ses tudiants

    au Collge de France.

  • SOMMAIRE

    Introduction : Etre lucide et vigilant dans le temps prsent.

    Ire

    partie. Les deux frres Chapitre I. La mmoire et le vcu : Les vangiles sont dj une

    lectio divina , cest dire une lecture actualisante

    des paroles de Jsus. Do lintrt de ces textes pour

    comprendre ce qui sest pass entre 70 et 100.

    Chapitre II. Les imprcations vangliques : Invectives,

    accusations, maldictions, cest un furieux combat de

    boxe o chaque coup vise assommer ladversaire.

    Chapitre III. Des vangiles largement polmiques : Une

    lecture continue de Matthieu et de Jean. Le plus

    virulent nest pas celui qui est habituellement montr

    du doigt.

    Chapitre IV. L'affrontement : Except Ephse o la

  • cohabitation a dur trois mois, laffrontement entre

    les deux communauts est quasi immdiat.

    Chapitre V. Un homme avait deux fils : Eptre aux Romains 9-

    11 ou paraboles du Royaume, il faut absolument

    donner un sens une situation imprvue et

    incomprhensible.

    Chapitre VI. La tradition hermneutique : Les Pres de lEglise

    commentent la parabole de lEnfant prodigue avec

    une belle unanimit.

    Chapitre VII. Le mystre des deux peuples : Dans lhistoire des

    Patriarches, pourquoi les cadets passent-ils toujours

    devant lan ?

    II

    me partie. Les options politiques et culturelles

    Chapitre VIII. Les options du judasme : Oser lever les armes

    contre lEmpire qui distribue ses bienfaits aux

    peuples soumis et reconnaissants.

    Chapitre IX. Les juifs se dfendent : Une machine exclure

    les Nazarens de la Synagogue.

    Chapitre X. Les chrtiens et le Pouvoir : Nier quon est

  • perscut ou sen glorifier ? Cela dpend des

    poques.

    Chapitre XI. Les perscutions : Sous Trajan : en rgime de

    perscution ordinaire.

    Chapitre XII. La rponse des chrtiens : Fermer la bouche

    lignorance des insenss .

    IIIme

    partie. Les mots proscrire Chapitre XIII. Le peuple dicide ? : Dans lnorme corpus patristique, le mot dicide est employ 17 fois : une

    misre !

    Chapitre XIV. Les Pres accuss : Les six Pres de lEglise accuss par dminents historiens : Juster, Isaac, Poliakov,

    Simon, Lovsky, Kung.

    Chapitre XV. Les Pres oublis : Ils ont t oublis par des accusateurs trop presss.

    Chapitre XVI. Les autres Pres : Ceux qui parlent de la mort du Seigneur ou bien de celle du Christ sans utiliser le mot

    dicide .

  • Chapitre XVII. Aprs les Pres : Agobard, Bossuet, Lamartine, Drumont, Hitler.

    Chapitre XVIII. Le rejet dIsral ? : Des Pres plus ou moins nuancs.

    Chapitre XIX. Le vritable Isral ? : Pour les Pres, y a-t-il des choses plus vraies que dautres ? Voir Platon.

    Conclusion : Mon fils, lui disait-il, tu es toujours avec moi .

    Documents Abrviations Sigles des livres bibliques Bibliographie Liste des Pres Table des matires

  • INTRODUCTION Des vnements majeurs ont marqu de faon irrversible le judasme au cours des trente dernires annes du premier sicle. La guerre juive de 66 70, la destruction du Temple et la fondation de l'cole rabbinique de Yabn (Jamnia) ont opr en quelques annes un changement radical : on est pass du Temple la Synagogue, du paradigme thocratique au paradigme rabbinique1. Du ct chrtien les changements ne sont pas moins profonds. En 64, aprs l'incendie de Rome et les accusations de Nron, les chrtiens font une entre catastrophique dans l'opinion publique. Ils sont considrs comme des gens mprisables et dangereux. Cette rputation les poursuivra pendant deux sicles et demi. Dans les annes 90-100, aux Bndictions rcites trois fois par jour par les juifs pieux, les pharisiens de Yabn ajoutent la Maldiction des Nazarens et des hrtiques2. Les

    1 Kng (H.), Le Judasme , traduit par J. Feisthauer, Paris, Seuil, 1995, p.179-180. 2 Ibid. p.471.

  • Introduction

    7

    chrtiens, ces Nazarens, sont totalement isols et des juifs et des romains. C'est dans cette situation dramatique que sont rdigs les vangiles. Comment ces chrtiens des dernires dcennies du premier sicle ont-ils ragi l'exclusion prononce la fois par les autorits civiles et religieuses, par l'Empire romain et par les rabbins ? Considrent-ils les juifs et les paens comme des ennemis ? Sont-ils loyaux envers l'Etat ? Ont-ils abandonn tout espoir de voir le grand frre, Isral, accueillir la Bonne nouvelle ? Pour rpondre ces questions il faut d'abord chercher dfinir et comprendre les attitudes, les raisonnements, les justifications et les espoirs de ces chrtiens en butte l'hostilit gnrale. Mais est-il ncessaire de remuer encore ces cendres teintes depuis des sicles ? Certes les vnements sont ceux du pass, mais, pour le christianisme, le moment est crucial, fondateur. Les problmes soulevs en cette fin du premier sicle n'ont cess de resurgir jusqu' nos jours. Il s'agit des relations de l'Eglise avec l'Etat et avec le Judasme. L'attitude adopte pendant les annes 70-100 marquera l'Eglise pour longtemps. Dans une premire partie, on traitera du conflit originel entre les juifs et les chrtiens. On voudra bien considrer que le prsent ouvrage n'est ni polmique, ni politique. On n'y trouvera pas d'antijudasme, c'est--dire d'hostilit vis vis de la religion juive. Accepter que l'autre soit diffrent est sans doute le premier pas vers la sagesse, ce qui n'empche nullement d'affirmer sa diffrence. Dans une deuxime partie, on cherchera dfinir lattitude des juifs et des chrtiens vis vis du pouvoir politique. Les deux communauts adoptent des positions trs contrastes, aussi bien

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 8

    politiques que culturelles. Cela aboutit pour les uns un repliement progressif sur soi, et pour les autres un dynamisme qui porte ses fruits trs rapidement, tout particulirement en Asie Mineure, et ceci malgr les perscutions romaines. Dans une troisime partie, on analysera un vocabulaire qui, avec le temps, a fini par vhiculer ce que Jules Isaac appelle lenseignement du mpris dont seraient responsables les Pres de lEglise. Lobjectif de cet essai est dlibrment historique. Il nous faut comprendre ce qui sest pass entre les deux religions lorsque le judasme rabbinique sest mis en place, car la rupture a t brutale et rapidement consomme. On cherchera essentiellement discerner, non pas tant des vnements, mais la faon dont cette fracture a t ressentie puis interprte dans lEglise. La littrature chrtienne, trs abondante sur le sujet, montre que la chose nallait pas de soi, quil a fallu longtemps pour en prendre son parti, et plus longtemps encore pour que les chrtiens oublient leurs origines et en viennent mpriser, exclure, maltraiter et chasser de pays en pays ces juifs qui avaient le tort de ne pas tre chrtiens. Cette hostilit millnaire a provoqu tant dabus, dexclusions et de morts, quil nest pas illgitime de se demander si le National-socialisme et les camps dextermination ne sont pas une suite logique de cette longue histoire quil nous faut voquer, non pour y trouver des coupables et se laver les mains comme Pilate, mais pour tre lucides et vigilants dans le temps prsent.

  • Ire

    PARTIE

    LES DEUX FRERES

  • CHAPITRE I

    LA MEMOIRE ET LE VECU

    Les vangiles, crits au dernier tiers du premier sicle, font, bien sr, mmoire du Seigneur, mais, comme toute oeuvre littraire, ils portent forcment la marque de leur temps. Or, pendant des sicles, la lecture liturgique de lvangile commenait par linvitable : En ce temps-l Jsus dit ses disciples, formule qui pouvait laisser croire que les paroles de Jsus avaient t enregistres mot mot par les disciples. Mais, depuis cent cinquante ans, l'exgse critique n'en finit pas d'accumuler les objections sur l'authenticit de ces paroles attribues Jsus. Aprs une critique aussi systmatique que premptoire, l'exgte Rudolf Bultmann en dressait le bilan : quarante trois versets d'vangile certifis authentiques3, ce qui est peu pour

    3 Bultmann (R.) Foi et comprhension, l'investigation des vangiles synoptiques, traduit sous la direction de A. Malet, Paris, Seuil, 1969,

  • La mmoire et le vcu

    11

    entreprendre une biographie de Jsus-Christ ! Mais il ne faut pas, ds le dpart, se tromper de genre littraire. Les vangiles ne sont pas des biographies, ils sont l'expression de ce que les chrtiens disaient, pensaient et vivaient dans le dernier tiers du premier sicle. Ces textes s'imposent nous en tant que tmoignage de ces communauts qui, dans l'histoire de l'Eglise, ont une position clef, un rle unique, minent et irremplaable. Aprs l'ge apostolique, c'est l'ge des vanglistes, les quatre, mais aussi, indissociablement, les communauts chrtiennes dans lesquelles a t mis par crit ce qui leur avait t transmis par la tradition orale. Or ce qu'elles ont reu, ce ne sont pas d'abord des anecdotes ni mme des propos, mais un message, une esprance, une voie4, une bonne nouvelle. Mais pourquoi crire ? En cette fin de sicle, les tmoins directs, aptres ou non, sont presque tous morts. On prend conscience que le retour du Christ sur les nues du ciel n'est peut-tre pas imminent. La transmission orale du message, les collections de logia5 qui circulent, sont insuffisantes pour s'installer dans la dure. Il faut rdiger avant qu'il ne soit trop tard, ou plutt consigner ce que la communaut a reu du Seigneur et dont elle fait mmoire lorsqu'elle est assemble. Dans cette mmoire de la communaut, la tradition orale a dj dpos des rcits, des sentences, des dialogues, des discours, des paraboles dont la forme est en partie fixe. Les vanglistes se proposent alors de recueillir cette mmoire ; ils ne p.280-281. 4 Ac 9,2 ; 18,25 ; 19,9 et 23 ; 22,4 ; 24,14 et 22. 5 Logia, pluriel de logion, dsigne, pour les exgtes, les paroles de Jsus, sentences, apophtegmes et rcits recueillis par la tradition orale avant la rdaction des vangiles.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 12

    travaillent donc pas sur une page blanche. Les trois synoptiques, en particulier, n'ont pas fait oeuvre originale, mme Luc qui joue les historiens classiques avec son excellent Thophile [Lc 1,3]. La comparaison des quatre rcits de la Passion suffit montrer l'antriorit d'une tradition orale enregistre quasiment par coeur par les communauts de l'poque, avec bien sr des diffrences, des distorsions et des choix qui sont la marque de cinquante ans de transmission. Pour autant, les vanglistes ne perdent pas leur personnalit ; l'exgse moderne a fort bien dbusqu dans les textes les caractristiques de chacun et celles des communauts sous-jacentes. Mais ces caractristiques, somme toute secondaires, ne doivent pas nous cacher l'essentiel : les vangiles transmettent une foi vcue par des communauts chrtiennes qui, prcisment ce moment-l, se sentent un peu perdues et orphelines depuis que les colonnes [Ga 2,9] de l'Eglise s'en sont alles. La rdaction de ces vangiles n'est ni gratuite, ni historienne, c'est une ncessit vitale pour persvrer dans les preuves et confirmer les frres dans la foi. Bien sr le monde entier ne pourrait contenir les livres qu'on crirait [Jn 21,25] sur la vie de Jsus, mais ce n'est pas le but. D'o la question : pourquoi ces chrtiens ont-ils retenu tel logion, tel rcit, tel dialogue, telle affirmation plutt que tel autre puisqu'ils ont manifestement choisi et que leur mmoire a t dlibrment slective ? Certes, nous comprenons parfaitement qu'ils aient retenu ces collections de sentences frappes au coin du bon sens et de la sagesse populaire, et encore ce Discours sur la montagne, ces paraboles bucoliques et mme ces rcits de miracles en enfilade. Le rcit de la Passion et celui de la Rsurrection sont au centre

  • La mmoire et le vcu

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    du mystre qu'ils adorent. Par contre, leur place, nous n'aurions certainement pas gard dans notre slection le chapitre 23 de Saint Matthieu et bien d'autres passages pleins de cris et de fureur, d'invectives et de maldictions. Cette violence qui nous parat si loigne de l'Evangile revu et corrig par nos soins, tait sans doute vcue au quotidien par les chrtiens du premier sicle. Mais qui pensaient-ils donc en mmorisant ces imprcations ? Qui les menaait ? Les Juifs, les Romains ou les deux ? En mme temps ou l'un aprs l'autre ? La rponse ces questions permettra de constater que ces affrontements et ces perscutions ont laiss des traces profondes dans la rflexion chrtienne. Pour saisir toute la porte de ces textes, il faut tenir compte du contexte ; on a quelquefois oubli ce genre d'vidence. Pourtant, de nos jours, les exgtes disent et crivent que le vcu des communauts chrtiennes des annes 70-100 transparat dans le texte des vangiles : certains passages ne se comprennent bien qu la lumire de 70 et de la sparation entre la Synagogue et lEglise6 ; lexprience du prsent est projete rtrospectivement dans le rcit du pass7 ; les vanglistes ont fait une lecture actualisante de lhistoire de Jsus8 ; lvangile de Jean a assembl tout un matriel compos dans des buts apologtique, catchtique et liturgique9; les vangiles ont projet sur la vie de Jsus leur foi en la rsurrection10 ; ils permettent dapprhender lhistoire des 6 La Poterie (I. de), cit par Grelot (P.), Les juifs dans lvangile de Jean, Paris, Gabalda, 1995, p.31. 7 Grelot (P.), Ibid. p.99. 8 Grelot (P.), Ibid. p.179. 9 Robinson (J.A.T.) cit par Grelot (P.), Ibid p.33. 10 Baslez (M.-F.), Histoire et Bible, Paris, Fayard, 1998, p.183.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 14

    premires communauts chrtiennes, ... on y retrouve tantt les ralits de la primitive glise, tantt, parfois, celles-l

    mmes de Jsus11. Il ne faudrait pas croire que ces propos soient confidentiels et rservs un public de connaisseurs. Dans Prions en Eglise, ce mensuel de grande diffusion qui a vinc tous les missels tranche dore ou non, on explique trs sereinement, sur une page entire, que lvangliste systmatise lopposition entre Jsus et les pharisiens parce que ces tensions sont toujours dactualit entre les premiers chrtiens et les pharisiens12. Il ne semble pas que ces commentaires aient troubl les lecteurs qui sont tous des pratiquants rguliers. Alors, va-t-il falloir trier dans les vangiles ce qui concernerait dun cot Jsus, et de lautre les communauts chrtiennes de 70-100 ? Les exgtes ont dj pingl certains passages. Nous nous refusons faire ce tri. Pour nous, le vcu nest pas infrieur la mmoire, tant sen faut ! Les vangiles ne relvent pas du genre biographique, cest dj une lectio divina, cest--dire une relecture en fonction des vnements de la vie, comme on la pratique de nos jours dans les quipes de rflexion ou de prire. Chaque fois que lon aperoit la communaut chrtienne derrire le texte, il ne faut pas hsiter la reconnatre ; nous sommes alors en prsence dune lecture de lvangile au deuxime degr, cest dire des paroles de Jsus entendues, pratiques et actualises par les premires gnrations chrtiennes, et spcialement par celle des vanglistes. Mais pour cela, il faut avoir une connaissance, au moins lmentaire, du

    11 Ibid, p.184 et 185. 12 Prions en Eglise, Bayard Presse, octobre 1998, page 65.

  • La mmoire et le vcu

    15

    contexte historique dans lequel ont t rdigs ces vangiles. Un exemple permettra de toucher du doigt cette actualisation. Que Jsus ait annonc ses aptres quils seraient perscuts, au nom de quoi pourrait-on le contester ? Mais lorsque lvangile fait dire Jsus quil apporte la division dans les familles, pre contre fils, mre contre fille, belle-mre contre belle-fille [Lc 12,53] et inversement, il faut bien reconnatre que rien de tel napparat dans les rcits vangliques. La belle-mre de Pierre, Lazare, Marthe et Marie, les frres de Jsus et sa mre qui cherchent lui parler [Mt 12,46], la parent qui sinquite de son quilibre mental13, ne sont pas des exemples de dislocation familiale. Par contre, on imagine sans peine les normes problmes que posait la conversion au christianisme de lun des membres dune famille juive ou paenne14. Combien de ces nouveaux chrtiens avaient d quitter le domicile aprs des sances orageuses et dramatiques ? Cest bien ce genre de situation quil nous faudra identifier dans cet essai historique pour distinguer le travail de relecture opr par les communauts dans lesquelles et pour lesquelles ont t rdigs les vangiles. On se souviendra donc toujours en lisant ces textes quils sont le rsultat dune slection et dune actualisation parce que, ds lorigine, ils ne sont pas une biographie lusage des gnrations futures, mais une Parole vivante, une consolation

    13 Les siens disaient : il est hors de lui [Mc 3,21]. 14 Voir ci-aprs le chapitre XII, intitul La rponse des premiers chrtiens, Athisme.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 16

    (paraklsis) [Ac 9,31] et une Bonne nouvelle que ces communauts ont reues du Seigneur.

  • CHAPITRE II

    LES IMPRECATIONS EVANGELIQUES Violence et perscutions. Dans un premier temps nous ne ferons qu'voquer ces textes qui sont tellement rouills force de ne pas servir que nous sommes capables de les lire sans en tre mus le moins du monde. Dans un deuxime temps nous essayerons de les relire avec les yeux de ceux qui les ont retenus et transmis comme tant une clef de leur persvrance et de leur courage au milieu de l'hostilit et du mpris dont ils taient l'objet. Mais, puisque ces furieuses polmiques et ces annonces de perscutions ne sont pas des paroles pieusement recueillies pour tre conserves en l'tat et transmises mticuleusement aux gnrations futures, il faudra bien trouver pourquoi ces paroles ont t dposes dans ce livre de vie. La situation des chrtiens, d'aprs les vangiles, est peu

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 18

    enviable. Ils ont des ennemis qui les hassent, les calomnient, les maudissent et les perscutent. Ils sont insults, rejets, pourchasss de ville en ville, livrs aux tribunaux, flagells dans les synagogues, traduits devant les gouverneurs, crucifis et mis mort. Ils sont des brebis au milieu des loups [Mt 10 et syn.]. Pire, la foi en Jsus-Christ a disloqu les familles. Le pre contre le fils, la fille contre la mre, la belle-mre contre la bru, tous se dressent les uns contre les autres. Le frre dnonce le frre, il le livre afin qu'il soit condamn mort, car Jsus nest pas venu apporter la paix, mais la division [Lc 12,51]. Et avec ces sombres prophties, les vangiles distribuent des bons conseils comme un guide du parfait martyr : Soyez sans crainte, vous valez mieux que les moineaux [Mt 6,26], et mme vos cheveux sont tous compts [Mt 10,30]. Quand ils vous livreront, ne vous inquitez pas de ce que vous allez rpondre, cela vous sera donn l'heure mme [Mt 10,19]. Mais, devant les tortures et la mort, certains vont tomber : Celui qui m'aura reni par devant les hommes, sera reni par devant les anges de Dieu [Lc 12,9], est-il crit. Cependant les lapsi, comme on les appellera plus tard, ont un illustre prdcesseur ; Pierre a reni son matre trois fois avant le chant du coq, mais quand il sera vieux, il tendra les mains et un autre le ceindra ... [Jn 21,18]. Il faut noter que ces textes relatifs aux perscutions sont rassembls dans les chapitres 5 et 10 de Matthieu mais qu'on les trouve presque tous, dans un ordre diffrent, dans l'vangile de Luc. Il ne s'agit pas de quelques phrases qu'on sollicite et qu'on torture pour les plier aux exigences d'une thorie ambitieuse, orthodoxe ou non, par exemple le trop clbre qu'on les fasse

  • Les imprcations vangliques

    19

    entrer de force de la parabole, pour justifier le recours au bras sculier. La sche numration que nous avons faite, ne doit pas faire oublier l'insistance, le nombre et la clart de ces textes incontournables et essentiels. Nous sommes l en prsence d'un vcu absolument dramatique, celui des communauts chrtiennes dans lesquelles sont ns les vangiles et qui ont os proclamer ces scandaleuses batitudes parce qu'elles en faisaient l'exprience : Heureux tes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous perscute et que l'on dit faussement contre vous toute sorte de mal. Soyez dans la joie et l'allgresse [Mt 5,11]. Invectives et maldictions Spulcres blanchis remplis d'ossements, engeance de vipres, serpents, hypocrites, guides aveugles, insenss, fils d'assassins [Mt 23 et syn]15. Aprs ces compliments, un lgiste dit Jsus : C'est nous aussi que tu insultes ! [Lc 11,45]. Effectivement la violence des invectives et des insultes dpasse l'entendement. Accusations, provocations, invectives, imprcations, maldictions, c'est la lutte mort, la guerre totale. Les reproches qui sont faits aux Scribes et Pharisiens hypocrites16 sont meurtriers. Chaque accusation est cisele

    15 Fils d'assassins, littralement Vous tes les fils de ceux qui ont assassin les prophtes. 16 Il sagit manifestement dune expression consacre dans la

    communaut chrtienne.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 20

    comme un proverbe, dans un style populaire et imag, d'une redoutable efficacit. C'est un furieux combat de boxe o chaque coup vise assommer l'adversaire : Guides aveugles qui filtrez le moucheron et avalez le chameau [Mt 23, 4]. Vous qui ne remuez pas du doigt les fardeaux que vous faites porter aux autres [Mt 23,23]. Vous qui versez la dme de la menthe, du fenouil et du cumin, alors que vous ngligez la justice, la misricorde et la

    fidlit [Mt 23,24]. Malheur vous Scribes et Pharisiens hypocrites, vous btissez des tombeaux aux prophtes que vos pres ont

    assassins [Mt 23,29]. Certains traducteurs modernes attnuent cette violence en crivant Malheureux, vous qui ... plus conforme l'ide qu'on se fait de l'esprit vanglique. Pourtant le Vae vobis ressemble bien au terrible Vae victis attest par Tite-Live lui-mme17. Le grec (ouai avec le datif) n'a pas d'autre sens. Les accusations d'hypocrisie, de vanit, de mauvaise foi et d'orgueil sont marteles avec l'insistance et la virulence que l'on sait. Les commentaires sont superflus. Par contre, les textes concernant l'assassinat des prophtes mritent qu'on s'y arrte. Voici que moi j'envoie vers vous (les pharisiens) des prophtes, des sages et des scribes. Mais ces nouveaux prophtes seront assassins comme les anciens, c'est pourquoi le sang des justes rpandu sur la terre depuis le sang d'Abel, le juste, jusqu'au sang

    17 Histoire romaine, V,48. Paris, Les Belles-Lettres, 1954, p.78. Il s'agit de la rponse faite aux Romains par Brennus, l'insolent gaulois, qui exigeait, en plus de la ranon convenue, le poids en or de son pe.

  • Les imprcations vangliques

    21

    de Zacharie, fils de Barachie, retombera sur vous [Mt 23,35]. Cette violente polmique est la mesure de l'exaspration des chrtiens. Comment leur reprocher, dans ces conditions, de ne pas avoir vrifi dans leur Sainte Bible le nom du pre de Zacharie, savoir Joada et non Barachie ? Par contre, ils auraient d savoir que, depuis Ezchiel, les enfants ne payaient pas pour les parents [Ez 18,1-20]. Mais pouvaient-ils imaginer que ces histoires de sang qui vous retombe sur la tte, seraient utilises un jour comme justification de l'antismitisme lorsque le rapport de force entre juifs et chrtiens serait invers ? A l'origine, il ne s'agissait que d'une imprcation qui est un genre littraire part entire, fort apprci des mditerranens encore de nos jours. On la retrouve profre par le peuple lui-mme [Mt 27,25] et par Saint Paul, excd de l'opposition et des insultes des juifs de Corinthe [Ac 18,6]. Aprs ce premier constat de violence qui simpose nous comme une vidence, il nous faut relire plus systmatiquement les vangiles pour comprendre les raisons de ces polmiques.

  • CHAPITRE III

    DES EVANGILES LARGEMENT POLEMIQUES Mais, dira-t-on, il ne faut pas monter en pingle ces quelques textes dune extrme violence qui ne sont gure cohrents avec limage et lenseignement de celui que des sicles de christianisme ont nomm le divin Sauveur. Certes, toutes les pages de ces vangiles ne sont pas crites de cette encre-l, mais force nous est de constater que beaucoup dentre elles ont un caractre polmique trs accus. Il ne sagit pas seulement de quelques expressions qui dpasseraient la mesure, mais dune littrature de combat, impitoyable avec des ennemis qui sont sans cesse vilipends, ridiculiss et diaboliss. Nous avons essay de mesurer limportance quantitative de cette littrature polmique. Dans lvangile de Matthieu, depuis le commencement du ministre de Jsus en Galile au chapitre 5, jusquau rcit de la Passion au chapitre 26, on

  • Des vangiles largement polmiques

    23

    compte 820 versets dont 278 consacrs aux conflits entre Jsus et les Pharisiens, scribes, Sadducens, lgistes, etc. Plus du tiers de ces rcits ou discours relve donc de ce genre littraire quest la polmique. Avant den faire la recension, quil nous suffise de souligner lintrt dune lecture synoptique de ces textes. On verrait que leur paralllisme est aussi troit que celui des rcits de la Passion. Le quatrime vangile connat lui aussi le style polmique, mais il est moins virulent. Entre les synoptiques et Jean les temps ont chang. Ces polmiques, plus ou moins violentes, sont videmment rvlatrices dun contexte historique qui volue trs rapidement dans les dernires dcennies du premier sicle. Dans un premier temps nous avions relev dans les vangiles les indices les plus vidents de lextrme tension qui existait entre les deux communauts. Nous nous proposons maintenant de faire une lecture continue des vangiles de Matthieu et de Jean en notant, au fur et mesure, les passages o cet affrontement qui sexaspre depuis quelque cinquante ans, en arrive son point de rupture. Entre les deux lectures, nous interrogerons les vangiles de lEnfance qui semblent ignorer le conflit. Comme dans le chapitre prcdent, nous ne prtendons pas puiser le sujet, et surtout les rfrences. Nous nous en tenons aux citations les plus claires et les plus significatives de faon dgager ce qui devrait apparatre progressivement comme une vidence.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 24

    Polmiques contre les pharisiens, daprs Matthieu Dans lvangile de Matthieu, les archo-pharisiens du temps de Jsus ne sont plus quun souvenir. Ceux dont il est question ressemblent trangement ceux de Yabn. Depuis la catastrophe de 70, leurs opposants, saducens, essniens, hrodiens, prtres, membres du Sanhdrin, zlotes ou sicaires, tous ont disparu corps et biens dans la tourmente. Tous, sauf ces nazarens insolents qui prtendent suivre une autre voie, qui se rclament dun messie crucifi, et qui vont jusqu contester la Loi de Mose. Pour Matthieu, la polmique entre Jsus et les pharisiens nest pas efface, mais elle est charge du vcu de la communaut chrtienne : [Mt 8,5-13]. Le centurion qui obtient la gurison de son enfant, est videmment une figure de proue pour les nouveaux chrtiens venus du paganisme. En vrit, je vous le dis, chez personne je nai trouv une telle foi en Isral. Eh bien ! je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin ... tandis que les fils du Royaume seront jets dans les tnbres extrieures. Pour les Pharisiens opposs Jsus, comme pour les rabbins opposs aux chrtiens, ce genre de propos est aussi offensant que sacrilge. [Mt 9,1-8]. Avec la gurison du paralytique de Capharnam commence la longue srie des polmiques au sujet des miracles. Aie confiance, mon enfant, dit Jsus, tes pchs sont remis. Et voici que quelques scribes et Pharisiens dirent

  • Des vangiles largement polmiques

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    par-devers eux : Celui-l blasphme. La rplique ne se fera pas attendre : Quy a-t-il donc de plus facile de dire : Tes pchs sont remis, ou bien de dire : Lve-toi et marche ? Ladversaire est confondu, cest la loi mme du genre. [Mt 11,20-24]. Jsus apostrophe les villes du lac qui ne se sont pas repenties. Tyr, Sidon et mme Sodome seront traites avec moins de rigueur au jour du jugement. Dun ct les repentis, de lautre ceux qui se sont bouchs les yeux. Jsus invective. Lvangliste aussi. [Mt 12,1-8]. Un jour de sabbat les aptres arrachent des pis pour manger. Objection des Pharisiens. Jsus prend la peine de faire une rponse trs argumente, appuye sur lEcriture : Navez-vous pas lu ... Manifestement les problmes de sabbat sont rcurrents jusqu la fin du premier sicle, et sans doute bien au-del. Les chrtiens doivent disposer dun arsenal exgtique pour rpondre aux rabbins qui sont orfvres en la matire. [Mt 12,9-14]. Parti de l, Jsus vint dans leur synagogue. Lvangliste nest videmment pas un bon historien. Il fait ici un anachronisme. Il aurait d crire : Jsus vint dans la synagogue. Mais la fin du premier sicle, les chrtiens en avaient t chasss. La synagogue est devenue celle de leurs adversaires. Or, ce jour-l, avec Jsus tait entr un homme la main dessche. Les Pharisiens posent alors la question pige : Est-il permis de gurir un jour de sabbat ? L aussi la rponse est circonstancie ; elle ne sappuie pas sur lEcriture mais sur le bon sens et la pratique des braves gens qui portent secours leur

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    brebis tombe dans un trou, mme un jour de sabbat. On a ainsi toute la palette des arguments de lapologtique chrtienne : Ecriture, tradition et convenance. Mt 12,38-42 et 16,1-4]. Quelques-uns des scribes et des Pharisiens demandent Jsus de leur faire voir un signe. Ils nen auront pas dautre que le signe du prophte Jonas qui fut dans le ventre du monstre marin durant trois jours et trois nuits. Nous sommes l au coeur des polmiques post-pascales entre juifs et chrtiens. [Mt 13,10-15]. Pourquoi Jsus parle-t-il en paraboles ? : Ces gens-l voient sans voir et entendent sans entendre ni comprendre. Ainsi saccomplit pour eux la prophtie dIsae : Lesprit de ce peuple sest paissi, ils se sont bouch les

    oreilles, ils ont ferm les yeux, de peur que leurs yeux ne

    voient ... quils ne se convertissent et que je ne les gurisse. Pourrait-on trouver prophtie plus proche de ce que pensaient les chrtiens de la fin du premier sicle ? [Mt 15,1-9]. Les disciples ne se lavent pas les mains avant le repas. Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? demandent scribes et Pharisiens. Et vous, rplique Jsus, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu au nom de votre tradition ? Depuis lptre aux Galates ce genre de polmique svit entre juifs et chrtiens, mais galement entre les chrtiens venant du judasme et ceux venant du paganisme, cest--dire venant de cultures diffrentes, hbraque ou hellnique.

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    [Mt 16,5-12]. Mfiez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducens dit Jsus ses disciples. Aprs explication de la mtaphore, ils comprirent que Jsus avait dit de se mfier ... de lenseignement des Pharisiens et des Sadducens. Mfiance systmatique des chrtiens vis vis du judasme. Le mot est faible. [Mt 17,9-13]. Les scribes disent quElie doit venir dabord. Jsus prcise : Elie est dj venu et ils ne lont pas reconnu. Lun des sujets de polmique portait donc sur les rapports entre Jean-Baptiste, Elie et Jsus. [Mt 19,1-9]. Encore une question pige : Est-il permis de rpudier sa femme pour nimporte quel motif ? demandent les Pharisiens. La rponse est trs argumente ; manifestement les protagonistes connaissent bien leurs Ecritures. [Mt 20,1-16]. Il sagit de la parabole des ouvriers envoys la vigne que nous analyserons dans le chapitre suivant avec les autres grandes paraboles qui retracent lhistoire dIsral. Il faut reconnatre que les derniers venus (les chrtiens) ont des prtentions assez exorbitantes ; leur mrite est den avoir parfaitement conscience. [Mt 21,23-27]. Les grands prtres et les anciens du peuple demandent Jsus : Par quelle autorit fais-tu cela ? A son tour Jsus leur pose une question pige, et ne rpondra pas. Cette affirmation de lautorit de Jsus est videmment au coeur de

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    lapologtique chrtienne. [Mt 21,28-46 et 22,1-14]. Parabole des deux fils, Paraboles des vignerons homicides, Paraboles du festin

    nuptial : Les Pharisiens en entendant ces paraboles, comprirent bien quil les visait, et les chrtiens ne se privent certainement pas dexploiter cette littrature trs populaire, moins austre que lptre aux Romains, en particulier les chapitres 9 11, qui traite dans un tout autre style des rapports entre juifs et chrtiens,

    Mais pour que linterprtation de ces paraboles ne puisse donner lieu aucune chappatoire, lvangliste en donne la clef : Navez-vous pas lu dans les Ecritures : La pierre quont rejete les btisseurs, cest elle qui est devenue pierre

    dangle [Ps 118,22]. Cest la fois une pierre qui est rejete, une pierre dachoppement et une pierre dangle. Ce thme sera repris dans les Actes [4,11], dans lptre aux Romains [9,33], et dans la premire de Pierre [2,7]. Le ton est on ne peut plus polmique : Celui qui tombera sur cette pierre sera bris, et celui sur qui

    elle tombera, elle lcrasera18. [Mt 22,15-22]. Est-il permis ou non de payer limpt Csar ?, demandent les Pharisiens accompagns des Hrodiens. Hypocrites, leur rpond Jsus, pourquoi me tendez-vous un pige ? Faites-moi voir un denier ... Rendez Csar ... On verra par la suite que les juifs et les chrtiens ont eu une attitude radicalement oppose vis vis de Rome, les premiers gardant jalousement leur identit, les seconds tant dun loyalisme toute

    18 La TOB considre que ce verset est trs probablement authentique; pour la B.J. ce serait une reprise de Lc 20,18.

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    preuve, mme dans la perscution. A la fin du premier sicle cet pisode de Limpt Csar est dune brlante actualit ; mme sur le plan strictement politique, juifs et chrtiens saffrontent. [Mt 22,23-33]. Les Sadducens posent Jsus un cas de conscience comme font tous les casuistes de tous les temps et de toutes les religions : une femme a pous successivement sept frres, A la rsurrection, duquel sera-t-elle la femme ? A la rsurrection, rpond Jsus, on est comme des anges dans le ciel ... . Ici les Sadducens sont seuls en scne puisque les Pharisiens croyaient la rsurrection, mais ailleurs les uns et les autres sont souvent associs. Il semble donc bien que les Sadducens ne staient pas effacs compltement du paysage judaque dans les dernires dcennies du premier sicle. [Mt 22,34-40]. Matre, quel est le plus grand commandement de la Loi ? Grave question dbattue entre juifs et chrtiens au temps o il tait encore possible de dbattre. La discussion sur Jsus la fois fils et Seigneur de David [Mt 22,41-45] est, elle aussi, trs typique des passes darmes exgtiques entre les deux communauts. [Mt 23,1-36]. Terrible chapitre 23 dans lequel sentrechoquent les maldictions, les accusations, les invectives et les insultes. Des sept maldictions, la premire est sans doute la plus grave aux yeux des chrtiens : Malheur vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des Cieux ! Vous nentrez certes pas vous-mmes, et vous ne laissez mme pas entrer ceux qui le voudraient ! Si les juifs nont pas

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    ralli les communauts chrtiennes alors quils taient les premiers invits, cest de la faute des scribes et Pharisiens hypocrites qui ont bris ds le dpart une partie du grand lan qui devait aboutir la cration du nouvel Isral, juifs et paens runis. Pour reprendre une expression moderne dans un tout autre sens, les chrtiens avaient rv du grand-Isral ; aprs le rve, la dception est cruelle, mais la projection du rve dans leschatologie laisse intacte la grande conomie du salut dont avait parl Saint Paul. [Mt 23,37-39]. Le verset 37, lui tout seul, est une lgie dune parfaite beaut : Jrusalem, Jrusalem, toi qui tues les prophtes et lapides ceux qui te sont envoys, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants la manire dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ... et vous navez pas voulu ! ... Dsormais vous ne me verrez plus, jusqu ce que vous disiez : Bni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Ainsi ce furieux rquisitoire du chapitre 23 et ces interminables polmiques qui avaient commenc au chapitre 5, se terminent par un Benedictus qui venit eschatologique. Cest avec raison que, pour tout commentaire, la Bible de Jrusalem renvoie Romains 11,25s : oui, Tout Isral sera sauv ! A partir du chapitre 24, Matthieu abandonne le ton polmique. Il reste cependant une trace trs prcieuse du contentieux entre juifs et chrtiens au temps de la rdaction des vangiles. Au matin de Pques, explique Matthieu [28,11-15], les grands prtres et les anciens avaient soudoy les gardes pour quils disent : Ses disciples sont venus de nuit et lont drob

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    tandis que nous dormions ... Les soldats, ayant pris largent, excutrent la consigne, et cette histoire sest colporte parmi les juifs jusqu ce jour, cest--dire jusquau jour o lvangile de Matthieu a t rdig. Ce jour-l constitue une clef de lecture dune grande fcondit. Rcits dune enfance trs judaque Le caractre polmique des synoptiques est patent, et pourtant les vangiles de Matthieu et de Luc souvrent sur des rcits de lenfance qui baignent dans une culture typiquement judaque : gnalogies, songes, intervention des anges, naissances miraculeuses, prophties et cantiques bibliques. Le Temple est le lieu oblig de toutes les rencontres et de tous les rituels : prtres, autel de lencens, circoncisions, prsentation, purification, sacrifices, plerinage Jrusalem, etc. Ce Temple est un haut lieu frquent par une cohorte de Justes : Zacharie et Elisabeth, Marie et Joseph, le vieillard Simon et la prophtesse Anne, sans oublier les docteurs de la Loi qui sont interrogs par Jsus. Dans ces cantiques, ces dialogues et ces prophties lre messianique est annonce sans lombre dune hsitation : Cet enfant rgnera sur la maison de Jacob. Le Seigneur Dieu lui donnera le trne de David. Il est lumire pour clairer les

    nations et gloire dIsral ton peuple. La moins lyrique nest certes pas cette vieille femme de quatre-vingt-quatre ans qui parlait de lenfant tous ceux qui attendaient la dlivrance

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    de Jrusalem. Et pourtant ceux qui crivent ces lignes savent que Jrusalem a t incendie, que le Temple a t dtruit, et que celui qui devait tre la gloire dIsral a t crucifi. Et ce sont les mmes vanglistes qui attaquent sans merci les scribes et les Pharisiens, leurs purifications, leurs sabbats, leur faon de prier, de jener et de faire laumne. Comment expliquer un changement dattitude aussi radical vis vis du judasme entre les premiers chapitres de Matthieu et de Luc et les suivants ? Mais sagit-il du mme Judasme ? Aprs la catastrophe de 70, Rabbi Yohanan avait fond lcole talmudique de Yabn. Le Judasme tait pass du paradigme thocratique au paradigme rabbinique19, du Temple la Synagogue, du cultuel au culturel20. Les rcits vangliques de lEnfance voquent sans doute un judasme dune puret originelle largement rve qui nest videmment pas celui auquel sest affront Jsus. Faut-il rappeler que ce conflit sest termin par une condamnation mort ? Le judasme du temps de Jsus nest pourtant pas celui qui apparatra aprs la destruction du Temple. Cest alors que le conflit entre les deux religions, issues de la mme souche, sexaspre dans une situation de concurrence. Aprs des annes de luttes acharnes dont les vangiles gardent le souvenir, les combattants se partageront le territoire : le recrutement des chrtiens se fera essentiellement chez les paens, et le Judasme se repliera progressivement sur lui-mme.

    19 Kng (H.), Le Judasme , p.179-180. 20 Ouaknin (M.-A), La plus belle histoire de Dieu, Paris, Seuil, 1997, p.89.

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    Les Juifs dans lvangile de Jean Curieusement, cest lvangile de Jean qui est montr du doigt lorsquon veut trouver un responsable de lantismitisme. Or, compare celle des synoptiques, la polmique chez Jean est presque acadmique. Alors pourquoi cette accusation ? On fait remarquer que dans cet vangile, contrairement aux trois autres, lappellation les Juifs revient avec une frquence qui laisse une impression de malaise. Il y a un changement radical de vocabulaire entre Jean et les Synoptiques. Matthieu, Marc et Luc emploient chacun cinq ou six fois le terme Juifs, essentiellement dans le procs devant Pilate. Jean emploie le mot soixante-sept fois. Il y a manifestement l un problme de smantique quil nous faut lucider en relisant cet vangile : [Jn 1,19-28]. Ds le premier chapitre de lvangile de Jean, on se heurte ce problme de vocabulaire. Les Juifs envoyrent vers Jean [Baptiste] des prtres et des lvites. Aprs un interrogatoire serr, lvangliste fait cette remarque : Or ceux qui avaient t envoys taient des Pharisiens. Juifs, Pharisiens, prtres, ces termes paraissent interchangeables. [Jn 1,45-51]. Jsus regarde Nathanal venir vers lui et dit : Voici un vritable Isralite en qui il nest point dartifice. Quelques chapitres plus loin [Jn 4,46-54], Jean, comme Matthieu et Luc, raconte la foi du centurion de Capharnam. Les judo-chrtiens et les pagano-chrtiens ont chacun leur modle : dun

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    ct le juif Nathanal, de lautre lofficier romain. Nous ne sommes pas dans un monde manichen o les Juifs tiendraient le rle du mchant. [Jn 2,13-22]. Aprs avoir chass les vendeurs du Temple, Jsus est somm par les Juifs de sexpliquer. Or, pour chacun des trois synoptiques, il sagit des grands-prtres et des scribes. Manifestement le vocabulaire a chang. [Jn 3,1-21]. Nicodme vint de nuit trouver Jsus. Ctait un notable juif. Lvangliste parle avec le plus grand respect de ce membre du Sanhdrin qui prendra courageusement la dfense de Jsus [Jn 7,51], embaumera son corps et lensevelira avec laide dun autre membre du Conseil, Joseph dArimathie [Jn 19,38-40]. On est bien loin des Malheur vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! [Jn 4,1-42]. Jsus quitte la Jude parce que les Pharisiens avaient entendu dire quil baptisait plus que Jean. Les hostilits ne sont pas ouvertes, mais la prudence simpose. Puis vient le dialogue avec la Samaritaine : Comment ? Toi qui es Juif, tu me demandes boire ? Le moins que lon puisse dire est que Jean ne cache pas la judat de Jsus qui dailleurs la proclame haut et fort : Vous adorez, dit-il la Samaritaine, ce que vous ne connaissez pas ; nous (les Juifs) nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Affirmation solennelle, premptoire et incontournable qui, elle seule, donne aux Juifs la place qui leur est due dans la communaut johannique. Saint Paul dans lptre aux Romains sera moins concis, plus magistral, mais

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    tout aussi catgorique. [Jn 5,1-18]. Jsus gurit un paralytique un jour de sabbat. Aussitt lvangile de Jean devient synoptique, autrement dit, dans cette querelle du sabbat, il est parallle aux trois autres, la seule diffrence quil ne sagit pas des Scribes et Pharisiens hypocrites, mais des Juifs. L aussi le vocabulaire a chang. [Jn 5,31-47]. Jsus dit aux Juifs : Je suis venu au nom de mon Pre, et vous refusez de me recevoir ... Je ne vous accuserai pas devant le Pre : votre accusateur ce sera Mose en qui vous mettez vos espoirs. La violence des synoptiques vient mourir comme puise sur ces rivages johanniques qui nen gardent plus que les traces. [Jn 6,22-59]. Dans le discours sur le Pain de vie, Jsus parle ceux qui lont suivi jusque dans la synagogue de Capharnam. Ils sont la foule, puis les Juifs. Le vocabulaire na rien de prcis. On retrouve les mmes termes en Jn 7,11-36. [Jn 8,12-59]. Dans cette longue dispute thologique, les interlocuteurs de Jsus sont dabord les Pharisiens, mais ensuite il sagit des Juifs. La discussion est sans concession, mais elle est dune haute tenue intellectuelle. On est loin de la violence verbale des synoptiques. Manifestement les temps ont chang, les arguments aussi. Les rabbins de lun et lautre camp poursuivent le dbat dans un climat moins tendu. [Jn 11,1-44]. Dans le rcit de la rsurrection de Lazare, le

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    terme les Juifs dsigne tantt des amis, tantt des ennemis. Tout rcemment encore les Juifs cherchaient te lapider, disent les disciples Jsus. Mais beaucoup de Juifs taient venus chez Marthe et Marie pour les consoler .... et beaucoup de ces Juifs crurent en lui. [Jn 18 et 19]. Dans le rcit johannique de la Passion, Jsus est arrt par des gardes fournis par les Pharisiens et les grands-prtres, mais ce sont les gardes des Juifs qui se saisissent de Jsus. Le procs se droule tout entier entre Jsus, Pilate, Anne, Caphe et les Juifs qui crient : A mort ! A mort !. Manifestement il sagit de Juifs qui sont la solde des grands-prtres. Tous les Juifs de Jrusalem ne sont videmment pas l, et encore moins ceux qui, ce jour-l, ne sont pas Jrusalem, plus forte raison ceux qui sont morts et ceux qui ne sont pas encore ns. On voit que le vocabulaire de Jean doit tre analys cas par cas, et quil est trs loin de vhiculer un parti pris anti-Juif. Que la chrtient du Moyen Age ait fait une lecture antismite de Jean, la chose nest gure contestable. Avant de partir en croisade pour en dcoudre avec les infidles, on se faisait la main sur les juifs dont la foi (fides) tait alle de travers (per) comme il est dit dans la trop clbre oraison du vendredi-saint dont la traduction littrale tait un contresens. Le moins que lon puisse dire est que lvangile de Jean a t sollicit et quil a t lu pendant des sicles avec les lunettes dformantes de lantismitisme ambiant, alors quil est, et de beaucoup, le moins polmique des quatre.

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    Jean, personnellement, connat bien la Palestine et le Judasme, mais il crit pour une communaut, peut-tre celle dEphse, qui est bien loin, et dans lespace et dans le temps, du pays et de lpoque de Jsus. Ainsi, lauteur doit expliquer que la fte des Tentes est une fte juive [Jn 7,2], et que la faon dont Jsus a t enseveli correspond aux coutumes en usage chez les juifs [Jn 19,40]. Certes, on sait encore ce quest un Pharisien, mais les scribes sont presque inconnus, ils ne sont cits quune fois ; quant aux Sadducens et aux Hrodiens, ils ont compltement disparu du paysage johannique. Par contre, dans cette Asie Mineure, la diaspora juive est nombreuse et bien organise avec un rseau de synagogues fort dense. On y connat donc bien les Juifs qui, sans doute, brisent encore des lances avec les chrtiens. On sait que le peuple juif a t cruellement vaincu en 70, que le chandelier sept branches figure maintenant comme trophe de guerre sur larc de Titus Rome. Au temps des synoptiques les scribes et Pharisiens hypocrites de Palestine taient omniprsents, mais ce monde-l nest plus celui de Jean. Le divorce est consomm entre les deux communauts : dun ct les Juifs de la diaspora, de lautre les chrtiens venus du monde hellnistique et aussi du judasme. Cest ainsi que, dans lvangile de Jean, les Juifs se substituent souvent aux Pharisiens pour tenir le rle de contradicteurs qui introduisent et structurent les longs dveloppements thologiques. Dans cet emploi quasi systmatique du terme les Juifs, faut-il comprendre quil sagit de tous les Juifs de tous les temps ? Une telle lecture qui est la racine de lantismitisme prtendument chrtien, doit tre qualifie sans hsitation de contresens. On ne doit jamais faire de contresens, ni en version,

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    ni en lecture. Quil nous soit permis dinsister sur ce point, non pour dfendre lhonneur dun vangliste, mais pour radiquer une interprtation qui prtend donner une justification religieuse la haine raciale. Il faut relire, comme un texte sacr, cette bouleversante et terrible ddicace que Jules Isaac a crite en 1948 sur la premire page de son livre intitul Jsus et Isral : A ma femme, ma fille, martyres, tues par les Allemands ... Tout le monde comprend que ce terme les Allemands ninclut pas tous les Allemands, mais seulement ceux qui ont eu des responsabilits dans la solution finale. Chacun a le devoir de lire le texte sans le solliciter, quil sagisse dun vangile ou dun cri de douleur arrach aux entrailles, mme si la lecture qui en a t faite pendant des sicles est errone. Jules Isaac a bien vu que sa ddicace pouvait tre mal interprte ; dans ldition de 1959, il corrigeait Martyres, tues par les nazis dHitler. La prcision a cass le lyrisme du texte. On peut regretter que le vocabulaire de Jean ne soit pas plus prcis ; mais, quoiquon en ait dit, son vangile na rien dune littrature de combat. On a vu que les deux vangiles de lEnfance tmoignent dune grande symbiose avec le judasme. On a vu galement que, chez les synoptiques, au moment de la rdaction des vangiles, ltat dextrme tension entre les deux communauts trouve trs logiquement son expression dans ce style polmique dune grande violence. Mais cette situation ntait sans doute pas rcente. Les Actes des Aptres et les

  • Des vangiles largement polmiques

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    ptres de Saint Paul devraient nous permettre de comprendre comment et pourquoi on en tait arriv l.

  • CHAPITRE IV

    L'AFFRONTEMENT

    Au premier sicle, l'affrontement entre juifs et chrtiens est bien connu grce aux crits du Nouveau Testament. Au deuxime sicle, les deux communauts se replieront sur leurs positions respectives ; la polmique face face et coup d'arguments frappants steindra. A noter que, pour les temps apostoliques, l'omniprsence de Paul par ses ptres et par Luc doit tre rquilibre par le tmoignage des autres vangiles.

  • Laffrontement

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    Le perscuteur perscut Des Juifs, j'ai reu cinq fois les trente-neuf coups de fouet.

    trois fois j'ai t flagell,

    une fois lapid,

    trois fois j'ai fait naufrage ...

    Dangers des brigands,

    dangers de mes frres de race,

    dangers des paens ...

    dangers des faux frres .... Il faut relire tout entier ce chapitre 11 de la 2

    me aux

    Corinthiens. La charge motionnelle, la violence de la polmique, l'amour passionn de Paul pour la communaut qu'il a fonde brlent dans ces lignes comme un feu ravageur. Nous sommes la source du jaillissement littraire, trs loin de la lente laboration collective des vangiles. Certes, Paul a de quoi se plaindre, ou plutt de quoi se vanter : fouett et lapid par les juifs, flagell par les Romains de multiples fois. A cette heure, crit-il encore, nous sommes maltraits, vagabonds, insults, perscuts, calomnis [1 Co 4,11-13]. Le pril que nous avons couru en Asie nous a accabl l'extrme, au del de nos forces, au point que nous dsesprions de la vie [2 Co 1,8]. Mais ce perscut n'est pas en droit de se plaindre. Au temps o il s'appelait Saul, il a t l'un des premiers perscuteurs de l'Eglise et Paul ne manque pas une occasion de le rappeler,

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 42

    car je suis, crit-il, le plus petit des aptres ... parce que j'ai perscut l'Eglise de Dieu [1 Co 15,9]. Avec quelle frnsie je perscutais l'Eglise de Dieu, se souvient-il, je cherchais la dtruire [Ga 1,13]. Aux Philippiens il dcline ses titres de noblesse judaque : Circoncis le huitime jour, de la race d'Isral, de la tribu de Benjamin, Hbreu fils d'Hbreux ; pour la loi, pharisien ; pour le zle, perscuteur de l'Eglise [Ph 3,5-6]. Certes, les ptres de Saint Paul sont des documents de premire main dont la valeur historique est indniable. Mais il nous faut galement interroger les Actes des Aptres o l'on trouvera de multiples anecdotes permettant de comprendre l'origine et les causes de l'affrontement. Les Actes des Aptres Les douze premiers chapitres des Actes des Aptres ressemblent aux Evangiles dans la mesure o ils refltent ce qui se disait vers la fin du premier sicle dans les communauts chrtiennes sur les commencements de l'Eglise Jrusalem. Par contre, partir du chapitre 13, Luc crit un journal de voyage trs personnel ; il deviendra bientt le compagnon de Paul qu'il suivra jusqu' Rome. Ce livre, qu'on pourrait appeler Les Actes de Pierre et Paul tellement ces deux aptres occupent une place prpondrante, consacre l'essentiel de ses chapitres au conflit qui les oppose aux juifs. Mais, bien videmment, ce n'est pas un

  • Laffrontement

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    conflit de personnes, c'est l'affrontement de deux communauts, trop proches l'une de l'autre pour ne pas tre soeurs ennemies. Ces Actes nous intressent deux titres. Dabord parce qu'ils confirment et replacent dans leur contexte bien des allusions et bien des propos que nous avons relevs dans les ptres de Paul, mais aussi parce que ces rcits nous permettent de comprendre pourquoi et comment se dclenche l'affrontement par une espce de mcanisme quasi immdiat, automatique et invitable. Ds les premiers chapitres, le mcanisme fonctionne. Pierre et Jean montent au Temple, comme Paul plus tard ira la Synagogue. Ils y sont chez eux. Personne ne prtend avoir chang de religion. Pierre annonce que Dieu a glorifi son Serviteur Jsus [Ac 3,13]. Mais les prtres, le commandant du Temple et les sadducens sont excds de les voir annoncer la rsurrection [Ac 4,1-2]. Pierre et Jean sont arrts, mis en prison, interrogs et relchs. Simple avertissement avec injonction de ne pas recommencer, mais les aptres continuent de plus belle ! Cette fois ils sont battus de verges et ils taient tout heureux d'avoir t trouvs dignes de subir des outrages pour le Nom [Ac 5,41]. Luc raconte videmment ces vnements d'aprs ce que nous ont transmis ceux qui furent ds le dbut tmoins oculaires [Lc 1,2]. Mais, lorsque les choses s'aggravent, lorsqu'on en arrive au meurtre d'Etienne, nous sommes dj dans la partie paulinienne des Actes : entre Luc et Paul il n'y a pas d'intermdiaire. Etienne est lapid ; l'affrontement entre les deux communauts est son paroxysme. Alors clata contre l'Eglise de Jrusalem une violente perscution. Quant Saul, il ravageait

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    l'Eglise : il pntrait dans les maisons, en arrachait hommes et femmes et les jetait en prison [Ac 8,1-3]. Puis il part Damas pour amener, enchans, Jrusalem les disciples du Seigneur [Ac 9,2]. On connat la suite : Je suis Jsus, c'est moi que tu perscutes. La carrire du perscuteur est termine, celle du perscut commence. Saul proclame dans les synagogues de Damas que Jsus est le Messie, ce qui provoque immdiatement la colre des juifs auxquels il n'chappe que par une vasion peu glorieuse. Paul ne s'en sortira pas toujours aussi bien, mais le schma est partout respect, commencer dans les vangiles : Jsus inaugure son ministre la synagogue de Nazareth, mais tous furent remplis de colre, le jetrent dehors et Jsus leur chappe. Bien sr, c'est Luc qui raconte [Lc 4,28-29]. C'est le mme scnario Antioche de Pisidie, Iconium et Lystres o a se passe particulirement mal : Paul est lapid, tran hors de la ville et laiss pour mort [Ac 14,19]. A Thessalonique, Bre, Athnes, Paul va d'abord la synagogue jusqu' trois sabbats de suite, avant de repartir en catastrophe, mais en laissant, comme d'habitude, un petit groupe de juifs et de grecs convertis. A Corinthe, c'est Paul qui claque la porte de la synagogue pour aller dans la maison contigu [Ac 18,7]! A Ephse, il va s'installer dans l'cole de Tyrannos, mais auparavant la cohabitation dans la synagogue avait dur trois mois [Ac 19,8-9].

  • Laffrontement

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    Provocation, navet ou immense dception ? En relisant les Actes des Aptres, on ne peut pas manquer de se poser des questions sur l'attitude des missionnaires chrtiens. Les Scribes et les Pharisiens considrent manifestement que ceux qui passent la nouvelle secte renient le judasme et en particulier les pratiques les plus sacres comme le sabbat et la circoncision. Ils ne peuvent videmment pas admettre que soit rhabilit, pire ressuscit, celui qu'ils ont fait crucifier. Mais de leur ct, les chrtiens qui s'exposent aux pires dangers avec un visage d'ange comme Etienne devant le Sanhdrin [Ac 6,15], ne seraient-ils pas passs matres dans l'art de la provocation ? Car enfin, il faut beaucoup d'aplomb, en tout cas beaucoup de navet, pour se prsenter dans les synagogues et y prendre la parole en sachant pertinemment que les nouveaux convertis la quitteront tt ou tard. Or, s'il est une blessure au coeur mme de l'Eglise des premiers sicles, c'est bien celle de la sparation d'avec la Synagogue. Le refus d'une grande majorit de juifs d'entrer dans l'Eglise, qui pourtant tait faite d'abord [Rm 1,16 et 2,10] pour les Enfants de la Promesse, est absolument incomprhensible, insupportable et dramatique pour les chrtiens. Les Evangiles, les Eptres et toute la littrature patristique tmoignent de cette blessure, de cette immense dception dont on ne se gurira qu'en la remplaant, hlas ! par l'oubli, en attendant que viennent le mpris, la haine et la Shoah.

  • CHAPITRE V

    UN HOMME AVAIT DEUX FILS

    S'il y a dception, c'est que l'esprance a t trompeuse. Mais Dieu est fidle ses promesses [Rm 3,3-4]. Pour surmonter cette contradiction, la rflexion chrtienne devait imprativement lui chercher un sens, une intelligibilit. Saint Paul le fera avec passion, les Evangiles avec plus de srnit, les Pres de l'Eglise avec un luxe hermneutique blouissant. Paul aux Romains J'ai au coeur une grande tristesse, une douleur incessante. Oui, je souhaiterais tre anathme, tre moi-

  • Un homme avait deux fils

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    mme spar du Christ pour mes frres, ceux de ma race

    selon la chair, eux qui sont les Isralites, qui appartiennent

    l'adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les

    promesses et les pres, eux enfin de qui, selon la chair, est

    issu le Christ qui est au-dessus de tout [Rm 9,2-5]. Dclaration excessive21 ? ou plutt dclaration passionne, celle d'un amoureux conduit qui refuse de regarder en face une ralit trop cruelle ? Paul s'crie encore : Si le rejet d'Isral a t pour le monde la rconciliation, que sera sa rintgration, sinon une rsurrection d'entre les morts [Rm 11,15]22 ? Il faut renoncer citer chacune de ces paroles de feu qui brlent dans l'ptre aux Romains plus que dans nulle autre. Pour faire court, et regret, on s'en tiendra aux ides : Paul a un mot d'ordre Les juifs d'abord, les grecs ensuite [Rm 1,16 et 2,9-10]. Dieu n'a pas rejet son peuple : Paul lui-mme n'est-il pas isralite, de la descendance d'Abraham, de la tribu de Benjamin [Rm 11,1] ? Et dans son peuple, Dieu s'est rserv un reste [Rm 11,5], thme biblique s'il en est. Sous la plume de l'aptre, il s'agit videmment des judo-chrtiens. Isral est un olivier ; certaines branches (les juifs incrdules) ont t coupes, d'autres branches venant de l'olivier sauvage (les paens convertis) ont t greffes. A plus forte raison ces branches coupes seront greffes sur leur propre olivier [Rm 11,24], et l'endurcissement d'une partie d'Isral durera jusqu' ce que soit entr l'ensemble des paens. Ainsi tout Isral sera

    21 Commentaire de la TOB, note i. 22 Nous avons adopt la belle traduction de E. Osty que la Bible de Jrusalem a suivie de prs.

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    sauv [Rm 11,25-26]. Le verbe est au futur, mais faut-il l'entendre comme une prophtie annonant l'avenir et inspire par le Saint-Esprit ? Quand des parents disent de leur enfant malade : Nous le sauverons, ils veulent signifier leur engagement total contre ce mal absolu qu'est la mort d'un enfant ; comme Abraham, ils esprent contre toute esprance [Rm 4,18]. Telle est la logique de l'amour plus fort que la mort, la logique de la rsurrection, celle de Paul. Le refus d'Isral ne peut tre que partiel et temporaire : tout Isral sera sauv, Dieu n'a pas rejet son peuple. La foi de Paul, sa passion pour ceux de sa race ne laissent pas de place au doute. Un thme frquent est celui de la jalousie. Les paens ont accd au salut, crit Paul, pour exciter la jalousie d'Isral [Rm 11,11]. Et plus loin J'espre que mon ministre auprs des paens va exciter la jalousie de ceux de mon sang afin d'en sauver quelques-uns [Rm 11,14]. A l'appui de sa thse, il cite Mose [Rm 10,19]. Manifestement l'ancien perscuteur ne fait appel ni ses souvenirs, ni la psychologie. Il ne s'agit pas d'un sentiment de jalousie, mais d'une argumentation qui aboutit une conclusion logique. Comment les juifs ne pourraient-ils pas tre jaloux de ceux que Dieu a lus, justifis et glorifis aprs les avoir prdestins reproduire l'image de son Fils [Rm 8,29] ? D'ailleurs cet argument n'est pas propre l'aptre. Dans les vangiles, on affirme que c'est par jalousie que les grands prtres ont livr Jsus [Mt 27,18], et Clment de Rome dressera la liste des jaloux, commencer par Can, en continuant par Esa, les frres de Joseph, Aaron et Myriam, Dathan, Abiron, et Sal ; Venons-en, dit-il ensuite, aux athltes tout proches de nous ; c'est cause de la jalousie et de l'envie qu'ont t perscuts les

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    valeureux aptres Pierre et Paul et une immense foule d'lus23. Ce thme des frres ennemis, bauch par Paul avec les exemples d'Ismal et Isaac [Ga 4,29], d'Esa et Jacob [Rm 9,12], est promis un bel avenir dans la rflexion chrtienne. Rcits et paraboles vangliques A l'poque o l'on rdigeait les vangiles, la situation qu'avait connue Paul, ne s'tait pas amliore, bien au contraire. Les chrtiens venus du paganisme ont videmment conserv de la tradition orale tout ce qui les concernait, en particulier, face Isral, les preuves de leur lgitimit et les arguments permettant de soutenir la polmique. Nombreux sont les rcits vangliques o les paens ont le beau rle. Par exemple Zache qui lui aussi est fils d'Abraham [Lc 19,9]24, ou bien cette Cananenne qui met en chec les arguments de Jsus envoy aux brebis perdues de la maison d'Isral [Mt 15,24-28]. Il faut citer encore le centurion que Jsus admirait : Chez personne en Isral je n'ai trouv une telle foi. Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du

    23 Clment de Rome, Eptre aux Corinthiens, 4, 5 et 6. SC n 167, p.107 111. 24 Saint Augustin, Saint Jean Chrysostome, Saint Ambroise et Loisy pensent que Zache tait un paen et non un juif, (voir le commentaire de L. Marchal dans La Sainte Bible de Pirot-Clamer). La dclaration de Jsus : Lui aussi est fils d'Abraham est un lieu commun de la prdication concernant l'lection des paens.

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    couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux, tandis que les hritiers du royaume seront jets dans les tnbres du dehors [Mt 8,10]. Et Luc ajoute le clbre aphorisme : Il y aura des derniers qui seront premiers et il y aura des premiers qui seront derniers [Lc 13,30]. Ne vous avisez pas, dit encore Jean-Baptiste aux Pharisiens et aux Sadducens, de dire en vous-mme Nous avons pour pre Abraham, car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants Abraham [Mt 3,9]. On imagine la fureur des juifs devant des gens qui se prtendent enfants d'Abraham et qui donnent en exemple des collecteurs d'impts, des centurions, des cananennes, des samaritains et des repenties. La trs belle histoire de Jare [Mc 5,21], rapporte par les trois synoptiques, ne devait gure faire le contrepoids auprs des pharisiens qui considraient sans doute ce chef de synagogue avec quelque hauteur. Ces rcits vangliques ont le grand avantage d'tre rdigs en langage clair. Il n'en va pas de mme pour les paraboles qui doivent tre dcryptes avec le souci de ne pas faire de contresens. Le Pre Buzy, en son temps spcialiste des paraboles, les avait classes en deux groupes, les morales et les dogmatiques, ces dernires tant au nombre de huit exactement25, et portant sur l'Histoire du salut, le dessein de Dieu et la destine d'Isral. Or ces paraboles du Royaume, grce au patient travail de prdicateurs bien intentionns, sont passes progressivement dans le camp des morales, l'exception d'une seule, celle des Vignerons homicides qui a vaillamment rsist

    25 Buzy, Introduction aux paraboles vangliques, Paris, Gabalda, 1912, p.405.

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    toute reconversion. Aprs l'avoir voque, il nous faudra en ramener quelques autres dans le mme sillage, au nom mme de l'exgse la plus traditionnelle26. Donc, un homme planta une vigne et la confia des vignerons. Les serviteurs que le matre leur envoie plusieurs reprises, sont battus, outrags, jets dehors et tus. A la fin c'est le fils bien-aim qui subit le mme sort. Aussi je vous le dclare : le Royaume de Dieu vous sera enlev, et il sera donn un peuple qui en portera les fruits. Les grands-prtres et les pharisiens comprirent qu'il parlait d'eux [Mt 21,45]. Les chrtiens contemporains de la rdaction des vangiles ont galement trs bien compris que c'tait aussi leur histoire. La parabole des Invits la noce [Mt 22,1] semble tre assez composite mais elle prsente bien des points de ressemblance avec celle des Vignerons homicides : les serviteurs sont envoys en mission plusieurs fois ; eux aussi sont maltraits et assassins ; les invits qui ne veulent pas venir sont remplacs par ceux que l'on trouve sur les places. Le roi en colre envoie ses armes pour tuer et incendier. Ce Deus Sabaoth27coexistera longtemps encore avec le Pre des cieux. Les ouvriers de la onzime heure [Mt 20,1] est tout la fois une histoire invraisemblable, un dfi la justice sociale et un encouragement la paresse. Impossible de classer une telle parabole dans les morales. Allez vous aussi ma vigne dit le matre cinq fois dans la journe aux ouvriers qui attendent sur la place. Les premiers ont support tout le poids du jour, les

    26 Saint Irne a comment toutes ces grandes paraboles dans Contre les hrsies, 4,36. SC n 100, p.877 919. 27 Is.6,3 repris dans le Sanctus de la messe en rite latin.

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    derniers n'ont travaill qu'une heure, mais tous reoivent le mme salaire en commenant par les derniers pour finir par les premiers. A ceux qui murmurent le matre rpond par l'incontournable aphorisme : Les derniers seront premiers et les premiers seront derniers. Bien sr la vigne du Seigneur, c'est la maison d'Isral [Is 5,7], un Isral o les murmures des uns rpondent aux prtentions des autres. Un homme avait deux fils, ce refrain lancinant ponctue l'admirable mditation de Charles Pguy sur cette parabole de L'enfant prodigue28 qu'il faudrait relire devant le tableau de Rembrandt. Pguy ne dit pas l'enfant prodigue, ni l'un ni l'autre de ces mots ne sont dans la parabole. Avec une intuition trs sre, il ne peut dire que Un homme avait deux fils. Mais ce cadet est devenu un fils unique dans nombre de sermons difiants qui ngligent le fils an comme s'il tait en trop dans une parabole inutilement bavarde. Or cette page d'vangile, replace dans le contexte historique des premires communauts chrtiennes et rapproche de toutes les citations que nous avons faites prcdemment, ne peut pas tre lue avec les seules lunettes du moraliste, moins videmment d'oublier le fils an. Ce que n'ont pas fait les Pres de l'Eglise. Donc, un homme avait deux fils. On aura reconnu le thme de la jalousie qui caractrise l'attitude d'Isral dans les ptres de Saint Paul. Certes le mot jalousie n'est pas dans le texte, mais que fait le fils an sinon une crise de jalousie caractrise : on ne lui a mme pas donn un chevreau pour festoyer avec ses amis, alors qu'on tue le veau gras pour son

    28 Pguy (Ch.), Le porche du mystre de la deuxime vertu, Cahiers de la Quinzaine du 22 oct. 1911, p.158, et Lc 15,11.

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    dbauch de frre ! L comme ailleurs la lettre tue, c'est l'histoire elle-mme qui donne sens. Tel bon prtre dans sa prdication faisait observer que le pre partageait non pas son bien, mais sa substance, son essence, son tre (substantia, ousia). Les tymologies populaires ou savantes vont souvent contresens. On oublie quelquefois l'vidence, ici la jalousie, alors que l'on dploie des trsors d'rudition, dictionnaires et concordances en main. Il nous faut galement remarquer que la parabole reste en suspens. Mon enfant, tu es toujours avec moi dit le Pre, et l'on attend encore la rponse du fils. Bien sr depuis des sicles, chacun, sans le dire, se construit son happy-end. Pour que l'histoire soit morale, la moralit, bien sr, doit triompher. Le fils an ne peut que rentrer la maison et la fte continue. Mais les chrtiens du premier sicle savent bien que l'an ne s'est pas encore dcid entrer. Dans la parabole il est toujours avec le Pre, sans doute en train de tergiverser, et le cadet attend, et la fte est gche. Dans la parabole des Vignerons homicides on faisait prir misrablement les misrables, ctait le temps de la colre (dies irae29) ; dans celle des Deux fils30 on est entr dans le temps de la misricorde et de la patience divines. Ces paraboles dites dogmatiques, que nous dirions plus volontiers prophtiques ou historiques, peuvent galement dvelopper un sens moral ou spirituel sur la prire, les vices ou les vertus et en gnral sur l'attitude de chacun devant Dieu. Par

    29 So 2,3 et Squence de la messe des funrailles. 30 Il faudrait dire La parabole des deux fils, dite parabole de l'Enfant prodigue pour ne pas la confondre avec l'autre parabole des deux fils de Mt 21,28-32.

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    exemple Saint Ambroise, commentant cette parabole, exhorte d'abord ses fidles la pnitence et la confiance : N'ayons pas peur si nous avons gaspill en plaisirs terrestres le patrimoine de dignit spirituelle que nous avions reu ... car Dieu vient votre rencontre, il se penchera sur votre cou, il vous donnera le baiser, qui est gage de tendresse et d'amour31. Mais ensuite Ambroise dveloppe le sens prophtique de la parabole : Dans ces deux frres il y a les deux peuples ... L'an demeure la porte, il n'est pas exclu, mais il n'entre pas, mconnaissant la volont de Dieu d'appeler les Gentils. Lorsqu'il l'apprend, il jalouse, il est tortur par le bonheur de l'Eglise et il demeure au dehors. Du dehors, en effet, Isral entend le chant et la symphonie et il s'irrite de l'accord ralis par la grce du peuple et le joyeux concert de la foule. Mais le Pre, qui est bon, et voulu le sauver : Tu as toujours t avec moi, disait-il32. Ainsi la leon de morale qui se superpose au sens littral et symbolique de la parabole, est fonde sur l'histoire mme du salut. Mais cette exgse est-elle traditionnelle ? Il semblerait que non puisque Tertullien s'y oppose avec la dernire nergie. Vers 210, au moment o il crit son commentaire de la parabole dans son trait sur La pudicit, il a rompu depuis plusieurs annes avec l'Eglise. Il entend protester contre le laxisme des vques qui vont jusqu' ouvrir toute grande la porte de la pnitence au pch de l'adultre et la fornication33. Pour ce grand spcialiste des questions sexuelles34 ces pchs sont 31 Ambroise, Trait sur l'vangile de Luc,7,212. SC n 52, p.88. 32 Ibid.7,241, p.98. 33 Tertullien, La pudicit, 6,1. SC n 394, p.169. 34 Tertullien a consacr ce sujet six ouvrages intituls : Le voile des vierges, La toilette des femmes, A ma femme, Exhortation la chastet, Le

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    irrmissibles. Or les psychiques, entendez les catholiques, lui opposent la parabole des deux fils. Tertullien, le pneumatique, se lance alors dans la polmique pour confondre ses adversaires. Par ces deux fils, crit-il, les psychiques entendent les deux peuples : le peuple juif tant l'an, le peuple chrtien le cadet35. Impossible, rtorque Tertullien, les juifs ne peuvent pas dire comme le fils an qu'ils n'ont jamais transgress les ordres du pre, les prophtes affirment le contraire36. Alors faut-il inverser les rles et identifier le chrtien au fils an et le juif au fils cadet ? ... Mais, dans ce cas, c'est la conclusion qui ferait difficult. En effet, loin de s'affliger, le chrtien se rjouit de voir le juif restaur (restitutione Iudaei), car enfin toute notre esprance est lie celle que le peuple d'Isral garde pour l'avenir37. Des phrases comme celle-ci mriteraient de figurer dans une anthologie l'usage des chrtiens ! Aprs avoir invalid deux interprtations, Tertullien en propose une troisime dont le grand avantage est de montrer que les chrtiens dbauchs ne peuvent pas tre admis la pnitence, car le fils cadet de la parabole reprsente, non pas les chrtiens, mais les paens et les publicains, ces derniers tant aussi des paens ; les uns sont pcheurs de par leur profession (ex officio), les autres du fait de leur nature (ex natura) ! mais tous sont appels au baptme et non la pnitence, ce qu'il fallait dmontrer ! Quoi qu'il en soit, grce Tertullien, nous avons la certitude que l'interprtation d'Ambroise tait traditionnelle ds le

    mariage unique, La pudicit. 35 Tertullien, op. cit., 8,3., p.185. 36 Cyrille de Jrusalem fait la mme objection [PG 72, col.804]. 37 Tertullien, op. cit. 8, 8 et 9, p.185 et 187.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 56

    dbut du troisime sicle, ce qu'il fallait prouver ! Des miraculs Les miracles tiennent dans les vangiles une place au moins aussi importante que les paraboles. Malades, aveugles, sourds-muets, lunatiques, hydropiques, lpreux, paralyss, possds, hmorrosse, tous attendent leur gurison. Mais ces miracles, avant d'tre des manifestations de la puissance divine, sont d'abord une preuve messianique. Luc inaugure solennellement la prdication de Jsus Nazareth par la lecture du prophte Isae : la bonne nouvelle est annonce aux pauvres, aux captifs, aux aveugles et aux opprims [Lc 4,18]. A Jean-Baptiste Jsus fait rpondre que les aveugles, les boiteux, les lpreux et les sourds sont guris, que les morts ressuscitent et que les pauvres sont vangliss38. Cette nouvelle nomenclatura chrtienne est dsormais constitue. Allez chercher les pauvres, les estropis, les aveugles et les boiteux [Lc 14,21] est-il dit dans la parabole du Festin. Et c'est exactement les mmes que le pharisien doit inviter sa table en lieu et place de ses amis [Lc 14,13], car ils sont heureux les pauvres, les affams, ceux qui pleurent, les exclus, les proscrits et les perscuts [Lc 6,20]39. Inversement, les riches, les repus, ceux qui rient, ceux dont on dit du bien sont vous au malheur. Le

    38 Mt 11,5 citant la file Is 42,18 ; 26,19 ; 29,18 ; 35,5-6 et 61,1. 39 Les exclus, littralement lorsque les hommes vous rejettent.

  • Un homme avait deux fils

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    cantique de Marie ne dit pas autre chose : Le Tout-Puissant a lev les humbles, il a combl les affams, et les riches, il les a renvoys les mains vides [Lc 1,52]. Les rcits de miracles, les Batitudes, le Magnificat et les paraboles du Royaume sont d'une totale cohrence. La rflexion chrtienne sur ce monde l'envers o les derniers seront les premiers va se poursuivre dans l'exgse patristique avec un lyrisme et une symbolique auxquels personne ne peut rester insensible.

  • CHAPITRE VI

    LA TRADITION HERMENEUTIQUE

    Dans les chapitres prcdents nous avons essay de relire les vangiles en tenant compte du contexte historique dans lequel ils avaient t crits. Nous avons fait une place toute spciale la parabole dite de Lenfant prodigue. Or, pourrait-on objecter, cette interprtation nest que le miroir dune situation historique propre aux tout premiers sicles de lEglise ; au temps de Constantin, la Synagogue stait replie sur elle-mme depuis bien longtemps, elle ntait plus de taille lutter contre sa concurrente, et la parabole ne pouvait plus avoir la mme signification. Or, pendant des sicles, la double interprtation dAmbroise, lhistorique et la morale, est reprise inlassablement par les Pres de lEglise, non pas dans de savants ouvrages dexgse allgorique, mais dans les sermonnaires qui refltent ce

  • La tradition hermneutique

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    que lon enseignait au peuple chrtien. Du Vme

    au XIIme

    sicle, et sans doute bien au-del, cette hermneutique apparat comme fixe une fois pour toutes, tel point que les commentaires de cette parabole dont nous donnons ici quelques exemples, pourraient paratre monotones et rptitifs, si leur force et leur intrt ne rsidaient prcisment dans cette unanimit dont ils tmoignent. Et quest-ce donc que la Tradition de lEglise sinon cet accord travers les sicles ? Enfin, il faut souligner que ces textes touchent un point extrmement sensible de notre histoire religieuse, et en traitent avec une dlicatesse, une clart et un respect remarquables. Cette hermneutique traduit en images simples et lumineuses les solennelles dclarations de Paul [Rm 9-11] sur la place dIsral dans lhistoire du salut. Exgse, allgorie ou hermneutique ? Daucuns estimeront sans doute que tout cela ne prouve rien, que cette exgse allgorique nest quun chteau de cartes, une construction virtuelle qui na aucune consistance au regard de la trs scientifique exgse historico-critique. En un sens ils ont raison : cette exgse ne prouve rien, dailleurs elle nen a pas la prtention. Cest une hermneutique, une interprtation qui ne prtend pas dmontrer la vrit, mais la montrer, la glorifier, la clbrer dans le langage des images qui senchanent, se superposent, seffacent et se reconstruisent. La vrit est donne par la foi. Le reste est action de grce. Pour les Pres de lEglise

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 60

    qui, pour la plupart, taient des pasteurs, lessentiel est l. Mais, de nos jours, qui sintresse encore dans lEglise lhermneutique ? La chose est dautant plus tonnante quun mouvement inverse sest opr dans les sciences profanes, et plus prcisment dans les sciences de lhomme et du langage. Venant dun positivisme trs troit, les recherches sur le langage occupent maintenant le devant de la scne. Quil nous suffise dvoquer F. de Saussure et P. Ricoeur40 qui ont donn lhermneutique ses lettres de noblesse. Et comment ne pas citer S. Freud et J. Lacan pour lesquels le mot, limage, le rve et limaginaire sont tout ! Cependant lexgse moderne na gure t touche par ce grand courant, et les Pres de lEglise nont pas encore termin leur traverse du dsert. Mais comment imaginer que, dans lEglise, les chercheurs boudent encore longtemps un patrimoine aussi somptueux, alors que les sciences profanes leur offrent la clef pour y entrer ? Aprs ce plaidoyer, certes trop lyrique, on voudra bien lire les commentaires des Pres de lEglise sur la parabole de Lenfant prodigue avec la complicit de celui qui sest donn la peine de pntrer dans leur univers symbolique.

    40 Voir de P. Ricoeur : De l'interprtation, essai sur Freud. Paris, Seuil, 1965 ; du mme, la prface crite pour la traduction franaise du livre de R. Bultmann, intitul Jsus, mythologie et dmythologisation, Paris, Seuil, 1968, p.9 12.

  • La tradition hermneutique

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    Augustin (+ 430) On ne stonnera pas de trouver Augustin suivre linterprtation dAmbroise, puisquil avait t son auditeur :

    Le fils an qui pendant ce temps nest point all dans une

    rgion lointaine, mais nest cependant pas dans la maison,

    reprsente le peuple dIsral. Il est dans les champs, cest--dire

    quil est tout entier aux oeuvres de la terre, dans le riche

    hritage de la loi et des prophtes, et dans toutes sortes

    dobservations juridiques. ... Lindignation du peuple dIsral

    dure encore, et il ne veut pas entrer. Mais lorsque la plnitude

    des nations sera entre dans lEglise, le Pre sortira dans le

    temps opportun, afin que tout Isral soit sauv. Ce peuple est

    tomb en partie dans laveuglement, figur par labsence du fils

    an dans les champs, jusqu ce que le plus jeune revienne

    pleinement de ses longs garements au milieu de lidoltrie des

    nations, pour manger le veau gras. Les Juifs, en effet, seront un

    jour ouvertement appels au salut qui vient de lEvangile ; et

    cette vocation manifeste nous est ici reprsente par la sortie

    du pre qui vient prier son fils an dentrer41.

    Certains qualifieront cette interprtation dallgorique. Pour eux la parabole se rduit trois quations : Le pre = Dieu

    41 Augustin, in Luc 33,6 et 7, cit par F. Lovsky, dans Lantismitisme chrtien, p.104.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 62

    Lan = Isral ou les pharisiens. Le cadet = LEglise ou les pcheurs. Ils sinterdisent toute autre similitude. Nest-ce pas nier le gnie propre de la parabole qui fait appel limagination et qui est aux antipodes de la pense abstraite, voire mathmatique. Le commentaire dAugustin est lexacte traduction en images des chapitres 9 11 de lptre aux Romains ; on ne saurait trouver paralllisme plus troit entre lexpos de Paul et la parabole interprte par Augustin. Pierre Chrysologue (V

    me sicle)

    Pierre Chrysologue, vque de Ravenne, commence ainsi une srie de cinq sermons sur la parabole de Lenfant prodigue :

    Aujourdhui le Seigneur appelle le pre et ses deux fils

    pour nous les prsenter afin de dcouvrir au travers dune belle

    image figurative la grande rvlation de sa bont, la cruelle

    jalousie du peuple juif et le retour du peuple chrtien dans une

    attitude de suppliant42.

    Aprs avoir dvelopp longuement le sens historique de la parabole, cest--dire lhistoire elle-mme, lvque de Ravenne se propose dexposer le sens mystique : 42 Pierre Chrysologue, Sermon 1. PL 52, col.183,A.

  • La tradition hermneutique

    63

    Il a deux fils. Evidemment il sagit des deux peuples, le juif

    et les gentils. Mais la prudence de la Loi a fait que le Juif est

    lan, et la sottise du paganisme a valu aux gentils dtre le

    cadet43.

    Mais Dieu le Pre a permis que le Gentil ait faim pour que

    loccasion de lerreur devienne la raison de son salut : en effet

    cest ainsi que le Pre a laiss le Juif sans le perdre, et quil a

    laiss le gentil souffrir de la faim pour quil revienne. Alors il

    revient vers le Pre et scrie : Pre jai pch contre le ciel et

    contre toi. Aprs le retour du plus jeune vers la maison du Pre,

    cest la voix quotidienne de lEglise qui proclame appeler Dieu

    Pre, lorsquelle dit : Notre Pre qui es aux cieux, jai pch

    contre le ciel et contre toi. Il a pch contre le ciel lorsquil

    blasphmait en faisant dieux le soleil, la lune et les toiles, et

    quil profanait ceux-ci en les adorant44.

    Le frre an, le fils an qui vient des champs, cest le

    peuple de la Loi. Il entend dans la maison du pre la

    symphonie, il entend les choeurs, et il ne veut pas entrer. Nous

    voyons ceci de nos yeux tous les jours. En effet le juif vient la

    maison du Pre, cest--dire vers lEglise. Il reste dehors par

    jalousie, il entend rsonner la cithare de David, il entend la

    symphonie faite de laccord des prophtes, il entend les

    choeurs de lassemble varie des peuples, et il ne veut pas

    entrer, se tenant dehors par jalousie. Au moment mme o il

    condamne et repousse avec horreur son frre paen cause de

    ses moeurs dautrefois, lui-mme refuse les bonts paternelles,

    43 Ibid. Sermon 5. PL 52, col.197,B. 44 Ibid. Sermon 5. PL 52, col.199,B.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 64

    lui-mme sexclut des joies paternelles45.

    On aura remarqu que le commentaire de lvque de Ravenne est trs proche de celui de lvque de Milan. Rien dtonnant cela. Cette exgse est classique, ou plus exactement traditionnelle ; nous sommes l au plus prs de lesprit vanglique qui refuse quiconque de se croire suprieur aux autres, car tous sont pcheurs. Nous sommes trs loin des Contra Judaeos, ces crits polmiques qui veulent absolument convaincre ladversaire en laccablant de citations bibliques diverses et varies. La parabole des deux fils est dune telle pertinence quelle ne peut donner lieu aucun drapage dagressivit et dintolrance. Dailleurs, comme toujours, lhistoire peut se retourner contre ceux qui seraient tents de lutiliser comme un rquisitoire contre les juifs. Il suffit de lire la parabole avec les yeux du moraliste. Alors tout le monde se retrouve sur le banc des accuss, car cest linfme jalousie qui fait les meurtriers, les juifs comme les chrtiens. Ainsi cette parabole devient un jeu de rle dans lequel chaque acteur doit jouer les deux personnages successivement. Nous retrouvons l cette logique vanglique qui brouille toujours les cartes de la logique humaine, car Les premiers seront les derniers. Laphorisme sapplique aussi bien aux juifs quaux chrtiens. Pierre Chrysologue, comme son confrre de Milan, interpelle vigoureusement ses auditeurs qui pourraient tre tents de se donner le beau rle, celui du cadet, alors que la jalousie, interprte par le fils an, les menace galement : 45 Ibid. Sermon 5. PL 52, col.201,A.

  • La tradition hermneutique

    65

    Au commencement la jalousie a chass et prcipit du ciel

    le dmon lui-mme. La jalousie a exclu du paradis le premier

    homme de notre race. La jalousie a spar de la maison

    paternelle ce frre an. La jalousie a arm la descendance

    dAbraham, le peuple saint, pour le meurtre de son Auteur, pour

    la mort de son Sauveur ... Si donc nous voulons mriter la gloire

    cleste, possder la batitude du paradis et habiter la maison du

    Pre ternel, si nous voulons ne pas tre considrs comme des

    meurtriers des biens clestes, chassons par une foi vigilante et

    la lumire de lesprit linfme jalousie, repoussons ses

    embches et faisons la taire par toutes les armes clestes parce

    que lamour nous unit Dieu, de mme que la jalousie nous en

    spare46.

    Grgoire le Grand (+ 604)

    Les Morales sur Job sont des confrences monastiques donnes Constantinople par Grgoire, entre 579 et 585. Dans son commentaire, il ne parle pas de la parabole de Lenfant prodigue, mais, au dtour dun verset du Livre de Job, il reprend les mmes images, les mmes personnages, et surtout la mme signification symbolique, savoir la place des Juifs et des chrtiens dans lhistoire du salut. On voudra bien excuser ce grand pape dtre un champion de lallgorie ; limportant pour 46 Ibid. Sermon 4. PL 52, col.194,B.

  • Juifs et chrtiens au temps de la rupture 66

    nous est de trouver, sous lcorce de ce genre littraire, le fruit qui, seul, est bon manger. Or, lit-on au chapitre premier du Livre de Job, un jour que les fils et les filles de Job mangeaient et buvaient du vin

    dans la maison de leur frre an ... Il nen faut pas plus Grgoire pour dvelopper le thme bien connu des deux fils :

    Les fils et les filles du bienheureux Job figuren