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De L’ère du soupçon à Pour un nouveau roman. De la rhétorique des profondeurs à la rhétorique des surfaces GALIA Y ANOSHEVSKY D ans les deux ouvrages fondateurs du nouveau roman, L’ère du soupçon 1 de Nathalie Sarraute et Pour un nouveau roman 2 d’Alain Robbe-Grillet, le lecteur est devant les mêmes thématiques : la mort du personnage, la disparition de l’intrigue, le développement de nouvelles formes d’écriture. Et pourtant, les idées que véhiculent les deux recueils d’essais s’offrent à lui de façon différente. Alors que le style de L’ère du soupçon penche vers le « littéraire », celui de Pour un nouveau roman comporte des résonances polémiques et scienti- fiques. Sachant que, dans leurs grandes lignes, les théories de Robbe-Grillet sont fondées sur celles de Sarraute (au moins en ce qui concerne les concepts clés), on peut se demander pour quelle raison elles semblent changer d’allure en passant d’un recueil à l’autre. Une première hypothèse se dégage lorsqu’on examine la façon dont les théories de L’ère du soupçon se sont acheminées vers Pour un nouveau roman. La diffé- rence est sans doute issue du « détour » qu’elles ont effectué : il ne s’agit pas, en effet, d’une transformation directe, mais d’un passage médiatisé par la chronique. De 1955 à 1957, Robbe-Grillet publie deux séries de brefs articles dans les journaux de l’époque — en l’occurrence, L’Express (1955-1956) et France Observateur (1957). C’est ainsi que les idées novatrices présentées par Sarraute au lectorat lettré des revues littéraires de l’époque — les Temps Modernes et la Nouvelle Nouvelle Revue française — de 1947 à 1956, puis recueilli sous forme de livre, sont vulgarisées à l’intention d’un public amateur. Leur caractère «superficiel» résulterait donc du dis- positif par lequel elles sont passées. Il semble aisé de trouver des preuves à l’appui d’une telle interprétation. Tout d’abord, dans le fait qu’il s’agit en grande partie dans la première série — celle de L’Express — d’affaires «superficielles»: les premiers articles s’occupent respectivement ✥✥✥✥✥✥ 1 Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, 1956. 2 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963.

De l'Ere Du Soupson a Pour Un Nouveau Roman

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De l'Ere Du Soupson a Pour Un Nouveau Roman

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  • De Lre du soupon Pour un nouveau roman.De la rhtorique des profondeurs

    la rhtorique des surfacesGALIA YANOSHEVSKY

    D ans les deux ouvrages fondateurs du nouveau roman, Lre du soupon1de Nathalie Sarraute et Pour un nouveau roman2 dAlain Robbe-Grillet,le lecteur est devant les mmes thmatiques : la mort du personnage, ladisparition de lintrigue, le dveloppement de nouvelles formes dcriture. Etpourtant, les ides que vhiculent les deux recueils dessais soffrent lui de faondiffrente. Alors que le style de Lre du soupon penche vers le littraire , celuide Pour un nouveau roman comporte des rsonances polmiques et scienti-fiques. Sachant que, dans leurs grandes lignes, les thories de Robbe-Grillet sontfondes sur celles de Sarraute (au moins en ce qui concerne les concepts cls), onpeut se demander pour quelle raison elles semblent changer dallure en passant dunrecueil lautre.

    Une premire hypothse se dgage lorsquon examine la faon dont les thoriesde Lre du soupon se sont achemines vers Pour un nouveau roman. La diff-rence est sans doute issue du dtour quelles ont effectu : il ne sagit pas, eneffet, dune transformation directe, mais dun passage mdiatis par la chronique.De 1955 1957, Robbe-Grillet publie deux sries de brefs articles dans les journauxde lpoque en loccurrence, LExpress (1955-1956) et France Observateur (1957).Cest ainsi que les ides novatrices prsentes par Sarraute au lectorat lettr desrevues littraires de lpoque les Temps Modernes et la Nouvelle Nouvelle Revuefranaise de 1947 1956, puis recueilli sous forme de livre, sont vulgarises lintention dun public amateur. Leur caractre superficiel rsulterait donc du dis-positif par lequel elles sont passes.

    Il semble ais de trouver des preuves lappui dune telle interprtation. Toutdabord, dans le fait quil sagit en grande partie dans la premire srie celle deLExpress daffaires superficielles: les premiers articles soccupent respectivement

    1 Nathalie Sarraute, Lre du soupon, 1956.2 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963.

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  • de la rentre littraire3, de lcrivain4 et du profil du lecteur5. Bien que le journalles dnomme dans leur ensemble brefs essais , cest uniquement partir dusixime article que la chronique revt la forme dun vritable essai : elle apparatcomme une tentative dexpliquer les nouvelles tendances romanesques, et nonplus uniquement comme une prsentation des tendances qui prvalent sur lemarch des biens littraires. La deuxime srie semble, elle, se rapprocher demblede lessai dans la mesure o elle discute des notions cls empruntes Sarraute, telsle personnage et lintrigue; mais elle le fait encore sous des dehors provocants, engardant ce qui semble tre la superficialit du dispositif :

    Cependant les gens srieux, ceux pour qui la littrature nest pas une vaine distrac-tion, exigent de lanecdote une qualit particulire. Il ne lui suffit pas dtre plaisante,ou extraordinaire, il lui faut par surcrot tre vraie6.

    Il en va de mme pour la riche figure du soupon, le protagoniste principaldu recueil ponyme de Sarraute :

    Elle tmoigne, la fois chez lauteur et chez le lecteur, dun tat desprit singulire-ment sophistiqu. Non seulement ils se mfient du personnage de roman, mais travers lui, ils se mfient lun de lautre. Il [le personnage] tait le terrain dentente,la base solide do ils pouvaient dun commun effort slancer vers des rechercheset des dcouvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur mfiance rciproque, leterrain dvast o ils saffrontent. Quand on examine sa situation actuelle, on esttent de se dire quelle illustre merveille le mot de Stendhal : le gnie du souponest venu au monde . Nous sommes entrs dans lre du soupon7.

    Cette prsentation est considrablement appauvrie dans la chronique. Aupremier chef parce que largument de Robbe-Grillet portant sur la mort du per-sonnage8 ne retient gure la complexit de la notion de soupon creuse parSarraute. En effet, il reprend la dfinition conventionnelle du hros telle quelle at formule par la romancire : Un personnage, tout le monde sait ce que le motsignifie [] un personnage doit avoir un nom propre []. Enfin et surtout, il doitavoir un caractre9 , pour citer sa suite la description potique offerte par Sar-raute de laspect vivant des personnages traditionnels :

    Le personnage, sil est russi, finit par vivre une existence indpendante : il chappe son crateur. Comme lcrit Nathalie Sarraute dans sa trs pertinente analyse (Lredu soupon) cest le moment bien connu de quelques vrais romanciers o le per-sonage [] se met soudain, telles les tables tournantes, anim par un fluide mystrieux, se mouvoir de son propre mouvement 10.

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    3 Alain Robbe-Grillet, Il crit comme Stendhal , 1955, p. 8.4 Alain Robbe-Grillet, Lcrivain lui aussi doit tre intelligent , 1955, p. 10.5 Alain Robbe-Grillet, Les Franais lisent trop , 1955, p. 11.6 Alain Robbe-Grillet, Un joli talent de conteur , 1957, p. 19.7 Nathalie Sarraute, Lre du soupon, op. cit., p. 62-63.8 Alain Robbe-Grillet, La mort du personnage , 1957, p. 20.9 Id.10 Id.

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  • Il prolonge alors cette description dans son style enthymmique: si le per-sonnage vit, cest que le roman de personnages nest pas mort, afin de rfuter par lasuite cette thse: On oublie seulement que toutes les grandes uvres contemporainesprouvent justement le contraire11. Il conclut par une extension qui ne relve en riende lide de Sarraute. Tandis que chez lcrivain de Lre du soupon, le personnagenest que le support de la matire psychologique nouvelle dont on est en train defaire la dcouverte, chez lauteur de la chronique, le destin du personnage est li lanature changeante du monde qui passe de lunivers de la bourgeoisie balzacienneau monde de la consommation anonyme, du numro matricule dont le rsultat estla dissolution du hros romanesque, son meilleur soutien dautrefois12. On voit dslors comment la thorie psychologique de Sarraute propos du personnage est trans-forme en un argument portant sur le monde extrieur et la socit.

    Cependant, une lecture de la version finale des essais tels quils ont t re-cueillis dans Pour un nouveau roman rvle des changements mineurs dans letissage du texte. Cest dire que lhypothse selon laquelle la superficialit des essais deRobbe-Grillet drive du passage par la chronique nest pas exhaustive. Si les mmesides sont exprimes dans un style semblable, cest quil doit y avoir une autreexplication pour rendre compte des diffrences rhtoriques entre Sarraute et Robbe-Grillet. Pour clairer ces dissemblances, on doit comprendre la faon dont leschroniques ont t intgres dans le recueil.

    En effet, Pour un nouveau roman porte les traces des deux sries. La srie deLExpress est explicitement rappele dans lincipit du recueil. Intitul quoi serventles thories13, le premier article souvre sur la polmique qui sest dveloppe autourde cette srie darticles et dautres essais publis dans les revues littraires delpoque :

    Je publiais donc, dans un journal politico-littraire grand tirage (LExpress), unesrie de brefs articles o jexposais quelques ides qui me semblaient tomber sousle sens []. Le rsultat de ces articles ne fut pas ce que jattendais. Ils firent du bruit,mais on les jugea, quasi-unanimement, la fois simplistes et insenss14.

    Le rappel de la srie permet alors dentrer dans le vif du dbat et sert dintro-duction aux ides de ce texte et des essais suivants. Il savre que si Robbe-Grilletrflchit son uvre romanesque et produit des textes qui en traitent, cest grceaux critiques : Je ne suis pas thoricien du roman , dclare-t-il dans lincipit delessai15 la suite de quoi il rappelle ceci :

    Jai seulement, comme tous les romanciers sans doute, aussi bien du pass que duprsent, t amen faire quelques rflexions critiques sur les livres que javais crits,sur ceux que je lisais, sur ceux encore que je projetais dcrire. La plupart du temps,

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    11 Id.12 Id.13 Alain Robbe-Grillet, quoi servent les thories, dans Pour un nouveau roman, op. cit., p. 7-13.14 Ibid., p. 8.15 Ibid., p. 7.

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  • ces rflexions taient inspires par certaines ractions [] suscites dans la presse parmes propres livres16.

    Voil donc la cl : lcriture des essais de Robbe-Grillet est motive par uneforce externe celle de la voix critique17. On est ici aux antipodes de ce qui ins-pire lcriture thorique de Sarraute, qui expose dans son introduction la naturefortement introspective de son uvre :

    Jai commenc crire Tropismes en 1932. [] Je me suis aperue en travaillantque ces impressions taient produites par certains mouvements, certaines actionsintrieures sur lesquelles mon attention stait fixe depuis longtemps. En fait, mesemble-t-il, depuis mon enfance. [] Mon premier livre contenait en germe toutce que, dans mes ouvrages suivants, je nai cess de dvelopper []. Jai tamene ainsi rflchir ne serait-ce que pour me justifier ou me rassurer oumencourager aux raisons qui mont pousse certains refus, qui montimpos certaines techniques, examiner certaines uvres du pass, du prsent, pressentir celles de lavenir, pour dcouvrir travers elles un mouvementirrversible de la littrature et voir si mes tentatives sinscrivaient dans ce mouve-ment18.

    Il savre que chez lcrivain de Lre du soupon, la recherche scripturale estfortement lie sa propre exprience, en loccurrence la qute de techniquesromanesques susceptibles de permettre la dcouverte dune matire psychologiquenouvelle. Si lon prlve au hasard un passage du Plantarium19, on retrouve lamme criture, typique de toute son uvre romanesque depuis Tropismes20 etdont elle parle dans son essai Conversation et sous-conversation21 , une criturehsitante, qui cherche atteindre la matire qui se trouve en dessous de touteconversation :

    Oh, il faut quil vous raconte a, cest trop drle Elles sont impayables, leshistoires de sa tante La dernire vaut son poids dor. Si racontez-leur, cest lameilleure, celle des poignes de porte, quand elle a fait pleurer son dcorateurVous racontez si bien Vous mavez tant fait rire, lautre jour. Si Racontez Cette faon brutale quelle a de vous saisir par la peau du cou et de vous jeter l,au milieu de la piste, en spectacle aux gens Ce manque de dlicatesse chez elle,cette insensibilit Mais cest sa faute, lui aussi, il le sait. Cest toujours ce besoinquil a de se faire approuver, cajoler Que ne leur donnerait-il pas pour quils samusentun peu, pour quils soient contents, pour quils lui soient reconnaissants. Sespropres pre et mre, il les leur livrerait Mais lui-mme, combien de fois il sestexhib, sest dcrit dans des poses ridicules, dans des situations grotesques22

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    16 Id. ; je souligne.17 Une force sur laquelle il fonde aussi sa thorie, comme nous le verrons plus loin.18 Nathalie Sarraute, Lre du soupon, op. cit., p. 7-10 ; je souligne.19 Nathalie Sarraute, Le plantarium, 1959.20 Nathalie Sarraute, Tropismes, 1939.21 Nathalie Sarraute, Conversation et sous-conversation , dans Lre du soupon, op. cit.,

    p. 83-122.22 Nathalie Sarraute, Le plantarium, dans uvres compltes, 1996, p. 350-351.

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  • Qui plus est, Sarraute emploie les mmes techniques dans le rcit de vie, qui son tour lui servira de matire vivante compose de parcelles de vrit de sonenfance :

    Nei, das tust du nicht Non, tu ne feras pas a ces paroles viennent duneforme que le temps a presque efface il ne reste quune prsencecelle dunejeune femme assise au fond dun fauteuil dans le salon dun htel o mon prepassait seul avec moi ses vacances, en Suisse, Interlaken ou Beatenberg, je de-vais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme tait charge de soccuper de moi etde mapprendre lallemand Je la distingue mal mais je vois distinctement la cor-beille ouvrage pose sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseauxdacier et moi [] et je dis en allemand Ich werde es zerreissen. En allemand Comment avais-tu pu si bien lapprendre ? Oui, je me le demande Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononces depuisIch werde es zerreissen Je vais le dchirer le mot zerreissen rend un son sif-flant, froce, dans une seconde quelque chose va se produire je vais dchirer, saccager,dtruire a sera une atteinte un attentat criminel mais pas sanctionn commeil pourrait ltre, je sais quil ny aura aucune punition de mon pre Quest-ceque tu as fait, Tachok, quest ce qui ta pris ? et lindignation de la jeune femme.Mais une crainte me retient encore, plus forte que celle dimprobables, dim-pensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant lirrversiblelimpossible ce quon ne fait jamais, ce quon ne peut pas faire, personne ne sele permet23

    En effet, les tropismes, ces mouvements microscopiques aux confins de la cons-cience quelle dcouvre et rvle dans son criture romanesque et quelle utilise aussidans son autobiographie, sont au cur des discussions qui composent les essaisdans la mesure o cest travers leur prisme quelle analyse le projet romanesque.Sarraute commence par leur octroyer une dfinition : il sagit de mouvements nonverbaux et internes quil faut dployer aux yeux du lecteur. Elle dtermine aussileur positionnement (ils se situent derrire la conversation la plus banale). Elleexplique enfin que pour les saisir, le lecteur ne doit pas tre distrait par des per-sonnages ni par une intrigue, notions quelle attaque dans le deuxime essai, quiporte le mme titre que le recueil.

    Sur cette base, lessai Lre du soupon 24 apparat comme une tentativede dfinir le roman moderne en se dbarrassant des critres anciens. Cet essai pro-pose ainsi de passer de lconomie du hros une conomie de la narration lapremire personne, et de la fonction mimtique du roman sa fonction psycho-logique. Sarraute attribue lcrivain ses propres recherches: lcrivain est prsentcomme quelquun qui prouve les mmes sensations que son lecteur25. Commece dernier, il ressent lcroulement du personnage et se mfie de lintrigue. Il faitdu roman, sous lil perspicace du lecteur, une recherche des petits mouvementstropismiques26.

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    23 Nathalie Sarraute, Enfance [1983], dans uvres compltes, op. cit., p. 991-992. 24 Nathalie Sarraute, Lre du soupon [1950], dans uvres compltes, op. cit., p. 59-79.25 Ibid., p. 770.26 Ibid., p. 771.

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  • Dans Conversation et sous-conversation, le troisime essai27, Sarraute proposeun repli sur soi-mme. En effet, loin de prconiser lengagement de lcrivain dans lavie sociale et politique, ce texte demande au contraire de laisser lengagement aujournaliste28 et de permettre lcrivain duvrer dans le domaine qui lui est rservet o la littrature peut donner ses meilleurs rsultats notamment la recherche desmouvements de la conscience humaine par lentremise de la technique du dialogue.Le roman est prsent comme un terrain dexploration, comme une dynamique enconstante volution. Sarraute y prpare sa solution au problme de la dsutude desformes actuelles du roman qui consiste dans un emploi particulier du dialogue telquelle a pu le dvelopper par sa propre exprience dcrivain.

    Aussi introduit-elle quelques dfinitions qui lui permettent de faire ressortir lanouveaut de son approche. Elle tablit ainsi une distinction entre le dedans et ledehors: tandis que le modle de lcriture classique issu du XVIIe et du XVIIIe siclecherche fournir une description externe des actions, des personnages et desvnements, le roman moderne procde lobservation interne des profondeursobscures : aux carcasses vides de la description extrieure des personnages etdes actions, elle oppose la recherche et la dcouverte de la substance vivante du dedans29.

    En prsentant linsuffisance des deux approches principales du dialogue, Sar-raute prpare dj le terrain pour la sienne propre, qui consiste en une techniqueindite :

    Le dialogue, qui ne serait pas autre chose que laboutissement ou parfois une desphases de ces drames, se dlivrerait alors tout naturellement des conventions etdes contraintes que rendaient indispensables les mthodes du roman traditionnel[].Il ne sagit l, videmment, que de recherches possibles et despoirs30.

    Enfin, rdig loccasion du recueil, lessai qui le clt, intitul Ce que voientles oiseaux31, dveloppe la notion dun ralisme, neuf et sincre, que Sarrauteoppose au ralisme noclassique, une criture engage quelle qualifie pjorativementde formaliste32. Lcrivain de Lre du soupon remplace la synonymie classique entreralisme et reprsentation du monde externe par le rapport dquivalence quellecre entre lanalyse des parcelles de ralit (les fameux tropismes ou mouve-ments internes) et la recherche dune vrit33 .

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    27 Nathalie Sarraute, Lre du soupon, op. cit., p. 83-122.28 Et quant voquer dune faon plausible les souffrances et les luttes des hommes, faire

    connatre toutes les iniquits souvent monstrueuses et difficilement croyables qui secommettent, le journaliste possde sur lui limmense avantage de pouvoir donner aux faitsquil rapporte si invraisemblables quils puissent paratre cet air dauthenticit quiseul pourra forcer la conviction du lecteur (ibid., p. 90-91).

    29 Ibid., p. 89-90. 30 Ibid., p. 116-117 ; je souligne.31 Nathalie Sarraute, Ce que voient les oiseaux [1956], dans Lre du soupon, op. cit.,

    p. 125-151.32 Nathalie Sarraute, Lre du soupon, op. cit., p. 12.33 Ibid., p. 139-140.

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  • Chez Robbe-Grillet, il sagit au contraire, comme nous lavons remarqu, dunecriture essayistique fortement polmique34 nourrie des ractions suscites par lacritique35 et ne procdant pas par introspection, comme ctait le cas chez Sarraute.Par exemple, la deuxime partie de son dernier essai, Du ralisme la ralit 36,est une reprise mot mot de sa rponse dans le Figaro littraire Jean Guhenno,membre de lAcadmie franaise, qui laccuse davoir chass lhomme du monde37.La critique de Guhenno est donc la base de la thorie du nouveau ralismequil dveloppe tout au long de son essai.

    En tte darticle, Robbe-Grillet prsente le ralisme non pas comme unethorie mais comme un tendard sous lequel se rassemblent tous les crivainsdaujourdhui qui sintressent au monde rel, et o chacun cherche crer uneuvre plus relle38. Le ralisme serait aussi une idologie, donc une source deconfrontation entre les diffrents courants littraires qui cherchent se lapproprieren chassant leurs prdecesseurs classiques et romantiques, romantiques et natu-ralistes39. Cest aussi un concept polysmique tant donn que chaque groupe etchaque individu lui confrent un sens diffrent. Enfin, le ralisme provoque desrvolutions littraires, car celles-ci se sont depuis toujours rclames du ralisme40. Leralisme, tel quil est dfini dans cet essai, est externe et politique : il appartient augroupe et se trouve au cur de la lutte de pouvoir entre les groupes qui cherchent se dfinir.

    Chez les deux crivains, nous trouvons ainsi deux activits potiques con-traires, ce qui se manifeste autant dans le contenu que dans le style : de lextrieurvers lintrieur pour Sarraute et de lintrieur vers la surface pour Robbe-Grillet.Sarraute cherche apparemment le petit fait vrai , technique issue du XIXe sicle,quelle prfre la technique convenue dimitation du rel41. Or, aussitt la-t-elleemprunte Flaubert quelle lui substitue une recherche psychologique, car ce

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    34 Sur le composant polmique, voir Robert Vigneault, Lcriture de lessai, 1994, p. 98-99. 35 Dans un dbat et devant lopposition dun autre crivain, Robbe-Grillet signale sa dette

    envers la critique :Robbe-Grillet : [] Cest le plus souvent de nos rapports avec la critique que naissentde tels malentendus. Dailleurs, Michel Butor a parl de la situation du roman lintrieur dun monde dtermin. Eh bien ! la premire situation du roman, lorsquilparat, est une situation dans un monde de critiques. Le romancier crit des livres ;les critiques lui rpondent, et il leur rpond son tour avec le mme vocabulaire. []Pierre Gascar : Je ne vois aucun rapport entre la critique et le roman. Ce nest pas lacritique qui dtermine le roman, et ce nest pas elle qui cre la situation littraire.Robbe-Grillet : Mais si, il peut y avoir un dialogue entre romanciers et critiques. Il estmme quelquefois trs profitable [] (Anne Villelaur, Le nouveau roman est en trainde rflchir sur lui-mme, 1959, p. 4 ; je souligne).

    36 Alain Robbe-Grillet, Du ralisme la ralit , dans Pour un nouveau roman, op. cit.,p. 135-144.

    37 Jean Guhenno, Le roman de Monsieur Personne , 1963 ; Alain Robbe-Grillet, Monsieurpersonne rpond Pour un nouveau roman , 1963, p. 1. Ici, Robbe-Grillet ne publieque la rponse.

    38 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 135.39 Id.40 Ibid., p. 136.41 Ibid., p. 68-69.

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  • sont les profondeurs psychologiques, rappelons-le, qui dtiennent les parcellesde vrit . Lauteur de Pour un nouveau roman, lui, remplace le critre du petitfait vrai, destin produire un effet de rel (un critre dj dbattu et rfut ailleurspar Sarraute et Robbe-Grillet), par celui du faux . Non seulement le faux est lenouveau critre propos par Robbe-Grillet pour valuer les nouveaux romans, maisil devient galement lobjectif mme de la fiction moderne, car lcrivain estquelquun qui est cens inventer le monde autour de lui42.

    Cest cela que ragit Guhenno, lorsque dans son essai du Figaro littraireen 1963, il attaque le roman moderne qui gte le plaisir du lecteur en lui dcrivantun univers incomprhensible dont lhomme est absent43. la place de lancienparadigme littraire dont se rclame ce membre de lAcadmie franaise, Robbe-Grillet en propose un autre : il ne sagirait plus, comme lentend le critique, desapproprier le monde, mais de le produire par le travail de lcriture. Dans cetteoptique, il ny aurait pas de monde extrieur au roman : celui-ci serait dsormaislui-mme un univers part entire, le monde. Cest un monde subjectif, inventet cr par limagination de chacun, et cest justement cela qui le rend plus relque nimporte quelle ralit extrieure soi-disant objective , si tant est que celle-ci existe. Le nouveau programme de recherche du roman consisterait difierune ralit que lcrivain ne connat pas lavance, mais quil invente au fur et mesure quil crit44. Ds lors, le roman nest plus peru comme une transcriptiondu monde, mais plutt comme sa construction45. Cest pourquoi, du point de vueoprationnel, la nouvelle voie propose au roman consiste en une description puredestine fournir au lecteur la signification immdiate des choses, sans au-del etsans rfrence un monde externe46.

    Lpilogue du mme essai (Du ralisme la ralit) est consacr au dbatsuscit par un autre critique, Jean-Ren Huguenin, qui, en 1961, crit une critiquevhmente en raction larticle Nouveau roman, homme nouveau (1961) deRobbe-Grillet, o il accuse entre autres le nouveau roman dtre une forme date47.Dans ce dernier essai du recueil, Robbe-Grillet tente dores et dj de prvoir cequi va remplacer le paradigme romanesque nouveau. Dans cette optique, le nou-veau roman devra cder la place dautres tentatives littraires48. Il serait alorslui aussi, selon le dicton de Huguenin, une mode qui passe :

    Une ide fort reue concernant le Nouveau Roman et cela depuis que lon acommenc lui consacrer des articles , cest quil sagit l dune mode qui passe .Cette opinion, ds quon y rflchit un peu, apparat comme doublement saugrenue.Mme en assimilant telle ou telle criture une mode [] le Nouveau Roman serait,au pire, le mouvement des modes, qui veut quelles se dtruisent au fur et mesure

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    42 Ibid., p. 139.43 Jean Guhenno, Le roman de Monsieur Personne , art. cit..44 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 138.45 Ibid., p. 139.46 Ibid., p. 142.47 Alain Robbe-Grillet, Nouveau Roman, homme nouveau [1961], dans Pour un nouveau roman,

    op. cit., p. 113-121; Jean-Ren Huguenin, Le nouveau roman: une mode qui passe, 1961. 48 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 143.

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  • pour en engendrer continuellement de nouvelles. Et, que les formes romanesquespassent, cest prcisment ce que dit le Nouveau Roman49 !

    En neutralisant la critique de Huguenin, lauteur de Pour un nouveau romanmontre par les ides quil dveloppe dans son uvre que celle-ci est en effet unemode qui passe, car cest ce qui constitue lessence mme de son idologie : lesformes littraires sont condamnes tre provisoires, contemporaines de leur temps.Et si la rvolution littraire sest dj accomplie, la nouvelle criture du romancontemporain risque de devenir elle-mme une convention. En se projetant ainsidans lavenir, Robbe-Grillet prvoit la naissance dun nouveau nouveau roman :

    Mais ds que le Nouveau Roman commencera servir quelque chose [] ce sera lesignal pour les inventeurs quun Nouveau Nouveau Roman demande voir le jour, donton ne saurait pas encore quoi il pourrait servir sinon la littrature50.

    On voit ainsi comment la critique participe activement au dveloppementdes ides de Robbe-Grillet et mme leur naissance. Le meilleur exemple dans cedomaine reste sans doute celui de Roland Barthes, dont les essais ont fourni lin-frastructure thorique de lcriture essayistique de Robbe-Grillet51. En effet, laphilosophie des surfaces quon attribue Robbe-Grillet provient de lanalyse cri-tique que Barthes a propose des premiers romans de Robbe-Grillet, Les gommes etLe voyeur52 dans lessai Littrature objective , rdig en 195453. Ce texte apparatcomme le gnrateur de lessai Une voie pour le roman futur 54 de Robbe-Grillet.Non seulement ce dernier y reprend les vocables qui caractrisent le discours ducritique, mais il emprunte galement ses concepts.

    Malgr labsence de rfrence explicite55, la prsence de Barthes sinscrit dans latexture de larticle. Des expressions comme des mots caractre viscral, analo-gique ou incantatoire , le cur romantique des choses ou encore lusage de lamtaphore des fouilles archologiques permettant Robbe-Grillet dexpliquer sarticence lgard de la mtaphysique ainsi que sa volont de sen tenir aux sur-faces des choses dans ses descriptions confirment la justesse de lhypothse selonlaquelle il ny a pas de Robbe-Grillet sans Barthes56. Une hypothse quils confirment

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    49 Ibid., p. 144.50 Id.51 Il sagit des articles de Roland Barthes Littrature objective et Littrature littrale pu-

    blis dans Critique respectivement en 1954 et en 1955, et qui sont des comptes rendusdes romans de Robbe-Grillet Les gommes et Le voyeur. Il existe deux autres articles de lamme plume dont nous ne traiterons pas ici : Il ny a pas dcole Robbe-Grillet , Argu-ments, 1958 et Le point sur Robbe-Grillet ? , crit en 1962 et qui sert de prface BruceMorrissette, Les romans de Robbe-Grillet, 1963.

    52 Alain Robbe-Grillet, Les gommes, 1953 ; Alain Robbe-Grillet, Le voyeur, 1955 (indit aumoment de la parution de Littrature objective de Barthes).

    53 Roland Barthes, Littrature objective , dans Essais critiques, 1964, p. 32-43.54 Alain Robbe-Grillet, Une voie pour le roman futur [1956], dans Pour un nouveau roman,

    op. cit., p. 15-23.55 Le nom du critique est omis de la version finale de lessai inclus dans le recueil.56 Ronald Bogues, Roland Barthes, Alain Robbe-Grillet, and the Paradise of Writerly Text ,

    1980, p. 157.

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  • dailleurs tous deux lorsquils suggrent, lors du colloque Robbe-Grillet, quentrelcrivain et son critique, du moins jusquau dbut des annes 1960, il existe desrelations symbiotiques57. Quoique, selon Robert Champigny, Robbe-Grillet prchecontre lusage des mtaphores dans le roman, il montre comment son criture tho-rique en est en fait profondment imprgne58. Or, ces mtaphores proviennentde lessai de Barthes Littrature objective 59. Dans larticle figurant en tte durecueil, Une voie pour le roman futur , Robbe-Grillet crit en conclusion :

    Cest donc tout le langage littraire qui devrait changer, qui dj change. Nous consta-tons, de jour en jour, la rpugnance croissante des plus conscients devant le mot caractre viscral, analogique ou incantatoire. Cependant que ladjectif optique,descriptif, celui qui se contente de mesurer, de situer, de limiter, de dfinir, montreprobablement le chemin difficile dun nouvel art romanesque60.

    La squence phrastique le mot caractre viscral ainsi que ladjectif optiquerenvoient aux sources barthsiennes de cette mtaphore :

    Chez lcrivain romantique, il est possible dtablir une thmatique de la substance,dans la mesure prcisment o, pour lui, lobjet nest pas optique, mais tactile,entranant ainsi son lecteur dans une exprience viscrale de la matire []61.

    Mais Robbe-Grillet ne sappuie pas uniquement sur Barthes sur le plan verbalet sur le plan mtaphorique. Lintgration du langage barthsien dans son textese fait des degrs conceptuels plus profonds et, en ce sens, lessai Littratureobjective devient pour Robbe-Grillet un vritable gnrateur de thories. Parexemple, il fait sienne la dichotomie entre surface et profondeur propose parBarthes en lemployant dans tous ses essais et articles. Pour expliquer le type deroman contre lequel Robbe-Grillet sinsurge, Barthes avait invent la mtaphorede la fouille :

    Ici, encore, il faut se rappeler le fond traditionnel sur lequel senlve la tentative deRobbe-Grillet : un roman sculairement fond comme exprience dune profondeur :profondeur sociale avec Balzac et Zola, psychologique avec Flaubert, mmorialeavec Proust, cest toujours au niveau dune intriorit de lhomme ou de la socitque le roman a dtermin son champ; quoi correspondait chez le romancier unemission de fouille et dextraction. Cette fonction endoscopique, soutenue par le mytheconcomitant de lessence humaine, a toujours t si naturelle au roman, que lon seraittent de dfinir son exercice (cration ou consommation) comme une jouissance delabme62.

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    57 Antoine Compagnon, Le dmon de la thorie, 1998, p. 227-242.58 Robert Champigny, Pour une esthtique de lessai : analyses critiques (Breton, Sartre,

    Robbe-Grillet), 1967.59 Roland Barthes, Littrature objective , art. cit., p. 32-43 (larticle a paru lorigine dans

    Critique, juillet-aot, 1954).60 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 23 ; je souligne.61 Roland Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 35 ; je souligne.62 Ibid., p. 42 ; je souligne.

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  • Une ide que Robbe-Grillet adapte aussitt son gr de la faon suivante :

    Le rle de lcrivain consistait traditionnellement creuser dans la Nature, lappro-fondir, pour atteindre des couches de plus en plus intimes et finir par mettre au jourquelque bribe dun secret troublant63.

    Pour exprimer le nouveau projet de Robbe-Grillet, cest--dire sa rvolutionromanesque, Barthes utilise la mtaphore de la surface :

    Lcriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans paisseur et sans profondeur : ellereste la surface de lobjet et le parcourt galement, sans privilgier telle ou telle deses qualits []64.

    Mtaphore rutilise par Robbe-Grillet :

    Autour de nous, dfiant la meute de nos adjectifs animistes ou mnagers, les chosessont l. Leur surface est nette et lisse, intacte, sans clat louche ni transparence.Toute notre littrature na pas encore russi en entamer le plus petit coin, enamollir la moindre courbe65.

    Cet emploi du langage barthsien permet de voir en quoi la potique essayis-tique de Robbe-Grillet se fonde sur une source extrieure sa propre cration mais noublions pas quil sagit dune critique de son uvre romanesque : il y adonc circulation de sa potique littraire vers la critique, et enfin vers sa potiquede lessai.

    Conclusion

    Comment expliquer les diffrences qui opposent les potiques de lessai propresaux deux chefs de file du nouveau roman? Dans un premier temps, on en acherch la cl dans le passage dun dispositif nonciatif un autre : de la revuesavante qui se propose dinformer un auditoire spcialis , savoir les critiqueslittraires, au journal qui publie des chroniques ou des essais de vulgarisation littraire destins un public amateur. Il savre cependant que lorsque les idesde Robbe-Grillet sont rintgres dans un dispositif savant, soit le recueil dessaislittraires que constitue Pour un nouveau roman, elles ne gagnent en profon-deur ni sur le plan thmatique ni sur le plan stylistique.

    La diffrence rside avant tout dans la potique respective des deux crivains.Chez Sarraute, la notion de fouille psychologique qui domine les essais est ne delintrospection quelle pratique constamment et de sa propre exprience de lcritureromanesque. Ses essais relvent donc dun work in progress, une criture en gestation,et ne constituent pas un trait ou une tude scientifique de lobjet dcrit66. Cest sans

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    63 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 22 ; je souligne.64 Roland Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 33 ; je souligne.65 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 18 ; je souligne.66 Cest ainsi que Marc Lits dfinit lessai lorsquil examine entre autres les Essais de

    Montaigne (Pour une dfinition de lessai , 1990, p. 285).

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  • doute sa manire de remdier la perte impose par tout langage critique qui apporteune grande lucidit, une conscience trop claire au cours du travail, [] assez dange-reuses67. Elle opte donc pour une criture plus potique qui se rapproche de son styleromanesque, comme la bien montr Ann Jefferson, selon qui les essais critiques deSarraute reprennent des stratgies utilises dans les romans afin droder les diffrencesgnriques entre les deux types dcriture: on retrouve en particulier dans le style delessai la mimique du dialogue, lusage de lironie et le traitement de la mtaphore68.

    Robbe-Grillet, lui, se nourrit de la raction qua suscite chez les critiques sonuvre littraire et journalistique. Ses essais penchent vers le discours agonique :ils empruntent la forme dun discours persuasif dans lequel le dbat dides estun combat69. Cest la nature polmique de son criture essayistique, la reprise dudiscours des critiques aux remarques et aux reproches desquels il rpond, qui au-torisent lintroduction de mtaphores, tranges dans un style qui se veut dnude toute signification mtaphysique, chez un auteur pour qui la chaise est lavant dtre quelque chose , comme il nous le rappelle dailleurs tout au long desa carrire.

    Au-del des contraintes gnriques, une ressemblance stylistique sinstauredonc entre les crits dun mme individu au dtriment des similitudes quauraitpu imposer lusage du mme dispositif nonciatif par deux auteurs. Ainsi, les essaisde Sarraute, constamment en qute des mouvements microscopiques de la cons-cience au-del de la rigueur requise par la rflexion critique, penchent vers lelittraire. En revanche, le style hautement descriptif des romans de Robbe-Grilletet le style polmique qui caractrise ses chroniques provoquent des ractions qui, leur tour, produisent des contre-ractions de la part de Robbe-Grillet, et qui sontla matire vivante de ses essais. Il savre que le style personnel domine la potiqueessayistique de chacun des deux crivains du nouveau roman. On comprend ds lorspourquoi, en lisant Robbe-Grillet aprs Sarraute, on a limpression de passer dunerhtorique des profondeurs une rhtorique des surfaces, malgr la similitude desthmatiques.

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    67 Entretien de Sarraute avec Genevive Serreau , Lettres nouvelles, 29 avril 1959, p. 28-30,cit dans Ann Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, 2000, p. 139.

    68 Ibid., p. 139-143.69 Pierre Glaudes et Jean-Franois Louette, Lessai, 1999, p. 23-29.

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    80 tudes littraires Volume 37 N 1 Automne 2005

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