De l'Idéologie (Baechler)

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Jean Baechler

De l'idologieIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 27e anne, N. 3, 1972. pp. 641-664.

Citer ce document / Cite this document : Baechler Jean. De l'idologie. In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 27e anne, N. 3, 1972. pp. 641-664. doi : 10.3406/ahess.1972.422528 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1972_num_27_3_422528

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l'cole dont il se rclame, des mots varie sciences au tout. sais le monde sovi servir de concept) lesl'un le insidieux (je dis mot, car je ne Pour selon l'auteur et C'est sans doute plus sens en des du tout sociales, car encore s'il peut tique, le mot est parfaitement neutre et dsigne toute formation intellectuelle, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Pour le petit monde intellectuel parisien, idologie est une manire d'onomatope, par quoi l'on fait savoir que l'on n'est pas d'accord avec son interlocuteur : est idologique toute proposition ou toute attitude de l'adversaire. Dans le petit nombre qui prtend en faire un usage technique, les uns s'en servent pour dsigner des noncs, dont il semble qu'ils ne soient ni scientifiques, ni religieux, ni littraires; les autres les appliquent des systmes intellectuels contemporains spcifiques, caractriss par une logique crispe et ferme et des vises socio-politiques : il y a un usage universel et un usage localis. Il existe, parmi toutes les formations intellectuelles possibles, certaines qui ont leurs traits spcifiques et que l'on peut nommer idologies , pour viter de forger un vocable nouveau. A condition de prendre certaines prcautions lies une saine mthode, il est entendu que toute dfinition est lgitime, condition de rpondre son objet. Je peux dcider d'appeler idologie la manire de penser d'un nergumne portant mche sur le front et moustache sous le nez : cela me permettra d'analyser les crits, les discours et les propos de Hitler, mais m'interdira de traiter de l'idologie en tant que telle. De mme Martin Malia entend 2 par idologie le systme intellectuel qui se forme partir du moment o l'on prend une thique pour une science; dfinition parfaitement efficace pour tudier l'intelligentsia russe, mais qui laisse entendre qu'avant les annes 1860 il n'y 1. Le texte que l'on va lire est issu d'un expos fait dans le cadre du sminaire de M. Ray mond ARON, au Centre europen de Sociologie historique. J'ai donc profit des critiques et suggestions qui m'y ont t faites. Cela dit, et selon la formule d'usage, je me tiens responsable de tout ce que j'avance ici. 2. Dans un expos donn dans le mme sminaire. 641

DEBATS ET COMBATS avait pas d'idologie, sinon embryonnaire. Bref, j'incline admettre que toute dfinition applicable un secteur de l'activit humaine doit tre suffisamment gnrale pour dsigner des faits perceptibles dans toutes les socits connues 3. Mais, simultanment, une dfinition de ce type doit tre spcifique, c'est--dire qu'elle doit permettre l'identification de diffrences par rapport des phno mnes analogues4. Par consquent, je retiens une dfinition la fois gnrale et spcifique de l'idologie, et j'appellerai idologique toute proposition ou tout ensemble de propositions, plus ou moins cohrentes et systmatises, permettant de porter des jugements de valeur sur un ordre social (ou secteur quelconque de l'ordre social), de guider l'action et de dfinir les amis et les ennemis. En un mot, l'idolo gie m'apparat par essence polmique et politique. Sur ce fondement arbitraire et raisonnable, l'enqute peut s'orienter dans trois directions : Qu'est-ce que l'idologie, sa nature et ses qualits? Quelles sont les principales variables qui ont quelque rapport avec l'appar ition et le dveloppement des idologies? Y a-t-il une modernit idologique, c'est--dire, y a-t-il des traits indits du monde contemporain qui affectent de manire indite les formations idolo giques? /. Nature de l'idologie Ce que l'idologie n'est pas. L'idologie n'est ni un sentiment, ni une passion, mais un nonc, c'est--dire un ensemble de mots et de phrases ordonns par l'entendement. Quelle sorte de ralit spcifique visent ces noncs? Pour le savoir, il faut commencer par distinguer les diffrents types d'noncs possibles, qui ont quelque rapport avec la dfinition adopte de l'idologie. J'en vois cinq. 1. Les us et coutumes (mores), savoir l'ensemble des propositions sub- ou inconscientes (mais aisment formulables), qui permettent aux individus d'une socit donne de parcourir leur destine et d'interprter leur condition. On y incluera les proverbes, la sagesse des nations, ce qui se fait et ne se fait pas, l'ensemble des propositions qui permettent de se retourner dans la sphre de la production, des relations sociales; bref, la part d'entendement qui entre dans la vie quotidienne 5. L'analyse linguistique et structuraliste nous a habitus rechercher de quelles paires d'oppositions pertinentes ces propositions sont passibles; en l'occurrence, il s'agit du licite et de l'illicite, du raisonnable et du draisonnable. Les us et coutumes ne forment jamais systme, mais un ensemble de lam beaux de systmes. Ils ne sont pas non plus l'objet d'un choix de la part des 3. On ne saurait retenir une dfinition de la guerre qui ne vaudrait que pour les conflits arms depuis Napolon, ni de l'conomie qui ne s'appliquerait qu'aux activits issues de la mutation industrielle. 4. La guerre ne sera pas n'importe quel conflit, mais un conflit entre units politiques sou veraines. 5. Que la saisie prcise de ces faits soit fort difficile et demande un long dtour, en tmoigne l'uvre d'Alfred SCHTZ, en particulier Der sinnafte Aufbau der sozialen Welt (1932). 642

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socitaires : cela fait partie de l'hritage transmis de gnration en gnration, avec des modifications imperceptibles, et s'intgre la nature des choses. 2. La morale ne se distingue pas nettement des propositions prcdentes (le licite et l'illicite, le Bien et le Mal sont ses catgories de rfrence), sinon par un plus haut degr d'explicitation, d'laboration et de cohrence. Une autre diffrence tient au fait qu'une morale peut faire l'objet d'un choix dlibr de la part d'un individu et devenir un art de vie, alors que les us et coutumes sont donns et collectifs. 3. La mythologie, par quoi j'entends l'ensemble des histoires qui racontent les origines d'un groupe humain, fondent ses institutions, rpondent aux questions essentielles qui se posent aux hommes, et o ils projettent leurs angoisses et leurs espoirs. Dans les socits complexes et dsenchantes , on en rencontre des formes attnues : les contes, les lgendes, le savoir commun en histoire (ainsi, pour les Franais, l'histoire mythologique, o Clovis, Charlemagne, Saint Louis, Jeanne d'Arc, Henri IV et la Rvolution sont les acteurs principaux d'une geste qui a peu voir avec les faits). 4. La religion, qui regroupe l'ensemble des propositions qui ont trait au sacr et font rfrence un ou plusieurs principes transcendants. Il existe toute une gamme de formulations possibles, jusqu' l'explicitation rationnelle d'un message transcendant, que l'on appelle la thologie. Ce sont des types d'noncs, qui peuvent passer d'une catgorie une autre ou, mieux, d'un statut un autre. Les glissements les plus frquents et les plus courants me paraissent tre : de la religion vers les us et coutumes, lorsqu'une religion imprgne sans partage un groupe social. La distinction s'tablira en fonction du degr de raff inement et d'authenticit (c'est--dire de conformit au message originel), ce qui dbouche sur le partage, habituel en histoire des religions, entre la pit populaire et la pit litiste, des us et coutumes vers la morale, ds lors que des pratiques tradition nelles sont choisies consciemment comme principe de vie. C'est la voie choisie par Descartes dans le Discours de la Mthode, quand il dcide de prendre pro visoirement et dans l'attente d'un examen rationnel, les traditions de ses pres comme morale personnelle, de la mythologie vers la religion, lorsqu'un message religieux s'appuie sur une histoire sacre. Tous ces noncs de propositions s'opposent en bloc aux propositions scientifiques. 5. La science, par quoi j'entends toute proposition rationnelle applique un secteur limit de la nature et des activits humaines. Elle se fonde sur l'oppos itionvrai-faux, vrifiable-falsifiable. Des propositions de ce genre se rencontrent en n'importe quelle socit, au moins l'tat embryonnaire. En particulier, dans le domaine technique (chasse, pche, agriculture, etc.), les procds peuvent tre dcrits en termes scientifiques , en ce sens qu'ils sont efficaces ou non, plus ou moins efficaces selon le but recherch. On peut admettre que des propositions scientifiques se rencontrent en tous domaines et pas seulement dans les sciences en tant que secteur spcifique de l'activit intellectuelle. Pour prendre quelques exemples : en peinture, les principes de la perspective peuvent tre dits scientifiques en ce sens qu'ils fixent des procds d'excution idoines la fin poursuivie, savoir la reprsentation de l'espace, 643

DEBATS ET COMBATS le dialogue clbre entre les Athniens et les Mliens (Thucydide V, 85-1 1 3) est un enchanement de propositions scientifiques, vrifiables ou falsifiables, en illustration d'un cas simple de la thorie des jeux : lorsqu'un des protagonistes, dans un conflit, bnficie d'une supriorit telle qu'il est assur de gagner, le plus faible doit-il s'avouer vaincu sans combattre ou tenter, malgr tout, le sort des armes ? Pour les Athniens, la rponse rationnelle est l'acceptation anticipe de la dfaite ; d'aprs les Mliens, toutes les donnes de la question ne sont pas connues, de telle sorte que l'issue reste indtermine, tant que le combat n'aura pas fait la dcision, l'affirmation qui constitue la thse implicite et explicite de Thucydide que toute unit politique tend projeter vers l'extrieur sa puissance intrieure, est une proposition scientifique, en ce sens que l'affirmation doit pouvoir tre infirme ou confirme par l'exprience historique, et que les exceptions, dans un sens ou dans l'autre, doivent pouvoir recevoir une explication satisfaisante, les dcisions conomiques sont des propositions scientifiques, car leurs consquences permettent de vrifier leur bien-fond, dans la mesure o elles concourent ou non au but poursuivi. Le statut de trs nombreuses propositions demeure ambigu. Ainsi, dans le domaine du droit, si les principes ultimes sont arbitraires et chappent la justification scientifique, par contre les applications des principes des cas peuvent et doivent tre rationnels, c'est--dire conformes aux principes. Dans la mme ligne, l'volution d'un droit conformment aux principes et en fonction des besoins nouveaux du dveloppement social, peut tre dite scientifique : en ce sens, il n'y a pas d'obstacles parler d'une science du droit. La situation est analogue en politique. Si les fins poursuivies sont arbitraires et chappent la justification scientifique, les moyens mobiliss doivent tre conformes la fin poursuivie. En ce sens, l'on peut parler de politiques justes ou fausses. Un exemple parfait de politique non -scientifique : la politique extrieure franaise entre les deux guerres, fonde simultanment sur une diplomatie implications str atgiques offensives (la Petite Entente et l'Alliance russe), et une stratgie dfen sive (Ligne Maginot et absence de slectivit dans les mesures de mobilisation). L'idologie est un parasite. De toutes les propositions possibles, certaines portent sur une ralit dfinie qui est I ordre social. Ces propositions peuvent tre classes en trois catgories : celles qui fixent et justifient la rpartition et la finalit du pouvoir ; celles qui dterminent et justifient la rpartition des richesses et du pres tige ; celles qui prcisent et justifient la nature des institutions, en prenant ce dernier mot dans son sens le plus large de modalit selon laquelle les hommes rglent leurs activits. En ce sens, toute socit a des institutions politiques, religieuses, conomiques, sexuelles, vestimentaires, artistiques... J'appelle idologie l'ensemble de ces propositions spcifiques. Le premier caractre de l'idologie est donc sa fonction justificatrice d'un certain ordre social, soit existant, soit pass, soit futur, soit utopique. C'est--dire que, du fait mme qu'il y a toujours plusieurs faons d'instituer et de rpartir le pouvoir, les richesses et le prestige, il y a ncessairement, tout moment, coexistence entre une ou des idologies conservatrices et une ou des idologies rvolutionnaires. Elles coexistent et se dfinissent l'une par l'autre; bien plus, c'est parce qu'il y a conflit et diver644

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gence sur l'ordre social qu'il y a production idologique, j'y reviendrai dans un instant. Or, et ce point est dcisif, il n'existe pas de proposition idologique en tant que telle : n'importe quelle proposition dans les cinq types distingus prc demment, peut servir un usage idologique, partir du moment o elle sert justifier ou contester un ordre : la coutume, la morale, la mythologie, mais surtout la religion et la science peuvent tre utilises idologiquement des fins partisanes. Mais, inversement, l'idologie ne peut se nourrir que d'elles : elle rsulte d'un processus parasitaire. L'idologie est donc l'usage d'une proposition quelconque en vue d'une fin politique; sa fonction fondamentale est polmique, elle sert faire le partage entre les amis et les ennemis. Cela a deux consquences importantes pour la nature de l'idologie : l'idologie vise ncessairement l'absolu et repose sur des principes qui chappent la ngociation et au compromis. En effet, du fait mme que les principes essentiels de l'ordre social (c'est--dire, pour me rpter une dernire fois, la rpartition du pouvoir, des richesses et du prestige et les institutions) sont arbitraires, ils ne peuvent qu'tre poss, et justifis par les passions. Aucune argumentation dcisive ne permet de se prononcer rationnellement pour le pluriou l'uni- partisme, pour l'appropritation prive, tatique ou collective des moyens de production. Il suit que toute idologie peut se durcir et devenir totalitaire, pour peu que les circonstances le permettent et qu'elle soit porte par des per sonnalits idoines; une idologie n'est ni vraie ni fausse, elle est simple affirmation. L'idologie nat la manire d'un processus hrtique : elle choisit (hrsie veut dire choix), parmi toutes les propositions possibles, une ou plusieurs pro positions prises comme postulats et utilises comme fondement ultime. Or une hrsie n'est telle que par rapport une orthodoxie, je veux dire que les idolo gies, dans une socit donne, sont troitement tributaires des formations ment ales qui dominent dans cette socit : les idologies dpendent des supports non-idologiques, dont elles sont les parasites. Il suit que les idologies d'une socit chrtienne, par exemple, ne peuvent pas tre les mmes que celles d'une socit technico-scientifique. Cela dit, certains thmes, la fois simples et fondamentaux, perdurent travers les sicles et les socits, car ils sont lis la dialectique de l'ordre et de l'antiordre. Sans prtendre tre exhaustif, je citerai : le thme de la libert, probablement le plus ancien et le plus universel ; celui de galit ; celui de la tradition, de la continuit, de la lgalit; celui du mouvement, de la nouveaut, de l'adaptation des conditions nouvelles; celui d'une histoire exemplaire qui rend compte du pass, du prsent et de l'avenir 6. 6. Une inscription de Lagash (vers 2400 av. J.-C.) rapporte que le roi Uruk-Agina a limin l'oppression que les prtres faisaient peser sur le peuple, qu'il a rtabli la libert et les anciennes institutions. L'inscription concerne probablement une rvolution mene contre une classe sacer dotale, au nom d'une ancienne organisation communautaire. La plupart des thmes indiqus s'y retrouvent aisment. D'aprs Erwin H LZ LE, Idee und Ideologie, Bonn u. Miinchen, Franck Verlag, 1969, p. 203. 645

DEBATS ET COMBATS Ces thmes peuvent tre considrs comme des principes idologiques lmentaires, qui recevront des dveloppements, des dguisements et des trans figurations variables suivant les possibilits que leur offre le support non-idolo gique. on retrouve sans peine dans le taosme, le cynisme et l'anarchisme Ainsi, un noyau commun, qui consiste dfinir la libert comme l'tat o se trouvait l'humanit avant qu'elle n'entrt en socit; la manire dont ce thme commun aux trois courants est trait est mettre en relation avec l'ambiance intellectuelle et mentale o ils baignent respectivement. L'on comprend que, s'il n'y a pas de socit sans idologie, il peut y avoir des socits qui favorisent la prolifration idologique, alors que d'autres la maintiendront un niveau trs bas.

L'idologie est un parasite ncessaire. De ce qui prcde, on peut tirer deux propositions gnrales : dans une socit o rgne un consensus sans faille sur les partages (du pouvoir, des richesses et du prestige) et sur les institutions, on ne peut parler d'idologie, mais de murs, de morale, de religion, de mythologie et de science; ds qu'il y a politique, c'est--dire conflit entre plusieurs interprtations de l'ordre social (mme si le conflit porte sur un aspect localis et infime de cet ordre), il ne peut pas ne pas y avoir idologie (c'est--dire usage idologique de propositions quelconques), car l'action politique vise des fins qui chappent la justification scientifique. Il en dcoule que toutes les socits historiques connues produisent un minimum d'idologie, car toutes connaissent les conflits politiques. Il suit aussi que, l'intrieur d'une socit, nul ne peut chapper l'idologie, car tout un chacun est amen, par la force des choses, prendre position, ce qu'il ne peut faire sans participer peu ou prou la production idologique. Un point fait problme. Comment se fait-il que les conflits fondamentaux qui divisent les hommes, et qui pourraient s'exprimer partout en quelques mots (par exemple : partage des terres, galit des droits, indissolubilit du mariage ou droit au divorce, etc.), sont d'ordinaire envelopps dans des discours proli frants, d'une diversit gale celle des formations intellectuelles ambiantes? Les idologues c'est--dire tout le monde quelque degr peroivent les problmes et les solutions possibles travers les propositions et les systmes intellectuels qui informent leur entendement. Ils ne peuvent donc pas ne pas les utiliser pour exprimer leurs points de vue respectifs. Dans une socit d'impr gnation chrtienne, les conflits idologiques ne peuvent se prsenter que dans des formulations lies la doctrine chrtienne, de mme que les conflits dans les pays socialistes sont enrobs dans un jargon marxiste-lniniste. Ce paralllisme tient prcisment la nature parasitaire de l'idologie : il n'y a pas d'idologie pure, il n'y a que des idologies incarnes. Il convient de signaler qu'un secteur au moins des relations sociales se fonde ncessairement sur la distinction des amis et des ennemis : celui des relations intersocitaires ou internationales. La perception de l'Autre en tant que 646

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diffrent se fait travers un voile idologique, au moins trs grossier 7. La prolifration idologique. Si l'idologie a une fonction polmique et politique, elle est aussi, en tant que discours cohrent, affaire de l'entendement. Cela fait que les propositions idolo giques peuvent devenir l'objet d'une laboration purement intellectuelle, o la rfrence l'action n'est qu'indirecte. L'analyse des mcanismes internes de la production idologique n'est pas l'objet du prsent article. Il suffira d'indiquer quelques traits. Le point de dpart est constitu par le choix initial (la libert, l'galit, l'indpendance, la puissance...) et sa justification. Ainsi nat une manire de thologie, caractrise par : l'ancrage un principe indmontrable et irrfutable (par exemple la vision de la Rvolution comme une catastrophe bnfique) ; la construction de propositions cohrentes partir de ce principe (la lutte des classes ou l'approfondissement des contradictions du systme, par exemple) ; l'introduction d'hypothses supplmentaires, non contradictoires avec les prcdentes, pour rsoudre les difficults (ainsi la thorie de l'imprialisme, version Hobson-Hilferding-Lnine, qui explique les retards de la rvolution en Occident par les bnfices tirs de l'expansion coloniale) ; l'ouverture du systme, en volution constante, mme s'il vise la totalit : le systme est chaque moment fini et prt intgrer des donnes nouvelles. Cela fait videmment penser la thologie. De fait, une idologie aussi dveloppe et cohrente que le marxisme-lninisme n'est qu'une thologie prtentions scientifiques. Il n'est nul besoin de supposer une corruption ou un dvoiement de l'entendement pour expliquer l'apparition de ces formations thologiques : l'entendement, ici comme ailleurs, fait son travail, il distingue et il combine en respectant un certain nombre de rgles formelles. C'est pourquoi, il n'y a aucune diffrence de nature ni mme de degr entre une construction idologique et telle construction scientifique provisoire, destine cacher sous des mots les ignorances du moment 8. C'est, bien entendu, le provisoire qui fait la diffrence, car, en science, les propositions thologiques sont destines, tt ou tard, tre remplaces par des propositions vrifiables et falsifiables; en idologie, elles resteront jamais thologiques . 7. Dans Race et Histoire (Ed. Gonthier, p. 21), Claude LVI-SRAUSS rapporte : L'human it aux frontires de la tribu, du groupe linguistique, parfois mme du village; tel point cesse qu'un grand nombre de populations dites primitives se dsignent d'un nom qui signifie les hommes (ou parfois dirons-nous avec plus de discrtion les bons , les excellents , les complets ), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou mme de la nature humaines, mais sont tout au plus composs de mauv ais , de mchants , de singes de terre ou ufs de pou . On va souvent jusqu' priver l'tranger de ce dernier degr de ralit en en faisant un fantme ou une apparition . 8. Le livre de Franois JACOB : La logique du Vivant. Gallimard, 1970, constitue un rper toire inpuisable d'exemples pour illustrer cette affirmation. Un exemple, pris presque au hasard : Pendant tout le XVIIIe sicle, et tant que les tres vivants s'apprhendent comme des combi naisons d'lments visibles, la prformation et la prexistence constituent la seule solution pos sible au problme de la gnration (...). La production d'un tre reste donc le rsultat d'un projet dont ni la conception, ni la ralisation ne peuvent tre spares de la cration du monde. C'est l'ordre visible des tres qui se maintient par filiation. La continuit des formes vivantes dans l'espace et dans le temps exige la continuit de ces formes travers les processus mmes de la gnration. Comment d'un uf pourrait natre une poule, sinon par la prface dans l'uf de ce qui caractrise une poule, c'est--dire une certaine structure visible ? (p. 74). 647

DBATS ET COMBATS A quoi tiennent les diffrences dans la richesse et la prolifration des forma tions idologiques? Car il y a des diffrences sensibles entre Athnes sous Pricls et le XXe sicle par exemple. Je pense que ces diffrences tiennent la combi naison de trois variables : 1 . La prsence d'un corps de spcialistes, que j'appelle les intellectuels 9. Ils sont, en principe, vous aux propositions scientifiques, commencer dans le domaine juridique et administratif. En effet, ds qu'apparat un pouvoir tatique, apparat le besoin d'une correspondance pour transmettre les ordres, d'une comptabilit pour enregistrer les dpenses et les recettes, d'archives pour assurer la continuit, et d'experts pour rdiger et faire appliquer les lois; bref il faut des gens sachant lire et crire et capables de mener des raisonnements abstraits. Or, il m'apparat que les intellectuels ne peuvent pas ne pas verser dans l'idologie, pour au moins trois mobiles : ils tendent universellement dpasser le cadre de leur comptence pour construire des systmes totaux 10. Ce faisant, ils peuvent se livrer des spcula tions purement gratuites et innocentes, qui constituent une excellente prpa ration la production idologique; il est probable que la spcialisation intellectuelle a quelque chose d'i nconfortable et d'insatisfaisant, car la recherche est, par nature, sans fin et bute non pas tant sur des mystres que sur des problmes embots les uns dans les autres : en rsoudre un, c'est simultanment, en poser au moins un autre. S'y consacrer entirement suppose un peu de gnie et beaucoup de modestie. Ces vertus tant rares, la plupart trouvent un drivatif se mler des affaires de la cit; enfin, si les intellectuels dtiennent le savoir, ils bnficient rarement du prestige, et encore plus rarement du pouvoir et des richesses. Ils peuvent diff icilement ne pas nourrir quelque ressentiment, qu'ils exhalent sous forme de projets de refonte de i'ordre du monde. 2. Les ressources du support non-idologique pour la ratiocination idolo gique. Les diffrences peuvent tre normes. J'y reviendrai incessamment, mais indiquons de suite que le christianisme, contrairement l'Islam ou au judasme par exemple, permet des variations presque infinies : c'est pourquoi les idologies de l'aire chrtienne sont d'une prodigieuse diversit et complexit. Au contraire, les Grecs, qui travaillaient partir d'une mythologie trs pauvre et d'une science embryonnaire, semblent avoir men leurs combats politiques avec un minimum de voilement idologique : les intrts, les passions et les ambitions s'expriment avec une crudit saisissante u. La constitution et le dveloppement, partir du 9. Je sais pertinemment que l'apparition des intellectuels, dfinis comme un groupe qui fait profession (c'est--dire tire sa subsistance) de ses activits intellectuelles, date du XIeXIIe sicles, en Occident. Avec des exceptions notables, comme les sophistes grecs et chinois, qui sont des intellectuels ainsi dfinis. Pour mon compte, je ne vois pas de raison de ne pas appeler intellectuel tout homme qui se spcialise dans les activits intellectuelles, que ce soit par loisir ou pour gagner sa vie. Comme illustration de la premire thse, voir J. LE GOFF : Les Intellectuels au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1957. 10. On pourrait ici, rappeler la distinction kantienne entre l'entendement et la raison, et rappeler comment la raison en vient ncessairement se poser des questions illgitimes, c'est-dire qu'elle ne peut rsoudre. 1 1 . J'cris semblent , car il faut tenir compte de la pente rationalisatrice de notre principale source, Thucydide. Dans ses pages clbres sur les guerres civiles dans les cits grecques, dbu tes Corcyre, le caractre rudimentaire de l'idologie apparat clairement : A l'origine de 648

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XVIIe sicle, de la science occidentale, ont offert aux idologues un nouveau support. Non que les diverses sciences se prtent aussi aisment un usage idologique. La loi de la gravitation universelle est incomparablement moins utilisable que la thorie de l'volution et de la slection naturelle. Quant aux sciences sociales, en particulier celles que l'on partage indment en histoire et en sociologie, le danger idologique y est son comble. Cela tient au fait qu'elles se donnent un objet les hommes et les socits qui constitue une totalit, alors que l'entendement ne peut saisir rigoureusement que des isolats. Le dcalage est combl, si l'on n'y prend garde, par des propositions portant sur des ralits insaisissables : la destine humaine, la fin de l'Histoire ou la finalit des socits. Par consquent, ds qu'une histoire et une sociologie se veulent gnrales, elles ne peuvent gure viter un inflchissement idologique. 3. L'ampleur des problmes embrasss. Selon que l'idologie vise un secteur restreint de la condition humaine ou l'envisage dans son entier, la quantit et la complexit des problmes poss varie, ainsi que l'ampleur de la construction idologique. Le nudisme s'oppose au socialisme, la pauvret vanglique au csaro- papisme, le libralisme au fascisme. Plus le projet vis est englobant, plus l'idologie tendra former systme, car il faut rsoudre une multitude de problmes partir d'un point de vue unique : il y a ainsi des idologies faibles et bloques, et des idologies fortes et ouvertes.

//. La gense des idologies Je voudrais dgager grands traits les variables qui dterminent l'mergence et le dveloppement des idologies. Des indications donnes dans la premire partie, il ressort que ces variables sont triples : les luttes politiques, car la demande d'idologie est directement tributaire des conflits et des polmiques politiques; le support non-idologique, car les conflits et les polmiques sont perus et exprims partir des types de propositions dominants dans une socit un moment donn. Pour poursuivre l'image conomique, on dira que ce support constitue l'offre; les acteurs idologiques, car il faut des hommes de chair et de sang pour servir d'intermdiaires. tous ces maux, il y avait l'apptit du pouvoir qu'inspirent la cupidit et l'ambition personnelle. De l l'acharnement que les factions mettaient combattre. Les chefs des partis dans les cits adoptaient de sduisants mots d'ordre, galit politique de tous les citoyens d'un ct, gouver nement sage et modr par les meilleurs de l'autre. (C'est moi qui souligne.) L'tat, qu'ils pr tendaient servir, tait pour eux l'enjeu de ces luttes. Tous les moyens leur taient bons pour triompher de leurs adversaires et ils ne reculaient pas devant les pires forfaits. Quand il s'agis sait se venger, ils allaient plus loin encore, accumulant les crimes sans se laisser arrter par le de souci de la justice et du bien public et sans autre rgle que leur caprice. Frappant leurs ennemis par des condamnations injustes ou usurpant le pouvoir par la force, ils taient prts tout pour assouvir leurs besoins du moment. Ni les uns ni les autres ne s'embarrassaient de scrupules, mais on prisait davantage les hommes qui savaient mener bien des entreprises dtestables en les couvrant avec de grands mots. (C'est moi qui souligne.) Quant aux citoyens d'opinions modres, ils tombaient sous les coups des deux partis, soit parce qu'ils refusaient de combattre avec eux, soit parce que l'ide qu'ils pourraient survivre excitait l'envie. {Guerre du Ploponse. III, 82.) 649

DBATS ET COMBATS A) Les luttes politiques. tant donn que toute idologie est polmique et toute polmique politique est idologique, on peut en dduire trois lois (si ce terme n'est point trop ambitieux). La production idologique, dans une socit quelconque, sera d'au tant plus intense que : 1 . Le consensus sera faible. En effet, du fait de l'absence ou de la faiblesse d'un systme de pense reu par tous (ce que j'appellerais une Koin) chaque groupe d'intrts sera contraint d'adopter une idologie pour justifier ses positions et rallier ses partisans. Inversement, plus le consensus est grand, moins l'idologie joue de rle, au contraire des us et coutumes et de la religion. 2. Les conflits politiques seront intenses, c'est--dire tourneront la lutte mort, sans ngociation, ni compromis. Cela peut se produire sur un fond de large consensus par ailleurs, par exemple pendant les guerres de religion. Ces conflits, qui tournent la guerre civile, sont ncessairement idologiques, car s'y affrontent deux conceptions globales. 3. Les conflits implications politiques seront nombreux, en entendant par l les conflits o la dcision fait intervenir le rapport gnral des forces : en gros, cela se confond avec le processus d'tatisation. En effet, dans une telle situation, tout choix est politique, donc arbitraire, et requiert une justification idologique. Suivant la pente totalisante de l'idologie, les conflits auront ten dance devenir globaux et inconciliables, et l'idologie se rpartir en deux ples : celui des idologies conservatrices et celui des idologies rvolutionnaires. On n'a que l'embarras du choix pour illustrer ces trois lois . Je ne prendrai que deux exemples connus. Le premier concerne la Chine du VIe au IIIe sicles 12. C'est certainement la priode-cl de l'histoire chinoise, car s'y constituent, partir d'une poussire de principauts, de grands royaumes; ceux-ci, leur tour, sont des tapes vers la constitution de l'Empire unitaire, ralis en 221 av. J.-C. par l'empereur Tsin Che Houang-ti. Les transformations s'accompagnent d'un bouleversement des sorts, des rangs, des coutumes, des hritages, des traditions, des coutumes, et dterminent une fermentation intellectuelle except ionnelle. Celle-ci se traduit par un pullulement de corporations, de sectes et d'coles, aux statuts varis : certaines sont accueillies, subventionnes, patronnes par des princes qui se veulent clairs; d'autres sont libres, qui se subdivisent leur tour en fixes ou errantes; les unes regroupent une vaste clientle, les autres un matre avec quelques apprentis; on donne un enseignement technique, ou un enseignement spcialis (rhtorique, balistique, bienfaisance). Le cursus est le mme partout : on entre dans une clientle; on subit un long apprentissage; l'enseignement est payant, gradu (sur 3 000 disciples de Confuc ius,72, dit-on, comprirent toutes les leons). Il est, malheureusement, impossible de reconstruire une histoire de ces ides, car l'empereur Tsin Che Houang-ti fit brler Les Discours des Cent coles : 12. Je m'appuie sur les travaux suivants : Marcel GRANET, La Pense chinoise, Paris, rd. Albin Michel, 1968; Henri MASPERO, La Chine antique, Paris, P.U.F., rd. 1965; H. MASPERO et E. BALAZS, Histoire et institutions de la Chine ancienne, Paris, P.U.F., 1967; H. MASPERO, Le Taosme, Paris, P.U.F., 1967. 650

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il ne nous reste que des noms, des ouvrages apocryphes, des fragments, des citations choisies par des adversaires; quant aux quelques uvres authen tiquesconserves, elles sont de la fin de la priode. Tout ce qu'il est possible de faire, est de distinguer les principales tendances, dont la plupart rappellent des exemples connus de l'histoire occidentale : 1 . Les politiciens, qui tudient et enseignent l'art des recettes de gouverne* ment, permettent de saisir toutes les chances d'accrotre le pouvoir surtout vers l'extrieur. Cette orientation mena logiquement la distinction de la coutume (ou loi) et de l'art de gouverner, rserv au prince et son conseil priv. 2. Les sophistes, qui veulent faire revenir la sagesse les princes et confondre les conseillers pernicieux. Pour ce faire, ils perfectionnent la rhtorique et l'art de la discussion (par l'usage des sophismes et des paradoxes). Ce sont, comme en Grce, des virtuoses de la rationalit, dont le rle est rvolutionnaire, car ils ruinent un systme vnrable de classifications et de correspondances. 3. Les logiciens, qui se consacrent l'art de qualifier correctement, c'est-dire de mettre chacun et chaque chose sa place dans un systme prordonn. C'est une tendance conservatrice, qui vise la perptuation d'un ordre traditionnel; on y procde par une srie d'identifications : de l'ordre logique l'ordre moral, de celui-ci l'ordre politique13. 4. Les lgistes, qui tudient les recettes qui donnent aux tats leur force intrieure : organisation du territoire et de l'arme, conomie et finances, pros prit et discipline sociales. Ils parviennent dgager l'ide de la souverainet du prince et de la loi, qui doit tre publique, universelle et obligatoire 14. 5. Les moralistes, dont le principal est Confucius. A vrai dire, on ne sait rien de lui et presque rien de sa pense. Comme, d'autre part, le confucianisme devient doctrine officielle partir des Han ( partir de 206 av. J.-C), on attribue Confuc ius enseignements d'origines diverses. En gros, il s'agit d'une systmatisat des ion de la vieille morale chinoise. Quant M-tseu, il reprsente une sorte de Hobbes : les hommes sont sortis de l'anarchie en se soumettant un chef; le chef est l'arbitre du licite et de l'illicite ; il faut se soumettre sa volont ; il condamne les clans, qui sont porteurs d'anarchie; il est hant par la misre, et condamne le luxe, la thsaurisation, la fiscalit, les guerres. 6. Les taoistes, qui dveloppent un art de la longue vie, grce une ascse tendue vers un idal de vie naturelle, libre, pleine, joyeuse 15. Ils utilisent diverses techniques : alimentaires, sexuelles, respiratoires, gymniques, destines non mortifier, mais vivifier. Ils dveloppent une sorte de mystique de l'autonomie : civilisation, impur, germe de mort, artificiel, acquis s'opposent nature, authent ique.Ils sont opposs tout pouvoir tabli, si bien qu'ils ont inspir, au long des ges, les sectes rvolutionnaires. Leur idal politique est un rgime de minuscules communauts paysannes. On voudra bien me pardonner la rapidit de cet expos. Il sert simplement 13. Cette orientation fut adopte par le premier empereur, ce qui nous a valu cette inscrip tion extraordinaire, grave pour proclamer les accomplissements du rgne : J'ai apport l'ordre la foule des tres et soumis l'preuve les actes et les ralits : chaque chose a le nom qui lui convient. (M. G RAN ET, op. cit., p. 372.) 14. Ils ont dfendu le principe que les lois n'ont de rendement qu' deux conditions : si le prince fait en sorte que son intrt concide avec l'ensemble des intrts particuliers, et si, condamnant le rgime du bon plaisir, il prend soin d'accorder la rglementation aux circons tances concrtes. (M. GRANET, op. cit., p. 383.) 15. M. GRANET, op. cit., p. 413. 651 Annales (27e anne, mai-juin 1972, n 3) 9

DBATS ET COMBATS illustrer mon propos. L'on voit que, dans toute cette fermentation intellectuelle exceptionnelle, il n'y a pas de propositions idologiques en tant que telles, mais un usage idologique, plus ou moins systmatis, de thmes coutumiers, moraux, scientifiques. L'on constate aussi la polarisation progressive autour d'une idologie conservatrice (le confucianisme) et d'une idologie rvolutionnaire (le taosme). Rome aux lendemains de la Deuxime Guerre Punique offre un autre exemple d'closion idologique, sans doute moins grandiose16. Au lendemain de sa vic toire dfinitive sur Carthage, Rome se trouve la croise des chemins. Elle a le choix entre un repli sur l'Italie et l'aventure impriale. La premire orientation est dfendue par Caton l'Ancien et se traduit par une valorisation vhmente du mos majorm; la seconde par Scipion l'Africain, qui adopte l'idologie des monarchies hellnistiques. Caton fonde son choix sur le sentiment de la justice. Chaque paysan a droit son lopin de terre et chaque peuple ses biens; or le domaine romain, conquis grce aux mrites et vertus de son peuple, c'est l'Italie. Au demeurant, seuls comptent les groupes et non les individus; c'est l'heureuse harmonie de la cit qui a fond la grandeur de Rome. Quant aux relations ext rieures, elles sont fondes sur le respect de la foi jure, sur la Fides ; il s'ensuit que la politique extrieure doit tre exclusivement dfensive; au-del, commencent le danger et la folie. De ce fait, les guerres d'Orient sont injustes, car elles ne sont pas indispensables la scurit; elles sont frappes d'une tare originelle, qui provoquera des rpercussions vers l'intrieur : convoitises, murs corrompues, appauvrissement des campagnes italiennes. Logique avec lui-mme, Caton refuse l'annexion de la Macdoine aprs Pydna (168 av. J.-C.) et se prononce contre la guerre aux Rhodiens (167). Scipion soutient une position diamtralement oppose. Rome a le devoir de dfendre la civilisation menace par la guerre, la tyrannie, l'anarchie. La conqute de l'Italie n'est qu'une tape dans une mission sacre l'chelle de V orbis terrarum. Dans les vnements, les vertus des peuples laissent sa place la Fortune ; de ce fait, le rle des hros, des individus d'exception, est dcisif. Dans l'immdiat, Caton l'emporta, puisqu'il fit condamner Scipion l'exil sur ses terres; mais Scipion fut vainqueur sur le long terme, puisque ses positions prendront couleur officielle dans l'entourage d'Auguste. L'on voit que le dbat et les solutions proposes taient fort simples. Malgr son importance historique, d'une ampleur rarement gale, il n'a pas donn lieu des constructions idologiques grandioses. Cela tient la faiblesse du support non-idologique : les murs des anctres et la religion romaine, avant l'hellnisation de l'intelligentsia romaine. Une anecdote clbre rvle crment la candeur intellectuelle des Romains. En 155, Athnes envoie trois intellectuels de haut vol comme ambassadeurs Rome : l'acadmicien Carnade, le stocien Diogne de Sleucie et le pripatticien Critolaos. Comme il se doit, Carnade infligea deux confrences ses htes : dans la premire, il fit l'loge de la Justice, seul fonde ment ds cits et des lois; le lendemain, il montra que la Justice est une chimre, car la Justice ne saurait tre contraire la Sagesse, sinon Rome devrait rendre ses conqutes. Le scandale devant cette prestidigitation intellectuelle fut immense, et les ambassadeurs renvoys sance tenante dans leurs foyers. L'invasion massive du stocisme partir de la fin du IIe sicle, allait leur faire perdre rapidement cette candeur, en leur donnant un support plus consistant pour les constructions ido logiques. 16. J'utilise l'expos de Pierre G RI MAL : Le Sicle des Scipions, Paris, Aubier, 1953. 652

DE L'IDOLOGIE B) Le support non-idologique.

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Je rappelle que j'entends par cette expression peu lgante, le systme des propositions (us et coutumes, mythologie, religion, morale, science) qui est utilis dans un but politique et, donc, idologique. J'ai dj eu l'occasion d'indi quer et l l'extrme ingalit des supports devant les possibilits de raffinement et de ratiocination. La mythologie grecque me parat remarquablement strile de ce point de vue : comment diable voulez-vous utiliser les carts de Zeus et les humeurs d'Hra dans une joute idologique? Pour autant que je puisse voir, le confucianisme n'est pas beaucoup plus susceptible de variations; au fond, il s'agit de l'accession au rang de doctrine officielle des murs et de la morale chinoise traditionnelles, c'est--dire un ensemble, cohrent et ferm, de recettes de vie et de gouvernement; malgr les avatars politiques les plus divers et les changements sociaux les plus profonds, l'idologie confucenne perdure travers les millnaires, pratiquement intacte, en dehors d'une courte phase de rlabora tion les Song, avec le philosophe Tchou Hi (1129-1200). sous L'Islam, en tant que systme religieux, offre des possibilits plus grandes de conflits doctrinaux et permet bien plus de conflits politiques de s'exprimer en termes de conflits religieux : par exemple, la lutte pour le pouvoir kalifal s'exprimera idologiquement en dissentiments sur l'interprtation de la vraie doctrine 17. Aux yeux du profane que je suis, trois difficults intrinsques au systme ont t utilises idologiquement : 1 . Il y a d'abord le problme de Y interprtation d'un Livre Saint, en l'occurrence le Coran. La recherche du sens vrai du Livre ne peut pas ne pas mener la dis tinction universelle du sens apparent et exotrique (le tanzil) et du sens cach et sotrique (le ta'wl). Cette distinction essentielle entrane deux consquences essentielles aussi. Elle fonde la possibilit et la ncessit du prophtisme, par la ncessit et la possibilit de ractiver le message divin en redcouvrant le sens vrai 18. En second lieu, elle fonde une mystique de l'attente, c'est--dire de la rvlation plnire de tous les sens cachs (cette orientation sera exploite par les sh'ites). 2. Le problme de l'imm, c'est--dire du dpositaire lgitime du pouvoir dans la Communaut. Le problme a t pos (et rsolu par un dsaccord dfi nitif) ds les lendemains de la mort de Mahomet, la bataille de Siffi (655). Elle opposait Ali, gendre du prophte, Mu'wiya, qui n'tait que son beau-frre 19. Une suspension fut demande, un arbitrage accept, qui donna tort Ali. Aussitt trois courants apparurent, qui existent encore aujourd'hui : les sunnites se rallient au vainqueur : est lgitime tout imm issu de la famille du Prophte et qui respecte la Tradition du Prophte et de ses compagnons ; bref il suffit d'tre orthodoxe, la vie prive de l'lu importe peu ; 17. J'utilise les ouvrages suivants : Claude EN : Leons d'Histoire Musulmane (VIII*XIe sicle), Paris, Centre de Documentation universitaire, 3 vol., 1958-1958; D. et J. SOURDEL : La Civilisation de l'Islam Classique, Paris, Arthaud, 1968; Henri CORBIN : Histoire de fa Philosophie Islamique, Gallimard, 1964; Louis GARD ET : L'Islam. Religion et Communaut. Descle de Brouwer, 1970; Maurice LOMBARD : L'Islam dans sa premire grandeur (VIIIeXIe sicle). Paris, Flammarion, 1971. 18. De la mme manire, en Isral, les Prophtes sont chargs de ractiver le contrat originel avec Yahw. 19. Son pre, Abu Sufyan, s'tait montr l'adversaire le plus acharn de Mahomet, et ne s'tait converti qu'in extremis, en lui donnant une de ses filles. 653

DEBATS ET COMBATS les sh'ites restent fidles Ali : seul est lgitime l'imm qui descend d'Ali ; ils sont impeccables par essence. En fait il s'est pos un problme de filiation aprs le 6e imm, d'o une bifurcation entre sh'ites duodcimains et septimaniens (les Ismaliens actuels) ; pour les Kharidjites, Ali n'aurait pas d accepter l'arbitrage : ils se retirent (c'est le sens du mot) ; pour eux, tout imm qui pche est illgitime, et, rciproquement, tout musulman irrprochable peut tre lu imm. Bien entendu, les circonstances mmes de l'clatement sont accidentelles, mais il ne pouvait pas ne pas se produire, ds lors que la communaut tait dirige par un chef la fois spirituel et temporel : les ambitions ne pouvaient pas ne pas, un jour ou l'autre, se heurter la lgitimit. Le fait constant est l'existence, ds les dbuts, d'une orthodoxie et de deux htrodoxies (en fait une, car les Kharidjites resteront trs minoritaires). Il suit que tout mouvement rvolutionnaire se dote d'une idologie d'inspiration sh'ite. Ainsi le mouvement des Qarmates, au dbut secte sh'ite extrmiste, puis gigantesque mouvement social, qui branle la dynast ie abasside, et finit par s'emparer du pouvoir au Caire sous le nom de Fatimides (fin Xe sicle). En fait, l'exprience a montr ce que fut, pendant des sicles, la source essentielle du combat idologique : quel est le titulaire authentique? 3. Le problme du droit Le Coran est aussi un corps de recettes de vie prescrit la communaut; or, du fait de la conqute, elle est entre en contact avec d'autres cadres de vie et d'autres droits, ce qui pouvait entraner des conflits entre la fidlit au Message et les ncessits pratiques. En fait, ces conflits ont t dsamorcs trs vite, car la science du droit (le fiqh) s'est fige en quatre coles officielles, qui incarnaient peu prs toutes les solutions possibles : les hanafites (du nom du fondateur Abu Hanifa) s'efforcent de dve lopper le raisonnement juridique et de rationaliser les mthodes; les malikites (de Malik !bn Anas) recourent au principe d'utilit gnrale et au consensus des savants ; ils tiennent le plus grand compte de la source second aire du droit qu'est la coutume; es shafi'ites (de Shafi'i) valorisent la Sunna (c'est--dire le Coran + les faits et gestes des Compagnons du Prophte), aux dpens de la jurisprudence et du consensus des savants; les hanbalites (de Ibn Hanbal) sont les plus rigides : seule compte la tradition du Prophte et des Premiers Compagnons. Supposons, au contraire, qu'une seule interprtation ait t impose : in vitablement, des conflits auraient surgi et le droit serait devenu une source ido logique possible. Le pluralisme accept ds le dpart l'a tarie aussitt. Ajoutons que d'autres possibilits de variations doctrinales et idologiques ne se sont pas prsentes ou n'ont pas t exploites : la croyance en un Dieu personnel et transcendant pose le problme de la reprsentation et des images : elles sont condamnes par le Coran lui-mme; il n'y a pas de clerg, donc pas de conflits entre les fidles et le clerg; ni l'intrieur du clerg; il n'y a pas de conciles, donc pas de dfinition officielle de la foi, ce qui rend plus difficile le partage entre l'orthodoxie et l'htrodoxie; la croyance en un Dieu crateur pose ncessairement le problme de la libert et du mal. Les Sourates du Coran sont contradictoires; certaines insistent sur la toute-puissance divine, d'autres sur la responsabilit humaine. Des conflits doctrinaux graves taient en germe, si une tendance prcoce nfavait valoris les premires. Avec une exception : les Mu'tazilites, qui dfendent le libre-arbitre 654

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et deviennent doctrine officielle sous le calife Al Ma'mun (813-833); mais ils sont ensuite condamns, perscuts, limins et leurs livres brls. A partir du XIIIe sicle, du fait de dveloppement de la pit populaire propage par les confrries religieuses, le fatalisme triomphe compltement; enfin, il faut tenir compte de la ralit dcisive, qu'en terre d'Islam, du fait de la confusion entre le civil et le religieux, toute dissidence religieuse a ncessairement une porte politique. De telle sorte que les autorits sont contraintes d'intervenir immdiatement pour l'touffer dans l'uf. C'est une des raisons qui peuvent expliquer que l'histoire de l'Islam est davantage marque par les conflits extrieurs qu'intrieurs. Si je me tourne maintenant vers le Christianisme et si j'interroge son potentiel idologique, je trouve un merveilleux bouillon de culture pour les divergences doctrinales. Je me contente de citer les principales, car cela doit tre bien connu du lecteur occidental : 1 . Les problmes thologiques : il y a d'abord tous les problmes lis l'inte rprtation d'un livre Saint (en fait, il y en a mme deux : l'Ancien et le Nouveau Testament). On trouve le problme aigu du statut ontologique du Christ, qui a soulev des passions sanglantes pendant tout le IVe sicle. On n'a pas vit le problme de la grce, sur quoi se sont ports les conflits des XVIe et XVIIe sicles. On a pos celui de la reprsentation de Dieu et Byzance en a t dchire. 2. Les problmes de l'glise, qui se subdivisent en conflits intrieurs la hirarchie (qui dtient le pouvoir dogmatique ?) ; en conflits entre les fidles et le clerg; en conflits sur la discipline ecclsiastique (le mariage des prtres, par exemple) ; en conflits sur la liturgie (ainsi le Raskol russe) ; en conflits sur la structure ecclsiale en tant que telle. Quant aux Conciles, ils fixent l'orthodoxie c'est--dire qu'ils choisissent parmi plusieurs solutions possibles : ils dterminent par le fait mme la possibilit des hrsies. 3. Les problmes du monde, c'est--dire des relations avec l'tat et la socit civile. Au moins quatre solutions sont possibles, ont t tentes ou ralises. Ou bien l'glise domine l'tat : c'est la solution thocratique, tente par Inno cent III. Ou bien l'glise est tatise (suppression du Patriarcat par Pierre le Grand). Ou bien l'on admet des formes multiples et variables de dpendance, d'influence, de conflit. Ou bien c'est la sparation pure et simple, parfaitement possible, car la socit civile a toujours eu sa sphre propre. 4. Le problme des rapports avec les richesses, trs grave, car inscrit dans l'vangile mme et rvl par les succs mmes de l'glise. A l'heure actuelle, ce problme est en plein dveloppement. Il a fonctionn aussi au Moyen Age 20. Deux interprtations ont domin : ou bien l'on valorisait la pauvret pour elle-mme, en affirmant que la renonciation aux biens de ce monde constituait la voie d'accs privilgie la perfection (en se fondant sur la figure du Christ, qui n'a pas o reposer sa tte ). Ds le dbut du XIe sicle, tout un courant hrtique apparat ( Monforte, prs de Milan en 1023, Arras en 1024, etc.). Il est port par des ermites et des Wanderprediger, qui prchent la pauvret volontaire ( Nudus nudum Christum sequi ). 20. Quelques ouvrages rcents pour l'poque mdivale : H. GRUNDMANN, Religiose Bewegungen im Mitte/aiter, 1935, rd. de 1961, Hildesheim; E. WERNER, Pauperes Christi. Studien zu sozialreligisen Bewegungen im Zeitalter des Reformpapsttums, Leipzig, 1956; T. MANTEUFFEL, Naissance d'une hrsie. Les adeptes de la pauvret volontaire au Moyen Age, trad, franc., Paris- La Haye, Mouton, 1970; Compte rendu critique de A. VAL)CHEZ, La Pauvret volontaire au Moyen Age , dans Annales E.S.C., 1970, n 6, pp. 1566-1573. 655

DEBATS ET COMBATS Tout naturellement, ils se rapprochent des laisss pour compte de l'expansion, les vagabonds et les prostitues par exemple A partir de l, des risques de conflits apparaissent avec la hirarchie Les uns restent dans l'orthodoxie, comme les Franciscains. Les autres, d'Arnaud de Brescia Valdo, franchissent le pas et forment des sectes hrtiques : Vaudois, Humilis, Pauvres Lombards, par exemple. A partir de la fin du XIIe sicle, ils sont frocement perscuts. Ils deviennent ainsi les rceptacles naturels des mouvements rvolutionnaires, car de la valorisation des pauvres la dnonciation des riches, il n'y a qu'un pas, toujours franchi; ou bien l'on tente de concilier astucieusement les inconciliables, par la doctrine grgorienne de la vita apostolica : on vise simultanment la pauvret des clercs dans la richesse et la puissance de l'glise, en se fondant sur les Actes des Aptres IV, 32, 5 : Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout tait commun . Puis un systme de redistribution hors de l'glise devait permettre de supprimer la distinction riches- pauvres. Cette deuxime inte rprtation devient officielle en 1111, lorsque Pascal II est contraint, par les vques et la Curie, de rompre son accord avec l'empereur Henri V, par lequel l'glise retrouvait son indpendance en renonant ses biens et ses droits. L'essentiel retenir de cette simple enumeration me parat tre que : tous les problmes poss sont des problmes rels, c'est--dire inscrits dans la doctrine elle-mme; ils doivent, donc, imprativement recevoir une solution; mais il y a toujours plusieurs solutions possibles; cette situation induit des possibilits pratiquement infinies de raffinements intellectuels; tout mouvement, qu'il soit conservateur ou rvolutionnaire, peut trouver des arguments dans un courant intellectuel chrtien ; inversement, tout courant intellectuel chrtien peut se muer en mouve mentpolitico-social, en exploitant les clivages et les conflits qui secouent le corps social. Or le propre de l'Occident, depuis mille ans, et pour des raisons qui me feraient sortir de mon propos, est la richesse et la diversit des conflits. Ces quatre ralits me semblent constituer l'explication ultime d'une originalit frappante de la civilisation occidentale, savoir la diversit, la permanence et l'agitation perptuelle. C) Les acteurs idologiques. Il convient de commencer par se dbarrasser d'une illusion tenace, qui fait parler d'idologie aristocratique, bourgeoise, paysanne, proltarienne, etc. Si je vois trs bien ce que peut tre une idologie porte ou dfendue par des aris tocrates, des bourgeois, etc., il me parat absurde d'attribuer une classe ou un groupe quelconque la paternit d'une ide, sans parler d'un systme de pense organise. C'est l'entendement qui pense, et il pense travers des crnes indi viduels. Il en va de mme pour les autres productions du gnie humain. Ainsi, il n'y a pas de musique populaire, si l'on entend par l une cration spontane du peuple entier. La musique est cre par des hommes dous pour assembler les sons en des ensembles structurs, non par des groupes. Musique populaire n'a de sens que si l'on dsigne par cette expression, soit la musique qui correspond au got gnral d'une collectivit, soit une musique oppose une musique savante, produite par des spcialistes ayant subi un apprentissage et appliquant des techniques en perptuelle rlaboration. Pour en revenir aux idologies, il est 656

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commun de parler d'une idologie bourgeoise, apparue on ne sait trop quelle poque, et marque par un effort de rationalisation scientifique, technique, politique. Il existe un moyen simple de vrifier si cette essence idologique de la bourgeoisie n'est pas un mythe : il suffit de constater les mmes orientations, peu prs au mme moment, au Japon, mais dans l'aristocratie militaire, et non dans la bourgeoisie, qui pourtant existait bel et bien ds l'poque. On peut appliquer le mme raisonnement une autre thorie, qui attribue la paternit des idologies des facteurs psychologiques. Je ne vois pas qu'un sentiment, une passion ou un complexe aient jamais produit des mots, des phrases, des ides, encore moins des systmes d'ides. Si je comprends parfaitement qu'un complexe dipe mal rsolu mne militer pour des positions diffrentes de celles dfendues par un homme qui a harmonieusement rsolu le sien, je maintiens que les positions elles-mmes n'ont rien voir avec le complexe d'dipe, mais sont des produits de l'entendement. Qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit : les idologies ne naissent pas au hasard et ne sont pas adoptes au hasard. Il existe des variables qui doivent expliquer pourquoi une idologie est apparue ici tel moment et a trouv un cho chez tels hommes. Si, comme en Grce archaque, le dbat politique et idologique porte sur les terres et les dettes, il est vident que les propritaires et les cranciers auront une tendance irrsistible se trouver dans un camp, les sans-terre et les dbiteurs dans l'autre. Cela ne signifie nullement que la solution apporte par Solon Athnes et par Cypslos Corinthe soient des manations spontanes de la masse : ce sont des solutions rationnelles (c'est-dire cohrentes en elles-mmes et adaptes leur objet), que des individus dous d'agilit intellectuelle ont construites et que des individus dous de sens politique (il peut se faire que se soient les mmes) ont su appliquer. Si l'on adopte cette position conforme au bon sens et aux faits, l'analyse des acteurs idologiques peut et doit s'orienter dans trois directions : 1 . Les lments psychologiques. En traiter de faon dtaille excde mes comptences. Il m'apparat que l'enqute devrait s'appuyer sur plusieurs ques tions fort diffrentes : quels types de personnalits trouve-t-on de faon dominante pour dfendre telle ou telle idologie ? Par exemple, y a-t-il des diffrences significatives dans le recrutement des bolcheviks et des fascistes ? Il me parat clair qu'on ne peut rpondre cette question qu'aprs des enqutes patientes et difficiles, fondes sur des biographies. Lorsqu'on voit l'extrme difficult, dans l'tat actuel de la science psychologique, de sonder un seul individu qu'on a tout loisir d'interroger et si l'on connat la raret des documents mme pour l'poque contemporaine, on est enclin penser qu'une rponse dcisive n'est pas pour demain ; quels sentiments sont mobiliss par telle ou telle idologie ? Il n'est pas douteux que la rponse soit simple et banale : tous les sentiments sont mobiliss par toutes les idologies. La haine, l'amour, la peur, la crainte, l'intrt, l'ida lisme, la jalousie, l'envie, le dvouement, etc., se retrouvent partout : se retrouventils en proportion variables selon les idologies ? bien malin qui le dira. Il n'est pas douteux non plus qu'il y a des durs et des mous, des fanatiques et des laxistes, des utopistes et des ralistes, des intransigeants et des tolrants; quel rle joue l'idologie dans la structuration des personnalits ? Les uns ont besoin d'un engagement radical pour s'accommoder de leurs problmes intimes, quel que soit l'engagement, pourvu qu'il exige un effacement total de 657

DBATS ET COMBATS la personnalit (d'o des retournements idologiques du communisme au fascisme et rciproquement, qui n'tonnent que les nafs). Les autres se contentent de prter la part la plus extrieure de leurs intrts, car la condition humaine est ainsi tablie qu'on ne peut chapper l'idologie. Bref, tous les degrs sont possibles entre le tout ou rien (c'est--dire le fanatisme ou le suicide) et l'indiff rencepresque complte. Ces notations sont tout au plus des orientations de recherche. Elles m'in clinent conclure, ds maintenant, qu'il y a place pour tout le monde dans les idologies, je veux dire qu'il n'existe aucun blocage psychologique qui assure l'immunit quiconque. Bien plus, l'intrieur de chaque idologie, il y a place pour un matriel humain des plus varis : la slection des types et des personnal its se fera en fonction des responsabilits effectives et du stade atteint par le mouvement. Ainsi un messianisme ne recrutera pas les mmes personnalits au moment de son mergence et sa constitution ventuelle en glise stable. 2. Les lments sociologiques. Plusieurs problmes se prsentent : Celui de la carte de l'implantation. Comment expliquer la rpartition des diffrentes dfinitions du dogme trinitaire au IVe sicle ? celle de la Rforme au XVIe sicle ? celle des mouvements marxistes au XXe sicle ? Je ne pense pas qu'il soit possible de construire une thorie gnrale, ni d'tablir une rela tion univoque entre telle idologie et tel aspect d'une socit. Je suis d'avis qu'il faut se rsoudre une analyse minutieuse de cas, dans la ligne propose par Claude Lvi-Strauss pour l'tude du totmisme. Il n'y a aucune relation dire ctement intelligible entre un animal A et un clan A, mais un paralllisme percept ible entre, d'une part, les animaux A et et, d'autre part, les clans A et B. De mme, il faudrait disposer de l'ventail complet des formations idologiques disponibles un moment donn dans un ensemble donn, et de la rpartition complte des groupes et des conflits. Ainsi je ne vois aucune corrlation directe entre les conditions locales du patriarcat d'Alexandrie et l'adoption du symbole de Nice; mais je comprends trs bien que, dans le systme des forces et des influences, Alexandrie trouvait son avantage soutenir Rome contre Antioche. Bref, il faut renoncer trouver des correspondances verticales terme terme au profit de deux systmes parallles, l'un l'tage idologique, l'autre au niveau des forces sociales. Celui de la participation idologique. Les deux critres retenir me paraissent tre l'instruction et la position dans l'chelle sociale. Le critre de l'instruction est vident, puisque la production idologique est une activit intellectuelle. On peut poser comme loi, sans courir grand risque d'tre dmenti par les faits, que plus l'instruction est leve, plus la probabilit est grande d'une forte participation aux dbats idologiques. J'ai tendance distinguer une chelle sociale trois chelons : l'lite (qui regroupe tous ceux qui bnficient du pouvoir, du prestige, des richesses ou du talent), le peuple, la canaille (c'est-dire les exclus du systme social, qu'en allemand on dsigne sous l'expression Lumpenproletariat). Dans le combat idologique, on trouve, avec une cons tance sans faille travers l'histoire, une prpondrance de l'lite dans le combat idologique. Ce qui n'a rien de mystrieux, puisque, par dfinition, l'lite jouit de l'instruction, du loisir propre aux affaires politiques, qu'elle est en tat de saisir les problmes et de les penser, qu'elle a des positions dfendre. Pourdes ra isons exactement inverses, la canaille ne peut y avoir qu'une part insignifiante. 658

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Quant au peuple, il me parat rallier les positions idologiques dfinies par l'lite, plutt qu'il ne dfend les siennes propres 21. 3. Les intellectuels. Ce sont, bien videmment et si ma thse gnrale a quelque consistance, les premiers producteurs de l'idologie. Comme dj indi qu, les intellectuels ne peuvent pas, sauf exception, ne pas verser dans l'ido logie. Il va de soi et la banalit du propos dispense d'en dire plus qu'il faut distinguer entre les crateurs et les perroquets, entre Marx et les marxistes. Ici, comme dans toute activit intellectuelle, il y a des hirarchies naturelles, lies l'ingalit des dons, du talent et du gnie. A quoi l'on peut ajouter que, les sys tmes idologiques tant en nombre plus limits que les systmes scientifiques, les crateurs (les prophtes si l'on veut) sont plus rares dans la sphre idolo gique que dans la sphre scientifique. Il est plus intressant de constater que les centres de production idologique sont troitement lis aux centres d'enseigne ment suprieur. Il n'y a nul mystre cela. Il est logique que les centres univers itaires vivent le plus intensment les conflits et soient le plus mme d'en fournir une interprtation intellectuelle. Le grand centre est Athnes, non Sparte. Il sera Rome, partir de la deuxime moiti du IIe sicle, lorsque Panaitios et Posidonios auront install les premires coles stociennes. Alexandrie et Carthage ont t des officines idologiques honorables. C'est dans ces centres universitaires que, par le jeu des influences diverses, se font les synthses et se multiplient les diver sits; ainsi dans l'empire abbasside. Le centre cr en 832 Bagdad par Al-Mamm, la Maison de la Sagesse , recueille un hritage trs complexe. Un affluent vient de l'cole des Perses fonde par Zenon desse en 489, rfugie plus tard Nisibe; un autre est issu de l'cole de Gond-Shhpour, cre avec des matres syriens, par le Sassanide Khosraw Anush-Ravan (521579); un troisime hrite de la diaspora no-platonicienne en Iran, provoque par la fermeture de l'cole d'Athnes par Justinien en 529. Au XIIe sicle, en Occident et plus particulirement en France, on assiste un extraordinaire engoue ment pour les tudes, surtout juridiques; il en sort tout un personnel comptent au service de l'glise et des tats en voie de formation ; ce sont ces spcialistes qui vont fonder la pense politique europenne et conceptualiser la notion d'tat de droit 22. A ct des intellectuels spcialiss, il ne faut pas ngliger toute une cohorte de gens plus ou moins instruits, susceptibles d'avoir, surtout de recevoir et encore plus de propager des ides : les scribes, les fonctionnaires, les notaires, les tabellions, les mdecins, les militaires, etc. Plus le semis de ces instruits sera serr, plus la diffusion idologique dans la masse de la population sera rapide et profonde. Cela permet, pour reprendre une distinction devenue clbre, de discerner des socits froides et des socits chaudes quant la sensibilit idologique. J'aurais tendance admettre, sans pouvoir produire de chiffres avant le XIXe sicle, que l'Occident se distingue des autres civilisations par une densit particulire de ce semis. 21. J'admets que ces affirmations premptoires demanderaient tre tayes par des faits. Une certaine familiarit avec les mouvements sociaux me permettrait d'en produire abondamm ent. ne peut tout dire dans un article. Celui-ci n'est pas une somme, mais une problmat On ique. tent de la pousser plus loin dans Les Phnomnes rvolutionnaires, Paris, P.U.F., J'ai 1970, en particulier pp. 191-205. 22. Cela me donne l'occasion de signaler un beau petit livre de Joseph R. STRAYER : On the medieval Origins of the Modern State. Princeton University Press, 1970. Ce mouve ment universitaire implications idologiques subsquentes est tudi aux pp. 24 26. 659

DBATS ET COMBATS Enfin, partout o l'activit intellectuelle est un peu plus importante, la pro duction idologique y marchera du mme pas. Les villes l'emporteront sur les campagnes, les milieux alphabtiss sur les illettrs, les monastres sur les lacs, etc. Je n'ai pas prtendu l'exhaustivit; les indications qui prcdent suffisent montrer la complexit et la diversit des facteurs qui interviennent dans la gense des idologies. Ce qui me frappe surtout est l'tonnante conductibilit si je puis dire idologique de l'esprit humain : il se nourrit de tout lment disponible; il est apte faire un usage idologique de n'importe quoi, il profite du moindre lment favorable dans les conditions extrieures pour se donner carrire, la manire de ces insectes, qui utilisent la plus minime variation favo rable dans leurs conditions de vie, pour prolifrer et tout envahir.

///. La modernit idologique Je ne me propose videmment pas de rdiger une histoire ni une analyse systmatique des idologies modernes. Je voudrais simplement, partir des analyse sgnrales qui prcdent, signaler les principaux facteurs qui me paraissent agir sur la production idologique de ces derniers sicles. Ma thse est la sui vante : l'volution de la socit occidentale, depuis le XIe sicle, tend multi plier les productions idologiques, les systmatiser et idologiser tous les problmes; et cette tendance est irrversible. A l'appui de cette thse, j'avancer aiarguments suivants : les 1. La politisation : c'est--dire la tendance inclure dans le champ de la dcision et du conflit politiques une proportion croissante des activits. Dans les autres socits, au contraire, la plupart des activits sont fixes par la tradi tion et chappent la lutte des interprtations 23. Cette politisation me parat son tour lie quatre traits originaux, que je donne ici sans les hirarchiser, pour viter une polmique sans consquence pour le problme qui m'occupe : le pluralisme politique, qui triomphe partir du XVIIIe sicle et surtout du XIXe sicle est intrinsquement corrupteur de tout consensus. Par le mca nisme mme de la pluralit des partis, la multiplicit, la variabilit et la lgitimit des points de vue les plus divers ne peuvent pas ne pas tre perues, et la tradi tion (en l'occurrence la tradition chrtienne) rejete dans la sphre prive ou rduite au rang d'une interprtation parmi d'autres; le pluralisme culturel joue dans le mme sens, et fait que toute institution est arbitraire, donc contestable, donc conteste, donc dfendue. En un mot, toute institution a ses conservateurs et ses rvolutionnaires24; la disparition de tout code de vie admis par tous et qui s'imposerait la manire des lois naturelles. Comme il est impossible de vivre scientifiquement,

23. Ce qui ne veut pas dire que ces socits sont fixes, bien entendu ; le changement peut s'effectuer par altrations insensibles, sans le fracas des luttes politiques. 24. Dont il n'y a aucune raison de penser qu'ils sont les mmes partout. Quelqu'un qui a beaucoup redire sur les institutions sexuelles peut tre satisfait par toutes celles sur quoi s'ex citent d'autres mcontents. Cette vrit premire suffit rendre sceptique sur les tendances l'aggravation et la coalition des oppositions dans les rgimes pluralistes. 660

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il ne reste que l'idologie pour boucher le trou, ou bien la position de Descartes, dj indique 25; les mutations, qui contribuent la dissolution du consensus et des codes de vie, soit par l'obsolescence dont elles frappent certains (dans le domaine professionnel par exemple), soit par une dconsidration gnrale tendue toutes choses. Sur la scne internationale, ces traits sont grossis jusqu' la caricature. Jus qu'en 1914 le systme tait homogne, parce que europen: les partenaires partageaient un grand nombre de valeurs communes, de telle sorte que l'ido logie pouvait tre limite au minimum. Depuis, et surtout depuis 1945, le sys tme est devenu plantaire, mais htrogne, c'est--dire qu'il contraint vivre ensemble et s'entendre des communauts humaines que rien n'a prpares cette vie commune. Aucun consensus n'est possible et chacun doit produire une interprtation du sort du monde, qui ne saurait tre qu'idologique. D'o l'usage idologique constant de toute manifestation internationale 2e. A quoi il faut ajouter la monte des nationalismes, car les comparaisons deviennent possibles : ils seront d'autant plus frntiques, du moins chez les intellectuels, que l'on sera intimement convaincu de l'infriorit historique de la communaut laquelle on appartient 27. Je ne vois donc nul mystre la multiplication des conflits politiques, ni leur intensification. Les positions en prsence ne se sparent pas sur des points particuliers (comme jadis sur la prsence relle, en s'entendant sur le reste), mais ils sont devenus totaux : il y a incompatibilit radicale entre les exigences de la croissance conomique et les communauts pr-industrielles. Du fait que les conflits portent sur la totalit, il faut que l'idologie devienne elle aussi totale. On passe ainsi invitablement de la proposition idologique au systme idolo gique englobant 2. La rationalisation : les succs foudroyants de la science et de la technique ont nourri la tentation irrsistible de s'autoriser de leur exemple pour traiter des problmes de valeur et d'quilibre des forces (dans le domaine de la rpartition des biens rares). Il n'y a pas de problme humain ni social, dont les spcialistes ne proposent des solutions scientifiques, avec le seul inconvnient qu'elles sont multiples. Il existe tout un ventail de solutions, entre deux extrmes : pour les uns, tout rel est rationnel, c'est--dire que l'on part de proposi tions scientifiques justes pour tablir des propositions idologiques alatoires. 25. Car il faut tenir compte des deux attitudes logiques en face de l'arbitraire : si tout est arbitraire, ou bien tout est permis, ou bien il n'y a pas de raison de changer. Cette deuxime vrit premire renforce le scepticisme sur la multiplication des rvolutionnaires frntiques. 26. Ce qui s'est pass Mexico en 1968 est frappant. Les Jeux Olympiques sont ns en 1896 dans une phase d'unanimit culturelle de l'Europe; de ce fait, on pouvait exiger et obtenir la neutralit politique et la communion dans un mme idal sportif. En 1 936, le monde est dchir, et, comme il se doit, les Jeux de Berlin sont une parade idologique. De nos jours, les divisions sont si profondes et irrductibles que l'idal originel du baron de Coubertin n'est plus qu'une faade hypocrite : la vrit est l'usage partisan et idologique des succs et des checs de chaque pays. 27. Par conviction intime de l'infriorit historique , j'entends le sentiment qui nat de la comparaison entre les Anglo-Saxons qui ont limin les Indiens et construit les tats-Unis, et les Espagnols qui ont limin les Indiens et construit la Bolivie, le Honduras ou le Nicaragua. Il n'est pas besoin de chercher plus loin les raisons de la haine de l'intelligentsia latino-amri caine I' Imprialisme amricain . contre 661

DEBATS ET COMBATS On utilise la loi des cots compars pour justifier le libre-changisme, celle de la concurrence parfaite au profit de la libre entreprise, celle de la monte aux extrmes de la guerre pour la guerre totale, celle de la slection naturelle l'avantage de la loi du plus fort; pour les autres, tout rationnel est rel : tout systme de pense logique et cohrent est aperception du rel, peut et doit se rsoudre en action politique et informer les socits. Cette solution nourrit tous les dlires idologiques. Si, d'aventure, ils accdent au pouvoir, ils entranent des rgimes terroristes, par quoi on peut entendre les rgimes qui font violence la ralit pour la conformer aux visions idologiques. Le XXe sicle en prsente quelques exemples connus. 3. L'instruction : Les individus qui ont quelque contact avec l'activit intel lectuelle se sont multiplis depuis deux sicles, en proportions fantastiques. J'aurais tendance discerner dans cette expansion un hritage humaniste, qui voit dans l'instruction un bien en soi, cause de progrs moral et social, bien plus que les contraintes du systme de production. Celui-ci, sans doute, exige en un premier temps des qualifications plus grandes, et, dans un deuxime, une apt itude plus grande en changer : mais il y a un gouffre entre ces exigences ration nelles et la passion qui s'empare de certains lorsque l'instruction devient une valeur. Peu importe, l'essentiel, admis par tous, est la prolifration des inte llectuels . 4. Uimmaturation : Du point de vue social, l'on peut dfinir la maturit comme l'assimilation et l'adhsion un code de vie. Sauf dviances individuelles motivations psychologiques, cette assimilation ne fait pas problme, l o l'enfant puis l'adolescent n'ont pas le choix, sinon entre accepter le code de vie du groupe auquel ils appartiennent, ou le rejeter, avec tous les risques que comp orte une telle dissidence. Le problme se complique partir du moment o les enfants et les adolescents ont connaissance de plusieurs solutions possibles. Le problme devient pineux, lorsque les parents eux-mmes sont incapables de dcider du bon code et de l'imposer leur progniture. Cette situation retentit par plusieurs biais sur la diffusion idologique. L'appar itiondu groupe social des jeunes, que j'interprte comme une consquence du pluralisme culturel 28, multiplie les grands demandeurs sur le march idolo gique. Car le pluralisme culturel est une situation des plus inconfortables, dont une issue simple est d'adhrer fanatiquement une idologie quelconque. De leur ct, les adultes ne sont pas mieux lotis, car, du fait qu'ils ont d choisir entre plusieurs manires de conduire leur vie, ils ont d, pour ce faire, utiliser une idologie. Telle fut une de mes premires hypothses. Comme il y a plu sieurs idologies disponibles, elles ne peuvent pas ne pas se combattre l'une l'autre. Contrairement ce que pourraient croire les nafs, le pluralisme culturel ne mne ni la tolrance, ni au scepticisme, ni l'indiffrence, mais au fanatisme. Dont il y a plusieurs varits antagonistes, ce qui laisse quelques chances de survie au pluralisme. Le fait certain et vident est que, depuis deux sicles (et surtout depuis la guerre de 14-18, qui m'apparat comme la grande rupture en ce domaine), la demande idologique n'a cess de crotre. Je suis d'avis que, simultanment, n 128. Cf. 1970),BAECHLER : Les Jeunes et la Rvolution en Occident , dans Contrepoint (mai Jean pp. 31-40. 662

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l'offre idologique a diminu. En effet, le support non-idologique extraordinaire que composaient les contradictions et les ambiguts du christianisme et de l'glise, a cess d'tre le support unique. Des fractions croissantes d'intellectuels ont fait de l'idologie partir d'autres supports. Or le seul autre support dispon ible, du fait de la rationalisation, tait la science. Je ne pense pas que la science constitue un support aussi riche que le christianisme, avant tout parce que la science n'a que des propositions partielles offrir. Il en rsulte, que repenser la totalit partir de cette proposition localise, c'est faire excessivement violence la ralit et produire un systme tout simplement stupide. La loi de la gravitation universelle a donn lieu de multiples usages idologiques, qui n'ont pas laiss de souvenirs flatteurs pour l'espce humaine. La slection des espces a donn l'eugnisme et le racisme (et leurs contre-idologies, cela va sans dire) : cela ne permet pas des raffinements intellectuels infinis. Fort heureusement, les sciences sociales sont apparues, comme l'conomie politique, qui offrent davan tagede possibilits. Il est plus facile, plus naturel et plus astucieux de passer des lois de l'quilibre gnral celles de Tordre social, ou de la loi de la valeurtravail celle de la composition organique du capital. Mais les possibilits ne sont pas infinies, et je suis d'avis qu'elles ont toutes t trouves dans la pre mire moiti du XIXe sicle. Ce dcalage entre la demande et l'offre idologiques me parat expliquer la situation idologique actuelle. Car il n'y a que trois issues : on refait chaque gnration les mmes discours, en dgageant un extraordinaire ennui. Une exprience hyginique consistait couter telle sance la Sorbonn en mai 1968 et relire le chapitre de ducation Sentimentale sur le Club de l'Intelligence en 1848; on raffine et on ratiocine l'usage de quelques initis : cela tombe tout de suite dans la prciosit et le vide insupportables. Il est peu niable que, cet gard, l'uvre de Marx constitue un point de dpart utile ,: par l'ampleur de la construction et les ambiguts qu'elle recle, elle peut nourrir des discussions aussi vaines qu'ternelles. Il semble que l'uvre de Freud ne manque pas de vertu pour un usage idologique; on conteste, on refuse purement et simplement n'importe quel ordre : tout est possible et permis, c'est--dire rien. L'observateur n'y voit qu'inconsis tance et effets de mode. La situation me parat encore aggrave, du moins en Occident, par la conjonct ure, met hors circuit la plupart des idologies disponibles depuis le dbut qui du XIXe sicle jusqu'aux lendemains de la Deuxime Guerre mondiale. En effet : le libralisme est au pouvoir, il est donc conservateur, il n'est donc pas trs sduisant. Par nature, le libralisme sduit sous les oppressions; le fascisme a perdu la guerre, et d'une faon dont on ne se relve pas ; le socialisme est dconsidr dans sa version sovitique, peu exaltant dans sa version librale; l'anarchisme ne fait pas srieux. Cet appauvrissement conjoncturel de l'offre idologique fait que les demand eursexalts n'ont gure le choix qu'entre le conservatisme pur et simple et la rvolutionite . On ne peut gure en attendre de grands exploits intellectuels. L'historien des idologies en viendrait presque regretter le temps, bni pour lui, o le christianisme permettait aux passions et aux ambitions de s'exprimer dans des discours qui avaient de la tenue. 663

DEBATS ET COMBATS Conclusion II y a quelques annes, un dbat s'tait instaur aux tats-Unis dans la foule du XXe Congres : vivons-nous la fin des idologies ? Il est difficile aujourd'hui d'y voir autre chose qu'une plaisanterie. Sans doute, si l'on entend par idologie les paroxysmes dlirants de l'hitlrisme et du stalinisme, on peut tre assur que, comme tout paroxysme, ils ne durent pas; ce qui ne veut pas dire qu' l'occasion de bouleversements imprvisibles, il n'en renatra pas d'autres. Il est, en revanche, constant que, du fait qu'aucun consensus plantaire n'a la moindre chance de s'instaurer jamais, les hommes continueront produire et consommer de l'ido logie. Je prfre conclure sur une note plus scientifique. L'interprtation que j'ai donne de l'idologie (d'autres sont probablement possibles et justifies, selon les problmes que l'on veut tudier) me parat devoir orienter une ventuelle enqute systmatique sur les idologies dans quatre directions : le reprage des thmes et de leur organisation en systmes; l'apparition, la diffusion et l'implantation des idologies; l'analyse des personnalits idologiques; les victoires et les dfaites des idologies, et leur impact sur le destin des hommes. Jean BAECHLER.

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