De l_art de dire des conneries - HG Frankfurt.pdf

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  • HARRY G. FRANKFURT

    DE LART DE DIRE DES CONNERIES

    (On Bullshit)

    Traduit de lamricain par Didier Sncal

  • Joan, en toute sincrit

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    Avis au lecteur

    Le mot bullshit, dusage extrmement courant dans la langue anglaise, recouvre un champ lexical sans quivalent en franais. Pour traduire cette merde de taureau argotique sur laquelle Harry G. Frankfurt btit son raisonnement philosophique, il faut donc recourir plusieurs mots. Disons que bullshit se situe mi-chemin entre baratin et connerie (employ de prfrence au pluriel, comme dans les expressions cest des conneries ! et raconter des conneries ) ; quant aux bullshitters qui peuplent ce petit livre, ce sont des baratineurs doubls de dconneurs . Sans cette distorsion formelle, le traducteur serait condamn trahir lesprit dun auteur qui, comme tous les humoristes anglo-saxons, nest jamais aussi srieux que lorsquil dconne.

    Le traducteur.

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    Avant-propos de lauteur ldition franaise

    Jai crit cet essai en 1984 ou 1985. lpoque, jenseignais la philosophie luniversit de Yale et jtais fellow du Whitney Humanities Center. Lappartenance cette socit savante mamenait rencontrer rgulirement les autres membres issus de disciplines trs varies afin daborder des sujets prsentant un intrt commun. Chaque fellow devait fournir un chantillon de son travail lors dune de ces sances de discussion. Cest pour macquitter de cette obligation que jai rdig mon essai sur lart de dire des conneries.

    Lorsque jai prsent mon texte, mes collgues lont considr (conformment mon attente) comme un travail srieux danalyse philosophique et sociale. Personne na sembl y voir une entreprise frivole ou humoristique. La seule raction explicite dont je me souvienne est celle dun fellow (physicien de son tat) particulirement sensible au fait que le corps professoral de Yale comptait alors dans ses rangs Jacques Derrida et plusieurs autres ttes de file du postmodernisme. Le fait que mon essai ait t crit Yale lui semblait fort appropri car, selon ses propres mots, Yale, aprs tout,

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    est la capitale mondiale du baratin .

    Certains passages situs la fin du texte font rfrence aux ides postmodernes, mais je nai jamais eu lintention dattaquer le postmodernisme en particulier. Je me suis simplement efforc de comprendre ce que je voulais dire chaque fois que je manifestais mon opposition ou mon ddain lgard de quelque chose en le qualifiant de conneries une raction irrflchie dont jtais assez coutumier. Jtais donc m par le dsir philosophique classique, qui remonte au moins aux dialogues platoniciens, de clarifier certains concepts auxquels on a souvent recours pour dcrire le comportement humain.

    Cet essai a t publi pour la premire fois en 1986 dans la revue littraire Raritan, sous une forme identique celle de la prsente dition. Au cours des annes, il est parvenu sur plusieurs sites Internet (sans que jy sois pour rien) et a suscit bon nombre de commentaires favorables. Cet accueil a incit Ian Malcolm, mon diteur chez Princeton University Press, me suggrer den faire un petit volume. Lorsque je lui ai object que le texte tait trop court, il ma rpondu : On peut jouer sur les marges, sur les polices de caractres et sur la taille des pages. Son intuition selon laquelle un tel livre pouvait trouver un public significatif sest avre extraordinairement prophtique. Quoi quil en soit, le voici entre vos mains.

    Harry G. Frankfurt, aot 2005.

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    DE LART DE DIRE DES CONNERIES

    Lun des traits les plus caractristiques de notre culture est lomniprsence du baratin. Chacun dentre nous en est conscient et y a sa part de responsabilit. Mais nous avons tendance considrer cette situation comme naturelle. La plupart des gens ont confiance dans leur aptitude reprer le baratin et viter den tre dupes. Aussi ce phnomne soulve-t-il fort peu dinquitudes et na-t-il gure suscit dtudes approfondies.

    Ds lors nous avons du mal apprhender clairement ce quest le baratin, pourquoi il est aussi rpandu et quelles fonctions il remplit. Il nous manque galement une approche consciente de ce quil signifie pour nous. En dautres termes, nous ne disposons daucune thorie. Je me propose donc dengager un travail dexplication thorique du baratin, en suivant avant tout les dmarches exploratoires de lanalyse philosophique.

    Je laisserai de ct les us et les abus rhtoriques du baratin. Mon objectif se rsume baucher une dfinition

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    du baratin et montrer en quoi il diffre de certaines notions voisines autrement dit dcrire plus ou moins sommairement ses structures conceptuelles.

    Toute tentative visant dterminer logiquement les conditions ncessaires et suffisantes lmergence du baratin est voue un certain arbitraire. Dabord, les mots baratin et conneries sont souvent employs de manire peu rigoureuse comme des termes insultants et dnus de signification prcise. Ensuite, le phnomne revt de telles proportions que toute analyse tranchante et perspicace risque de mutiler ce concept la manire de Procuste. Il doit nanmoins tre possible de dire certaines choses, sinon dcisives, du moins utiles. Aprs tout, personne na encore essay de poser les questions les plus lmentaires relatives au baratin, et a fortiori dy rpondre.

    Pour autant que je sache, le sujet na inspir quun trs petit nombre de travaux. Je nai pas cherch tablir de bibliographie, faute dabord de savoir comment my prendre. Bien entendu, les dictionnaires possdent une entre pour le mot conneries , et ils dtaillent certaines acceptions varies et pertinentes du mot con et de ses drivs. Je reviendrai le moment venu sur certaines de ces dfinitions. Autre source prcieuse : lessai qui donne son titre The Prevalence of Humbug (Prdominance de la fumisterie) de Max Black1. Je me demande jusqu quel point les mots fumisterie et conneries se recoupent. Bien sr, ils ne sont pas interchangeables volont ; il est vident quon les utilise dans des contextes diffrents. Mais ces diffrences me semblent ressortir davantage au degr de politesse et dautres paramtres rhtoriques qu ce qui mintresse le plus, savoir leur sens littral. Il est plus courtois, et plus mesur, de scrier : Quelle

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    fumisterie ! plutt que : Cest des conneries ! Dans le cadre de ce travail, je partirai du principe que les deux mots sont trs voisins.

    Black propose toute une srie de synonymes de fumisterie : charlatanisme, blague, btise, balivernes, boniment, foutaise, blablabla, sornettes. Cette liste dquivalents plus ou moins pittoresques napporte pas grand-chose. Mais Black tente aussi dtablir plus directement la nature de la fumisterie et propose la dfinition suivante :

    FUMISTERIE : reprsentation dforme, trompeuse, presque mensongre, de ses penses, de ses sentiments ou de son comportement, en gnral par le biais de termes prtentieux ou dattitudes ostentatoires2.

    On pourrait reprendre une formulation trs similaire pour noncer les caractristiques essentielles du baratin. En guise de prliminaire une approche personnelle de ces caractristiques, je vais maintenant commenter les diverses composantes de la dfinition de Black.

    Reprsentation dforme, trompeuse : cela sonne comme un plonasme. Black considre sans aucun doute la fumisterie comme un acte destin tromper, et il exclut toute possibilit quelle puisse induire en erreur par inadvertance. Autrement dit, il sagit dune reprsentation dlibrment dforme. Si les ncessits conceptuelles nous amnent envisager lintention de tromper comme un trait permanent de la fumisterie, il faut en dduire que la notion mme de fumisterie dpend au moins en partie de ltat desprit de son auteur. La notion de fumisterie nest donc pas uniquement lie son contenu. De ce point

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    de vue, la notion de fumisterie est similaire la notion de mensonge, laquelle ne se confond pas seulement avec le caractre erron de laffirmation prononce par le menteur, mais exige que ce dernier lait formule dans un certain tat desprit savoir dans le but de tromper.

    Il reste dterminer si des traits essentiels de la fumisterie ou du mensonge peuvent tre indpendants des intentions ou des convictions de leur auteur, ou bien si au contraire nimporte quelle dclaration pour peu que celui qui la fait se trouve dans un certain tat desprit peut vhiculer une fumisterie ou un mensonge. Quelques dfinitions du mensonge impliquent la formulation dune contre-vrit ; pour dautres, un individu peut mentir mme si ce quil dit est vrai, du moment quil est persuad que cest faux et quil est m par lintention de tromper. Quen est-il alors de la fumisterie et du baratin ? Nimporte quelle dclaration mrite-t-elle dtre qualifie de fumisterie ou de baratin pour peu que son auteur soit dans ltat desprit de tromper, ou bien cette dclaration doit-elle aussi prsenter certaines caractristiques particulires ?

    Presque mensongre : cette prcision implique que la fumisterie possde quelques traits caractristiques du mensonge, et quil lui en manque dautres. Mais lvidence la question ne se limite pas cela. En effet, toute utilisation du langage sans exception prsente un ou plusieurs traits caractristiques du mensonge ne serait-ce que le simple fait dtre une forme dexpression. Cependant, il serait srement incorrect de qualifier toute utilisation du langage de presque mensongre. La dfinition de Black voque une sorte de continuum, dans lequel le mensonge occuperait un segment particulier, tandis que la fumisterie serait cantonne un segment

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    antrieur. Mais de quel type de continuum sagit-il o lon rencontrerait la fumisterie avant le mensonge ? Il sagit en effet de deux modes de reprsentation dforme. premire vue, nanmoins, il nest pas facile denvisager les nuances qui les sparent comme des diffrences de degr.

    En gnral par le biais de termes prtentieux ou dattitudes ostentatoires : il y a ici deux points relever. Primo, Black dfinit la fumisterie comme une forme de langage, mais aussi comme une forme de comportement ; elle peut tre accomplie soit en paroles, soit en actes. Secundo, lemploi de la locution adverbiale en gnral montre que Black ne considre pas la prtention comme une caractristique essentielle, ni mme vraiment indispensable, de la fumisterie. Il est indubitable que la fumisterie saccompagne souvent de prtention. En ce qui concerne les conneries, on notera que lexpression conneries prtentieuses constitue presque un clich. Mais jai tendance penser que lorsque les conneries deviennent prtentieuses, cest parce quelles sont motives par la prtention, et non pas du fait dun lment constitutif de leur essence. Selon moi, le fait quun individu se comporte de manire prtentieuse nimplique pas que ses dclarations soient automatiquement des conneries. Bien sr, cela explique souvent sa propension profrer des conneries. Mais il ne faudrait pas en conclure que les conneries sont toujours motives par la prtention.

    Reprsentation dforme [ ] de ses penses, de ses sentiments ou de son comportement : cette assertion selon laquelle lauteur dune fumisterie se trompe lui-mme soulve plusieurs questions capitales. Dabord, un individu qui recourt une dformation dlibre, et ce quel quen soit lobjet, dforme obligatoirement son

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    propre tat desprit. Il est bien entendu possible de ne dformer que son tat desprit par exemple en prtendant prouver un dsir ou un sentiment alors quil nen est rien. Mais supposons quun individu donne une reprsentation dforme dautre chose, soit par le biais dun mensonge, soit de toute autre faon. Dans ce cas, la dformation affecte au moins deux choses : le sujet auquel il se rfre dans son discours et de manire invitable son tat desprit. Ainsi, une personne qui ment sur la somme dargent qui se trouve dans sa poche donne une reprsentation dforme de la somme dont elle dispose tout en faisant semblant dy croire. Si le mensonge fonctionne, sa victime sera doublement abuse, puisquelle aura une image fausse de largent qui se trouve dans la poche du menteur et de ltat desprit de ce dernier.

    Cependant, il est peu vraisemblable que Black ait voulu placer au cur de toute fumisterie ltat desprit de son auteur. Aprs tout, rien nempche lentre en jeu dautres facteurs. Black veut sans doute dire qu lorigine une fumisterie ne vise pas donner sa victime une ide fausse du sujet en question, mais plutt linduire en erreur sur les arrire-penses de son auteur. Le but de toute fumisterie est de produire cette impression trompeuse.

    Le raisonnement de Black tant dsormais clarifi, il devient possible davancer une hypothse expliquant pourquoi il qualifie la fumisterie de presque mensongre . Si je vous mens sur la somme dargent dont je dispose, je ne profre aucune assertion explicite relative mes convictions. Bien que mon mensonge implique une reprsentation dforme de mon tat desprit, celle-ci demeure distincte de la fausse estimation

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    de ce que jai en poche, et il ny a donc pas de mensonge proprement parler. En effet, je ne prends pas ouvertement position sur ce que jai en tte. De mme, si je dclare : Jai vingt dollars sur moi , cela nimplique en aucune faon que je nourrisse telle ou telle conviction. Nanmoins, une telle affirmation vous autorise porter un jugement sur ce que jai en tte. Elle vous fournit en particulier une base raisonnable pour supposer que je crois vraiment avoir vingt dollars en poche. Mon mensonge tend donc vous induire en erreur, mme sil ne sapplique pas directement mon tat desprit. De ce point de vue, il nest pas abusif destimer que je prsente ma propre conviction de manire presque mensongre .

    Rien de plus facile que de trouver des situations familires qui viennent confirmer la dfinition de la fumisterie selon Black. Songez ces orateurs qui tiennent des discours ampouls, lors de la fte nationale du 4 Juillet, sur notre grand pays bni de Dieu, dont les Pres fondateurs, guids par un souffle divin, offrirent un nouveau dpart lhumanit tout entire . Il sagit lvidence dune fumisterie. Si lon sen rfre la dfinition de Black, un tel orateur ne ment pas. Il mentirait sil cherchait transmettre son public des opinions quil considrerait comme errones propos du caractre sacr des tats-Unis dAmrique, de linspiration divine des Pres fondateurs ou de leur capacit offrir un nouveau dpart lhumanit tout entire. Or lorateur se soucie fort peu de ce que ses auditeurs pensent des Pres fondateurs ou du rle de Dieu dans lhistoire amricaine. En tout cas, ce nest pas leur opinion sur ces sujets qui a motiv son discours.

    lvidence, si ce type de discours grandiloquent

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    constitue une fumisterie, ce nest pas parce que lorateur considre ses propres affirmations comme fausses. La dfinition de Black suggre plutt quil les prononce pour donner une certaine ide de lui-mme. Il nessaie pas de tromper qui que ce soit propos de lhistoire des tats-Unis. Ce qui lintresse, cest ce que les gens pensent de lui. Il veut tre considr comme un patriote, comme un homme dont le cur et lesprit se nourrissent des origines et de la mission de notre nation, comme une personne attache aux vertus de la religion et la grandeur de notre histoire, tout en restant humble devant Dieu, et ainsi de suite.

    La manire dont Black dfinit la fumisterie semble donc correspondre merveille certaines conneries exemplaires. Nanmoins, je ne crois pas que cette approche permette de saisir correctement le caractre fondamental du baratin. Certes, on peut dire que le baratin, tout comme la fumisterie, est presque mensonger, et que, dune certaine faon, ceux qui le profrent donnent deux-mmes une reprsentation dforme. Mais, sur ces deux points, Black tire ct de la cible. prsent, je vais mefforcer dbaucher une analyse plus prcise des caractristiques centrales du baratin en mappuyant sur quelques lments de la biographie de Ludwig Wittgenstein.

    Celui-ci a dit un jour que ces vers de Longfellow auraient pu lui servir de devise3 :

    Les btisseurs dautrefoisExcutaient de leur mieuxLes dtails que lon ne voit,Car les dieux sont en tout lieu.

    Le sens de ces quatre vers est trs clair. Jadis, les artisans ne lsinaient pas sur leur peine. Ils travaillaient

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    avec soin, et leur zle sappliquait tous les aspects de leur ouvrage. Chaque composante du produit fini tait conue au pralable, puis dessine et labore exactement selon le plan initial. Lautodiscipline et le srieux de ces artisans ne se relchaient pas, mme lgard des dtails qui demeureraient invisibles. Personne naurait rien remarqu, mais leur conscience le leur aurait reproch. Pas question, donc, de sabriter derrire la rgle du ni vu ni connu. On pourrait presque dire quavec eux les conneries navaient pas cours.

    Il peut tre tentant dtablir une analogie entre le baratin et le travail mal fichu et bcl. Mais dans quelle mesure ? Le baratin est-il toujours le fruit dune attitude nonchalante, ngligente, brouillonne, aux antipodes du soin mticuleux apport aux dtails quvoque Longfellow ? Le baratineur est-il par essence un abruti doubl dun lourdaud, condamn par l mme merdoyer ? Le mot merde sapplique ici parfaitement. Un excrment, en effet, nest ni conu ni fabriqu, mais simplement largu ou coul. Il peut avoir une forme plus ou moins cohrente, mais dans tous les cas de figure il nest jamais labor.

    La notion de baratin soigneusement labor implique donc une certaine contrainte personnelle. Pour porter de lattention aux dtails, il faut de la discipline et de lobjectivit, ce qui sous-entend le respect de rgles et de limites visant bannir la ngligence, le coup de tte et le caprice. Cest ce dvouement dsintress qui nous parat rigoureusement incompatible avec le baratin. Mais, en fait, tout rapprochement nest pas exclu, loin de l. Le domaine de la publicit, celui des relations publiques, et celui de la politique, aujourdhui troitement li aux deux prcdents, abondent en conneries si totales et absolues

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    quelles constituent de vritables modles classiques de ce concept. Or ces activits emploient des spcialistes dune extrme sophistication qui laide doutils technologiques perfectionns et trs exigeants du genre tudes de march, sondages dopinion, tests psychologiques, etc. se consacrent sans relche ciseler chaque mot et chaque image de leurs messages.

    cela il convient dajouter la remarque suivante : quelle que soit la conscience professionnelle du baratineur, il est indniable que celui-ci cherche aussi se librer de quelque chose. Il y a sans doute dans son travail, comme dans celui de lartisan ngligent, une sorte de relchement qui refuse ou lude les exigences dune discipline austre et dsintresse. Bien entendu, on ne peut pas mettre ce relchement sur le mme plan que la simple nonchalance ou que le manque dattention aux dtails. Jessaierai le moment venu danalyser ce point avec davantage de prcision.

    Wittgenstein a ddi une bonne part de ses investigations philosophiques identifier et combattre ce quil considrait comme des formes insidieuses et perturbatrices de labsurde. Il en tait de mme, semble-t-il, dans sa vie prive, comme le rvle une anecdote rapporte par Fania Pascal, qui le frquenta Cambridge dans les annes 1930:

    Je mtais fait oprer des amygdales et passais mon temps mapitoyer sur mon sort la clinique Evelyn. Wittgenstein vint me rendre visite. Je ronchonnai : Je me sens comme un chien qui vient de se faire craser. Alors il me rpondit avec dgot : Vous ignorez ce que ressent un chien qui vient de se faire craser4.

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    Qui sait en fait ce qui sest rellement pass ? Il serait extraordinaire, presque incroyable, que quelquun conteste srieusement la restitution par Fania Pascal de ses propres mots. Sa manire dexprimer ce quelle ressent est si innocente, si proche de lexpression populaire malade comme un chien quelle naurait jamais d susciter une raction aussi violente que le dgot. Si une telle comparaison est juge offensante, alors nimporte quelle tournure image, nimporte quelle forme de langage allusive peut produire le mme effet.

    Il est donc possible que les choses ne se soient pas droules exactement comme le raconte Fania Pascal. Peut-tre Wittgenstein a-t-il voulu plaisanter, sans que son intention soit bien comprise. Il voulait seulement critiquer son ton plaintif au moyen dune petite hyperbole, et elle a mal interprt sa rflexion. Elle a cru que sa comparaison lavait mis en colre, alors quil tentait simplement de lui remonter le moral en feignant dtre irrit ou en la taquinant. Dans ce cas, lincident na plus rien de bizarre ni dincroyable.

    Mais si Fania Pascal ne sest pas aperue que Wittgenstein lasticotait, il nest pas totalement exclu quen fin de compte il ait t srieux. Elle le connaissait bien et savait quoi sattendre de sa part ; elle savait comment ragir face certains de ses comportements. Il est probable que la faon dont elle a compris ou dont elle sest mprise sur sa rplique cinglante ntait pas en complte opposition avec sa vision du personnage. Nous sommes donc autoriss supposer que, mme si son rcit ne restitue pas strictement lintention de Wittgenstein, il est assez fidle lide quelle se faisait de lui. Pour les besoins de mon raisonnement, je partirai du principe que Fania Pascal est digne de crdit lorsquelle dcrit la

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    raction ridicule de Wittgenstein en prsence de tournures de langage images ou allusives.

    quoi le Wittgenstein quelle met en scne soppose-t-il ? Admettons quil ait eu raison dun point de vue factuel : savoir que Fania Pascal ignore ce que ressentent les chiens crass. Pour autant, cela ne signifie pas que sa remarque soit un mensonge. Elle mentirait si, au moment de faire cette dclaration, elle avait conscience dprouver un rel bien-tre. Car, mme si sa connaissance de lexistence canine est trs limite, elle se rend compte lvidence quun chien cras ne se sent pas en pleine forme. Si elle avait prouv du bien-tre, elle aurait menti en prtendant se sentir comme un chien qui vient de se faire craser .

    Wittgenstein ne laccuse pas de mensonge, mais dune autre sorte de reprsentation dforme de la ralit. Elle compare ses sensations celles dun chien cras, alors que celles-ci ne lui sont pas familires. Bien sr, elle na nullement limpression de profrer une absurdit, et on ne peut pas lui reprocher un quelconque charabia. Elle sait que ses paroles sont tout fait comprhensibles. En outre, les sensations auxquelles sa phrase se rfre ne lui sont pas trangres : elles sont indsirables, dsagrables, ce sont de mauvaises sensations. Le problme, dans son affirmation, cest quelle ne se limite pas exprimer le fait quelle se sent mal. Elle dcrit son malaise de manire trop spcifique, trop particulire. Elle ne se contente pas de dire quelle nest pas en forme, elle estime ncessaire de prciser quelle se sent comme un chien cras. Si lon en juge par la rplique de Wittgenstein telle quelle la rapporte, cette comparaison est ses yeux du pur baratin.

    Si nous admettons que Wittgenstein a vraiment considr la dclaration de Fania Pascal comme un

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    exemple de baratin, pourquoi cette phrase la-t-elle frapp comme tel ? Parce que, selon moi, il la juge dconnecte de tout souci de vrit je mexprime pour linstant de faon approximative. Cette faon de parler est incompatible avec le travail de description de la ralit. Cest tout juste si Fania Pascal a une vague ide de ce que peut ressentir un chien cras. Par consquent, son affirmation est le fruit de son imagination. Soit elle la invente de toutes pices, soit elle la rpte btement, au mpris de la ralit des faits.

    Wittgenstein la rprimande cause de cette btise. Ce qui le dgote, cest que Fania Pascal ne se soucie mme pas de savoir si sa dclaration repose ou non sur une vrit. Il est trs probable quil ne sagit que dune tentative maladroite pour sexprimer de manire pittoresque, ou bien pour manifester son entrain et sa bonne humeur. Et lvidence la raction de Wittgenstein telle quelle la rapporte est aussi ridicule quintolrante. Mais cette raction sexplique de manire trs claire : il adopte cette attitude parce quil estime la comparaison irrflchie et dnue de tout respect envers la ralit des faits. Il reproche Fania Pascal de ne pas excuter de son mieux les dtails que lon ne voit . Elle a ouvert la bouche sans stre donn la peine de vrifier la vracit de ses dires.

    lvidence, ce qui trouble Wittgenstein, ce nest pas le fait que Fania Pascal ait dcrit ses sensations de faon errone. Ni mme qu elle ait pch par manque dapplication. Son relchement, ou son manque de soin, ne consiste pas avoir profr une chose inexacte par inadvertance ou du fait dun instant de ngligence ou dinattention alors quelle sefforait dtablir la vrit. Aux yeux de Wittgenstein, Fania Pascal a voulu dcrire

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    son tat desprit sans se soumettre aux contraintes indispensables pour quiconque sefforce de donner une reprsentation exacte de la ralit. Sa faute nest pas davoir chou fournir une description authentique, mais de ne pas mme avoir essay.

    Wittgenstein y attache beaucoup dimportance, car, tort ou raison, il prend au srieux ce quelle lui dit, comme si sa dclaration avait pour but de lui apporter des informations sur la manire dont elle se sent. ses yeux, elle devrait placer au premier rang de ses priorits la distinction entre le vrai et le faux, alors quelle ny accorde pas la moindre attention. Cest en ce sens que laffirmation de Fania Pascal est dconnecte de tout souci de vrit : elle ne sintresse pas lauthenticit de ce quelle dit. Voil pourquoi on ne peut pas considrer quelle mente ; comme elle ne prtend pas connatre la vrit, elle ne peut pas profrer dlibrment une contre-vrit. Sa dclaration nest fonde ni sur la conviction de dire vrai ni, comme cest le cas de tout mensonge, sur celle de proclamer des choses fausses. Pour moi, cette absence de tout souci de vrit, cette indiffrence lgard de la ralit des choses constituent lessence mme du baratin.

    Je vais maintenant me tourner vers certaines rubriques des dictionnaires (soigneusement slectionnes) afin de clarifier la nature du baratin. lire les dfinitions de mots tels que dconner, dconnage ou dconnade, on pourrait croire que ce type dactivits ne concerne que le sexe masculin. Cela me semble faux. Mme sil est exact que les participants aux parties de dconnade sont en gnral des hommes, on aurait tort de considrer ces dernires comme de simples conversations informelles entre mles de mme que le caquetage ne se rsume pas une conversation informelle entre femmes.

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    Il est indniable que les traditionnelles soires entre filles runissent plus ou moins exclusivement des individus de sexe fminin : ce terme fait aussi rfrence au type de conversations menes en de telles occasions. Pour ma part, je caractriserai les parties de dconnade de la manire suivante : mme si les discussions sont animes et pleines de sens, dun certain point de vue elles demeurent pas srieuses , pour de rire .

    Les sujets les plus frquemment abords touchent des aspects de la vie trs personnels et chargs en motion, tels que la religion, la politique ou le sexe. Les gens rechignent dordinaire aborder ouvertement ce genre de thmes parce quils redoutent quon les prenne au srieux. Dans une partie de dconnade, les participants font les cons, cest--dire quils ont tendance adopter des positions et des attitudes varies, de faon scouter eux-mmes noncer des ides inhabituelles et observer la raction des autres, sans devoir pour autant sengager personnellement : il est entendu par tous les dconneurs que les opinions affiches ne refltent pas ncessairement les convictions profondes ni les sentiments des orateurs. Limportant, cest de permettre la fois une extrme franchise et une approche exprimentale, voire aventureuse, des sujets abords. Des dispositions sont donc prises pour autoriser une certaine irresponsabilit, de manire que les gens se sentent encourags dire ce quils ont sur le cur sans craindre dventuelles consquences.

    Autrement dit, chaque dconneur sait que personne nira simaginer quil sexprime du fond du cur ou quil croit dur comme fer ce quil raconte. Le but de la dconnade nest pas dchanger des convictions. Par consquent, le lien tacite qui unit dordinaire ce que les

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    gens disent ce quils pensent est provisoirement rompu. Les propos tenus lors dune partie de dconnade diffrent du baratin classique dans la mesure o personne ne fait semblant de croire que ce lien est toujours en vigueur. Mais ils se rapprochent du baratin par leur relative libert vis--vis du souci de vrit. Cette proximit est dailleurs suggre par lexpression dconner pleins tubes, dont limage de rfrence rejoint dune certaine faon celle du verbe merdoyer.

    On retrouve un thme voisin dans les dictionnaires avec la dfinition dune forme trs spcifique de conneries, les conneries militaires : Corves et rituels inutiles, discipline excessive, cirage maniaque des brodequins et autres gaiets de lescadron. Le mot conneries sapplique ici des tches absurdes, en ce sens quelles nont plus aucun rapport avec lintention affiche lorigine ou avec la justification premire de telles activits. Le cirage des souliers et les chinoiseries administratives napportent aucune contribution palpable aux buts rels des responsables militaires ou politiques, bien quils soient imposs la troupe par des cadres qui se prtendent entirement dvous laccomplissement de ces buts. Les corves et rituels inutiles propres aux conneries militaires sont donc aussi dconnects des motifs qui les lgitiment que les dclarations des dconneurs le sont de leurs convictions profondes, ou que les conneries en gnral du souci de vrit.

    Le mot baratin possde aussi une acception plus large et plus familire que lon retrouve dans la dfinition suivante : Paroles ou crits insignifiants, de mauvaise foi ou mensongers ; absurdits. Puisque le baratin nest pas obligatoirement dnu de sens ni drisoire, les termes

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    insignifiants et absurdits , en dpit de leur caractre assez vague, me semblent manquer de pertinence. La mauvaise foi et le mensonge sont plus justes, mais ces termes demandent tre prciss5. La rubrique qui nous intresse ici propose en outre deux dfinitions complmentaires :

    1. Paroles vaines, hors de propos ; du vent .2. Mot familier signifiant un mlange de poudre aux yeux, d'pate, de vent et de ce qu'il est convenu d'appeler amuser la galerie .

    Lexpression hors de propos est assez adquate, mais trop vague et de porte trop gnrale. Elle couvre les simples digressions et les dveloppements hors sujet involontaires, qui ne sont pas toujours des exemples de baratin. De plus, dire que le baratin est hors de propos ne donne aucune information sur la nature de son rel propos. La rfrence au vent , contenue dans les deux dfinitions, nous aide davantage.

    Quand nous disons dun discours que cest du vent , nous signifions que rien dautre ne sort de la bouche de lorateur. Une simple vapeur. Ses paroles sont creuses, sans substance ni contenu. Par l mme, son maniement du langage nest daucune utilit pour le but quil prtend servir. Lorateur ne communique pas plus dinformations que sil stait content dexpirer lair de ses poumons. Il existe des similitudes, soit dit en passant, entre le vent et lexcrment qui font du vent un excellent quivalent aux conneries. De mme que le vent est un discours vid de tout contenu informatif, de mme lexcrment est une matire dbarrasse de tout principe nutritif. On peut considrer lexcrment comme le cadavre de laliment,

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    comme ce qui reste une fois puiss les lments vitaux de la nourriture. De ce point de vue, lexcrment est une reprsentation de la mort que nous produisons nous-mmes, et que nous ne pouvons nous empcher de produire au cours du processus dautoprservation de la vie. Cest peut-tre parce quil rend la mort si proche quil nous rpugne autant. En tout cas, il nest pas plus utile lalimentation que le vent ne lest la communication.

    Nous allons maintenant nous intresser ces trois vers extraits du Canto LXXIV dEzra Pound :

    H Snag quest-ce quy a dans la bibl ?

    Cest quoi les livres de la bible ?

    Comment quy sappellent, mraconte pas de conneries6.

    On relve ici une exigence de vrit. Linterlocuteur sest lvidence targu de connatre la Bible ou du moins de se soucier de son contenu. La personne qui parle souponne son discours de ntre que du vent et lui demande de fonder ses prtentions sur des faits. Elle ne se contentera pas de belles paroles ; elle veut juger sur pices. En termes de poker, elle refuse de cder au bluff et exige de voir les cartes. Le lien entre dconner et bluffer est explicitement tabli dans une dfinition de dictionnaire qui fait rfrence aux vers de Pound :

    DCONNER v. intr. Profrer des absurdits [ ] Bluffer, se sortir dembarras en profrant des absurdits.

    Il semblerait donc que raconter des conneries implique une certaine forme de bluff. En tout cas, les

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    verbes baratiner et dconner sont plus proches de bluffer que de mentir. Mais que nous apprend cette proximit sur la nature du baratin ? Et en quoi le bluff diffre-t-il du mensonge ?

    Le bluff et le mensonge sont deux modes de reprsentation dforme ou de tromperie. Mais le concept fondamental qui caractrise la nature du mensonge est celui de fausset : le menteur est avant tout quelquun qui proclame volontairement une chose fausse. Le bluff vise lui aussi transmettre une fausse information. Cependant, il se distingue du mensonge pur et simple en ce quil repose non pas sur la fausset, mais plutt sur le trucage. Ainsi sexplique quil soit si proche du baratin. Car lessence mme de ce dernier est limposture, et non pas la fausset. Pour bien comprendre cette distinction, il faut se rappeler quune imitation factice, en toc, nest pas ncessairement infrieure lobjet vritable (si ce nest bien sr du point de vue de lauthenticit). Ce nest pas parce que quelque chose nest pas authentique quil prsente par ailleurs le moindre dfaut. Aprs tout, une imitation peut tre parfaite. Le problme pos par une contrefaon ne concerne pas son aspect, mais les conditions dans lesquelles elle a t fabrique. Par analogie, cela nous amne lun des aspects fondamentaux du baratin : bien quil soit produit sans aucun souci de vrit, il nest pas faux pour autant. Le baratineur contrefait les choses, mais cela ne signifie pas pour autant quelles soient errones.

    Dans le roman dEric Ambler intitul Sale Histoire, un personnage du nom dArthur Abdel Simpson se remmore le conseil que lui donnait son pre quand il tait enfant :

    Je navais que sept ans quand on a tu mon pre, et

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    pourtant je me souviens trs bien de lui et de ce quil me rptait souvent [ ] Lune des premires choses quil mait apprises est la suivante : Ne mens jamais si tu peux ten tirer en racontant des conneries7.

    Cela implique non seulement quil existe une diffrence importante entre le mensonge et le baratin, mais aussi que le second est prfrable au premier. Nanmoins, le pre de Simpson ne considrait sans doute pas quil soit moralement prfrable de raconter des conneries plutt que de mentir. Il est aussi trs probable que le mensonge ne lui paraissait pas systmatiquement moins efficace que le baratin pour parvenir au rsultat escompt. Un mensonge habile, en effet, peut trs bien tre couronn de succs. Le pre de Simpson estimait plutt quil est plus facile de se tirer daffaire en racontant des conneries quen mentant. moins quil nait voulu dire que, le risque de se faire prendre tant peu prs quivalent dans les deux cas, la punition est en gnral moins svre pour le baratineur que pour le menteur. Effectivement, nous avons tendance nous montrer plus tolrants envers le baratineur, peut-tre parce que nous sommes moins enclins considrer ses propos comme un affront personnel. Bien entendu, nous cherchons prendre nos distances avec le baratin, mais celui-ci ne nous inspire quun haussement dpaules irrit, alors que le mensonge nous blesse personnellement et provoque notre indignation. La question de savoir pourquoi notre raction est en gnral plus modre face au baratin que face au mensonge est trs importante ; titre dexercice pratique, je laisse au lecteur le soin dy apporter lui-mme une rponse.

    Cependant, pour tre pertinente, la comparaison ne

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    peut se limiter tablir un rapport entre le mensonge et telle ou telle forme particulire de baratin. Si lon en croit le pre de Simpson, lalternative est la suivante : soit mentir, soit sen tirer en racontant des conneries . Il ne sagit donc pas simplement de baratiner : il faut raconter des conneries en fonction dun programme adapt des circonstances donnes. Cest sans doute ce qui explique sa prfrence. Le mensonge est un acte qui demande une trs grande prcision. Il consiste introduire un lment de fausset au sein dun systme ou dun ensemble de convictions, afin dchapper aux consquences fatales qui se produiraient si la vrit ntait pas altre. Cela exige une grande habilet, car il faut se soumettre aux contraintes objectives imposes par ce quon estime tre la ralit. Le menteur est obligatoirement concern par le souci de vrit. Avant de concocter un mensonge, il doit chercher dterminer ce qui est vrai. Et pour que son mensonge soit efficace, son imagination doit se laisser guider par la vrit.

    En revanche, la personne qui entreprend de se sortir dembarras en racontant des conneries dispose dune libert beaucoup plus grande. Plus besoin de viser comme un tireur dlite : le champ de vision est dsormais panoramique. Nayant plus besoin dintroduire un lment de fausset en un point prcis, le baratineur ne dpend pas des faits avrs qui entourent ce point ou qui le croisent. Il lui est mme possible, si ncessaire, de truquer le contexte. Cette libert vis--vis des contraintes imposes au menteur ne signifie pas, bien entendu, que la tche soit plus aise. Mais le mode de crativit requis est moins analytique, moins rflchi que pendant llaboration dun mensonge. Il offre beaucoup plus despace lindpendance, limprovisation, au

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    pittoresque, aux jeux de limagination. Il demande le talent dun artiste plutt que celui dun artisan. Do la notion familire de roi des dconneurs , de baratineur gnial . mon avis, le pre dArthur Simpson tait beaucoup plus attir par ce mode de crativit que par la discipline austre du mensonge, et ce quels que soient leur efficacit et leurs mrites relatifs.

    Ce dont le baratin donne une reprsentation dforme, ce nest ni la situation laquelle il se rfre ni ce que pense rellement le baratineur de cette situation. Le mensonge, en revanche, dforme cette situation puisquil introduit un lment de fausset. Ntant pas obligatoirement faux, le baratin diffre du mensonge par les intentions qui le sous-tendent. Le baratineur peut trs bien ne pas nous induire en erreur, et mme nen avoir aucun dsir, que ce soit propos de la ralit des faits ou de lide quil sen fait. La seule chose sur laquelle il essaye toujours de nous tromper, cest son baratin. Voil la caractristique ncessaire et suffisante qui le distingue : dans un certain sens, il cherche toujours dissimuler ses objectifs.

    Le baratineur et le menteur donnent tous deux une reprsentation dforme deux-mmes et voudraient nous faire croire quils sefforcent de nous communiquer la vrit. Leur succs dpend de notre crdulit. Mais le menteur dissimule ses manuvres pour nous empcher dapprhender correctement la ralit : nous devons ignorer quil tente de nous faire avaler des informations quil considre comme fausses. Au contraire, le baratineur dissimule le fait quil accorde peu dimportance la vracit de ses dclarations : nous ne devons pas deviner que son but ne consiste ni dire des vrits ni les cacher. Cela ne signifie pas que son discours obisse des

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    impulsions anarchiques, mais que les motivations qui le gouvernent ne se soucient gure de la ralit.

    Personne ne peut mentir sans tre persuad de connatre la vrit. Cette condition nest en rien requise pour raconter des conneries. Un menteur tient compte de la vrit et, dans une certaine mesure, la respecte. Quand un honnte homme sexprime, il ne dit que ce quil croit vrai ; de la mme faon, le menteur pense obligatoirement que ses dclarations sont fausses.

    linverse, le baratineur nest pas tributaire de telles contraintes : il nest ni du ct du vrai ni du ct du faux. lencontre de lhonnte homme et du menteur, il na pas les yeux fixs sur les faits, sauf sils peuvent laider rendre son discours crdible. Il se moque de savoir sil dcrit correctement la ralit. Il se contente de choisir certains lments ou den inventer dautres en fonction de son objectif.

    Dans son essai Sur le mensonge, saint Augustin distingue huit catgories de mensonges et les classe selon leur intention ou leur justification. Les mensonges appartenant sept de ces catgories ne sont prononcs que parce quils sont jugs indispensables laccomplissement dune fin distincte de la simple cration de fausses croyances. En dautres termes, ce nest pas leur fausset qui attire celui qui les profre. Comme ils sont justifis par un autre objectif que la tromperie proprement dite, saint Augustin les considre comme involontaires : lindividu nest pas guid par le dsir de dire un mensonge, mais par la volont datteindre un but. ses yeux, ce ne sont pas des mensonges authentiques, et ceux qui les prononcent ne sont pas des menteurs au sens strict. Seule la huitime catgorie accueille ce quil nomme le mensonge profr pour lunique plaisir de mentir et

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    de tromper, autrement dit le vrai mensonge8 . Les mensonges de ce type ne sont pas de simples moyens justifis par une fin distincte de la propagation dides fausses. Ils sont prononcs pour eux-mmes, autrement dit par amour de la tromperie :

    Il existe une distinction entre lhomme qui prononce un mensonge et le menteur. Le premier ment involontairement, alors que le second aime mentir et passe son temps cder aux joies du mensonge [ ] Le second jouit du mensonge et se complat dans la fausset9.

    Ce que saint Augustin appelle menteurs et vrais mensonges est la fois rare et extraordinaire. Il arrive tout le monde de mentir, mais trs peu dindividus ont souvent (et mme ne serait-ce quune seule fois) loccasion de le faire par pur got de la fausset ou de la tromperie.

    Pour la plupart des gens, le fait quune information soit fausse constitue en soi une raison suffisante pour ne pas la transmettre bien quun tel obstacle soit peu contraignant et aisment surmontable. linverse, le menteur patent de saint Augustin y voit une raison de la transmettre. Pour le baratineur, largument ne joue ni dans un sens ni dans lautre. Lorsquils mentent comme lorsquils disent la vrit, les gens sont mus par leur vision du monde. Celle-ci leur sert de guide chaque fois quils sefforcent de dcrire la ralit avec fidlit ou de manire trompeuse. Cest pourquoi le fait de prononcer des mensonges ne rend pas une personne incapable de dire aussi la vrit ce qui est le cas pour celui qui raconte des conneries. cause de lindulgence excessive dont il bnficie, le baratineur finit par ne plus prter attention

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    ses propres assertions, de sorte que son sens des ralits a tendance sattnuer, voire svanouir. Le menteur et lhonnte homme jouent lun en face de lautre, mais respectent les mmes rgles du jeu. Ils tiennent compte tous deux des faits avrs, mme si lun obit lautorit de la vrit, tandis que lautre la dfie et refuse de se plier ses exigences. Le baratineur, pour sa part, lignore totalement. Il ne la rejette pas la faon du menteur : il ne lui accorde pas la moindre attention. Cest pourquoi le baratineur est un plus grand ennemi de la vrit que le menteur.

    Lhomme dsireux de rapporter ou de dissimuler la ralit part du principe que celle-ci est la fois dfinie et connaissable. Son dsir de dire la vrit ou de mentir prsuppose lexistence dune diffrence entre une bonne et une mauvaise interprtation, et la possibilit dans certains cas de dterminer cette diffrence. Celui qui ne croit pas en cette possibilit dtablir la vracit ou la fausset de certaines dclarations se retrouve en face dune alternative.

    Soit il renonce toute tentative de dire la vrit ou de tromper, ce qui signifie quil sinterdit toute assertion relative la ralit. Soit il continue tenir des propos visant dcrire la ralit, mais il est alors condamn dire des conneries.

    Pourquoi le baratin est-il aussi rpandu ? Il est bien sr impossible dtre certain quil prospre davantage aujourdhui qu dautres poques. La communication sous toutes ses formes na jamais t aussi prsente, mais cela nimplique pas que la proportion de conneries ait galement augment. Sans prjuger dun ventuel essor contemporain du baratin, je vais maintenant noncer quelques considrations qui peuvent aider comprendre

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    son omniprsence actuelle.Le baratin devient invitable chaque fois que les

    circonstances amnent un individu aborder un sujet quil ignore. La production de conneries est donc stimule quand les occasions de sexprimer sur une question donne lemportent sur la connaissance de cette question. Ce genre dcart est frquent dans la vie publique, dont les acteurs sont ports soit du fait dun penchant naturel, soit en rponse des demandes extrieures stendre sur des sujets malgr leur degr plus ou moins lev dignorance. Des exemples trs semblables naissent de la conviction trs rpandue dans les dmocraties quil est de la responsabilit du citoyen davoir une opinion sur tout, ou du moins sur lensemble des questions lies la conduite des affaires de son pays. Il va de soi que le foss entre les opinions dune personne et son apprhension de la ralit slargira encore si celle-ci estime quil est de sa responsabilit morale dmettre un jugement sur les vnements et sur la situation de lensemble de la plante.

    La prolifration contemporaine du baratin a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilit daccder une ralit objective et par consquent de connatre la nature vritable des choses. Ces doctrines antiralistes sapent notre confiance dans la valeur des efforts dsintresss pour distinguer le vrai du faux, et mme dans lintelligibilit de la notion de recherche objective. Cette perte de confiance a entran un abandon de la discipline ncessaire toute personne dsireuse de se consacrer lidal dexactitude, au profit dune autre sorte de discipline : celle que requiert lidal alternatif de sincrit. Au lieu dessayer de parvenir une reprsentation exacte du monde, lindividu sefforce de donner une

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    reprsentation honnte de lui-mme. Convaincu que la ralit ne possde pas de nature inhrente, quil pourrait esprer identifier comme la vritable essence des choses, il tente dtre fidle sa propre nature. Cest comme si, partant du principe qutre fidle la ralit na aucun sens, il dcidait dessayer dtre fidle lui-mme.

    Pourtant, il est absurde dimaginer que nous soyons nous-mmes des tres dfinis, et donc susceptibles dinspirer des descriptions correctes ou incorrectes, si nous nous sommes dabord montrs incapables de donner une dfinition prcise de tout le reste. En tant qutres conscients, nous nexistons que par rapport aux autres choses, et nous ne pouvons pas nous connatre sans les connatre aussi. En outre, aucune thorie ni aucune exprience ne soutient ce jugement extravagant selon lequel la vrit la plus facile connatre pour un individu serait la sienne. Les faits qui nous concernent personnellement ne frappent ni par leur solidit ni par leur rsistance aux assauts du scepticisme. Chacun sait que notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimrique, est beaucoup moins stable que celle des autres choses. La sincrit, par consquent, cest du baratin.

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    Notes

  • 1 Max Black, The Prevalence of Humbug, Ithaca, New York/Londres, Cornell University Press, 1985.

    2 Ibid., p. 143.3 Ce fait est rapport par Norman Malcolm dans son

    introduction Recollections of Wittgenstein, d. R. Rhees, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. XIII.

    4 Fania Pascal, Wittgenstein : A Personal Memoir , in Rhees, Recollections, op. cit., p. 28-29.

    5 Notons que linclusion de la mauvaise foi parmi ses caractristiques essentielles impliquerait quon ne peut profrer de baratin par inadvertance ; en effet, il est pratiquement impossible dtre de mauvaise foi par inadvertance.

    6 Ezra Pound, Cantos, Canto LXXIV.7 Eric Ambler, Sale Histoire, 1967 (trad. fr. Paris, Stock, 1971 ;

    Seuil, 1992). mes yeux, ltroitesse du lien qui unit le baratin au bluff se retrouve dans le parallle entre les deux expressions : sen tirer en racontant des conneries et se sortir dembarras en profrant des absurdits .

    8 Saint-Augustin estime quun mensonge de ce type constitue un pch moins grave que ceux appartenant trois autres catgories, et un pch plus grave que ceux qui entrent dans les quatre catgories restantes.

    9 Saint Augustin, Sur le mensonge.

    Avis au lecteurAvant-propos de lauteur ldition franaiseDE LART DE DIRE DES CONNERIESNotes