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Landerneau terre d'Islam, par Alain de LiberaLe 28 avril 2008 19h36

LE FIL IDES - Alain de Libera est directeur dtudes lcole pratique des hautes tudes, Professeur ordinaire luniversit de Genve, Vice-prsident de la Socit internationale pour ltude de la philosophie mdivale, Directeur de la collection Des Travaux aux ditions du Seuil.

En 1857, Charles Renouvier faisait paratre Uchronie (lutopie dans lhistoire) : esquisse historique apocryphe du dveloppement de la civilisation europenne tel quil na pas t, tel quil aurait pu tre. Lhistoire alternative (What-if history) tait ne. Ce qui snonce sous le titre Et si lEurope ne devait pas ses savoirs lIslam ? pourrait annoncer un plaisant exercice dhistoire fiction. Le public du Monde se voit au contraire offrir lloge dune histoire relle, touffe par les prjugs de lheure et les convictions devenues dominantes ces dernires dcennies , en suivant (au choix) Alain de Libera ou Mohammed Arkoun, Edward Sad ou le Conseil de lEurope . L tonnante rectification laquelle le travail (mirabile dictu !) rcemment publi aux ditions du Seuil soumet les thses de la nouvelle Bande des Quatre, autrement dit : une vulgate qui nest quun tissu derreurs, de vrits dformes, de donnes partielles ou partiales , vient de loin. Elle courait depuis beau temps sur les sites noconservateurs, traditionnalistes ou postfascistes stigmatisant ple-mle mon adulation irrationnelle et ma complaisance pour l Islam des Lumires ou le mythe de lAndalousie tolrante , sans oublier laccumulation de mensonges destins nous anesthsier ( on ne nous dit jamais que les textes grecs ont t traduits par des Chrtiens dOrient, partir du syriaque ou directement du grec ; on nous cache soigneusement que ni Avicenne, ni Averros ne connaissaient le grec , comme, serais-je tent de dire, on ne nous dit pas volontiers quil en allait de mme pour Pierre Ablard, Albert le Grand, Thomas dAquin ou Guillaume dOckham).

Aprs lextraordinaire publicit faite Aristote au Mont-saint-Michel, nous voil dfinitivement dbriefs. Lunivers des blogs souffle : le lavage de cerveau araboltre par une triste vulgate universitaire de niveau touristique , tiers-mondiste et nostalinienne noprera plus sur nous . Les mdivistes, eux, ont du mal respirer. Si dtestable soit lair ambiant, leurs rponses viendront. tant nommment mis en cause, je me crois autoris ici quelques remarques personnelles, supposant que le Conseil incrimin ne se manifestera gure, non plus quEdward Sad mort en 2003, et esprant que mon ami Mohammed Arkoun trouvera le moyen de se faire entendre.

Si Ernest Renan a cru bon dcrire en 1855 que les smites nont pas dides eux , aucun chercheur virtuellement mis au ban du courage intellectuel par larticle paru le 3 avril 2008 dans Le Monde na jamais parl dune rupture totale entre lhritage grec antique et lEurope chrtienne du haut Moyen ge , ni soutenu que la culture grecque avait t pleinement accueillie par lislam , ni laiss entendre que laccueil fait aux Grecs fut unanime, enthousiaste ou capable de bouleverser culture et socit islamiques . Aucun historien des sciences et des philosophies arabes et mdivales na jamais prsent le savoir philosophique europen comme tout entier dpendant des intermdiaires arabes ni profess quun monde islamique du Moyen ge, ouvert et gnreux soit venu offrir lEurope languissante et sombre les moyens de son expansion . La vulgate dnonce dans Le Monde nest quun sottisier ad hoc, invent pour tre, peu de frais, rfut.

En ce qui me concerne, jai, en revanche, rpt crescendo depuis les annes 1980 que le haut Moyen ge latinophone avait prserv une partie du corpus philosophique de lAntiquit tardive, distingu deux ges dans lhistoire de la circulation des textes dOrient (chrtien, puis musulman) en Occident, lge grco-latin et larabo-latin, marqu la diffrence entre philosophie en Islam et philosophie de lislam , mis en relief le rle des Arabes chrtiens et des Syriaques dans lacculturation philosophique des Arabes et soulign la multiplicit des canaux par lesquels les Latini staient sur la longue dure (le long Moyen ge cher Jacques Le Goff) rappropri une partie croissante de la pense antique. Un historien, dit Paul Veyne, raconte des intrigues , qui sont autant ditinraires quil trace travers un champ vnementiel objectif divisible linfini : il ne peut dcrire la totalit de ce champ, car un itinraire doit choisir et ne peut passer partout ; aucun des itinraires quil emprunte nest le vrai , aucun nest lHistoire . Les mondes mdivaux complexes, solidaires, conflictuels dont jai tent de dcrire les relations, les changes et les fractures ne sauraient sinscrire dans une hagiographie de lEurope chrtienne, ni saccommoder de la synecdoque historique qui y rduit lOccident mdival : il y a un Occident musulman et un Orient musulman comme il y a un Orient et un Occident chrtiens, un kalam (le nom arabe de la thologie ) chrtien, juif, musulman.

Vue dans la perspective de la translatio studiorum, lhypothse du Mont-saint-Michel, chanon manquant dans lhistoire du passage de la philosophie aristotlicienne du monde grec au monde latin htivement clbre par lislamophobie ordinaire, a autant dimportance que la rvaluation du rle de lauthentique Mre Poulard dans lhistoire de lomelette.

Pour construire mon propre itinraire, jai utilis, en ladaptant, lexpression de translatio studiorum (transfert des tudes) pour dcrire les transferts culturels successifs qui, partir de la fermeture de la dernire cole philosophique paenne, lcole noplatonicienne dAthnes, par lempereur chrtien Justinien (529), ont permis lEurope daccueillir les savoirs grecs et arabes dans ses lieux et institutions denseignement. Lhomme dont le nom mriterait de figurer en lettres capitales dans les manuels dhistoire culturelle , Jacques de Venise, que tout le monde savant connat grce Lorenzo Minio Paluello et lAristoteles Latinus, figure en bas de casse dans lindex de mon manuel de Premier cycle, dsormais (providentiellement) rebaptis Quadrige, o il occupe plus de deux lignes, comme celui, au demeurant, de Hunayn Ibn Ishaq. Les amateurs de croisades pourraient y regarder avant dappeler le public la grande mobilisation contre les sans-papiers.

Vue dans la perspective de la translatio studiorum, lhypothse du Mont-saint-Michel, chanon manquant dans lhistoire du passage de la philosophie aristotlicienne du monde grec au monde latin htivement clbre par lislamophobie ordinaire, a autant dimportance que la rvaluation du rle de lauthentique Mre Poulard dans lhistoire de lomelette. Le sous-titre de louvrage paru dans la collection LUnivers historique est plus insidieux. Parler des racines grecques de lEurope chrtienne nest pas traiter des racines grecques du Moyen ge occidental latin . On ne peut annexer Byzance ni lune ni lautre. Les interventions de Charlemagne dans la querelle des images , le schisme dit de Photios , le sac de Constantinople par les Franks , le nom byzantin des croiss , le Contra errores Graecorum ne plaident gure en faveur dune rduction des christianismes dOrient et dOccident une Europe chrtienne tendue dOuest en Est.Quant aux fameuses racines grecques opposes l hellnisation superficielle de lIslam , faut-il encore rappeler que la philosophia a dabord t prsente comme une science trangre ( du dehors ) chez les Byzantins avant de ltre chez les penseurs juifs et musulmans, lappellation de science trangre trangre la Rvlation et au nous communautaire quelle articule tant ne Byzance, o la philosophie a t longtemps qualifie de fables hellniques ? Faut-il encore rappeler que si les chrtiens dOccident se sont empars de la philosophie comme de leur bien propre, ce fut au nom dune thorie de lacculturation formule pour la premire fois par Augustin, comparant la sagesse des paens et la part de vrit quelle contient lor des gyptiens lgitimement appropri par les Hbreux lors de leur sortie dgypte (Ex 3, 22 et Ex 12, 35) ?

Je nous croyais sortis de ce que jai appel il y a quelques annes, dans un article du Monde diplomatique : la double amnsie nourissant le discours xnophobe . Voil, dun trait de plume, la falsafa redevenue un vnement marginal, pour ne pas dire insignifiant, sous prtexte que lIslam ne sest pas vritablement hellnis . Averros ne reprsente quIbn Rushd, Avicenne quIbn Sina, cest--dire pas grand-chose, en tout cas rien dessentiel . Encore un pas et lon verra fanatiques religieux et retraits pavillonnaires saccorder sur le fait que, aprs tout, lEurope chrtienne qui, bientt, naura plus de ptrole a toujours eu les ides. Jai assez dnonc le syndrome de labricot pour ne pas jouer la reconnaissance de dette contre le refus de paternit ni tout confondre dans la procdure et la chicane accompagnant tout discours de remboursement. Le lieu commun consistant recommencer linlassable inventaire des emprunts de lOccident chrtien au monde arabo-musulman na pas dintrt, tant, du moins, quil ne sinscrit pas dans une certaine vision philosophique et culturelle de lhistoire europenne. De fait, aller rptant que le mot franais abricot vient de lespagnol albaricoque, lui mme issu de larabe al-barqq ( prune ) ne changera rien au contexte politique et idologique teint dintolrance, de haine et de refus que vit une certaine Europe sans parler videmment des tats-Unis dAmrique par rapport lIslam. Quelle soit ou non trangre , reste que la philosophie na cess de voyager. Cest la longue chane de textes et de raison(s) reliant Athnes et Rome Paris ou Berlin via Cordoue qui a rendu possibles les Lumires : Mendelssohn lisait Mamonide, qui avait lu Avicenne, qui avait lu Alfarabi, et tous deux avaient lu Aristote et Alexandre dAphrodise et les drivs arabes de Plotin et de Proclus.

Le creuset chrtien mdival , fruit des hritages dAthnes et de Jrusalem , qui a cr, nous dit Benot XVI, lEurope et reste le fondement de ce que, juste titre, on appelle lEurope , est dun froid glacial, une fois purifi des contributions des traducteurs juifs et chrtiens de Tolde, des Yeshivot de sciences extrieures de lEspagne du Nord, o les juifs, exclus comme les femmes des universits mdivales, nous ont conserv les seuls fragments attests dune (premire) version arabe du Grand Commentaire dAverros sur le De anima dAristote. Combien de manuscrits judo-arabes perdus Saragosse ? Combien de matres oublis ? Autant peut-tre que dans les abbayes bndictines normandes du haut Moyen ge. Je confie dautres le soin de rappeler aux fins observateurs des tribulations des auteurs grecs dans le monde chrtien que la Mtaphysique dAristote a t traduite en arabe et lue par mille savants de lInde lEspagne, quun livre copi, a contrario, ne fait pas un livre lu, que la mise en latin de scholies grecques trouves telles quelles dans le manuscrit de luvre que lon traduit nest pas ncessairement une exgse originale, quil a exist des Romains paens, que les adversaires musulmans de la falsafa taient tout imprgns des philosophies atomistes relgues au second plan dans les coles noplatoniciennes dAthnes et dAlexandrie, et bien dautres choses encore.

Les mdias condamnent les chercheurs au rle de Sganarelle, rclamant leurs gages, seuls, et passablement ridicules, sur la grande scne des pipoles dun jour. Je nai que peu de got pour ce rle, et ne le tiendrai pas. Je pourrais mindigner du rapprochement indirectement opr dans la belle ouvrage entre Penser au Moyen ge et luvre de Sigrid Hunke, lamie de Himmler , appelant les amateurs de pense low cost bronzer au soleil dAllah. Je prfre minterroger sur le nous ventriloque rclamant pour lui seul lusufruit dun Logos benotement assimil la Raison : nous les Franois de souche , nous les voix de la libert , nous les observateurs de lislamisation , nous les bons chrtiens soucieux de r-hellniser le christianisme pour oublier la Rforme et les Lumires. Je ne suis pas de ce nous-l. Mditant sur les infortunes de la lacit, je voyais nagure les enfants de Billy Graham et de Mecca-Cola capables de sortir enfin de lunivers historique du clash des civilisations. Je croyais navement quen changeant informations, rcits, tmoignages, analyses et mises au point critiques, nous, femmes et hommes de sciences, darts ou de savoirs, aux expertises diverses et aux appartenances culturelles depuis longtemps multiples, nous, citoyens du monde, tions enfin prts revendiquer pour tous, comme jadis Kindi pour les Arabes, le grand hritage humain . Ctait oublier lEurope aux anciens parapets. La voici qui, dans un remake quon voudrait croire involontaire de la scne finale de Sacr Graal, remonte au crneau, arme de galettes Tradition & Qualit depuis 1888 . Grand bien lui fasse. Cette Europe-l nest pas la mienne. Je la laisse au ministre de lImmigration et de lIdentit nationale et aux caves du Vatican.

Alain de Libera